« La fin de toute chair est arrivée, je l’ai décidé, car la Terre est pleine de violence à cause des hommes et je vais les faire disparaître de la Terre 1 » : voilà comment, dans la Bible, Dieu annonce à Noé l’arrivée du Déluge. Un récit qui narre, nul ne l’ignore, la submersion de toutes les terres habitables et la destruction des hommes et animaux à la suite d’une punition divine, en réponse au mal inhérent à l’humanité. Nous sommes là dans les versets 6:1 à 8 :22 de la Genèse, le premier livre de la Bible. On le sait depuis le 19e siècle, la Genèse n’a pas été rédigée par Moïse comme le voulait la tradition juive : elle résulte plutôt de la compilation et de l’enchevêtrement de plusieurs textes, écrits par plusieurs auteurs à des époques différentes, ce qui rend le récit souvent contradictoire. On a pris l’habitude de désigner les deux auteurs principaux et inconnus, qui ont écrit entre le 1er millénaire et le 4e siècle avant notre ère (en mettant à part les ajouts postérieurs dus à des prêtres), des surnoms du « yahviste » et de l’« élohiste », puisque le premier nomme Dieu Yahvé, et le second Élohim 2. Quant au passage sur le Déluge, il est tellement célèbre qu’il est à peine besoin d’en rappeler les principaux éléments narratifs : Dieu demande à Noé de fabriquer une arche (en bois résineux ou en roseaux selon la version yahviste ou élohiste), afin d’y faire entrer lui et ses fils, sa femme et les femmes de ses fils, ainsi qu’un couple de chaque espèce d’oiseaux, de chaque espèce de bestiaux et de chaque espèce de toutes les bestioles du sol. Puis les portes du ciel s’entrouvrent et la Terre est noyée sous les eaux pendant 40 jours ou 150 jours (toujours selon le yahviste ou l’élohiste). Enfin, une fois le calme revenu sur les eaux, Noé lâche une colombe : la première fois, elle revient sans avoir rien trouvé ; sept jours après, elle revient avec une branche d’olivier dans ses griffes ; finalement, encore sept jours plus tard, elle ne revient pas, ce qui signifie qu’elle a trouvé une terre. Alors Noé accoste sur la terre, fait débarquer tous les passagers de son arche et, pour remercier Dieu, sacrifie quelques animaux.
Comment comprendre ce récit, qui a toutes les allures d’un mythe ? Comme le remarquait l’historien des religions Mircea Eliade 3, cette histoire doit être vue comme une recréation du monde et une régénération de l’humanité, en réponse aux fautes commises par les hommes. On retrouve d’ailleurs dans de nombreuses autres cultures de tels mythes de déluge contenant le thème de la submersion du monde pour punir les « péchés » humains, qui se terminent par sa recréation : en Inde ancienne, en Iran, aux Marquises. Aux Amériques, dans les régions qui connaissent des périodes annuelles d’inondation, comme la zone des Grands Lacs, la vallée du Mississippi ou encore les basses terres d’Amazonie, on retrouve de tels récits. Il ne fait guère de doute qu’ils sont inspirés par le phénomène récurrent de la variation du niveau des eaux, mais leur élaboration légendaire en exagère l’ampleur et leur confère la dimension d’un événement cosmogonique. L’idée de punition divine n’y joue aucun rôle, mais selon l’ethnologue Emmanuel Desveaux 4, il s’agit en général d’une histoire de personnage « décepteur » (un type récurrent des mythes amérindiens) qui vient troubler l’ordre du monde et le détruit avant qu’un héros, souvent son frère, le reconstruise.
