Trouvez Sa Raison D'etre Quand - William Rejault

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Du même auteur, aux éditions Leduc

C’est l’histoire d’un zèbre, 2020


Mon oracle de l’hypersensibilité, 2021
Journal de bord pour atypiques, hypersensibles et autres zèbres,
2021

William Réjault est l’auteur de dix livres dont le best-seller C’est


l’histoire d’un zèbre. Après avoir été infirmier, il enseigne et travaille
désormais dans la communication. Il partage son expérience depuis
2003 sur son site : https://deuxiemepartiedevie.substack.com/

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement


réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au
profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette
œuvre est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue
par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété
intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte
à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles
ou pénales.

Édition : Muriel Villebrun


Correction : Clémentine Sanchez
Design de couverture : Laure Faucon
Illustration de couverture : Adobe Stock

© 2022 Éditions Leduc (ISBN : 979-10-285-2537-8) édition


numérique de l’édition imprimée © 2022 Éditions Leduc (ISBN : 979-
10-285-2375-6).

Rendez-vous en fin d’ouvrage pour en savoir plus sur les éditions


Leduc
Ce livre est basé sur les travaux et les recherches de Martin
Serralta, avec son aimable autorisation.
Sommaire
Auteur

Introduction - Un bien mauvais burn-out

1 - Souvenirs
Jour 1 - Qu'est-ce que j'aimais faire particulièrement en tant qu'enfant ?
Jour 2 - Qui étaient mes héros d'enfance et d'adolescence ?
Jour 3 - Quelle est l'expérience personnelle qui m'a le plus bouleversé(e) ?
En quoi m'a-t-elle influencé(e) ?
Jour 4 - Quel est le projet ou la réalisation dont je suis le ou la plus fier/fière ?

2 - Élans
Jour 5 - Qu'est-ce que j'adore faire aujourd'hui ? Professionnellement ?
Personnellement ?
Jour 6 - Qu'est-ce qui me donne de l'énergie ?
Jour 7 - Quelles sont les causes qui me mobilisent ou déclenchent de la colère
en moi ? Donner un ou des exemples concrets.
Jour 8 - « Quand je suis libre d'être vraiment moi-même, je… » (Terminer
la phrase)
Jour 9 - Quand est-ce que je me sens vivant(e) ?
Jour 10 - Quelles sont les œuvres d'art qui me bouleversent ?

3 - Le Beau et le Bien pour moi


Jour 11 - Dans quel lieu, quel cadre, je me sens vraiment vivant(e) ?
Jour 12 - Qu'est-ce que le Bien pour moi ? D'où cela vient-il ?
Jour 13 - Qu'est-ce que le Bien commun pour moi ?

4 - Regards externes pour guider


Jour 14 - « On dit de moi que… » (Terminer la phrase)
Jour 15 - « Mes parents ou mon/ma conjoint(e) disent que ma plus grande
qualité est… » (Terminer cette phrase)
Jour 16 - Mes clients, mes collègues me remercient spécialement pour…
Jour 17 - Pourquoi les autres sont prêts à me payer, à me faire contribuer
ou à me confier des responsabilités ?

5 - Regard sur moi


Jour 18 - Qu'est-ce que je me reconnais (réellement) comme qualités ?
Jour 19 - Quel est mon plus grand talent ?
Jour 20 - Pourquoi suis-je quelqu'un de bien ?

6 - Convictions profondes
Jour 21 - Quelles sont mes trois convictions les plus importantes dans la vie ?
(Trois seulement, il faut choisir.)
Jour 22 - Pour quelles choses est-ce que je dépense mon argent de façon
déraisonnable (selon moi) mais tellement satisfaisante ? Pourquoi ?

7 - Rêves et projections
Jour 23 - Quel est le travail de ma vie ?
Jour 24 - Quel est le top 5 de ma bucket-list (la liste des choses à faire
absolument avant de mourir) ? Qu'est-ce que ça dit de moi ? Quels sont
les points communs de ces rêves ?
Jour 25 - Quelle est ma projection à dix ans, mon futur souhaitable ?
Jour 26 - À quoi ressemble mon moi idéal ? Quelle en est mon image mentale ?

8 - Expériences de pensée
Jour 27 - Si je devais donner un seul conseil à l'ado que j'étais à 15 ans, quel
serait-il ? J'imagine : je me rencontre dans le temps quelques minutes et puis
je repars. Un seul conseil. Il ou elle a confiance en moi, il ou elle m'a reconnu(e)
et sait que je ne mens pas.
Jour 28 - « Si je n'étais pas obligé(e) de travailler, je… » (Terminer la phrase)
Jour 29 - Si j'avais trois mois, dix personnes à mon service et un million d'euros
à dépenser, à quoi les consacrerais-je ?
Jour 30 - Je fais une conférence de 45 minutes devant les Nations unies.
Ils sont obligés de m'écouter. Je leur dis quoi ?

Synthèse

Quelques références

Remerciements

Les éditions Leduc


INTRODUCTION
UN BIEN MAUVAIS BURN-OUT

En 2019, j’ai fait un burn-out.


En d’autres termes, je suis mort de l’intérieur à cause de mon travail.
J’ai dû accepter de prendre des antidépresseurs pour ne pas
commettre un geste irréparable, des anxiolytiques pour supporter les
crises d’angoisse qui survenaient n’importe quand (surtout en
seconde partie de nuit). J’ai pris rendez-vous chez une psychologue.
Nous nous sommes vus une fois par semaine. J’ai découvert avec
elle que je souffrais d’un syndrome de stress post-traumatique
depuis ma petite enfance qui était réactivé par les situations de
conflit, surtout au travail.
J’ai appris aussi – mais ça n’a pas été une surprise – que mon
niveau d’amour-propre était très bas et qu’il fallait impérativement
que je m’aime plus afin de mieux accueillir les critiques et les éloges
d’autrui, de ne pas prendre trop à cœur tout ce que j’entendais. Il
fallait, pour continuer à vivre, être capable de me supporter chaque
jour avant de m’aimer a minima. Puis de m’aimer carrément. Je
trouvais la tâche insurmontable et je ne pouvais pas surmonter
l’homme que je dévisageais dans le miroir.
J’ai la chance inouïe d’avoir un mentor et un ami qui se nomme
Martin Serralta. Un homme généreux qui réfléchit depuis des années
à la Raison d’Être, à l’ikigaï. Martin propose des formations d’une
intelligence rare sur cette thématique. J’ai repris dans ce présent
livre l’ensemble du questionnaire qu’il a créé afin de nous aider à
retrouver notre Raison d’Être. La retrouver et non la trouver, car elle
existe déjà en nous depuis notre petite enfance et « ils » se sont
bien acharnés à l’enfouir sous des couches de remarques, de micro-
agressions, d’angoisses et de projections qui n’appartiennent qu’à
eux.
Quand on me demande comment je vais, je réponds toujours par
provocation :
– « Oh, moi, tu sais, à mon âge, j’attends la mort… »

Ça me faisait beaucoup rire de dire ça à 20 ans, tellement je trouvais


inconcevable l’idée de mourir.
À 48 ans, ça me fait beaucoup moins rire, car la probabilité est bien
plus élevée et – surtout – j’ai presque intégré que j’allais
probablement mourir pour de vrai un jour. Je n’en suis pas encore
totalement convaincu cependant. Et vous ?
C’est dans les yeux des recruteurs que j’ai capté à quel point
j’approchais du cimetière. Oui, mon retrait subit du marché de
l’emploi (et donc ma mort imminente, car nous vivons dans une
société où le travail nous définit, nous ouvre toutes les portes et
nous apporte joie, apaisement et salaire), je l’ai vu dans le regard de
ceux qui souhaitaient m’embaucher, il y a deux ans à peine.
Avant, tout allait bien.
J’ai la chance d’avoir commencé une deuxième carrière
professionnelle sur le tard. J’étais infirmier jusqu’à mes 34 ans. J’ai
complètement bifurqué. Me voilà depuis maintenant treize ans dans
« le tertiaire ». Depuis mon départ de l’hôpital, j’ai bossé dans
l’enseignement supérieur, à la création d’un média participatif, pour
une chanteuse à succès, pour la plus grande maison de disques au
monde, pour une chaîne de télé, pour un grand groupe
agroalimentaire, et désormais, dans un institut de prospective. Pour
ceux que ça intéresse, j’ai décrit mon parcours dans mon livre C’est
l’histoire d’un zèbre1, avec ce que j’ai appris et ce que j’ai mis en
place pour survivre dans tous ces milieux différents. Ce fut dur,
souvent, passionnant, toujours, formateur, tellement.
Il y a deux étés, j’ai donc été approché par un énième chasseur de
têtes. Il me voyait à la tête de la rédaction d’un gros site culturel
web. J’avais le profil parfait selon lui, qui place des gens bien coiffés
toute l’année avec des salaires à six chiffres. Il en voit passer, du
candidat.
Rendez-vous était pris dans le sud de la capitale. La recruteuse (qui
serait ma N+1) me met sur le gril pendant plus d’une heure. Mon
parcours la dérange un peu, mais elle ne me livre pas vraiment le
fond de sa pensée, je sens que quelque chose la chiffonne et je
n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Elle finit par me dire que je suis
trop vieux pour le site, que je n’aurai pas les bonnes références
culturelles. Pas dans ces termes, bien sûr. En me raccompagnant à
l’ascenseur, elle finit par me lâcher que dans le fond, je suis « trop
vieux tout court » car ils recherchent un profil plus junior mais avec
mon expérience.

C’est la première fois de ma vie qu’on me dit que je suis trop vieux
pour un job, je le prends à la légère. Quelle idiote, elle ne sait pas ce
qu’elle perd, je fanfaronne, je repousse l’idée noire qui tente de
s’incruster dans mon arrière-plan mental : « Tu es bon à jeter,
désormais. »
Deux semaines plus tard, une vice-présidente d’un grand groupe
m’approche. Elle a entendu parler de moi, elle monte un programme
de reverse mentoring (des jeunes qui forment des vieux), elle réunit
plein de hauts cadres de son grand groupe à la montagne pour « les
former au web » et aimerait que je leade le groupe
« Snapchat / TikTok for brands ». Les doigts dans le nez… Nous
passons soixante-dix minutes au téléphone, elle adore tout ce que je
propose, les ateliers interactifs, les exercices, les slides animées, les
GIF, elle me trouve formidable, elle est enchantée qu’on lui ait donné
mon nom. Elle me googlise, trouve mon site, mes livres et
s’exclame : « Ah ! Mais vous avez une page Wikipedia, William ? La
classe ! »
Et puis, là, silence. Je sens un malaise s’installer.
– « Tout va bien ?
– Mais… Vous avez 45 ans, William ?
– Oui, j’ai 45 ans, mais je sais que je ne les fais pas. » (Sourire.)
Visiblement, si.
La dame me dégage alors en moins de vingt minutes, me proposant
sans vergogne de former en mode intensif sa jeune stagiaire d’une
grande école (pas vraiment intéressée). Une formation qu’elle me
payera rubis sur l’ongle, afin que sa jeunette forme des vieux « de
mon âge » pendant l’événement. Dans la logique du reverse
mentoring, quoi. L’honneur est sauf.
Certes.

On nage aussi en pleine connerie humaine : quelle perte de temps


et de savoir. Et puis zut, c’est de mon honneur aussi, dont on parle
là ! Je serais trop ridé pour monter sur scène, mais pas pour souffler
le texte depuis les coulisses ? Elle s’étonne longuement,
lourdement, stupidement qu’à mon âge je sois toujours aussi
compétent sur ces « trucs de jeunes » et s’excuse enfin : « Je ne
peux décemment pas vous demander de former des gens de votre
âge, vous n’allez pas être crédible sur ce sujet… Ou moi… »
Je ressors de là un peu désespéré du genre humain. Je refuse la
mission, bien évidemment. La chasseuse de têtes me recontacte
deux mois après : le petit jeune qu’ils avaient embauché à ma place
pour la rédaction en chef du site culturel ne fait pas l’affaire, il a
finalement un profil bien trop junior et se fait manger tout cru par les
vieux journalistes, les vieux développeurs, les vieux interlocuteurs
(de 37 ans, hein…) qu’il trouve en face de lui et qui lui mènent la vie
dure.
La recruteuse veut me revoir. Nous repassons deux heures
ensemble. Je ne moufte pas même si je meurs d’envie de lui dire
que je n’ai pas rajeuni depuis le dernier échange ! Nous reprenons
point par point la même conversation qui s’est tenue deux mois
auparavant. Elle me pose les mêmes questions, je lui sors les
mêmes références culturelles. Je ne suis pas totalement stupide non
plus donc j’ai ajouté dans le lot quelques noms d’artistes plus
« branchés » qu’elle aimera probablement entendre et que j’écoute
déjà tout seul sans qu’on me demande mon avis.

Au détour d’une phrase, elle lâche le nouveau nœud du problème :


j’ai deux ans de plus qu’elle et c’est une situation inédite. Sous-
entendu : comment elle va faire pour manager un « vieux » ?
Ah. Je ne dis rien, bien sûr.
Dans ma tête, c’est moi qui la trouve plus âgée qu’une pyramide
d’Égypte, mais qui suis-je, dans le fond ? Un petit infirmier monté de
son Pays basque à Paris et qui, par chance, par hasard,
éventuellement par sa compétence, a su se frayer un chemin dans
des univers fous et passionnants à la fois.
Elle ne me reprend pas pour le poste, embauche une jeunette qui
tient six mois, et puis un autre jeune encore, qui tient un an. L’offre
d’emploi m’est repassée sous le nez sur LinkedIn le mois dernier.
Visiblement, l’absence de rides et la chair ferme ne garantissent pas
à la personne la pérennité du poste. Je ne vais pas pleurer.
Je me prends donc trois fois dans la figure en quelques mois que je
suis devenu vieux. Soudainement, ma traditionnelle blague sur le fait
que j’attends la mort me semble beaucoup, beaucoup moins drôle.
C’est un fait, alors ? Désormais, je n’aurai plus de perspectives ?
J’en parle à ma coach pro, Florence, qui a fait de moi l’employé
modèle que je suis devenu et celle-ci me sourit :
– « Mais enfin, William, vous n’allez pas écouter ces bêtises ? C’est
une idiote, cette recruteuse. En plus, il est sans intérêt pour qui vous
êtes profondément, ce job. Vous avez déjà fait ça en mieux et
internationalement. Ce n’est pas vous, ce job. C’est un cadeau qu’on
vous fait en ne vous prenant pas. Vous êtes tellement plus
intéressant que ce job, maintenant. Vous n’avez jamais été autant à
votre place que depuis deux ans. Vous déchirez partout où vous
passez. Acceptez-le.
– Oui mais… Je suis sur ma fin de carrière, là…
– Non, c’est bien plus excitant, vous entamez votre deuxième partie
de vie.
– Et il y a des gens qui en veulent encore, vous croyez ?
– Oui, si vous déterminez enfin votre Raison d’Être (votre ikigaï) et
que vous vous y accrochez, quels que soient le salaire ou les
paillettes qu’on vous promet en face. C’est ça, aussi, votre
problème, William : vous refusez d’admettre ce pour quoi vous êtes
venu sur Terre. Votre place. Ce pour quoi vous êtes le meilleur. Vos
talents. Jusqu’à maintenant, j’ai travaillé avec vous pour vous
adapter aux situations complexes et vous "faire délivrer" un
maximum sur les demandes de vos employeurs. Vous vous rendez
compte que vous travaillez pour leur faire plaisir ? Mais où vous
situez-vous, là-dedans, vous ? Où êtes-vous ?
– Oui, oh, le plaisir, vous savez… Moi, j’ai des mensualités à
rembourser.
– Vous pourriez les rembourser deux fois plus vite si vous assumiez
votre Raison d’Être. Et le plaisir qui en découlera.

– On est obligés de revenir à ça à chaque fois qu’on se parle ?


– Je ne vous lâcherai pas tant que vous ne l’aurez pas trouvée ! »
J’avais appris un jour, dans un documentaire de Martin Scorsese
consacré à George Harrison2, que le but de la vie, d’après l’ancien
Beatles, était de surmonter ses peurs, d’assumer ses désirs et de
délivrer le potentiel maximal de son être au monde, de faire entendre
sa voix unique, pour pouvoir mourir sans regrets, sereinement.
George ne rêvait que de musique indienne, de méditation, d’un foyer
paisible, d’anonymat et de tranquillité. Il était « né » Beatles et il
mourut Beatles d’un cancer généralisé, à 58 ans, dans une grande
paix intérieure, après avoir accepté qui il avait été et ce qu’il avait
représenté pour le monde, enfin.
Soit. En ce cas, je veux bien attendre la mort, mais dans la sérénité
et l’apprentissage. J’ai donc pensé à Martin et à son questionnaire.
J’ai capitulé, d’une certaine manière. Je me suis dit que tous ces
gens qui venaient à sa formation en ressortaient secoués mais ravis.
On ne devient pas heureux en achetant des smartphones, en fuyant
son quotidien ou en regardant son compte en banque. Le chemin
vers l’amour de soi passe par quelques étapes un peu pénibles : se
regarder dans la glace et s’aimer car nous n’avons pas de
plan/corps B. Se poser les bonnes questions et accepter d’y
répondre. Mettre en œuvre le changement qui nous ramène vers
notre élan vital. Le bonheur, l’équilibre, la congruence, tout cela se
construit.
Avec sincérité et sans tricher, je vous propose de partager ici, dans
les trente jours à venir, le chemin vers ma/votre Raison d’Être. J’ai
fini par trouver la mienne. Je l’ai joliment calligraphiée et je l’ai
encadrée au-dessus de mon bureau. Je ne vous la livrerai pas telle
que je l’ai rédigée, elle m’appartient sous sa forme définitive, mais
j’ai été honnête ici dans mon cheminement intellectuel et j’ai laissé
toutes mes interrogations, mes colères, ma surprise aussi, face à
certaines questions. Ce n’est pas un chemin facile. Pour vous aider
à réfléchir, entre deux questions, je vais également vous faire
rencontrer des humains passionnés.
J’aime beaucoup ce proverbe anglais qui dit « If you don’t trust the
3
guy, trust the process ». Prenons le temps pendant ces trente
prochains jours de laisser s’installer un rituel entre vous et vous. Un
processus de révélation. Laissez-moi vous raconter cette route, cette
voie vers un équilibre, mieux : une évidence vitale.

Ce chemin, je vais vous expliquer comment je le comprends,


comment je le vis, comment je refuse toujours de l’emprunter encore
parfois, malgré l’évidence, comment il s’impose lentement à nous à
la seconde où nous nous acceptons tels que nous sommes, dans la
nudité de notre être, dans l’absolue solitude de notre condition et
dans la certitude encore plus absolue que nous mourrons tous,
bientôt, un jour, probablement seuls, en ayant – je nous le souhaite –
compris ce que nous foutions ici, ayant utilisé notre temps restant
pour créer un maximum d’impact et admis que cette acceptation de
notre Raison d’Être est capitale pour notre apaisement, notre
équilibre et le bonheur de ceux qui nous entourent.
Oui, rien que ça…

INSTRUCTIONS
Ce livre, vous ne devez pas le parcourir en quelques heures. Si vous
essayez de répondre à toutes ces questions en une soirée, vous
aurez la tête bien trop farcie pour accoucher de quelque chose de
correct, et le dévorer ne vous aidera certainement pas à pondre
votre Raison d’Être.
Faites-moi confiance. Ne soyez pas impatient.

Mon conseil : achetez-vous un beau carnet, un beau stylo et lisez


chaque jour un chapitre du livre au petit matin, en vous réveillant.
Imprégnez-vous de la question, recopiez-la à la main dans votre
cahier et… partez travailler ou vaquez à vos occupations. Laissez
agir le chapitre en vous toute la journée, n’hésitez pas à poser
innocemment la question aux gens que vous rencontrez, écoutez-les
vraiment, sans juger, sans les couper dans leur élan. S’ils vous
demandent pourquoi vous les questionnez, ne leur dites pas la
vérité. Le travail sur la Raison d’Être est secret jusqu’à la fin. Passez
la journée avec cette question en arrière-plan. Laissez infuser cette
demande du jour.
Quand vous vous sentez prêt, en fin d’après-midi, prenez un temps
pour vous. Isolez-vous, mettez des boules Quiès ou un casque
antibruit. Fermez la porte à clef et demandez bien que l’on ne vous
dérange pas. Reprenez votre cahier et écrivez à la main la réponse
à la question, sur quelques paragraphes. Si l’envie vous prend de
continuer à écrire, ne vous refrénez pas, continuez sur deux à trois
pages, sans réfléchir, sans y mettre la moindre intention littéraire,
analytique ou psychologique. Tout doit sortir autour de ce que vous
inspire la question du jour, dans le contexte de la journée écoulée.
Ça et le reste. Écrivez, videz-vous la tête, ne vous souciez de rien.
Associez des images, laissez glisser le stylo. Pas de pression,
presque de l’écriture automatique.
Le soir, avant de vous coucher, avec un surligneur, revenez sur vos
écrits et fluotez/soulignez les parties qui vous semblent les plus
intéressantes. Celles en rapport avec la question, celles qui n’ont
rien à voir avec la question, tout ce qui vous semble avoir un sens
pour vous ce soir.
Endormez-vous sur ces pensées.
Au petit matin, reprenez le cahier, la question du jour et
recommencez comme la veille, pendant trente jours d’affilée.
Vous allez voir, quelque chose va se débloquer. Si tout se passe
bien, si vous avez pris le temps d’une question par jour, si vous avez
bien écrit vos pages et fluoté vos meilleurs passages, vous allez peu
à peu exhumer votre Raison d’Être enfouie, comme un archéologue
moustachu retrouvant un trésor oublié depuis des millénaires, sous
le temple près du Nil.
Bonne route !

PRÉALABLE AUX QUESTIONS


1. Suspendez tout jugement moral.
2. Ne cherchez pas à faire un objet de communication – cet
exercice est juste pour vous.
3. Ne vous forcez pas à entrer dans un cadre.
Répondez le plus spontanément possible à toutes ces questions et
formalisez vos réponses par écrit. N’en parlez à personne avant
d’avoir fait au moins une fois le processus complet.

1. Éditions Leduc, 2020.


2. George Harrison: Living in the Material World, réalisation Martin
Scorsese, 2011.
3. « Si vous n’avez pas confiance en l’homme, faites confiance au
processus. »
SOUVENIRS
JOUR 1

Qu’est-ce que j’aimais faire


particulièrement en tant qu’enfant ?

Commençons par mon agacement d’adulte devant répondre à


cette question.
Agacé pour plusieurs raisons : que tout soit toujours ramené à
l’enfance (les traumatismes, les émois, les fixations névrotiques,
etc.) et que je doive une fois de plus m’y replonger pour en extraire
quelques souvenirs pour un questionnaire. Je n’ai pas spécialement
aimé mon enfance, comme beaucoup, pour des raisons diverses.
Je ne l’ai pas aimée non plus parce que je m’ennuyais énormément
dans mon milieu familial, perdu au fond de la région Nouvelle-
Aquitaine à une époque où les numéros de téléphone fixes ne
comprenaient que six chiffres, entouré de champs de maïs, de
vaches et de rien d’autre.
L’océan était à une heure de route, la montagne aussi.
On voyait les Pyrénées depuis le jardin, quand il allait pleuvoir le
lendemain. On captait trois chaînes puis une quatrième, avec un
gros décodeur noir. Il fallait rentrer à la main le code chaque début
de mois pour accéder aux programmes en crypté.
Le premier cinéma était à quinze kilomètres. Le premier théâtre à
trente. Pas de centre commercial, pas d’hypermarché. Pas
d’aéroport, pas de gare. Pas de musée, de statue ou de lieu culturel
pour échanger.
J’étais seul à mourir et les journées semblaient durer des semaines,
surtout l’été. Je n’étais pas compris par les enfants, je n’étais pas
compris par les adultes.
Hyperactif et surdoué non dépisté, je passais pour un casse-pieds.
J’étais agaçant, agacé et très triste de ne pas trouver de partenaires
de jeux. Les autres enfants me semblaient fades, les adultes
m’intéressaient beaucoup mais je n’avais pas le droit de leur parler,
je ne mangeais pas à leur table.

Au fond de moi, j’espérais que j’allais m’amuser plus tard, et


d’ailleurs, j’ai coutume de dire que mon existence dans le monde a
démarré… à 27 ans. Avant, je ne me sentais pas vraiment exister.
En quelques mois, en rencontrant la bonne personne, j’ai appris à
aimer, j’ai voyagé loin. Hong Kong fut ma première destination long-
courrier peu de temps avant l’an 2000. L’aventure n’était pas au coin
de la rue, c’était moi, enfin, l’aventure, et c’était moi, enfin, qui
provoquais le destin.
Alors, quand on me demande ce que j’aimais faire enfant, je prends
sur moi et je soupire. Vraiment ? Faut-il de nouveau se plonger dans
cette torpeur monotone ? De ces maigres souvenirs devrait rejaillir
ma Raison d’Être ? Soit. J’espère que la vôtre sera plus évidente à
rattacher à vos premiers jeux que la mienne, car personnellement, je
ne vois pas le rapport.
Enfant, j’aimais lire et je dévorais les ouvrages que j’empruntais à la
douzaine à la bibliothèque. J’atteignais la limite maximale d’emprunt
à chaque passage, et comme le lieu n’était ouvert que le mercredi et
le samedi, je n’avais pas intérêt à me tromper. J’ai attendu bien des
heures sur les marches de la bibliothèque qu’elle ouvre enfin.
J’aimais l’odeur des livres, leurs couleurs fanées, les fiches contre la
couverture qui donnaient les noms des personnes ayant lu le livre
avant moi, avec le tampon indiquant la date d’emprunt et celle de
retour.
J’aimais raconter des histoires, comme tous les enfants. Les
miennes étaient écrites : j’aimais les rédactions, les sujets ne me
paniquaient jamais, au contraire, j’avais même un jour utilisé les
trois heures imposées pour composer deux rédactions différentes,
ce qui aurait pu me coûter un zéro pointé mais me rapporta la fierté
d’être lu par l’enseignante devant toute la classe et un double 18/20.
J’aimais jouer à l’animateur télé et composer des fiches questions.
J’organisais pour les autres enfants des émissions spéciales où il n’y
avait rien à gagner, si ce n’est l’excitation de participer.
J’aimais bouger sans cesse, enfant : prendre mon vélo pour aller de
droite à gauche et de gauche à droite, aussi loin et aussi longtemps
que je pouvais. Ce sentiment et cette urgence ne m’ont jamais
quitté. J’aime m’échapper de chez moi pour un oui ou pour un non.
Adulte, c’est toujours le mouvement qui m’attire, moins la
destination. Je n’aime pas rester en place. J’aime l’odeur du matin
tout autant que la promesse de l’aube. Aurais-je dû devenir
boulanger ? Hum. Je me souviens de l’avertissement de
Martin Serralta : « Attention à ne pas vouloir faire émerger une
réponse utilitariste à ces émotions qui jaillissent ! » En répondant à
ces questions, je ne suis pas à la recherche d’une nouvelle carrière,
du métier que j’aurais dû choisir, je cherche à faire émerger de mes
émotions qui j’étais et ce qui me mettait en mouvement (au sens
propre comme au sens figuré, dans mon cas).
J’aimais aller à l’école et l’odeur de la cire que nous étalions à mains
nues sur les tables, le samedi matin. J’aimais l’odeur de la craie,
l’odeur de l’éponge, l’odeur des vieilles cartes des années 1950 et
l’odeur de graille de la cantine. C’était une époque sans
diététiciennes, sans normes sanitaires absurdes, sans règlements
internes drastiques. Les cuisinières nous régalaient d’abats, de
restes, de soupes. Tout était fait maison, tout était acheté
localement, tout était avalé sans broncher. J’aimais l’école
probablement parce que j’aimais – et j’aime toujours – apprendre.

Martin Serralta, pourquoi cette question 1 ?

Le questionnaire vise à chercher en soi la réponse, c’est d’ailleurs pour ça


qu’on dit « révéler sa Raison d’Être » et non la définir ou la choisir. Tout ce
processus est une lente histoire de révélation de quelque chose qui existe
déjà. Imagine ta Raison d’Être comme un trésor enfoui dans un gros rocher
artificiel, comme un de ces vieux bunkers sur les plages de l’Atlantique, un
bon gros rocher carré et gris reposant sur ton trésor, trésor sur lequel « on »
a projeté du ciment, ce qui lui donne une taille impressionnante. L’idée, avec
ces questions, est de tailler, de faire émerger des ouvertures, ou de réaliser
des sondages pour laisser passer un peu de lumière… et puis beaucoup.

On commence donc cette révélation de la Raison d’Être par une série de


questions sur l’enfance parce que l’enfance est un moment précieux où
l’enfant a encore reçu le moins de béton sur lui… En puisant dans ses
souvenirs, on vient chercher sa propre capacité d’enfant à se connecter de
manière organique à son élan vital d’une façon beaucoup plus forte que chez
les adultes sur qui on a martelé, configuré, restreint, limité toute la
dynamique à travers l’éducation, les privations diverses, les codes sociaux,
les représentations, les besoins de consommation, etc.

La majorité des enfants de 5 à 8 ans que nous fûmes étaient en conscience


d’eux-mêmes et ont des souvenirs vagues ou précis. Une fois qu’ils sont
devenus adultes, si on leur pose la question de ce qu’ils adoraient faire, on
essaye de les reconnecter précisément à ce type d’énergie perdue ou
bétonnée. Ce que l’on va chercher dans l’ensemble de ces souvenirs, dans
tout ce questionnaire, ce sont les dénominateurs communs : certains adultes
auront des souvenirs sociaux, d’interactions avec d’autres, d’autres auront
des souvenirs créatifs, d’autres encore des souvenirs de réalisation,
d’exploration, de découverte, de curiosité, etc.

(…) Je connais quelqu’un qui, dans sa vie d’adulte, est dans une obsession
de la sécurité, probablement liée dans sa tête à des traumas de la prime
enfance, traumas qu’il a transposés à sa manière actuelle d’agir au monde. À
travers cet exercice, il s’est reconnecté à ses souvenirs d’enfance et il s’est
souvenu qu’il adorait explorer autour de chez lui, être dans une forme
d’héroïsme aventurier. (…) En se reconnectant à cette énergie vitale oubliée,
il a pu prendre conscience de ses besoins d’hypersécurité, et en même
temps, de son besoin d’exploration et de découverte qui ne se traduisait que
par des voyages à l’étranger, de temps en temps. Il a compris qu’il pouvait
explorer le monde d’une tout autre façon.

C’est donc le but global de l’exercice, de ces questions : cette reconnexion à


l’enfance. Cela nous permet un retour critique et bienveillant sur ce
bétonnage qui nous a enfermés dans d’épaisses couches de ciment. À force,
ces armures nous sclérosent et nous empêchent de voir que nous sommes
des gens bien, de nous mettre en dynamique et, in fine, nous enferment dans
des schémas qui sont, comme dirait Spinoza, des « passions tristes ».

Et vous, qu’est-ce que cette question éveille en vous ?


JOUR 2

Qui étaient mes héros d’enfance


et d’adolescence ?

J’ai dû prendre un long temps de réflexion, car je n’ai pas


particulièrement aimé mon enfance et j’ai tendance à la zapper
régulièrement de mes pensées. Bien évidemment, elle me revient en
pleine figure, inconsciemment la plupart du temps, au travers
d’événements souvent douloureux et récurrents qui traversent ma
vie. Je vais voir quelqu’un pour ça. Cela me fait un bien fou.
J’adorais la nièce de l’Inspecteur Gadget, Sophie, que je trouvais
follement intelligente, calme et pleine de bon sens. La voir trouver
une solution à des problèmes complexes souvent provoqués par les
gaffes de son oncle (qui m’insupportait) me comblait de joie. J’aurais
tant aimé « sortir avec elle » ou m’en faire une amie. La qualité que
je lui enviais le plus : garder la tête froide quelle que soit la situation.
J’aimais énormément Claude dans Le Club des Cinq car elle était à
part dans le groupe, et son côté garçon manqué lui attirait
invariablement des remarques ou des critiques. Je me sentais
proche d’elle car j’étais moqué, voire harcelé au collège, et je sentais
que nous partagions, elle et moi, bien plus qu’une sensibilité
exacerbée.
J’étais probablement amoureux du Capitaine Flam : courageux,
beau, élancé, son sens de la justice me parlait infiniment et
j’admirais son courage. Il était très bien entouré et je le jalousais.
Je fus, comme tous les petits garçons de mon âge, obnubilé par
Goldorak, mais je préférais de loin Alcor, qu’on prenait pour un
second couteau, mais qui faisait toujours de son mieux pour régler
les conflits. Il m’impressionnait car il n’avait peur de rien et ne se
réfugiait pas dans un grand robot, lui, pour affronter des monstres.
J’aurais tant aimé vivre sa vie.
Isabelle, elle, était folle du film Flashdance : « J’ai découvert
Flashdance au cinéma et jusque-là, je pratiquais la danse comme
toutes les petites filles, une fois par semaine, dans l’école du
quartier, en rêvant d’opéra mais en sachant que je n’y mettrais
jamais les pieds puisque ma mère avait décrété que j’étais nulle.

« Ma grande sœur lui a volé de l’argent dans son porte-monnaie et


nous sommes allées voir toutes les deux le film à la séance du
mercredi, dans un cinéma de Dax qui n’existe plus. J’en suis sortie
convaincue : j’allais devenir une danseuse professionnelle. Si une
amatrice bossant dans la métallurgie pouvait y arriver, moi, fille
d’agriculteurs, je pouvais le faire aussi.
« Je me suis entraînée seule devant un miroir que j’avais descendu
du grenier, dans le garage, pendant de longues heures, été comme
hiver, et j’ai obtenu de ma mère qu’elle me paye un second cours de
danse collectif puis un prof particulier, en échange de très bonnes
notes à l’école. Ce n’était pas compliqué pour moi de les décrocher,
mais la danse fut une traversée des enfers. Je n’étais pas nulle,
comme ma mère disait, mais je n’avais pas un talent spécial non
plus. Mes plus grandes forces : je sais travailler à m’en arracher les
ongles nuit et jour et je ne renonce jamais. Ce que j’ai donc mis en
application, jour après jour.
« Je suis rentrée au conservatoire de Bordeaux et j’ai fini par mettre
les pieds à l’Opéra, à Paris. Mon corps me lâchait de plus en plus et
la compétition était rude. Je ne voulais pas admettre que je n’avais
pas le niveau exigé. J’ai vu, un peu par hasard, dans ces années-là,
à la fête du Cinéma, un film italien dont le nom m’échappe dans
lequel le héros passe son temps à chercher Jennifer Beals, l’actrice
jouant dans Flashdance et mon icône absolue. Elle apparaît à la fin.
J’étais en larmes. Je me suis blessée en chutant dans le métro
quelques jours après, et j’ai vu l’affiche du film en sortant de la
station. Je l’ai pris comme un message de paix qu’on m’envoyait.
J’ai lâché Paris. Je suis retournée en Aquitaine, j’ai ouvert mon école
et je suis devenue prof. Pas immédiatement. Tout cela s’est fait sur
quelques années. J’ai découvert que j’aimais énormément travailler
avec mes mains, et en parallèle de mon école, j’ai commencé à
travailler le fer, à le souder, à le poncer, etc. Ce n’est que récemment
que ma fille, découvrant Flashdance, m’a fait remarquer que j’étais
devenue aussi manuelle que l’héroïne… Et que j’avais presque le
même métier. J’en suis restée scotchée, je n’avais jamais fait le
lien… La boucle est bouclée… Ma fille déteste la danse, ça ne me
gêne pas du tout… »

Et vous, qu’est-ce que cette histoire éveille en vous ?


JOUR 3

Quelle est l’expérience personnelle


qui m’a le plus bouleversé(e) ?
En quoi m’a-t-elle influencé(e) ?

Si je faisais cet exercice pour moi et pour moi seul, je répondrais


crûment : la maltraitance. Mais je dois partir à la source de ce qui me
meut et je cherche à révéler de nouveau ce qui me mettait en joie,
en vie, vibration (ce sont ces émotions qui nous mettent sur la piste
de la Raison d’Être).
Je doute que la maltraitance soit une expérience personnelle
poussant à rechercher systématiquement la joie, la vie (mais peut-
être que je me trompe ?) : elle m’a sacrément bouleversé, c’est un
fait, mais c’est un travail et des souvenirs qui concernent ma
thérapeute et personne d’autre.
J’écris ici pour vous aider à faire émerger votre propre Raison d’Être
et je pense que si je reliais mon travail à de douloureux épisodes,
nous sortirions un peu des rails. Gardez néanmoins en mémoire que
je n’écarte pas totalement ces expériences, qu’elles ont leur
importance dans ma construction globale et que je serais
probablement différent aujourd’hui si je n’avais pas vécu tout ça.
D’ailleurs, cette question est en deux parties, nous en reparlerons
demain avec la question 4.
Allez, je me recentre sur les expériences personnelles qui m’ont le
plus bouleversé. D’abord vient le besoin d’aller rechercher la
définition du mot « bouleversement » pour être bien d’accord avec
l’intitulé de la question.
Bouleversement : brusque modification accompagnée de désordre.
Ah.

Sans trop réfléchir, bouleversements ? Avoir subi une cure thermale


de quatre semaines à l’âge de 6 ans, à six cents kilomètres de chez
moi, sans mes parents, dans un lieu anxiogène. Avoir subi du
harcèlement scolaire. Avoir découvert que je savais écrire et que je
pouvais communiquer des émotions puissantes avec mes mots
posés sur du papier. Avoir créé un spectacle de marionnettes à
10 ans et l’avoir joué en public. Avoir perdu mes amis en passant du
primaire au collège. Avoir été hospitalisé pour une appendicite un
soir de tremblement de terre, en février 1980.
Autre bouleversement personnel : ma première petite copine est
morte en troisième d’une leucémie. Elle s’appelait Marina. Nous
avions le même âge. Ce fut mon premier enterrement. Après la
cérémonie, je me souviens d’être rentré chez moi et, sous un orage
démentiel, avoir plongé presque tout habillé dans la piscine pour me
« laver » la tête de ce que je venais de vivre.
Ne trouvant toujours pas de bouleversement personnel susceptible
de créer un élan vital (la mort de Marina ne m’a pas durablement
affecté), je suis allé demander à deux personnes de me parler de
leur propre expérience.
Hadrien est le mari d’une ancienne collègue de travail : « Le divorce
de mes parents suivi de la longue maladie de ma mère (puis son
décès) a été un bouleversement personnel, un cataclysme que tu ne
peux pas imaginer. Même aujourd’hui, vingt-cinq ans plus tard, je ne
peux y repenser sans sentir tout le poids de ma tristesse de l’époque
et le déchirement vécu quand il a fallu choisir devant le juge entre
mon père et ma mère. Ça m’a tellement affecté que j’ai fait une
dépression à 16 ans qui a duré une année et dont je suis sorti grâce
à un mur d’escalade pas loin de chez moi. J’y passais plus de
deux heures par jour et même quatre ou cinq les week-ends. J’étais
obsédé par ce mur que je connaissais par cœur mais que je
redécouvrais à chaque fois. […]
« Je crois que ce divorce a eu un impact sur moi, car j’ai décidé que
jamais je ne me séparerais de ma copine (raté) et que je ne me
marierais jamais non plus (encore raté). J’ai commencé des études
de psycho pour “comprendre le fonctionnement des gens”, que j’ai
abandonnées après ma licence pour partir en école de commerce.
J’ai tenu dix ans dans une très belle entreprise à vendre des
solutions logicielles informatiques dont je me fichais pas mal.
« Ce n’est qu’en 2019, juste avant le premier confinement, en
devenant bénévole pour une association intervenant à l’hôpital
auprès de personnes cancéreuses, que j’ai recommencé à perdre de
nouveau le compte des heures, comme quand j’étais ado sur mon
mur d’escalade. J’arrivais dans le service d’oncologie le matin et j’en
partais le soir, parfois après avoir vu seulement trois ou
quatre personnes. Le temps n’existait plus.

