15389 fans
« Ma musique va d’abord faire peur aux gens. Elle représente le bonheur, et ils n’en ont pas l’habitude », Sun Ra.
Bien qu’il ait très tôt revendiqué une origine extraterrestre (zone d’arrivée : Etats-Unis), Herman Sonny Poole Blount (ou Lee, selon certains de ses distingués biographes), qui transformera plus tard, et très légalement, son nom en Le Sony’r Sun Ra, est né le 22 mai 1914 à Birgmingham (Alabama), patrie des chanteuses Odetta et Emmylou Harris. Il assume et une famille religieuse et un frère et une sœur avec lesquels il n’entretient que des rapports à éclipses. Musicien doué, il devient très vite capable de transcrire sur partition la musique qu’il entend, et certains des concerts auxquels il assiste (parmi lesquels le jazzman pianiste Fats Waller) auront une grande influence sur son art. Et c’est en toute logique qu’après avoir étudié la musique durant sa scolarité il participe aux tournées de l’orchestre de John Fess Whatley.
Ses premières traces musicales comme leader se font jour en 1934, alors que, tout jeune chef d’orchestre, il commence à quadriller le Midwest, région où, de la même manière, il occupe divers petits emplois. Sa vie personnelle est perturbée par une hernie testiculaire, qui le fera souffrir et provoquera en lui un sentiment de honte toute sa vie. On a par ailleurs glosé sur l’homosexualité latente de Sun Ra : il semble plus évident (comme le laissent penser quelques-unes de ses rares déclarations sur le sujet) que le musicien n’ait jamais été très intéressé par les choses du sexe, même s’il pouvait démontrer un penchant évident pour les hommes. En tout état de cause, la dernière partie de son adolescence est profondément marquée par les livres empruntés à la bibliothèque maçonnique de sa ville et les concepts ésotériques qu’il puise dans ces lectures. En ce sens, Blount rapporte en 1937 une expérience de téléportation vers Saturne dont il aurait été l’objet. Durant cette période, il est connu par ses camarades de classe comme un personnage extravagant, insomniaque et travailleur acharné sur son piano. En 1942, son objection de conscience et son refus d’incorporation l’entraîne pour un bref séjour en prison. En 1945, sa grand-tante Ida, dont il était très proche, meurt : il n’a alors plus aucune raison de rester à Birgmingham.
ChicagoIl s’installe alors à Chicago, la Cité des Vents, centre d’activisme politique afro-américain. En 1946, il devient arrangeur et pianiste pour celui qui, légende vivante, restera comme le premier leader d’un grand orchestre de jazz, le compositeur Fletcher Henderson, et participe à des concerts de l’orchestre, alors en perte de vitesse, au Club DeLisa. Sun Ra affirmera plus tard avoir à cette période collaboré avec Coleman Hawkins ou le violoniste Stuff Smith et écrit des arrangements pour des comédies musicales. On le retrouverait également en accompagnateur de chanteurs comme Wynonie Harris ou Joe Williams (en compagnie du batteur Ed Sanders et pour le compte de la firme Savoy) ou du contrebassiste Eugene Wright (célèbre pour avoir plus tard rallié le mythique quartet de Dave Brubeck). C'est le 20 octobre 1952 qu'il opte pour le nom d'artiste Sun Ra, réfutant son patronyme civil lié au destin de ses ancêtres esclaves, à l'instar d'un Malcolm X ou Cassius Clay.
Sun Ra enregistre alors pour un éphémère label (Aristocrat) et commence à se produire sur scène en trio : il y joue du piano, certes, mais également d’un clavier électrifié de son invention, plus proche des ondes Martenot que d’un quelconque ancêtre du synthétiseur. C’est en 1948 que Sun Ra fait des débuts discographiques aussi obscurs qu’anodins, prémices où il a toutefois l’opportunité de développer une approche excentrique du piano, bien que nourrie de toutes les influences du jazz, du swing au hard-bop. Mais il lui faut attendre le début des années cinquante pour mettre sur pied son premier orchestre (l’Arkestra). Il collabore pour suivre avec les chanteurs Hatty Randolph et Clyde Williams, le trompettiste Arthur Hoyle et, déjà, ses compagnons de toujours : les saxophonistes John Gilmore et Marshall Allen. Quant au saxophone baryton Pat Patrick et bien que ce dernier ait croisé la route musicale de rien moins que John Coltrane, Thelonious Monk ou même Duke Ellington, il restera de semblable manière attaché à Sun Ra et à son charisme indéniable.
