Une opinion de Coupal
UNE OPINION DE COUPAL
I
C’est loin.
C’est en Afrique, à quelques milliers de kilomètres des côtes.
Et pour parvenir là, on doit quitter les steamers pour les railways, ceux-ci pour les sternwheelers et les sternwheelers pour les chaloupes à vapeur et celles-ci pour les pirogues, et les pirogues pour les moto-cars, et ceux-ci enfin pour la chaise à porteurs.
Il faut naviguer entre deux ciels, étouffer dans des compartiments en planches, suer sur des eaux calmes, trépider sur des banquettes et des sièges de bois, pour finir, pendant des semaines et des semaines, par être secoué, sur une chaise entre deux brancards, le long de ce qu’il est convenu d’appeler la « route des caravanes » par un inexplicable euphémisme.
C’est le soir, un soir de Noël, un brûlant Noël d’Équateur.
Jean COUPAL, le prospecteur, me tire familièrement par la manche de ma veste de toile jusqu’au bar du Club, simplement éclairé par deux photophores. Et de cette familiarité, je suis à la fois honoré et satisfait.
Même dans le centre africain, où, naturellement, les caractères tranchés ne manquent pas, Coupal tranche encore crûment sur les autres. Force et ruse, entêtement et courage, adresse et succès, ce vieux vagabond canadien a tout pour lui, du moins tout ce qu’il faut là-bas.
Sous ses pas, l’or semble littéralement pousser. Il en a gagné des fortunes, rapidement gaspillées d’ailleurs.
Il ne craint pas non plus, l’ayant blessé, de suivre dans les fourrés, sur sa piste sanglante, le terrible petit bœuf rouge de la forêt et de faire relever la brute, affolée et furieuse, de la flaque de boue où elle agonise. Un coup de grâce au front et à bout portant, juste au-dessous du blindage des cornes naissantes, et le redoutable monstre s’effondre avec le mugissement du buffle frappé à mort ; épouvantable cri que nul, l’ayant entendu, ne peut se rappeler sans en frémir encore.
Sous un mètre d’eau, Coupal sait voir puis tuer, à la carabine ou à la lance, les longs poissons visqueux qui, tête au courant et si immobiles qu’on les croirait en pierre, séjournent habituellement dans les rapides des grands fleuves aux eaux sombres.
Il sait même appeler, en aboyant dans les savanes, le bushbok en mal d’amour et aussi, en miaulant, la petite antilope bleue de la forêt qui erre entre les buissons denses.
À trente lieues de toute hutte, il a trouvé la clairière au sol damé où, une fois l’an, dans un but inconnu, TOUS les éléphants du pays se donnent l’unique rendez-vous d’un jour, autour de l’ancêtre mâle à QUATRE défenses que gardent jalousement, bien loin des yeux humains, des hardes de femelles farouches.
Et sans toutefois l’abattre, il a fait lever, hennissant, le mystérieux okapi au cou de girafe, au fauve corps de cheval sur lequel tranchent bizarrement les zébrures noires et blanches de ses membres disproportionnés. L’okapi, énigme zoologique que nul blanc ne peut tuer et qui, par les matins blêmes d’humidité, se glisse silencieusement des futaies encore sombres vers les marécageux halliers pour y cueillir circulairement, de sa longue langue bleue, son repas de feuillage.
Herbes et fruits, racines et feuilles, gibiers et fauves, reptiles et hommes, Coupal connaît tout de la forêt et toute la forêt.
Aussi, a-t-il coutume d’affirmer qu’il sait y vivre et en vivre, tout comme l’horrible nain couleur de cuivre, ce que nul blanc ne s’est avisé d’essayer.
Et pour cause.
Toutefois, ajoute modestement Coupal, je ne puis y vivre sans tabac.
II
Par une baie restée ouverte, nos regards plongent dans la salle centrale du club ; le cercle sportif de la TSCHOPO, local singulier, au sol natté, au plafond de toile brune, aux murs de roseau soutenus par des plinthes et des lambris d’acajou massif.
Au-dessus de la porte centrale, entre les trophées de lances, de flèches, de boucliers, de cornes, de queues, de crânes, s’étale en posture de crucifié une peau du fameux okapi, orgueil du club, don de Coupal.
Il l’avait troquée jadis contre du sel, une vieille casquette et quelques paquets de son précieux tabac à Andikweli, chef nu et vagabond d’une tribu de nains plus vagabonds encore.
