L'apaisement de La Douleur

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Scarification
L’apaisement
dans la douleur

N° 147 - Octobre 2022

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DÉCOUVERTES Cas clinique 25

GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychologie clinique et de psychopathologie
à l’université de Bordeaux, chercheur à l’Institut des sciences
criminelles et de la justice, psychologue et psychothérapeute
en cabinet libéral, et expert auprès des tribunaux.

Il y a quelques mois, Ambre commence à s’infliger


de longues blessures aux bras, pour se calmer en cas
de stress. Nina, elle, fait de même et se brûle aussi
avec des cigarettes pour avoir le sentiment d’exister.
Peut-on devenir accro à l’automutilation ? Comment
sortir les jeunes de ces situations infernales ?

U
EN BREF
£ Ambre et Nina,
deux adolescentes âgées
de 14 ans, sont en échec
scolaire et se scarifient
depuis plusieurs mois,
au point d’alerter
leurs parents.
n mardi matin, une mère
£ Mais Ambre m’appelle dans un état de confusion et d’affole-
ne présente pas d’autres
automutilations et exhibe ment : « Ma fille va très mal. Ses résultats sco-
ses cicatrices, tandis laires s’effondrent et j’ai vu des coupures et des
que Nina se blesse égratignures sur ses avant-bras ! » Cet appel
profondément de provoque un déclic dans mon esprit. J’ai reçu le
diverses manières, même, presque mot pour mot, d’une autre maman
en cachette…
il y a quelques années. Là encore, mêmes symp-
£ Les pratiques tômes, mêmes comportements, mêmes cicatrices.
d’automutilations non Bien sûr, je fixe un rendez-vous à la maman et sa
suicidaires (ANS), comme fille le plus vite possible.
on les nomme, peuvent
être l’expression
de différents troubles DEUX BELLES JEUNES FILLES
psychologiques qu’il AU LOOK VINTAGE
convient de bien Dans la salle d’attente, l’air renfrogné, Ambre,
identifier pour que 14 ans, assise face à sa mère, consulte de façon
le traitement soit efficace.
hypnotique son smartphone. Jolie, brune aux yeux
© andriano.cz/Shutterstock

verts, de taille moyenne, elle porte, comme beau-


coup d’adolescents, un style streetwear très étudié,
jean bleu, sweat à capuche trop grand pour elle,
baskets à épaisses semelles, qui lui donnent un
look vintage des années  1990. Lorsque je lui
demande de me suivre, elle précède sans difficulté

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sa mère dans mon cabinet, mais avec une mol-


lesse et une indolence apparentes, signes d’une
désapprobation incontestable du rendez-vous.
C’est à ce moment-là qu’elle me rappelle l’autre
jeune fille du même âge, Nina, que j’avais suivie
quelque temps auparavant à l’hôpital, car elle se
scarifiait aussi, mais de façon différente…
Le rendez-vous suit un cours assez étrange.
Juste avant de nous voir, nous étions convenus
avec la maman d’Ambre de traiter les problèmes
de scolarité de sa fille, et non la question des
scarifications – ce, afin d’éviter toute opposition
de la part de la jeune patiente. « Comme je vous
l’ai dit au téléphone, professeur, Ambre risque
de redoubler alors qu’elle a toujours été très
bonne élève. De plus, depuis quelque temps, elle
et moi sommes souvent en conflit. » Puis, en
s’adressant à sa fille : « Je te trouve même agres-
sive et souvent triste. »

