Le Centre Pulitzer a soutenu cet article dans le cadre de son projet Connected Coastlines.
1. Le soleil
Au cœur du désert du Sahara, le soleil chauffe le sable et l’air s’élève au-dessus de lui. L’air ascendant transporte de la poussière, de couleur orange provenant de Mauritanie et du Mali, de couleur blanche provenant d’un ancien lac situé au Tchad. Des nuages de poussière se jettent bientôt dans un courant-jet se déplaçant vers l’ouest à travers l’Afrique, tandis qu’une brume ocre se dirige vers un endroit où apparaissent nos pires ouragans.
C’est ici, dans ce foyer d’ouragans au large de la côte ouest de l’Afrique, que se sont formés 80 % des cyclones tropicaux les plus destructeurs qu’ait connus l’Atlantique, dont le cyclone Hugo qui a ravagé Charleston en 1989.
Ici, près du Sénégal et de la Mauritanie, la poussière du Sahara se mêle également aux alizés, ces mêmes vents qui ont poussé les marchands d’esclaves à traverser l’Atlantique il y a des siècles, les mêmes vents qui dirigent nos tempêtes tropicales.
La poussière qui s’y est incrustée se répand sur des milliers de kilomètres. Jusqu’aux Caraïbes et au Brésil, où elle enrichit en phosphore et en fer les forêts tropicales. Vers le Texas, la Louisiane et les Carolines, où elle rend nos couchers de soleil encore plus spectaculaires.
Sur son chemin, la poussière saharienne peut également contrer une tempête dangereuse, comme une couverture sur un feu qui couve. L’année dernière, c’est exactement ce qu’ont fait les gigantesques nuages de poussière sahariens, en empêchant les ouragans de l’Atlantique de passer jusqu’au début du mois de septembre.
Mais cette année s’annonce différente. En effet, le désert du Sahara a libéré moins de poussière et la température des mers situées au large des côtes de l’Afrique de l’Ouest a augmenté bien plus tôt que prévu. Sans cette couverture de poussière saharienne, deux cyclones tropicaux ont pu donc se former et se sont rapidement intensifiés : le premier baptisé « Bret », suivi de « Cindy ». Ces derniers font partie des premières tempêtes tropicales nommées à s’échapper du foyer d’ouragans d’Afrique de l’Ouest.
La poussière saharienne peut donc être un atout, du moins en ce qui concerne les ouragans et les couchers de soleil.
Mais Moussa Gueye sait que ces forces — la poussière, le réchauffement des mers, l’augmentation des températures — peuvent déplacer ces sables dans le ciel.
Moussa Gueye peut le voir depuis son poste universitaire à Kaolack, une ville poussiéreuse et chaude du Sénégal. Il sait que de nouvelles recherches suggèrent qu’un réchauffement climatique rapide pourrait affaiblir les jets de vent qui transportent la poussière. Cela pourrait se traduire par une diminution de la quantité de poussière transportée dans le foyer d’ouragans, et donc par une diminution de la quantité de poussière pouvant empêcher les tempêtes. En parallèle, il a également vu des signes du contraire, à savoir que le changement climatique pourrait générer davantage de poussière.
Cette incertitude est personnelle pour M. Gueye et les scientifiques d’Afrique de l’Ouest, dont les travaux sur le climat ont reçu moins d’attention en raison du fait que les sciences sont depuis longtemps orientées vers l’Europe et les États-Unis d’Amérique. Néanmoins, ces scientifiques ont observé les immenses nuages de poussière envahir leurs villes et ont même senti la poussière jusque dans leur nourriture. Ils ont découvert d’intrigantes souches bactériennes circuler sur les particules. Ils ont donc vécu et respiré leur travail.
Dans le cas de M. Gueye, il sait que ces forces peuvent soudainement tout changer, qu’il s’agisse de poussière ou de vagues. Il a vu cela se produire à l’âge de 6 ans, lors d’une nuit terrifiante qui l’a poussé à se tourner vers les sciences pour trouver des réponses. Vers les mathématiques en notamment, car il est parfois possible d’appliquer les mathématiques à la vie et d’identifier des dangers potentiels, voire de vous avertir suffisamment à l’avance pour vous protéger.
