leur génie, que les Lettres qui contiennent l’histoire de leur passion.
Jamais enthousiasme cependant ne reposa sur des textes moins propres à le justifier. On aurait peine à imaginer ce qu’ont fait de cette belle correspondance l’infidélité des traducteurs d’une part, d’autre part et surtout, la séparation établie, systématiquement ou par négligence, entre les quatre premières lettres assez improprement désignées sous le nom de Lettres amoureuses et les dernières plus justement appelées Lettres de direction. Et tel est le déplorable effet des interprétations de fantaisie, quand elles sont une fois entrées dans le goût public, que, de nos jours, lorsque la critique s’est attachée au véritable texte des lettres d’Héloïse et d’Abélard, ne pouvant se résoudre à les accepter telles que la tradition les avait transmises, elle a pris le parti d’en contester l’authenticité.
Quelques mots sur l’origine et les conséquences de ces erreurs séculaires sont nécessaires pour faire comprendre le but que nous nous proposons.
Dès le moyen âge, les lettres d’Abélard et d’Héloïse étaient connues ; l’un des auteurs du Roman de la Rose, Jean de Meung, les avait mises en vers ; le texte même avait été publié au quinzième siècle, d’après un manuscrit latin trouvé dans la bibliothèque de François d’Amboise. Mais c’est du dix-septième siècle que date le zèle déréglé des traducteurs, et c’est Bussy-Rabutin qui paraît lui avoir donné l’essor. « Il n’est pas, ma chère cousine, écrivait-il à Mme de Sévigné, le 12 août 1687, que vous n’ayez ouï parler d’Abélard et d’Héloïse ; mais je ne crois pas que vous ayez jamais vu de traduction de leurs lettres ; pour moi, je n’en connais point. Je me suis amusé à en traduire quelques-unes, qui m’ont donné beaucoup de plaisir. Je n’ai jamais vu un plus beau latin, surtout celui de la religieuse, ni plus d’amour ni d’esprit qu’elle n’en a. Si vous ne lui en trouvez pas, ma chère cousine, ce sera mal fait. Je vous prie que notre ami Corbinelli vous les lise en tiers avec la belle Comtesse, et je réglerai l’estime de mon amusement sur les sentiments que vous en aurez tous trois. » — « Nous croyons, la belle Comtesse et moi, répondait Mme de Sévigné, six jours après, que vous avez tout au moins donné de l’esprit à Héloïse, tant elle en a. Notre ami Corbinelli, qui connait l’original, dit que non ; mais que votre français a des délicatesses et des tours que le latin n’a pas ; et sur sa parole, nous n’avons pas cru le devoir apprendre, pour avoir plus de plaisir à cette lecture : car nous sommes persuadés que rien n’est au-dessus