« J’ai trouvé dans cette “fonction support” (Hadrien sourit, pensant à


son ancien métier) une manière de me poser qui correspond à un
besoin que je n’avais jamais creusé et encore moins exploré. Je
veux devenir un vrai “aidant”… Je pense passer le concours d’aide-
soignant. Tout le monde dans mon entourage me le déconseille à
cause du salaire et des conditions de travail, mais je suis très apaisé
quand je m’imagine en blouse blanche, faire la toilette d’une
personne, aider à manger, etc. Quand je t’en parle, je ressens un
“bouleversement personnel” d’adulte mais qui me met en joie…
C’est fou mais je n’ai pas peur du tout… »
J’ai également passé une après-midi avec Béatrice. Son parcours
m’émeut à chaque fois qu’elle le raconte. Sensible et gracieuse, elle
aime partager son bonheur : « J’ai connu un premier
“bouleversement personnel” quand, petite, tout le monde me
demandait de chanter. Ma famille était en admiration devant ma voix
et mes capacités d’interprète, et j’aimais beaucoup organiser de
petits spectacles pour les copains et les autres, dans le quartier, je
faisais payer 2 francs l’entrée… Mais c’est au bout de quelque
temps, quand ma mère a demandé que je me fasse aider par une
voisine à la retraite, une ancienne pianiste, histoire d’améliorer mes
prestations, que j’ai eu une révélation !
« Chanter ne m’intéressait pas vraiment, c’était jouer du piano qui
me branchait. Et pas qu’un peu ! Au bout de trois cours, je
commençais déjà à me débrouiller toute seule, et après un trimestre,
la voisine a commencé à parler de conservatoire aux parents. Mon
père m’a toujours plus ou moins soutenue, il ne s’en fichait pas
même s’il aurait préféré que je suive un cursus classique, comme
mon frère dans le tertiaire. En revanche, ma mère a été… très déçue
et très fermée !

« Ma mère voulait absolument que je chante car elle-même n’avait


pas été au bout de son rêve. Du coup, elle m’a mis des bâtons dans
les roues pendant deux années, avant d’admettre que j’étais douée,
travailleuse et très, très émue par mon rapport au piano. Jouer sur
un clavier me transporte. Je ne vois pas passer le temps. Je suis
dans une forme d’auto-hypnose quand je joue pour moi et j’adore
enseigner ce que je ressens à mes élèves car je suis devenue prof
de piano. Je chante de temps en temps pour faire plaisir à ma mère,
mais ce que je préfère, ce sont définitivement les sons créés par
mes doigts sur les touches.
« Je ne me verrais pas faire autre chose et je suis toujours un peu
émerveillée de la manière dont tout ça m’est arrivé. Sans cette
voisine, il n’y aurait eu ni piano, ni conservatoire, ni orchestre
pendant quelques années, ni cours désormais. À quoi ça tient, une
vie ? Une vocation ? Je trouve ça aussi beau qu’effrayant… Mes
propres enfants ne sont hélas intéressés que par les écrans, les
écrans, les écrans… »
Je suis un peu jaloux de toi, Béatrice. J’ai beau adorer passer des
heures devant mon clavier, seul, à réfléchir, j’ai beau avoir écrit tous
ces livres, je n’ai pas connu comme toi, jeune, un appel aussi
puissant et aussi limpide qui a canalisé cet élan vital.

Martin Serralta, pourquoi cette question ? Ça a été dur, pour moi, d’y
répondre. Qui peut répondre à ça facilement ?

Tout le monde peut répondre à cette question. Je n’ai pas dit que c’était
joyeux, ce questionnaire, ce cheminement. J’ai posé les bases : ces
souvenirs qui remontent, qu’est-ce que ça te donne envie de faire aujourd’hui
et qu’est-ce que tu recherches dans tes interactions avec les autres ? En te
creusant un peu la tête, en remontant dans tes souvenirs, si c’est ça qui
émerge, comment ça se traduit de nos jours dans ta vie quotidienne ? Si tu
as été bouleversé enfant par quelque chose, ton élan vital a été bouleversé
en ricochet et donc forcément, ta quête d’amour, de reconnaissance sera
fortement liée à tes traumas d’enfant.

Quand Bill Clinton rencontre le président Kennedy à 15 ans, ça


déclenche son envie de devenir président à son tour ?

Je n’en sais rien mais c’est possible. Peut-être que cette rencontre fait que
ça devient possible.
Autre parcours, autre expérience personnelle. En discutant avec
Fabrice, j’ai découvert, chez lui aussi, comment son expérience
personnelle l’avait complètement influencé… mais dans la
« mauvaise » voie, avant de retrouver sur le tard le chemin de
l’équilibre : « Mon père était négociant en vins. Il était également
alcoolique mais il nous le cachait, du moins pendant ma petite
enfance, quand il pouvait encore gérer son addiction. Au départ de
ma mère, lassée de s’en prendre plein la figure à chaque soirée
arrosée, au sens propre comme au sens figuré, mon père a sombré.
Je me suis retrouvé de fait chef de famille à 11 ans, devant
m’occuper de mes frères et sœurs plus jeunes (8, 6 et 5 ans) car
nous avons été totalement abandonnés par notre mère.
« J’ai tout pris sur moi. Je les réveillais le matin, je m’occupais de
leur toilette, de leurs repas, j’allais faire les courses, je surveillais les
devoirs, je lançais les lessives, j’en avais plein le dos – ce qui a
probablement déclenché ou aggravé une scoliose bien gratinée. Je
devais porter un corset en plus du reste ! Et ma mère dans tout ça ?
Ma mère n’a jamais vraiment repris le contact avec nous. Mais c’est
une autre histoire… […]
« J’ai voulu trouver un sens à tout ça, ce qui m’a poussé à faire
médecine pour plein de mauvaises raisons. J’ai coutume de dire que
médecine, ça répondait à mes deux passions : sauver les gens et
m’oublier dans le travail. Je suis devenu addictologue sans trop
réfléchir, comme si ça s’imposait à moi, comme si c’était inévitable
dans mon parcours de vie, c’était mon devoir de fils/chargé de
famille qui se poursuivait. En parallèle, pourtant, mon père avait
retrouvé le chemin d’une certaine sobriété, il refaisait sa vie avec
une nouvelle compagne, ça se tassait petit à petit. Il ne boit plus du
tout à ce jour.
« Mon jeune frère a repris notre domaine avant de tomber dans
l’alcoolisme, lui aussi. Je me suis donc un jour de nouveau retrouvé,
à 36 ans, à gérer la maladie de mon frère, sa femme qui perdait
pied, ses enfants, le domaine en déshérence et ma propre clientèle,
avec mon père qui tentait maladroitement de rattraper les années
mais n’était plus capable de rien ! Je revivais un cycle infernal
entamé deux décennies plus tôt. Je bossais sept jours sur sept. Ça
aurait pu durer des mois encore mais j’ai eu la chance de pouvoir
écouter un ami qui m’a dit : “Mon vieux, la prochaine étape pour toi,
si tu continues comme ça, c’est le cancer…”
« Avant de craquer, in extremis, j’ai demandé à une connaissance de
s’occuper du domaine en intérim, lâché ma belle-sœur la mort dans
l’âme, je suis passé à mi-temps au cabinet quelques semaines, puis
je suis parti méditer dans la Drôme pendant quatre semaines, dans
le silence complet. Interdiction de parler. Emmanuel Carrère en parle
bien dans Yoga1, je trouve.
« L’avant-dernier jour, je croise une femme, Anne-Laure, à
l’infirmerie, alors que les hommes et les femmes vivaient totalement
séparés depuis un mois. C’est le coup de foudre. Nous repartons
tous les deux le surlendemain. Nous ne nous sommes jamais quittés
depuis. […]
« Trois ans plus tard.
« J’ai totalement lâché le cabinet, demandé à la connaissance qui
s’occupait du domaine de me redonner les rênes, et je m’occupe de
tout pour la première fois de ma vie en pleine conscience, avec un
plaisir que je devinais en moi depuis des années mais dont je
m’interdisais la moindre manifestation.
« Que d’interdits et de culpabilité, que de croyances limitantes :
prendre du plaisir au travail ? Prendre du plaisir dans la vente de
vin ? Prendre du plaisir à ne pas savoir comment sera la prochaine
récolte, à vivre dans l’incertitude ? Prendre du plaisir tout court sur
l’exploitation familiale que j’associais uniquement au labeur, au
devoir, à la responsabilité, à la souffrance ? Allons donc !
« Eh bien oui, ça n’arrive pas qu’aux autres d’être heureux ! J’y ai
droit comme tout le monde. Et ça se passe très bien avec Anne-
Laure, aussi !
« Bonus, et non des moindres : je n’ai plus mal au dos depuis
trois ans alors que mon travail est parfois très physique. Dès que j’ai
choisi mon lieu de vie, de travail, presque par magie, je n’ai plus eu
mal au dos.
« J’ai toujours voulu m’occuper du domaine, j’ai toujours rêvé,
enfant, de prendre la place de mon père, mais je me le suis interdit
car ma mère m’avait dit que c’était un boulot maudit, que mon père
sombrait et que je ferais mieux de dégager loin.
« Pour elle, cet endroit portait malheur. J’ai accepté sa vérité, sa
vision du monde.
« Alors oui, c’est vrai, dans la tête des gens, j’ai fait médecine “pour
rien”. On me le dit de temps en temps. Peut-être que j’ai perdu du
temps. Peut-être que j’aurais dû aller voir un psy avant de
commencer mes études. Mais en vrai, je n’ai aucun regret, car je
suis aujourd’hui là où j’ai toujours rêvé d’être et j’ai même la
certitude d’avoir achevé un cycle long de malheurs. Je pense que j’ai
vécu ma vie d’adulte en premier, et que maintenant, je démarre mon
cycle enfance et adolescence. Je ne suis que dans la joie, les
projets, je me visualise dans cinq ans, je suis totalement indifférent à
tout ce qui est négatif autour de moi, c’est presque irréel, je conçois
chaque difficulté comme une opportunité, alors qu’enfant, la
difficulté, c’était la normalité, c’était ce qui était attendu. “Allez, je me
prépare mentalement pour le prochain emmerdement…” J’ai vécu
trente ans dans cet état d’esprit.
« J’ai même envie d’un enfant avec Anne-Laure. Ça ne me traversait
pas l’esprit avant car je me disais : “Non, tu dois être totalement
disponible au cas où on ait besoin de toi…” »

Martin Serralta, on va chercher quoi, en creusant en soi tous ces


éléments, en refaisant jaillir tout ce qui fut notre enfance ?

Ce sont des questions fil rouge : y a-t-il, en se questionnant, des éléments


qui apparaissent et qui sont récurrents ? Y a-t-il des schémas répétés, dans
la réussite, ou pas ? Une fois l’exercice terminé, qu’est-ce que ça suscite
chez moi ? Le but n’est pas de faire des déductions, au contraire. C’est un
exercice de réouverture du champ des possibles. Il faut repartir à la base de
ce qui te fait vibrer, bouger, de ce qui te met en mouvement.

La Raison d’Être dans mon hypothèse de travail, c’est l’élan vital décrit par
Bergson, la volonté de puissance de Nietzsche, ou ce qui est vraiment à la
source de la joie pour Spinoza. Tout ce qui détermine notre capacité à vivre
dans le flux qui nous entoure, dans l’impermanence permanente, et à ne pas
être limités par nos propres peurs et nos propres représentations (du futur,
mais pas que…).

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous ?

1. P.O.L., 2020.
JOUR 4

Quel est le projet ou la réalisation


dont je suis le ou la plus fier/fière ?

Wahou. Pas évident, ça ! Il va falloir trouver le juste équilibre entre


ma vanité, ma fierté de garçon et la sincérité nécessaire pour aller
au bout de l’exercice extime1.
Je rappelle le cadre de cet exercice en 30 questions : en y
répondant, je cherche à révéler ma Raison d’Être. Elle est enfouie
sous des tonnes de peurs, d’angoisses et de projections de la
société, de mes parents, de mes amis, de moi. Elle était là quand
j’étais enfant.
Ma Raison d’Être, c’est mon élan vital : quand j’y pense, je souris et
je me mets en mouvement. Elle ne répond pas à une logique
mécanique ou sociétale : elle n’est pas la réponse à un besoin
exogène (payer ses traites, remplir son frigo, briller sur LinkedIn,
posséder deux CB Infinite, faire plaisir à Papa en reprenant la boîte),
mais l’affirmation d’une envie endogène puissante qui, poursuivie
avec amour, travail et une certaine logique, m’emmène dans une
plénitude et me fait renouer avec qui je suis, me fait reposer sur mes
deux jambes, me remet à ma juste place d’humain, en partenariat
avec les autres humains, en pleine et satisfaisante interaction.
Je n’ai pas à « chercher » ma Raison d’Être, je la retrouve, je
l’exhume, comme un trésor caché sous les sables d’Égypte, je la
dépoussière, je la montre au monde entier – ou je la garde pour moi
seul –, mais je ne l’ignore plus : elle vit désormais en moi et
m’emmène mille fois plus loin que dans mes rêves les plus fous.
Elle n’a pas à être claire pour les autres, elle n’a pas à être énoncée
pour être intelligible ou catchy pour être sexy ; elle doit me parler à
moi, parler de moi et être comprise par moi d’abord. C’est un
message de moi à Moi.
Je reprends donc la question 4 : « Quel est le projet ou la réalisation
dont je suis le ou la plus fier/fière ? »

Hum. J’ai eu besoin de différencier les « projets » selon leur nature


car je n’arrive pas à en sélectionner un, mais je vois pour la première
fois un fil rouge apparaître, le fil de la transmission, de la
clarification, qui relie entre elles ce que j’estime être mes réussites
ou mes fiertés :
sur un support physique : probablement fier d’avoir rédigé et
sorti dix livres, chez des éditeurs ayant pignon sur rue, livres
que j’ai écrits tout seul comme un grand – sauf un, à
quatre mains – et qui ont été édités sans que je connaisse
personne dans le milieu, sans que je sois « le fils de », sans
avoir couché ou intrigué. J’ai écrit seul dans mon coin, j’ai
envoyé mon manuscrit, il a été choisi, j’ai signé un contrat, mes
livres sont sortis en librairie, certains même une seconde fois en
livre de poche. Je touche encore des droits d’auteur sur mes
trois premiers livres (sortis entre 2006 et 2010) et j’en suis très
fier, oui ;
dans la sphère numérique : je suis fier d’avoir monté des
communautés en partant de zéro. Sur mon blog en 2003, pour
commencer. Pour des artistes ensuite : j’ai même bossé pour
Zazie sept jours sur sept pendant une année – il reste quelques
vidéos folles en ligne –, pour Universal Music et tout son
catalogue, pour Canal + et ses émissions en clair, et puis, défi
suprême, pour une communauté de salariés
(100 000 personnes dans 120 pays). Je suis fier d’être
passionné à chaque fois qu’on vient me chercher pour me
confier une personne, une marque, une envie, une philosophie
à faire rayonner et qu’il faut démarrer de rien avec pour objectif
d’enthousiasmer/empowerer le plus de monde possible ;
dernière réussite, dans la vie privée : ayant peu connu
l’amour et la tendresse dans mon enfance – et c’est un doux
euphémisme –, je suis fier d’avoir réussi par trois fois à trouver
l’Amour, le vrai. J’ai ensuite rompu avec bienveillance et…
amour… deux fois.

Si je suis devenu un temps médiateur de couples, c’est que je crois


fort à l’Amour. Quand on fait le bilan d’une vie, avant de mourir, je
sais qu’il ne reste que deux choses : l’Amour qu’on a donné et
celui qu’on a reçu. C’est d’ailleurs le thème de la dernière chanson
du dernier album des Beatles.
Au cabinet ou à domicile, que vous veniez me voir pour vous
séparer intelligemment ou pour réussir votre vie à deux, vous me
trouverez droit dans mes baskets. Je suis fier d’avoir la légitimité que
je m’octroie pour vous répondre, d’obtenir votre confiance, de vous
voir grandir devant moi, et si fier quand nous nous quittons un peu
émus, après une douzaine de séances.
La fierté n’est pas l’orgueil.
Marie est fière, elle aussi : « Je suis fière d’avoir quitté mon milieu
mais de ne pas l’avoir renié. Je viens de la communauté des gens
du voyage. Mes parents me voyaient mariée avec un des nôtres et
vivre la même vie (très heureuse) que la leur. Quand j’ai annoncé
que je voulais faire du droit, à l’étranger, et payer mes études en
étant fille au pair, ils n’y ont pas cru. En partie parce que j’allais avoir
13 ans et que j’étais tombée sur une série télé américaine d’avocats
qui me passionnait. Je ne parlais que de ça, je prenais des notes, je
voyais plusieurs fois chaque épisode.
« J’ai acquis très tôt la conscience aiguë que je faisais partie d’une
communauté vivant en marge et que cette communauté avait parfois
besoin de passerelles légales avec le reste de la société. Je
ressentais en moi une puissance inexplicable, une force tranquille
qui me poussait à devenir porte-parole, voire défenseur “de ceux qui
ne sont pas comme les autres”.
« Je m’en sentais capable, et même, je m’en sentais responsable.
Je disais à mon père que je finirai à New York, à l’ONU. À l’époque,
on parlait beaucoup de la guerre en Serbie, des massacres au
Rwanda, je pensais à ces minorités qui se déchirent et qui ont
besoin un jour de se parler, de se réconcilier ou d’être défendues,
c’était devenu mon drapeau invisible que je portais à bout de bras,
face au vent.

« Personne ne me croyait capable de ça, personne ne me voyait


dans le rôle. D’abord parce que, pour beaucoup d’adultes, on n’est
pas sérieux quand on a 13 ans, même si mon père m’aurait bien vue
mariée à 17 ! Et ensuite parce que j’étais la première de notre famille
à vouloir quitter le milieu. Un homme, à la rigueur, et encore, c’était
déjà une idée loufoque. Mais une femme ? Une femme qui se rêve
avocate ? Une jeune femme de 13 ans qui parle de prétoires, à
l’étranger ? Un tribunal international ? La petite “fi-fille” unique de
son père ? Sa princesse ? Impossible. Impensable. Même pas en
rêve. Pire qu’une déception : une trahison.
« À 16 ans, je me suis enfuie à Londres avec la complicité de ma
grand-mère. J’ai bossé jour et nuit, vraiment jour et nuit, pendant
trois ans, pour mettre de l’argent de côté et pour pouvoir emprunter
dix fois plus. Je me suis inscrite dans une des facultés les plus
prestigieuses de tout le pays (et au monde). J’y ai fréquenté des
gens de mon âge qui dépensaient en quelques secondes ce que je
mettais de côté pour deux mois. Je m’y suis fait des amis pour la vie.
J’y ai rencontré l’Amour, quelqu’un qui n’est vraiment pas de mon
milieu (son père est un aristocrate ruiné !). Et, comme prévu, je suis
devenue avocate, nous travaillons d’ailleurs dans le même cabinet,
lui et moi. Je précise que j’étais immigrée illégale les deux premières
années et que je ne suis pas rentrée voir mes parents pendant
trois ans. J’ai payé cher ma décision de suivre mon élan vital.
« Je suis fière de moi parce que je suis revenue avec mon diplôme,
mon fiancé, et que nous avons passé l’été avec mes parents, dans
une caravane à côté d’eux. Je ne vais pas mentir, le retour n’a pas
été simple et j’ai mis des semaines avant d’obtenir des sourires.
Mais mes parents ont compris deux choses : tout d’abord, que rien
ne pouvait m’arrêter. Et ensuite, que je les aimais plus que tout, et
que, si j’étais fière de moi, j’étais encore plus fière d’eux.
« J’ai toujours voulu avoir le choix d’être qui je suis et d’aller jusqu’au
bout de mes envies, sans jamais me renier ou me mentir. J’éduque
mon enfant de cette manière. Je suis fière de mon parcours parce
que je n’ai rien lâché. Je le dis toujours : le travail paye. Mais il faut
parfois abattre une montagne pour faire passer un tout petit
ruisseau. Ce n’est pas grave car on étanche sa soif verre après
verre.

« Je suis avocate en droit international. Je passe ma vie à gérer des


dossiers d’apatrides dont personne ne veut. Je n’ai jamais été aussi
heureuse de ma vie. Je le sais depuis que j’ai 13 ans : tout ça, c’est
mon chemin. Personne ne m’aurait empêchée de le gravir. Ne
laissez jamais personne vous dire ce que vous avez à faire, qui vous
devez devenir ou ce que vous devez abandonner/suivre
impérativement pour être heureux… »
Qu’est-ce que ça éveille en moi, tout ça ? Je trouve pour la première
fois un fil rouge, un dénominateur commun aux projets pro dont je
suis le plus fier. Chaque communauté de fans, chaque client de
marque, chaque salarié d’une multinationale, chaque couple
accompagné au cabinet que j’ai rencontré, chaque CEO que j’ai
coaché, j’ai dû écouter énormément le besoin pour définir la
stratégie, puis le ton que j’allais employer ensuite, et rester sur le fil,
en empathie, tout au long de la mission, avec en vue l’atterrissage et
les retombées. À chaque fois, je me suis retrouvé dans une seule et
même aventure : aligner les chakras des uns et des autres, faire
vibrer les cœurs, faire émerger puis partager les émotions, poser
des mots sur des peurs, des non-dits ou des désirs, devenir le chef
d’orchestre d’un message devant toucher autrui sans qu’il perde ni
de son authenticité, ni de sa puissance.
Si je devais affiner encore plus : je sens que je me mets en
résonance, je sens que je suis un miroir puissant de votre désir
d’expression. J’écoute mes émotions sans les intellectualiser dès
lors que vous cessez de parler et je vous réponds sur le même ton
en vous parlant de nous, dans l’intime, vers le futur, en restant
dans votre besoin, dans une envie commune de trouver du sens.

Martin, pourquoi nous plions-nous ainsi autant aux désirs des


autres, aux normes sociétales ? Pourquoi ne faisons-nous pas
exactement ce que notre instinct profond nous pousse à faire ?

On vit dans un imaginaire collectif qui véhicule une certaine histoire de


compression des désirs : en gros, très schématiquement, si chacun
s’écoutait et faisait comme il le ressent, comme il en a envie, si on ne vivait
qu’entre indépendants, cela deviendrait vite invivable en société. Donc tous
les codes de construction de notre société nous poussent à tasser nos
besoins réels, nos envies profondes, nos rêves les plus puissants. Si les
gens avalent des antidépresseurs, boivent de l’alcool ou fument de la
marijuana en grosse quantité, c’est parce que ça leur est insupportable de
vivre dans une dissonance cognitive. Ils sentent que quelque chose ne va
pas, qu’on leur impose pour mille raisons une vie immobile et sans joie qui ne
répond pas à leurs aspirations profondes.

Le processus du questionnement consiste à réactiver, à rouvrir le champ de


ce qui nous met en dynamique de vie, de ce qui nous fait lever le matin et de
nous demander droit dans les yeux : mais qu’est-ce qui me donne de l’élan,
dans le fond ?

Si on fait référence à Jung : pourquoi certaines activités me demandent de


l’énergie, et m’en donnent pourtant encore plus quand je les pratique ? Tu
accompagnes des adultes en thérapie de couple, William. Tu as deux adultes
en souffrance face à toi, deux paroles à entendre, à comprendre, à
accompagner pendant 75 minutes. Quand tu es immergé dans ce type
d’activité, tu fais un truc potentiellement épuisant aux yeux des autres et qui
te demande beaucoup d’énergie, pour te concentrer, pour te mettre en
dynamique, pour authentiquement accompagner ces gens, etc., et pour
autant, tu sens au fond de toi un élan, tu te sens pleinement énergisé malgré
toutes les pressions exogènes. Tu es au bon endroit et ça se voit…

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous ?

1. Concept développé par Lacan : il s’agit de la part d’intimité qui est


volontairement dévoilée au public.
ÉLANS
JOUR 5

Qu’est-ce que j’adore faire


aujourd’hui ? Professionnellement ?
Personnellement ?

Rappel : à quoi servent ces questions, au juste, qu’est-ce qu’on


doit en attendre ? Réponse : vous cherchez à faire émerger votre
Raison d’Être, ou ikigaï, comme illustré ci-après.
Ce n’est pas uniquement votre métier, ce n’est pas uniquement votre
talent, ce n’est pas uniquement ce que vous aimez faire et ce n’est
pas uniquement ce pourquoi vous êtes venu au monde, c’est tout ça
à la fois.
Commençons par le témoignage de Benoît, que j’ai rencontré il y a
plus de vingt ans maintenant, quand il était interne et moi jeune
infirmier aux urgences.
« J’ai toujours été un “fils à papa”. Je suis né dans une famille de
médecins, en province. Mon grand-père était médecin. Mon père
était médecin, ma mère était médecin, mais n’a jamais vraiment
exercé pour s’occuper de l’éducation de mes frères et moi. Il n’a
jamais été question que je fasse autre chose que médecine, depuis
mon plus jeune âge. J’accompagnais mon père à la clinique le
dimanche soir quand il allait faire ses consultations préopératoires du
lendemain, pour vérifier si tous ses patients étaient bien à l’aise,
détendus, etc. Mon père est très reconnu dans son domaine, il en
est fier. Il se dévoue corps et âme à ses patients. C’est quelqu’un de
bien.
« Mes deux frères plus âgés ont donc fait médecine. L’un après
l’autre. En tant que dernier garçon des trois, j’ai vécu toute ma petite
enfance dans les révisions, le “bachotage” et les classeurs de mes
aînés. J’ai l’impression de n’avoir connu que des portes fermées, de
jeunes hommes qui révisent derrière en silence, ma mère qui
prépare des litres de thé pour ses garçons, mon père qui questionne
son petit monde le soir… Et moi qui ne pensais qu’à la mode, déjà
tout petit !
« Je cousais des robes avec les chutes de tissu de ma mère. J’étais
fan de Mademoiselle Agnès. J’empruntais les Barbie® de mes
cousines pour les habiller et les déshabiller. Je dessinais en croquis
des mannequins, j’inventais des collections et, avec mes ciseaux, je
ruinais le Figaro Madame du week-end pour me créer des books.
Mon père n’y voyait que du feu, mais ma mère a très vite compris
que je ne ferais pas facilement médecine, que j’aimais surtout la
Fashion Week… et les garçons.
« J’ai complètement dérapé à l’âge de 16 ans. Je n’avais peur de
rien, j’étais mineur mais je faisais le mur presque tous les soirs. Je
me suis enfui un nombre incalculable de fois à Paris chez un gars un
peu plus âgé, rencontré sur un lieu de drague nocturne. Mes parents
sont venus me chercher plusieurs fois mais j’y revenais sans arrêt.
Le type importait des vêtements, il était grossiste, il ne me plaisait
pas vraiment mais son job, c’était déjà un premier pas dans le
domaine qui me fascinait le plus. Du tissu, des collections à
commander, des rayonnages à remplir, des responsables de
boutiques qui défilent toute la journée pour acheter et revendre à des
clientes. La mode ! La vie ! Le bruit de la caisse enregistreuse !
L’odeur des cartons qu’on nous livre ! Ça me remplissait d’excitation.
Ma famille débarquait tous les dix jours, me ramenait de force, j’allais
deux jours au lycée, et puis je fuyais dans la foulée en stop chez lui.
Quand ils revenaient me chercher, je les insultais, je me battais, je
ne voulais pas rentrer à la maison.
« […] J’ai été très sévèrement corrigé la dernière fois. Physiquement.
Il y a eu un conseil de famille. J’ai été menacé du pire : un internat
militaire. Mon frère aîné – qui était lui aussi homosexuel et qui avait
deviné pour moi – m’a dit : “Si tu n’arrêtes pas tes conneries de
suite, tu vas foutre toute ta vie en l’air. Fais semblant pendant
trois ans, passe ton bac, et après tu coucheras avec qui tu veux,
comme tu veux et tu vendras des chapeaux si ça t’amuse. Mais fais
semblant ou tu vas le payer cher sous les drapeaux…”

« Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai compris mon intérêt et accepté


tout de suite son conseil. J’ai passé mes dernières années de lycée
dans une boîte à bac parisienne et sans travailler le moins du
monde, j’étais premier dans toutes les matières. Dans ma classe, il y
avait un garçon adorable, dont je suis tombé amoureux, Lucas, et il
préparait… médecine ! Je l’ai donc suivi pour ne pas le perdre !
(Benoît rit) Le karma…
« Mon père était ravi, il croyait que j’étais rentré dans le rang ! J’ai eu
le concours sans trop bosser non plus. J’avais des capacités que je
n’exploitais pas du tout, ça rendait dingue mes frères qui avaient dû
bosser jour et nuit. Moi, je lis un truc, ça rentre tout seul dans ma
tête. Ça a toujours été comme ça.
« J’ai enchaîné les semestres, mais je me suis très vite rendu
compte que Lucas préférait les filles. Comme mes nuits un peu folles
rattrapaient largement mes journées, j’ai continué à étudier, sans
trop me prendre la tête. J’ai suivi le mouvement. Ça ne m’intéressait
pas mais ça ou autre chose… J’avais le beurre et l’argent du beurre :
un appartement d’étudiant, de l’argent de poche, on me fichait une
paix royale, je n’avais pas d’ennuis, je ne travaillais pas beaucoup, et
pourtant ça marchait bien, mes parents étaient ravis. Je sortais la
nuit, je me faisais plein de potes, je commençais à me mettre des
choses dans le nez pour tenir le coup, mais dans l’ensemble, tout
allait bien. Sans passion, mais cette double vie m’allait car je n’avais
pas de questions à me poser. J’étais sur des rails.
« En sixième année, juste après mon internat, j’ai tout plaqué du jour
au lendemain, après une énième nuit de fête et la rencontre avec un
type qui m’a proposé de travailler dans un corner d’un grand
magasin international, à Paris. La marque était prestigieuse. Le job
l’était beaucoup moins. J’ai mis quelques années avant de me
rendre compte que j’avais peut-être fait une grosse bêtise. Mes
perspectives d’évolution étaient très limitées, je ne me voyais pas du
tout gérer ensuite un magasin en duty free dans un aéroport, même
de luxe. En fait, ce que j’aimais profondément, dans les vêtements,
c’était la création, le choix des tissus, la composition, la recherche,
les heures passées à imaginer, etc. Conseiller des clients n’a plus
aucun intérêt à mes yeux.

« […] Je viens d’avoir 45 ans. Je ne sais rien faire de ma vie à part


vendre des sacs à main, des foulards ou des parfums à de riches
touristes asiatiques qui d’ailleurs ne viennent plus au magasin depuis
la crise sanitaire. J’aimerais tout reprendre à zéro et commencer une
école, mais je me dis que je vais avoir l’air d’un vieux con, au milieu
de tous ces gamins. Et puis je suis bloqué car je ne peux pas quitter
mon boulot en claquant des doigts, je devrai payer mon école, mon
loyer et le reste. J’ai ma fierté aussi : je ne veux pas admettre devant
mes parents que je suis un “raté” à leurs yeux. Et puis, surtout, je me
pose la question tout le temps : mais qui je suis, dans le fond ? À
quoi je sers ? Qu’est-ce que je fous là ? Pourquoi je n’ai pas fait
médecine comme tout le monde ? Peut-être que je me poserais
moins de questions si j’avais été au bout de mon cursus. Peut-être
même que je serais heureux si j’étais devenu médecin… Qu’est-ce
que je dois faire pour sortir de mon cercle vicieux ? Par quel bout
prendre mes envies ? Et puis je me sens nul : qui commence une
carrière à 45 ans ? Et si je n’avais pas le moindre talent, aussi ?
« J’aime le beau, j’aime les belles choses, mais est-ce que ça suffit
pour remplir une vie ? Je crois que j’ai raté la mienne. Je ne sais pas
ce que je dois faire. Du coup, je procrastine en ayant peur de vivre
un jour dans les regrets, mais je suis trop perdu pour commencer à
changer… »

Alors, cette question 5 : « Qu’est-ce que j’adore faire aujourd’hui ?


Professionnellement ? Personnellement ? »
J’adore écrire, réfléchir à ce que je vais écrire. J’adore préparer ma
newsletter, la concevoir, la retravailler encore et encore, j’adore
quand mes lecteurs me répondent, j’adore quand ils la lisent, j’adore
quand ils s’abonnent. J’adore concevoir des programmes qui vont
être lus, écoutés, regardés de manière plus générale (podcast,
vidéo, livre…) et j’adore quand on me demande de travailler sur un
dossier, une question ou une problématique qui va nécessiter que
j’écoute, que j’analyse et que je donne une réponse totalement sur
mesure. J’adore le temps long de la production et le temps immédiat
du web. J’écris, je poste, c’est publié, c’est là, c’est vivant. J’adore
donner mon analyse, puis mes conseils, sur les besoins créatifs mal
ou non exprimés par les personnes que je croise.
J’adore conduire, j’adore le mouvement : je me fiche de la
destination, j’aime l’idée d’être en route vers. J’adore découvrir de
nouvelles têtes, j’adore arpenter les musées (il y a toujours une
petite pépite à dénicher, même dans le plus obscur). J’adore
regarder la mer. J’adore écouter de la musique qui fait battre les
pieds.
Qu’est-ce que ça éveille en moi, tout ça ? Un peu de tristesse quand
je vois Benoît bloqué dans sa vie, et de l’impuissance car je ne sais
pas comment l’aider. Un peu d’angoisse de retomber dans un métier
où je m’ennuierais. De la reconnaissance d’avoir pu retomber sur
mes pattes en exprimant ma créativité via l’écriture, mon expertise
des réseaux sociaux et des communautés en ligne. De l’apaisement
de me sentir à ma place quand j’écoute des inconnus me parler de
leur intimité. Je ressens de l’énergie quand je me visualise assis en
médiation.

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous ?


JOUR 6

Qu’est-ce qui me donne de l’énergie ?