2. Une graine d’idée
Moussa Gueye (prononcé « Geh ») est un homme longiligne portant une petite barbe. Il est professeur de mathématiques appliquées à l’université du Sine Saloum El Hadj Ibrahima NIASS (USSEIN) de Kaolack. La ville est réputée pour ses marais salants et ses cacahuètes. Des piles d’arachides de la hauteur d’une dune de sable s’élèvent à côté de bosquets épars d’acacias épineux. Non loin d’un transformateur d’arachides se trouvent les salles de classe ouvertes où M. Gueye donne des cours de base et avancés. En sueur par une chaude matinée, il a essayé, comme tout bon professeur de mathématiques, de rendre des concepts abstraits pertinents pour ses étudiant·e·s, ce qu’il réussit parfois en utilisant des expériences personnelles comme exemples.
M. Gueye est né à environ 112 kilomètres à l’ouest, dans la ville côtière de Mbour. Son père et son oncle étaient pêcheurs et sillonnaient les vagues à bord de pirogues en bois, de longues embarcations en forme de banane souvent peintes aux couleurs du drapeau sénégalais. Le nom Sénégal lui-même vient de « sunugal », un terme en wolof qui signifie « notre bateau ». Dans les années 1990, lui et ses amis disposaient de suffisamment d’espace pour jouer au football, et il restait beaucoup de plage pour les pirogues qui bordaient le rivage. Mais les vagues semblaient se rapprocher d’année en année.
Puis, une nuit, alors qu’il avait 6 ans, l’Atlantique s’est engouffré dans la brèche. Comme des pilleurs, les vagues ont saccagé la maison de son oncle. Les familles ont fui pour sauver leur vie alors que la mer emportait leurs biens. Lorsque l’eau s’est retirée, M. Gueye a essayé de comprendre ce qui s’était passé. Aucune personne malveillante n’était responsable, pensait-il. C’était quelque chose de plus puissant.
Cette nuit de crue a été la graine qui a fait germer des questions sur les forces de la nature et leur fonctionnement. Mais sa curiosité pour le pouvoir de l’eau et du vent avait déjà été instillée par son père. Ce dernier avait poussé son frère aîné à devenir pêcheur, mais pas M. Gueye. Il était bon élève, surtout en sciences. Son père savait que le monde changeait, que la pêche n’était plus aussi prometteuse qu’avant.« Concentres-toi sur tes études », avait-il dit à M. Gueye, qui ira à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, la capitale du Sénégal, puis soutiendra son doctorat en France, où il appliquera des équations à un climat en mutation.
En France, M. Gueye discute un jour avec un conseiller d’un modèle climatique mondial. Il s’est alors rendu compte que quelque chose manquait.
Les modèles climatiques sont les cathédrales des sciences de la terre. Ils divisent l’atmosphère et les océans de la planète en cubes remplis de données sur la température, la glace et les vents. Des programmes informatiques analysent ensuite ce qui se passe dans ces cubes afin d’identifier des modèles. Les programmes sont devenus si complexes qu’ils nécessitent des banques d’ordinateurs dans des entrepôts aussi grands que des terrains de football. Avec une précision croissante, ces modèles prédisent les évolutions climatiques les plus probables, tout comme les petits modèles d’ouragans prévoient les évolutions des tempêtes tropicales. Les scientifiques utilisent les modèles climatiques à rebours pour vérifier si leurs projections passées correspondent à ce qui s’est réellement passé. Puis, ils les utilisent dans des analyses prospectives pour voir ce qu’il pourrait advenir.
Mais ces modèles ne valent que ce que valent les mesures réelles effectuées dans ces cubes. Les Français disposaient de l’un des principaux modèles climatiques mondiaux. Mais là, en France, M. Gueye s’est rendu compte que le modèle ne prenait pas correctement en compte l’une des migrations les plus importantes au monde : le Sahara et sa poussière.