« MAMAN A OUBLIÉ
DE DIRE QUE JE ME SCARIFIAIS »
Ambre a tiré sa chaise de côté pour s’éloigner
de sa mère. Anxieuse, elle se ronge les ongles
sans rien dire et se mord les lèvres convulsive-
ment. Son regard est interrogatif, alerte, à l’affût
de mes moindres faits et gestes. Quand je lui
demande son avis sur ce que sa mère vient de
dire, elle fait un drôle de geste autour de ses poi- Je remarque ainsi les écorchures sur le dos de
gnets, comme si elle se les malaxait – puis me ses deux mains et sur certains doigts, alors que
répond avec vigueur : « Maman a oublié de dire les articulations entre les phalanges ne sont pas
que je me scarifiais. » blessées – si c’était le cas, ce serait peut-être le
Dans le silence de plomb qui suit, je com- signe de coups qu’elle s’inflige. Mais Ambre ne
prends que je dois prendre un moment seul présente ni abrasions profondes, ni brûlures, ni
avec l’adolescente. Alors, entre quatre yeux, trichotillomanie, les fameux arrachages récur-
elle se détend. « C’est bien pour ça que je suis rents des cheveux. En revanche, en voyant
là, n’est-ce pas ? me dit-elle. Inutile de tourner quelques écorchures sur le visage, je suspecte de
autour du pot, depuis que maman a vu mes l’acné excoriée. « Je m’enlève des boutons, des
avant-bras, elle pense que je veux me suicider. croûtes dans mon dos et un peu sur mon visage. »
Alors, vous voulez les voir, mes bras ? » Relevant
sa manche gauche, elle laisse apparaître une UNE ENFANCE MOUVEMENTÉE
série de traits parallèles qui barrent son avant- Comment trouver la clé de ces comportements
bras. Certaines de ces griffures sont rouges, et qu’on appelle automutilatoires ? Il faut commencer
d’autres blanches. Je comprends que les par comprendre qui est Ambre, quelle a été sa vie
blanches sont celles qui ont cicatrisé, alors que et comment tout cela s’est enclenché. Remontons
les rouges sont vives et récentes.  donc le temps, comme mes entretiens avec elle
Ambre me montre aussi des incisions, plus m’ont permis de le faire. Les parents d’Ambre se
rares, à son poignet. Puis, sans gêne apparente, me sont séparés il y a deux ans, alors qu’elle était en
présente celles de son avant-bras droit, de ses bras, classe de cinquième. Mère commerciale, père ingé-
et me parle de celles sur ses cuisses. Elle m’explique nieur technico-commercial, Ambre a aussi une
comment elle s’y prend. « Je me gratte beaucoup, sœur de 16 ans en classe de seconde, et un demi-
© ullision/Shutterstock

les avant-bras, les cuisses et aussi les chevilles et frère issu de la première union de son père. Ce
les mains, parfois jusqu’au sang. Il m’arrive aussi frère a maintenant 28 ans et travaille dans la
de me griffer et de me mordre, de me pincer les finance en Angleterre. Depuis la séparation, la
avant-bras et la main, d’où les bleus. Mais jamais jeune fille vit à plein temps chez sa mère avec sa
je ne me frappe ou ne me tape contre les murs. » sœur. Elle me raconte que son père, qui travaille à

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me scarifier au-dessus de l’évier, elle m’avait plu-


sieurs fois demandé pourquoi les manches de mes
pulls étaient tachées de sang. Bien sûr, je ne lui
disais rien, mais je savais qu’elle se posait des ques-
tions. » Ambre avait alors oublié de fermer à clé la
porte de la salle de bain… C’est cette découverte

Je veux qu’on voie que qui a poussé sa maman à m’appeler.


Mais pourquoi la jeune fille se scarifie-t-elle ?

si je me mutile, c’est parce


« En me coupant, je trouve  la solution à mon
angoisse, à mon mal-être. Bizarrement, ça me

qu’on m’a fait du mal.