Les versions mésopotamiennes
Le mythe biblique du Déluge, lui, semble contenir des spécificités propres à la région du Moyen-Orient, puisqu’on trouve plusieurs récits babyloniens très proches de celui-ci. Pour mémoire, c’est en Mésopotamie, au 4e siècle avant notre ère, dans la vallée fertile située entre le Tigre et l’Euphrate, dans l’actuel Irak, que deux populations se sont rencontrées : les Akkadiens (les premiers sémites) et les Sumériens. De cette rencontre naîtra une haute civilisation, bâtissant des cités-États (Ur, Uruk…) et inventant notamment la première écriture, de type cunéiforme. Dans cette civilisation, on a trouvé plusieurs mentions explicites et détaillées du déluge (amaru en sumérien) : premièrement, le mythe d’Atrahasis (dit aussi le « Supersage », c’est-à-dire le très sage, car très pieux), connu principalement par une copie paléo-babylonienne du 17e siècle avant notre ère ; deuxièmement, le récit d’Utanapisti, qu’on trouve dans la tablette XI de la fameuse Épopée de Gilgamesh (version de Ninive, datant du 7e siècle avant J.‑C.) ; troisièmement, le récit sumérien du déluge, documenté par une copie unique, datant du 16e siècle avant J.‑C. qui serait peut-être une (mauvaise) traduction de l’akkadien. Enfin, il faut ajouter, au 4e siècle avant J.‑C., le récit du prêtre chaldéen Bérose, en grec (époque hellénistique, région conquise par Alexandre le Grand).
Que peut-on noter sur ce mythe babylonien du déluge ? Le héros, toujours le même, est affublé de trois noms : Atrahasis, Utanapisti ou encore Zuisudra, qui veut dire « celui qui vit longtemps ». En effet, au terme de ses aventures, le héros est fait roi et acquiert le pouvoir d’immortalité. Quant à la catastrophe, elle semble avoir été conçue, au 20e siècle avant notre ère, comme un phénomène atmosphérique, c’est-à-dire un cataclysme venu uniquement du ciel, de type ouragan, ravageant les villes. Le mythe d’Atrahasis évoque ainsi comment le dieu de l’orage, Adad, déverse des torrents d’eau venus du ciel. L’Épopée de Gilgamesh évoque quant à elle des tempêtes, bourrasques et pluies battantes. On trouvera une version plus tardive du déluge, avec le mythe d’Erra (9e siècle) où cette fois la catastrophe provient de la jonction des eaux de la terre et de la mer – ce qui annonce le thème biblique. Par ailleurs, les éléments clés du récit babylonien sont parfaitement analogues au récit contenu dans la Genèse : l’envie des dieux de provoquer le déluge pour punir les hommes (leur sommeil est contrarié par le vacarme humain) ; le message d’un dieu au futur survivant afin qu’il se fabrique un bateau ; le fait d’embarquer avec des spécimens de tous les oiseaux ; l’inondation générale et la destruction de toute vie animale ; le lâcher d’un corbeau qui, trouvant terre, ne revient pas sur le bateau ; le débarquement et le festin organisé pour les dieux 5. Le récit biblique du Déluge apparaît donc clairement comme la reprise d’un courant littéraire plus ancien, typique de la région.
Un rite de passage
Reste à en comprendre le sens. L’assyriologue Jean-Jacques Glassner 6 propose plusieurs interprétations très convaincantes. Tout d’abord, il souligne l’élément général, commun à toutes les histoires de déluge : la négation de la création par la destruction de l’univers puis sa recréation par le héros civilisateur Zuisudra/Utanapisti/Atrahasis, dont le bateau est une représentation réduite du cosmos. Celui-ci est ainsi une sorte de Prométhée. Mais J.‑J. Glassner met en avant un autre aspect du mythe : les aventures du Noé babylonien ont tout du rite de passage, c’est-à-dire de cette catégorie de rites qui confirment le changement de statut social de l’individu. Les péripéties du héros s’enchaînent en effet selon la séquence définie par l’ethnologue Arnold Van Gennep, l’inventeur de la notion de rite de passage : d’abord, la séparation d’avec le monde que connaissait antérieurement le héros (cataclysme) ; ensuite, la phase de marge (le bateau erre sur la mer déserte) ; enfin, la phase finale d’agrégation (le héros touche terre, devient roi et immortel). Plus précisément, le mythe mettrait en scène un cas particulier de rite de passage : le rite d’institution, tel qu’il a pu être défini par Pierre Bourdieu, puisque le personnage est institué comme roi. Conformément à ce type de rite, dans le mythe du déluge, ce n’est pas tant le passage qui importe que le seuil et le symbolisme qu’il véhicule… À noter enfin l’importance d’une troisième thématique : la transmission d’un savoir secret. Atrahasis est en effet initié au secret par le dieu Enki, qui lui révèle que l’espèce humaine sera anéantie par un déluge. L’épreuve du héros consiste à respecter ce secret, signe de l’obéissance absolue aux dieux.