C’est surprenant, se souvient M. Gueye. Dès son plus jeune âge, il avait constaté que les nuages de poussière empêchaient tout le monde de respirer. De plus, le Sahara constitue une étendue extrêmement vaste, un désert aussi grand que la Chine ou les 48 états des États-Unis d’Amérique. Mais il savait aussi que cette immense région ne disposait que de peu de capteurs météorologiques à long terme, ce qui rendait le Sahara un véritable désert de données.
Pendant cinq ans, il a donc développé un module à intégrer au modèle climatique français, recueillant des données et codant des programmes pour simuler la migration de la poussière saharienne.
« Cela a nécessité beaucoup de travail, oui », a-t-il déclaré en riant lors d’une récente pause dans son emploi du temps d’enseignant, avant de souligner : « Mais c’était également une opportunité ».
La grande migration de la poussière du Sahara : Comment ne pas en tenir compte dans l’équation climatique mondiale ?
3. La poussière
En juin 2020, un immense nuage de poussière s’est détaché de l’Afrique de l’Ouest et a flotté sur plus de 8 000 kilomètres pour atteindre le golfe du Mexique. Il s’agissait d’une couche de poussière de la taille des États-Unis d’Amérique et d’une épaisseur de plus de 3 kilomètres, soit l’un des plus gros nuages de poussière que la NASA ait vu depuis 50 ans. La tempête de poussière a donné au ciel diurne du Texas un éclat d’un blanc maladif et aux couchers de soleil une teinte orange foncé. Ses minuscules particules ont déclenché des allergies en Louisiane. Elle a fait la une des journaux lorsqu’elle s’est déplacé vers le nord, jusqu’à l’Illinois. Les météorologues ont alors commencé à l’appeler « Godzilla ».
Chaque année en moyenne, le Sahara rejette 182 millions de tonnes de poussière dans l’atmosphère. Les sources de poussière les plus importantes se trouvent en Mauritanie et au Mali, où les particules possèdent une teinte orange, et dans la dépression du Bodélé, au Tchad, où elles ont une teinte blanchâtre. En Mauritanie, les chameaux longent des dunes de sable si chaudes que l’on sent la chaleur monter sous la semelle des chaussures. La dépression du Bodélé est facilement visible sur les images satellitaires du Tchad : une marque blanche en forme d’œil faisant la taille de la Caroline du Sud apparaît.
En fonction des vents, la poussière africaine peut migrer vers le nord jusqu’en Europe. En hiver, la poussière recouvre parfois les pistes de ski en France et en Espagne d’une pellicule de couleur terre cuite qui leur donne l’aspect de dunes de sable. Des poussières provenant du Tchad ont été retrouvées jusqu’au Groenland. Lorsque la poussière et la pluie se mélangent, une tempête de boue apparaît. Il y a un an, un nuage de poussière du Sahara est passé au-dessus de Paris, donnant au ciel une couleur similaire à celle d’une citrouille. Le nuage a ensuite survolé le Royaume-Uni ; les prévisionnistes ont parlé de « pluie de sang ».
Mais une grande partie de la poussière africaine migre vers l’ouest, en direction des alizés — une poussière qui, entassée dans des semi-remorques, en remplirait 700,000. Ce convoi aérien traverse ensuite l’Atlantique.
Lorsque la poussière parvient dans les Caraïbes, le nombre de visites aux urgences augmentent et les cas d’asthme se multiplient. En effet, la poussière est riche en fer et en phosphore. Lorsqu’elle atterrit dans l’eau et les forêts, elle fertilise le phytoplancton, des algues océaniques qui produisent la moitié de l’oxygène que nous respirons. Mais, la poussière transporte aussi des microbes nocifs. Loin du Sahara, des scientifiques chinois ont trouvé des spores de champignons Candida dans la poussière provenant de terres agricoles, provoquant des lésions cardiaques chez des enfants. Au Sénégal, des scientifiques ont trouvé des neurotoxines sur des particules de poussière du Sahara, ces mêmes toxines que l’on trouve dans les moisissures responsables d’allergies.
