L'apaisement de La Douleur
L'apaisement de La Douleur
L'apaisement de La Douleur
Scarification
L’apaisement
dans la douleur
N° 147 - Octobre 2022
GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychologie clinique et de psychopathologie
à l’université de Bordeaux, chercheur à l’Institut des sciences
criminelles et de la justice, psychologue et psychothérapeute
en cabinet libéral, et expert auprès des tribunaux.
U
EN BREF
£ Ambre et Nina,
deux adolescentes âgées
de 14 ans, sont en échec
scolaire et se scarifient
depuis plusieurs mois,
au point d’alerter
leurs parents.
n mardi matin, une mère
£ Mais Ambre m’appelle dans un état de confusion et d’affole-
ne présente pas d’autres
automutilations et exhibe ment : « Ma fille va très mal. Ses résultats sco-
ses cicatrices, tandis laires s’effondrent et j’ai vu des coupures et des
que Nina se blesse égratignures sur ses avant-bras ! » Cet appel
profondément de provoque un déclic dans mon esprit. J’ai reçu le
diverses manières, même, presque mot pour mot, d’une autre maman
en cachette…
il y a quelques années. Là encore, mêmes symp-
£ Les pratiques tômes, mêmes comportements, mêmes cicatrices.
d’automutilations non Bien sûr, je fixe un rendez-vous à la maman et sa
suicidaires (ANS), comme fille le plus vite possible.
on les nomme, peuvent
être l’expression
de différents troubles DEUX BELLES JEUNES FILLES
psychologiques qu’il AU LOOK VINTAGE
convient de bien Dans la salle d’attente, l’air renfrogné, Ambre,
identifier pour que 14 ans, assise face à sa mère, consulte de façon
le traitement soit efficace.
hypnotique son smartphone. Jolie, brune aux yeux
© andriano.cz/Shutterstock
N° 147 - Octobre 2022
« MAMAN A OUBLIÉ
DE DIRE QUE JE ME SCARIFIAIS »
Ambre a tiré sa chaise de côté pour s’éloigner
de sa mère. Anxieuse, elle se ronge les ongles
sans rien dire et se mord les lèvres convulsive-
ment. Son regard est interrogatif, alerte, à l’affût
de mes moindres faits et gestes. Quand je lui
demande son avis sur ce que sa mère vient de
dire, elle fait un drôle de geste autour de ses poi- Je remarque ainsi les écorchures sur le dos de
gnets, comme si elle se les malaxait – puis me ses deux mains et sur certains doigts, alors que
répond avec vigueur : « Maman a oublié de dire les articulations entre les phalanges ne sont pas
que je me scarifiais. » blessées – si c’était le cas, ce serait peut-être le
Dans le silence de plomb qui suit, je com- signe de coups qu’elle s’inflige. Mais Ambre ne
prends que je dois prendre un moment seul présente ni abrasions profondes, ni brûlures, ni
avec l’adolescente. Alors, entre quatre yeux, trichotillomanie, les fameux arrachages récur-
elle se détend. « C’est bien pour ça que je suis rents des cheveux. En revanche, en voyant
là, n’est-ce pas ? me dit-elle. Inutile de tourner quelques écorchures sur le visage, je suspecte de
autour du pot, depuis que maman a vu mes l’acné excoriée. « Je m’enlève des boutons, des
avant-bras, elle pense que je veux me suicider. croûtes dans mon dos et un peu sur mon visage. »
Alors, vous voulez les voir, mes bras ? » Relevant
sa manche gauche, elle laisse apparaître une UNE ENFANCE MOUVEMENTÉE
série de traits parallèles qui barrent son avant- Comment trouver la clé de ces comportements
bras. Certaines de ces griffures sont rouges, et qu’on appelle automutilatoires ? Il faut commencer
