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Né à Nancy le 14 août 1910 au sein d’une famille de musiciens, Pierre Schaeffer entame ses études au Lycée Saint-Sigisbert-Saint-Léopold de la métropole lorraine, avant d’être admis en 1929 à l’école Polytechnique, puis à l’école supérieure d’électricité et des télécommunications de Paris, dont il sort diplômé en 1931.
Après avoir occupé quelques temps un poste d’ingénieur en télécommunications à Strasbourg, esprit curieux, Schaeffer s’intéresse à quelques théories particulières sur la nature humaine, à l’image de celle de l’ésotériste russe Georges Ivanovitch Gurdjieff, professant l’harmonie des forces vitales de l’être humain et du cosmos et le développement de l’être par la connaissance, au cours de séances à mi-chemin entre la thérapie de groupe et l’endoctrinement sectaire.
Éclectique, Schaeffer se pique aussi d’écriture et, alors qu’il est embauché à la radiodiffusion française sort son premier roman en 1938, Clotaire Nicole. Lorsqu’éclate la guerre, Schaeffer est réquisitionné par le gouvernement pour participer à la production d’émissions patriotiques encourageant l’effort de guerre Français contre l’Allemagne Nazie. Las, la débâcle se produit et avec elle, l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Vichy. Peu politisé, le polytechnicien accepte de travailler pour la radiophonie du nouveau régime et est à l’origine du mouvement Jeune France, un organisme officiel fondé en collaboration avec Emmanuel Mounier et Alfred Cortot, et chargé de chapeauter la production culturelle française. Jeune France, dont l’activité est à l’origine du création du Ministère de la Culture deux décennies plus tard, est officiellement dissous en 1942 pour être repaire de gaullistes notoires au cœur même de l’appareil d’état vichyste. De fait, le bénéfice du doute quant à sa loyauté politique est accordé à Schaeffer à la Libération par les nouvelles autorités, d’autant que le technicien a animé un petit cercle de radios dissidentes et résistantes pendant l’Occupation. Sa suite sonore, Cantate à l’Alsace, est jouée dès 1945 par l’Orchestre de la Radiodiffusion Française devient l’un des premiers morceaux interprétés sur les ondes d’une radio désormais libérée.
Musique concrèteAyant créé le Studio d’Essai, un organe de réflexion et d’expérimentation musical en 1944, Schaeffer commence à théoriser sur la nature même de la musique face aux nouvelles technologies. Opposant les musiques « abstraites » nécessitant un médium entre l’auteur et le public (que ce médium soit un interprète, un orchestre ou même une partition) aux musiques « concrètes » (dites aussi « musiques sur bandes »), au son décontextualisé par l’absence de tout intermédiaire entre l’auteur et l’auditeur, il compose cinq « études » faites de collages et de bruitages enregistrés sur bande qu’il regroupe sous l’appellation générale Cinq Etudes de Bruits en 1948. Cette étrange création est le point de départ d’une réflexion globale sur la musique concrète telle que la conçoit Schaeffer : une enfilade harmonique de sons formant un objet musical global fixé sous sa forme définitive par le biais des technologies de radiodiffusion.
Pionnier de l’acousmatique, Schaeffer fait la connaissance du compositeur Pierre Henry, de dix-sept ans son cadet, en 1949. Henry, qui cherche un co-auteur pour les besoins de La Symphonie pour un Homme Seul, est séduit par les théories novatrices du Lorrain, théories qu’il développe en 1952 dans l’ouvrage, A la Recherche d’une Musique Concrète. Le livre fait l’effet d’une petite révolution dans le milieu des compositeurs, des mélomanes et des scientifiques planchant sur les effets acoustiques et surtout, la perception qu’en ont les auditeurs. Un résumé malhabile et apocryphe, mais global, de la pensée globale de Schaeffer pourrait être « Si un quidam claque dans ses doigts et décide que c’est de la musique, alors, ça en devient effectivement ».
Laboratoire expérimentalLe Groupe de Recherche sur la musique concrète, qu’il fonde avec Henry en 1951 accueille quelques pionniers des musiques sur bande, attirés par les idées novatrices de Schaeffer comme l’Allemand Karlheinz Stockhausen ou le Nîmois Robert Cohen-Solal. Après les tâtonnements des débuts, le groupe de recherche parvient à quelques expérimentations qui seront bien des années plus tard à l’origine de la musique électronique. L’époque, il faut dire, se prête à ce genre d’innovations car les techniques d’enregistrement et de ce qu’il est désormais convenu d’appeler « mixage » magnétophones, pistes de mixage...) se développent au fur et à mesure des progrès de la radiophonie, du cinéma et de la télévision. Les premières platines individuelles voient le jour dès les années 1950 et contribuent au développement de l’idée même d’acousmatique et de musiques expérimentales. Orphée 53, composé en 1953 par Schaeffer et Henry, est l’une des premières expérimentations sur le thème de l’opéra version musique concrète. Orphée est loin de faire l’unanimité car Schaeffer prétend y rénover la notion même de son et d’instrumentalité. Si certains voient dans cette tentative d’ « opéra-bruitage » une expérience sans lendemain menée par un zazou existentialiste, d’autres comprennent la démarche du compositeur qui cherche à développer une véritable philosophie du son ainsi qu’une technique du bruitage aboutissant à une musicalité nouvelle centrée sur le son en tant qu’objet propre, préalable à toute recherche d’esthétisme musical. À ses détracteurs, Schaeffer répond par un second traité collectif, Vers une Musique Expérimentale, en 1957 avant de transformer son groupe en Groupe de Recherche sur la Musique l’année suivante, toujours sous le patronage de la radiodiffusion française.