Je me rappelle, quand j’ai démarré mon travail sur la Raison d’Être,


j’étais obsédé par l’idée que j’allais trouver mon prochain job ou ma
nouvelle carrière grâce à ces questions. D’ailleurs, je n’avais entamé
cette quête que dans ce but, car c’était ce qui me semblait être le
plus important : UN BOULOT.
Je m’étais fixé tout seul dans ma tête un salaire correspondant à ce
que j’estime être un « salaire de riche », un nom de poste ronflant
que j’imaginais protecteur et inspirant à la fois sur mon LinkedIn, et
des avantages liés au job que j’estimais indispensables : des
voyages très loin en classe Affaires, des nuits d’hôtel au dernier
étage, une place de parking, le package idéal pour le bonheur. Bref,
je recherchais exactement ce que j’avais eu dans mon précédent job
et qui ne m’avait pas rendu heureux.
Comme je ne recherchais pas la cause de mon bonheur, la source
de mon énergie et les raisons de ce qui me mettait en joie, j’étais
prêt, tout guilleret, sur de mauvais critères (« Comment je vois mon
job »), à renier de nouveau mon essence (« Pourquoi je suis
heureux d’être là »). L’art de reproduire ce qui me rend malheureux,
terrorisé par les belles choses qui me rendraient heureux mais qui
ne rentrent pas dans le cadre fixé par « les autres » (les parents, les
publicités, le conjoint, les influenceurs sur Instagram)… Pourtant,
Albert Einstein disait : « La folie, c’est de faire toujours la même
chose et de s’attendre à un résultat différent. »
Ce travail sur la Raison d’Être vise uniquement à revenir à ce qui me
met en joie, en mouvement, à ce qui me remplit d’énergie. Si je
commence l’exercice par « Je veux gagner tant, voyager et avoir un
véhicule de fonction », oui, pourquoi pas, mais est-ce que c’est ça,
dans le fond, qui me mettra en joie ? En ce qui me concerne, je ne
crois pas. C’est plutôt un besoin.
Si je me pose deux secondes et que j’analyse ce besoin répété, ces
envies que je transporte avec moi depuis des années viennent
répondre à un manque. Croyant œuvrer pour mon équilibre,
j’exprime en fait un banal goût social d’être visible, d’être reconnu ou
de pouvoir dépenser pour acquérir des objets communs qu’on me
vend comme des symboles du Bonheur. Dans le fond, ces besoins
ne me reflètent pas, ils n’expriment rien de Vivant sur moi, sur ce qui
me traverse, sur ce qui me meut.
Alors, si je jette mes besoins d’être validé par le nombre de likes que
je récolte, la couleur de ma CB, les regards de séduction dans un
bar ou les entretiens d’embauche acceptés pour « s’entretenir et
vérifier sa valeur sur le marché » et que je me concentre sur ce qui
me propulse, qu’est-ce qui me donne de l’énergie pour de vrai ?
Sans réfléchir :
recevoir des couples au cabinet ou aller à domicile les écouter.
Sonner à leur Interphone, les voir m’ouvrir la porte, me tendre
un café qu’ils ont préparé, les regarder s’installer sur le canapé,
un peu timides ou tendus, ou désireux de commencer. Je dis
toujours : « Je suis heureux de vous revoir » et je le pense au
plus profond de moi. Ma joie est authentique ;
accueillir mes élèves dans mon cours. Je me mets sur le pas de
la porte et je leur dis bonjour à chacun, ce qui les déstabilise
toujours un peu. Puis je me donne à fond pendant une heure ou
deux. Je me suis tellement ennuyé en cours quand j’étais à leur
place que je refuse d’être en pilotage automatique à réciter mon
truc en pensant aux vacances ;
commencer l’écriture d’un texte, d’un livre. Tout travail écrit, en
général ;
savoir que je vais me lever tôt pour être dans les premiers à
entrer dans un musée ;
aller voir un film à la première séance du matin et attaquer ma
journée en sortant à 11 heures la tête dans les nuages ;
tendre ma carte d’embarquement avant d’entrer dans un avion ;
commencer ma journée tous les matins par la lecture d’un
quotidien, avec le café qui fume devant moi ;
chanter en groupe ;
conduire en écoutant de la musique, de préférence du
Benjamin Biolay ;
interviewer une personne pour comprendre son essence.
Delphine s’est confiée à moi : « Je suis prof de sport à domicile, à
Paris et en banlieue parisienne. Je suis spécialisée dans les sports
de combat et les gens un peu friqués. (Elle rit.) Je connais par cœur
les beaux arrondissements de Paris et les beaux quartiers de
Neuilly. Dans mon ancienne vie, j’étais cheffe d’équipe pour un
distributeur national de boissons. Je manageais vingt personnes, au
cul des camions.
« J’étais “indispensable” comme disait mon boss, “On ne peut pas
se passer de toi, t’es la meilleure, tu es de la famille.” J’étais un peu
déchirée entre mes convictions de gauche et mon statut de chien de
garde du patron, j’étais devenue contremaître, presque un traître
dans mon milieu. On est très, très à gauche, d’où je viens dans le
Nord.
« Bref, je passais mon temps à faire et à défaire des plannings, à
ouvrir ma gueule pour m’imposer face à des mecs agacés qui ne
voyaient en moi qu’une petite minette hystérique aux ordres, et je
finissais mes journées un jour sur deux en larmes. J’avais
deux passions qui me permettaient de tenir : les jeux vidéo et la
boxe. Ça s’est mal passé, à un moment, après l’arrivée d’un type
lourdingue qu’on a mis en concurrence avec moi. J’ai fait un burn-
out atroce ! Mes patrons pour qui j’avais tout donné m’ont traitée
comme une moins que rien, j’ai eu droit à deux contrôles Sécu à la
maison, suivis d’un licenciement pour faute imaginaire : des dossiers
montés contre moi par des collègues véreux à qui on avait promis
des trucs, tout ça pour un job à 1 400 balles par mois !
« On m’a dit de les balancer aux prud’hommes, mais je n’ai pas
voulu me battre, d’abord parce que je n’en avais pas la force, mais
surtout parce que je trouvais ce combat indigne. Me faire traiter
aussi bassement par ces gens, au final, ça les regarde eux plus que
moi.
« J’ai retrouvé le chemin du sport après sept mois d’antidépresseurs
car j’avais pris beaucoup de poids et je me suis retrouvée en salle à
taper sur des sacs de sable, comme une furie. Non seulement ça me
détendait, mais en plus, c’était comme si j’entendais des voix dans
ma tête qui m’entraînaient pour les Jeux olympiques en mode : “Ta
gauche ! Frappe ! Et allez, tu frappes !”
« J’en ressortais en pleine forme, je venais tous les jours, je parlais
de plus en plus aux gens dans la salle, et un jour, le patron du lieu
m’a fait une proposition que j’ai trouvée à la fois absurde et évidente.
Il m’a demandé de remplacer un des coachs qui était malade. Il
fallait sauter sur un scooter, traverser Paris, monter au premier étage
d’un club de sport privé à côté d’Opéra et “motiver verbalement” un
client à taper sur un sac avec ses gants.
« Quand il m’a dit que je serais payée tant d’euros en cash, je n’ai
pas hésité. Je pourrais te dire que j’ai aimé la séance, que j’ai aimé
gagner ce fric aussi vite, que le client était sympa, tout ça, mais en
vrai, ce que j’ai adoré, c’était la sensation de liberté en y allant. Et la
joie de dire “on arrête” quand moi je décide que la séance est
terminée…, avant de reprendre un nouveau shoot de bonheur
simple en revenant en scooter au soleil couchant. En plus, le client
était ravi, il m’a filé 50 euros de pourboire !
« J’ai rien compris sauf que j’ai tout compris. J’ai accepté la joie du
truc.
« J’ai fait ce qu’il fallait faire pour animer une autre séance et une
autre encore, et depuis je passe mes journées à sillonner l’Ouest
parisien pour détrousser des bourgeois qui aiment taper sur quelque
chose et qui payent bien pour ça ! (Delphine rit.) Je suis super
motivée, tout le temps, je suis en mode soleil, on dirait une ado
amoureuse, je dépense moins de tunes qu’avant, j’adore mes
clients, même les plus chiants… Je suis maso, non ?!
« J’adore démarrer mes journées et partir en scooter. Je reprends
des études de nutritionniste. Par exemple, le rapport entre la santé
mentale et l’alimentation me fait me poser mille questions. Ça va
faire trois ans que je fais ça, et non seulement je ne regrette pas
mon ancienne vie, mais surtout, je me demande comment j’ai pu me
rendre malade à cause de ces gens. Je devais être hypnotisée par
je-ne-sais-quoi… »
Delphine a raison : désormais, son énergie ne vient pas d’un statut,
d’une position bien fragile de « sauveur » décernée par son patron,
elle découle de son envie profonde de liberté, son instinct assumé
de « faire payer les riches » qu’elle vit très bien et la satisfaction de
voir ses clients se dépenser physiquement pour être mieux dans leur
tête en fin de séance. Elle choisit, crée et mesure son impact. Ça la
gave d’énergie.
Et c’est bien le but de cette question… Qu’est-ce que ça éveille en
moi, tout ça ? La certitude que si je ne ressens pas d’énergie dans la
quasi-totalité de mes activités, quels que soient le salaire, le
prestige, le confort associé, je vais « me crasher » sur le moyen
terme. Quand j’écris ces mots, je sens l’énergie sortir de mes doigts
pour aller taper sur les touches.
Je ne suis ni fatigué, ni frustré de la longueur de mon texte qui
correspond pile à mon besoin de ce que j’ai à vous dire et pas à
l’idée, la croyance de ce que doit être la « longueur idéale d’un
chapitre pensé pour avoir un impact sur un maximum de
lecteurs »… Là, ici, maintenant, je ne suis pas dans le marketing ou
dans le calcul.
Vous la sentez, mon énergie ? Elle est là parce que je suis pile dans
ce que je suis censé faire. Écouter et réfléchir. Réfléchir comme
dans « penser », mais aussi réfléchir comme dans « miroir ».
Je ne me sens pas écrasé par la tâche car je l’ai choisie. Je choisis,
en mon âme et conscience, par plaisir, par envie, parce que ça me
remplit d’énergie, d’envoyer une à deux fois par semaine une
newsletter à des milliers d’inconnus. Et quand ça ne me remplira
plus d’énergie, je passerai à autre chose.
Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous ?
JOUR 7

Quelles sont les causes


qui me mobilisent ou déclenchent
de la colère en moi ? Donner
un ou des exemples concrets.

Depuis que j’ai commencé mon travail sur mon Moi, à la lecture
des questions de Martin, se sont succédé plusieurs états.
J’ai ressenti de la colère, de l’agacement, puis un mélange de honte
et de fierté, et puis de la douleur aussi. Tes questions ne m’ont pas
mis en joie, pas souvent en tout cas. J’observe d’ailleurs une amie,
en ce moment, qui tente seule dans son coin de répondre à ton
questionnaire et qui galère pour trouver le mot juste, la sensation
adéquate. Rome ne s’est pas faite en un jour, c’est vrai.
(Re)trouver sa Raison d’Être n’est pas qu’une partie de plaisir. Tu le
précises toi-même, dans les guidelines que tu donnes après le
questionnaire : « Rappelez-vous que cet exercice n’est pas un
exercice de communication mais un exercice pour vous-même. Qu’il
ne doit pas décrire qui vous voudriez être mais ce qui vous met
en mouvement, vous ! En lisant la phrase finale qui découle de tout
votre travail d’introspection et en ouvrant le monde qu’elle évoque
pour vous, vous devez ressentir de la joie, sinon il vous faut
retravailler ! »
Pour le moment, je ne suis pas du tout dans la joie quand je réponds
à ces questions, mais je commence à voir un motif apparaître, et ça,
ça me plaît. Je comprends mieux ta consigne : « À partir de vos
réponses, essayez d’identifier des points communs, des points de
connexion qui vous permettent de clarifier et formaliser votre grand
Pourquoi et votre Comment spécifique – votre préférence profonde
qui vous donne de l’énergie… »
Alors, cette question 7 : « Quelles sont les causes qui me mobilisent
ou déclenchent de la colère en moi ? Donner un ou des exemples
concrets. »
Toutes les causes qui font ressortir l’injustice d’une situation. Quand
l’arbitraire installe son pouvoir totalitaire sur une personne, un lieu,
un conflit. Quand on généralise sur des gens, des nationalités, des
couleurs de peau, des religions ou des métiers, ça me met en
colère. Quand on rase pour le profit bête et méchant une forêt de
chênes centenaires, ça me met dans une rage froide.
Les causes qui déclenchent de la colère en moi ? Le racisme
décomplexé, l’écocide, le sexisme, les abus sexuels. Le patriarcat
bête et crasse qui ne veut pas admettre que le monde avancera
sans lui. Et les sacs à m… qui abandonnent leurs chiens sur des
aires d’autoroute ou frappent des chatons en se filmant sur les
réseaux sociaux. Oui, ça, ça me met vraiment en colère.
Les causes qui me mobilisent ? L’accès pour tous à l’éducation, la
culture et la santé. La croyance tout enfantine que, dans mon pays,
chacun peut, quels que soient son milieu, sa couleur de peau, sa
religion, sa sexualité, son âge, son accent, son handicap, trouver
l’emploi qui lui convient, la place qui est la sienne, le respect qui lui
est dû. Je sais, je suis un peu naïf d’y croire encore. Mais c’est mon
« rêve américain » à moi, cette croyance-là. La France, le pays des
Lumières. Bon, allez, au pire, le pays des bougies chauffe-plats !
Je crois que nous aspirons tous, pour nous et pour nos proches, à
vivre en paix, au milieu des autres. Pour l’immense majorité, en tout
cas. Pour les gens paumés ou calculateurs qui ne pensent pas ça,
qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Prenez votre part de
responsabilité dans vos choix et les conséquences de vos choix.
Pendant les confinements, à ma grande surprise, je me suis rendu
compte que la cause qui me mettait le plus en mouvement était celle
de la culture : je dépérissais totalement de ne plus pouvoir aller au
cinéma, au musée, au concert.
Sabine m’a raconté son histoire : « J’ai été éduquée dans un milieu
breton très catholique, très traditionnel, très bourgeois et j’ai connu
toute la panoplie classique de la petite fille en col Claudine en cours
chez les bonnes sœurs (de vraies pestes !), le scoutisme, les
gâteaux vendus à la sortie de la messe pour récolter quelques sous,
les rallyes, etc.
« J’étais vierge quand je me suis mariée avec un garçon de mon âge
que mes parents adoraient et trouvaient génial. J’aurais dû me
méfier (rires) mais je ne voyais pas le problème. Au contraire, je
recherchais en permanence l’assentiment de mes proches dans
chaque action que je menais. J’étais une semi-esclave d’un système
culturel familial, comme ma sœur aînée d’ailleurs.
« J’ai vécu un mariage, les premiers temps, qui n’était ni
malheureux, ni heureux. Je ne vivais que pour mon époux et mon
foyer. Mon premier enfant est né tout de suite, le second juste après
et j’ai vécu une terrible dépression post-partum qui m’a encore plus
isolée. Je vivais dans les couches, les courses, le ménage, et très,
très rarement, je disais oui à une ancienne copine du lycée pour
accompagner les enfants de mon ancienne école en sortie scolaire.
« Youhouhou, quelle vie trépidante ! Je sais.
« On faisait l’amour avec mon mari tous les vendredis soir. C’était
réglé comme une horloge. Même ma dépression ne m’a pas fait
dévier du schéma. J’étais conçue, éduquée, pucée pour être une
bonne épouse consentante, une maman parfaite et une femme
effacée mais travailleuse. Je précise pour ceux qui auraient des
doutes que mon histoire s’est déroulée dans la France du début des
années 2000, pas dans les années 1950 : oui, ça existe encore !
« C’est la naissance de Noé qui a bouleversé ma vie. Mon troisième
enfant. Noé est né atteint d’une maladie rare qui complique sa
digestion et le tue à petit feu s’il mange des aliments aussi innocents
que des pâtes, des bonbons ou des gâteaux industriels. Il va se
tordre de douleur et peut tomber dans une sorte de semi-coma
diabétique, une léthargie très puissante durant laquelle il peut vomir
et s’étouffer dans son sommeil.
« Nous ne nous en sommes pas rendu compte tout de suite, mais
dès que le diagnostic a été posé, vers l’âge de 2 ans, j’ai dû digérer
(sic) deux nouvelles atroces coup sur coup : Noé ne guérira jamais
et les laboratoires ne cherchent pas réellement de médicament pour
le soigner car il existe moins de trois mille personnes dans le monde
avec sa pathologie.

« En désespoir de cause, nous avons fini par rejoindre un groupe


Facebook privé : le seul endroit où nous sommes compris et où
personne ne nous juge. Je m’y suis fait de vraies amies et amis,
dont Léonard, le père d’un autre enfant malade.
« J’ai dû accompagner plusieurs fois Noé à l’hôpital, quand il était en
primaire, car malgré nos
interdictions/recommandations/conseils/menaces, Noé n’en faisait
qu’à sa tête. Il est hyperactif, têtu et extrêmement en colère contre
sa maladie qu’il trouve injuste. J’ai subi tout comme lui la violence de
l’Éducation nationale, et plus généralement, l’incompréhension d’un
monde qui est pensé pour le plus grand nombre et ne comprend pas
qu’un cake aux fruits industriel distribué au centre aéré peut envoyer
Noé dans les vapes.
« Rien ne m’a mis autant en joie que la décision d’un laboratoire
suédois de commencer des tests sur une trentaine de patients,
en 2012, dont Noé, tests d’un traitement novateur censé réduire les
effets secondaires de la nutrition “classique”. Le médicament n’a pas
vraiment changé la santé de mon fils au début, mais quelques autres
patients du groupe avec qui j’échangeais sur Facebook ont senti des
changements radicaux dans leur alimentation et leur transit (ces
malades peuvent subir des diarrhées foudroyantes qui sont aussi
angoissantes que handicapantes) et d’autres encore ont
recommencé à vivre presque normalement pendant plus d’une
année. Noé pouvait remanger quelques aliments, c’était déjà très
encourageant pour lui et pour nous.
« Ce laboratoire a décidé du jour au lendemain d’arrêter les tests,
officiellement car des effets secondaires violents avaient été
remontés, mais en vrai, l’équipe à l’origine du médicament avait été
déplacée sur un autre projet de recherche plus rémunérateur – nous
l’avons appris d’une source interne. Le laboratoire étant en plus
racheté dans la foulée par un autre plus gros, étranger, leur “petit”
médicament n’était plus du tout d’actualité pour notre “petite”
communauté.
« Ça m’a mis dans une haine ! Je ne me suis pas reconnue. J’ai
immédiatement lancé un appel à la résistance. La souffrance de
mon fils m’était intolérable, mais savoir qu’elle pouvait être évitée…
Une fois de plus, le profit, toujours le profit ! Je suis devenue une
sorte de passionara en quelques jours. Mon mari ne me
reconnaissait plus. La maladie de Noé est devenue ma cause. Sa
guérison, ma seule option.
« Je me suis retrouvée du jour au lendemain à enchaîner les sit-in
en Suède devant le siège social du laboratoire, à hurler des slogans
en anglais, en suédois et en français devant des assemblées
d’actionnaires, et à distribuer des imprimés à la sortie d’une bouche
de métro à Londres où un rassemblement international de pédiatres
et de spécialistes de la gastro-entérologie avait lieu. J’ai répondu à
des interviews de journalistes, j’ai même essayé d’interrompre la
retransmission du Congrès en direct avec banderoles et cornes de
brume !
« J’ai ensuite créé une newsletter en anglais pleine de gifs et
d’images détournées que j’envoie une fois par mois à tout le monde.
Un groupe de patients atteints d’une autre maladie auto-immune
s’en est inspiré pour la leur, on a pris contact, ça a bien accroché ;
du coup, j’anime des visio-conférences pour nos communautés de
“patients orphelins” depuis un an. J’interviewe des médecins, des
kinés, des parents… […]
« Petit aparté… J’ai trompé mon mari avec ce fameux Léonard,
quand nous étions à Londres, lui-même donc papa d’une petite fille
de 8 ans malade de la même pathologie que Noé. J’ai cru
comprendre qu’il n’était pas heureux en couple de son côté et nous
nous sommes rapprochés très naturellement, au bar de l’hôtel.
L’alcool aidant, je me suis enhardie… et nous avons fait l’amour,
puis beaucoup, beaucoup parlé de nos vies. Léonard a été le
deuxième homme avec qui j’ai couché. C’était plus que bien, au
niveau intime… Je suis encore sous le choc et je ne sais pas quoi en
faire car j’aime sincèrement mon mari et ma vie de couple, mais ce
père de famille, activiste de cœur, professeur d’histoire-géo, avec qui
je parle souvent sur Facebook et que je ne revois jamais (il habite en
Suisse) m’a beaucoup troublée…
« Il a réveillé la femme en moi alors que Noé avait réveillé le tigre en
moi ! […] Je lis ton blog depuis des années, depuis que tu parles de
tes expériences d’infirmier, et quand tu disais que tu te cherchais,
que tu cherchais l’équilibre, je me disais toujours que ça ne me
concernait pas car je me trouvais très équilibrée dans ma petite vie.
J’ai toujours pensé que tu te posais trop de questions, que tu te
prenais la tête pour pas grand-chose parfois, mais maintenant je me
retrouve dans cette position et je flippe.
« “Grâce” à la maladie de mon fils, j’ai découvert que j’étais une
combattante, une meneuse, une tigresse… et une femme ! Je ne me
connaissais pas, en fait. Et je ne me connais toujours pas, d’ailleurs.
Je n’ai jamais travaillé, jamais fait d’études ou si peu. Je n’ai jamais
gagné d’argent. Je n’ai jamais dansé en boîte de nuit, jamais pris de
drogue. Je n’ai connu que deux hommes dans ma vie.
« Je vais avoir 38 ans, je ne sais pas quoi faire de tout cela… Si tu
as une idée… »

Qu’est-ce que ça éveille en moi, tout ça ? Sans réfléchir, Sabine,


quand je vous entends parler de tigre et de tigresse, que j’aurais
adoré m’occuper de la cause animale. Mais plus sérieusement, que
je ne supporte pas les abus et que je ne le sais que trop bien, ayant
souvent élevé la voix au mauvais moment pour exprimer mon
mécontentement. Ça m’a coûté très cher : je ne sais pas me taire. À
l’inverse, on vient toujours me solliciter précisément pour avoir mon
opinion ou mon ressenti sur des situations complexes, car j’arrive à
sentir des nuances ou des options en regroupant les signaux faibles
que d’autres ne voyaient pas et on me paye cher pour ça…

RENCONTRE AVEC
CHRISTIE VANBREMEERSCH
Interviewer Christie Vanbremeersch, c’est l’assurance de repartir plus ému,
plus sûr de soi et plus confiant pour le reste de sa semaine. Interviewer
Christie, c’est la certitude d’aller boire son eau à la source de la Raison
d’Être, tellement l’autrice de Trouver son ikigaï donne son éclairage, ses
convictions et un peu de son amour pour vous faire avancer dans la bonne
direction : la vôtre. Enfin, interviewer Christie, c’est l’occasion de rigoler un
bon nombre de fois en très peu de temps, et ça, ce n’est jamais perdu.

Christie est un délicieux mystère, un merveilleux livre ouvert à la bonne page,


une manière de bien commencer ou conclure une journée : abonnez-vous à
sa newsletter1 !

Bonne lecture. Vous avez de la chance, vous allez pouvoir découvrir cette
interview. Moi, je l’ai entendue de sa bouche même et je me concentrais pour
ne rien rater.

Christie, comment t’es-tu intéressée au concept de l’ikigaï ? Quel a


été ton déclic ?

Je suis catholique et je vais à la messe depuis ma naissance. J’ai été très


marquée, depuis l’âge de 5-6 ans, par une parabole de Jésus qui dit :
« Qu’as-tu fait de ton talent ? » Moi, j’entends ça, j’ai 6 ans, et cette phrase
est comme une flèche décochée dans mon cœur. J’y reviens régulièrement,
elle m’obsède, je n’ai pas la réponse. Je suis « douée » d’une nature
obsessionnelle : quand je n’ai pas la réponse à un problème, je suis
incapable de le lâcher (ou plutôt, c’est lui qui ne me lâche pas), je tourne
autour tant que je n’ai pas trouvé un bout de réponse qui me satisfasse, j’y
pense la nuit, j’y pense tout le temps. Surtout quand ma réponse à « Qu’as-tu
fait de ton talent ? » est « Rien, pas grand-chose, pas assez » : je me sens
super mal.

Ma prise de conscience suivante est plus tardive, quand j’ai démissionné


deux fois de suite de boulots salariés (notamment, suite à la lecture d’un livre
de Marie Desplechin qui s’appelle Sans moi2 (titre qui a inspiré aussi celui de
mon blog, Maviesansmoi). Dans ce livre il y a eu cette phrase déclic : « Je
veux bien vendre mon travail, mais je ne veux pas vendre ma vie. »

Vers cette même époque, mon père est venu me chercher au bureau pour
déjeuner, il a vu que ça n’allait pas trop, que je ne me sentais pas heureuse
ni valorisée, ni contributrice dans ce travail ; et il m’a dit : « Ne te laisse
imposer que la pression que tu décides de recevoir. » Je venais de me
marier, j’avais pris le nom de Nicolas et j’avais honte de signer de mon nom,
de notre nom, en bas des mails de marketing direct que j’envoyais ; je
voulais avoir un boulot où je pouvais être fière de signer de mon nom.

J’ai entendu parler de l’ikigaï par le biais de l’île dOkinawa où les gens
vieillissent longtemps et en bonne santé. J’avais 37 ans. Ma grand-mère
paternelle est morte à 93 ans après des années très douloureuses dans son
corps, et au moins dix ans très diminuée dans sa vitalité : je voulais terminer
ma vie en meilleure forme, mourir en ayant des projets, en étant, à ma
mesure, au service de ma communauté familiale et locale. Ma grand-mère
maternelle, dont j’étais moins proche, est morte à 88 ans, elle faisait toujours
partie de l’équipe couture de sa paroisse, réparant des vêtements pour les
donner en bon état à des personnes qui en avaient besoin. Et elle marchait
une heure par jour. Cette fin de vie ressemble déjà plus à ce que j’imagine
pour moi.

L’image d’Épinal d’Okiwana décrit une toute dernière partie de vie qui m’a
attirée. Des vieux actifs qui jardinent, qui se marrent avec leurs potes de
toujours, qui font l’amour, qui s’occupent de leurs petits-enfants, qui circulent
à vélo. Des seniors qui participent toujours à la vie de la communauté et qui
ne sont pas relégués, invisibilisés. D’ailleurs, la légende dit qu’en dialecte
okinawais, le mot « retraite » n’existe pas.

Nous avons déménagé à Malakoff – la ville de ma grand-mère paternelle, ah


ah ! Et c’est marrant parce que depuis que nous y habitons, j’ai l’impression
de vivre dans une Blue Zone. Tu connais les Blue Zones ? Ce sont
cinq endroits dans le monde où on a identifié une concentration
exceptionnelle de centenaires en bonne santé…, ce que j’ai décidé de
devenir.

C’est lié à quoi, cette longévité ?

D’après les études, elle est liée à des facteurs communs que sont la
présence du soleil, de la mer, à la vie très près de la nature, à une parité plus
importante entre les hommes et les femmes, une vie communautaire forte,
souvent liée à une religion commune, ce qui fait que les gens se réunissent
régulièrement et trouvent plein de prétextes naturels pour être ensemble. Ils
pratiquent également beaucoup d’activités « modérées » tout au long de la
vie : jardinage, vélo, marche. Et enfin, au niveau nutritionnel, ils ont un
régime sain. Sain, ça veut dire que tu manges un tout petit peu en dessous
de ta faim, des aliments à base de plantes et de trucs que tu fais pousser
non loin de chez toi.

À Malakoff, nous avons un jardin, je me déplace à vélo, j’ai « hérité » de la


communauté catholique de la ville qui est extraordinaire et avec qui j’ai de
nombreux projets… Notre maire est une femme, notre députée est une
femme, donc oui, les femmes ont leur mot à dire. Ça manque un peu de
soleil et de mer, mais on y travaille !

Comment expliques-tu l’ikigaï avec tes mots à toi ?

Ma définition, c’est « ce qui me donne envie de me lever chaque matin ». Il y


a donc des constantes et il y a des variants. J’ai un carnet et un stylo sur ma
table de nuit, et chaque soir, avant de plonger dans mon bouquin puis dans
le sommeil, je me pose la question, par écrit, dans ce carnet, de ce qui va me
faire plaisir le lendemain. Je dois trouver ce qui va m’aider le lendemain à me
lever, et tant que je n’ai pas trouvé, pas de bouquin, pas dodo. Et comme
j’aime lire et dormir, je cherche, et je trouve. Et le lendemain, je me réveille
heureuse car je sais qu’un truc chouette va arriver. Si rien de chouette n’est
prévu, je trouve quelque chose qui va m’illuminer.

Oh, wahou ! Mais tu as avalé vachement de théorie avant, non ?


Pour pratiquer aussi simplement…

Ah oui, c’est vrai, je lis énormément ! Et je n’ai pas l’intention d’arrêter de lire
ni d’apprendre. Apprendre, comprendre, progresser, c’est l’un de mes works
in progress. Le conseil que m’a donné mon père quand j’avais 18 ans,
c’était : « Promets-moi que tu ne t’arrêteras jamais de lire des bouquins de
développement personnel. » Je l’ai écouté. C’est le deuxième meilleur
conseil qu’il m’a donné – le premier étant : « Cultive les amours de la vie… »

Bref, à force de lire des livres de développement personnel, je me suis mise


à écrire ce que moi j’appelle des « livres compagnons » – des livres qui vous
accompagnent et qui donnent envie de passer à l’action.
Quand je vois ces centaines de bouquins de développement
personnel dans les rayons de la Fnac, cette dictature du bonheur à
20 euros pièce… Ça ne te fait pas peur, cette injonction ? Comme si
on devait être heureux là, maintenant, tout de suite…

Je ne le prends pas du tout comme ça. Tous ces livres ne se valent pas et ils
ne racontent pas tous la même chose. Le tri se fait naturellement, en tout cas
pour moi : est-ce que le sujet répond à l’une des questions que je me pose
de manière brûlante ? Est-ce que le style de l’auteur me donne envie de
dépenser 13, 18, 30 euros ? Et du temps ? Et de lui accorder ma confiance ?
Ça, on peut s’en apercevoir en lisant un paragraphe !

Et puis, je ne me sens pas sous le coup d’une injonction à être heureuse.


Mais je viens de deux familles où il y a beaucoup d’épisodes dépressifs, des
suicides, des conduites destructrices, tu sais, comme ces suicides lents que
sont les addictions à la clope, à l’alcool, aux médocs.

Ma décision d’être heureuse est avant tout une tactique de survie ;


l’injonction me semble venir de l’intérieur, et peut-être que je m’illusionne sur
ma liberté et que c’est un conditionnement… Écoute, je m’en fous d’où ça
vient ! Ça me va d’être heureuse.

Donc oui, la plupart des livres de développement personnel ne sont pas pour
moi, et tant mieux car j’en achète déjà un sacré paquet, et tous ne sont pas
des chefs-d’œuvre. Mais une fois tous les deux ou trois ans, je « tombe » sur
un livre bon pour moi, et alors là, BINGO !

Je peux te dire que celui-là, je le lis, je le « fais », c’est-à-dire que je suis


toutes ses propositions, je le relis, et je l’offre à tous mes copains. Le dernier
livre compagnon que j’ai lu et qui a « marché » de cette manière, c’est The
Art of Noticing de Rob Walker3. Trouver un livre qui va m’éclairer et me
transformer, ce n’est pas tous les jours que j’en trouve – et heureusement,
car un tel livre demande du temps à vivre, à assimiler, à transformer, à
partager.

Je lis énormément de livres, mais je n’en ai pas croisé tant que ça qui ont
une conséquence réelle sur la manière dont je fonctionne. Ce que je lis
vraiment, ce qui me nourrit, je le « fais mien » presque immédiatement. Au
bout d’un paragraphe, je sais, je suis à la maison – oui, un tel livre, c’est
comme une maison. Et ça dépasse la simple lecture, c’est ma vie que je
transforme ou colore très fortement, par l’action que propose l’auteur dans ce
livre. Qui m’accompagne, donc, pour tout le reste de ma vie.

Il y a tout de même une quantité énorme de très mauvais livres qui


sont écrits pour de très mauvaises raisons (dont l’argent).

Je ne sais pas s’ils sont si mauvais : certaines personnes les lisent et en sont
contentes, et ça a l’air de les aider ! Je pense qu’il y a beaucoup de lecteurs
qui ont une sensibilité différente, j’écris moi aussi des livres compagnons et je
me rends bien compte que mes livres ne sont pas pour tout le monde,
certains les adorent, d’autres les détestent, c’est parfait ainsi. Je repense
souvent à cette phrase de Christophe André : « Le développement
personnel, c’est super utile, pris dans un ensemble d’actions pour aller
bien. » Je suis pour ma part en double thérapie. J’ai une thérapeute, ma psy,
et j’ai également un superviseur de groupe, pour parler de boulot. Les
bouquins que je lis sont un élément de ma vie, ils s’ajoutent et viennent
nourrir très fort mon travail personnel et celui que je fais avec des
thérapeutes.

Depuis quinze ans que j’écris en ligne, l’attaque qu’on m’a faite le
plus souvent, c’est : « Mais arrête de t’écouter, arrête de te plaindre,
arrête de te poser des questions, arrête de te regarder le nombril et
intéresse-toi à autrui. » Comme si je ne m’intéressais pas à autrui en
me posant des questions sur moi, et comme si je ne cherchais pas à
améliorer ma relation à autrui en cherchant à améliorer ma relation
avec moi-même et mon amour-propre. Ces gens-là arrivent à créer
un doute en moi. Du coup, quand je t’entends, ça me rassure. Il faut
accepter le fait d’être en travail permanent sur soi toute une vie ? Ça
me rend triste et heureux de te voir si entière, je ne me l’explique
pas.

Ma conviction, c’est que j’ai fait moins de conneries avec mes enfants et que
j’ai été une meilleure amoureuse pour Nicolas, parce que je suis en thérapie
et que je suis en recherche permanente de réponses et que je me pose les
bonnes questions. Ma grand-mère me disait que je m’écoutais trop, bon. Les
personnes qui lisent mon blog, elles, ça les accompagne, toutes ces
questions que je me pose. La règle induite, sur mon blog, c’est : personne ne
t’oblige à me lire ! Si tu n’es pas content, si quelque chose ne te plaît pas, tu
n’es pas obligé de me le dire, tu peux aller lire ailleurs : il existe des millions
de pages sur Internet sûrement plus intéressantes ou en tout cas plus
adaptées à ce que tu cherches… Je n’accepte pas de critique de la part
d’inconnus, je refuse tout avis tranchant sur qui je suis. Moi, je ne fais pas de
prisonniers : tu es avec moi ou tu es contre moi (rires) et le reste ne
m’intéresse pas. Je n’ai pas d’états d’âme. J’écoute certaines personnes, et
même beaucoup, beaucoup de monde, mais je ne laisse pas entrer n’importe
qui dans mon enclos. C’est pareil pour les livres, je fais bien attention à qui je
prête mon attention, à qui je fréquente. Néanmoins, une fois qu’on est entré
dans mon enclos, ça peut durer longtemps – et même, toute la vie.

Du coup, tu as fait un sérieux travail d’écrémage pour n’être


entourée que de bonnes personnes ?

Oui, mais je suis en train de réfléchir à faire un peu machine arrière, enfin, à
changer d’attitude ; je me demande si je ne m’enferme pas trop parfois dans
ma bulle cognitive, amicale. Oui, je crois que mon prochain travail sera de
m’ouvrir à la contradiction.

Mais bon, mon travail quotidien, tu sais, mon ikigaï, c’est de trouver des
livres, des graines, des outils, des propositions qui donnent envie de vivre, de
les expérimenter, de les méditer, puis de les partager avec ceux qui le
veulent, assaisonnés à la petite sauce magique Christie. C’est ça, mon
boulot.

Tu ne serais pas un peu comme cette cathédrale de Gaudì, à


Barcelone, toujours en travaux ?

Pas aussi grande, tout de même (rires) !

Ta vision de l’ikigaï a évolué depuis que tu as écrit ton livre ?

Oui, j’ai l’impression d’avoir vraiment trouvé, ou du moins formalisé ma


Raison d’Être en écrivant ce livre. Partager mes trésors, par l’écriture et la
parole, en formation. De manière parfois payante, parfois gratuite.

Pour ma part, j’ai parfois peur de me fourvoyer totalement quand


j’accepte certains jobs. C’est ma faute. Je n’assume pas ma Raison
d’Être, je n’assume pas mon talent, je n’assume pas ma puissance,
je n’assume pas la générosité de l’Univers quand je suis, pile au bon
moment, là où je suis censé être. Mais non, je reste à vouloir de la
sécurité avant tout, les titres-restaurant, le CDI, quel que soit le prix
moral, pour ensuite me rebeller contre ce que j’ai précisément
demandé, parce que je n’ai pas tout le reste, le plus important, ma
Raison d’Être profonde. Martin Serralta, dans sa formation, dit que
tu sais quand tu tiens ta Raison d’Être car c’est celle qui te met en
joie, c’est ce qui te met en mouvement. Quand on l’a trouvée, il y a
un sourire immédiat qui s’affiche sur ton visage. Qu’en penses-tu ?

Je suis entièrement d’accord avec ça. Un jour, j’avais deux projets de livres
en même temps, qui s’adressaient à deux éditeurs différents. J’en parle à ma
coach d’alors, Chine Lanzmann. Elle me regarde et me dit : « Quand tu
parles du second, tu es super excitée, tu souris de toutes tes dents. Il me
semble que c’est celui-là que tu dois écrire en premier, celui qui te rend
joyeuse. » Je l’ai écoutée, et j’ai bien fait.

Tu arrives à trouver l’équilibre ?

Au pluriel. Mes équilibres. Et j’aime bien mes équilibres. Le seul truc, c’est
qu’ils se remettent en cause tous les quinze jours ! Parce que les situations
évoluent, un projet se termine, le marché bouge, un éditeur change de
maison… Heureusement, je veille à mettre mes œufs dans plusieurs paniers.
Je propose des services payants, comme mes formations, ou écrire des
livres publiés, et j’offre aussi beaucoup de choses gratuitement. C’est ainsi
que je trouve mon équilibre qui va et vient mais qui finit toujours par retomber
sur ses pattes.

Je pense que, pour commencer à croquer la vie à pleines dents,


nous devons tous créer. J’ai écrit dessus mille fois. Ce n’est pas
naturel ou évident pour tout le monde. Comment ça a démarré pour
toi, cette connexion à la créativité ?

Simplement. Un jour, j’ai acheté une broche, un chat de Cocteau, et de la


même manière que je me suis fiancée à mon compagnon, je me suis fiancée
à ma créativité en la symbolisant avec cette broche. C’est ma mission dans
la vie : faire vivre ma créativité, la nourrir, la développer, et offrir tout ce que je
peux au monde. Être fiancée à sa créativité, ça implique notamment de faire
un grand ménage relationnel : yes aux mentors, aux super-auteurs, aux
personnes qui soutiennent mon travail ! Et non à ceux qui instillent le doute :
« Pourquoi tu fais ça ? À quoi bon ? C’est nul… » Je suis très, très vigilante
aujourd’hui, à qui je laisse entrer dans mon entourage. Même lorsque je
choisis un médecin, j’exige que cette personne soit bienveillante avec moi. Je
suis très vigilante car je vois à quel point, quand je me sens attaquée, ça me
met à plat pour plusieurs jours, voire des semaines – les cicatrices peuvent
même rester douloureuses pendant des années. Pour moi, il n’y a pas de
seconde alerte : je coupe les ponts dès la première vacherie. Je sais à quel
point ça me mine, même quand une vieille dame me sort une pique dans le
bus. Mon ouverture au monde, ma sensibilité, ma créativité, sont mon trésor
et c’est aussi ce qui me rend le plus vulnérable. Je protège ma créativité et
ma flamme vitale comme une louve : avec ma détermination, en tournant le
dos, en montrant les dents s’il le faut. C’est la contrepartie de ma tentative
pour être présente et soutenante pour les membres de mon clan. Et de
donner le plus que je peux, à ceux qui en ont besoin et qui le veulent.

Comment bien démarrer sa quête vers la Raison d’Être ?

En faisant ce que tu es en train de faire, William : ressentir ce mélange de


joie et de tristesse à la rencontre de gens qui ont trouvé leur propre Raison
d’Être. C’est l’une des clés. Rencontrer des gens passionnés. Qui se sont
trouvés. Parce que ça provoque exactement ce que tu m’as dit tout à
l’heure : un sentiment douloureux mélangeant la joie et la tristesse. Une
morsure. Et j’en ai eu plein, des morsures, j’ai vécu ça tout comme toi, il y a
quelques années, quand je rencontrais des gens qui étaient habités par leur
Raison d’Être et que je ressentais en moi ce sentiment étrange fait de
tristesse et de joie, en pensant que jamais je ne connaîtrais ça à mon tour.

La personne passionnée te montre la direction, ton but : « Ah mais oui, c’est


là que je veux être. » Cet eurêka, ça provoque de la joie. La tristesse vient du
fait qu’aujourd’hui, tu ne vois pas du tout encore comment tu vas t’y prendre
pour marcher dans cette direction ; mais ça, on s’en fiche, l’important, c’est
d’avoir la direction. Trouver sa Raison d’Être, c’est un savant mélange
d’extérieur et d’intérieur, d’endogène et d’exogène. De choses qui viennent
d’étrangers à ta vie, de livres lus, de rencontres, et d’actes qui ne peuvent
venir que de moi, de choses que je décide pour moi.

J’ai décidé de « méditer » avec les pages du matin (j’écris tous les jours
trois pages, sur un cahier, en me levant) et je recommande à chacun de
trouver le rituel méditatif qui lui convient – c’est-à-dire, qu’il ou elle va pouvoir
tenir dans le temps ! Qui va lui faire du bien ! Et qui va être une pierre
d’ancrage pour ses journées. Comme rituel, j’ai la marche aussi. J’ai la
cuisine. J’ai plein de rituels méditatifs. Chacun peut trouver ses propres
ancrages qui vont le nourrir d’énergie, permettre d’intégrer l’extérieur à
l’intérieur en se demandant : « Qu’est-ce que j’en pense, au fait, moi, de ce
truc ? Qu’est-ce que je vais en faire ? À quoi suis-je appelée aujourd’hui ?
Quel est mon premier petit pas pour avancer vers cette direction qui brille
tellement fort et qui me fait de l’œil ? »

Quel est le risque à ne pas démarrer cette quête ? Y a-t-il un âge


limite, au fait ?