Malgré l’impact de la poussière saharienne, ce n’est que dans les années 1960 que les scientifiques ont pleinement compris l’impact stupéfiant du désert du Sahara, bien qu’il y ait déjà eu des indices. En effet, en 1832, en proie au mal de mer, Charles Darwin, à bord du H.M.S Beagle, débarque dans les îles du Cabo Verde, à l’ouest du Sénégal. Il a remarqué la brume de poussière désertique, se contentant de qualifier le volume élevé d’« intéressant ». Plus tard, en 1956, un météorologue allemand a trouvé de la poussière beige-rougeâtre en Floride et a émis l’hypothèse qu’elle provenait d’Afrique de l’Ouest. Puis, à la fin des années 1960, les scientifiques ont enfin fait le rapprochement.
À l’université de Miami, Joseph M. Prospero étudie les effets des bulles d’eau de mer et ce qui se passe lorsqu’elles éclatent. Par hasard, en 1966, il a rencontré un groupe de scientifiques britanniques qui recherchaient à la Barbade des preuves sur la présence de poussière cosmique. Ils avaient installé des filtres sur l’île caribéenne, captant ainsi l’air des alizés. Mais, au lieu de particules venues de l’espace, ils ont découvert que leurs filtres étaient couverts de poussière rouge. J. M. Prospero a repris le projet de filtrage de la Barbade, documentant pour la première fois l’impulsion saisonnière de la poussière saharienne à travers l’Atlantique.
Ensuite, J. M. Prospero et Toby Carlson, qui travaillait alors au Centre national sur les ouragans à Miami, ont repéré une rivière de poussière au-dessus de l’Atlantique qu’ils ont baptisée « couche d’air saharien ». Cette couche commence généralement à 1 524 mètres au-dessus du niveau de l’océan et s’élève encore de 3048 à 4 572 mètres. Toutes ces découvertes et bien d’autres encore ont valu à J. M. Prospero d’être surnommé le « Père de la poussière ».
J. M. Prospero et ses collègues ont ouvert la voie à un nouveau domaine, qui a captivé l’imagination d’un autre scientifique, Gregory Jenkins.
G. Jenkins a lui aussi ressenti l’attraction du Sahara, se demandant comment la couche d’air saharienne impactait les ouragans qui frappent les États-Unis d’Amérique.
L’Afrique de l’Ouest sera son principal enseignant.
4. L’équilibre
Comme Moussa Gueye au Sénégal, Gregory Jenkins a lui aussi grandi en s’interrogeant sur les forces de la nature. Les nuages, la neige, les étoiles, autant de questions qui lui venaient à l’esprit dès qu’il sortait de chez lui.
Sa famille vivait dans une maison mitoyenne à Black Bottom, un quartier pauvre comptant une communauté très soudée dans l’ouest de Philadelphie. Son père, Kirby Jenkins, est né à Walterboro, à une heure à l’ouest de Charleston, et s’est ensuite installé à Philadelphie. Son père a participé à la Bataille des Ardennes lors de la Seconde Guerre mondiale et a ensuite travaillé au chantier naval de Philadelphie. Il est décédé d’une hémorragie cérébrale lorsque Gregory était encore un enfant. La mère de Gregory Jenkins, esthéticienne, est décédée lorsqu’il était adolescent. Ces deux pertes l’ont déséquilibré pendant un certain temps, alors qu’il était un jeune homme, un équilibre qu’il parviendra à retrouver au fur et à mesure de sa carrière scientifique.
L’équilibre, c’est ce qu’il cherchera dans les vents et les mers de la planète en rotation. Il pouvait observer le rééquilibrage dans la façon dont l’air polaire se déplaçait vers le sud et l’air plus chaud vers le nord, dans la façon dont les courants océaniques déplaçaient l’eau autour de la planète comme un radiateur, dans la façon dont l’air sec du Sahara rencontrait l’air humide des tropiques, et dans la façon dont le réchauffement climatique rapide perturbait cet équilibre, notamment en Afrique.
Au début des années 1990, après avoir obtenu son doctorat à l’université du Michigan, G. Jenkins s’est rendu au Niger et au Sénégal, et sa curiosité s’est encore développée.