Le GRMVéritable creuset d’idées et de création, le GRM accueille, au fur et à mesure des années, un nombre croissant de compositeurs et de théoriciens du son et de la communication comme Pierre Boulez, François Bayle, Jacques Lejeune, François Bernard Mâche, Ivo Malec ou Iannis Xenakis. Devenu un laboratoire d’idées et un organisme de conservation des œuvres (calqué sur le fonctionnement de la Cinémathèque Française pour les films), le GRM ne se contente pas d’abriter techniciens et théoriciens mais produit et édite également la plupart des compositeurs qui en sont membres et finance plusieurs travaux de recherches et thèses universitaires consacrées au son, à la sociologie musicale ou à l’esthétisme sonore.
Mentor audiovisuelInspiré par les théories développées par Marshall McLuhan, Schaeffer inscrit sa démarche dans le cadre global de la communication. Sortant du strict cadre de la recherche musicale, l’homme s’intéresse également au phénomène de la publicité et développe quelques solides arguments contre le développement de ce medium de réclame, assimilant la croissance des spots radios, télévisuels et des affiches à une nuisance. Il est ainsi l’un des premiers à évoquer le problème en termes de « pollution publicitaire ». Ayant contribué à développer la radiodiffusion dans les départements et territoires d’Outre-Mer, Schaeffer est contacté par les autorités audiovisuelles pour servir de consultant à propos de la télévision, média encore balbutiant à l’époque. Devenu l’un des dignitaires de l’ORTF, il fait de l’ancien GRM l’une des bases du futur INA (Institut National de l’Audiovisuel) et développe surtout un service de recherche destiné à poser les jalons des futures techniques de télécommunications.
Sa réussite la plus connue en la matière est le développement d’une innovation technique appelée à l’époque Animographie, permettant de révolutionner le dessin animé classique. Grâce à cette innovation, le scénariste Jean Dejoux créé en 1968, sous le haut patronage de Schaeffer, la série télévisée Les Shadoks. Reconnu par l’Université, Schaeffer donne des cours au Conservatoire, et publie en 1966, Le traité des objets musicaux, dont les conclusions font encore autorité dans le domaine de la recherche sur les musiques expérimentales et électroniques.
La postéritéSur un plan plus sociologique et politique, Pierre Schaeffer publie L’avenir à Reculons en 1970, un essai sur la société de consommation, et se voit nommé au Haut-Conseil à l’Audiovisuel en 1974. C’est à partir de cette période qu’il décide à partir à la découverte d’autres horizons créatifs, laissant de côté sa carrière de consultant, d’enseignant et de musicien pour se consacrer essentiellement à celle d’écrivain et de romancier. Excusez-moi, Je Meurs ou Préludes, Chorales et Fugues constituent un retour au roman et une incursion dans le domaine du polar.
À partir des années 1980, Schaeffer ne se consacre guère plus qu’à l’écriture et à ses activités de sage de l’audiovisuel. Mais la succession est là et elle s’avère active. Henry, Xenakis et Boulez font figures de vénérables anciens et forment, à leur tour, une nouvelle génération de compositeurs électroniques parmi lesquels on compte Guy Reibel ou Jean-Michel Jarre. De l’autre côté du Rhin, Karlheinz Stockhausen qui s’est éloigné des principes de la musique concrète pour développer ses propres expérimentations (la « musique alétoire ») influence des artistes comme John Cage ou des groupes comme Kraftwerk. Mais tous doivent beaucoup aux premières pierres posées par Schaeffer et le GRM. Les dernières années de la vie de Pierre Schaeffer sont marquées par son combat contre la maladie d’Alzheimer, affliction qui le ronge pendant des années avant de finalement triompher d'elle en 1995.
Il est parfois des hommes qui, de par leur seule influence, peuvent changer la perception d’un art. Pierre Schaeffer fut indéniablement de ceux-là. Nul doute que sans lui, la musique électronique contemporaine ne serait pas ce qu’elle est. Repousseur de frontières, l’homme qui voulait apporter à ses auditeurs « le message d’un monde qui (...) serait inconnu » est parti dans une indifférence générale qui ne rend guère hommage à sa contribution à l’histoire de la musique. Encore boudé aujourd’hui (les rééditions de ses œuvres au format CD sont rarissimes), l’auteur de l’Etude aux Tourniquets, de l’Etude aux Chemins de Fer et d’Orphée 53 n’a guère la postérité qu’il mérite.