rassure. Je me sens forte et vivante. » Comme si,
avec la douleur corporelle, elle reprenait le
contrôle d’elle-même en maîtrisant sa douleur
Ambre, 14 ans psychique, en éclipsant ses angoisses et ses ten-
sions intérieures. « C’est comme si je me retrou-
vais avec moi-même au moment où je me scarifie.
Je suis tellement paumée la plupart du temps… »

l’international, a été très absent durant son MARQUES D’EXISTENCE


enfance. « Il partait souvent trois ou quatre mois et, Ambre n’est qu’un exemple des multiples
quand il revenait, il restait peu avec nous. » conduites d’automutilation qui sont recensées par
Sur le plan moteur et psychologique, Ambre les cliniciens. On trouve aussi parfois une dimen-
s’est développée normalement, et a même été sion de « marquage » particulièrement bien étudiée
précoce dans l’acquisition du langage. « Elle a par les anthropologues, la « marque » étant desti-
commencé à prononcer ses premiers mots vers née à être vue et montrée, comme un signe d’affir-
l’âge de 8-10 mois… Et après, elle ne s’arrêtait mation de soi, d’intégration ou d’inclusion, voire
jamais de parler, une vraie pipelette. » Sa mère d’affiliation. Et c’est aussi un élément qui compte
ajoute qu’elle n’a souffert d’aucun problème d’ali- dans le cas de cette jeune fille. Comme elle le
mentation, ni de sommeil. À l’école, la jeune fille déclarera, « je le fais toute seule, mais j’ai aussi des
s’est toujours bien adaptée, après un mode de copines qui se scarifient ». Notamment sa meil-
garde en crèche. « Elle s’est très vite  fait des leure amie, Albane, dans la même classe de troi-
copines, elle aimait aller à l’école. C’est à partir sième. Et toutes deux « partagent » leurs sensa-
du collège que cela s’est compliqué. » Pourtant, tions. Elles en parlent librement ensemble,
Ambre ne présente aucun trouble psychomoteur, recherchent des sites internet, se montrent leurs
du langage, psychologique, que ce soit sur le plan cicatrices, comme si leur peau devenait un espace
cognitif, affectif ou comportemental… Alors, d’inscription de leur histoire et de communication
quand les scarifications ont-elles débuté ? entre elles. Ambre considère Albane comme une
C’était il y a environ huit mois. Mais Ambre jumelle, un miroir : « Albane, c’est plus que ma
n’arrive pas encore à faire le lien avec les événe- sœur, c’est comme mon double… Elle me com-
ments ayant eu lieu ce jour-là… Elle tergi- prend tellement et on partage tout. » Alors elles
verse : « J’ai commencé à me faire des coupures exhibent leurs cicatrices, parfois ostensiblement,
quand j’étais très énervée, et j’ai ressenti que ça uniquement auprès des autres adolescents. « J’ai
me calmait. » Après une dispute avec ses copines envie que les autres les regardent, qu’ils se posent
– comme elle en a régulièrement –, elle se sou- des questions sur moi. Lorsque je me suis coupée
vient être rentrée chez elle en sortant de cours et profondément, ça se voyait beaucoup et mes
avoir pris une paire de ciseaux pour commencer copines ont eu peur pour moi… Ça me fait du bien
à se faire de petites incisions. « Au début, j’avais de savoir que je compte pour elles. »
peur, c’était douloureux… Et puis, j’ai senti Une des choses qui me frappe chez cette ado-
que ça me faisait en fait du bien, comme si ça lescente, c’est sa facilité à verbaliser ses difficultés
évacuait mon stress. » Plusieurs fois par semaine, émotionnelles, contrairement à ce que l’on ima-
elle recommence donc, toujours sur les mêmes gine souvent dans les cas de comportements des-
© ullision/Shutterstock

parties du corps, les avant-bras. tructeurs, en général associés à un déficit de repré-


Mais un jour, un écoulement très important de sentations ou d’expressions des émotions. Là, nous
sang impressionne Ambre, au point qu’elle se réfu- sommes parfaitement à l’opposé, et c’est justement
gie dans la salle de bains. Ce qui va alerter sa mère. cette voie que je vais emprunter pour définir et
« Avant que ma mère ne me surprenne en train de développer mon travail psychothérapeutique avec