Une puissance locale, cet Andikweli, car, devant lui, les grands nègres arabisés, groupés par la crainte et l’amour du gain le long des pistes caravanières, tremblent dans les huttes, blanchies au kaolin, de leurs populeux villages.
Les sentences du pygmée, implacablement exécutées dans la forêt près de leurs défrichements sont, en effet, toujours restées sans appel. Les magistrats si zélés à poursuivre les défaillances d’un malheureux blanc perdu en ces pays sauvages, n’éprouvent nul besoin d’ouvrir contre le nain des enquêtes laborieuses qui ne leur vaudraient ni réclame ni, par voie de conséquence, avancement.
Et, de leur côté, les administrateurs territoriaux estiment inutile de vouloir se saisir de l’insaisissable.
Si bien que l’homoncule peut continuer d’assassiner à sa guise et il ne s’en fait pas faute, naturellement.
III
Dans cette salle singulière, au son d’un pianola, quelques couples s’essayent à une danse à la mode ; de pauvres couples… femmes exsangues, jeunes hommes livides, tandis que des broussards aux faces plus énergiques, barbes incultes sur visages jaunes, bruns ou verts, les contemplent d’un air intéressé mais las.
Et la sueur perce les vestes de toile et les robes légères, elle ruisselle aussi des fronts décolorés.
Autour de la grosse lampe centrale, des termites fragilement empennés de gaze légère, des phalènes en soie et de gros papillons qui semblent vous regarder par les quatre yeux de leurs ailes, dansent en décrivant des orbes folles.
Parfois un monstrueux vampire vient tourbillonner par saccades dans la salle et les boys l’en expulsent à grands coups de balai au milieu des cris et des rires trop aigus de femmes énervées.
Et de partout, par les fenêtres et les portes ouvertes, par les fentes des murs en roseau, la nuit équatoriale pénètre avec son air humide et lourd dont on sent peser la nuisance ; un air où se mélangent l’odeur de terre trempée, de bois pourri et de surabondants feuillages et aussi le parfum si prenant de grandes fleurs étranges.
Du dehors, en de sombres visages attentifs qui garnissent portes et fenêtres, des yeux qui suivent les enlacements des danseurs luisent tout blancs et comme chavirés de convoitise ; …les nègres regardent danser les femmes blanches…
Ivre sur une banquette du bar, un artisan blanc ronfle avec fracas.
IV
Coupal suit la direction de mes regards.
— Eh ! profère-t-il, on fait le voyeur ?
— Vraiment ! très peu !
— Probablement parce que ce sont des blanches ? complète-t-il en suivant sa pensée.
— Vous préféreriez les noires ?
— Et comment !
— Coupal, vous allez fort. Pourquoi ?
— Pourquoi ? Prétentions nulles, peau de satin, salaire modeste.
— C’est tout ?
— Non. En outre, propreté, toilette simple et de bon goût ; pas de dessous, peu de dessus. Ce n’est pas la noire qui imaginera successivement de se coiffer en plumeau, en colback ou en couvercle de cabinet.
— C’est fini ?
— Pas encore, la noire est agréable au lit.
— Ah ! Nous y voilà.
— Oui, pendant l’acte, elle n’éprouve pas le besoin de gémir, mugir ou rugir ; tout au plus, lors de la grande émotion, rare pour elle, vous insinue-t-elle, les doigts dans les oreilles, ce qui n’est pas si désagréable en somme.
Puis, après le baisser du rideau, si j’ose dire, elle vous fiche la paix ; pas d’esprit ou d’ironie hors de propos, plus de gémissements sans motif — Et elle ne va pas se trémousser nue devant la glace ou bruyamment se laver avec un affligeant bruit de fontaine. Non, elle rajuste son pagne puis s’éclipse discrètement.
— Tout cela, Coupal, c’est l’actif de la femme noire. Voyons maintenant le passif : l’odeur !
— On s’y fait.
— La poitrine flasque.
— Question d’âge, juste comme pour la blanche, et puis, quelle cambrure.
— La bouche lippue.
— Ingrat, n’en dites pas de mal.
Et Coupal me regarde de biais en riant. Je ris aussi, mais reprends :
— Et… la blanche qui, elle, respecte vos tympans.
— La blanche, fait sérieusement Coupal, exception faite des mères de famille — celles qui élèvent leurs enfants, naturellement — des femmes qui travaillent et des sœurs de charité, la blanche, du moins celle qui se croit avant tout un objet d’agrément, la blanche est une méchante bête.