Au départ contempteur orthodoxe d’un strict be-bop, Sun Ra ouvre donc sa musique à diverses influences, n’hésitant pas à se frotter à une électronique instrumentale encore balbutiante et ce, jusque sur scène. Il choisit en ce sens de collaborer avec Tom Wilson, par ailleurs producteur de Frank Zappa, et « électrificateur » des chansons de Bob Dylan. Déjà, la marque de fabrique de Herman Blount est sur les rails : une grande qualité mélodique, un tiraillement permanent entre norme et avant-garde (Sun Ra se nourrit de blues et de romances, qu’il prend un malin plaisir à pervertir), un sens aigu des climats répétitifs, des vocaux raffinés, voire sophistiqués, le tout nimbé de la perturbation et de la stridence des harmoniques. L’approche musicale complexe de Sun Ra se nourrira à jamais de cette juxtaposition d’un art populaire, d’un romantisme de cliché et de l’expression savante de la plus contemporaine des musiques.
Enfin, c’est à Chicago que Sun Ra rencontre Alton Abraham, qui restera tout au long de sa carrière son manager, son tourneur, son inspirateur, son ami et le co-fondateur du label Saturn. Notons que la forme swing d’un grand orchestre élevé à une dimension spatiale fait dire aux spécialistes que la période chicagoane de Sun Ra reste la plus brillante… et la plus accessible…
New YorkEn 1961, l’Arkestra (ou Sun Ra, ce qui revient exactement au même) s’installe dans l’East Village de Manhattan (New York) et a comme voisin le saxophoniste Pharoah Sanders : c’est l’occasion pour l’ensemble de graver ses plages les plus inventives, les plus soniquement déroutantes et les plus renommées. L’orchestre vit en communauté, ce qui n’a rien à voir avec une approche philosophique, mais est bien la conséquence directe des loyers de la Grosse Pomme. Sun Ra voit sa notoriété s’accroître de façon exponentielle dans les milieux branchés du free jazz, et participe aux ateliers de la Jazz Composers’ Guild. Il se produit régulièrement dans le Greenwich Village (et plus particulièrement au Slug’s Saloon). Le groupe offre en concert, généralement à un public d’étudiants, des musiques déstructurées, parfois chaotiques, se nourrissant de pulsations archaïques discontinues.
Souvent – pour des raisons économiques – en petite formation, l’Arkestra oscille en permanence entre des expressions arides et déstructurées et des climats enjoués, exotiques et plus commodes d’approches. Le leader pousse, jusque dans ses derniers retranchements, la tradition du blues, débouchant sur l’utilisation de gammes non-occidentales. En césure franche avec le free jazz, la musique développée, bien plus qu’une simple révolution, se nourrit d’elle-même, créant de nouveaux paramètres rythmiques et harmoniques. Créateur du concept de « jazz spatial », Sun Ra offre à sa musique de prédilection une direction libertaire et déroutante. En concert, construites comme des successions de moments improvisés (souvent par pupitre), ces pièces n’articulent leurs différents mouvements que par un signe de la main du leader ou un signal musical annoncé sur le piano.
Les rares occasions d’entendre le maître en solo laissent à cette époque apparaître un pianiste sensible, expert du contrepoint et de la progression dramatique, pourtant en complément naturel des extravagances orchestrales. Multipliant les concepts, et les identités (Sun Ra and His Solar Myth Arkestra, Astro Infinity Arkestra), triturant un synthétiseur Moog particulièrement délicat à manipuler dans sa forme primitive ou un étrange orgue « intergalactique », Sun Ra accède durant cette décennie, et sans concurrence possible, au statut de personnage le plus étrange de l’histoire du jazz. Sa personnalité controversée reçoit néanmoins le soutien de Dizzy Gillespie ou Thelonious Monk.
A la fin de la décennie, Sun Ra tourne en Californie (ou il désarçonne le mouvement hippie et des groupes comme le Grateful Dead) et participe en 1969 au festival de Newport. New York restera pour Sun Ra la ville de l’improvisation, de l’audace, des premières vraies expérimentations électroniques, et de la musique libre parfois la plus aride.
La TerreIl devient un musicien renommé, tout du moins en Europe (et plus particulièrement en France et Allemagne, au début des années 70 terres d’asile des plus audacieux musiciens de jazz américains), grâce à des concerts (et deux disques) qui installent définitivement la renommée de l’Arkestra sur le vieux continent : les mythiques Nuits de la Fondation Maeght où l’orchestre, pour la première fois en tournée européenne, est enregistré à Saint-Paul-de-Vence (Provence), au mois d’août 1970. D’un invraisemblable pandémonium sonore à un très long – et très inédit – solo de mini-Moog par Sun Ra en personne, l’Arkestra devient aux oreilles des gens curieux de l’époque l’ultime étape de l’audace et de l’inventivité.