d’autres blanches. Je comprends que les par comprendre qui est Ambre, quelle a été sa vie
blanches sont celles qui ont cicatrisé, alors que et comment tout cela s’est enclenché. Remontons
les rouges sont vives et récentes. donc le temps, comme mes entretiens avec elle
Ambre me montre aussi des incisions, plus m’ont permis de le faire. Les parents d’Ambre se
rares, à son poignet. Puis, sans gêne apparente, me sont séparés il y a deux ans, alors qu’elle était en
présente celles de son avant-bras droit, de ses bras, classe de cinquième. Mère commerciale, père ingé-
et me parle de celles sur ses cuisses. Elle m’explique nieur technico-commercial, Ambre a aussi une
comment elle s’y prend. « Je me gratte beaucoup, sœur de 16 ans en classe de seconde, et un demi-
© ullision/Shutterstock
les avant-bras, les cuisses et aussi les chevilles et frère issu de la première union de son père. Ce
les mains, parfois jusqu’au sang. Il m’arrive aussi frère a maintenant 28 ans et travaille dans la
de me griffer et de me mordre, de me pincer les finance en Angleterre. Depuis la séparation, la
avant-bras et la main, d’où les bleus. Mais jamais jeune fille vit à plein temps chez sa mère avec sa
je ne me frappe ou ne me tape contre les murs. » sœur. Elle me raconte que son père, qui travaille à
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elle. Car la jeune fille finit par comprendre pour- donc à mieux gérer ses affects ; elle travaille aussi
quoi elle se scarifie : elle m’annonce un jour com- sur la manière dont elle se montre aux autres et
ment ses attaques corporelles répondent en fait sur son estime de soi corporelle.
aux attaques qu’elle dit avoir subies l’an passé…
Par son père. UNE GUÉRISON RAPIDE
Comment traite-t-on plus spécifiquement le
SOIGNER DES BLESSURES MORALES problème des scarifications ? Ambre se mutile
C’était il y a environ huit mois. Lors d’un toujours après des situations stressantes (vécues
week-end en compagnie de ses cousins, de son soit au collège avec ses copines, soit à la maison
père et de la nouvelle amie de ce dernier, au cours avec ses parents). Le modèle dit de « vulnérabi-
d’un dîner au restaurant, son papa s’est montré lité-stress » inauguré par la psychologue néerlan-
très disqualifiant et méprisant. « Il a été très daise Nadja Slee (2008), donne de bons résultats
méchant ce soir-là. Devant tout le monde, il m’a pour aborder ces situations. Il permet à Ambre
dit que j’étais moche avec mon nouveau sweat et, d’apprendre à identifier ces événements angois-
pendant que je mangeais, il a annoncé : “Tu me sants et les pensées toxiques automatiques qu’elle
dégoûtes”. Ça m’a rappelé qu’au moment du y associe – par exemple, « me scarifier est le seul
divorce il m’avait déjà dit que j’étais moche avec moyen de me calmer » – de manière à développer
plein de boutons et que je ne savais rien faire. » des stratégies d’apaisement du stress et des cogni-
Ambre a alors coupé les ponts avec son père, tions plus « saines ». Par exemple, elle découvre
se retranchant sur ses copines, alors qu’elle un jour que placer un glaçon sur ses poignets
sombre progressivement dans un refus scolaire apaise son envie de se scarifier.
anxiodépressif. Elle me dit être totalement démo-
tivée vis-à-vis du collège et s’oppose en perma-
nence à sa mère et aux enseignants. Elle se montre
insolente, désagréable et parfois insultante.