Elle ne cesse jamais de vous causer des ennuis, de vous brouiller avec votre famille, de vous tromper avec votre vieil ami d’enfance. Si vous demandez un conseil, elle parlera légèrement des choses sérieuses et sérieusement des choses futiles. Et elle n’a aucune considération pour vous, si ce n’est celle que marque à son banquier un créancier avide et peu scrupuleux.
— Coupal, de nouveau, vous allez fort !
— Pas du tout, et pour vous le prouver, je vais vous raconter une histoire ; l’histoire de Van den Eynde, du district de Kivu.
— Racontez toujours, mais tous les Van den Eynde du monde ne me feront pas changer d’avis.
Et d’abord, prenez un whisky.
Premier terme ou deuxième terme ?
— Cinquième, si vous le voulez bien.
Je verse la bonne liqueur dans le verre massif, et le boy du bar, simplement vêtu d’un kanzou, sorte de longue et légère blouse blanche, y précipite le jet mousseux d’un siphon.
Coupal boit une gorgée, puis commence.
V
Administrativement, l’endroit se dénomme « Gîte d’Étape de Campi Na Mouchanga », sur la route de Stanleyville-Irumu. Littéralement, c’est une clairière, et pratiquement un trou ou plutôt un puits. Simple question de rapport de hauteur à diamètre d’ailleurs.
Car le défrichement où s’élève la cabine du gîte n’est long que d’une cinquantaine de pas au maximum, tandis qu’alentour, à une soixantaine de mètres de haut, la forêt colossale étale au-dessus du sol les nappes horizontales et denses de son feuillage touffu.
Si bien que, quatre heures par jour seulement, le soleil parvient à frapper le toit en feuilles pourries du gîte et aussi, par places, le culbutis avoisinant d’arbres abattus.
Bref, un sale endroit.
C’est là que je vis Van den Eynde pour la première fois, et aussi pour la dernière. Il était, en effet, condamné à mort. Et que ce fût affaire de semaines ou de mois, son cas était clair. Tout aussi clair que celui de l’assassin dont Deibler vient un beau matin prendre livraison, contre signature évidemment, comme il sied à une administration sérieuse.
Ce Van den Eynde était un drôle de petit type, très soigné de sa personne, car toutes les déchirures de son costume kaki étaient raccommodées et ce costume était propre.
En outre, il portait de longs cheveux à l’artiste et une moustache bien peignée.
Avec une sorte de grand feutre dont une queue de léopard remplaçait le ruban, il voulait se donner un air crâne, mais dans son regard qui était puéril, on discernait un affolement épouvanté.
Cette réduction d’hommes me frappa surtout parce qu’à tout mouvement ses membres se déplaçaient, comme s’ils eussent été indépendants les uns des autres.
Aussi, semblait-il sur le point de choir à chaque pas.
Parvenu au centre de la clairière, il sauta de son tipoye[1] ou plutôt il en tomba, me regarda, fit quelques pas de sa démarche étrange, s’arrêta en me fixant à nouveau de son air hagard, puis, brusquement, comme s’il venait de m’apercevoir, il s’avança en se nommant, ainsi qu’il est coutume entre deux blancs qui se rencontrent au Congo.
— « Edgar Van den Eynde, surveillant de travaux, descendant du Kivu vers Boma. »
— Ah ! répondis-je après m’être nommé à mon tour, le Kivu, bon pays, lacs, volcans, montagnes neigeuses, bétail, lait, beurre à volonté ; belle nature et bon « Chop »,[2] et aussi… le reste, et sans danger, paraît-il ; pas encore là-bas de serpent caché sous les fleurs…
Eh bien, vous avez encore cinq jours de marche dans cette damnée forêt, et puis, la pirogue jusqu’au fleuve, à Basoko. Surtout, n’oubliez pas votre carabine dans la pirogue ; buffles et éléphants prennent souvent leur tub le matin dans la rivière, près des îles. Le petit homme rougit et bredouilla.
— J’ai l’ordre formel de suivre la voie de terre… Et alors, je compris le pourquoi et de la marche étrange et du regard épouvanté…
VI
— Oh ! interrompis-je, ce n’est pas difficile à deviner… le malheureux devait avoir la maladie du sommeil, et les tsé-tsé pullulent à certaines places de la rivière ; s’il allait par eau, gare à celui qui le suivrait et à ses pagayeurs pour commencer.
— Vous y êtes, fit Coupal, ce petit malchanceux était pincé et, quand il vit que je l’avais deviné, il ne s’en cacha plus.