Les pays situés à l’intérieur et à proximité du Sahara ont souffert d’une sécheresse catastrophique qui a commencé en 1968 et s’est poursuivie jusque dans les années 1980. Il s’agit de la pire sécheresse qu’ait connue la planète au cours du XXème siècle, en partie causée par la pollution atmosphérique en Europe et en Amérique du Nord et au réchauffement rapide des eaux de l’océan Indien. Au cours de ces deux décennies, le Sahara a émis des niveaux de poussière supérieurs à la normale, comme l’ont montré plus tard les études de J. M. Prospero à la Barbade. La sécheresse et les niveaux élevés de poussière ont également coïncidé avec une accalmie de deux décennies dans l’activité des ouragans.
En Afrique de l’Ouest, G. Jenkins, maintenant professeur à Penn State, a vu la poussière orange, la pauvreté équilibrée par des liens sociaux, et a réalisé qu’il avait trouvé l’endroit qu’il continuerait d’étudier pour le restant de son existence.
5. L’enseignant
Le Sénégal, qui compte environ 17 millions d’habitant·e·s, est un pays dont la forme géographique ressemble à un profil de lion tourné vers l’ouest. Dakar, sa plus grande ville et capitale, trône sur le nez du lion. Entre les années 1400 et le début des années 1800, l’île de Gorée, située au large de Dakar, était un grand centre utilisé pour la traite d’esclaves africains. Les esclavagistes mettaient leurs captifs en quarantaine dans des maisons aux esclaves, puis les conduisaient par une « porte dite du voyage sans retour » sur des navires qui affrontaient les vents alizés pour rejoindre Charleston et la Nouvelle-Orléans. Les Portugais, les Néerlandais, les Anglais et les Français ont tous gouverné sur la région à un moment donné, mais les Français ont été les derniers à abandonner le pouvoir. Le Sénégal a accédé à l’indépendance en 1960 et sa langue officielle reste le français, bien que de nombreuses personnes parlent également le wolof.
G. Jenkins s’est rendu au Sénégal année après année, emportant avec lui des instruments météorologiques. Son affection pour l’Afrique de l’Ouest n’a cessé de grandir, tout comme ses questions : Comment la sécheresse a-t-elle affecté le régime des pluies et la poussière ? Comment cette poussière affecte-t-elle les ouragans ? Il a tissé des liens d’amitié avec Amadou Gaye, professeur et chercheur en climatologie à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Avec ses 90 000 étudiant·e·s, c’est la plus grande université du pays. A. Gaye avait une connaissance approfondie de l’atmosphère de la région. À chaque voyage, G. Jenkins en apprenait davantage sur les habitant·e·s et le climat d’Afrique de l’Ouest.
Une grande partie du Sénégal se trouve dans le Sahel, une zone semi-aride située au sud du Sahara. Le Sahel est une zone de transition, avec un paysage tropical au sud qui devient plus aride au nord. Le fleuve Sénégal marque la frontière septentrionale du pays avec la Mauritanie, dont l’atmosphère est tout à fait différente. Une fois le fleuve Sénégal franchi, le paysage se transforme en mer de dunes et de chameaux errants dans le Sahara.
Une année, G. Jenkins a loué une pirogue pour visiter la Mauritanie, la terre qui a produit tant de poussière.
« Vous pouviez voir que la terre devenait de plus en plus sèche, puis vous voyez d’énormes dunes de sable », a-t-il déclaré avant de poursuivre : « Je n’avais jamais vu un tel endroit. Les dunes orange. Elles semblaient infinies. Et des personnes vivaient là. Je me souviens que la nourriture avait un goût de sable, que ce soit au dîner ou au petit-déjeuner. La poussière se répandait partout ».
De retour au Sénégal, lui et ses nouveaux amis ont réfléchi à d’autres questions : Que disent les modèles climatiques à propos du Sahara ? Que pourrait-il se passer à mesure que la planète se réchauffe ? Mais il y a un problème.
« Nos outils pour cette région n’étaient pas pertinents », se souvient G. Jenkins. Ils disposaient d’informations satellitaires, mais cela ne suffisait pas. Ils avaient besoin de mesures concrètes : température, humidité, vitesse du vent. Ils devaient poser leurs pieds sur ces dunes et ces sources de poussière, et comprendre ce qui se passait dans le ciel au-dessus de ces endroits mal mesurés.