Ah mais non, regarde ! Manuel De Oliveira a réalisé son premier film à


60 ans. Sœur Emmanuelle est partie au Caire à 62 ans. Bon, Raymond
Radiguet a écrit Le Diable au corps à 14 ans, je suis hyperjalouse (rires). Je
pense que la seule chose qui nous appartient, c’est de nous questionner
sans relâche, quel que soit l’âge, et à tous les âges. La question, c’est notre
travail (et l’important, c’est de trouver des bonnes questions, qui nous
actionnent) ; la nature et le temps de la réponse, ça ne t’appartient pas, c’est
la vie qui décide. En revanche, ensuite, écouter la réponse, la suivre – c’est
notre job de nouveau. Un dialogue avec la vie !

Quel est le risque à ne pas se questionner ?

Je ne sais pas. Quand j’avais 17 ans, j’avais un petit copain, Hugues, qui
était très bien dans sa peau. Moi, j’étais quand même assez mal dans la
mienne. Je lui ai demandé : « Mais tu n’as donc pas de problèmes ? » Il me
répondait que non ! Tout allait vraiment bien pour lui et je me disais : « Il est
quand même pas très, très intéressant, ce garçon. » (Rires.) Notre histoire
n’a pas duré longtemps ! En règle générale, j’ai du mal à m’intéresser aux
gens qui ne progressent pas. Une chose qui nous fait progresser, selon moi,
c’est de se poser les bonnes questions. Mon mari par exemple, Nicolas, je ne
sais jamais comment je vais le retrouver le soir. Entre le matin quand il part et
le soir quand il rentre, il a changé – il a lu, il a rencontré, il a observé, il a
réfléchi, il revient avec tout ça et ce n’est plus le même Nicolas, et je me
régale.
Moi, le principal moyen que j’ai trouvé pour progresser, ce sont les questions
que je me pose, au travers de l’écriture, des livres et des rencontres.

Quelles sont les erreurs à ne pas commettre quand on démarre


dans cette quête de sa Raison d’Être ? Est-ce qu’il y a des erreurs
assez classiques qui attendent celui qui va commencer à se poser
des questions ?

La terrible erreur, c’est d’écouter ce qui te renforce dans ton doute, dans ton
mauvais doute. Il y a deux types de petite voix intérieure.

La bonne petite voix, celle qu’on appelle « l’intuition », elle te pose des
questions, elle te donne des indications, et tu te dis : « Mais oui, bien sûr,
c’était ça ! » Et tu repars au galop, encouragé, plus confiant – exactement
comme lorsque tu reçois le conseil d’un ami, d’un mentor, d’un bon livre, qui
veulent te voir en train de créer et au travail.

La mauvaise petite voix, c’est celle qui instille le doute dans ton esprit et qui
t’empêche d’agir : « Mais tu es sûr que tu veux quitter ce job ? Que tu veux
lâcher ses titres-restaurant ? Et tes congés payés ? Tu es fou ? Et ta mère,
elle en pense quoi, ta mère ? » Et cette voix va appuyer pile là où tu n’as pas
besoin qu’on appuie parce que tu sais très bien que ça te fait déjà mal.

Je l’ai déjà entendue plein de fois, cette petite voix qui me dit : « Mais enfin,
Christie, ne serais-tu pas une sous-Julia Cameron ? Es-tu un tant soit peu
capable de créer par toi-même ? As-tu donc toujours besoin des autres pour
t’inspirer et “délivrer” ? » À présent, j’ai appris à lui répondre : « OH DIS, TA
GUEULE, OUI ! Même Van Gogh s’inspirait de paysages déjà existants pour
peindre des chefs-d’œuvre. Fous-moi la paix, j’assume (rires). » Les jours où
je n’ai pas la pêche, je m’autoflagelle : « Oh, là là, c’est vrai que je suis une
sous-merde, je ne sais que pomper le travail des autres, mais qu’est-ce que
j’ai créé, moi ? C’est peut-être bien vrai que je parle trop de Dieu, et c’est vrai
qu’il y a vingt ans, je me disais que j’écrirais bien une saga à la Henri Troyat,
un jour, une super-saga et que j’en vendrais des millions. »

Sauf que je ne sais pas faire ça. Pour le moment, je ne sais pas écrire une
saga. Moi, ce que je sais faire, c’est écrire des livres de développement
personnel, et non seulement je prends beaucoup de plaisir à les concevoir,
mais en plus ils touchent un large public. Je ne laisse personne me
dévaloriser, et même moi, j’essaie de m’encourager du mieux que je peux. Je
me suis engagée auprès de ma créativité, c’est mon premier engagement.
Mon boulot quotidien est de la laisser passer à travers moi, cette créativité.
Elle est plus importante que tout le reste. Enfin presque. Il y a aussi « être la
meilleure personne que je puisse être ».

Quelle est la devise que tu mettrais sur ton drapeau personnel, ton
Fluctuat Nec Mergitur à toi ?

Ça dépend des jours. Aujourd’hui, j’en ai deux qui me viennent : « Va avec la


force que tu as », une phrase de Dieu à Gédéon. L’autre devise serait : « Je
suis guidée et protégée… »

C’est parfois dur à croire, tout de même. On s’attend à tellement


plus de preuves !

Mais c’est pas « on » ! C’est toi ! C’est « je » ! Toi spécifiquement. Je reçois


l’aide, la guidance et la protection que je demande et dont j’ai besoin.

Que je demande, sorry. OK. Oui !

Oui, que je demande. Et moi, je demande constamment à être guidée. C’est


pas « on », c’est MOI et je demande des guidances très spécifiques. Quand
je suis guidée par les bonnes petites voix, j’écoute 100 % de ce qu’elles me
disent. Même si, j’avoue, la guidance est rarement confortable, et le conseil,
toujours un peu « hardos » à suivre ! Et pourtant, je sens que c’est la bonne
chose à faire, alors je la fais, et l’avenir me donne toujours raison (enfin,
donne raison au conseil, et à moi de l’avoir suivi !).

Tu demandes conseil à qui ?

À Dieu (mais on peut l’appeler autrement en fonction de ce en quoi on croit,


moi je l’appelle aussi parfois « ma Partie qui Sait tout »). Aux valeurs que j’ai
choisies en début d’année.

Parfois, je demande aussi conseil à l’une de mes grands-mères. Ces deux-là


m’ont tellement énervée de leur vivant et tellement aimée aussi, à leur
manière. On se chamaille toujours mais ça ne m’empêche pas d’écouter les
conseils qu’elles me donnent : « Appelle ton père, je me fais de la bile pour
lui », « Mets le foulard Hermès que tu as pris dans mes affaires après ma
mort, ça sert à quoi que tu l’aies récupéré si c’est pour qu’il reste dans ton
placard », « Dis à ta mère que je suis fière d’elle », « Rends-toi utile ! » Et
elles ont raison ! Enfin, ça me fait du bien, leurs rappels à l’ordre.

Quel est le conseil que tu aimes donner ?

Je suis cernée par le suicide. Deux personnes autour de moi se sont


suicidées récemment. Quand je suis allée à l’enterrement du dernier, un
jeune homme de 19 ans, l’âge de ma fille, je me suis dit que le conseil de
mon père était vraiment le bon : « Cultive tes amours de la vie, tes différentes
raisons de vivre, pour que, le jour où il y en a une qui s’échappe, il y en ait
toujours une autre qui soit là… » Je ne vois pas quel meilleur conseil on
pourrait donner à quelqu’un.

Je crois qu’il faut savoir être heureux seul. Beaucoup de sources de bonheur
nous viennent des autres, et bien sûr qu’on en dépend. Et je fais en sorte
qu’une partie importante de ce qui me rend heureuse ne dépende
principalement que de moi. Mon lien à la nature, mon amour des livres,
marcher, dessiner, écrire, danser… Quand mes enfants vont quitter la
maison par exemple, ou quand je perdrai mon chien, ces pertes seront
douloureuses – et mes passions personnelles, et ma curiosité, m’aideront à
rester debout.

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous ?

1. https://vanb.typepad.com/maviesansmoi/
2. Éditions de l’Olivier, 1998.
3. Knopf, 2019.
JOUR 8

« Quand je suis libre d’être vraiment


moi-même, je… » (Terminer la phrase)

Christie me l’avait dit et j’ai tenté le coup, hier, dans la voiture :


« Demande à voix haute à être guidé ! » J’ai beau savoir depuis des
années que, contre toute logique, « ça marche », je n’y pense pas,
ou pire, je n’ose pas demander, de peur de déranger dieu-sait-qui
(sic).
Je roulais donc et ressassais sans cesse les événements de la
semaine, n’arrivant pas à trouver la bonne porte mentale pour me
sortir de ma roue de hamster. Je me refaisais le film de la semaine,
rejouant mes répliques. Vous connaissez ? C’est épuisant. J’ai alors
changé de tactique. Comme ça. Sans réfléchir. J’ai parlé tout seul
dans la voiture, à voix haute, mais pas trop fort : « Bon ben là,
j’aurais besoin d’un signe que tout va bien, que je suis sur la bonne
voie, merci euh… Dieu. » (En chuchotant le dernier mot.)
Oui, pas trop fort, car je n’étais pas si sûr de moi, ne sachant pas qui
allait m’entendre, ni même si c’était une super-idée que de
demander de l’aide à un être invisible, imaginaire et doué de tous les
pouvoirs. J’ai quand même osé parce que ça me trottait sévère entre
les deux oreilles.
Dix minutes après, alors que je me gare pour souffler un peu,
comme Bison Futé le conseille, toutes les deux heures, le téléphone
sonne et « il » appelle. La personne dont j’attendais des nouvelles
depuis une semaine. J’ai d’abord halluciné, puis j’ai remercié…
Dieu… et puis, j’ai souri : « Quel chic type, ce Dieu, quand même, il
a attendu que je sois garé pour que le téléphone sonne ! La sécurité
avant tout ! »
Du coup, j’ai pris le temps de parler, en marchant sur l’aire
d’autoroute, entre les arbres, les tables en béton et les petites
crottes toutes fraîches des chiens. J’ai adoré ma conversation et je
suis reparti dans ma voiture, remonté comme un coucou suisse, prêt
à en découdre avec les 755 kilomètres restants.
J’ai demandé, j’ai obtenu.
Désormais, néanmoins, pour ne pas déranger Dieu tous les jours, je
me demande bien à quel saint, à quelle tante décédée je pourrais
demander de l’aide (elles avaient toutes un léger pet au casque et
ne touchez pas les fêlés car ils laissent passer la Lumière). À défaut,
je pourrais questionner un mort connu ? Je prendrais bien Kant, il
avait l’art de se poser les bonnes questions. Deux problèmes : je ne
parle pas allemand et j’ai peur de passer à côté des réponses. Vous
demandez conseil à qui, vous, quand vous en avez besoin ? À
Bob Marley ?
La question du jour, allez. Question 8 : « Quand je suis libre d’être
vraiment moi-même, je… » (Terminer la phrase.)
Ça va vous sembler fou ou inespéré, mais j’ai eu un flash, la
semaine dernière, alors que j’évoquais mon travail sur la Raison
d’Être avec mon ami Christophe. J’ai compris pourquoi j’aimais tant
mon activité d’enseignant et de thérapeute de couple. Je savais
pourquoi je les avais choisies, je savais comment je voulais la rendre
plus importante dans ma vie et peut-être ne faire que ça, mais je
n’avais toujours pas mis le doigt sur ce qui me met en joie quand je
suis face à un couple.
J’aime ces moments car :
1. je n’ai pas à me réfugier derrière un rôle social pour exercer ma
compétence. Je ne surjoue pas les dircom, les écrivains, les je-
ne-sais-quoi. Je suis simplement moi et ça me repose
énormément ! Je n’ai pas à pousser mes idées, à monter des
stratégies, à mettre la Terre entière en copie. Vous voyez de quoi
je parle. En séance, en classe, je sais que je suis au bon endroit
pour moi car je suis M O I ;
2. je ne m’ennuie pas quand je suis en écoute active, je ne me
réfugie pas sur un écran pour chasser l’ennui, je suis obligé
positivement d’être là, pour eux, pour moi, je ne peux pas me
permettre de rater une phrase, je suis en éveil pendant
75 minutes et j’adore car je ne m’ennuie pas ;
3. je peux visualiser mon impact immédiat ou sur le moyen terme
de mon travail, je peux mesurer de semaine en semaine si nous
avançons dans le bon sens, je sers à quelque chose en temps
réel : je suis enfin utile et je le vois.
Quand je suis libre d’être vraiment moi-même, je suis donc utile, je
ne m’ennuie pas et je n’ai pas à jouer un rôle. Je finis mes séances
ou mes cours avec plus d’énergie que lorsque je les ai
commencées. J’adore ça.
Alors oui, je suis directeur de la communication et je suis bon dans
ce que je fais : j’aime m’exprimer, en mon nom comme au nom d’une
marque. Je connais les réseaux sociaux, les médias, les formats. Je
sais créer du contenu audio, vidéo, écrit, court et long. Je sais gérer
une communication de crise, une communication interne, lancer une
campagne, planifier la stratégie et le rétroplanning d’un manifeste,
etc. Ce sont bel et bien mes compétences et, souvent, mon plaisir…
Mais ce n’est pas ma Raison d’Être !
Je ne dois pas mélanger les deux. Ce qui émerge de mon travail sur
l’ikigaï, ce sont les apparitions de puissances fortes, de patterns,
d’évidentes évidences qui me mettent en joie, venues de moi,
alimentées par moi, dans le cadre d’une relation avec les couples
que je fixe, dont j’ai fixé le prix autant que le coût, avec les
délivrables que j’estime atteignables et l’impact que je veux pouvoir
mesurer.
Il me semble évident que je m’éclaterais mille fois plus comme
thérapeute de couple et comme prof, j’en ai la preuve.
Mais… ce n’est pas pour autant que je le fais à 100 %, limité encore
par mes peurs, la société, les contraintes administratives, les limites
émotionnelles et l’attirance que j’éprouve toujours à ce jour pour
mon activité de dircom. J’ai coutume de dire que j’exerce
vraisemblablement mon dernier emploi salarié, à l’heure actuelle,
mais je n’en jurerais pas. Parce que j’y trouve encore beaucoup de
plaisir, d’avantages – financiers mais surtout humains ! Bosser en
équipe peut parfois être lourd, mais bosser seul me pèsera bien
plus, je le pressens.
Je suis également toujours en poste salarié car ça répond à un
besoin de contrôle et de productivité posé par d’autres trente ans
plus tôt : « Il te faut un CDI, des tickets restau, des réunions, des
collègues. » C’est la norme. C’est le bonheur. C’est aussi un signe
extérieur de réussite, de là d’où je viens, d’être un cadre en réunion,
sept heures par jour.
Je vous rappelle que j’étais infirmier il y a treize ans. Un « vrai »
métier. Un truc concret, utile, tangible, normal. Pas un métier pour
brasser du vent. Je suis un transfuge de classe, cela m’est apparu
récemment. Je vis parfois mal d’être devenu qui je suis. Je me
retrouve à me justifier devant d’anciens collègues pour prouver que
« je n’ai pas changé ». Alors que j’ai changé. Énormément.
Ces métiers de gens qui s’éclatent à leur compte, chez nous, c’était
pour « les intellos, les artistes, les riches, les chanceux, les
gagneurs, les inconscients, les fils de, etc. ». C’est ça, la petite
musique toxique que j’entends en arrière-plan et contre laquelle je
lutte en cherchant ma Raison d’Être.
Ce n’est pas parce que je sais que je suis un bon thérapeute de
couple/enseignant, un transmetteur puissant, que j’ai le courage, la
force, la puissance, la détermination et le déclic pour le vivre
complètement, mon souhait.

Ce travail est un outil qui m’y conduit. Mais Rome ne s’est pas bâtie
en un jour.
Je ne me mets pas en valeur quand je vous dis : « Voilà dans quoi je
suis bon » : je vous montre toute l’ambivalence et la complexité de
notre personnalité qui sait, dans le fond, ce qu’elle devrait faire pour
elle (arrêter de fumer, perdre un peu de poids, se mettre à la boxe)
mais qui ne le fait pas. Je veux vous montrer à quel point c’est dur
pour moi de savoir et de ne pas oser le vivre pleinement tout le
temps, à quel point le cheminement est long, à cause de notre
histoire et des contraintes sociétales incompressibles autour de
nous.
Vous qui savez que vous devriez faire autre chose de votre vie, que
vous en avez les moyens intellectuels, la conviction mais pas le
courage : soyez doux avec vous-même en lisant ces lignes. Il ne doit
pas y avoir d’injonction à être qui vous devriez être. Ça passe
d’abord par de la tendresse, par se regarder dans le miroir et aimer
au moins un peu qui vous voyez, qui vous êtes là, tout de suite, puis
la résolution de célébrer aussi tout ce que vous avez déjà accompli.
Il ne doit pas y avoir d’injonction. C’est un chemin, pas un chemin de
croix.
« Quand je suis libre d’être vraiment moi-même, je… »
J’ai demandé à Jean de finaliser cette phrase à son tour. Jean
m’épate car il a tout lâché, à Paris, il y a cinq ans, pour devenir
lithothérapeute dans le Var (quoi que vous pensiez du pouvoir de
guérison des pierres, là n’est pas le sujet…). Il m’a repris :
« Quand ? Non, moi c’est depuis que je suis libre… ! Depuis que je
suis libre d’être vraiment moi-même, je réalise à quel point je ne
subis plus les barrières des autres, les freins des autres, les peurs
des autres, les besoins des autres, les croyances des autres… et les
autres tout court. J’ai quitté une vie toute tracée de graphiste star en
agence de pub pour rejoindre mon amoureuse, une artiste qui habite
dans l’arrière-pays varois. On s’était rencontrés sur une application
en vacances, ça avait collé de suite entre nous et elle était venue à
la maison pour le week-end, de passage à Paris pour un salon bio.
Elle avait vu tous les livres consacrés aux pierres que j’avais sur
mes étagères. Et toutes mes pierres aussi, d’ailleurs. Mon petit
appartement en était rempli.
« Elle m’avait dit : “Ah, tu soignes les gens comme ça ? C’est un
beau métier. Tu pourrais m’apprendre des trucs…” Mon premier
réflexe avait été de nier, mais j’ai été aspiré dans un grand moment
de vie, une forme d’illumination où j’ai compris en l’espace de
quelques secondes que, oui, je soignais des gens par les pierres,
depuis des années, en plus de mon travail de graphiste, que je ne
faisais payer personne mais que les gens me recommandaient à des
amis à eux, que j’y passais tout mon temps libre et que j’adorais ça.
Tous ces messages en un seul flash (rires) !
« En fait, j’ai compris que si je voulais être libre, il fallait que ma
passion informelle devienne mon activité. J’ai des parents très
pragmatiques qui ont déclaré que ma copine m’avait fait vriller la
tête, qu’ils allaient me déshériter (je suis fils unique), qu’ils avaient
honte de moi et de mes “cailloux à la con” (merci, papa !), mais la
vérité est là.
« Depuis que je suis dans les pierres H24, je me sens totalement
moi, totalement libre et totalement en relation avec les gens qui
viennent me voir. Je me fous de ce que vous pouvez penser de moi.
Je suis libre d’être moi-même et si je m’étais écouté, je serais
devenu libre bien plus tôt. Enfant, j’aimais les silex, les fossiles, les
cailloux, les roches, la géologie. Je suis devenu graphiste parce que
je dessinais très bien et que ça ne me demandait aucun effort. Je
suis resté graphiste parce que j’étais super bien payé pour mon âge
et que ma mère était très fière d’encadrer mes campagnes de pub,
de montrer mes créations à ses sœurs, dans les dîners de famille.
C’est fini, tout ça, mais c’est leur problème. Moi, j’aime ma vie
comme elle est aujourd’hui, même si j’ai divisé mon salaire par trois.
Je me couche tous les soirs heureux. »

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous ?


JOUR 9

Quand est-ce que je me sens


vivant(e) ?

Je ne sais plus qui disait que l’on se rend compte de l’existence de


Dieu quand on assiste au lever et au coucher du soleil deux fois par
jour et que nous devrions être pleins de gratitude pour ces
deux moments-là. Gratitude d’être vivant, gratitude d’être le témoin
d’une scène folle déclamant le cycle infini de la vie et gratitude de
faire partie d’un tout.
Je me sens vivant quand je peux regarder le soleil se coucher, sur la
mer, un verre à la main, à côté de la personne que j’aime, à ne rien
dire. Je me sens en paix avec moi-même. J’aime cette lumière qui
décline très lentement pendant de longues minutes une fois le soleil
dans l’eau et la température qui se radoucit peu à peu.
Je me sens vivant quand la personne que j’aime s’endort dans mes
bras.
Je me sens vivant quand j’écris, quand je trouve l’énergie juste pour
exprimer ce que je ressens dans ma tête, quand les mots se posent
avec fluidité et grâce sur l’écran blanc devant mes yeux. Je me sens
vivant quand je me relis et que j’ai l’impression que cela a été écrit
par un autre que moi.
Je me sens vivant quand je donne un cours et que mes élèves
lèvent la main alors que je suis en train de parler. Leur impatience
stimule ma curiosité et les voir discuter ou argumenter sur ce que je
viens de dire me ravit.
Je me sens vivant quand la lumière s’éteint au cinéma.
Je me sens vivant quand j’ai faim en revenant de la plage.

Je me sens vivant en recevant des gens pour les coacher. Peut-être


fatigué avant mais jamais après. Ou alors d’une fatigue saine,
comme repue et satisfaite.
Antoine est directeur de la communication interne pour une chaîne
d’hypermarchés : « Je suis un ancien bègue et un ancien dyslexique
– même si on ne guérit jamais vraiment. Mon enfance a été un
calvaire car mes parents, commerçants tous les deux, n’avaient pas
le temps de s’occuper de moi et mon père avait la main leste. Quand
je bégayais trop, je me prenais une claque, le temps que je me
calme. Bien évidemment, ça ne réglait pas le problème. Une cousine
plus âgée est venue habiter chez nous après le divorce de ses
parents et elle s’est prise d’affection pour moi. Elle était au lycée, je
venais d’entrer au collège. Elle m’a sauvé la vie. Elle me faisait
travailler, m’emmenait chez l’orthophoniste, m’a fait consulter un
orthodontiste, s’occupait de faire signer les chèques à mes parents
qui, eux, étaient libérés de leur fardeau et pouvaient bosser de tout
leur saoul dans leurs commerces.
« Ma cousine est restée deux années chez nous. Quand elle est
partie, je parlais normalement et j’avais rectifié le tir à l’école. J’étais
devenu un élève plutôt doué et, en école de commerce, j’ai effectué
un stage dans une grande entreprise où le patron m’a mis le pied à
l’étrier, trouvant que j’étais meilleur communicant que son équipe.
J’adore raconter des histoires, inventer des présentations originales,
mais plus que tout, j’adore convaincre et qu’on m’écoute sans
s’ennuyer. Un reliquat de mes années d’humiliation, je pense, sans
trop faire de psychologie de comptoir.
« Tout le monde pense que c’est naturel pour moi de parler en public
alors que ça ne l’est pas du tout, et je traverse des moments de
panique intense quand on me tend un micro et que je sens le regard
de dizaines de personnes braqué sur moi. Mais dans ces moments-
là, avec le cœur qui bat très fort, je me sens tellement vivant.
Tellement moi. Je me sens complètement à ma place. Personne ne
pourrait me la prendre.
« La seule personne devant qui je bafouille ou bute sur des mots de
temps en temps, c’est ma femme, dont je suis très amoureux. Elle
m’impressionne et je cherche toujours à la convaincre que je suis un
mari et un jeune papa à la hauteur. Au boulot, pas de souci. À la
maison, j’en deviens nerveux et elle me regarde avec tellement
d’intensité que je perds tous mes moyens et je me retrouve au
collège, ce qu’elle ne comprend pas car elle m’aime très fort aussi.
Ça m’agace ! Ça me rend fou ! »

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette histoire ?


JOUR 10

Quelles sont les œuvres d’art


qui me bouleversent ?

J’ai la chance inouïe d’exercer un métier où je suis souvent libre de


mes heures en semaine, et où je revendique le besoin du Beau pour
me nourrir et être meilleur dans ma pratique. Je pars donc souvent
au musée d’Orsay, en fin de matinée, pour une petite heure, et j’ai
mes toiles favorites. Je suis toujours attiré par les peintres qui
utilisent la couleur et surtout les couleurs vives : Klimt, Seurat,
Signac et Van Gogh, bien sûr.
Je n’aime pas trop la peinture contemporaine qui me passe au-
dessus de la tête et que je trouve souvent bien trop absconse pour
mes goûts forts simples.
Je suis fasciné par les portraits et mon musée préféré est bien
évidemment la National Portrait Gallery à Londres. Je cours les
expositions de portraits dès que j’en vois une et je suis obsédé par
les portraits de profil de la Renaissance. J’ai eu la chance de visiter
les Offices à Florence, en pleine pandémie, au petit matin, et ils
étaient complètement vides ou presque. Je peux passer des heures
devant les œuvres, un casque sur les oreilles, généralement à
écouter de la musique contemporaine de ces tableaux-là.
J’ai été ému aux larmes en découvrant la cathédrale de Florence, le
Dôme de Milan et la cathédrale de Sienne. Inexplicable.
La sculpture me laisse totalement de marbre (sans jeu de mot !) et la
tapisserie, encore plus. Mais je peux rester des heures dans un
cabinet de curiosité. Le musée de la Chasse et de la Nature à Paris
est mon repaire secret. Je n’y retrouve jamais deux fois la même
atmosphère et j’adorerais que l’on m’y enferme une nuit.
Enfin, tous les immeubles de New York sont pour moi des œuvres
d’art au même titre que les châteaux de la Loire. J’aime la majesté,
j’aime la grandeur, et je crois que j’aime me sentir écrasé par la folie
d’une création humaine comme le Palais de justice à Bruxelles.

Alexis collectionne un certain type d’art : « J’achète, parfois très


cher, des tirages originaux de photos, uniquement en noir et blanc,
que je fais encadrer avec un soin maniaque afin de les exposer chez
moi, où jamais personne ne vient ou presque. Je ne suis pas
intéressé par la couleur en photo, je trouve ça tellement ennuyeux,
cela ne provoque aucune émotion en moi et je dirais presque que
c’est vulgaire, tellement facile, c’est commun d’aimer les photos en
couleur. La photo en noir et blanc me fascine, je pourrais étudier
chaque prise de vue pendant des semaines et toujours y revenir
sans lassitude. J’ai fait installer une caméra de surveillance dans
mon salon et j’ai réglé l’image pour qu’elle soit en noir et blanc, à la
grande surprise du technicien. Si j’avais le choix, je vivrais en noir et
blanc et je ferais interdire les couleurs dans les magasins. On me
prend pour un fou mais j’assume. Je n’ai aucune idée de la raison
pour laquelle je suis attiré par ce type d’art… Peut-être parce qu’il
est passé de mode ? Ah, bien évidemment, les tableaux de
Pierre Soulages sont des chefs-d’œuvre. Mais là, je passe la main :
c’est bien au-dessus de mes moyens ! »
Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette histoire ?
LE BEAU ET LE BIEN
POUR MOI
JOUR 11

Dans quel lieu, quel cadre, je me sens


vraiment vivant(e) ?

Je reviens sur ma réponse à la question 9, même si je n’ai pas


grand-chose de plus à ajouter. Je me sens vivant en bord de mer,
principalement, devant toute étendue d’eau en général, mais face à
un océan déchaîné encore plus. Je me sens vivant quand je suis
plutôt sur la façade atlantique et plutôt au coucher du soleil, je l’ai
déjà dit. Je me sens vivant en été, à l’apéro, les pieds nus dans
l’herbe fraîche. Je me sens vivant le dimanche matin quand je
m’éveille chez la personne que j’aime et quand je me lève pour aller
me faire un café. Je me sens vivant quand j’accueille mes élèves à
la porte du cours et que je leur souris parce que je suis heureux de
les voir. J’en rajoute toujours un peu mais je ne le regrette pas.
Muriel me confie : « Je suis infirmière et j’ai tout quitté pour retaper
une vieille baraque dans le Morvan. Je n’ai pas d’enfants, je n’ai plus
de mec, j’ai un peu de sous de côté et j’en ai plein le dos de Paris.
Je me suis dit que j’allais tout faire toute seule et j’y suis arrivée
comme une grande. J’ai passé des après-midi entiers chez
Leroy Merlin à choisir des produits, des soirées sur YouTube à
regarder des tutos et des matinées à pleurer de rage parce que je ne
comprenais pas pourquoi je n’y arrivais pas, ou parce que je n’avais
pas assez de force pour lever un sac de ciment toute seule. À
l’exception de deux ou trois trucs, j’ai tout fait toute seule. Soixante-
quinze mètres carrés habitables au milieu de nulle part avec un
grand jardin. Et je l’ai fait pour deux raisons : parce que je n’en
pouvais plus de ma vie à l’hôpital et parce que je me sentais morte,
après des années d’agonie. J’avais crevé de la routine et des
années à ne rien faire de particulier. Oui, je suis seule dans ma
baraque, je bosse en intérim à mi-temps et je ne mange pas grand-
chose, mais je me suis fixé cette vie-là toute seule, pour la première
fois de ma vie. Quand je me couche le soir chez moi, je me sens
vivante et plus jeune qu’il y a dix ans…
« Je ne regrette rien. Je cherche simplement l’étape d’après. Je me
demande si je vais m’ennuyer quand j’aurai tout fini comme j’ai
envie… »
Laure, elle aussi, me raconte : « Mes deux enfants sont au lycée et
cartonnent à l’école, du coup j’ai accepté de bosser dans une
association qui vient en aide aux gamins de familles défavorisées,
deux soirs par semaine. J’hallucine comme ça me fait du bien d’aller
chez eux, de passer du temps à les motiver, à leur expliquer
comment on résout un problème de maths ou comment on conjugue
un verbe. Je me sens totalement à ma place et quand je rentre chez
moi, je savoure mon confort et mes gosses qui n’ont besoin de
personne. J’ai noué des liens hyperforts avec la famille d’un gamin
que j’aide et ils me disent des choses super belles. C’est toujours
pudique des deux côtés parce que je ne veux pas gêner ni jouer les
sauveuses, et eux ne veulent pas me mettre mal à l’aise, mais
quand je vois leur enfant avancer d’un coup de trois cases parce que
j’ai pris le temps de lui expliquer ce que mes propres parents
m’avaient expliqué, je me sens hyper-hyperbien, je suis dans mon
élément, je vis ma meilleure vie. Et je ne suis pas une sainte, je
précise, je fais ça parce qu’on me l’a demandé et j’y allais à
reculons. C’est hyperfort comme sensation de savoir que je peux
aider en étant juste moi… Ça me donne une énergie de malade… »

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette histoire ?


JOUR 12

Qu’est-ce que le Bien pour moi ? D’où


cela vient-il ?

Le Bien, pour moi… Quelle question difficile !


Je crois que le Bien, pour moi, commence par le respect des
personnes ou des animaux sans défense. S’en prendre à quelqu’un
de faible me donne envie de vomir. Tout abus de force me met dans
une colère folle. Donc le Bien, pour moi, c’est l’ouverture d’esprit et
du cœur : garder en tête que je vis entouré de gens qui ont moins
que moi, financièrement, culturellement, physiquement, et que je
dois faire attention à leur laisser une place, une place juste, sans
faire preuve de pitié ou d’orgueil, non, je dois veiller à inclure ceux
qui ne sont pas inclus.
Je suis très, très à cheval sur la notion de justice et d’égalité, et
j’aimerais « croire en la justice de mon pays » mais j’ai des doutes.
Plus je vieillis et plus je comprends que le pouvoir et l’argent offrent
un accès égoïste à des lieux, des usages, ou autorisent des
comportements qui ne sont pas dans le Bien.
Je suis soucieux de ces notions car j’ai eu du mal à gravir des
échelons en France, bloqué par mon diplôme d’infirmier. Avec le
recul, je mesure ma chance et je n’ai clairement pas à me plaindre.
Mais j’ai peu communiqué sur les refus subis. Oui, on m’a barré
quelques portes car je n’avais pas les codes. Oui, j’ai vu des gens
moins compétents me passer devant parce qu’ils (ou leurs parents)
avaient payé fort cher le bon MBA de la bonne école. Ça m’a fait
parfois mal. Je suis depuis resté toujours extrêmement attentif à
donner leur chance à des gens qui n’ont pas les codes, pas les
diplômes, pas la bonne adresse, et je me suis rarement trompé.
Fabien est prêtre en Belgique : « Je mène une double vie qui serait
très fortement sanctionnée par ma hiérarchie si elle l’apprenait, mais
je l’assume, je n’ai pas voulu faire une croix (sic) sur ma vie
sexuelle, que je mène dans la discrétion depuis quelques années de
la manière dont je l’entends, avec des hommes. Pour moi, je fais le
Bien au quotidien dans ma paroisse en étant présent du matin au
soir auprès des fidèles, en écoutant les confessions, en baptisant les
nouveau-nés, en mariant les amoureux, en enterrant des paroissiens
que je connais parfois depuis plus de quinze ans. Je ne compte ni
les heures, ni les pas. Je ne prends pas de vacances. Je me réserve
du temps pour lire et continuer à me former, mais tout le reste de
mon temps, je le consacre à faire le Bien autour de moi. Je ne sais
pas d’où ça vient, j’ai toujours eu ce caractère, même quand j’étais
enfant. Ma mère savait que je voulais devenir prêtre et m’a poussé
dans ce sens. Mon père n’a fait aucun commentaire. Ce sont des
gens simples et bienveillants, je redonne ce qu’ils m’ont donné sans
réfléchir. »

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette histoire ?


JOUR 13

Qu’est-ce que le Bien commun pour


moi ?

« Le bien commun est une notion développée d’abord par la


théologie et la philosophie, puis saisie par le droit, les sciences
sociales et invoquée par de nombreux acteurs politiques. Elle
désigne l’idée d’un bien patrimonial partagé par les membres d’une
communauté, au sens spirituel et moral du mot “bien”, de même
qu’au sens matériel et pratique (ce dont on dispose ou ce qu’on
possède1)… »
Je ne sais plus où j’ai lu un jour que, quels que soient le pays, la
culture et le niveau de vie, l’immense majorité de l’humanité ne
cherche qu’une chose : un toit, de la nourriture pour ses enfants et
pouvoir vivre en paix sans trop se poser de questions. Le Bien
commun, pour moi, c’est ça : l’insouciance liée à une situation
démocratique qui permet à chacun de trouver sa place et de vivre
mieux que la génération qui l’a précédé.

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous ?

1. Source : Wikipédia.
REGARDS EXTERNES
POUR GUIDER
JOUR 14

« On dit de moi que… » (Terminer


la phrase)

Selon Marcel Bleustein-Blanchet, « la répétition fait la réputation ».


On a dit de moi beaucoup de choses différentes selon les lieux, les
époques et mon état d’acceptation de qui j’étais dans toutes mes
dimensions, et c’est la même chose pour vous. La question se fixe
sur les choses que vous entendez de manière récurrente depuis
quelque temps déjà.

Martin, pourquoi cette question « On dit de moi que ?... »

Du fait de notre imaginaire collectif (et en particulier chez les femmes, plus
oppressées par la société) il existe une très grande difficulté à reconnaître
ses propres qualités. Faire s’exprimer autrui sur mes qualités peut m’aider à
les reconnaître enfin, ainsi que mes propres tensions… Les amis sincères et
même certains collègues bienveillants se prêtent toujours avec grand sérieux
à l’exercice. Ne t’étonne pas de recevoir des mails de trois pages listant tes
qualités et tes limites, écrites avec des mots choisis et très justes.