L’estime de soi ainsi que l’estime du corps étant
particulièrement abîmées, les automutilations LES SCARIFICATIONS
deviennent le reflet de son intériorité. « Je veux
qu’on voie que si je me mutile, c’est parce qu’on
SELON LA SCIENCE
m’a fait du mal. » Voilà pourquoi elle ne pense pas
au suicide : elle ne souhaite pas mourir. Au L’histoire « automutilation » (self-mutilation)
contraire, ses conduites sont un rempart à la mort. Dès le xixe siècle, des études de cas et « coupure » (cutting), employés à la fin
« Ce sont ces scarifications qui m’empêchent de décrivent des automutilations graves du xxe siècle, entretiennent une confusion
me tuer quand je sens que je n’en peux plus. » associées à des troubles psychiatriques entre scarification, automutilation
Dès lors, je comprends qu’Ambre présente, importants. On en distingue trois types : et suicide. Le terme d’« automutilation »
depuis le divorce, des symptômes dépressifs, des les castrations, les énucléations et les semble donc impropre, car il renvoie
peurs existentielles ; elle est anxieuse et perfection- combustions volontaires, ces actes étant à un dommage invalidant, ce qui n’est
niste, de sorte qu’elle se sent mal lorsqu’elle n’est essentiellement associés à des pathologies pas le cas des scarifications dont l’impact
pas dans la maîtrise. « Je savais que mes parents ne comme la schizophrénie. Les scarifications, physique est généralement modeste.
s’aimaient plus depuis longtemps, mais je pensais du latin scarificare, signifiant « inciser »,
qu’ils resteraient toujours ensemble… Et quand apparaissent surtout dans les années 1960 La définition
mon père a décidé de partir, ça a été terrible. » avec, par exemple, le syndrome de coupure et l’épidémiologie
Le traitement psychothérapeutique entrepris du poignet (syndrom of wrist cutter). Elles Aujourd’hui, par conséquent, on utilise
auprès d’Ambre se révèle rapidement très effi- se définissent alors comme des « incisions davantage les termes suivants : lésions
cace : non seulement parce que la jeune fille ne superficielles de la peau ou des muqueuses, auto-infligées (des tissus corporels) non
souffre d’aucun trouble psychopathologique asso- pratiquées pour provoquer un écoulement suicidaires (non-suicidal self-injury, NSSI)
cié, mais aussi parce qu’elle est avant tout – et de sang ou de sérosité », dont l’objectif ou automutilations non suicidaires (ANS).
enfin – entendue et comprise dans sa souffrance. n’est pas de provoquer la mort, Ainsi, l’ANS est un nouveau diagnostic
Le fait de lui donner un espace de parole l’aide à à la différence des phlébotomies psychiatrique qui correspond
panser ses blessures liées à la séparation de ses (des coupures d’un vaisseau sanguin à la destruction auto-infligée de tissus
parents et à sa relation conflictuelle avec son du poignet), en général considérées corporels sans intention suicidaire et, dans
père. En utilisant le concept de Moi-Peau, déve- comme des conduites suicidaires. la dernière édition du Manuel diagnostique
loppé en 1985 par le professeur de psychologie et Cependant, les termes comme et statistique des troubles mentaux (DSM-5),
psychanalyste français Didier Anzieu, ma jeune « parasuicide », « comportement il n’est plus (obligatoirement) associé au
patiente réussit ainsi à mieux définir la limite d’automutilation » (self-injurious behavior), trouble de la personnalité borderline.
entre son monde interne et le monde social, et
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Les ANS correspondent à un éventail large neurobiologiques peuvent être observées, automatique (parfois ritualisée) ;
de pratiques qu’un individu s’inflige sans notamment sérotoninergiques – une sensation rapide de soulagement,
intention consciente de s’ôter la vie : – la sérotonine étant un neurotransmetteur dont la durée est variable.
ecchymoses volontaires, scarifications, important dans l’humeur –, ce qui explique
abrasions, brûlures, coups, morsures… les aspects impulsifs, répétitifs, Les thérapies
Elles sont superficielles, modérées – les plus de l’automutilation, ainsi qu’une forme Le traitement dépend de la fréquence
fréquentes chez les jeunes – ou majeures. d’insensibilité à la douleur. et de la gravité des ANS, ainsi que
Les ANS sont relativement rares chez des pathologies psychiatriques associées
les adultes : entre 2 et 4 % de la population La séquence (s’il en existe). Si une dépression, un trouble
générale. En revanche, chez les comportementale anxieux ou un trouble de la personnalité
adolescents, le taux de prévalence est Le plus souvent, cinq étapes caractérisent borderline est aussi présent, la prise
beaucoup plus élevé, variant de 21 à 42 % le passage à l’acte automutilatoire impulsif : en charge est plurifocale avec des
selon les études, et les filles sont quatre fois – un événement déclencheur (dispute, psychothérapies et des médicaments.