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elle. Car la jeune fille finit par comprendre pour- donc à mieux gérer ses affects ; elle travaille aussi
quoi elle se scarifie : elle m’annonce un jour com- sur la manière dont elle se montre aux autres et
ment ses attaques corporelles répondent en fait sur son estime de soi corporelle.
aux attaques qu’elle dit avoir subies l’an passé…
Par son père. UNE GUÉRISON RAPIDE
Comment traite-t-on plus spécifiquement le
SOIGNER DES BLESSURES MORALES problème des scarifications ?  Ambre se mutile
C’était il y a environ huit mois. Lors d’un toujours après des situations stressantes (vécues
week-end en compagnie de ses cousins, de son soit au collège avec ses copines, soit à la maison
père et de la nouvelle amie de ce dernier, au cours avec ses parents). Le modèle dit de « vulnérabi-
d’un dîner au restaurant, son papa s’est montré lité-stress » inauguré par la psychologue néerlan-
très disqualifiant et méprisant. « Il a été très daise Nadja Slee (2008), donne de bons résultats
méchant ce soir-là. Devant tout le monde, il m’a pour aborder ces situations. Il permet à Ambre
dit que j’étais moche avec mon nouveau sweat et, d’apprendre à identifier ces événements angois-
pendant que je mangeais, il a annoncé : “Tu me sants et les pensées toxiques automatiques qu’elle
dégoûtes”. Ça m’a rappelé qu’au moment du y associe – par exemple, « me scarifier est le seul
divorce il m’avait déjà dit que j’étais moche avec moyen de me calmer » – de manière à développer
plein de boutons et que je ne savais rien faire. » des stratégies d’apaisement du stress et des cogni-
Ambre a alors coupé les ponts avec son père, tions plus « saines ». Par exemple, elle découvre
se retranchant sur ses copines, alors qu’elle un jour que placer un glaçon sur ses poignets
sombre progressivement dans un refus scolaire apaise son envie de se scarifier.
anxiodépressif. Elle me dit être totalement démo-
tivée vis-à-vis du collège et s’oppose en perma-
nence à sa mère et aux enseignants. Elle se montre
insolente, désagréable et parfois insultante.
L’estime de soi ainsi que l’estime du corps étant
particulièrement abîmées, les automutilations LES SCARIFICATIONS
deviennent le reflet de son intériorité. « Je veux
qu’on voie que si je me mutile, c’est parce qu’on
SELON LA SCIENCE
m’a fait du mal. » Voilà pourquoi elle ne pense pas
au suicide : elle ne souhaite pas mourir. Au L’histoire « automutilation » (self-mutilation)
contraire, ses conduites sont un rempart à la mort. Dès le xixe siècle, des études de cas et « coupure » (cutting), employés à la fin
« Ce sont ces scarifications qui m’empêchent de décrivent des automutilations graves du xxe siècle, entretiennent une confusion
me tuer quand je sens que je n’en peux plus. » associées à des troubles psychiatriques entre scarification, automutilation
Dès lors, je comprends qu’Ambre présente, importants. On en distingue trois types : et suicide. Le terme d’« automutilation »
depuis le divorce, des symptômes dépressifs, des les castrations, les énucléations et les semble donc impropre, car il renvoie
peurs existentielles ; elle est anxieuse et perfection- combustions volontaires, ces actes étant à un dommage invalidant, ce qui n’est
niste, de sorte qu’elle se sent mal lorsqu’elle n’est essentiellement associés à des pathologies pas le cas des scarifications dont l’impact
pas dans la maîtrise. « Je savais que mes parents ne comme la schizophrénie. Les scarifications, physique est généralement modeste.
s’aimaient plus depuis longtemps, mais je pensais du latin scarificare, signifiant « inciser »,
qu’ils resteraient toujours ensemble… Et quand apparaissent surtout dans les années 1960 La définition
mon père a décidé de partir, ça a été terrible. » avec, par exemple, le syndrome de coupure et l’épidémiologie
Le traitement psychothérapeutique entrepris du poignet (syndrom of wrist cutter). Elles Aujourd’hui, par conséquent, on utilise
auprès d’Ambre se révèle rapidement  très effi- se définissent alors comme des « incisions davantage les termes suivants : lésions
cace : non seulement parce que la jeune fille ne superficielles de la peau ou des muqueuses, auto-infligées (des tissus corporels) non
souffre d’aucun trouble psychopathologique asso- pratiquées pour provoquer un écoulement suicidaires (non-suicidal self-injury, NSSI)
cié, mais aussi parce qu’elle est avant tout – et de sang ou de sérosité », dont l’objectif ou automutilations non suicidaires (ANS).
enfin – entendue et comprise dans sa souffrance. n’est pas de provoquer la mort, Ainsi, l’ANS est un nouveau diagnostic
Le fait de lui donner un espace de parole l’aide à à la différence des phlébotomies psychiatrique qui correspond
panser ses blessures liées à la séparation de ses (des coupures d’un vaisseau sanguin à la destruction auto-infligée de tissus
parents et à sa relation conflictuelle avec son du poignet), en général considérées corporels sans intention suicidaire et, dans
père. En utilisant le concept de Moi-Peau, déve- comme des conduites suicidaires. la dernière édition du Manuel diagnostique
loppé en 1985 par le professeur de psychologie et Cependant, les termes comme et statistique des troubles mentaux (DSM-5),
psychanalyste français Didier Anzieu, ma jeune « parasuicide », « comportement il n’est plus (obligatoirement) associé au
patiente réussit ainsi à mieux définir la limite d’automutilation » (self-injurious behavior), trouble de la personnalité borderline.
entre son monde interne et le monde social, et

