« Sur mes papiers, c’est écrit : « artiste ». Mais, en fait, je suis cultivateur », Ali Farka Touré.
Ali Ibrahim Farka Touré voit le jour le 31 octobre 1939 à Kanau, près de Gourma Rharous (village proche des rives du fleuve Niger, à une cinquantaine de kilomètres de Tombouctou), au nord-est du Mali. Dixième garçon de sa mère, il est le seul à avoir survécu. Farka est un terme signifiant « âne » (il est coutumier en Afrique d’affecter à un enfant survivant un surnom étrange), ce dont le chanteur s’explique avec humour : « Je suis l’âne sur lequel personne ne peut monter ».
Issue d’une famille noble, il doit néanmoins travailler dans les champs, après que sa famille se soit installée à Niafunké (petite bourgade située, elle, plus au sud, et à plusieurs centaines de kilomètres de la capitale). Son père (servant dans l’armée française), a en effet disparu lors de la Seconde Guerre mondiale.
Pas d’électricité, ni de téléphone, à Niafunké, mais l’agriculture, la pêche et l’élevage. Pas d’école non plus pour le petit garçon, mais une initiation en autodidacte à quelques instruments traditionnels, comme le luth ngoni bambara à quatre cordes, le jurukelen (guitare à une corde), la flûte peule, le violon populaire njarka ou la guitare gurkel. Dans la ville, on interprète des pièces de hekkam (genre musical) touareg et on écoute la musique dispensée par la radio. Dans une région partagée entre l’islam et un fort animisme alimenté par la proximité du Niger, la musique sert avant tout à séduire les génies du fleuve, afin qu’ils prodiguent leurs bonnes grâces.
Premiers chocsEn 1956, le jeune homme assiste à un concert du compositeur et dramaturge guinéen Fodéba Keïta (qui l’initie à la guitare et qui devient plus tard ministre de la défense de son pays, avant de terminer sa carrière pendu, à l’issue d’un coup d’Etat) : sa vocation naît de ce spectacle.
Chauffeur de taxi, piroguier ambulancier et mécanicien automobile le jour, Farka Touré s’initie au répertoire traditionnel le soir et apprend à chanter dans plus de dix langues (peul, bozo, bamanan, dogon…), tout en pratiquant la guitare, les percussions et, même, l’accordéon (sur lequel il fait ses gammes grâce au répertoire de… Charles Aznavour)
C’est cette même tradition qu’il commence à recueillir (collecte sonore pratiquée à l’aide d’un magnétophone Nagra) auprès des anciens de tout le pays, en compagnie de l’écrivain Amadou Hampâté Bâ (qui crée quelques mois plus tard l’Institut des Sciences humaines de Bamako).
Premiers concertsEn 1960, le chanteur, profitant de l’indépendance de son pays, crée La Troupe 117 (car riche de cent dix-sept membres), groupe avec lequel il se produit dans tout le pays.
En 1968 il participe au festival international des arts d’un pays frère, la Bulgarie. C’est par ailleurs à Sofia qu’il achète sa première guitare.
En 1970, il s’installe à Mopti, puis intègre, à Bamako, l’orchestre de Radio Mali, dont il est également l’un des ingénieurs du son.
Farka Touré tente alors de développer sa carrière en Afrique de l’Ouest.
Premiers disquesPuis, la sortie de son premier album (Farka, 1976), qui recueille un succès énorme au Mali, lui permet ensuite d’effectuer quelques tournées aux Etats-Unis, en Europe et au Japon. Sept albums sont par la suite commercialisés dans le monde, grâce à un label parisien : enregistrements frustes réalisés à Bamako et dupliqués sur de simples cassettes. La scène malienne subit alors de plein fouet les influences conjointes de la rumba congolaise et des grands noms de la soul music, comme Aretha Franklin ou James Brown.