C’est ainsi. Les regards externes aident un grand nombre de personnes


parce que nous vivons dans une société tellement pudibonde qui cherche à
dévaloriser les qualités intrinsèques des uns et des autres. Oui, nous avons
tous des qualités, bien évidemment… S’il faut les entendre dans la bouche
des autres pour commencer à les admettre, pourquoi pas. Mais il faudra bien
ensuite les faire sienne. Ce puissant amour propre ne peut venir que de
nous…

Je pense que je peux découper ma vie en trois périodes, autour de


ce que l’on a pu dire de moi. Je la visualise ainsi :
de ma naissance à 2003 : année où j’ouvre mon blog en ligne.
Je découvre une forme d’expression instantanée en ligne
mêlant écriture, communautés, statistiques. Je deviens un
influenceur, un chroniqueur payé par des médias, tout en
restant infirmier en parallèle de mon activité 2.0. J’ai deux vies
très différentes, demandant chacune des compétences et des
aptitudes spécifiques. Je suis l’homme aux deux identités et ça
me pèse de plus en plus ;
de 2010 à 2015 : je quitte mon job d’infirmier et entame une
nouvelle carrière à 35 ans. Je deviens journaliste web, puis
j’enchaîne les entreprises en quelques années. Ionis, Universal,
Canal + et Danone, où je me pose enfin un peu. Je découvre
que je suis HPI à 40 ans et je bénéficie d’un coaching pro qui
me fait enfin entrer dans certaines cases. « Je délivre » comme
on dit en entreprise, c’est-à-dire que je deviens productif ;
de 2015 à aujourd’hui : j’accepte mon état de haut potentiel,
d’hypersensible. Je découvre en écrivant C’est l’histoire d’un
zèbre que je souffre de stress post-traumatique
entraînant/expliquant des addictions. Tout est lié, dans le fond.
Je « veux » m’anesthésier en consommant, je veux oublier mon
potentiel pour revivre des traumas de manière inconsciente (la
claque du passé m’angoisse moins que l’éventuelle caresse du
futur), et je lutte pour passer à autre chose et offrir pleinement à
moi-même et à autrui l’étendue de mes capacités. Chacun sa
croix.
Je rappelle le but de l’exercice : trouver sa Raison d’Être, la chose
qui vous donne envie de vous lever le matin. Nous ne sommes pas
dans un exercice d’ego ou d’autoflagellation, je présume que le but
de la question est de faire la somme des choses positives ou
améliorables dites à votre égard afin de voir se dessiner des
patterns récurrents et comprendre que nous sommes l’ensemble des
mille petits détails. Cet exercice n’a toujours pas pour vocation d’être
clamé à voix haute ou lu par d’autres. Ma position est particulière,
j’ai opté pour une écriture et un questionnement publics pour vous
éclairer le chemin, mais je n’en sais pas plus que vous, j’avance en
même temps que vous.
On dit de moi que j’ai une forme d’intelligence particulière, capable
de voir en quelques instants l’ensemble d’une situation et d’en tirer
des conclusions. Parmi les seize personnalités identifiées par les
psychologues, je suis un « logicien ». Je vous conseille vivement de
passer ce test gratuit1 pour connaître vous aussi votre personnalité.
On dit de moi que je suis chiant car je ne lâche pas facilement quand
j’ai un os à ronger. Je rumine des jours, des semaines, des mois. Je
ne suis absolument pas rancunier, procédurier ou pointilleux, mais
mon cerveau adore simplement revenir en boucle sur un sujet pour
l’explorer sous toutes ses formes.
On dit de moi que je sais faire passer par mes écrits des émotions,
des histoires, des pensées, des colères. Je sais écrire simplement et
de manière fluide.
On dit de moi que je « devine » énormément les choses et les
personnalités, souvent dès les premières secondes. Je me fais
rarement avoir par les gens car je sais très souvent à qui j’ai affaire
et, plus intéressant, je vois également le potentiel des gens devant
moi, vers où ils devraient aller pour ressentir plus d’équilibre. Je
peux comprendre une personnalité sur une photo et ne pas me
tromper. Cela ne me fait pas marrer car je trouve cette aptitude
illogique, irrationnelle, étrange. Elle est là, je m’en sers.
On dit de moi que je suis créatif, inventif, drôle et un peu fou-fou,
que je n’ai pas peur d’aller au contact, d’animer un groupe.
On dit de moi que je peux accoucher n’importe qui de n’importe quoi.
Et c’est vrai : les gens me livrent en quelques secondes des
informations folles, tous les jours. Je ne pratique pas le small talk
(parler de la pluie et du beau temps, des résultats du foot la veille…,
ce genre de choses) : je vais droit au but dans l’intime, le sincère,
l’humain.
On dit de moi que je peux parfois être moqueur sur les réseaux,
avec les gens que je n’aime pas. J’ai lu que je suis certains jours
« condescendant » sur Twitter. Je ne le nie pas, mais les gens ne
supportent plus rien sans le smiley qui va avec ¯\_(ツ)_/¯.
Et que dire de ceux qui pensent que mettre un point en fin de phrase
dans un SMS, c’est agressif ? Non, j’ai appris à écrire comme ça, à
la dure, sur un Bescherelle. TMTC2.
On dit de moi que je n’aime ni les chiffres, ni le pouvoir, ni les
abuseurs, ni les gens qui manquent d’ambition, ni ceux qui mettent
des jours à se décider. C’est vrai. J’exècre les Tartuffe et la
médiocrité avec un mépris que je cache très mal. J’ai horreur des
gens qui se contentent de ce qu’ils ont, se satisfont de leur petit
pouvoir de guichetier et ne veulent pas changer d’un pouce pour le
bien d’autrui.
J’ai demandé à Tony ce qu’on disait de lui : « Je ne parle plus à mon
père depuis 2006. Ma mère est morte quand j’avais 6 ans. Je ne
parle presque plus à mes deux sœurs et je ne veux pas entendre
parler de leurs maris. Je ne parle plus à mon ex-compagne. Je sais
que tout le monde balance sur ma gueule par-devant et par-derrière,
que je suis un sale con, un salaud, un irresponsable, un égoïste. Il
me reste deux potes avec qui je vais surfer et toi que je connais
depuis plus de trente ans.
« Je me fous de ce que les gens pensent de moi parce que je sais
que personne ne comprend mon délire. J’ai passé toute ma vie à
obéir aux autres et, depuis cinq ans, je fais comme je l’entends. […]
J’avais un très bon job dans l’armée, j’étais payé pour analyser de la
data et pondre des rapports, c’est de l’intelligence économique et
sociale, j’ai une grande culture générale, j’adore Internet, j’ai passé
toute ma vie à écouter, analyser, disséquer et ranger les infos dans
des compartiments de ma tête. Je ne sais faire que ça.
« J’ai été sur le terrain, en mission dangereuse, j’ai déjà tiré sur des
assaillants en milieu hostile, ça ne me fait ni chaud, ni froid. On m’a
déjà fait le reproche que je manquais parfois d’empathie au boulot et
que je devrais plus m’intéresser aux vies des autres. Non, j’en ai rien
à branler (sic). Je m’intéresse uniquement à ce qui m’intéresse.
Donc quand ça rentre dans le cadre d’une mission, je ne suis plus
disponible pour rien d’autre ni personne. Les femmes n’ont jamais
accepté, certains potes non plus. Mon boss disait que si je
continuais à être aussi accro à mon taf, j’allais me taper un burn-out,
mais je l’attends toujours. C’est lui qui s’est tapé un burn-out…

« Bref, je sais pourquoi tu me poses tes questions, tu veux que je


raconte pourquoi j’ai planté l’armée pour devenir maçon à mon
compte. Je n’ai pas à me justifier, déjà. Ta question est biaisée. Je te
connais. Eh ben, je te le dis comme c’est : parce que ça me plaisait
et que c’était ça ou rien. J’ai découvert que j’aimais travailler les
matières (bois, terre, ciment, chaume) avec mes mains en retapant
la maison d’un pote, un été il y a cinq ans, et j’ai décidé que j’allais
me mettre à mon compte pour ne faire que ça. Je crée des maisons
uniques, sur mesure, cent pour cent écoresponsables, du sol à la
toiture. Je bosse seul. Je ne parle à personne. Ça me va. “On dit de
moi” que je suis un gros ours solitaire et asocial : oui.
« Mon ex pense que je préfère les données, les matières et les
objets aux gens. Au moins, ce que je fais a du sens pour moi, je n’ai
pas à réfléchir, je me sens libre et j’adore discuter avec mes clients
avant et pendant le projet. “On dit de moi” que je suis pas facile
d’accès mais très fiable, ça me va. Tu me connais, tu vas dire quoi
de moi ?… »
Sacré Tony. Je dis de toi que tu es très reposant pour peu que l’on te
prenne tel que tu es. Je dis de toi que tu es fiable, droit et exigeant
et que tu aimes profondément le travail bien fait. Je dis de toi que tu
aurais fait un très bon moine en communauté, silencieux et
travailleur. Je dis de toi que tu donnes toujours satisfaction partout
où tu passes, même si tu n’es pas très causant ou très jovial. Je dis
de toi que tu vas disparaître un jour totalement pour finir ailleurs,
seul, à faire tout autre chose, et tu es d’accord avec moi, ça te fait
beaucoup rire. Je dis de toi que tu aimes les gens tels qu’ils sont et
je te remercie pour ça parce que tu ne m’as jamais jugé… Même si
tu es capable en trois mots de me remettre sur le droit chemin quand
je m’égare.

Charlotte, que je connais un tout petit peu de loin, a répondu à la


question, de manière totalement différente : « On dit de moi que je
suis la femme au foyer parfaite, la maman parfaite, l’épouse parfaite
et la copine parfaite. J’ai arrêté de travailler, ou plutôt je n’ai pas
commencé à travailler il y a dix-sept ans, en rencontrant François-
Xavier au sortir de mes études. Très bonne famille, très belle
situation en devenir dans la boîte de son père, très gros patrimoine,
mais surtout très belle personne, comme mon propre père (rires).
J’ai tout mis en pause pour lui par amour et je ne l’ai pas regretté
pendant quinze ans, puisque nous avons eu quatre enfants,
quasiment tout de suite. Ma première va avoir 16 ans en juin, mon
dernier vient d’avoir 11 ans. Je m’entends très bien avec mes
enfants, avec mes beaux-parents, je m’entends très bien avec tout le
monde, puisque je te dis que je suis parfaite (rires).
« J’ai commencé à coucher avec un ami de mon frère qui a six ans
de moins que moi l’année de mes 40 ans, il y a deux ans. Antoine a
toujours eu le béguin pour moi, depuis qu’il était au collège, je l’ai
gentiment remis en place et toujours pris pour ce qu’il était à mes
yeux : un bébé. Nous avons couché ensemble au mariage de son
frère. Je n’ai aucune “excuse” : je ne bois pas d’alcool. Il était sobre
aussi. Nous en avions simplement très envie, comme ça, ce soir-là.
Nous entretenons une liaison très bourgeoise depuis, très classique,
en nous retrouvant dans une chambre de bonne appartenant à ses
parents. C’est du sexe pour le sexe, ce qui est très agréable, mais
ce que je préfère surtout, c’est quand nous parlons après.
« Bref, pour te la faire courte, pendant le premier confinement,
Antoine recherchait des volontaires pour appeler des personnes
cas contacts. C’était payé “normalement”. Mon mari était à
deux heures de Paris dans notre maison avec les enfants, et moi je
remontais presque un jour sur deux pour m’occuper de maman qui
est en fin de vie “depuis des années”. C’est compliqué. C’était un job
qu’on pouvait faire de n’importe où, par téléphone. Mon premier job.
J’ai eu peur de mal faire, j’ai eu peur d’être nulle, j’ai même cru que
je n’allais jamais y arriver.

« Eh bien, quand on a dit de moi que j’avais une écoute


exceptionnelle, que j’étais très organisée et que je devrais songer à
creuser cette piste, donc quand on m’a fait mon premier retour pro à
42 ans, j’en ai pleuré de joie. Ce n’est pas pour l’argent que je le
fais, loin de là. Je vis très bien avec le salaire de mon mari. J’ai dit à
tout le monde au bout de trois semaines que j’avais trouvé un boulot
et que je voulais le faire à plein temps, sans me cacher. Tu aurais vu
la tête de mes proches… […]
« On dit de moi que je suis très compétente. Antoine m’a proposé de
pousser mon CV dans une boîte d’intérim qui cherche une directrice
d’agence, profil manager et commercial. J’ai passé trois entretiens
au siège qui se sont très bien passés, je pourrais démarrer le
1er juillet, remettant en cause les sacro-saintes vacances sur l’île de
Ré. Mon mari est furieux, il ne comprend pas. Mais c’est la première
et unique fois depuis la fin de mes études que j’entends des retours
sur “ce que je vaux”. Et ça m’a vraiment ouvert l’appétit (rires). J’ai
adoré passer des entretiens d’embauche. J’ai l’impression de me
réveiller comme Hibernatus en étant passée à côté de ma vie. Ou
aussi, j’ai l’impression de vivre ce que je pressentais depuis
toujours : on va dire de moi que je défonce tout quand je travaille, et
je le sais ! »

Et vous alors, qu’est-ce que ça éveille en vous ?

1. www.16personalities.com/fr
2. TMTC signifie tout simplement « Toi-Même Tu Sais ». Pas la peine
d’être un puriste de la langue française pour constater qu’il y a une
grave atteinte à la langue de Molière dans cette expression : oui, voilà,
j’ai ajouté un point après le C !
JOUR 15

« Mes parents ou mon/ma conjoint(e)


disent que ma plus grande qualité
est… » (Terminer cette phrase)

Louis Pauwels disait : « L’homme de qualité exige tout de soi. C’est


un souverain. L’homme sans qualité exige tout des autres. C’est un
despote. » Dans le travail commencé sur moi ici pour trouver ma
Raison d’Être, je ne vais pas vous mentir en vous disant que j’y suis
arrivé sans peine, dans la joie et tout seul. Rien de tout cela. J’ai
extrêmement carburé sur les questions, je suis revenu dix fois sur
les termes que j’utilisais pour me définir et j’ai fini par accoucher d’un
truc vague, censé me résumer, mais qui, au final, ne contenait ni
joie, ni force.
J’ai bien évidemment croisé Martin plusieurs fois et eu l’occasion de
sortir devant lui ma Raison d’Être. De manière assez cocasse, nous
nous sommes même retrouvés dans le cadre d’un événement
professionnel à devoir formuler en petit groupe notre Raison d’Être,
les uns devant les autres. J’étais bien embêté, je n’avais pas pris
mes notes avec moi. Autant vous dire que si vous n’arrivez pas à
mémoriser ce qui est censé vous mettre en mouvement, en joie, ce
qui vous recolle un certain élan vital, vous n’avez pas dû trouver la
bonne formule !
Bien évidemment, Martin subodore la mienne depuis des années et
tente patiemment de m’y aiguiller, parfois avec fracas, parfois par
l’art du questionnement, mais il n’est pire âne que celui qui ne veut
pas se rendre à la fontaine pour se désaltérer. Soit je n’entends rien
à ce qu’il me propose, soit je me creuse la tête pour comprendre là
où il veut en venir à mon propos. Probablement agacé/amusé par
mes barrières (mentales, issues de mes peurs), il a fini par me
lâcher un mot, l’autre soir, qui me définissait totalement selon lui.
Artiste.
J’en ai frémi. Si, littéralement, le mot recouvrait l’ensemble de mes
activités, mon syndrome de l’imposteur et mon manque d’amour-
propre m’empêchaient d’aller zoner dans cette mare-là. « Comme tu
y vas, mon ami… » lui ai-je dit.
Et pourtant, en le quittant, je ne pouvais m’empêcher de revenir à ce
mot. Oserais-je l’écrire ici dans quelques chapitres ? L’histoire nous
le dira. Si je ne m’empare pas de ce mot, personne ne le fera à ma
place. J’ai le choix. Je peux ignorer ce mot encore de longues
années et tenter de le contourner par des périphrases, ou le faire
mien et assumer ma force.
Revenons à la question : « Mes parents ou mon/ma conjoint(e)
disent que ma plus grande qualité est… »
D’abord, je parle peu de ma vie privée dans mes livres, en tout cas
certainement pas en livrant des détails qui permettraient d’identifier
la personne avec qui je vis, ni ce qu’elle pense, et encore moins ce
qu’elle pense de moi. Cependant, puisque mes parents n’ont pas été
les personnes les plus expressives du monde, et encore moins
lorsqu’il s’agissait de nommer des qualités à leurs enfants (nous
sommes nombreux dans ce cas), j’ai demandé à mon conjoint quelle
était ma plus grande qualité. « Ignorer la poussière et la vaisselle qui
s’entasse dans l’évier » fut sa première réponse. Oui, il est taquin.
Après avoir un peu réfléchi, il m’a répondu : « Tu vois les choses non
pas telles qu’elles sont mais telles qu’elles devraient être. »
C’est vrai. Je n’aurais pas pensé à ça pour moi-même et c’est bien
la raison pour laquelle Martin a créé cette question. Si j’avais dû y
répondre, je me serais gratifié d’un vague « Je suis créatif » ou d’un
« J’aime raconter le monde », plus vague encore. J’ai des qualités
certaines en expression orale, plus abouties à mon sens à l’écrit, je
sais prendre de jolies photos et je réussis toujours mes créneaux du
premier coup. Cela ne constitue pas des entrées suffisantes pour le
dossier « Raison d’Être ».
Donc : je vois les choses non pas telles qu’elles sont mais telles
qu’elles devraient être. J’ai vécu mille fois dans ma vie cette
situation. J’arrive dans un endroit (un studio de télé, un appartement,
un bus, une gargotte au bout du monde) et je vois immédiatement ce
que les autres ne voient plus depuis belle lurette et comment on
pourrait faire mieux avec l’existant. Je pose des questions : « D’où
vient cet objet ? Qui a écrit cette carte postale ? Que représente ce
tableau pour toi ? Qui t’a offert ces jeux de tarot et dans quelles
circonstances t’en sers-tu ? » Je peux poser mille questions sur ce
que je vois car j’ai besoin de mettre du sens et de l’ordre à ce que je
découvre sous mes yeux. Je renifle les décors qui veulent imposer
une narration factice, je pose des questions sur les personnes que je
vois en photo, sur un coin de la cheminée, j’interroge sur tout et
n’importe quoi jusqu’à y trouver la logique… ou pas, ce qui me laisse
toujours un peu songeur. Les systèmes illogiques, les entreprises
d’autosabordage, les gens qui appuient sur le frein et l’accélérateur
en même temps, tout cela me dépasse. Surtout quand je leur ai fait
remarquer.
Après tout, chacun sa route, chacun son chemin. Passe le message
à ton voisin.
Frédéric me raconte ses dix dernières années : « Je suis tombé
amoureux d’une fille géniale lors d’un voyage professionnel. Elle
accompagnait des amis, j’ai flashé sur elle, j’ai fait quelque chose
que je me croyais incapable de faire : je suis allé lui demander son
numéro de téléphone. Elle m’a répondu que ça ne se demandait
pas, qu’on donnait le sien, et j’étais tellement stressé que je
n’arrivais plus à me souvenir de mon 06 (rires). Elle a trouvé ça si
mignon qu’elle a fini par capituler et nous sommes ensemble depuis.
Nous n’avons pas d’enfants. Elle a repris la PME familiale de
climatisation à Lyon, elle s’occupe de gérer les neuf employés, les
prestataires et les finances.
« J’ai longtemps fait les allers-retours Paris/Lyon les week-ends, et
un jour, alors que je la voyais s’arracher les cheveux devant son
ordinateur en faisant les comptes de son entreprise, j’ai compris que
je devais lâcher mon boulot pour l’aider et vivre à temps plein avec
elle. Elle est nulle avec les chiffres. Ça l’angoisse. Elle s’énerve tout
de suite. Elle refait dix fois des calculs. Elle se noie dans la
paperasse, et du coup, elle est stressée et reporte son agressivité
sur ses employés, qui le lui rendent bien… Elle repousse tout ce qui
est administratif au lendemain et finit par envoyer sa déclaration
d’impôts à 23 h 30, la veille du jour J.
« Les chiffres, moi, c’est mon truc depuis que je suis tout petit. Je
viens d’une famille de commerçants dans le textile en import-export,
du côté de Marseille, et j’ai vu mes parents jouer avec les stocks, les
collections, les comptes, les bilans, la TVA, les impayés, les dettes,
les grosses rentrées d’argent, le liquide et les chèques toute ma vie.
Je suis devenu expert-comptable dans le milieu de la télévision, pour
des patrons qui ne sont pas les plus tendres du monde, ni les plus
regardants sur les dépenses parfois… J’ai bossé des années pour
un animateur télé qui mélangeait ses comptes et les comptes de sa
boîte, quand ça l’arrangeait. Nous avons eu trois contrôles fiscaux, il
arrivait en gueulant et offrait le midi des restaurants étoilés aux mecs
des impôts pour s’excuser, en payant tout en liquide devant eux !
C’était du grand n’importe quoi et j’ai adoré… Mes premiers cheveux
blancs sont arrivés à cette époque !
« Ma femme dit de moi que rien ne m’affole, que rien ne m’atteint. Je
suis un roc selon elle. C’est vrai. Pour moi, l’argent, c’est juste de
l’argent. Un moyen. Ça va, ça vient, ça entre, ça sort, ce sont juste
des chiffres. Au pire, on est un peu plus pauvres, au mieux, on a de
quoi passer l’hiver. Je ne lui dis pas, mais je mets systématiquement
de côté de quoi supporter un coup dur, ce qui me semble évident
d’un point de vue comptable, mais me permet aussi de relativiser les
aléas d’une PME… Et il y en a. Je suis moins branché par la gestion
du personnel, du coup nous nous sommes répartis les tâches.
« Oui, je suis imperméable au stress, c’est vrai, mais uniquement
parce que j’ai mis en place toutes les conditions pour ne pas qu’il
m’atteigne. Mon boulot est fait à 110 %, mes comptes sont tous
bordés au millimètre, je ne prends que des risques contrôlés quand
nous devons investir et j’anticipe en permanence. C’est le prix de ma
tranquillité d’esprit : je fais les choses de manière ultra-carrée dans
ma vie professionnelle. On a toujours pu compter sur moi parce que
moi, je sais que je peux compter sur la fiabilité de mon travail. Il n’y a
pas de secret. Je stresserais si je ne faisais pas les choses bien. Je
ne comprends pas qu’elle ne le comprenne pas… car elle fait parfois
n’importe quoi… et elle vient pleurer ensuite… Ma femme est une
poète qui plane… Il n’y a pas de secret pour obtenir la tranquillité
d’esprit… »
Qu’est-ce que ça éveille en moi, tout ça ? Que j’adorerais être
comme lui, mais que ça ne sera pas pour cette vie !

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous ?


JOUR 16

Mes clients, mes collègues


me remercient spécialement pour…

Ah. Intrigante question.


Edith Hamilton écrivait que « ce n’est pas le travail difficile qui est
monotone, c’est le travail superficiel »…

Martin, pourquoi l’opinion de nos clients sur nous a-t-elle la moindre


importance dans la recherche de la Raison d’Être ?

Je me suis rendu compte que les regards externes aident un grand nombre
de personnes dans leur recherche personnelle de la Raison d’Être. Nous
sommes dans une société tellement pudibonde, qui cherche à dévaloriser les
qualités intrinsèques des gens, que passer par mes clients, mon conjoint,
mes amis, etc. aide à se dire « Mais oui, j’ai des qualités… » Si,
fondamentalement, cette question vous énerve, elle est un chemin
néanmoins pratique pour reconnaître sa capacité endogène à assumer ses
qualités…

Bien compris.
Mes clients disent de moi que je comprends des choses sur eux très
vite. Cela me semble évident quand je les écoute, quand je les
entends réfléchir, quand je suis en empathie avec eux, et je ne peux
m’empêcher de leur dire, en miroir, ce que j’ai compris. Attention, je
ne dis pas non plus tout ce qui me passe par la tête, je jauge avant
si mes clients sont en mesure de l’entendre, et surtout si c’est le bon
moment…
Je tente par le questionnement de les emmener à voir eux-mêmes
ce que je vois, mais quand je n’y arrive pas, quand mes questions
ne mènent qu’à du silence (qui est un très bon signe, par moments,
aussi), j’y vais franco :
si nous sommes au cabinet, pour des séances sur le couple, je
tente l’humour ;
si nous sommes en accompagnement de créativité, je vais droit
à l’abordage, sans m’encombrer de précaution ;
si nous sommes en recherche d’une identité ou d’une charte, en
création d’un manifeste ou d’un site Internet, je vais plutôt opter
pour une approche très normée, processée, avec des bullet
points et des solutions, plutôt que de critiquer frontalement.
Martin utilise par exemple le terme de « bienveillance
impitoyable » pour ses feedbacks.

Dans tous les cas, mes clients savent que je veille à effacer mon
jugement pour exprimer mon ressenti, ce qui est très différent.
J’avais d’ailleurs adoré ma formation en Gestalt-thérapie, qui m’a
appris à me servir de mes ressentis. Je parle donc des sensations
que je vis en les écoutant et je leur fais très souvent ce retour :
« Ça ne parle que de moi mais… »
« Ce sont mes mots et pas les vôtres, mais voilà ce que
j’entends… »
« Quand vous me dites ça, je ressens de la tristesse… »
« Si je devais expliquer à votre place les choses, voilà comment
moi je le dirais… Suis-je dans le juste ? »
Je sais, pour l’avoir vécu, que j’arrive à voir ce que beaucoup ne
voient pas, mais que ma vraie valeur ajoutée est dans la
reformulation émotionnelle et pratico-pratique :
1. « J’ai vu/entendu > voilà ce que j’ai compris (Oui ? Non ? J’ai
bon ?). »
2. « Voilà ce que je vous propose pour aller plus loin. »
3. « Voilà comment nous pourrions y aller ensemble, ce que moi je
peux faire et ce que vous, vous devez faire seul de votre côté. »
J’aime énormément cette expression : « C’est ta vie, tu dois passer
d’ouvrier à œuvrier. »
Olga est commerciale dans le médical et le paramédical. C’est une
reconversion qui n’a pas été simple au début : « J’ai été employée
de mairie pendant une vingtaine d’années, quasiment après le bac.
Ça s’est fait comme ça, mon père était lui aussi employé de mairie et
adjoint au maire, il a travaillé toute sa vie pour notre ancien maire, le
père de notre nouveau maire pour qui j’ai travaillé à mon tour. C’est
une mairie communiste de la grande banlieue parisienne, j’ai vu et
entendu beaucoup de choses dans la politique, dans la gestion
d’une commune et dans les comportements des administrés,
beaucoup trop pour une seule personne, je pourrais écrire un livre
(rires)… et personne ne me croirait (rires) ! Mieux vaut ne pas
connaître les cuisines de la politique… Bref !

« Nous avons été dégagés du jour au lendemain aux dernières


municipales, par le nouveau maire LREM qui n’avait aucune
expérience mais qui avait le vent en poupe. Mon mari voulait se
rapprocher de ses parents âgés, à côté de Quimper, j’ai sauté dans
le wagon et dû démarrer une carrière dans la vente de fournitures
médicales. Je précise que je n’ai pas choisi ce job : c’est le fils d’une
amie qui est grossiste et dirige la structure en question, il m’a rendu
ce service parce que personne ne voulait de moi ailleurs (rires)…
« Les premiers mois ont été très, très durs. Je n’ai pas l’habitude de
m’imposer, ni de vendre un peu plus que ce dont les clients ont
réellement besoin. J’ai dû me faire violence et je me force encore
régulièrement car je bosse pour quelqu’un qui ne regarde qu’une
seule chose : le chiffre. Il n’y a que ça qui le motive : le chiffre.
Combien nous avons fait le mois dernier, le trimestre dernier, l’an
dernier, le même jour à la même heure il y a deux ans. Mon jeune
patron passe ses journées à comparer notre chiffre d’affaires (nous
sommes quatre commerciaux) et nous laisse une paix royale si nous
dépassons le chiffre qu’il a fixé, heureusement assez bas.
« J’ai l’impression qu’il n’en a rien à faire du reste, et d’ailleurs, il est
très peu regardant sur nos horaires de bureau : je peux arriver à
l’heure que je veux, déjeuner pendant trois heures si ça me chante,
du moment que je dépasse le chiffre. Bien évidemment, ça me
change de la mairie : j’avais “une vie de fonctionnaire” avec tous les
fantasmes attachés autour et qui sont tous bien faux, mais c’était
vrai que quand je n’étais pas d’astreinte, mes horaires étaient très
fixes et ma vie plutôt routinière.
« Je passe mon temps à jongler entre les retours de mes clients qui
me trouvent un peu oppressante, ce que je vis mal (je leur vends
cent alèses au lieu de cinquante, je leur loue du matériel dont ils
n’ont pas vraiment l’utilité en jouant sur les sentiments) et les retours
de mon patron qui n’est satisfait que si je marge, encore et encore,
jusqu’à la bêtise : il peut nous payer un super-restaurant – pour ça, il
n’est pas regardant –, et même une montre connectée s’il voit que
nous avons progressé, quitte à dépenser en récompense ce que
nous lui avons fait gagner en chiffre d’affaires. Comme c’est le fils
d’une amie, je ne dis rien, mais il gère très mal son affaire sur le plan
comptable et réputationnel. Le chiffre ne fait pas tout. Il passe pour
un idiot qui flambe, j’ai honte de lui.
« Une phrase que j’entends très souvent dans la bouche de certains
clients : “Ça se voit que vous n’êtes pas faite pour ce métier…” et ça
me fait très mal, car c’est vrai. Ils ont parfois pitié de moi… Ils
sentent que je suis sous pression et acceptent parfois des livraisons
pour rien. Merci à la Sécurité sociale, au passage… Encore et
toujours l’impression de magouiller sur le dos de l’État, ça me
rappelle des souvenirs. J’aimerais être dans une relation plus saine
avec eux, où j’écouterais les vrais besoins et où je calibrerais mieux
les choses, comme ce qu’il y a d’écrit sur notre site Internet, mais
non, je bosse pour faire plus de fric sur le dos des seniors, des
personnes en fin de vie ou en situation de handicap. Mon mari me
dit que je ne tue personne… Certes, mais je me sens mal.
« Je ne sais pas ce que je ferais si je n’avais pas ce boulot
alimentaire, je ne me suis jamais posé la question de mes
compétences, j’ai toujours été là où on avait besoin de moi et j’ai
toujours donné satisfaction aux autres. Je vais avoir 44 ans, je ne
suis pas du tout à l’aise avec tout ça… Et je n’ai pas la moindre idée
de comment je pourrais en sortir… Tu parles de Raison d’Être, mais
moi, la mienne, c’est être utile sans trop me poser de questions… Je
n’ai pas besoin de réfléchir plus, ça m’a toujours apporté ma sérénité
et mon plaisir… Je n’ai pas à me prendre la tête… » (Olga va être
émue un peu plus tard dans l’échange et reconnaîtra qu’elle prend
des antidépresseurs depuis quelques semaines.)

Qu’est-ce que ça éveille en moi, tout ça ? Que je me sens très triste


pour Olga et que je pense qu’elle fait totalement fausse route en
pensant se mettre aveuglément au service des autres pour trouver le
bonheur. Pourquoi pas, dans l’absolu, c’est une belle carrière pour
beaucoup de personnes, mais je sens que, dans son cas, c’est un
métier par défaut, par confort, par manque d’imagination ou de
curiosité intellectuelle. Olga l’avoue elle-même : « Peut-être que je
ne connais pas ma vraie vocation… »

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette question ?


JOUR 17

Pourquoi les autres sont prêts


à me payer, à me faire contribuer
ou à me confier des responsabilités ?

Depuis aussi longtemps que je me souvienne, on m’a toujours


demandé d’expliquer les choses pour les autres, d’en faire le
résumé, de les narrer d’une certaine manière parce que je savais
« mieux raconter » que le commun des mortels. À l’écrit et à l’oral.
J’ai mis très longtemps à accepter d’être rémunéré pour cela. Au
début des années 2000, j’ai été recruté par un hebdo people pour
interviewer des artistes, ce que je trouvais très amusant et en aucun
cas un travail. Quand j’ai reçu mon premier bulletin de paye, j’ai
halluciné qu’on puisse toucher de l’argent pour « si peu de travail »
et « autant d’amusement » : je confondais à l’époque le travail et le
labeur, ce qui n’est pas tout à fait la même chose1…

Les autres, désormais, sont prêts à me payer pour que je gère leur
communication ou que je forme des personnes. Je n’ai passé aucun
diplôme particulier pour cela, j’ai comme seul bagage mon éternel
diplôme d’infirmier. Je suis en revanche passionné par la
transmission et l’échange : je sais tenir un auditoire quand je suis en
public et animer le contenu d’un cours que l’on m’a proposé
d’assurer et que je trouve un peu monotone. Quand je les vois
bâiller, je passe la cinquième. Je salive quand on me propose de
reprendre en main une communication défaillante et je vois
immédiatement ce que l’on pourrait améliorer. Cette communication
peut être celle d’une entreprise, d’un individu ou d’un couple, et dans
ces deux derniers cas, je dépasse le cadre de la communication
pour entrer dans celui du développement personnel. Je me suis
formé pour devenir coach même si je ne me vois pas tenir ce rôle à
plein temps. Plus je vieillis et plus je me définis comme un passeur :
j’aide des personnes à rejoindre un bord qui leur semble
inatteignable.
Philippe a vécu un changement de carrière épique : « J’ai pendant
des années fait du marketing, à La Poste, sans trop me poser de
questions, après un bac et une école de commerce. J’avais comme
seule ambition de monter à Paris, d’y trouver l’amour et d’y acheter
un appartement dans un quartier qui bouge. Ce fut le cas en très
peu de temps, et je ne voyais pas plus loin que le bout de mon nez
car j’étais heureux. Au début des années 2000, Internet est venu
semer un joyeux boxon dans ma vie. J’ai découvert le streaming
illégal qui a fait exploser ma consommation de musique et MySpace
qui répondait à mon besoin sans fin de connaître de nouveaux
artistes et de nouvelles sonorités. J’ai ouvert dans la foulée mon
propre MySpace, puis un blog, et j’ai démarché les maisons de
disques pour interviewer les chanteurs dont j’aimais le travail. J’ai
pas mal galéré au départ car les majors ne voyaient pas l’intérêt de
me confier leurs musiciens : priorité à la presse papier, à la radio et
aux télés. Mais j’ai quand même réussi à me faire un nom en allant à
chaque fin de concert récupérer la setlist pour la mettre en photo en
ligne et poser deux questions au groupe que je venais de voir. Mes
critiques étaient toujours justes et je ne parlais pas des artistes dont
je n’aimais pas le travail.
« Très rapidement, tout s’est enchaîné : je suis devenu
community manager en freelance pour des artistes en
développement, en plus de mon job de cadre à La Poste, et puis
pour des artistes majeurs. Un jour, il a fallu choisir car mes deux
activités devenaient incompatibles : soit je vivais de ma passion et je
prenais un risque, soit je restais cadre très bien payé pour un grand
groupe et je ne me consacrais plus qu’à ça. J’étais en train de
remuer le projet dans tous les sens quand un grand groupe de
média web m’a proposé de devenir rédacteur en chef d’un site
musical pour un très bon salaire. J’ai quitté mon ancien monde pour
le nouveau et je ne le regrette pas. Je suis désormais rédacteur en
chef de plusieurs sites pour ce même média et je nage toute la
journée dans ma passion : la musique, la création, les artistes et le
journalisme. Je n’en reviens pas.
« Quand on me demande comment j’ai fait pour en arriver là, je
réponds toujours que j’ai simplement écouté mon cœur et que j’ai
bossé nuit et jour pendant des mois pour concilier ma passion et
mon travail avant de choisir ma passion. Je crois que je travaille
encore plus qu’avant, mais je ne m’en rends même pas compte
tellement j’aime mon job. Être payé pour faire ce que j’adore, je me
pince régulièrement pour y croire et je n’ose pas imaginer ce qui se
passerait si je perdais mon travail. Hors de question que je
redevienne cadre dans un grand groupe, même très bien payé. Je
mourrais d’ennui… »

RENCONTRE AVEC GUILLEMETTE FAURE


Je me suis laissé porter. J’ai écouté le conseil que Christie me donnait de
bon cœur : « Tu devrais interviewer Guillemette Faure. » Alors je l’ai fait. J’ai
eu la chance de passer une bonne heure avec Guillemette, une journaliste-
auteure-sage que je ne connaissais pas. Et vous savez quoi ? Elle m’a appris
trois choses puissantes dont une qui a changé le cours de ma vie pro en un
instant. Parfois, lire des tonnes de bouquins de dev’ perso ne sert à rien. Il
« suffit » d’entendre la bonne phrase dans la bouche d’une inconnue.
Laissez-vous porter, n’attendez rien de la lecture qui vient. Peut-être que la
magie va opérer pour vous aussi…

On ne se connaît pas du tout. Il paraît que tu es sage, que tu es très


singulière, et Christie me dit qu’elle te voit de temps en temps pour
grandir en sagesse. C’est l’effet que tu fais habituellement à tout le
monde, ou uniquement à Christie ?

Je suis étonnée qu’elle me voie comme quelqu’un de sage (rires) mais


grandir à plusieurs, c’est quelque chose auquel je crois beaucoup. Nous
avons eu, il y a quelques années, une conversation clé avec Christie2, quand
elle travaillait sur sa Raison d’Être. Elle était toute à sa recherche, ce qui est
le cas de beaucoup d’auteurs de livres de développement personnel.
Personnellement, je n’y crois pas du tout, à la quête du bonheur. Ce qui est
important, selon moi, ce n’est pas d’être heureux, c’est d’être utile. Les gens
qui ne vont pas très bien, ce sont souvent des gens qui n’ont pas eu
l’occasion de se sentir utiles.

C’est pour ça que je suis toujours un peu frustrée, quand je parcours cette
littérature spécialisée (comme les Trois Kifs par jour de Florence Servan-
Schreiber3) de ne jamais y retrouver cette notion d’utilité. J’ai beaucoup
travaillé, dans le cadre de mon métier de journaliste, sur les sujets
d’éducation notamment. Cette injonction (le bonheur, la quête du bonheur)
pousse des générations entières d’ados et de jeunes vers le mal-être, car on
leur laisse entendre que l’on aurait chacun en soi une vocation, que nous
aurions tous un petit truc à part qui ne demanderait qu’à se réaliser pour être
heureux. Par conséquent, tous ceux qui n’ont pas trouvé ce fameux truc en
question à l’intérieur d’eux-mêmes sont en permanence en train de se
demander quelle reconversion ils doivent entamer. Ils finissent par devenir
coachs et par s’occuper des reconversions des autres (rires)…

Si, au lieu de dire : « Réalisez-vous, accomplissez-vous » (ce qui colle une


pression très forte), on disait plutôt qu’il faut commencer par gagner sa vie,
ce serait un bon début. Suivre sa vocation, vouloir vivre de sa passion, c’est
totalement tourné sur soi, en pensant que le point de départ est forcément à
l’intérieur. Alors que lorsque l’on est dans une logique d’utilité, quand on se
demande : « Mais dans quoi je suis bon ? Qu’est-ce que je fais qui peut être
utile pour autrui ? Qu’est-ce que je sais faire dont d’autres pourraient avoir
besoin ? », là, selon moi, on aura beaucoup plus de chance d’y trouver son
compte. Maîtriser quelque chose même d’anodin, avoir rendu service, être
apprécié parce que l’on a fait quelque chose dont quelqu’un avait besoin, ça
donne des raisons de se lever le matin, on l’a oublié. Je me souviens d’une
pub dans le métro de New York qui appelait à des reconversions vers
l’enseignement et qui disait « parce que vos tableaux Excel ne viendront pas
vous dire merci dans quelques années ». C’est exactement ça.

Plus prosaïquement, au lieu de suivre sa vocation, on gagnerait à suivre son


expertise, les quelques compétences que l’on maîtrise (même si je n’aime
pas le mot « compétences », ça fait un peu trop LinkedIn). Ça peut être des
actes du quotidien comme s’occuper de quelqu’un, jouer de la musique,
construire des maisons… L’avantage à suivre ce pourquoi on est bon au lieu
de s’interroger sur notre fleur interne qui ne demanderait qu’à éclore, c’est
cette gratification à maîtriser des choses et ce sentiment d’utilité qui en
découlent. J’essaie d’écrire des articles qui mettent de bonne humeur, c’est
dire si je ne mets pas la barre de l’utilité très haut !

Ah toi, tu n’es pas comme Julien Clerc qui veut « être utile juste à
vivre et à rêver » ! Toi, être utile, ça veut dire utile pour les autres,
c’est ça ?

(Rires.) Figure-toi que je n’avais jamais bien écouté les mots après « utile » !
Bien évidemment qu’il y a des gens qui peuvent trouver leur compte dans la
contemplation. Mais je trouve que l’utilité est un ressort important de
l’épanouissement personnel. Le malaise des bullshit jobs vient de là.

J’avais un père qui travaillait dans les ressources humaines. Il m’a dit très tôt
que les gens qui faisaient des burn-out, ce n’était pas uniquement parce
qu’ils travaillaient trop tard, mais bien souvent parce qu’ils ne connaissaient
plus le sens de leur utilité au travail. Ça m’a énormément éclairée. Le burn-
out arrive à partir du moment où on se sent comme un écureuil dans sa roue,
sans aucune visibilité sur sa direction. Ce n’est pas le nombre de tours de
roues qui fatigue. C’est le fait que la roue n’aille nulle part. […]

J’ai grandi dans un milieu post-68 où il était tabou de projeter ses envies
professionnelles sur ses propres enfants. J’ai donc été totalement libre de
choisir ce que je voulais faire. Et j’ai décidé, au grand désespoir de ma mère,
d’opter pour une école de commerce. Une erreur dont je me suis rendu
compte un peu plus tard.

J’avais eu une scolarité très chaotique. Je me suis mise au travail en


terminale, j’ai entamé une prépa HEC uniquement pour pouvoir me barrer de
Chartres. C’est devenu un ressort incroyable pour moi. J’ai vite déchanté en
arrivant en école de commerce car les cours de comptabilité, ce n’était pas
pour moi. Je me rappelle, en deuxième année, du cours nommé « Droit des
sociétés ». Dans ma tête, je pensais qu’on allait parler des sociétés Arapesh,
via le travail d’anthropologues comme Margaret Meade (rires). La chute a été
dure. C’était plutôt « société anonyme » et SARL. Catastrophe.