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Aujourd’hui, elle a passé le bac de français, En décrochage scolaire depuis quelque temps,


est bien entourée par ses copines, pratique la Nina manquait depuis sa sixième quelques cours
natation et a renoué avec de très bons résultats par-ci par-là, parfois selon sa convenance, mais
scolaires. Elle reste toujours sensible et anxieuse, aussi lors de ses crises d’angoisse. Âgée de 14 ans
mais cela ne nuit pas à son épanouissement per- quand je l’ai rencontrée, elle était l’aînée d’une
sonnel ni à ses projets. Elle ne se scarifie plus. fratrie de trois enfants, ses parents étant cadres
Elle a maintenu la distance avec son père, sans supérieurs dans la fonction publique. Elle avait
que ce soit problématique pour elle. eu un développement tout à fait normal et ne
présentait aucune difficulté à l’école, jusqu’au
MAL-ÊTRE PASSAGER collège. Sa mère me rapportera qu’elle a toujours
OU VÉRITABLE TRAUMATISME ? eu un « caractère assez difficile, mais sans que
Ambre s’en sort donc plutôt bien. Mais les cela soit un problème ».
scarifications ne sont pas toujours l’expression Pourtant, comme Ambre, Nina se scarifiait
d’un mal-être passager… Parfois, elles repré- depuis son entrée au collège. Surtout sur les avant-
sentent l’épiphénomène d’un mode de fonction- bras et les bras. Mais les incisions étaient beau-
nement beaucoup plus grave – pathologique – coup plus profondes que celles d’Ambre, faisant
qu’il est indispensable de détecter. C’est le cas naître d’impressionnantes cicatrices appelées
de Nina, l’autre jeune fille dont je vous ai parlé « chéloïdes » : très épaisses, boursouflées, provo-
au début de ce récit, et que j’ai rencontrée pour quant une excroissance de la peau, assorties de
la première fois dans un hôpital parisien où elle douleurs et de démangeaisons. Pendant une
était suivie depuis plusieurs mois. période, elle me confia empêcher délibérément ses

