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« À travers le monde, la seule chose qui soit universelle dans le suffrage du même nom, c’est que les enfants en sont universellement exclus. » Ainsi s’ouvre le joyeux manifeste que Clémentine Beauvais, romancière et sociologue, vient de faire publier avec pour titre, tenez-vous bien, Pour le droit de vote à la naissance (Gallimard, 2024). Oui, vous avez bien lu, et déjà vous songez à la fable politique ou au canular de normalien. La seule idée d’un bambin montant à l’assaut d’une urne plus haute que lui vous fait sourire. Pas de quoi se fâcher, donc. À moins que Clémentine Beauvais pense vraiment ce qu’elle écrit… Or, elle ne galèje pas et, même si sa plume est souvent primesautière, entend bien être lue avec grand sérieux. Cessons de rire et prenons-la au mot.
Qu’est-ce qu’un mineur ? En l’occurrence, un citoyen jeune, voire très jeune, illettré jusqu’à un certain âge, et juridiquement sous tutelle. Si les enfants ne votent pas, c’est qu’on les estime incompétents à comprendre les enjeux d’une consultation électorale. Or, remarque avec cruauté Clémentine Beauvais, aucune connaissance particulière ni aptitude cognitive n’est exigée d’un électeur adulte : même s’il est analphabète ou sous tutelle, il votera. Seuls la nationalité et l’âge comptent, 18 ans, ou 16 dans certains pays. Pourquoi pas 14, 12 ou même 6 ans ? Si la démocratie exige de consulter le peuple, pourquoi pas les enfants, qui actuellement représentent 20 % du peuple français ? Il n’y a pas plus de raisons de les exclure qu’il n’y en avait d’exclure les femmes, et avant cela, les pauvres. Premier point donc : abolir une discrimination gratuite et corriger un déficit de démocratie. Deuxième point : même si on présume que les jeunes s’intéressent peu à la politique et bouderaient les isoloirs, ils sont concernés par les décisions issues des urnes. Ils le sont même pour plus longtemps que les tranches plus âgées du corps électoral. Inclure les enfants leur permettrait de faire valoir leurs intérêts à long terme sur des sujets comme l’environnement, l’égalité des sexes, la pauvreté, causes pour lesquelles ils se mobilisent parfois, on l’a vu. Troisième point : on objecte que les enfants sont manipulables, et soutiendraient les candidats offrant le plus de fraises Tagada, de consoles de jeux ou de jours de congé. Peut-être, mais les adultes sont-ils si différents ? Le fait qu’ils votent « mal » n’autorise pas à les priver de leur suffrage : ce serait la négation même du jeu démocratique. Le quatrième point est une question : que faire des bébés ?
En fait, le projet de prendre en compte leurs voix n’est pas si nouveau : dès 1928, le démographe Paul Demeny plaidait pour confier aux parents le soin de voter pour leurs bambins. Certes, ce n’était pour lui qu’une manière d’encourager la natalité, et non de recueillir leurs suffrages. Ce vote « par procuration » a néanmoins des adeptes modernes chez les défenseurs des enfants, tels le philosophe John Wall, qui y voit une solution à l’incapacité des tout-petits. Le politologue David Runciman en a une autre, coupant la poire en deux : ouvrir des droits à partir de 6 ou 7 ans, âge dit « de raison ». Clémentine Beauvais, elle, ne transige pas : des droits pour tous, et aux jeunes eux-mêmes de décider à quel âge en faire usage. Voilà pour l’essentiel. Vous souriez toujours ? Peut-être un peu moins, signe que cette démonstration hardie appellera peut-être dans un futur proche des réponses musclées et des sarcasmes féroces. Ou bien restera ce qu’elle est à ce jour : une réjouissante utopie politique.