Mais tu en attendais quoi, de cette formation ? Tu voulais devenir


une bonne vendeuse ?

Comme beaucoup de gens qui allaient en école de commerce ou en droit…


Je pense dans le fond que c’était une façon de… repousser le moment de
choisir. J’avais déjà très envie d’être journaliste, mais je me l’interdisais en
pensant que je n’aurais pas le niveau, rapport à mon gros complexe de
culture générale. Mon Chartres, c’est un peu comme quand Orelsan décrit
son Caen. Chez moi, on écoutait Les Grosses Têtes à la radio et on regardait
les films en version française. Je n’avais aucune culture générale. Je ne
pouvais pas placer Napoléon sur une frise à cent ans près… Mais dans mon
école, à chaque fois qu’il y avait un stage à faire, je demandais à l’effectuer
dans une entreprise de presse.

Tu aimes écrire et poser des questions ?

J’aime être exposée à de nouveaux mondes. Je ne suis pas du tout


intéressée par l’actualité – mais alors, pas du tout ! Le breaking news, ce
n’est pas pour moi. J’aime écrire sur nos modes de vie qui changent
insidieusement, j’aime quand j’arrive à pointer les signaux faibles de
l’époque. J’aime raconter la Vie comme les gens la vivent. Mais je ne suis
pas du tout une journaliste qui tire les vers du nez, ni qui aime passer en
force. Je me rappelle une fois, j’étais dans le sud des États-Unis, avec
Daniel Mermet, peu après le début de la guerre en Irak. Nous étions invités à
une veillée funéraire, chez des gens très pauvres dont le fils militaire avait
été tué au combat. Daniel ne parlait pas vraiment anglais et m’a demandé de
poser une question à la mère du jeune soldat mort. Il m’a dit : « Demande-lui
si ça ne lui fait pas mal de savoir que son fils est mort pour rien… » Mais moi,
je ne pouvais pas poser ce genre de question ! Donc j’ai posé une autre
question, mais Daniel a compris que je ne traduirais pas ce qu’il demandait, il
n’était pas content. Je me suis rendu compte pile à ce moment-là que je ne
serais jamais une grande journaliste d’investigation comme
Florence Aubenas (rires). Je n’aime pas déranger quelqu’un, je n’aime pas
insister auprès de quelqu’un qui m’a dit non.

Qu’est-ce que tu as fait de complètement fou dans ta vie ?

Fou, je ne sais pas, mais en 1997, l’année de mes 30 ans, je suis descendue
seule, par la route, d’Alaska en Terre de Feu durant une année sabbatique.
J’ai proposé à France Info et Radio France Internationale des chroniques sur
les pays que je traversais.

Oh wahou ! Je ne pourrais pas. Et tu n’as pas eu peur ?

Si, si (rires). Il faut savoir que dans les pays d’Amérique centrale et dans les
pays d’Amérique du Sud, à chaque fois que tu passes la frontière, il y a
toujours un douanier bienveillant qui te met en garde sur le pays suivant.
« Étrangère, fais attention à toi, le pays suivant, il est vraiment dangereux ! »
Bon, au début, je le croyais.

Quand tu quittes l’Équateur pour entrer au Pérou, on te fait un signe avec le


couteau qui passe sur la gorge : « Couic Couic ! Cuidado senorita, muy
peligroso. » Très vite, j’ai compris que ce qui était réputé dangereux, c’était
toujours ce qui était loin de toi. J’ai tout de même mis un peu de temps à
voyager tel que j’avais envie de voyager. Au début, j’allais dans des endroits
hypersympas pour les voyageurs, mais j’ai vite réalisé que je traînais avec
des voyageurs qui me ressemblaient trop. J’ai dû me faire un peu violence
pour sortir de cette bulle très agréable. Je n’avais tout de même pas fait tous
ces kilomètres pour aller dans une auberge de jeunesse super sympa,
manger des granolas au petit déjeuner, entourée de bobos en
sandales Birkenstock. Un peu comme faire des études, ça aide à ne pas se
laisser impressionner par quelqu’un qui a fait des études, voyager, ça m’a
aussi aidée à démystifier le voyage. Car on peut voyager et ne rien voir à
part des gens qui nous ressemblent.
Tu es courageuse ?

Je n’ai jamais pensé que cela demandait du courage. Je ne me sentais pas


en danger. La seule interrogation était toujours financière : « Combien dois-je
mettre de côté pour tenir trois mois de plus ? », ce genre de choses.

Quelle est la meilleure chose apprise sur toi-même durant cette


année ?

J’ai compris à quel point je n’étais pas matérialiste. J’ai croisé des dizaines
de personnes qui allaient de la Terre de Feu à l’Amérique du Nord, ou
l’inverse. En fait, c’est très courant comme voyage. Très souvent, elles me
disaient, un peu émues : « Oh, là là, quand je vais retourner chez moi et
retrouver ma cafetière… » Ou d’autres, qu’elles en avaient marre du arroz y
frijoles et qu’il leur tardait de retrouver le petit croissant au bar du coin. Je me
suis rendu compte que je pouvais vivre avec un sac à dos pendant six mois,
et qu’à aucun moment, je ne me disais : « Ah, si seulement j’avais plus de
choses ! » Ces envies me glissaient dessus. Cette indifférence au matériel, et
que j’ai toujours, je la vis comme une force parce que c’est une source de
liberté.

Quand tu te présentes aux gens, tu dis que tu fais quoi comme


métier ? Sur Wikipédia, il y a écrit « journaliste et chroniqueuse ».

Il y a pas mal de bêtises sur ma fiche Wikipédia. Elle a été créée par un
lecteur qui n’était pas content d’un de mes articles dans Le Monde. Par
exemple, il précise bien que je suis née à Versailles. Ma mère y a seulement
accouché. Je n’ai jamais vécu à Versailles. C’est un détail mis exprès pour
qu’on se dise en le lisant que je suis une « Versaillaise ». Mais pour répondre
à ta question, je me présente comme une journaliste, plus rarement comme
une autrice.

Tu es une femme optimiste ou une femme pessimiste ?

J’ai tendance à être du côté de l’inquiétude.

Qu’est-ce qui te rassure ?


L’intentionnalité. Pour reprendre le titre de ta newsletter « Deuxième partie de
vie », je trouve que dans la deuxième partie de vie, on se sent obligé
d’ajouter une certaine dose d’intentionnalité. On se rend compte en regardant
la première partie de vie qu’il y a plein de choses que l’on a faites par
automatisme, parce que l’on a été « posé sur ces rails-là ». Si on veut
décider de faire plutôt ci ou plutôt ça, il y a plein de micro-choix à faire. Ces
micro-choix sont capitaux si on ne veut pas se laisser porter tout le temps et
être juste le produit de là où on a été posé, du milieu duquel on vient, des
gens qui nous entourent.

Et d’ailleurs, c’est intéressant, c’est ce qui est arrivé pendant le confinement.


Tout d’un coup, comme on ne faisait plus rien par automatisme, on s’est mis
à questionner beaucoup de choses. En deuxième partie de vie se pose donc
de manière plus crue la notion d’intentionnalité. Pour ne pas l’oublier, cette
notion, je fréquente régulièrement des personnes autour de moi qui ont des
valeurs très fortes et auxquelles j’adhère énormément.

J’aime donc bien les voir, juste pour me rappeler ce qui compte et ce qui était
important. Eva Joly, par exemple. Ce que je trouve formidable chez elle, c’est
que tout le discours qu’elle tient sur la solidarité, l’humanisme, la lutte contre
la corruption, l’environnement, n’est pas un discours de négation. Elle a
également un côté joyeux, aimant la vie, et j’aime le fait que ces
deux aspects puissent cohabiter en harmonie chez une personne. Lorsque
nous prenons un café ensemble, je la vois bouger sa tasse trois fois pour
toujours rester à la meilleure place, face aux rayons du soleil. C’est cette
femme exigeante, perfectionniste du moment présent et qui ne va faire aucun
compromis sur des projets de société auxquels on tient tous. Pour moi, c’est
très inspirant. Elle assume son intentionnalité.

Tu penses à l’avenir de ta fille ? Tu l’éduques comment, d’ailleurs ?


Comme toi tu l’as été, à la soixante-huitarde ?

Ah mais pas du tout ! En éducation, je suis beaucoup plus dans le fascisme


constructif (rires) ! Par exemple, je la pousse à apprendre à jouer d’un
instrument parce qu’adulte, on aime jouer dans un orchestre. Déjà parce que,
moi, contrairement à mes parents, j’ai eu ma fille tardivement. Ce ne sont pas
que des différences de personnes, ce sont aussi des différences
d’environnements. Pour ceux qui ont eu des enfants jeunes dans les
Trente Glorieuses, c’était facile de se dire : « On le laisse suivre son intuition
et ce qu’il a envie de faire » puisque, de toute façon, les gens et la société
étaient portés par une économie en plein boom. Grosso modo, quand on ne
faisait rien, on avançait quand même. Tout était réellement possible. La
période n’était pas la même. […]

En ce moment, dans les discours très en vogue, on entend beaucoup qu’il


est important de s’ennuyer, parce que quand on s’ennuie, on deviendrait
créatif. Ceux qui tiennent ce genre de discours sont souvent des gens qui
sont nostalgiques de leur enfance et qui imaginent que, parce que les
enfants s’ennuient, ils vont construire des cabanes dans la forêt (rires). Sauf
que s’il n’y a pas de forêt autour de soi, qu’il n’y a pas de bois, les enfants,
qu’est-ce qu’ils font ? Ils allument des écrans. Les discours sur les vertus de
l’ennui m’exaspèrent.

Quel livre a changé le cours de ta vie ?

L’existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre.

Oh, dis, tu n’aurais pas un conseil de lecture plus Tintin sur la


Lune ?… (Rires.)

C’est un livre très intéressant, sous son titre plein de -ismes. Grosso modo,
de ce que j’en ai lu et compris, c’est l’idée que nous ne sommes rien de plus
que nos vies. J’aime beaucoup cette manière de voir les choses, à une
époque où on parle toujours du potentiel des gens, « des bonnes choses qui
vont advenir ensuite », principalement dans la deuxième partie de vie,
d’ailleurs.

Beaucoup de gens vivent dans une illusion qu’ils sont en train de préparer
leur vie future heureuse, en étant dans une course à l’argent ou à autre
chose, et qu’après, une fois le premier million sur leur compte en banque, la
vraie vie commencera. « À partir de dix millions, je vais prendre ma retraite et
je serai heureux, je vivrai autrement. » Mais non, c’est une illusion totale.
C’est maintenant que ça se passe. Jean-Paul Sartre dit que ce n’est pas la
peine de demander ce qu’aurait été la Symphonie inachevée si elle avait été
achevée, puisqu’elle est inachevée. Ce livre m’a mis un coup de pied au cul,
m’a poussée à aimer et à vivre le meilleur de chaque étape.
Et d’ailleurs, ça m’a aidée durant le premier confinement, car au lieu de subir,
je me suis dit qu’il fallait inverser le truc. Au lieu de me demander comment
faire pour arriver à vivre « ma vie normale » dans ces conditions, je me suis
demandé comment faire maintenant ce que je ne pourrais jamais faire
normalement, par manque de temps ou de motivation. Et du coup, j’ai enfin
pu lire Les Misérables dans mon jardin. J’en garde un souvenir très fort…
Franchement, Jean Valjean, merci d’exister (rires) !

Mon père souffre de Parkinson. Je pourrais mal le vivre. J’ai opté pour une
autre approche : apprendre à vivre avec la maladie en rejoignant une
association, où je peux apprendre et partager. Je ne dis pas que ça rend la
situation plus joyeuse, mais au moins je ne subis pas les choses. Et c’est
d’ailleurs ce qui s’est passé pour le confinement, avec Les Misérables : en
changeant la manière dont on voit une situation, on en devient acteur et non
plus victime. Ça donne l’impression un peu illusoire qu’on garde la main.
Dans ces moments-là, on se sent alors beaucoup moins contraint.

Guillemette Faure écrit dans Le Monde. Son dernier livre s’intitule Ça peut
toujours servir (Stock, 2018).

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette question ?

1. Alors que ce livre est en pleine correction, comme tout manuscrit


chez un éditeur de qualité, la personne veillant au grain derrière
chacune de mes phrases me demande de définir pour le lecteur la
différence entre travail et labeur. C’est toujours un exercice intéressant
de définir quelque chose qui vous est devenu évident.
Le travail, pour moi, c’est être payé pour une action de votre part
délivrant autant d’énergie qu’elle en procure, pour un bilan « kilowatt-
heure » globalement neutre ou positif en fin de journée. Écrire un livre
pendant six mois, enseigner face à des étudiants de Sciences Po qui
sont des machines de guerre et attendent de vous un bon niveau,
recevoir un couple pour une séance de thérapie, voilà ce que j’appelle
le travail. Je préférerais parfois aller voir un film ou glander en lisant
un bouquin sur mon canapé, mais j’en ressors 99 % du temps
rechargé d’énergie. Bilan carbone émotionnel proche de zéro, car j’ai
été utile. Je me suis senti vivant.
Le labeur, c’est tout l’inverse : chaque tâche me pompe une énergie
folle, je déteste ce que je produis, je perds mon temps et de
précieuses minutes de ma vie, et j’y laisse ma santé mentale et
physique. N’importe qui ferait mieux que moi et je ne le souhaiterais à
personne, tant ma tâche n’est pas intéressante. Le labeur me fatigue
rien que d’y penser et aucune somme au monde ne sera jamais
suffisante pour compenser les heures de vie perdues à se sentir mal.
Mon impact est proche de zéro, je me demande vraiment ce que je
fiche ici. Voilà, c’est ça, le labeur !
2. https://deuxiemepartiedevie.substack.com/p/25-questions-pour-
retrouver-votre-46a
3. Édition de poche chez Marabout, 2019.
REGARD SUR MOI
JOUR 18

Qu’est-ce que je me reconnais


(réellement) comme qualités ?

J’ai mis très longtemps à différencier l’orgueil de la fierté – autant


de temps que j’ai confondu labeur et travail, comme je le disais plus
haut. C’est une distinction capitale pour avancer dans la vie en
nourrissant son amour-propre. Quand on sait ce que l’on vaut,
quand on reconnaît soi-même ses propres qualités au lieu d’attendre
sans cesse qu’elles émergent de l’amour, de l’attention ou du regard
d’autrui, on avance plus fluidement et plus rapidement vers une
autonomie émotionnelle/professionnelle/amoureuse qui s’autorégule.
À l’inverse, un déficit d’amour-propre ruinera bien des vies : la vôtre
et celle des gens qui vous entourent de près ou de loin.
Je me reconnais comme qualités : un certain sens de l’humour
(vache), une hypersensibilité qui me permet de voir le monde
différemment, une aptitude à savoir manier les mots, un talent pour
mettre des personnes en relation et les faire travailler ensemble, un
esprit créatif et une grande autonomie quand je bosse sur un sujet
qui me passionne. Je sais également tenir un délai et travailler dans
l’urgence, non sans stress.
Olivier, un autre pote de mon ancienne vie en blouse, travaille au
Samu depuis bientôt vingt ans : « J’ai coutume de dire qu’on ne
connaît vraiment ses collègues que lorsqu’ils sont confrontés à un
stress intense, à une bonne grosse merde, voire deux en même
temps. Je suis dans un service où il faut savoir tout faire vite et bien,
des deux mains, de jour comme de nuit, dans des conditions qui ne
sont jamais optimales, dehors comme dedans, dans la chaleur et le
froid. Perfuser un ado inconscient après une chute de scooter dans
un ravin et se prendre la flotte alors qu’on est en train de le remonter
pas à pas vers la route, en glissant dans la boue et en jurant, ça
forge le caractère. Ça et le reste : les insultes, les gens bourrés, les
coups de soleil du dimanche soir au retour de la plage, les familles
qui savent mieux que vous, les collègues en arrêt maladie, les
budgets qui diminuent et la médecine de ville qui rétrécit comme
peau de chagrin. Je sais que je suis une espèce en voie de
disparition et que plus personne ne veut faire mon métier avec des
horaires aussi fous, des gardes qui s’enchaînent, et rarement un
merci en face, surtout pas de mon administration ou de mon
ministère.
« Je me reconnais deux qualités : je suis un MacGyver qui se
débrouille tout le temps avec ce qu’il a, en un temps record, et qui
s’en sort sans trop de dégâts. Deuxième qualité, je sais m’endormir
n’importe où en quelques secondes, ce qui me permet de regagner
quelques pourcentages de batterie quand nous avons une nuit plus
calme, ce qui n’arrive hélas pas bien souvent. Je ne hausse jamais
la voix, je déteste ça. C’est très important pour moi. Il y a assez de
violence autour de nous pour que j’en rajoute. Ah oui, je ne dis
jamais de grossièretés. J’ai horreur de ça. Mes enfants en disent
plus que moi. J’ai été éduqué à l’ancienne. On a cassé le moule… »

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette question ?


JOUR 19

Quel est mon plus grand talent ?

Je pense que mon plus grand talent découle de mon


hypersensibilité et qu’il m’a autant ouvert de portes que fait souffrir.
Je suis doté d’une capacité d’observation et d’écoute assez forte,
plus forte que le commun des personnes que je rencontre en tout
cas. Je peux, en regardant les gens parler, mélanger ce que
j’entends, ce que je vois, le verbal comme le non-verbal, et en tirer
des conclusions sur ce que je ressens et devine. Je tombe juste
dans 95 % des cas. Et quand je me trompe, je suis ravi car j’ai
appris quelque chose de nouveau. Je me rappelle avoir consulté une
voyante, il y a plus de vingt-cinq ans, qui m’avait dit : « Mais
pourquoi venez-vous me voir ? C’est vous qui devriez tirer les cartes
pour les autres. Vous pourriez vous faire des c*** en or ! » Je n’en
avais pas cru un mot, mais j’avais rangé cette information dans un
coin de ma tête.
C’est évidemment lié à mon hypervigilance et ça aurait pu rester une
capacité non exploitée, mais j’aime trop ouvrir ma grande bouche
pour commenter le monde et donner mon avis (que l’on me
demande peu !). Ce n’est pas que je veuille faire mon intéressant, du
moins pas toujours, mais j’ai besoin de verbaliser ce que je viens de
regarder et d’analyser pour demander autour de moi ce que les
autres en pensent.
Parfois, je suis tombé sur des employeurs qui m’ont vu arriver de
loin et m’ont embauché spécifiquement pour cette qualité. Ils avaient
besoin d’une personne qui capte les ressentis d’une foule, d’un
public, d’une audience, pour mieux leur parler et leur faire passer
des messages. Je suis devenu community manager pour Zazie,
Canal +, ou pour le projet de changement d’Emmanuel Faber chez
Danone adressé aux 120 000 salariés. Avec la même innocence à
chaque fois : « Ben quoi ? Si on me demande, c’est qu’on a
besoin… » J’avais les mains pleines, bien pleines.
Mon plus grand talent est couplé à mon plus grand plaisir : l’écriture.
J’aime véhiculer des messages à des audiences après avoir
longuement réfléchi aux mots qui porteraient le mieux mes idées.
J’ai ouvert un blog quand c’était la mode et « naturellement », il a
marché. Les Inrocks l’avaient classé dans les « 50 meilleurs blogs
mondiaux1 » au bout de douze mois. Je n’étais pas étonné de son
succès, je pensais que, puisque j’y étais arrivé, tout le monde
pouvait y arriver. Quelle innocence, à nouveau. L’an dernier, j’ai
lancé une newsletter hebdo et j’ai depuis quelques milliers
d’abonnés (presque 10 000). Alors que je me plaignais du taux
d’ouverture que je trouvais très bas, dans les 44 % à chaque fois, j’ai
appris qu’un bon taux était entre 15 et 25 %. Je ne me suis même
pas réjoui : je ne sais pas pourquoi ça prend ni pourquoi ils cliquent.
J’ai un talent que je n’exploite pas vraiment à fond. J’ai longtemps
tout entrepris en dilettante. Ce n’est jamais une bonne idée de
gaspiller son talent. Ça ne rend pas heureux. On devrait creuser son
sillon plus profondément au contraire, quand on a la chance d’avoir
le bon terrain, les bons outils et le bon engrais.
J’essaie de changer, de m’améliorer. J’ai depuis appris que « le
talent est un jardin et le travail est son jardinier » (Vincent Thomas
Rey).
Mathieu est un facilitateur reconnu : « Je suis contacté depuis des
années par des organisations qui se sont perdues et qui ont besoin
d’aide. On me fait venir pour prendre la température d’un grand
groupe, tirer des conclusions, proposer un plan d’action et animer
des ateliers avec tous les corps de métiers mélangés pour les faire
changer de manière de voir les choses.
« C’est quelque chose que je trouve très simple, que je fais
intuitivement, quel que soit le chantier ou l’enjeu. J’ai toujours eu
tendance à voir les mécanismes qui ne fonctionnaient pas, quand
j’étais enfant, et à vouloir les réparer. Des jouets cassés, des
horloges en panne, un joint de culasse, une photocopieuse qui
clignote, c’est toujours pour moi. Je les attire. J’adore apprendre
comment fonctionnent les choses, et pour cela, j’adore encore plus
ouvrir leurs entrailles. Je ne cesse que lorsque le problème est réglé
et je peux y passer des heures.
« Ma formation est totalement atypique puisque j’ai un doctorat de
philo, ce qui ne manque pas d’étonner, mais pour moi, la philosophie
est l’ancien nom du développement personnel. Il y a absolument tout
dans la philo. Tout le monde actuel et ses travers, toutes les histoires
d’hommes, tous les comportements, les déviances, les zones
d’orgueil ou de défiance, les grands élans du cœur, etc. On peut
comprendre l’histoire de l’humanité – qui n’est qu’un éternel
recommencement – en lisant Hegel, Kant, Spinoza, Platon. Tout y
est déjà.

« J’ai ensuite beaucoup appris sur le tas. La méditation, le yoga, l’art


de la respiration. Des sujets que je trouvais passionnants comme la
communication non-violente ou d’autres que je trouvais plus
anecdotiques comme la PNL2.
« J’ai avalé des livres sur tous les sujets avant d’accepter de vendre
à l’année mon talent caché : maintenant, je répare les organisations
humaines en facilitant les choses. Je mets de l’huile dans les
rouages. Je réveille les zones endormies. J’accompagne celles qui
doivent se transformer, et au final, j’aide tout le monde à se poser les
bonnes questions. Ça me semble très, très naturel. Guider des
centaines de personnes me permet de m’accomplir. Bon, après,
quand il s’agit de ma vie privée, c’est la catastrophe (rires). Je ne
sais pas gérer mes histoires d’amour. Je ne comprends rien aux
femmes. Et j’ai très peu d’amis… Je vis entouré de livres et je passe
mon temps à bosser. Voilà l’envers du décor ! »

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette question ?

1. Inrockuptibles, numéro 543, page 31.


2. La programmation neuro-linguistique est un outil pseudo-
scientifique de médecine alternative de communication verbale et non-
verbale, de développement personnel et d’accompagnement au
changement. (Source : Wikipédia.)
JOUR 20

Pourquoi suis-je quelqu’un de bien ?

Je ne sais pas si je suis quelqu’un de bien (qui peut le prétendre ?),


mais je sais que je ne suis pas une affreuse personne. J’ai deux ou
trois éléments tangibles pour étayer mon propos : j’ai gardé le
contact avec presque tous mes ex et je m’entends très bien avec la
plupart d’entre eux, en tout cas les deux grandes histoires qui ont
duré avant celle que je vis. J’ai pas mal d’anciens collègues avec qui
je discute encore régulièrement et qui sont même pour certains
devenus de très bons potes. J’ai peu d’amis mais le peu que j’ai est
d’excellente qualité : je sais que je peux les appeler pour « déplacer
un cadavre » comme dirait mon amie Nora H. (Je précise à toutes
fins utiles si vous êtes OPJ à la crim’ : je n’ai aucune intention de
tuer qui que ce soit !) Je laisse la roue tourner toute seule, d’après
mon expérience, c’est bien plus efficace. À bon entendeur…
Je crois que je suis quelqu’un de bien car j’ai à cœur d’aider les
étudiants à qui je fais cours. Je souhaite leur transmettre ce que j’ai
appris parfois difficilement sur le tas. Je fais extrêmement attention à
tout le monde en classe. Je sais que ceux qui parlent le moins ont
parfois besoin d’un peu d’aide pour exister en cours.
De même, lorsque j’aide des couples, je fais le maximum pour me
placer en empathie totale et ressentir les besoins, les non-dits et les
souffrances des deux parties qui me font face. Je pense être
quelqu’un de bien car je ne regarde pas la pendule et je ne prends
pas mes clients pour des cons. Quand je ne me sens pas de taille, je
les renvoie sur quelqu’un de plus capé.
Je pense être quelqu’un de bien parce que je rends toujours mes
manuscrits à mon éditeur dans les temps (y compris celui-ci) et que
je fais au mieux pour que mes lecteurs apprennent toujours quelque
chose, même quand j’ai déjà traité un sujet. J’ai refusé d’écrire
plusieurs livres sur des thématiques pour ne pas exploiter une veine
à outrance.
Je pense être quelqu’un de bien car je ne me suis jamais fait traiter
de sale con en face. Sur Twitter, plutôt mille fois qu’une. Mais Twitter
n’est pas la vraie vie. On m’y trouve condescendant. Ils ont raison.
Je le suis dès que je sens de la médiocrité en face. Sur le web, je ne
supporte pas la stupidité. Dans la vraie vie, elle m’amuse : je suis au
spectacle, il est gratuit, donc j’en profite !

Bastien est monteur : « Je suis né avec une caméra dans les mains
ou presque, mon père était grand reporter pour une télévision
nationale et, à son grand désespoir, je n’ai pas marché dans ses
pas. Je me suis tourné vers le cinéma. Au début, je pensais que
j’allais réaliser des films, mais je me suis rendu compte que ça me
gonflait vite de gérer cinquante personnes sur un plateau.
Cinquante egos. Sans compter celui des acteurs, qui compte triple.
« Un peu par hasard, j’ai aidé un pote de pote à monter son film et
j’ai de suite senti que j’étais à ma place en salle de montage. De
l’obscurité, du silence, un travail manuel et sensoriel, des heures
seul ou accompagné d’un réalisateur, faire et défaire pour mieux
refaire, et à la fin de la journée, le sens du devoir accompli. Je suis
un bon petit soldat qui parfois passe général.
« On m’appelle généralement pour venir réparer les mauvais
montages au cinéma, ce qui arrive bien plus souvent qu’on ne le
croit ! Un film, c’est d’abord un scénario, mais si le tournage se
passe mal, rien ne viendra sauver le film au montage. À moins d’un
miracle, mais je ne crois pas en Dieu. Je viens aider quand une
énième version d’un film ne raconte toujours pas la bonne histoire.
Certains monteurs détestent ça, passer après les autres, mais moi,
ça me rassure presque de savoir que je vais avoir le droit de
recommencer quelque chose qui est censé être fini. On me montre
la dernière version, je prends des notes, je suggère deux ou
trois trucs et je reprends tout depuis le début. Je ne suis pas un
magicien, si la scène n’a pas été tournée ou si elle n’est pas bonne,
je ne la sauverai pas. Mais parfois, on peut s’amuser un peu avec.
J’ai remonté entièrement un film qui a fini par gagner quatre César !
Je sais très bien quel a été mon rôle dessus. Mon vrai talent, c’est
d’avoir un regard décalé sur les choses et d’être extrêmement
patient, jusqu’à faire criser tout le monde derrière moi quand je
remonte encore une dernière fois un bout de scène alors que tout le
monde est ravi. Je suis super perfectionniste. […]
« Je passe ma vie dans le noir et j’adore ça. Mon vrai talent, dans le
fond, c’est d’être payé pour fuir la lumière du jour ! »

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette question ?


CONVICTIONS
PROFONDES
JOUR 21

Quelles sont mes trois convictions


les plus importantes dans la vie ?
(Trois seulement, il faut choisir.)

C’est très difficile, comme question, Martin… Et puis, trois


convictions seulement ? Trois ?
Martin s’explique : « Oui. La clef de la question, c’est le chiffre TROIS.
Trois et pas plus parce que tu peux sortir des tonnes de convictions.
Mais si tu ne dois en choisir que trois, que diras-tu ? Là, tu parles
vraiment de toi. Si tu en sors dix, tu es forcément générique. Si tu en
sors trois, tu es individuel… »
OK.
Trois convictions et trois convictions seulement. Résumer toute une
vie en trois convictions.
Se définir par ces trois convictions.
Donc forcément se battre pour tenir et défendre ces trois
convictions.
Ne pas être dans la posture ou l’envie d’être admiré/aimé, mais
uniquement dans ce pour quoi je me lève le matin ou ce pour quoi je
pourrais tourner le dos à quelqu’un à tout jamais.
Mes trois convictions.
Ce qui ne se discute pas, à mes yeux. Ce qui ne se négocie pas.
Ce qui est absolument au-dessus de tout.

Inspiration. Expiration. Mes trois convictions :


l’abus sexuel, physique, moral, encore plus quand il est exercé
par une personne détenant une autorité sur une autre, doit être
jugé systématiquement, avec sévérité ;
chacun devrait pouvoir décider de sa propre mort en son âme et
conscience. Je suis pour le droit de mourir dans la dignité ;
seule la spiritualité permet à l’individu de comprendre,
d’accepter puis d’aimer l’absurdité de la Vie. La spiritualité n’est
pas la religion.
Cela ne parle que de moi, mais cela parle très fort de moi. Je n’ai
pas envie de commenter plus.
Je pourrais exprimer bien d’autres choses, mais je risquerais de
diluer mon propos. Je pourrais aller très loin pour défendre ces
trois convictions.
Olivier (formateur, 47 ans) me donne les siennes : « Ne jamais
prendre les gens pour des cons. Croire que tout est possible même
quand la situation est désespérée. Ne pas renoncer à la première
difficulté. »

Sarah (enseignante, 29 ans) : « Les enfants n’ont besoin que


d’amour et de respect, tout le reste, c’est de la littérature.
L’éducation est le premier pas vers le respect de l’autre. On n’obtient
rien en politique sans violence. »
Ludovic (intermittent, 30 ans) : « Chaque mot doit être juste et pesé,
la parole est sacrée. L’amitié est plus forte que l’amour. Les drogues
douces devraient être légalisées. »
Sebastian (chef d’entreprise, 42 ans) : « Ce n’est pas le premier pas
qui compte, c’est refaire mille fois le premier pas qui permet d’aller
plus loin. Traite les gens comme tu aimerais qu’on traite tes proches.
Les petits métiers sont les plus précieux : la première ligne fait tenir
toutes les autres… »
Dominique (écrivain, 39 ans) : « On ne lève jamais la main sur un
enfant, la violence physique laisse des traces qu’on ne peut jamais
effacer. Voter ne sert à rien. Mettre de l’argent de côté est une
connerie. »

Sylvie (vendeuse, 49 ans) : « On doit faire de son mieux en


permanence, quelles que soient la situation et la personne en face
de soi. Les riches ne prêtent qu’aux riches. Je ne crois que ce que je
vois écrit sous mon nez, tout le reste, c’est du vent… »
Laura (change manager, 41 ans) : « On doit tendre la main toute sa
vie à ceux qui ont moins que nous. Élever la voix ne sert jamais à
rien. C’est par le travail qu’on s’accomplit. »

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette question ?


JOUR 22

Pour quelles choses est-ce


que je dépense mon argent de façon
déraisonnable (selon moi) mais
tellement satisfaisante ? Pourquoi ?

Les voyages. J’ai dépensé des dizaines de milliers d’euros en


voyages depuis plus de vingt ans, et forcément, je n’ai pas un sou
de côté. J’ai toujours considéré que voyager était la plus grande
priorité de ma vie, car le temps passe vite et j’ai vu disparaître tant
de proches, parfois si jeunes, qui n’avaient pas découvert le monde.
J’ai commencé par l’Asie : Hong Kong (cinq fois !) et Macau, Pékin,
Hô Chi Minh-Ville. Je suis allé au Japon deux fois dont un mois tout
seul, visitant le pays en train du nord au sud, avec une petite valise à
roulettes de rien du tout. Et je parle d’un temps où il n’y avait pas de
smartphone pour se guider dans la rue…
J’ai aussi beaucoup visité les États-Unis : une dizaine de fois en
Floride puis en Californie, toute la côte Est de Bangor (Maine) à
Washington par le train. Les grands parcs nationaux de l’Ouest
américain, la route 66. Montréal, Vancouver. Je suis allé à Mexico, à
Baku (en Azerbaïdjan), à Florence et Sienne tout seul comme un
grand depuis mon appartement parisien, avec ma voiture – une
petite folie. J’ai visité la Serbie, la Hongrie, la Pologne, l’Allemagne,
l’Écosse, le Pays de Galles. J’ai visité le Kremlin au petit matin dans
un froid glacial.
Quand il s’agit de voyager, je dépense trois mois de salaire sans
frémir. Mais je n’ai pas d’enfant. Et je vis seul. Et, je le redis, je n’ai
pas un sou de côté. Si je devais revendre mon appartement (que je
me suis payé avec un emprunt de vingt-cinq ans), je n’aurais rien à
mettre sur la table pour négocier le prêt, même pas mille euros.
Je ne le regrette pas. J’aime le mouvement, j’aime l’odeur de l’avion.
J’aime louer une voiture à douze heures d’avion de Paris. J’aime les
couchers de soleil au Nouveau-Mexique, les nouilles froides à
Osaka, les fromages en Italie et la vie quand elle s’écoule dans un
pays où on ne parle pas français.

L’argent n’est plus un problème pour voyager jusqu’à la déraison. Je


ne sais pas pourquoi.
Mathilde a presque le même problème compulsif que moi : « J’ai
failli me prendre un procès par mon voisin du dessous parce que
mon plancher commençait à s’effondrer à cause des armoires
remplies de livres ! Nous habitons un immeuble qui date de plus de
cinq cents ans dans le centre de Paris et je n’ai jamais fait attention
à quoi que ce soit, j’y habite depuis plus de quarante ans, c’était
l’appartement de mes parents et c’est devenu le mien. Mon père
était prof de fac, ma mère tenait une librairie, mes sœurs et moi
étions des rats de bibliothèque et nous avons entassé tout ce que
nous avons lu… et le reste ! Les livres, c’est la vie.
« J’achète tout ce qui me tombe sous la main, pour différentes
raisons. J’ai plusieurs stocks de livres : ceux que je dois lire
ABSOLUMENT (au moins quatre ou cinq à la fois), ceux que je lirai PLUS
TARD, ceux que je lirai L’ÉTÉ PROCHAIN, ceux que je vais lire À NOËL,
ceux que je mets sur le canapé, ceux qui vont dans la chambre,
ceux qui vont dans la cuisine, car bien évidemment, j’adore les livres
de recettes. Il y a les livres que je pense offrir mais que je garde, et
puis tous ceux qu’on m’a offerts, aussi, en pensant me faire plaisir.
« Il y a également les très beaux livres que je m’offre pour mon
anniversaire et ceux de la Pléiade que je collectionne juste parce
qu’ils sont beaux. Et enfin, il y a les vieux livres que j’achète chez les
bouquinistes pour décorer ou mettre sous une belle lampe. Je ne
sais pas combien d’argent j’ai mis dans tout ça, mais je peux te dire
que tous les libraires me voient arriver de loin et que je suis connue
comme le loup blanc. Quand je m’en sors pour moins de cent euros,
j’ai l’impression d’être riche… Je ne comprends pas les gens qui se
payent des vêtements pas chers ou des repas hors de prix alors qu’il
y a tant de livres qui n’attendent qu’à trouver une maison. Mon rêve :
être enterrée à la BNF1 ou au Furet du Nord. Oui, j’ai une vie
sexuelle et non, je n’ai pas de chat (rires). »

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette question ?

1. Bibliothèque nationale de France.


RÊVES
ET PROJECTIONS
JOUR 23

Quel est le travail de ma vie ?

C’est une phrase énigmatique que voilà et qui peut avoir plusieurs
définitions selon l’état d’esprit dans lequel on se trouve. Au premier
degré, on pourrait estimer qu’elle questionne le job idéal que je
recherche, un peu comme si elle me demandait : « Qui est la femme
de ta vie ? » (Petite parenthèse : je ne crois pas au partenaire parfait
unique, et tant mieux si vous l’avez trouvé. Je crois que nous vivons
de belles histoires d’amour en fonction de notre âge réel, de notre
âge émotionnel et des leçons apprises de la vie que nous ne
souhaitons pas revivre une nouvelle fois. Je crois également qu’on
peut avoir connu l’amour d’une vie mais ne plus être avec, comme
Elizabeth Taylor le disait fort justement : « Je me suis mariée
huit fois avec des hommes dont j’étais très sincèrement amoureuse,
mais le seul homme de ma vie demeure Richard Burton… » Je la
comprends.)
Le travail de ma vie ou le travail d’une vie consiste, je pense, à
dépasser un nœud émotionnel (karmique ?) qui nous attache à une
situation bloquante, récurrente et bien ennuyeuse. Sitôt enfuis, car
parfois nous arrivons à trancher le nœud, nous retombons dans le
même piège, mais sous une autre apparence. Quand nous avons
vécu plusieurs fois le piège ou la situation, c’est que nous avons un
travail sur nous à entamer pour dépasser à jamais cette triste
condition de Sisyphe. Ne nous sommes nous jamais entendu dire :
« Oh, encore un crétin, décidément, j’enquille les patrons nuls » et
de nous voir répondre : « Tu n’as pas de chance, décidément, c’est
le quatrième ou le cinquième, non ? » ?
Je crois que le travail de ma vie consiste à accepter que je suis un
peu hors système, pas assez pour en être totalement détaché, mais
suffisamment pour ne pas être compris quand je parle de ma vie, qui
n’est absolument pas résumable en une phrase quand on me
demande : « Qu’est-ce que vous faites comme métier, William ? »
À l’heure où j’écris ces lignes, je suis prof à Sciences Po (je donne
des cours sur la résilience par l’écriture), je suis formateur pour
Chanel (sur le thème « Cultiver son authenticité »), je suis dircom en
freelance, je reçois des couples une fois par semaine pour équilibrer
leur relation et je coache des personnes qui en ont besoin, dans un
cadre professionnel uniquement. Tout ça en même temps. J’écris
des livres, j’envoie une newsletter hebdo, et c’est à peu près tout.