Les ANS correspondent à un éventail large neurobiologiques peuvent être observées, automatique (parfois ritualisée) ;
de pratiques qu’un individu s’inflige sans notamment sérotoninergiques – une sensation rapide de soulagement,
intention consciente de s’ôter la vie : – la sérotonine étant un neurotransmetteur dont la durée est variable.
ecchymoses volontaires, scarifications, important dans l’humeur –, ce qui explique
abrasions, brûlures, coups, morsures… les aspects impulsifs, répétitifs, Les thérapies
Elles sont superficielles, modérées – les plus de l’automutilation, ainsi qu’une forme Le traitement dépend de la fréquence
fréquentes chez les jeunes – ou majeures. d’insensibilité à la douleur. et de la gravité des ANS, ainsi que
Les ANS sont relativement rares chez des pathologies psychiatriques associées
les adultes : entre 2 et 4 % de la population La séquence (s’il en existe). Si une dépression, un trouble
générale. En revanche, chez les comportementale anxieux ou un trouble de la personnalité
adolescents, le taux de prévalence est Le plus souvent, cinq étapes caractérisent borderline est aussi présent, la prise
beaucoup plus élevé, variant de 21 à 42 % le passage à l’acte automutilatoire impulsif : en charge est plurifocale avec des
selon les études, et les filles sont quatre fois – un événement déclencheur (dispute, psychothérapies et des médicaments.
plus concernées que les garçons. déception, frustration) qui s’accompagne En l’occurrence, la thérapie cognitivo-
d’un malaise croissant sur fond d’humeur comportementale reposant sur le modèle
La psychopathologie dépressive (morosité, tristesse, sentiment de vulnérabilité-stress décrit par Slee
À quoi sont dues les ANS ? Souvent, de vacuité, irritabilité…), voire de torpeur en 2008 se révèle en général efficace
à d’autres problèmes psychopathologiques : ou de dissociation (comme dans le cas chez les jeunes ; on les aide à identifier
dépression, troubles anxieux, trouble de la personnalité borderline) ; les déclencheurs, les affects ressentis
du stress post-traumatique, états – une incapacité à résoudre le problème (angoisse, peur de l’abandon, dégoût…)
dissociatifs. Il existe également des liens et à gérer les affects par ses propres et les pensées pathologiques (« personne
avec les troubles du comportement moyens psychiques, parfois associée ne m’aime », « je suis nul », « je dois me faire
ou des conduites alimentaires, à une sensation de haine envers soi-même ; mal »…). Dès lors, il est plus facile de trouver
la délinquance et la consommation abusive – un besoin irrépressible de se faire d’autres stratégies pour faire face aux
de drogue ou d’alcool. La maltraitance du mal ou d’apaiser ce malaise, problèmes, par exemple apprendre à mieux
durant l’enfance et les violences sans pouvoir y résister ; communiquer sur ses émotions ou utiliser
subies apparaissent aussi comme – une connexion entre le malaise des pratiques autocalmantes reposant
des facteurs de risque importants, ainsi et l’automutilation pratiquée comme sur les sensations : écouter de la musique,
que le trouble de la personnalité borderline. remède, avec un laps de temps très court faire de l’exercice, se promener,
Dans ce dernier cas, des particularités entre la décision et la mise en pratique prendre une douche…

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plaies de cicatriser. « J’aimais le caractère moche,


hideux, mais aussi très esthétique, voire beau, de
mes bras. Alors que maintenant, je les déteste. »
De fait, la laideur de ses cicatrices et l’impact
social la conduiront plus tard à faire appel à la
chirurgie plastique reconstructrice.