Le pharmacien du Kivu, à défaut de médecin, après examen au microscope du sang de Van den Eynde lui avait affirmé son cas d’un coup, en brute qu’il était.
Il y avait naturellement entre eux une vieille querelle.
— Et alors, me dit Van den Eynde, quand j’ai su que j’étais pris et que c’était fini et bien fini, c’est comme si tout à coup des flammes m’avaient passé sur la figure ou la foudre devant les yeux, ou encore comme si quelque chose d’énorme et d’affreux m’était tombé sur le cœur et me l’écrasait d’un coup. Mais il faut avoir passé par là pour bien comprendre cela…
Je frissonnais, j’étouffais, et j’ai cru que j’allais tomber. Puis, longtemps, je n’ai pu ni manger, ni dormir, ni penser à autre chose, surtout le matin. Je me disais tout le temps : Je vais mourir, mourir ! et je n’ai pas trente ans.
Maintenant, cela va mieux, mais j’évite encore de parler de la chose, car les autres, qui sont très gentils avec moi, ont ensuite l’air gêné quand ils apprennent mon malheur et je sens, après, que ma compagnie les dégoûte. Évidemment, en me voyant, ils pensent qu’à tout moment la même catastrophe peut leur tomber dessus ; c’est si naturel de leur part.
— Ce sont des froussards et des imbéciles, affirmais-je. Quant à votre pharmacien, c’est un simple malfaiteur. Il a peut-être menti, en somme, car vous étiez en mauvais termes avec lui, et quand on est capable d’agir comme il l’a fait, on est tout aussi capable d’inventer de toutes pièces une méchanceté.
— J’y avais déjà pensé moi-même, me répondit Van den Eynde ; dans un cas comme le mien, on essaye n’est-ce pas, de se raccrocher à toutes les chances ; mais en passant à Irumu, j’ai été fixé et bien fixé chez le docteur Salomon, un brave homme celui-là.
— Comment cela, fixé ?
— Comment ! Mais lui aussi m’a pris du sang et l’a examiné au microscope, puis il m’a garanti, m’a donné sa parole d’honneur que je n’avais rien et que cet imbécile de potard de Kivu, comme il disait, s’était trompé.
— Eh bien ?
— Malheureusement, il a ajouté que, néanmoins, il me faisait descendre sur Boma. Pour sauvegarder sa responsabilité, expliquait-il.
Et alors, j’ai compris qu’il mentait, et comme il s’était absenté un moment, moi aussi, j’ai mis mon œil au microscope.
— Et qu’y avez-vous vu ?
— J’y ai vu de petits serpents pâles qui se remuaient vite, vite et qui heurtaient de leur tête une sorte de rond jaunâtre.
Le pharmacien m’avait jadis montré cela dans le sang d’une mule malade. Je suis donc sûr de ce que j’ai et il est inutile de vouloir me tromper à nouveau.
Oh ! oui, c’était inutile. C’était bien la lutte des trypanosomes avec les globules blancs du sang que venait de me décrire le petit homme et il l’avait très bien reconnue lui-même.
VII
— Je suppose, Coupal, interrompis-je, que vous y êtes allé du coup « Daelman ».
Le coup Daelman est l’histoire d’un capitaine qui se serait jadis guéri complètement de la maladie du sommeil.
C’est, du moins, ce que l’on raconte à ceux qui en sont atteints. Mais on l’a raconté si souvent, et depuis si longtemps, que personne n’y croit plus.
— Naturellement, fit Coupal, j’ai essayé le coup « Daelman ». Mais le petit type s’est fâché et m’a dit qu’on lui avait suffisamment rompu la tête avec cette histoire idiote.
Il m’a alors demandé si j’étais vieux congolais.
— Oui, ai-je répondu.
— Alors, dit-il, vous pourriez peut-être me renseigner.
Est-il vrai qu’après deux ans de terme, je pourrai toucher, en cas de rapatriement pour maladie, une allocation de quinze cents francs ? Il me resterait alors trois mois à faire encore en Afrique pour acquérir ce droit ?
Cette mesquinerie m’a agacé, aussi est-ce brutalement que j’ai répondu :
— Oui, c’est exact, mais à votre place, voilà quelque chose qui me serait bien égal…
— Non, m’a-t-il répondu bien doucement, à ma place cela ne vous serait pas égal, parce qu’il y a ma femme et ma petite fille…
VIII
Une danseuse accompagnée d’un grand jeune homme au costume blanc raidi d’empois s’en vient au bar près de nous.
Le vent colle sur le corps du boy la mince toile de sa kanzou.