J’ai cessé de raconter ce que je fais par le détail, car je me suis


rendu compte que ça affolait les gens, souvent, ou pire, que l’on me
trouvait instable. Rien n’est plus faux : j’adore le confort de la
répétition jusqu’au jour où je m’ennuie. J’ai gardé le même
partenaire pendant douze ans, je suis depuis plus de quatre ans
avec son doux successeur. J’ai les mêmes amis depuis des années.
Je rends mes projets en temps et en heure. Mais j’apprends vite et
je m’ennuie donc vite quand je n’ai plus de challenges. Le travail de
ma vie ? Apprendre à courir un marathon et pas un cent mètres.
Apprendre à communiquer mieux sur mon travail en cours : je
connais le faire, le savoir-faire, mais je suis nul en faire-savoir quand
il s’agit de mes œuvres, alors que je suis très efficace quand je
m’occupe de celles des autres. Les cordonniers sont les plus mal
chaussés. Toujours.
Le travail de ma vie consiste à accepter que je suis un artiste et que
je ne peux vivre sans créer. Sans douter. Sans communiquer mes
états d’âme.
Le travail de ma vie consiste à dépasser mes addictions et à me
remplir d’amour, de beauté et de spiritualité. Je crois.
Olivier est plus tranché que moi ! « Le travail de ma vie consiste à
sauver des enfants qui ont des cancers au cerveau. Je me suis
spécialisé en neurologie, en chirurgie, puis en pédiatrie, et je ne fais
que ça, à longueur de journée et de semaine. Mon psy a essayé, en
vain, de trouver un trauma dans mon enfance pouvant expliquer
pourquoi je passe autant de temps sur un domaine aussi pointu et
aussi émotionnellement pompant, mais nous n’avons rien trouvé
dans mon histoire. Ni petit frère mort jeune (je suis fils unique), ni
parents médecins (ils sont tous deux fonctionnaires dans la culture),
ni appétence particulière pour la maladie, la mort ou le cancer. Je
sais simplement que mes mains ne tremblent pas quand j’opère, que
j’aime converser des heures avec mes pairs pour parler de notre
spécialité et que déménager aux États-Unis pour travailler dans un
hôpital spécialisé ne m’a pas fait peur alors que je suis nul en
anglais. Horriblement nul.

« Après six ans sur place, mes enfants et ma femme parlent mieux
que moi. Mais ce n’est pas grave, je me rattrape ailleurs. Non, je ne
suis pas inquiet pour mes enfants, ils vont bien, et j’ai vu
énormément de parents souffrir, parfois même jusqu’au deuil, sans
que cela entame ma détermination. Je suis là pour ça. J’aime ce que
je fais. Je le fais bien. Il fallait bien quelqu’un pour opérer et je fais
partie de l’équipe, c’est moi et c’est comme ça que ça devait se
passer. Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? Je ne ferais
autre chose pour rien au monde… »
Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette question ?
JOUR 24

Quel est le top 5 de ma bucket-list


(la liste des choses à faire absolument
avant de mourir) ? Qu’est-ce
que ça dit de moi ? Quels sont
les points communs de ces rêves ?

Martin, pourquoi cette question ? Et surtout, pourquoi uniquement 5


items ?

Le fait de minimiser le nombre de choses prioritaires est crucial pour pouvoir


vraiment se centrer. Si je dois faire des choix, j’élimine des options,
lesquelles je prends ? Pour ne pas être déçu, partons sur des choses
concrètes, loin des questions « metas » ou philosophiques.

Si on approfondit un peu cette question qui semble tirée d’un magazine qu’on
lirait sur la plage l’été entre deux siestes, on trouve des éléments profonds
qui sont les marqueurs de notre quille. La quille de notre bateau.

Ce que je veux cacher aux autres mais qui me donne de la stabilité, ce qui
nourrit ma sécurité. Et puis on trouve aussi des marqueurs de mes voiles, ce
à quoi j’aspire profondément, ce que je suis prêt à montrer aux autres mais
que je ne mets pas en branle parce que ma quille n’est pas remplie… La
question semble anodine mais la réponse ne le sera pas…
Laissez-moi vous raconter une scène étonnante à laquelle j’ai
assisté la semaine dernière.
Invité à l’anniversaire d’une amie, je me retrouve dans la cour d’un
immeuble, accueilli par une sono qui déverse de la pop à en faire
trembler tout le quartier et une trentaine de personnes complètement
pompettes, verre de champagne à la main. Je ne bois pas d’alcool,
je reste donc un peu de marbre, et puis, souffrant d’hyperacousie, le
bruit assourdissant m’est très pénible. J’adore danser. Mais quand il
faut hurler pour se faire entendre, c’est qu’il y a un problème.
Je suis néanmoins fasciné par ce que je vois. Le fils d’une de mes
amies, âgé de 9 ans, attire l’attention de tout le monde.

À la seconde où il entend du Michael Jackson, il se met à danser


comme un fou furieux, ne prêtant plus attention à personne,
hypnotisé par la chorégraphie qu’il a apprise par cœur, regardant
chacun de ses propres mouvements dans la baie vitrée du rez-de-
chaussée devant laquelle il danse. Cet enfant se moque totalement
des regards, des applaudissements, des commentaires (tous
unanimes) : il danse, pour lui et pour lui seul. Ni honte, ni peur : juste
de la joie et de l’énergie BRUTE.

C’est ça, la Raison d’Être : nous sommes en plein dedans. L’énergie


vitale ressentie par un enfant, qui le pousse à tout donner, sans se
soucier du lendemain, du poids de la société ou des conséquences
de son talent. C’est ça que l’on recherche, en se posant toutes ces
questions. La joie d’être soi, connecté à son besoin, à sa force,
centré sur son propre bonheur, l’offrant à ceux qui veulent bien en
profiter.
Sa mère me confie : « Oh, il danse même quand il est tout seul,
même quand on ne le regarde pas. Il va sur YouTube et passe des
heures à décortiquer des mouvements, des chorégraphies, des
enchaînements. Je n’ai pas grand-chose à lui reprocher, il bosse très
bien à l’école et passe tout son temps libre à danser. Il a demandé à
être inscrit dans un cours de modern jazz, mais il s’y ennuie déjà, il
est en avance sur les autres élèves… Son père (l’enfant est le fruit
d’une PMA entre deux amis) bosse à Londres, je pense que je vais
lui proposer de le prendre avec lui pour l’inscrire à un cours sur
place… Une académie, un truc d’un niveau supérieur… Je ne suis
pas encore fixée, mais je sens qu’il a un rêve à vivre et qu’ici, tout le
monde va le brider dans ses possibilités. J’entends déjà les
remarques sur sa sexualité, sur son bien-être, sur nous, les
parents… Bien sûr, je suis super angoissée à l’idée de me séparer
de lui, mais… tu as vu ses yeux ? Tu as vu comment il rend tout le
monde fier et heureux quand il danse ? Qui suis-je pour dire non à
ça ? Quand j’étais enfant, je voulais être peintre et j’en veux encore
à mon père de m’avoir poussée à faire du journalisme… Là, je ne
veux pas éteindre son feu sacré. Je suis terrorisée à l’idée de le
pousser dans une voix artistique aussi dure, aussi ingrate, où si peu
réussissent, mais je n’ai pas le choix : il a l’air tellement à sa place
quand il danse… Il le fera avec ou sans moi… Donc autant que ce
soit avec moi… Même si nous devons nous séparer… Je veux le
meilleur pour lui… Tout le monde est d’accord avec moi, mais quand
je commence à entrer dans le concret, tout le monde me dit que ça
risque d’être dur pour moi. Moins pour lui, je le sens… Regarde
comme il est dans son élément et comment il rend les gens
heureux… »
Au boulot.
« Quel est le top 5 de ma bucket-list (la liste des choses à faire
absolument avant de mourir) ? Qu’est-ce que ça dit de moi ? Quels
sont les points communs de ces rêves ? »
J’ai réfléchi longuement à cette question quand je l’ai découverte et
j’ai commencé par lister les choses à faire absolument que j’avais
déjà rayées : animer une émission de radio, être chroniqueur télé,
voir mes livres dans les Fnac, rencontrer Madonna, aller aux États-
Unis, découvrir le Japon, etc.
Il me reste peu de choses réellement excitantes à accomplir. Je
trouve ça à la fois super et triste. Soit j’avais des rêves facilement
atteignables, soit j’ai eu énormément de chance (je mise plutôt sur la
chance), soit je suis arrivé au bout du chemin. En tout état de cause,
je dois réellement racler le fond du tonneau pour trouver cinq choses
à faire absolument avant de mourir.
Alors, sans ordre particulier :
j’aimerais vraiment me marier. Vraiment, vraiment ;
j’aimerais vraiment avoir un chien, moyen à grand, plutôt un
labrador ;
j’aimerais habiter à l’étranger, au moins pendant un an ;
j’aimerais obtenir une double nationalité, de préférence un
passeport américain ou suisse ;
j’aimerais transmettre ce que j’ai appris dans une belle école.

Comme vous pouvez le voir, mes cinq rêves n’ont pas grand-chose
à voir avec le milieu pro, mais – je le redis – la Raison d’Être n’est
pas toujours forcément liée à un job. Je ne vois pas trop le point
commun de ces rêves, mais j’imagine aisément que si vous êtes
malheureux dans votre vie pro, vous le trouverez plus aisément que
moi quand vous ferez votre liste à vous. Je suis plutôt heureux dans
ma vie pro, je fais ce qui me plaît, au rythme qui me plaît, je suis
entouré de gens passionnés et je passe mon temps libre à créer des
bouquins qui se vendent plutôt bien. Pas trop de regrets à ce niveau.
Quand j’avais 15 ans, je rêvais de « vivre en ville », je rêvais d’être
un peu connu, je rêvais de rencontrer des stars, que des journalistes
me posent des questions, je rêvais de vivre en couple, de voyager
beaucoup, je rêvais de vivre ma vie telle que je souhaitais la vivre.
Je n’ai pas trop eu à me plaindre, même si j’ai hérité de plus de
bosses que prévu. Tout le monde porte un bagage plus ou moins
lourd. L’essentiel, c’est d’avancer et de vouloir aller mieux. Parfois,
j’y arrive. Parfois, j’ai envie de me pendre. Parfois, je trouve que la
vie est simple. Parfois, je la trouve cruelle. J’ai des semaines avec et
des journées sans. J’éprouve régulièrement de la honte quand je
m’entends me plaindre, mais je me sens parfois réellement triste et
abattu. Le souci, c’est que je n’arrive pas à jouir des choses
positives quand elles m’arrivent. Je suis toujours dans le « coup
d’après »…
Une bucket-list, c’est bien beau, mais dans ma vraie bucket-list,
j’aimerais plutôt écrire :
je veux pouvoir jouir des choses positives ;
je veux pouvoir me débarrasser de mon addiction ;
je veux travailler uniquement pour des gens que je respecte ;
je veux pouvoir vivre uniquement de ce que mon cerveau crée ;
je rêve d’un cabinet climatisé et cosy sous les toits où je
pourrais recevoir les couples qui cherchent un thérapeute de
couple, où j’enchaînerais les rendez-vous du matin au soir sans
regarder la pendule.
Allez, une dernière :
j’aimerais pouvoir exhiber des muscles et des abdos parfaits,
juste pour le plaisir un peu vain d’être aimé uniquement pour
mon corps et pas pour mes facultés intellectuelles.
J’avais écrit ce texte début 2021 et je l’avais envoyé dans ma
newsletter. Comme j’écris une fois par semaine, je finis par oublier
ce que je raconte, ça me permet de passer à autre chose quand
c’est triste ou d’envoyer une lettre au Divin qui la reçoit et la lit. Je
crois à ce genre de choses.
J’ai longtemps souffert du syndrome de l’imposteur. Je me suis fait
tout seul. Il y a une dizaine d’années, je suis sorti avec un garçon
nommé Pierre-Henri. Il était brillant, surdoué, généreux. Il m’avait
justement offert un livre sur les surdoués que j’avais soigneusement
mis au fond de la bibliothèque, ne me sentant pas concerné par le
sujet. Pierre-Henri avait fait Sciences Po et j’étais admiratif. Un soir,
j’avais tâté le terrain : « Crois-tu que je pourrais aller à la banque et
emprunter de quoi me payer un master dans ton ancienne école ?
Je suis sûr que si j’ajoutais sur LinkedIn que j’ai un MBA de
Sciences Po, je me sentirais enfin légitime ! » Il avait souri : « Tu
devrais plutôt enseigner à Sciences Po. Tu n’as pas grand-chose à y
apprendre… »
J’avais levé les yeux au ciel, n’en croyant pas un mot. Mais j’avais
gardé dans un coin de ma tête ce Graal-là, cet Himalaya, cette folle
proposition ressemblant étrangement à un des cinq éléments de ma
bucket-list. Les années ont défilé, j’ai quitté Pierre-Henri, je suis parti
bosser à droite et à gauche, mais j’ai souvent ressorti cette phrase,
généralement avant l’été, quand je devais me décider pour
reprendre des études en empruntant un gros paquet d’argent. J’y
renonçais à chaque fois. Je trouvais toujours une excuse pour ne
pas m’engager dans cette voie. Pour ne pas valider mes acquis.
Pour rester à la fois confortablement et douloureusement un
imposteur.
Un an plus tard, je suis devenu enseignant par un étrange concours
de circonstances. Ce qui doit se faire se fera, ce qui doit arriver
arrivera. Pour la première fois de ma vie, je coche une case, et pas
une petite.
Je n’ai jamais savouré certaines étapes précédentes que d’aucuns
auraient considérées comme importantes : découvrir son premier
livre en librairie ; retrouver l’amour après l’avoir perdu ; être
embauché par une radio nationale pour tenir une émission. Ce
n’étaient pas mes désirs, ce ne furent donc pas mes joies. Ce
n’étaient pas mes buts, le trajet ne m’intéressait pas, et l’arrivée ne
me sembla donc pas compliquée.
Mais pour mon premier cours sur le campus, je suis arrivé bien en
avance. Je suis entré dans la salle vide. J’ai pris une photo. Je l’ai
envoyée à mon amoureux et, pour la première fois depuis des
années, pour la première fois tout court, peut-être, je me suis dit que
la Vie était belle et que je serais bien triste si on m’enlevait ça.

Dans ma Raison d’Être, le mot « transmission » est présent. La


phrase n’est pas encore bien construite, bien articulée, mais le
souhait de rendre ce que j’ai appris – parfois à la dure – est au
centre de ce qui m’anime.
Je le sais pour avoir enseigné désormais un trimestre : je suis
souvent rétamé en sortant de mes cours, mais mon énergie vitale,
interne, elle, en sort renforcée chaque fois. Je touche du doigt ce
pour quoi je suis venu au monde.

RENCONTRE DE PHILIPPE MANGEOT


Philippe Mangeot est enseignant, militant, auteur, César du Meilleur Scénario
pour le film 120 Battements par minute. Je le suis sur Instagram où je le
trouve délicieusement impudique, follement élégant et partageur de ses
émotions comme de ses pensées dans des mots choisis faisant naître
mille questions (le propre des textes réussis) et donnant envie d’écrire soi-
même (le talent des bons auteurs), comme si tout cela était simple comme la
baguette chaude qui sort du four et que l’on mange à moitié sur le chemin du
retour.

La mort d’un enfant, l’amour qui s’en va en claquant la porte, le temps qui
passe. Des questions, des réponses, un moment volé à nos deux vies, parce
que Christie l’avait suggéré et parce que je ne savais rien de lui (pour de
vrai !) quelques minutes avant de commencer l’entretien, histoire de rester en
zone d’inconfort pendant l’échange…

Philippe, vous servez à quoi sur Terre ? Pourquoi êtes-vous venu


là ? Quelle est votre Raison d’Être ?

Je ne sers pas à grand-chose (rires). Dites, vous commencez fort. Quelle


question ! À bien y réfléchir, je crois que tout cela n’a pas grand sens. Voilà.
Ce n’est pas une cause de désespoir, je n’en fais pas toute une affaire, de ce
non-sens, c’est même à l’origine d’une certaine joie.

Parmi les lectures importantes pour moi, il y a celle de Clément Rosset,


philosophe niçois et alcoolique, qui travaille sur l’idiotie, littéralement « ce qui
est dénué de sens ». Ce qui est idiot, c’est ce qui est là, ce qui est posé là.
Clément Rosset fait du consentement à l’idiotie et à l’idiotie des choses
contre nos tentatives de trouver du sens le Principe d’une Joie. Je crois que
ça me rend plus joyeux de ne pas croire que tout cela a du sens. Rien n’est
décisif : ni l’existence, ni la mort, et en particulier la mort de ceux que j’aime.
Je pense que tout ce que j’ai fait, notamment en matière de lutte contre le
Sida, s’est construit contre l’idée que « ça avait du sens ». « Ça » avait des
raisons qu’il fallait combattre, mais ça n’avait pas de sens.

Je crois d’ailleurs que je ne connais pas de vrai athée. Je crois que rien n’est
plus difficile que d’être athée. C’est d’une exigence considérable. Je n’ai pas
totalement renoncé à l’idée qu’il y a de la transcendance derrière tout ça,
c’est-à-dire qu’en dépit de l’absence de sens, je suis face à quelque chose
de plus grand que moi. Je me souviens d’une petite phrase qui a longtemps
résonné en moi, quand j’avais monté l’Observatoire des Passions, au Centre
Pompidou, en voulant savoir si la Foi était une passion. J’avais invité un
chrétien, un juif, un bouddhiste, une musulmane. Le juif, qui était philosophe,
quand je lui avais demandé s’il croyait en Dieu, m’avait répondu : « Je crois
dans la succession des générations. »
Je n’ai jamais entendu depuis, formulé de manière plus claire, ce que moi
j’appelle « la transcendance ». Ce qu’il y a de plus grand que moi, c’est que
d’autres vont venir après moi comme moi je suis venu après d’autres. Ça
engage quelque chose de ma présence ici-bas, indépendamment de
l’urgence de vivre une vie joyeuse, indépendamment de la responsabilité qu’il
y a à vivre auprès des autres, moi je me sens de prendre en charge la
succession des générations. Je n’ai pas eu d’enfants, mais je suis prof. Une
autre manière de prendre en charge la succession des générations est d’être
écologiste, par exemple. On peut aussi s’intéresser autant aux traces que
d’autres ont laissées. J’ai la conviction que ceux qui viennent seront plus
malins que nous et que nous devons faire en sorte de ne pas leur gâcher le
terrain.

Vous avez vu mourir des gens très jeunes, dans les années 1990,
des garçons qui auraient votre âge ou qui seraient plus âgés que
vous, aujourd’hui. Cela n’a donc aucun sens, ces morts-là ?

Aucun. C’est un pur scandale. Après, on négocie comme on peut avec ça. Je
leur en veux énormément d’être partis, énormément. Je leur en veux d’autant
plus qu’ils sont encore là, qu’ils ne sont pas complètement partis, je vis avec
leurs fantômes, j’ai fait une analyse pour ça. C’est très pénible, ils sont morts
mais ils sont là. Cela n’a aucun sens, mais cela a contribué, sans doute, à
aggraver ma mélancolie.

Ça vous a fait vieillir prématurément ?

J’ai longtemps cherché ma définition à la vieillesse, car je me sens vieux, j’ai


56 ans. J’étais chez mes parents l’autre jour, je les observais, et je me suis
dit que c’était peut-être ça, la vieillesse : on est vieux quand on connaît plus
de morts que de vivants. Ce n’est pas encore tout à fait mon cas, mais ça ne
va pas tarder. J’entre en zone rouge (rires).

Sans transition… Comment on fait pour s’aimer plus ? Je trouve


peu de contenu sur l’amour-propre, à part quelques rares livres
assez mauvais de développement personnel. Vous avez des
techniques ? Il faut lire les anciens philosophes, peut-être ?

Pas spécialement. C’est La Rochefoucauld qui disait que nos vertus ne sont,
le plus souvent, que des vices déguisés. Je crois que l’on n’arrive jamais à
s’aimer et que c’est comme ça, c’est pas très grave. C’est ainsi. On peut pas
vraiment voir sa gueule en peinture, on essaie, on tente des trucs, moi
j’utilise Instagram, une certaine pratique égotiste de l’outil, je tente
d’approcher la bête, de la styliser un peu, de l’apprivoiser.

Je ne suis pas persuadé que cette exhibition de moi-même m’aide à m’aimer


plus, et d’ailleurs je me dégoûte parfois en revoyant certaines photos, mais
c’est une façon parmi d’autres de vivre avec soi. Une façon comme ce qu’a
été pour moi la cure analytique. Je n’ai appris aucune vérité sur moi mais j’ai
appris à vivre avec moi.

Ce n’est pas grave de ne pas s’aimer beaucoup, mais c’est grave de se


détester énormément, c’est une forme de narcissisme inversé tout aussi
pénible mais encore plus difficile à vivre. Je suis pour le renflouement régulier
du présent narcissique, et pour moi, la meilleure façon est de travailler. De
bosser. On peut aussi tenter d’être aimé, mais comme je suis convaincu que
c’est beaucoup plus important et beaucoup plus difficile d’aimer que d’être
aimé, je crois que s’aimer plus n’est pas l’enjeu majeur.

C’est dur d’aimer ?

Non, ce n’est pas dur d’aimer. C’est plus exigeant. Être aimé, ça ne demande
pas grand-chose : un peu de coquetterie, être charmant, voilà, quoi. Dans
mon boulot de prof de lettres, je suis régulièrement confronté à ce qui a
fasciné le XVIIe siècle : le pur Amour. Le pur Amour est la version profane de
l’Amour de Dieu, le pur Amour est l’expérience de l’amour sans espoir de
retour.

Je vis en ce moment une histoire d’amour très particulière avec un jeune


homme qui a trente ans de moins que moi. Il me dit qu’il est amoureux de
moi, ce que j’accueille avec joie et gratitude, mais c’est la première fois que
je vis une histoire qui se garde de penser le futur. Je crois que la solution que
j’ai trouvée face à ça est la possibilité de l’aimer toujours, ce que j’ai toujours
fait avec tous ceux que j’ai aimés (ceux qui sont morts, c’est pratique, on
peut continuer à les aimer sans espérer de retour), mais ceux qui sont
vivants, c’est moins facile.

Étant donné son âge – et il déteste que je dise ça –, je sais qu’il rencontrera
quelqu’un d’autre après moi. Il est d’une génération qui se voit avec des
enfants. Il va vivre sa vie d’homme, longtemps. Ce que j’exige de moi, c’est
de continuer de l’aimer quoi qu’il arrive.

Comment faire pour que l’amour dure ? Pas le leur : ça, vous l’avez
dit, on s’en fiche un peu ; non, le nôtre…

Je vais vous raconter une histoire drôle. Alors voilà, je me fais plaquer (rires).
Par un homme avec qui j’ai vécu pendant neuf années. La seule fois de ma
vie où un amour fou s’est pensé comme une histoire de couple. Je n’arrivais
pas à articuler les deux, de manière générale. Et puis un jour, il est parti, ça
m’a stupéfait. Je n’ai rien vu venir, rien. J’étais très abîmé.

Un matin, en me réveillant, il me reste quelques bribes d’un rêve où je me


suis engagé à développer la Gracieuse Philosophie. Cette idée me fait rire
alors que je ne riais pas des masses après son départ. Ce concept me plaît
et je ne le retrouve nulle part ailleurs : ni en ligne, ni dans les livres. C’était
donc le signe que je devais vraiment le développer, non ? (Rires.) Mais
qu’est-ce donc qu’un gracieux philosophe, quand on vient de se faire
plaquer ? Je me pose la question.

J’ai trouvé cette formule : le chagrin va durer toujours. Mais l’amour doit durer
toujours aussi. Donc il faut que je trouve le point où je suis reconnaissant à
ce garçon de m’avoir plaqué. Et en y regardant de plus près, alors que je
pensais que tout allait mal sauf mon couple, c’était précisément l’inverse :
tout allait bien sauf mon couple. J’avais, comme beaucoup de couples,
fabriqué un Fort Alamo contre le monde, tissé de mille petits cancers atroces,
pour me protéger de la violence qui nous entourait, alors que la violence était
à l’intérieur. Et ça m’a aidé. J’ai retrouvé ce point de gratitude perdu et je l’ai
remercié, car il m’avait rendu vivant. On se revoit encore, j’aime beaucoup
son mec. Pour vous répondre, on fait durer l’amour en trouvant des points de
gratitude. Et des points d’admiration.

Et comment on survit, Philippe ?

Je ne sais pas. Elles sont rudes, vos questions, tout de même.

Je sais, je sais, mais vous pouvez les prendre à la légère, aussi.


Non, non, je veux vous répondre sérieusement. Autorisez-moi un détour, je
vais vous parler de quelqu’un que j’ai beaucoup, beaucoup aimé. Une femme
avec qui j’ai vécu une grande histoire d’amour quand j’étais étudiant. Cette
femme a eu un enfant, plus tard, et cet enfant est mort il y a deux ans. Il avait
27 ans. Il est mort dans des conditions terribles. On ne devrait pas mourir
avant ses parents. C’est pour moi le motif de la catastrophe absolue.

Je me souviens d’un voyage à Rome en famille, j’avais 8 ans, l’image de la


Pietà, cette mère qui tient son enfant mort dans ses bras, m’a été
insupportable. Ça l’est toujours à ce jour. Je suis mal tombé car j’ai assisté à
des dizaines d’enterrements à cause du Sida et j’ai croisé nombre de parents
qui enterraient leurs enfants.

Je me souviendrai toujours de la mère de Jim, un homme que j’ai aimé, qui


avait décidé de rentrer chez ses parents en Écosse pour y mourir, en 1994.
Jim était mort dix jours après notre séparation à l’aéroport. Je me souviens
encore de la voix de sa mère au téléphone : « Philippe, mon fils est mort… »
Cela n’a pas cessé de traverser mon existence comme si c’était mon destin.
Je ne sais pas comment on survit à ça.

Je reviens à la mort du fils de mon amie. Ce jeune homme était l’un de mes
filleuls. Les conditions de son décès sont terribles : il marchait en Italie, il a
glissé dans un ravin, il a téléphoné pour appeler au secours mais les secours
ont mis dix jours pour retrouver son cadavre, dix jours où nous ne savions
pas s’il était vivant ou s’il était mort. La tragédie s’est ajoutée au fait-divers.

Je suis sidéré que Delphine, sa mère, survive à ce drame. Elle le fait avec
une vigueur qui m’éblouit. Elle a créé une association des amis de Simon,
elle a acheté une maison avec son argent, maison qu’elle a offerte à des
jeunes gens qui ont besoin d’aide. C’est sa manière à elle de s’occuper des
générations futures. Quand je regarde Delphine, comme tant d’autres avant
elle qui ont résisté et tenu bon, j’ai l’image de la « mauvaise herbe ». Un peu
comme moi.

Notre rencontre, ce sont deux mauvaises herbes qui poussent non loin et
décident de croître ensemble et séparément. Je sens qu’il y a en moi,
comme en elle, en matière de survie, une puissance de Vie qui l’emporte sur
toute espèce de narcissisme. Delphine se laisse traverser par la Vie. Je crois
que l’on peut survivre en laissant passer la Vie en soi. Rien n’a de sens, tout
cela est totalement absurde : laissez passer la vie, c’est la seule chose qui
compte. C’est ça, être une mauvaise herbe. Ce n’est pas aussi beau qu’une
orchidée, ça pousse dans un fossé en bord de nationale, personne n’y tient,
mais ça grandit anarchiquement dans tous les interstices.

C’est pour ça que j’aime tellement Naples : je sens que tout le monde est une
mauvaise herbe en puissance (rires). Je peux me poser n’importe où, boire
un café, regarder passer les gens, et la Vie passera. La Vie passe partout où
elle veut : ouvrez le journal, regardez les camps de réfugiés, la Vie y passe,
sans arrêt, même dans les conditions les plus atroces.

Qu’est-ce qui vous soigne le mieux ? Je vois passer des clopes


dans votre main, un petit apéro du soir…

Oui, oui, bien sûr, on a tous besoin de nos petites addictions (rires). Je vis
avec des médicaments, à cause du VIH. La clope, c’est compliqué. J’ai
arrêté de fumer pendant dix ans entre 40 et 50 ans, et je m’y suis remis le
jour de mes 50 ans, pour une décennie, si Dieu me prête vie. Je vais être
franc : je m’aime bien quand je fume, j’aime bien quand j’ai une clope à la
main, voilà. Je trouve ça sexy. L’amitié, ça me soigne pas mal, aussi. J’ai peu
de camarades.

Je viens de fêter mes 48 ans. Ma tante adorée en a 95, elle regarde


The Crown, sait se servir de Netflix, elle a connu les Allemands au
village. C’est irréel, ce chiffre qui grossit bêtement, ce temps qui
glisse entre nos doigts. Vous fêtez toujours les anniversaires ?

Non. Mais je signale quand même plus ou moins discrètement que c’est mon
anniversaire, parce qu’on a beau dire qu’on s’en fout, rien n’est pire que
quand tout le monde oublie de vous le souhaiter. Je le fête avec mes parents.
Je me souviens de mon âge. Je ne recalcule jamais mon âge – je connais
des gens qui le font sans cesse, avec sincérité, qui oublient quel âge ils ont,
de manière très simple –, je sais très bien que j’ai 56 ans.

Quel est le livre que vous offrez régulièrement ?

J’offre beaucoup de livres d’images, peu de livres écrits. Si j’étais totalement


franc, je vous dirais que le plus beau livre à offrir reste les Essais de
Montaigne, mais ça fait un peu prof, non ? (Rires.) C’est pourtant le plus
beau cadeau du monde. Vous pouvez ouvrir n’importe quelle page et vous y
trouverez quelqu’un qui vous parle à l’oreille de choses très intimes, qui vous
raconte des histoires. C’est si joyeux. Sinon, j’ai beaucoup offert L’Intérieur
de la nuit, le livre de George Shiras, qui avait trouvé une manière de
photographier les animaux la nuit, dans leur habitat, dans leur intimité
absolue.

Je dois vous confier quelque chose. J’ai longtemps cru que j’avais
très peur de mourir, ayant découvert ma sexualité en plein dans les
années Sida. J’ai été très marqué par cette hécatombe, plus que je
ne l’ai admis à l’époque. Et puis je me suis rendu compte, il y a peu,
que j’avais surtout très peur de vivre. Que je m’interdisais même de
vivre certains trucs. Un paquet de trucs. J’accueille depuis quelques
semaines à peine mes émotions positives. Vous le comprenez ?

Oui, bien sûr, c’est une chose très commune, pardon de vous dire ça (rires).
La peur de mourir est très souvent le nom que l’on donne à la peur de vivre.
La peur de mourir est souvent la peur de mourir sans avoir vécu. L’intuition
que l’on mourra sans avoir vécu. Mais la peur de mourir est aussi un
excellent principe de précaution contre lequel je n’ai rien à opposer. Je pense
que beaucoup de gens cèdent sur leurs désirs par peur de vivre. « La
psychanalyse, ça apprend à ne pas céder sur son désir », à ne pas le lâcher,
c’est Lacan qui dit ça.

Moi, je me dis que je n’ai pas peur de mourir, mais le temps venu, je pense
que je serai terrorisé. Pendant les années les plus dures du Sida, et j’ai été
séropo très tôt, début 1986, à 21 ans, je me disais que rien de tout cela
n’était vrai. Ça me paraissait hautement improbable, que je meure… En
revanche, j’avais peur de la mort des autres.

Dans mon groupe d’addicts, on m’a conseillé de prier chaque soir


avant de me coucher pour remercier Dieu de la journée écoulée et
de ne pas chercher le sommeil avant d’avoir trouvé ce qui me mettra
en joie le lendemain matin. Qu’est-ce qui vous met en joie, là, tout
de suite ?

Il ne faut jamais me poser cette question au moment où la lumière va tomber


parce que j’éprouve la mélancolie du crépuscule. Toujours. Je sais que le
jour va revenir, mais quelque chose en moi me dit qu’il ne reviendra pas. Le
matin, je suis joyeux. Tout le temps. Je jubile, même quand c’est rude de se
lever. Ce qui me rend joyeux, c’est la lueur de l’aube, la lumière du jour
nouveau qui pointe. Ça tombe bien, je suis tombé amoureux d’un jeune chef
opérateur, dont c’est le métier, la lumière (rires).

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette question ?


JOUR 25

Quelle est ma projection à dix ans,


mon futur souhaitable ?

Martin, quel est l’intérêt de se projeter à dix ans ? Ça fait très


question lambda de DRH en entretien d’embauche, je trouve…

Pas du tout ! C’est bien plus profond que ça. Si je me projette à dix ans et
que je me dis : dans une décennie, je serai le Directeur Général de la filiale
de ma banque, par exemple… Est-ce que ça sera mon futur souhaitable,
celui que je veux réellement pour moi ou est-ce que ça sera mon futur
confortable, sur des rails, le futur tendanciel qui se passe bien, qui arrive de
toute façon si je ne touche à aucun réglage actuel de ma vie ?

Est-ce que je pense fondamentalement que ce futur-là va me rendre


heureux ? Ou juste satisfaire les uns et les autres dans mon environnement
ou ma propre représentation de la réussite ? Si mon futur souhaitable
s’inscrit uniquement dans la matérialité, il y a un très gros risque que je sois
déçu. Si mon futur souhaitable s’inscrit aussi dans la reconnaissance sociale
ou dans l’apparence physique, là-aussi, il y a un risque déceptif très fort.

Plus j’ai d’argent, plus j’ai de reconnaissance sociale, plus j’ai soigné mon
apparence physique et plus j’en veux. Je deviens un éternel insatisfait.
Regarde ce qui se passe après une première intervention de chirurgie
esthétique, bien souvent…

C’est prouvé par toutes les études de psychologie sur la satisfaction et la vie
dont une étude de Harvard qui a suivi pendant 75 ans des individus1…
Je conseille fortement la lecture des ouvrages de Daniel Pink et notamment
La vérité sur ce qui nous motive qui démontre que l’incitatif financier ne
fonctionne pas pour te faire performer efficacement à partir du moment où ce
n’est pas une tâche répétitive (ratisser une cour, transporter des cartons, oui,
ça va te motiver à gagner plus) mais si il y a un enjeu cognitif où tu devras
réfléchir plus, mettre en œuvre plus de créativité, te donner plus d’argent ne
te fera pas performer plus. Pire, c’est probablement un inhibiteur de la
performance !

Toutes les études le démontrent : notre enjeu est d’être suffisamment


rémunéré pour ne pas être en souffrance (accéder à un confort de base)
mais ensuite arrive un plafond – disons 5 000 euros, en Europe – où un euro
de plus n’apportera pas un 1% de plus de bonheur. Rien. Avoir plus d’argent
ne te rendra pas heureux.

Les seules choses qui sont des sources de joie profonde, des sources de
satisfaction dans la vie, qui permettent d’accéder à la joie Spinozienne ou au
bonheur selon Alain, c’est la qualité des relations sociales proches (pas
forcément nombreuses), le fait d’apprendre des choses nouvelles, de
développer des compétences (je nourris un Élan) et enfin, de te connecter à
des choses qui te dépassent.

Ça te rendra plus heureux d’aller nettoyer une forêt ou une plage pleine de
déchets plastiques, de vivre une forme de vie spirituelle. Ça te dépasse.
C’est une des raisons du succès des religions. S’occuper de ses enfants, de
la communauté, jardiner, mobiliser les autres sur des projets d’écologie
durable. Voilà des tâches qui rendent heureux…

Je vous parle de Raison d’Être depuis quelques semaines déjà et


nous arrivons à la fin des 30 questions, il ne nous reste plus que
quelques numéros avant de conclure.
C’est toujours un moment émouvant que de trouver ce pourquoi
nous sommes venus au monde, mais c’est encore plus fort quand
nous osons le partager avec les autres pour la première fois, dans
sa vérité crue, assumant enfin qui nous sommes et constatant que le
ciel ne nous tombe pas sur la tête et que nous avons parfaitement le
droit d’être heureux en menant la vie que nous voulons exactement
pour nous.
La question du jour est complètement folle. Je l’ai lue et relue
plusieurs fois avant de m’avouer que je n’avais pas la moindre idée
de la réponse. Je suis donc allé voir plusieurs personnes pour savoir
si j’étais le seul à galérer autant. Oui et non : certains ont une idée
très précise, d’autres sont tout aussi embarrassés que moi.
Inspiration.

Expiration.
« Quand je me projette à dix ans, quel est mon futur souhaitable ? »
Dans dix ans, j’aurai 58 ans. C’est un chiffre que j’associe à mon
grand-père.
Dans dix ans, nous aurons connu deux présidents de plus
(normalement). Et dans dix ans, j’espère que ce covid sera un
lointain souvenir – mais je n’y crois pas vraiment.
Je me projette, allez.

Dans dix ans, je me souhaite de vivre en bord de mer, sur la façade


atlantique, dans une maison de plain-pied, avec un petit jardin,
probablement dans la région du Havre. J’aurai aménagé un coin
pour y recevoir les patients, dans l’entrée, comme dans ces films
américains où les thérapeutes reçoivent chez eux, sur leurs trois
canapés, entre bibelots et livres. J’aurai un autre coin « bureau »
pour écrire, car j’aurai toujours cette relation avec des lecteurs, soit
dans mes livres, soit sur le web, ici ou ailleurs. J’aurai sûrement
deux jobs, pour ne pas mettre tous mes œufs dans le même panier,
plus par peur de l’ennui que par besoin réel de sécurité, car dans dix
ans, je n’aurai plus peur de rien.
Dans dix ans, je me souhaite d’avoir un chien, le même amoureux et
mon amie L. pas trop loin.
Dans dix ans, je serai à quelques années de la retraite, mais l’idée
de m’arrêter de travailler ne m’effleurera pas.
Dans dix ans, je serai toujours en thérapie. Toute une vie à se poser
des questions et à avancer vers des réponses, réponses ouvrant
vers d’autres questions.