La postérité se concrétise lorsque les dessinateur et scénariste de bandes dessinées Pierre Christin et Christian Mézières (créateur des aventures de Valérian, agent spatio-temporel) incluent en 1970 le personnage d’un certain Sun Rae, joueur de flûte, dans l’album La Cité des eaux mouvantes. Sous diverses appellations (Solar Arkestra, Myth Science Arkestra, Outer Space Arkestra, Astro Intergalactif Infinity Arkestra, Intergalactic Research Arkestra), l’ensemble accueille successivement les parangons des musiciens associés à l’épopée free : Alan Silva, Pharaoh Sanders, mais également l’injustement oublié Clifford Thornton, dont le trombone a été un moment suspecté d’être un instrument de propagande du mouvement des Black Panthers. De plus, Sun Ra construit une discographie foisonnante dans deux directions distinctes : son propre label, éminemment artisanal dans ses concepts de fabrication et de distribution, et des compagnies indépendantes, américaines ou européennes, mais toutes modestes dans leur envergure. Cette réserve de confidentialité écartée, force est de constater que, par sa longévité et le nombre invraisemblable de références gravées, l’Arkestra n’a, dans toute l’histoire du jazz, de concurrence possible qu’avec des formations comme celles de Count Basie ou Duke Ellington.
Cette décennie triomphale permet également à Sun Ra d’asseoir définitivement une très particulière philosophie de la direction d’orchestre, bâtie à la fois sur la liberté laissée à chaque musicien de s’exprimer à sa convenance, à la fois sur des rythmes de travail hallucinants et sur une discipline para-militaire. La secte musicale dirigée par Sun Ra constitue un pendant mélodique et harmonique aux imprécateurs noirs américains (Malcolm X, par exemple) : une mythologie inventée, une religiosité renouvelée, une force inédite…
PhiladelphieEn 1970, la petite troupe déménage dans le quartier allemand de Philadelphie, où la demeure de Morton Street restera son quartier général jusqu’à la disparition de Sun Ra. Il alterne désormais une inspiration sinon mystique, tout du moins cosmique, avec des interventions totalement improvisées, et des références, claires et respectueuses, aux grandes formations de l’histoire du jazz, à commencer (retour aux sources) par le big band de Fletcher Henderson…mais une espèce de Fletcher Henderson sur orbite ! D’autres motifs d’inspiration sont à rechercher du côté des grands classiques comme Jelly Roll Morton (auto-proclamé inventeur du jazz, mais authentique géant de cette musique) ou des spirituals (chants religieux, opposés au blues profane). La ville devient une sorte de refuge entre deux tournées et deux enregistrements. C’est également là qu’il y élabore de nouvelles idées musicales. Et qu’il y construit son folklore imaginaire, à la fois nourri d’excès et de tradition.
En 1971, l’Arkestra assouvira un rêve très ancien du maître, en se produisant au pied des pyramides égyptiennes. En tout état de cause, Philadelphie restera pour l’Arkestra le symbole du retour à une certaine convention et à la relecture des incunables de l’histoire du jazz : Sun Ra va jusqu’à se produire dans un concert en hommage à… Walt Disney…
Jours tranquilles à BirminghamSouffrant d’une maladie du cœur, Sun Ra abandonne progressivement la vie exténuante des tournées. Il emploie les dernières années de sa vie, via son propre label Saturn ou la compagnie Evidence, à tenter d’ordonner la jungle de ses enregistrements, souhaitant, dans un souci encyclopédiste d’exhaustivité, y accoler dates précises d’enregistrements, ainsi que détail sur la liste des musiciens employés à l’occasion.
Sun Ra décède d’une pneumonie le 30 mai 1993 dans sa ville natale de Birgmingham, où il avait renoué des liens avec une sœur ignorée près de quarante années durant. John Gilmore, exemple pratiquement unique de fidélité à son leader pendant toutes leurs carrières respectives (certains amateurs considèrent que cet attachement interdit vraisemblablement à Gilmore de mener une riche carrière de saxophoniste soliste, aussi à l’aise dans le registre du free jazz que dans le domaine du hard-bop), dirige brièvement, deux années durant avant sa propre mort, l’Arkestra. Le saxophoniste alto Marshall Allen (également compagnon de Ra sur plus de deux cents enregistrements) mène ensuite le groupe de dix-huit musiciens et crée le El Ra label, compagnie discographique en charge de l’édition des disques de la dernière période de l’ensemble.