plus concernées que les garçons. déception, frustration) qui s’accompagne En l’occurrence, la thérapie cognitivo-
d’un malaise croissant sur fond d’humeur comportementale reposant sur le modèle
La psychopathologie dépressive (morosité, tristesse, sentiment de vulnérabilité-stress décrit par Slee
À quoi sont dues les ANS ? Souvent, de vacuité, irritabilité…), voire de torpeur en 2008 se révèle en général efficace
à d’autres problèmes psychopathologiques : ou de dissociation (comme dans le cas chez les jeunes ; on les aide à identifier
dépression, troubles anxieux, trouble de la personnalité borderline) ; les déclencheurs, les affects ressentis
du stress post-traumatique, états – une incapacité à résoudre le problème (angoisse, peur de l’abandon, dégoût…)
dissociatifs. Il existe également des liens et à gérer les affects par ses propres et les pensées pathologiques (« personne
avec les troubles du comportement moyens psychiques, parfois associée ne m’aime », « je suis nul », « je dois me faire
ou des conduites alimentaires, à une sensation de haine envers soi-même ; mal »…). Dès lors, il est plus facile de trouver
la délinquance et la consommation abusive – un besoin irrépressible de se faire d’autres stratégies pour faire face aux
de drogue ou d’alcool. La maltraitance du mal ou d’apaiser ce malaise, problèmes, par exemple apprendre à mieux
durant l’enfance et les violences sans pouvoir y résister ; communiquer sur ses émotions ou utiliser
subies apparaissent aussi comme – une connexion entre le malaise des pratiques autocalmantes reposant
des facteurs de risque importants, ainsi et l’automutilation pratiquée comme sur les sensations : écouter de la musique,
que le trouble de la personnalité borderline. remède, avec un laps de temps très court faire de l’exercice, se promener,
Dans ce dernier cas, des particularités entre la décision et la mise en pratique prendre une douche…
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dissimulera longtemps toutes ces automutilations, extrêmement variés… On contrôlait bien les cou-
au point que ses parents ne découvriront l’ampleur teaux et les ciseaux, mais Nina utilisait aussi des
des scarifications et des brûlures qu’au bout de morceaux de verre ou de plastique, comme des
deux ans environ, tant leur attention était portée couverts, des boîtes de CD, des cartes en PVC (de
sur ses troubles du comportement, son opposition crédit, de fidélité de magasins…), ou encore toutes
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me ramenaient presque
trices, j’arrive à me rappeler, pour certaines, ce
qui les a provoquées… » K. L. Gratz et al.,
Diagnosis and
instantanément AGRESSÉE PAR UN VOISIN
characterization
of DSM-5 nonsuicidal
à qui j’étais. J’étais J’ai alors tenté de comprendre le lien ainsi
évoqué entre le souvenir d’un événement passé,
self-injury disorder
rassurée et même
using the clinician-
peut-être traumatique, et les scarifications de administered nonsuicidal
anesthésiée,
régions sexuelles… Lors de ma dernière visite, qui self-injury disorder
devait précéder une interruption prévue de plu- index, Assessment, 2015.
J. Paris,
je me sentais vivante. » La jeune fille n’était pas de multiples souffrances psychiques, et des tra- Understanding self-
suicidaire, mais cherchait la légitimité à son exis- jectoires de vie bien différentes. Et il convient de mutilation in borderline
tence en s’abîmant. Comme elle ne mourait pas bien identifier le fonctionnement psychologique personality disorder,
malgré toutes les attaques infligées à son corps, de la personne qui se mutile pour que le traite- Harv. Rev. Psychiatry, 2005.
c’est qu’elle était bien vivante et n’était pas une ment soit efficace. £
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