Brusquement silencieuse, la femme le fixe d’un regard continu.
Coupal s’en aperçoit et reprend d’une voix plus âpre :
— C’est alors que Van den Eynde me raconta sa vie.
Le poids d’angoisse était trop lourd pour que son pauvre cœur pût le supporter seul, et le malheureux me dit tout.
Oui, à moi, l’étranger, rencontré par hasard et qu’il ne reverrait plus, il confia tous ses secrets, même les plus intimes, comme cela arrive si souvent en Afrique.
Quand il avait connu sa femme, il n’avait pas vingt ans, elle en avait seize. Il l’avait rencontrée dans une pension où elle était élève, alors que lui, simple peintre en bâtiments, s’y rendait régulièrement pour son travail. Elle était mal surveillée et s’ennuyait dans ce grand couvent triste. Van den Eynde, joli garçon, l’avait séduite et voilà qu’il avait fallu se marier.
Mais cela avait été difficile, terriblement difficile, car il n’était, en somme, qu’un ouvrier et elle était fille de bourgeois. Touché en plein orgueil de caste, le père, un veuf sec et dur, n’avait pas pardonné la faute de sa fille et, son consentement donné par écrit au mariage, jamais il n’avait voulu la revoir. Si bien qu’à vingt ans, Van den Eynde, enfant lui-même, s’était trouvé avec deux autres enfants à nourrir, sa femme et une petite fille qui venait de naître.
Et alors, me dit-il, j’ai travaillé, travaillé comme jamais un homme n’a travaillé.
Vous comprenez, ma petite femme était habituée à vivre comme une « dame » et j’entendais qu’elle ne se privât de rien.
Cela avait déjà été si dur pour elle, son renvoi du couvent et la honte des aveux à son père…
Je voulais aussi m’élever jusqu’à elle pour ne pas la perdre, car j’en étais fou.
Et ma foi, j’ai tant travaillé que cela commençait à aller ; j’étais devenu un petit entrepreneur de peinture, lorsque j’ai voulu me lancer d’un coup.
Avec quelques milliers de francs économisés en grattant sur tout, j’ai loué un emplacement à l’exposition de Bruxelles. Elle a brûlé !
— Vous n’étiez pas assuré ?
— Avec quel argent ?
Bref, j’ai tout perdu, et j’ai compris alors que jamais, jamais plus, je n’aurais la force de recommencer ce que j’avais fait.
Ma femme avec notre petite Aline sur les bras est allée pleurer chez son père…
Il l’a fait mettre à la porte par les domestiques.
Aline riait, l’innocente !…
C’est à ce moment qu’un ami m’a conseillé le Congo. On pouvait, me disait-il, y vivre tout en faisant parvenir quelque argent au pays.
C’était vrai et c’était le salut. Chaque année, j’envoyais quelques billets de mille à ma femme, en me privant de tout, naturellement. Elle pouvait continuer à vivre comme « Une Dame » et je faisais aussi des économies pour Aline.
Et voilà que, parce qu’une sale petite mouche « tsé-tsé » infectée m’a piqué, de nouveau tout est par terre.
Quinze cents francs de capital ! Que pourra faire ma femme avec cette misère, et ma petite Aline, que va-t-elle devenir ?
Il n’était plus question d’air crâne. Le feutre à queue de léopard gisait par terre. Les longs cheveux pendaient sur la face et, les poings serrés sur les yeux, le petit homme était secoué de sanglots.
IX
Un silence. Le godelureau, au costume empesé, cesse de ricaner près de nous. Immuablement fixe, le regard agrandi de sa danseuse demeure accroché au même point.
Coupal continua :
— J’en ai tant vu mourir en Afrique que cela ne me fait plus grand’chose ; ils meurent d’ailleurs doucement, épuisés, comme des vieillards ; et puis, presque tous sont des « risque-tout » comme vous et moi.
Mais ce que me racontait le malheureux homme était vraiment trop triste.
Aussi, je n’ai pas de honte à dire que moi, Coupal, j’avais également des larmes aux yeux…
Toutefois, il ne fallait pas le laisser s’exalter davantage, cela ne lui valait rien dans son état.
Et bien que je n’eusse pas le cœur à la fête, je vous l’assure, je m’efforçai à le faire rire.
Et peu à peu, j’y parvins et je parvins aussi à lui faire boire le bon whisky-soda qui coulait sur ses doigts de malade qui tremblaient.
Et, toute la nuit, nous avons causé, ri et bu.