LACÉRATION PRÈS DES ORGANES GÉNITAUX


En revanche, contrairement à Ambre, tant
dans le service hospitalier que lors de ses sorties
du week-end, Nina n’exhibait jamais ses scarifi-
cations, étant toujours habillée avec des vête-
ments sombres, amples, à longues manches,
même en été. Elle fuyait tous lieux et activités qui
pouvaient la conduire à montrer son corps.
D’autres régions de sa peau étaient mutilées,
comme les cuisses, avec des lésions pénétrantes,
notamment près des organes génitaux – un point
à ne pas négliger… Son ventre, sa poitrine, ainsi
que ses fesses étaient également meurtris par des
lacérations, pour la plupart superficielles, mais
avec quelques plaies profondes…
Avant son hospitalisation, l’adolescente s’auto-
mutilait après des disputes, des conflits, mais aussi
des déceptions. « Lorsque je me sentais mise de
côté par mes copines, c’était insupportable. C’était
comme si j’étais invisible pour elles, que j’étais
nulle, sans intérêt. Mon angoisse montait et il fal-
lait que ça s’arrête. » Une peur de l’abandon qui la
conduisait à vivre toujours avec intensité et exa-
gération, de sorte qu’elle réagissait fortement à
toute marque de désintérêt ou de doute à son
égard. Elle me décrira aussi de forts états de
dépersonnalisation, au cours desquels elle perdait
son sens identitaire et devenait observatrice d’elle-
même, mais avec un sentiment confus de familia-
rité et d’étrangeté. « Je ne me reconnaissais pas. vis-à-vis de l’autorité et ses problèmes scolaires.
Comme devant la glace où plusieurs fois j’ai eu Elle me racontera même une sorte de rituel qu’elle
l’impression que ce n’était pas moi. » Un état psy- a exécuté avant son hospitalisation : « Comme je
chique très singulier, profondément anxiogène, suis fan d’un groupe de métal allemand, j’écoutais
qui l’a souvent poussée à passer à l’acte. « La cou- un morceau en me coupant les avant-bras jusqu’au
pure et le sang qui coulait me ramenaient presque sang avec une lame de rasoir. » Comme une sorte
instantanément à qui j’étais. J’étais rassurée et de shoot, précisera-t-elle.
même anesthésiée, je ne ressentais plus rien. »
Contrairement à Ambre, je n’ai observé aucun ACCRO AUX SCARIFICATIONS
pincement, ni abrasion, ni grattage, ni morsure, ni De fait, Nina était devenue dépendante,
griffure, ni onychophagie (ongles rongés). En addicte, aux lésions auto-infligées – comme on
revanche, de graves brûlures de cigarettes. « Seule tombe accro à la cigarette ou à l’alcool. Au point
ou lors de soirées, je m’écrasais des cigarettes sur que si on arrivait à empêcher les brûlures durant
les bras, mais aussi sur le ventre. Je le faisais même ses hospitalisations, on ne réussissait pas à éviter
parfois sans que personne ne s’en aperçoive. » Nina qu’elle se scarifie, ses modes opératoires étant
© Podessto/Shutterstock

dissimulera longtemps toutes ces automutilations, extrêmement variés… On contrôlait bien les cou-
au point que ses parents ne découvriront l’ampleur teaux et les ciseaux, mais Nina utilisait aussi des
des scarifications et des brûlures qu’au bout de morceaux de verre ou de plastique, comme des
deux ans environ, tant leur attention était portée couverts, des boîtes de CD, des cartes en PVC (de
sur ses troubles du comportement, son opposition crédit, de fidélité de magasins…), ou encore toutes

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mauvaise personne, sa vie avait alors un sens…


C’était donc dans le vécu de la douleur que Nina
consolidait ses limites identitaires.
En fait, elle ne se mutilait pas au sens littéral
du terme – se priver d’un membre ou d’un
organe –, elle le faisait pour détériorer son
La coupure corps, en particulier certaines régions sexuelles.
Peut-être pour nous mettre sur la piste d’une
et le sang qui coulait explication… ? « Lorsque je regarde mes cica-
Bibliographie

me ramenaient presque
trices, j’arrive à me rappeler, pour certaines, ce
qui les a provoquées… » K. L. Gratz et al.,
Diagnosis and
instantanément AGRESSÉE PAR UN VOISIN
characterization
of DSM-5 nonsuicidal
à qui j’étais. J’étais J’ai alors tenté de comprendre le lien ainsi
évoqué entre le souvenir d’un événement passé,
self-injury disorder

rassurée et même
using the clinician-
peut-être traumatique,  et les scarifications de administered nonsuicidal

anesthésiée,
régions sexuelles… Lors de ma dernière visite, qui self-injury disorder
devait précéder une interruption prévue de plu- index, Assessment, 2015.