Dans dix ans, je regarderai les photos de moi à 45 ans et je me


dirai : « Que j’étais joli, quand même, quand j’étais jeune… »
Voici les réponses collectées au printemps 2022 quand j’avais
demandé aux lecteurs de ma newsletter où ils seraient dans une
décennie :
« Dans dix ans, je serai de nouveau seule avec mon mari car les
enfants seront partis et j’aurai repris mon activité de céramiste à mi-
temps ! J’en rêve… »
« Dans dix ans, je vivrai dans les îles sur un bateau, comme le
chanteur Antoine. J’ai économisé plus de 200 000 euros à ce jour et
j’aurai le double dans dix ans. Je me suis déjà payé presque la
moitié du bateau, aussi… Merci les parents… »
« Dans dix ans, je ne serai plus là. Je fume trop, je bois trop, je
mange trop, je me souhaite d’avoir clamsé dans mon sommeil sans
réveiller ma femme et de dire merde à tout le monde ! »

« Je veux être prof de tango et je le serai, j’aurai 29 ans. »


« Je serai bénévole à plein temps dans un refuge animalier… »
« Dans dix ans, je serai maire de Biarritz ! »
« Je serai diplomate à l’ONU. »
« Je serai toujours dans le même bureau, à m’occuper des mêmes
dossiers. J’habite à deux cents mètres et ça me va très bien de ne
pas me prendre la tête… »
« Je serai enfin tranquille chez moi sans mon conjoint (rires). Ne le
mets pas dans ton livre ! »
« Je serai à un an de la retraite et rien que d’y penser, je flippe… »
« J’espère que j’aurai ma maison en Corse, que la fibre sera
installée et que je pourrai télé-travailler depuis ma terrasse une
semaine sur deux. »
« Je vivrai avec ma compagne dans le même pays pour la première
fois depuis le début de notre relation. Et ce sera un pays choisi par
nous deux, ni le mien, ni le sien. »
« Je vais devoir reprendre l’entreprise familiale car mon père se
désengage un peu plus chaque année ; dans dix ans, je serai à la
tête de soixante ouvriers et je mets tout en place pour être à la
hauteur de la tâche… »
Je me suis demandé pourquoi Martin, auteur des questions, nous
faisait nous projeter dans dix ans et pas dans une année ou dans
deux. Je n’ai pas trouvé la réponse, alors j’accepte cette projection
inédite qui permet (peut-être) de se libérer de la rationalité banale du
quotidien (la guerre est impossible en Europe quand j’écris ce livre,
elle surgit dans nos vies quelques mois avant sa sortie, par
exemple) ; celle-ci ne ferait que pousser à fond les curseurs actuels
du très quotidien pour aboutir sur un futur immédiat pas très
différent.
Dix ans. Il se passe tellement de choses, en dix ans, que ce n’est
pas déconnant de poser ce si lointain jalon devant moi et de m’y
projeter. Quand je regarde dix ans en arrière, alors que je venais à
peine de quitter ma blouse blanche d’infirmier et que je m’apprêtais
à travailler pour Zazie, si on m’avait dit tout ce que j’allais vivre et
faire, je ne l’aurais jamais, jamais cru.
Il s’en est beaucoup passé, pour vous aussi, en dix ans, non ? Où
étiez-vous, il y a dix ans ? Qu’imaginiez-vous de votre vie
d’aujourd’hui ? Que pensiez-vous alors avec certitude sur votre vie
qui n’est que du vent à l’heure où vous lisez ces lignes ? Auriez-vous
cru que vous seriez là où vous êtes aujourd’hui, pour le meilleur ou
pour le pire ?
3 650 jours devant moi et j’ose à peine imaginer tout ce qui pourrait
bien m’arriver.
3 650 jours derrière moi et je ne me souviens presque de rien, tant
j’ai vécu de choses.
Dix ans.

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette question ?

1. Pour aller plus loin : Happy, de Roko Bellic, 2011, France. En


résumé : Notre société a tendance à glorifier ceux qui ont l’argent et le
pouvoir, mettant l’accent sur des signes extérieurs de réussite qui ne
rendent pas nécessairement heureux. Si c’est bien le cas, comment
trouver le bonheur ? C’est la question à laquelle ce film tente de
répondre, en rencontrant des personnes ordinaires, des plages du
Brésil aux montagnes du Bhoutan en passant notamment par la
Namibie, le Japon et le Danemark.
JOUR 26

À quoi ressemble mon moi idéal ?


Quelle en est mon image mentale ?

Mon moi idéal ressemble physiquement à quelqu’un de


complètement différent. J’aurais adoré être roux, à la peau laiteuse,
avec plein de taches de rousseur sur le visage, des yeux bleu très,
très clair. J’aurais aimé être bien plus grand et bien plus mince, avec
des côtes saillantes et des fesses un peu plates qui m’auraient
complexé. Mes dents auraient été fines et mon sourire très moqueur,
mais j’aurais toujours eu l’air vaguement nostalgique et je me
passerais la main dans les cheveux en cherchant mes mots, pour
ajouter un peu de mystère à mon personnage de mannequin
irlandais pour pulls de pêcheur.
Cela n’arrivera jamais : j’ai un corps pour la vie et un corps
seulement.
Je présume que la question est tournée sur un moi idéal englobant
tous les axes : physique, pro, perso, amoureux. Depuis
quelque temps, je me rapproche dangereusement de ce moi-là. J’ai
quitté un emploi salarié pour un patron médiocre que j’avais
beaucoup de mal à respecter (et mon dédain s’affiche toujours sur
mon visage, je ne sais pas faire semblant quand j’ai en face de moi
une autorité sans trop de neurones) afin d’enseigner, de recevoir des
couples dans un cabinet et de vendre des heures de consulting pour
de grands groupes.
Mon moi idéal habite une petite maison avec garage et jardin, un
pavillon ouvrier des années 1930 dans son jus, dans une petite ville
côtière en façade atlantique, et il se rend une fois par semaine à
Paris pour trois jours avant de rentrer chez lui au chaud. Il a un
chien, probablement un labrador ou un golden retriever qu’il
promène au coucher du soleil, sur le front de mer. Mon moi idéal
retrouve son amoureux l’autre moitié de la semaine et profite de tous
les avantages du couple sans les inconvénients. Il écrit un livre par
an, enseigne l’écriture et la résilience, il bosse sur un projet culturel
et il voyage une fois par an pendant trois ou quatre semaines, loin.
Mon moi idéal est en bonne forme physique et il a très bien vécu de
passer aux verres progressifs. Il persiste à penser que les meilleurs
concerts se passent assis et que les gens qui se couchent après
23 heures sont fous. Et enfin, il a réussi son pari : il lit un livre, un
vrai, imprimé sur du papier par semaine. Il a décroché de son iPad.

Charline me parle de son moi idéal : « Mon moi idéal, je le vis depuis
deux ans et il m’a coûté très cher, mais je ne regrette rien. J’ai laissé
derrière moi ma famille, ma sœur, mon ex et tous mes amis pour
partir bosser dans les jeux vidéo à Londres, ce qui n’est absolument
pas ma passion. Mais le poste était fantastique sur le papier et il l’est
encore plus en vrai ! Je suis très très bien payée pour encadrer nos
équipes dans le monde entier, m’assurer des bonnes relations avec
les studios de cinéma pour nos franchises, et voyager entre
Lausanne, Londres et Paris régulièrement pour assurer des réunions
d’information. J’ai toujours aimé voyager, il faut que ça bouge, je
déteste m’ennuyer, je ne tiens pas en place ; on m’a détecté un
trouble de l’attention et je vis bien avec. Faire du sport dans un hôtel
inconnu au petit matin ? Ça me va ! Être à Londres le matin, à Paris
le midi et à Lausanne le soir ? Ça me va !
« Ma famille vit assez mal que je vive loin d’elle, mais ils ne font
aucun effort pour s’intégrer à ma vie. Ils ne sont pas venus me voir
une seule fois à Londres alors que j’ai deux grandes chambres. Ma
sœur fait passer son couple avant moi. OK. Et mes amis vivent leur
vie à Bordeaux, ils se marient, font des enfants et m’oublient petit à
petit. Alors oui, le sacrifice est grand, mais je ne le regrette pas car
j’adore ce que je fais, j’adore ma vie et je la gère comme je
l’entends, du soir au matin. Je pars danser si ça me chante avec ma
coloc, en milieu de semaine, je regarde des séries en continu sans
sortir de mon lit pendant tout un week-end, ou je me paye un petit
week-end thalasso en Bretagne comme je veux. Je rêvais de mener
la vie que je mène. Tout a un prix… »

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette question ?


EXPÉRIENCES
DE PENSÉE
Avertissement : situations hypothétiques à développer avec sérieux.
Einstein a réussi à formuler la relativité restreinte de cette manière, ça
vaut donc le coup d’essayer (conseil de Martin).
JOUR 27

Si je devais donner un seul conseil


à l’ado que j’étais à 15 ans, quel
serait-il ? J’imagine : je me rencontre
dans le temps quelques minutes
et puis je repars. Un seul conseil.
Il ou elle a confiance en moi, il ou elle
m’a reconnu(e) et sait que je ne mens
pas.

Martin, pourquoi ce conseil à cet ado de 15 ans que nous fûmes ?

C’est une puissante expérience de pensée. Une situation hypothétique à


développer avec le plus grand des sérieux. Tu te téléportes dans le temps et
tu te retrouves face à William ado. Tu n’as le droit de lui dire qu’un seul truc.
Un seul. Une phrase et après tu disparais. Il sait que c’est toi. Il t’a reconnu
donc il va te croire sur parole.

« Fais du sport ! », c’est nul comme conseil. Cet ado a déjà cinquante
personnes autour de lui qui peuvent lui dire. Et même l’y forcer. Réfléchis.
Quelle est la chose que tu aurais aimé savoir à quinze ans et qui t’aurait
vraiment aidé ?
« Il faut en moyenne sept tentatives à une femme sous emprise
pour quitter son compagnon abusif. » (Maid, Netflix.)
Ma mère m’a appelé hier soir. Karine a rechuté, une nouvelle fois.
Les pompiers l’ont accompagnée à la clinique. Elle a interdiction de
parler à qui que ce soit.
Ils ont trouvé plus d’une cinquantaine de bouteilles dans la maison
déserte, vides pour la plupart, de l’herbe et des cartouches de
cigarettes espagnoles plein les placards. La dernière fois que je
l’avais croisée, elle m’avait avoué carburer également aux
antidépresseurs, aux anxiolytiques, aux somnifères et au Red Bull
car elle détestait le café (« qui gâte les dents »).

Quand nous étions au collège, alors que certains n’avaient même


pas encore fumé de cigarettes planqués derrière un mur, elle piquait
déjà des bières à son père, chauffeur routier qui avait perdu son job
après un énième contrôle positif. Il aimait trop le vin. On l’avait mis à
pied une première fois. Il avait compensé par la bière. Puis par la
bière et le vin. Puis par le Ricard.
Je me souviens très bien de lui, de son odeur surtout, que j’associais
à celle des navettes de Marseille. Le parfum de ces biscuits à l’anis
m’avait toujours rassuré, car il me faisait penser aux vieux dans le
bar du village, en béret et vieille veste à carreaux, empestant la pipe
et la sueur, attendant leur femme à la sortie de la messe, accoudés
au bar graisseux – ces vieux à la voix rocailleuse et chantante
accentuant les mots paysans du Sud-Ouest pour les faire mieux
rouler, et puis les blagues grasses envoyées en patois à la serveuse,
elle qui en avait entendu d’autres et qui riait parfois plus fort qu’eux.
Karine avait rencontré Benoît quand nous étions au collège. Il avait
deux ou trois ans de plus, c’était un grand du lycée (pro) et il portait
une vraie moustache, lui, ainsi que des cheveux mi-longs. Son père
était agriculteur comme son grand-père et ses oncles, et tout ce petit
monde buvait déjà beaucoup. C’était « de famille ».
Karine nous avait dit (et je m’en souviens car je lui ai longtemps,
longtemps reproché) : « Benoît, c’est le diable, mais avec moi, c’est
un ange. » En disant ça, elle avait tout dit, elle avait choisi son
destin.
Benoît ne voulait pas reprendre la ferme, mais il n’a pas eu le choix,
après avoir passé le bac. Karine a été ravie de quitter le lycée sans
le moindre bagage car elle devenait une dame, d’un coup, passant
sa conduite accompagnée avec son beau-père, payant des coups à
tous les autres qui n’avaient pas un rond (on ne donnait pas d’argent
de poche, à la campagne, on le gagnait l’été en faisant les maïs) et
s’offrant déjà une sacrée réputation de pochtronne, canaille et
sympa, toujours prête à danser au bal ou en boîte, à réconforter les
amis de Benoît malheureux en amour et à tenir la buvette au comité
des fêtes, les jours de loto.

Ils n’ont jamais pu avoir d’enfants et je pense que les brimades puis
les coups ont commencé à cette époque. La drogue est arrivée peu
après pour lui, quand l’alcool ne faisait plus oublier la tristesse et
l’amertume d’être tous les deux dans cette grande baraque vide au
milieu des champs et des vaches.
Elle m’avait trouvé en ville, un jour, un matin, tôt, elle sortait de chez
le médecin, il devait être 10 heures, elle m’avait tanné pour me
payer un verre et avait commandé du champagne, hagarde,
faussement enjouée, me reprochant de ne pas vouloir boire avec
elle et usant de tous ses anciens trucs culpabilisateurs pour me faire
picoler avec elle. Mais le charme ne prenait plus et j’ai fini par
m’enfuir, trouvant tout cela sordide. Et angoissant.
J’avais vraiment essayé plusieurs fois de l’aider, et plusieurs fois j’y
avais cru, mais les addictions étaient plus fortes que le peu d’espoir
restant. Et puis, à 40 ans passés, elle savait qu’elle n’aurait jamais
d’enfant, et que les dernières amies restantes ne lui faisaient plus
confiance quand elle proposait de les garder, les gosses, même
quelques heures, c’était un « non » ferme et moralisateur, ce qui la
faisait pleurer car elle se serait tenue à carreaux, j’en suis sûr, le
temps d’une après-midi.
Tout le monde l’évitait. La jeune fêtarde était devenue une alcoolique
triste, tombée dans une solitude d’une noirceur absolue. Elle
essayait régulièrement de rompre l’isolement en revenant provoquer
Benoît qui avait refait sa vie ailleurs, et parfois ça marchait : les deux
passaient le week-end dans la défonce, le vin et le reste, puis elle
finissait par appeler les gendarmes quand il se défoulait sur elle,
ressassant toutes les vieilles histoires et les vieux reproches. Elle
rentrait alors seule chez elle, dans la maison de ses parents qui
étaient morts depuis longtemps, maintenant. Son seul bien.
Je ne réponds presque plus à ses rares appels qui tombent souvent
mal. Elle appelle en fin de nuit ou les jours de fête. Elle veut
entendre des voix du passé le jour de Noël, mais à une heure du
matin, je dors, et puis le passé, c’est le passé ; je ne vis plus depuis
bien longtemps au temps du collège, qui a été si dur pour moi.
Je ne sais plus quoi lui dire ou quoi faire. Je sais juste que, face à
nos addictions, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes et la
durée d’« une journée à la fois » pour tenter d’être sobre. Je l’ai
appris seul, dans mon coin, en écoutant les autres dans une
fraternité d’anonymes.
UN JOUR À LA FOIS.
« Si je devais donner UN SEUL conseil à l’ado que j’étais à 15 ans,
quel serait-il ? J’imagine : je me rencontre dans le temps quelques
minutes et puis je repars. Un seul conseil. Il ou elle a confiance en
moi, il ou elle m’a reconnu(e) et sait que je ne mens pas. »
J’avais pensé à un truc tout bête comme : « Fais plus de sport, de
grâce ! » Mais mon moi de 15 ans, en regardant ma silhouette
arrondie, va me rire au nez. « Ça va aller… Tu vas tomber
amoureux… Ne t’en fais pas… » me semblait pas mal, mais, à bien
y réfléchir, va susciter plus de questions et d’attente qu’un ado
pourrait le supporter.
Alors j’ai opté pour : « Demande à faire une école de journalisme, à
Lille… Tu gagneras du temps. »
Et comme j’ai remonté le temps et que j’ai droit à quelques secondes
de rab’, je sais que Karine ne traîne jamais loin de moi, puisque j’ai
15 ans et que c’est ma meilleure amie de l’époque, mon garde du
corps, qui me protège des salauds qui veulent me frapper et me
traitent de sale pédé, je lui glisserais : « Et toi, ne va pas taquiner le
diable et jouer les sauveuses. C’est toi, l’ange, pas lui. On continue
les études, et on ne boira jamais une seule goutte d’alcool, tu peux y
arriver si je m’y tiens avec toi… »
Je sais que Karine ne lit pas ce livre – et puis, elle ne s’appelle pas
vraiment Karine. Mais si je pouvais retrouver mon amie et le goût de
nos 15 ans, quand nous étions des âmes sœurs déjà abîmées qui
voulions juste un peu de soleil, d’amour et quelques couchers de
soleil sur les montagnes basques, je passerais mieux le cap de ma
deuxième partie de vie.
Je l’évite lâchement car je sais que je pourrais m’y brûler. Je me
tiens désormais à l’écart : je sens que son gouffre se repaît
uniquement de forces obscures que j’ai déjà bien du mal à étouffer
en moi quand elles cherchent une justification à leur existence. Je
veux bien me noyer mais seul, et je n’ai pas besoin d’aide pour me
laisser glisser au fond de l’eau noire. Clairement pas.

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette question ?


JOUR 28

« Si je n’étais pas obligé(e)


de travailler, je… » (Terminer
la phrase)

Quand j’ai commencé mon travail sur la Raison d’Être, j’étais sûr
qu’en retrouvant mon ikigaï, ma vie serait plus simple.
Retrouver, oui, souvenez-vous. Car on ne trouve pas son ikigaï : on
le re-trouve. Notre Raison d’Être est en nous, depuis notre enfance,
nous la connaissons, mais elle a été peu à peu enterrée sous des
couches d’obligations sociales, de devoirs familiaux, d’angoisses
maternelles, de contraintes dynastiques, etc. Un enfant sait ce qu’il
aimerait faire, ce qui le met en joie, ce qu’il délivre naturellement et
avec créativité. Ce sont les adultes angoissés qui le font renoncer à
une carrière de fleuriste, de clown ou d’aide-soignant.
Ma Raison d’Être, je l’ai finalement délimitée à défaut de l’avoir
définie, après bien des errances, et je tâche désormais de l’appliquer
à ma vie quotidienne, mais ce n’est ni aisé, ni fluide. Non pas parce
que je vis à l’opposé de ce que je devrais être, mais parce que je
n’assume pas encore ce que j’ai compris de moi et de ce qui me met
en joie quand je l’applique.
Je l’ai pourtant énoncée plusieurs fois devant la glace, à voix haute,
ma Raison d’Être, et même à quelques personnes, au travail. La Vie
est bien faite : j’ai été promptement contacté pour des jobs collant
pile-poil à ce que je suis censé faire sur Terre. Les Dieux ont de
l’humour et ne lâchent rien.
Quant à moi… Pareil ! Je ne lâche rien non plus, et au lieu de bâtir
mon bonheur, je m’évertue encore et toujours à trouver un
CDI + titres-restaurant, à bosser pour un patron avec qui ça se
passera forcément mal au bout d’un moment. Je vous ai déjà
expliqué le truc : je suis un triangle dans un monde de cercles. J’ai
l’air sexy. On m’embauche pour mes petites pointes, et puis on
cherche ensuite à les gommer car elles percent les ronds des
autres.
Je cherche également la sécurité de la routine alors que j’ai besoin
de créer et de pousser les autres à créer. Il y a comme un malaise.
M’enfin, comme dirait l’autre en grillant sa quinzième clope du jour :
ça occupe bien les heures, de se faire du mal. On passera à la
caisse plus tard.
Et cette terrible question, aujourd’hui : « Si je n’étais pas obligé de
travailler, je… » (Terminer la phrase.)
C’est une phrase de comédie romantique, de conte de fées, une
phrase cinéma, un pur exercice de style. Non mais l’hallu, là ! Cette
question, j’ai eu beau la tourner et la retourner dans tous les sens, je
ne suis pas arrivé à trouver une réponse correcte :
d’abord parce que je me définis (hélas et comme beaucoup) par
mon travail, mes jobs passés et ceux à venir. M’enlever mon
travail, c’est tout m’enlever ;
ensuite parce que je déteste ne pas travailler, je m’ennuie très
vite, et généralement, après dix petits jours de vacances, faut
que j’y retourne ;
enfin parce que le travail, je n’ai jamais vécu ça comme une
obligation, sauf quand je bossais de nuit en blouse blanche
parce que c’était le seul job correctement payé que j’avais
trouvé. Un cauchemar. J’étais crevé tout le temps, je ne dormais
presque pas en journée, j’avais froid, j’avais faim, tout mon
corps souffrait de cette position debout à 4 heures du matin. J’ai
tenté ça pendant six mois : plus jamais.
Si je n’étais pas obligé de travailler, je crois que je passerais mes
journées à aller voir des expositions, à interviewer des gens qui ont
bien vécu et n’ont pas de promo à dérouler, à faire du vélo, à me
faire masser, à aller au cinéma, à découvrir des restaurants et à faire
tenir tout ça dans une newsletter bi-hebdomadaire où je raconterais
tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai entendu et tout ce que je
comprends des rencontres sur mon chemin. Tout ce que je conseille
pour aller mieux, pour trouver l’équilibre et pour se faire du bien.
Ce serait un journal de bord public et interactif, pour garder une
trace, pour tisser des liens, éclairer le travail des gens que j’aime,
pour donner à réfléchir et continuer à creuser ce que je comprends
du sens de la Vie. Voilà ce que je ferais si je n’étais pas obligé de
travailler.

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette question ?


JOUR 29

Si j’avais trois mois, dix personnes


à mon service et un million d’euros
à dépenser, à quoi les consacrerais-
je ?

Hélène , une connaissance de Bayonne, a vécu un truc rare qui


1

n’arrive qu’au cinéma. Un avocat lui a téléphoné un jour pour lui


annoncer qu’elle était la seule héritière d’un cousin basque émigré
depuis quatre générations en Californie et qu’elle possédait, à
30 ans, si elle le souhaitait, une cinquantaine de petits à moyens
commerces entre San Diego et Los Angeles, quelques terres et un
bon paquet de millions de dollars. Elle était libre de refuser. Les
droits de succession étaient plus qu’importants pour une étrangère,
mais il existait une astuce légale pour les contourner en grande
partie.
Depuis le décès de ses parents, Hélène avait tout misé sur son
couple et formait avec son mari une équipe hors du commun qui ne
pouvait pas avoir d’enfant. Elle en parlait très peu, et en tout cas,
jamais en se plaignant.
Depuis que je la connaissais, Hélène bossait dans la vente,
commerciale dans le secteur pharmaceutique, sur le terrain, mais
elle était surtout réputée dans notre cercle élargi pour ses talents en
pâtisserie. Quand il y avait un gâteau à faire pour un anniversaire,
un enterrement de vie de garçon ou toute autre occasion spéciale,
tout le monde lui demandait de penser à un truc. Elle n’aimait pas se
faire payer et acceptait à contrecœur un petit quelque chose de très,
très symbolique.
Évidemment, tout se sait, même dans une grande ville de la
côte basque, et le bruit courut très vite qu’elle était devenue
« milliardaire » (les gens aiment exagérer !) et qu’elle n’aurait plus
jamais besoin de travailler. Ah. Je ne la connaissais pas assez pour
oser lui demander frontalement ce qu’elle comptait faire ou le
nombre de porte-avions qu’elle pouvait désormais s’offrir, mais son
premier (et unique à ce jour) choix personnel me stupéfia. Hélène
quitta son emploi, vendit sa modeste maison et partit avec son mari
sur la côte bretonne pour racheter un commerce. Nous fûmes tous
très, très étonnés – pour le dire poliment.
Hélène retapa entièrement une ancienne crêperie elle-même, avec
l’aide de son mari, ce qui nous fit quelque peu douter au début de la
réalité de l’héritage. Quand on est si riche, pourquoi s’embêter soi-
même avec les plâtres, la peinture, le carrelage et une nouvelle
installation électrique ? Évidemment, tout le monde faisait le faux-cul
sur Facebook quand elle postait l’avancée des travaux. Personne
n’osait lui demander pourquoi elle faisait tout, toute seule et pourquoi
elle se tuait le dos à monter son business alors qu’elle aurait pu
dormir sous un parasol aux Maldives jusqu’à la fin de ses jours. Tout
ça pour lancer un magasin de cupcakes.

Pas besoin d’avoir fait l’ENA pour trouver ça ridicule, dans une petite
ville touristique de Bretagne, à deux pas de boulangeries qui
vendaient déjà plein de cochonneries bourrées de gluten à des
touristes ravis. Ou de commerçants qui vendaient des crêpes,
encore plus simplement…
L’été d’avant le covid, je me suis décidé à visiter le Morbihan, et
l’avant-dernier jour, je me suis souvenu qu’Hélène habitait dans le
coin. Par curiosité autant que pour lui claquer la bise, je suis allé
frapper à la porte de son magasin.
Premier choc : c’était beaucoup plus beau en vrai que sur les
photos.
Second choc : toute sa production était magnifique, faite maison et
complètement inspirée des recettes locales et des visuels de la
région, mais, hypermaligne, en les retwistant à sa sauce. Le
cupcake kouign-amann ou presque, ce genre d’idée marrante.
C’était beau, malin et traditionnel à la fois.

Hélène n’avait embauché personne pour l’aider en cuisine et


s’occupait à nouveau de tout, toute seule. Total respect et… oui, une
fois de plus, incompréhension complète de mon côté.
Alors que je m’asseyais sur la petite terrasse pour déguster un
cupcake et mon café, je ne résistai pas et mis les pieds dans le plat,
avec ma candeur et mon absence de sans-gêne habituelles :
– « Mais pourquoi tu t’emmerdes à bosser ? Tu pourrais faire tout ce
que tu veux au lieu de te lever à 6 heures…
– 4 h 30 !
– … 4 h 30 tous les jours. Tu n’as pas besoin de l’argent. Pourquoi
tu t’astreins à ça ? Tu pourrais faire vraiment tout ce que tu veux. »

Elle m’avait alors répondu d’une voix douce mais très, très
fermement :
– « Mais je fais EXACTEMENT ce que JE VEUX, là. J’EN AI TOUJOURS RÊVÉ.
C’est fou comme ça semble gêner tout le monde. C’est pour ça
qu’on est venus s’installer ici. Est-ce que je vous juge, moi ? Je t’ai
jugé d’avoir dépensé des dizaines de milliers d’euros en voyage
pendant dix ans alors que tu n’avais jamais un rond de côté pour
acheter ton appartement à toi ? Ça a toujours été mon rêve d’être
commerçante, dans mon magasin à moi, que j’ouvre et que je ferme
toute seule, d’être au contact des clients et de vendre ma
production. Je suis heureuse quand je vois les habitués revenir et
quand je crée des commandes spéciales pour mes clients. Ça n’était
même pas censé me rapporter de l’argent, et pourtant ça marche. Je
vais pas me priver de mon bonheur pour vous faire plaisir, quand
même, non ? Tu sais quoi ? Je vais même ouvrir une
deuxième boutique à Vannes et embaucher deux personnes…
Pourquoi vous ne pouvez pas juste être contents pour moi ? »
Elle avait raison, bien sûr. Ça m’a pris quelques secondes et
l’émotion a remplacé la gêne (ou la bêtise) : je me suis réjoui, de
manière authentique, et elle l’a senti, mais nous avons perdu ce jour-
là un peu de notre amitié et, si elle me le lit, j’aimerais m’excuser et
lui dire que je la soutiens à 100 %.
J’ai pensé à elle et j’ai eu envie de raconter notre histoire commune,
en découvrant la question 29 : « Si j’avais trois mois, dix personnes
à mon service et un million d’euros à dépenser, à quoi les
consacrerais-je ? »

Je sais désormais qu’Hélène a trouvé la réponse, et pas qu’un peu.


Moi ? Infoutu de savoir ce que je ferais de ce temps, de ces gens et
de cet argent. Aucune idée, zéro, rien. La même chose que je fais,
mais avec de l’argent. Je manque sacrément d’imagination.

Et vous, qu’est-ce que ça éveille en vous, cette question ?


1. Comme toutes les personnes évoquées dans ce livre, le prénom a
été changé. Ici, pour éviter tout problème, la situation a été fortement
remaniée à la demande d’Hélène.
JOUR 30

Je fais une conférence de 45 minutes


devant les Nations unies. Ils sont
obligés de m’écouter. Je leur
dis quoi ?

Lors de ma carrière d’infirmier, j’ai vu des médecins maltraiter des


enfants, commettre des actes lourdement condamnables. J’ai vu, en
tant que soignant, tant de choses que j’ai dénoncées en tremblant.
J’ai ensuite vécu avec pendant de longues années. J’ai fini par
raconter dans mes trois premiers livres ce que j’avais traversé et le
temps a fait son œuvre. J’ai lentement accepté que je n’étais pas
responsable et que la vie était ainsi faite : on traverse des situations
qui vous grandissent si vous acceptez de vous lever et de dire
« stop ». Mais les cicatrices ne s’effacent jamais.
Depuis que je suis en âge d’avoir des amis, des vrais, j’en ai
entendu, dans mon entourage proche ou moins proche, se confier
sur leur enfance et sur les abus qu’ils avaient subis. J’ai été surpris
par la fréquence de ces actes, et encore plus par le nombre de gens
à avoir souffert dans leur chair. J’ai ensuite compris que nous nous
attirions probablement entre nous, émettant des ondes invisibles
pour les « moldus1 », ondes qui attirent hélas autant les rapaces que
les alliés. Nous avions été brisés, mais nous tentions de nous
recoller comme nous pouvions. Nous formons ce que j’appelle la
Fraternité Kintsugi2. Certains arrivent à transformer leurs cicatrices
en or, d’autres resteront cassés à jamais, se sentant inutiles aux
yeux des autres et trouvant dans la défonce, l’alcool ou toute
conduite suicidaire une punition à la hauteur de leur souffrance.
J’ai, ces dernières années, avalé bien des films, livres, articles
documentant les abus dans l’église, dans l’école, dans les camps
scouts, ou le plus souvent dans le cercle nauséabond de la sacro-
sainte famille où rien ne doit être dit pour échapper à la honte. J’en
suis ressorti à chaque fois encore plus dégoûté par un système bien
rodé, reproduisant sans cesse les mêmes gestes, détruisant à
jamais les victimes qui se sentent coupables toute leur vie, et dans
la plupart des cas, permettant aux bourreaux de s’en sortir des
années plus tard, simplement parce que le temps a passé. Comme
pour les trimestres validant leur retraite, les trimestres de souffrance
du gamin qu’ils ont abusé finissent un jour par les exonérer d’avoir à
rendre des comptes. La prescription, quel bien joli concept.
Je souffre beaucoup dans mon corps depuis quelques jours. J’ai
tellement mal que je grimace en montant des marches, en éternuant,
et je me réveille en nage quand je me retourne la nuit.

Le second docteur consulté, mon (vaguement) médecin traitant, m’a


dit :
– « Oui, oh, c’est une grosse lombalgie. Ça va passer. Perdez du
poids. Bougez-vous. Vous avez vu la campagne du ministère de la
Santé ? Lombalgie = Mouvement. Faut se bouger.
– Je fais le max mais j’ai mal. Vous me donnez quoi pour la
douleur ?
– Rien, ça masque les symptômes et ça finira bien par passer.
– Docteur, je ne peux pas rester assis plus de dix minutes. Mon
boulot, c’est d’écrire devant un ordi.
– Écrivez debout ! » (Il rit.)
Je suis sorti furieux. Entendons-nous bien : je devrais perdre du
poids pour mon bénéfice et je suis en train de le faire, mais je ne
vais pas me délester de vingt kilos dans la nuit. Et je devrais faire
plus de sport, mais je ne vais pas non plus passer de
cinquante kilomètres de vélo par semaine à cinq cents dans la
semaine. Donc, en attendant, je souffre. Et pas qu’un peu. Sur une
échelle de 1 à 10, je suis à 7 dans les pics les plus intenses. Et à 4
le reste du temps. Ce n’est pas rien, merde !

J’ai associé mon médecin à d’autres puissants du passé, même si


tout cela n’a rien à voir, je ne compare pas. Mais son insensibilité a
fait remonter d’autres indifférences à ma souffrance et d’autres
comportements inadmissibles, parfois commis sous mes yeux, qui
n’eurent aucune conséquence pour les ordures. Ce qui me ramène à
cette dernière question qui résonne fort en moi. Et à ma réponse.
Question 30 : « Je fais une conférence de 45 minutes devant les
Nations unies. Ils sont obligés de m’écouter. Je leur dis quoi ? »
Je leur dis que je suis pour l’imprescribilité des actes et des crimes
commis sur des mineurs. Que je suis en miettes quand je vois des
canailles, des violeurs, des sadiques, des bouchers, des salauds se
défouler du haut de leur mètre soixante-quinze sur des êtres de la
moitié de leur taille et de leur poids, tellement habitués à le faire
qu’ils les maltraitent parfois dans l’espace public, sans se soucier du
regard des autres adultes.
Je leur dirais que si je m’écoutais vraiment, je travaillerais en tant
que bénévole dans une association d’aide aux victimes et que je
donnerais tout ce que je suis, tout ce que j’ai de meilleur en moi pour
les accompagner dans leur peine et leur voyage vers la résilience.
Mais j’ai tellement peur de ne pas être à la hauteur, précisément à
cause de ce que l’on m’a fait subir.
J’ai évidemment pris très cher dans mon enfance et mon
adolescence. Mon amour-propre a été détruit, ma confiance en moi
réduite à néant par des paroles, des actes, des coups légalement
répréhensibles et désormais prescrits. J’ai été de l’autre côté du
miroir et je n’en suis pas revenu indemne.
Longtemps, si l’on faisait un geste trop brusque près de moi, je
levais le coude pour me défendre, ce qui me trahissait toujours et
surprenait mon interlocuteur, avant qu’il ne sourie tristement. Je
n’avais pas besoin d’expliquer quoi que ce soit, la personne
s’excusait et nous passions rapidement à tout autre chose.
Si on m’écoutait en haut lieu, je dirais que tout doit se payer un jour,
non pour étancher la vengeance mais pour entamer un début de
réconciliation entre soi et soi-même. Un bourreau qui s’en sort, c’est
une victime qui ne s’en sortira pas.
Je ne suis pas devenu soignant par hasard. Je voulais me réparer
en réparant.
Je n’ai pas quitté le métier de soignant par hasard : j’avais trop vu
d’injustices et d’actes commis en toute impunité par des hommes,
souvent, qui avaient le pouvoir et obligeaient des femmes, souvent
en dessous dans la hiérarchie, à avaler leur désaccord et à se taire.
Je ne suis pas revenu au métier de soignant par hasard : j’ai appris
que le but d’une vie est de mourir apaisé après avoir réglé les
conflits plantés par « au-dessus » et que pour cela, il faut du temps,
de la nature, de l’amour et des thérapeutes.
Ma Raison d’Être : en tant qu’artiste, vous accompagner sur le
chemin qui mène à la vôtre. J’espère que vous oserez me raconter
ce que vous, vous diriez aux Nations unies.

Bonne dernière question…

1. Le terme « moldu » a été inventé par l’auteure d’Harry Potter. Il est


attribué à toutes les personnes qui sont dépourvues de pouvoirs
magiques et qui restent dans l’ignorance de l’existence du monde des
sorciers.
2. Le kintsugi est une méthode japonaise de réparation des
porcelaines ou céramiques brisées au moyen de laque saupoudrée de
poudre d’or. (Source : Wikipédia.)
SYNTHÈSE

Voilà, nous sommes arrivés au bout de ce mois intense de


questions, de réponses et de belles découvertes. Il est temps de
faire la synthèse de tout ce que nous avons compris sur nous,
découvert sur nous, admis sur nous, aussi. Pour cela, la petite
méthodologie suivante va vous aider.
Essayez d’identifier des points communs, des points de connexion
qui vous permettent de clarifier et formaliser les réponses aux
grandes questions de l’ikigaï (voir modèle suivante) :
Ce que vous aimez :
Ce en quoi vous êtes doué(e) :
Ce pour quoi vous pouvez être payé(e) ou appelé(e) à des
responsabilités par d’autres dans une logique de don/contre-don
(interrelation) :
Ce dont le monde a besoin selon vous :
À la rencontre de ces réponses, au centre, formalisez une première
ébauche de votre grand « pourquoi » (WHY / Finalité) et votre
« comment » spécifique (HOW / Modalité / Préférence) avec votre
propre vocabulaire. Formulez une phrase qui révèle ce qui est vivant
en vous en ce moment. (Cette phrase doit ouvrir un palais mental.)
MON IKIGAÏ / MA RAISON D’ÊTRE
/ MON ÉLAN VITAL

Avant d’en parler à qui que ce soit :


faites l’exercice une fois en répondant par écrit aux
quatre questions ci-dessus, puis laissez un peu de temps pour
relire et corriger, ajustez en formalisant un second jeu de
réponses ;
une fois qu’une première hypothèse est formalisée, laissez
reposer… et rebelote ;
vous pouvez chercher une illustration, une typo, une
formalisation sur une carte, ou un poster pour ajuster et trouver
les mots qui résonnent le plus pour vous ;
vérifiez que ça résonne en vous ;
rappelez-vous que cet exercice n’est pas un exercice de
communication mais un exercice pour vous-même ;
qu’il ne doit pas décrire qui vous voudriez être mais ce qui vous
met en mouvement, vous ! En lisant la phrase et en ouvrant le
monde qu’elle évoque pour vous, vous devez ressentir de la joie
– sinon, il faut retravailler.
Vous pouvez alors – éventuellement – en parler autour de vous à
des personnes qui feront effet miroir, idéalement des amis
bienveillants et impitoyables, en vous rappelant que leurs remarques
ne parleront que d’eux-mêmes.
Il y a de nombreuses déclinaisons possibles de votre Raison d’Être.
Vous pouvez par exemple la décliner sur votre vie :
professionnelle ;
affective ;
parentale ;
relationnelle ;
et dans votre rapport à vous-même – avec votre moi profond.
C’est un exercice difficile et inconfortable, mais un très beau cadeau
à se faire à soi-même.
QUELQUES RÉFÉRENCES

Le livre Le Héros aux mille visages de Joseph Campbell sur


l’universalité du concept d’ikigaï.
Un article de la Harvard Business Review, « From Purpose to
Impact », de Nick Craig et Scott Snook.
Les vidéos TED sur l’ikigaï disponibles sur YouTube :
Emily Bidle pour vous aider si vous avez des doutes sur votre
capacité à réussir l’exercice ;
Tim Tamashiro pour comprendre la philosophie de l’ikigaï.
La formation de Martin Serralta, un must sur le sujet (et bien plus
qu’une formation, au passage) : la FocusLab, une expérience
unique de cinq jours.
REMERCIEMENTS

À:
Martin Serralta, mentor, chercheur, ami. Martin est la pierre
angulaire de ce livre et de tellement de choses dans ma vie. Nous
nous voyons trop peu à mon goût. Merci pour ce que tu donnes
aux autres sans attendre de retour, et merci pour ta
« bienveillance impitoyable » (sic).
Alexis, le plus beau.
Laetitia A.-L., amie fidèle.
Jessica J., source de rires et de joie.
Christophe S.
Antoine, Victoire et Blanche, la team au complet.
Nora H., toujours là.
Celia G., la fée de Reims.
Stéphanie S.
Benjamin Biolay, Keren Ann, Françoise Hardy, la bande-son des
heures passées à écrire et relire.
Sandrine Navarro, mon éditrice ultra-conciliante, et Karine Bailly,
ma super-éditrice en chef, pour l’idée du livre.
Et tous les abonnés à ma newsletter « Deuxième Partie de Vie1 »
qui y ont cru dès le premier jour.
Merci…

1. https://deuxiemepartiedevie.substack.com/
Des livres pour mieux vivre !

Merci d’avoir lu ce livre, nous espérons qu’il vous a plu.

Découvrez les autres titres de la collection Pratique sur notre


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et acheter directement ceux qui vous intéressent, en papier et
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Les éditions Leduc


10 place des Cinq-Martyrs-du-Lycée-Buffon
75015 Paris

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