Le chanteur doit attendre la cinquantaine pour qu’un début de reconnaissance en Afrique de l’Ouest soit la conséquence d’un bel album à son nom, édité à la toute fin des années quatre-vingt (1988), suivi des non moins talentueux 10 Songs From the Legendary (Songs from Mali), The River et African Blues (1990). Il entame par la suite plusieurs tournées en Europe et aux Etats-Unis et croise en studio la route du bluesman américain Taj Mahal (avec lequel il enregistre The Source en 1991) ou des Irlandais des Chieftains.
Premier GrammyEn 1990, le Malien décide de mettre sa carrière par parenthèses, afin de mieux se consacrer à sa ferme, où il cultive du riz sur un terrain de trois cents cinquante hectares.
On peut néanmoins découvrir en 1994 un nouvel album (Talking Timbuktu, enregistré à Los Angeles), produit par Ry Cooder. Le chanteur obtient à cette occasion le Grammy Award du meilleur album de musique du monde, preuve si besoin en était qu’un artiste n’est jamais contraint de vendre son âme de créateur au diable des affaires ni de renier ses racines pour triompher. Farka Touré n’en interrompt pas moins, de nouveau, ses activités musicales.
Première pompeEn 1996, il propose un album interprété en divers idiomes (Radio Mali). Après trois années de silence, Niafunké sort en 1999, enregistré à la maison et dans le plus parfait dénuement. Le chanteur évoque dans ce disque, l'apartheid, l'éducation, le travail de la terre et la justice. Puis Ali Farka Touré retourne regarder pousser son riz et s’investit dans l’installation de pompes à eau qui, grâce au Niger tout proche, artère fluviale du désert malien, permettent l’irrigation des champs.
En 2002, on peut le voir dans deux documentaires : Ali Farka Touré – Le miel n’est jamais bon dans une seule bouche et Je chanterai pour toi, en compagnie du guitariste Boubacar Traoré. Le 30 mai 2004, il devient maire de Niafunké, après une candidature sur la liste de l’Union pour la République et la Démocratie. Il le restera jusqu’à sa mort. La même année, Martin Scorsese l’inclut dans son film Du Mali au Mississippi.
Second GrammyEn 2005, son label édite des enregistrements anciens, qui bénéficient ainsi de la technologie du compact-disc (Red & Green, réédition de deux albums parus en 1984 et 1988, La Drogue et Sidi Gouro). In the Heart of the Moon, quant à lui, est un album inédit, enregistré dans un studio mobile installé dans un hôtel de Bamako et en compagnie du joueur de kora Toumani Diabaté, de Ry Cooder et du contrebassiste cubain Cachaito Lopez. Ce disque permet à Ali Farka Touré de remporter le 8 février 2006 un deuxième Grammy Award du meilleur album de musique traditionnelle.
Le chanteur crée alors à Niafunké un festival de jazz, ainsi qu’un centre de formation des jeunes artistes à l’instrumentation traditionnelle. Ali Farka Touré est décédé, à l’âge de soixante sept ans, le matin du 7 mars 2006 à Bamako, emporté par un cancer des os contre lequel il luttait depuis des années et qui l’avait paralysé depuis quelques mois. Il est enterré à Niafunké. Il était père de onze enfants. L’album Savane est édité de façon posthume, au mois de juillet de la même année. Il en est de même de Timbarma.
Et si l’on avait plutôt convenu que John Lee Hooker était le « Ali Farka Touré américain » ? Il est évident que, d’un point de vue stylistique, les deux artistes sont très proches : accompagnement basique, tempos mesurés, rythmes marqués par le battement du pied, voix profonde, dans les deux cas. Il subsiste néanmoins chez l’Africain une langueur, une suavité étrangère à John Lee Hooker. Et un humour qui lui permet d’asséner, en 1991, et au sujet des bluesmen noirs américains : « Moi, j’ai la racine et le tronc, eux, ils n’ont que ses feuilles et les branches ».