je ne ressentais sieurs semaines de son suivi psychologique, j’ai


enfin eu ma réponse : « Si je déteste autant mon
E. D. Klonsky et al.,
The function
plus rien. corps, docteur, c’est parce que j’ai été agressée par
un voisin lorsque j’avais 8 ans. » Jamais, elle n’en
of nonsuicidal self-
injury : Converging
Nina, 14 ans avait parlé. Et si elle mutilait son corps depuis son evidence for
adolescence, c’est parce qu’il était désor- a two-factor structure,
Child and Adolescent
mais « sexualisé » et donc menaçant…
Psychiatry and Mental
On a alors lancé une procédure judiciaire Health, 2015.
auprès du procureur de la République… Puis tous
ces éléments, ainsi que le passage de quelques L. Lundh et al.,
Deliberate self-harm
tests psychologiques, notamment de personna-
and psychological
lité, nous ont conduits à identifier chez Nina un problems in young
mode de fonctionnement pathologique : elle pré- adolescents : evidence
sente une personnalité borderline – une instabi- of a bidirectional
lité constante et une hypersensibilité dans les relationship in girls,
relations à autrui, un trouble de l’image de soi, Scandinavian Journal
des fluctuations extrêmes de l’humeur, ainsi que of Psychology, 2011.
de l’impulsivité. Auxquels s’ajoutent des épisodes M. Chiesa et al.,
sortes de pointes (de compas, punaises…). En de dépersonnalisation. Clinical associations
outre, avant son hospitalisation, Nina adoptait fré- Le traitement mis en place combinait une of deliberate self-injury
quemment d’autres conduites à risques : consom- psycho­thérapie axée sur l’addiction aux scarifica- and its impact on the
mations d’alcool, avec de nombreux épisodes tions, sur la gestion des affects et sur le trouble outcome of community-
d’ivresse, de cannabis, de cocaïne, d’ecstasy… Elle identitaire, avec un suivi dans un centre pour vic- based and long-term
présentait par ailleurs des troubles boulimiques et, times de violences sexuelles, ainsi que des médica- inpatient treatment
for personality disorder,
à plusieurs reprises, avait fugué de chez elle. ments, à savoir un antipsychotique et un stabilisa-
Psychotherapy and
La fréquence et la gravité de toutes ses teur de l’humeur. Nina s’est montrée très Psychosomatics, 2011.
conduites faisaient craindre un suicide, notam- préoccupante encore pendant de longues années…
K. F. W. Dyer et al.,
ment par phlébotomie – section volontaire d’un Mais à partir de l’âge de 20 ans, son état s’est stabi-
Anger, aggression,
vaisseau sanguin au poignet. Or, comme Ambre, lisé, notamment sur le plan scolaire et affectif. and self-harm in PTSD
jamais Nina n’a évoqué le suicide, ni réalisé Aujourd’hui, elle ne se blesse plus volontairement. and complex PTSD,
d’actes avec l’intention de mourir. « Après m’être Ainsi, derrière les scarifications – qui, selon Journal of Clinical
coupée, j’allais mieux, je n’avais plus d’angoisses. mon expérience, semblent de plus en plus fré- Psychology, 2009.
Car j’avais fait mal à mon corps. C’était étrange, quentes chez les adolescents – peuvent se cacher
© Podessto/Shutterstock

J. Paris,
je me sentais vivante. » La jeune fille n’était pas de multiples souffrances psychiques, et des tra- Understanding self-
suicidaire, mais cherchait la légitimité à son exis- jectoires de vie bien différentes. Et il convient de mutilation in borderline
tence en s’abîmant. Comme elle ne mourait pas bien identifier le fonctionnement psychologique personality disorder,
malgré toutes les attaques infligées à son corps, de la personne qui se mutile pour que le traite- Harv. Rev. Psychiatry, 2005.
c’est qu’elle était bien vivante et n’était pas une ment soit efficace. £

N° 147 - Octobre 2022

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