Nous avons même fait danser les porteurs à la lune. Lui tapait sur le tambour, moi sur le Goudou-Goudou, vous savez, le gros tronçon d’arbre évidé par une seule fente et qui sonne comme une cloche.
Comme je revois, évoquée par Coupal, une scène dont l’étrange beauté ne m’a jamais lassé : la ronde sauvage autour des grands feux rouges, les rythmiques mouvements des torses sombres et nus, les gestes d’offrande de paumes tendues, et parfois aussi de corps brusquement secoués en simulacre de l’acte d’amour, tandis qu’à la lueur dansante des torches d’herbes sèches les silhouettes de suie se muent en laiton et que les troncs clairs de la forêt voisine jaillissent de l’obscurité pour y rentrer encore.
J’entends à nouveau les chants gutturaux et simples, la cadence des pieds nus frappant la terre humide, le sourd tonnerre des longs tambours dont une oreille d’éléphant recouvre le cône de bois dur, tandis que des ramures tombe la stridulation vrillante des cigales innombrables, qu’au loin la forêt retentit des effroyables clameurs du singe hurleur et que du sol de boue monte le chœur coassant des grenouilles et la plainte de cristal des crapauds.
X
Van den Eynde mourut, quatre mois après, à Stanleyville, reprend Coupal. À la fin de la même année, j’étais en Europe, occupé à gaspiller, avec une grosse femme blonde nommée Léa, les quelques billets de mille qui m’avaient été alloués en récompense des millions que j’avais découverts.
Elle prétendait m’aimer d’amour, mais à mon dernier billet, elle m’a vivement lâché, en m’insultant, naturellement.
Un soir, devant elle, je racontai à des camarades, l’histoire de Van den Eynde :
— Et tu n’es pas encore allé chez sa veuve ? fit Léa.
— Ma foi non.
— Eh bien, tu iras demain, et demain matin, tu m’entends… Ah ! je savais bien que tu n’avais pas de cœur !
Il s’agissait évidemment de me montrer qu’elle, Léa, avait du cœur. Et, comme je connaissais son obstination, et qu’en Europe j’aime ma tranquillité, le lendemain, je sonnais à la porte de la veuve Van den Eynde.
XI
Une souillon m’introduisit au salon, un salon où il y a de la prétention et de la misère mêlées à je ne sais quoi d’inquiétant. Au mur, des éventails japonais, des cartes postales et des gravures tirées d’une ancienne publication : « le Nu au salon », une table couverte d’un tapis usé et taché, des meubles de velours fané et des glaces… trop de glaces.
Mal à mon aise dans ce décor, j’attends.
La porte s’ouvre, et une femme en noir paraît, suivie d’une petite fille.
Le deuil est « tape à l’œil » ; sur le crêpe qui jaunit par places, la poudre de riz laisse des traces ; les yeux sont « faits », la bouche aussi.
Je regarde la petite fille, elle a l’air triste.
Ma gêne augmente et, faisant un effort, je commence :
« — Madame, j’ai eu l’avantage de connaître votre mari au Congo et je suis venu pour vous dire que ses dernières pensées…
La femme m’interrompt :
« Adolphe, crie-t-elle, viens donc au salon, il y a ici un monsieur, qui a connu Edgar là-bas !
La porte s’ouvre à nouveau et un bellâtre entre, un hideux et classique bellâtre. Ses cheveux teints luisent de pommade, sa main couverte de faux bijoux lustre complaisamment une moustache raidie de cosmétique, et, d’un air satisfait, il contemple alternativement la femme en deuil et ses bottines trop claires.
J’examine la petite fille.
Horreur ! Dans ses pauvres yeux tristes, je vois passer l’affolement épouvanté… le même, oui, juste le même que j’avais vu jadis dans les yeux de son père quand le petit homme, en pensant à elle, sanglotait dans la forêt sur ses jambes tremblantes…
Je n’ai pas pu continuer ; j’ai bredouillé quelque chose et je me suis enfui.
— Pardon, interrompt le jeune homme blanc, notre voisin, la veuve était-elle jolie ?
— Oui, pourquoi ? fait sèchement Coupal.
— Il fallait alors rester, dit le godelureau.
Le vent cesse d’appliquer sur le corps du boy sa blouse mince. Et, brusquement, le regard de la femme s’en détache.
— Partons, fait-elle, en reprenant le bras de son cavalier.
Sa voix, de fluette était devenue rauque…
Et, là-dessus, à nouveau, la nuit africaine vient nous souffler à la face son haleine de parfum pourri.
Buta, Avril 1918.