«Les États-Unis d’Amérique sont couverts de capteurs, mais il n’y en a que quelques-uns en Afrique de l’Ouest pour 350 millions d’habitant·e·s », a constaté G. Jenkins avant de se demander : «Comment peut-on avoir un tel déséquilibre?».
Au début des années 2000, il est retourné au Sénégal pendant huit mois, travaillant avec Amadou Gaye sur une campagne de collecte de données climatiques clés dans toute l’Afrique de l’Ouest. Les scientifiques ont suivi les mouvements de la poussière, les moussons. Ainsi, davantage de données sur la poussière ont été intégrées dans les modèles climatiques, améliorant ainsi leur précision. Par la suite, d’autres scientifiques ouest-africains ont publié des études dans des revues internationales, notamment Moussa Gueye, qui a achevé son travail sur le modèle climatique français et a passé un an avec G. Jenkins à Penn State.
D’après G. Jenkins, «la voix des scientifiques d’Afrique de l’Ouest devait être entendue».
6. La précision
Aujourd’hui, de Dakar à Saint-Louis en passant par Kaolack, les scientifiques sénégalais ont une connaissance approfondie de la manière dont leurs tempêtes chargées de poussière sont liées aux nôtres.
Ils savent que ce lien commence par la chaleur, le soleil brûlant qui s’abat sur le Sahara au Mali, en Algérie, au Tchad et en Mauritanie. Lorsque l’air s’élève sous l’effet de la chaleur, les vents du nord se précipitent pour combler le déséquilibre, explique Moussa Gueye à Kaolack.
Lorsque la vitesse du vent augmente, le vent soulève la poussière. Pendant la saison sèche, ces vents sont appelés harmattans, un terme ouest-africain dérivé du dialecte fanti ou twi « aharaman » (souffler) et « ta » (graisse animale utilisée pour empêcher la peau de se dessécher). Lorsque les harmattans atteignent le Sénégal, ils colorent le ciel d’un brun fumé pendant des mois.
Cette saison sèche se termine généralement en mai et juin, ajoute Mamadou Drame, climatologue à Dakar qui travaille également avec G. Jenkins. Juste avant l’arrivée des pluies, des tempêtes s’abattent sur le Sahara, soulevant d’énormes quantités de poussière. Ces violentes tempêtes sont appelées haboobs, qui signifie « vents forts » en arabe.
Lorsque les haboobs traversent le Sénégal, ils créent des murs bruns de plusieurs kilomètres de haut, rendant la visibilité quasi nulle. M. Drame se souvient d’une tempête qui, dans son enfance, avait arraché les toitures métalliques de son village.
« On avait l’impression que c’était la fin du monde qui arrivait », relate-t-il.
Les haboobs peuvent être effrayants, mais ils précèdent souvent les premières pluies saisonnières. La peur de la tempête est donc contrebalancée par le soulagement que la saison sèche soit terminée, d’après M. Gueye et M. Drame.
Un deuxième facteur entre en jeu : le courant-jet qui traverse l’Afrique. Les poussières transportées par ce courant d’air qui migre vers l’ouest finissent par rencontrer les vents ascendants au large des côtes sénégalaises et mauritaniennes.
Comme un tremplin, la collision de ces vents pousse la poussière encore plus haut dans le ciel. C’est là que la couche d’air saharienne prend forme au-dessus de l’Atlantique. Incrustée dans les alizés, cette couche devient « une longue route locale vers l’Amérique », explique M. Drame.
La couche d’air saharien contient généralement la moitié de l’humidité de l’air situé en dessous. Cet air chaud et sec rend plus difficile le passage des nuages, contrant ainsi les tempêtes potentielles, a déclaré Abdou Lahat Dieng, un autre scientifique de Dakar spécialisé dans la genèse des tempêtes tropicales.
Si la couche est particulièrement épaisse, elle bloque également une partie de l’énergie solaire. De fait, moins de soleil signifie moins de chaleur dans l’océan, et donc moins de carburant pour le développement des cyclones.