Mais pourquoi une telle récurrence des récits de déluge dans la région ? Faut-il en chercher la cause dans l’histoire longue du climat ? Le déluge, pour un certain nombre d’archéologues, serait la trace écrite de la mémoire collective de peuples ayant vécu un événement cataclysmique exceptionnel – la submersion de vastes zones habitées se trouvant, selon les hypothèses, en mer Noire ou dans le golfe Persique. Prenons le cas de la mer Noire, qui était avant la dernière grande fonte glaciaire (commencée il y a 17 000 ans), un simple lac fermé. Si les chercheurs s’accordent sur le fait que la fonte de la calotte glaciaire engendra la mer de Marmara et la mer Noire, la question reste encore controversée de savoir si l’apparition de cette mer s’est faite progressivement sur des milliers d’années, ou de manière brutale. Pour les archéologues américains William Ryan et Walter Pitman (7) 7, et pour le chercheur français Gilles Lericolais, de l’Ifremer, qui ont mené conjointement des travaux depuis la Pologne dans les années 1990, il ne fait pas de doute que le barrage rocheux du Bosphore aurait cédé soudainement il y a 7 500 ans, les eaux de la Méditerranée se jetant dès lors dans le lac situé 150 mètres plus bas, dans un tumulte 400 fois plus puissant que les chutes du Niagara – cette dernière idée étant nuancée par G. Lericolais, qui pense qu’il ne faut pas exagérer l’aspect « catastrophique » de l’événement. Le résultat aurait été l’inondation rapide de quelque 100 000 km2 de côtes autour du lac, qui abritaient de nombreuses agglomérations humaines. La preuve de l’existence d’un tel phénomène serait fournie, disent-ils, par l’analyse d’une cinquantaine de carottes prélevées dans les fonds marins de la mer Noire, montrant sans ambiguïté le passage subit de couches de sédiments lacustres à des sédiments marins. Pour autant, est-ce une telle inondation qui serait rapportée dans l’épisode du déluge de L’Épopée de Gilgamesh, mythe que G. Lericolais localise géographiquement ? Il est persuadé qu’Atrahasis, dans le récit sumérien, emprunte le Bosphore pour se rendre en mer Noire… L’hypothèse est hardie, mais semble peu démontrable.
La version golfe Persique
Pour d’autres archéologues, c’est du côté du golfe Persique qu’il faudrait chercher. Ainsi, Serge Cleuziou, chercheur au CNRS, voyait dans certaines légendes la preuve que les Sumériens plaçaient le paradis perdu des origines quelque part entre le Koweït et le Qatar, dans une zone aujourd’hui envahie par les eaux. Ce serait aussi le lieu où résida le roi Ziusudra, qui a probablement existé et inspira le personnage du mythe. Plus tard encore, c’est dans le delta du Tigre et de l’Euphrate que selon lui la tradition biblique aurait placé le paradis terrestre 8… Il est vrai que, selon des découvertes géologiques relativement récentes, le golfe Persique était à sec il y a 15 000 ans, et qu’il était parcouru par les deux fleuves, traversant de vastes étendues marécageuses et fertiles, où se développa une culture du roseau (outils et habitations), tournée vers la pêche et la chasse. Or, l’archéologie confirme également qu’avec la fonte des glaces, le golfe s’est rempli complètement vers - 8000. L’opération dura plusieurs milliers d’années, mais cela n’exclut pas la possibilité de submersion subite de vastes étendues plates après la rupture de cordons sableux, événements qui marquèrent peut-être les esprits des habitants des lieux.
Finalement, le Déluge est-il le souvenir immémorial de la montée des eaux en mer Noire ou dans le golfe Persique ? On manque de preuves pour trancher. Quoi qu’il en soit, le mythe universel du déluge n’a pas fini de fasciner, jusqu’à nos contemporains, puisqu’il se marie à merveille avec le catastrophisme écologique ambiant… Qu’on se rappelle l’immense succès du film hollywoodien 2012 (Roland Emmerich, 2009), où des humains se réfugiaient dans d’immenses arches métalliques au sommet de l’Himalaya avant de naviguer sur une planète complètement recouverte par les eaux, pour finalement, comme jadis Atrahasis, toucher terre.