En France, les moments historiques entre le rap et la télé se comptent sur les doigts d’une main. Il y a eu l’émission H.I.P.H.O.P. de Sydney qui a évangélisé les jeunes téléspectateurs de TF1 en 1984, il y a eu Suprême NTM faisant Mon Zénith à Moi sept ans plus tard, la RapLine d'Olivier Cachin sur M6 et puis, plus grand chose. Jusqu’à ce qu’une silhouette élégante débarque dans l’émission Le Before de Canal +, en costume trois-pièces, faisant un tour sur lui-même sur fond de couverture du magazine GQ, du Monde et de Time. A force de rien ne voir venir, on n’attendait plus le rap à la télé. Et voilà qu’il débarque chaque semaine, fidèle à ses origines, déclamant ses rimes en rythme sur un thème imposé. La silhouette, c’est Greg Frite, intronisé ‘le rappeur le plus stylé de France avec un dictionnaire dans la bouche’ par Thomas Thouroude le présentateur. Et à tous ceux qui attendaient des Nike Air Max et une casquette, Greg impose ses moustaches façon année 30, ses vestes en pied-de-poule et ses lunettes à verres fumés qui agacent les filles car elles ne peuvent pas voir ses yeux. C’est là que commence la leçon, à l’instar de celles de Stromae, simple, efficace, virtuose. Deux minutes pour jouer sur les mots et sur le beat. En direct, face aux invités, la moindre erreur serait fatale. Mais voilà, ils opinent tous du bonnet, Joke bat la mesure, Mika valide, Seth Gueko, Taïro ou Nekfeu viennent poser leur couplet, Redouanne Harjane, HollySiz et le groupe FFF chante en duo avec lui…
On ne débarque pas pour rapper sur un plateau de télé par hasard, c’est un hold-up qui se prépare des années à l’avance. Le hip hop est un virus que Greg Frite a choppé tout petit. D’abord, il faut pousser les meubles du salon parental pour danser le 'smurf' avec son frère quand Sydney débarque sur TF1 chaque dimanche après-midi après Starsky & Hutch. Après, il faut user les vinyles de Kassav, de Charly Parker et des Headhunters tirés de la discothèque de ses parents. Sur les bancs de la fac de Psycho-Socio, il faut avoir du nez pour tomber sur Hamé de la Rumeur, Rocé et Drixxxé. Et se remettre des premiers titres des Sages Poètes de la Rue, de la Cliqua et d’Oxmo Puccino sans oublier ses classiques comme Nougaro et Gainsbourg. A l’époque, son pseudo, c’est Black Boul', dans son casque, il écoute bon nombre de groupes US (Tribe Called Quest, GangStarr, Pharcyde...) et son poste de radio diffuse déjà Nova, Générations 88.2 ou Fréquence Paris Pluriel (où il finit par passer face à Mouloud pour une 1ère interview). Au fil des années, à force d’écrire des textes, les K7 se transforment en mini-disc puis en DAT. Et pour ceux qui n’ont toujours pas compris comment Greg Frite a fait ses armes, il faut repasser en accéléré les presque vingt ans de carrière du groupe Triptik qu’il a cofondé avec Dabaaz et Drixxxé. La première apparition sur une compile (HipHop Vibes 3) dès 1997, les nombreuses références discographiques qui ont suivi, les tournées avec DJ Pone, les hits comme Panam’, Bouge tes cheveux, Ça Fait Plaisir, Papa, puis la séparation, les années de silence et la reformation comme tous les groupes qui ont une vraie histoire. Depuis le début, le fan de Madlib et MF Doom cultive sa différence, plus de baggy et un intérêt particulier pour les chansonniers de l’entre-deux guerres. Franchement, on ne voit pas quel rappeur peut raconter la mort sans le sou de Fréhel (idole de Piaf) dans un hôtel de passe à Pigalle. Puis enchaîner sur l’arrivée d’un groove français populaire incarné par Richard Gotainer et les Rita Mitsouko. Greg Frite se fout des étiquettes, il avance. Et en véritable MC, il ne se contente pas de rapper: dès le début, les Gros Mots de Greg Frite (#GMGF) est un concept visuel mélangeant typos et mise en scène, un peu comme à la télé américaine mais en vrai sur nos écrans français. C’est comme ça qu’il a commencé à diffuser ses vidéos sur Youtube jusqu’à ce qu’elles tapent dans l’œil de Canal +. Entre temps, une bonne partie des mots qui font la modernité, « boloss », « swag », « bicrave », « zlataner » sont passés par son décodeur. Au pays de l’encyclopédie de Diderot et des jeux de mots de Georges Pérec, il fallait un disque pour immortaliser sa dextérité et l’étendue de son vocabulaire. Le plus lettré des rappeurs a de la chance : l’avantage de ses putains de gros mots, c’est qu’ils restent plus longtemps en tête.