En d’autres termes, d’après A. L. Dieng, la zone côtière au large de l’Afrique de l’Ouest est souvent le lieu où les tempêtes apparaissent ou disparaissent.
Le changement climatique a-t-il affecté ces forces ?
Sur cette question, les scientifiques sont unanimes. Ils ont tous constaté des changements climatiques spectaculaires en Afrique de l’Ouest : des déluges plus violents, des sécheresses plus fréquentes, des épisodes poussiéreux plus intenses. Des perturbations qui ont forcé les agriculteurs à s’installer dans de nouvelles mégapoles telles que Dakar ou à s’entasser dans des pirogues en direction de l’Europe. Ces vagues de changements sociaux et atmosphériques se sont propagées bien au-delà du Sahara.
« Vous ne pouvez pas comprendre ce qui arrive au monde si vous ne comprenez pas ce qui se passe en Afrique », a conclu Amadou Gaye à Dakar.
7. Des avertissements
Il est évident que les événements climatiques extrêmes se multiplient en Afrique et dans le monde. Mais les scientifiques de la NASA se sont récemment posé la question, ainsi qu’à leurs modèles informatiques : Y aura-t-il plus ou moins de poussière à l’avenir ?
Ils ont effectué des simulations et les résultats ont été surprenants : il y’aura moins de poussière provenant du Sahara. Beaucoup moins.
Les raisons sont nuancées et tiennent aux nombreux facteurs que les scientifiques ouest-africains ont expérimentés et étudiés : le puits de chaleur qu’est le Sahara, le courant-jet africain qui s’écoule vers l’ouest, le foyer de tempêtes au large des côtes sénégalaises, les alizés qui transportent la poussière vers les Carolines. Les modèles de la NASA prévoient un affaiblissement de ces alizés et du courant-jet africain qui permettrait aux bandes d’orages des tropiques de se déplacer vers le nord, dans le Sahara et ses abords. Cela contribuerait à réduire la poussière alors que le climat tente de se rééquilibrer.
Moins de poussière dans l’air signifie que l’océan absorbera davantage de chaleur solaire, créant ainsi une boucle de rétroaction qui accélère la tendance générale au réchauffement. Les modèles prévoient une diminution de 30 % de la quantité de poussière au cours des 20 à 50 prochaines années. Moins de poussière signifie moins de nutriments dans les océans qui fertilisent notre phytoplancton producteur d’oxygène.
Donc, moins de poussière pour faire disparaître nos ouragans.
Dans le même temps, Gregory Jenkins et Moussa Gueye constatent que les modèles indiquent un horizon différent : le réchauffement planétaire rendra le Sahara encore plus chaud, générant davantage de poussière. Leurs nouvelles recherches, qui n’ont pas encore été publiées, suggèrent que les panaches de poussière saharienne seront plus importants au cours des 30 prochaines années.
« Personnellement, je ne pense pas que la poussière diminuera », a déclaré G. Jenkins avant de rappeler : « Mais la vérité, c’est que nous n’en sommes pas certains. C’est pourquoi nous avons besoin de plus de données ».
Les enjeux sont aussi importants que les nuages de poussière qui contrent nos tempêtes et embellissent nos couchers de soleil. Si la NASA a raison, moins de poussière et des alizés plus faibles pourraient accroître le potentiel destructeur des ouragans d’Atlantique.
En revanche, s’il y a plus de poussière, comme le suggèrent les travaux préliminaires de G. Jenkins et M. Gueye, certaines de ces tempêtes pourraient perdre de leur intensité. Des vies humaines et des milliards de dollars d’infrastructures sont en jeu.
On a pu constater les enjeux l’été dernier, lorsque la couche d’air saharienne est devenue particulièrement dense. À Charleston, le début de la saison des ouragans est une période d’avertissements et d’appels à la préparation. Tout comme l’humidité, l’anxiété s’installe pour l’été.
Toutefois, à partir du mois de juin, la saison des ouragans en Caroline du Sud s’est arrêtée grâce à la poussière. Puis la poussière s’est dissipée en septembre et la situation s’est alors inversée. Ainsi, le foyer d’ouragans au large de l’Afrique de l’Ouest s’est rapidement activé. Quatre cyclones se sont rapidement formés, dont la tempête tropicale Ian qui s’est transformée en ouragan de catégorie 1 et qui a frôlé Charleston à la fin du mois avant d’atteindre Georgetown.
Pour 2023, les prévisionnistes annoncent une saison des ouragans « proche de la normale », en partie grâce au phénomène climatique El Niño, au réchauffement dans le Pacifique qui tend à réduire le nombre d’ouragans dans l’Atlantique. Néanmoins, la poussière saharienne reste une variable inconnue dont le potentiel n’a pas été encore pleinement exploité.
•••
C’est cette incertitude qui alimente la quête de réponses de Moussa Gueye. C’est pourquoi, un matin de mai, il a voulu montrer l’endroit qui a été à l’origine de cette quête.
Après avoir donné un cours, il a quitté Kaolack par une route à deux voies, chaude et poussiéreuse. En chemin, il a croisé des bosquets de baobabs, dodus mais dépourvus de feuilles car c’était encore la saison sèche. Arrivé à Mbour, il arpente les rues sablonneuses de son ancien quartier.
Le soleil était radieux et le ciel dégagé. Il n’y a pas eu beaucoup de poussière ces dernières semaines, surtout par rapport à l’année dernière. Il a marché jusqu’à la plage où vivait la famille de son oncle. Des chèvres se promenaient entre les pirogues tandis que le ressac se dirigeait vers les ruines de la maison.
La nuit où les vagues sont arrivées a suscité tant de questions.
« Bien des années plus tard, j’ai enfin trouvé la réponse : le changement climatique», a-t-il déclaré.
La montée des eaux a volé des terres et des maisons ici, comme ces vagues l’ont fait tout au long de la côte ouest-africaine. La montée des eaux, l’augmentation des températures et l’accélération du rythme peuvent sembler insurmontables.
Mais il y a quelque chose que nous pouvons faire, a-t-il dit en jetant un coup d’œil vers l’horizon occidental, vers le foyer d’ouragans de l’Atlantique.
Nous pouvons prendre davantage de mesures, documenter davantage d’événements liés à la poussière. Grâce à ces informations, nous pourrons améliorer nos modèles informatiques. Avec des modèles plus précis, nous aurons de meilleures prévisions concernant ces forces de la nature. Nous aurons plus de temps pour nous adapter. Ces vagues de changement ? Elles ne nous surprendront plus dans la nuit car nous saurons qu’elles arrivent, finit-il.
Borso Tall, journaliste indépendante au Sénégal, a contribué à la rédaction de ce reportage. Tony Bartelme est joignable au numéro de téléphone suivant : +1 843-790-0805.
Remerciements & À propos du reportage
Michael Kaplan, professeur honoraire au Desert Research Institute dans le Nevada, a fourni des informations et des conseils précieux, tout comme Joseph M. Prospero, professeur émérite à l’ École Rosenstiel des sciences marines et atmosphériques de l’université de Miami. J. M. Prospero n’a pas manqué de rappeler les découvertes précoces et méconnues sur la couche d’air saharienne faites par d’autres scientifiques, tels que Guillermo Luloaga, un scientifique du Venezuela, et Christian Junge.
Jason Dunion, chercheur à la Division de recherche sur les ouragans de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), a également évoqué ses importants travaux sur le transport des poussières.
Pour ce reportage, nous nous sommes rendus en Mauritanie afin d’observer le Sahara. Le voyage en pirogue à travers le fleuve Sénégal était potentiellement périlleux dans un pays qui ne voit pas beaucoup de journalistes étrangers. Borso Tall, une journaliste basée au Sénégal, a joué un rôle déterminant dans la réalisation de ce voyage et a servi de traductrice en français et en wolof pour plusieurs de nos interviews.
Almamy Badiane, guide et traducteur à Dakar, nous a également aidés à mieux comprendre la culture sénégalaise. Le Centre Pulitzer de Washington, D.C., a été un précieux partenaire financier et journalistique pour notre série de projets en cours sur le changement climatique intitulée « Rising Waters ».
Traduit en français par Mounia Malki.