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Souvenirs sur Gustave Flaubert

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SOUVENIRS
SUR
GUSTAVE FLAUBERT




« Mes souvenirs intimes » ont été publiés pour la première fois en 1887, en tête du premier volume de la Correspondance de Gustave Flaubert.

Dès cette époque, mon désir était de les faire paraître isolément en un petit volume de forme soignée et élégante que je voulais déposer comme une couronne sur une tombe chère et vénérée.

L’aimable et intelligent concours de M. Ferroud me permet aujourd’hui de réaliser ce désir. Je suis heureuse de lui en exprimer ma reconnaissance qui sera partagée, je l’espère, par les amis et admirateurs de mon oncle.

Ce tout petit livre leur est spécialement adressé ; ils y trouveront réunis quelques dessins faits jadis, pendant les années passées à Croisset ; années qui ont projeté sur ma vie une si forte et si douce lumière.

Caroline Commanville.


Paris, le 27 février 1895.



SOUVENIRS INTIMES


Ces pages ne sont point une biographie de Gustave Flaubert ; ce sont de simples souvenirs : les miens et ceux que j’ai pu recueillir.

La vie de mon oncle s’est passée tout entière dans l’intimité de la famille, entre sa mère et moi : la raconter c’est le faire connaître, aimer et estimer davantage ; je crois ainsi accomplir un devoir pieux envers sa mémoire.

Avant la naissance de Gustave Flaubert, mes grands-parents avaient eu trois enfants ; l’aîné, Achille, de neuf ans plus âgé, et deux autres morts petits ; puis vinrent Gustave et un autre garçon qui mourut à quelques mois. Enfin ma mère, Caroline, fut la dernière.

Elle et son jeune frère s’aimaient d’une tendresse particulière. Séparés seulement par trois années, les deux petits ne se quittaient guère ; à peine Gustave a-t-il appris quelque chose qu’il le répète à sa sœur ; il fait d’elle son élève ; un de ses grands plaisirs est de l’initier à ses premières compositions littéraires. Plus tard, quand il sera à Paris, c’est à elle qu’il écrit, c’est elle qui transmettra aux parents les nouvelles quotidiennes, car cette douce communauté de pensées ne se perd pas.

Je dois la plupart des faits relatifs à l’enfance de mon oncle à ce que m’en a raconté la vieille bonne qui l’a élevé, morte trois ans après lui, en 1883. Aux familiarités permises avec l’enfant avaient succédé chez elle un respect et un culte pour son maître. Elle était « pleine de lui », se rappelant ses moindres actions, ses moindres paroles. Quand elle disait : « Monsieur Gustave », elle croyait parler d’un être extraordinaire. Ceux qui l’ont connu apprécieront la part de vérité contenue dans l’admiration naïve de la vieille servante.

Gustave Flaubert avait quatre ans lorsque Julie vint à Rouen en 1825 au service de mes grands-parents. Elle était du village de Fleury-sur-Andelle, situé dans cette jolie vallée toute souriante qui s’étend de Pont-Saint-Pierre au gros bourg de Lyons-la-Forêt. La côte « des Deux-Amants » en protège l’entrée ; çà et là des châteaux, l’un entouré d’eau avec son pont-levis, puis la superbe propriété de Radepont, les ruines d’une vieille abbaye et des bois tout autour sur les collines.

Ce pays charmant est fertile en vieilles histoires d’amour et de revenants. Julie les connaissait toutes ; c’était une habile conteuse que cette simple fille du peuple douée d’un esprit naturel très plaisant. Ses parents de père en fils étaient postillons, assez mauvais sujets et fort buveurs. Gustave, tout petit, s’asseyait près d’elle des journées entières. Pour l’amuser, Julie, à toutes les légendes apprises au foyer, joignait le souvenir de ses lectures, car, retenue au lit pendant un an par un mal de genou, elle avait lu plus qu’une femme de sa classe.

L’enfant était d’une nature tranquille, méditative et d’une naïveté dont il conserva des traces toute sa vie. Ma grand’mère m’a raconté qu’il restait de longues heures un doigt dans sa bouche, absorbé, l’air presque bête. À six ans, un vieux domestique qu’on appelait Pierre, s’amusant de ses innocences, lui disait quand il l’importunait : « Va donc voir au fond du jardin ou à la cuisine si j’y suis. » Et l’enfant s’en allait interroger la cuisinière : « Pierre m’a dit de venir voir s’il était là. » Il ne comprenait pas qu’on voulût le tromper et devant les rires restait rêveur, entrevoyant un mystère.

Ma grand’mère avait appris à lire à son fils aîné, elle voulut en faire autant pour le second et se mit à l’œuvre. La petite Caroline à côté de Gustave apprit de suite, lui ne pouvait y parvenir, et après s’être bien efforcé de comprendre ces signes qui ne lui disaient rien, il se mettait à pleurer de grosses larmes. Il était cependant avide de connaître et son cerveau travaillait.

En face de l’Hôtel-Dieu, dans une modeste petite maison de la rue de Lecat, vivaient deux vieilles gens, le père et la mère Mignot. Ils avaient une tendresse extrême pour leur petit voisin. Sans cesse le bambin, sur un signe d’intelligence, ouvrant la grande et lourde porte de l’Hôtel-Dieu, traversait en courant la rue et venait s’asseoir sur les genoux du père Mignot.

Ce n’étaient pas les friandises de la bonne femme qui le tentaient, mais les histoires du vieux. Il en savait des quantités plus jolies les unes que les autres et avec quelle patience il les racontait ! Désormais Julie était remplacée. L’enfant n’était pas difficile, mais avait des préférences féroces ; celles qu’il aimait, il fallait les lui redire bien des fois.

Le père Mignot faisait aussi la lecture. Don Quichotte surtout passionnait mon oncle ; il ne s’en lassait jamais. Il a toute sa vie gardé pour Cervantes la même admiration.

Dans les scènes suscitées par la difficulté d’apprendre à lire, le dernier argument, irréfutable selon lui, était : « À quoi bon apprendre, puisque papa Mignot lit ? »

Mais l’âge d’entrer au collège arrivait ; il allait avoir neuf ans, il fallait à toute force savoir, le vieil ami ne pouvait le suivre. Gustave s’y mit résolument et en quelques mois rattrapa les enfants de son âge. Il entra en huitième.

Il ne fut pas ce qu’on appelle un élève brillant. Manquant sans cesse à l’observation de quelque règlement, ne se gênant pas pour juger ses professeurs, les pensums abondaient, et les premiers prix lui échappaient, sauf en histoire, où il fut toujours premier. En philosophie il se distingua, mais il ne comprit jamais rien aux mathématiques.

Plein d’exubérance et généreux, il avait de chauds amis qu’il amusait extrêmement par son intarissable verve et sa bonne humeur. Ses mélancolies, car il en avait déjà, se passaient dans une région de son esprit accessible à lui seul et ne se mêlaient pas encore à sa vie extérieure. Il avait une grande mémoire, n’oubliant ni les bienveillances, ni les vexations dont il avait pu être l’objet ; ainsi il conservait pour son professeur d’histoire Chéruel une grande reconnaissance et haïssait certain pion qui, pendant l’étude, l’avait empêché de lire un de ses livres favoris.

Mais les années de collège furent misérables ; il ne put jamais s’y habituer, ayant horreur de la discipline, de tout ce qui sentait le militarisme. L’usage d’annoncer les changements d’exercices par le roulement du tambour l’irritait, et celui de faire mettre en rang les élèves pour passer d’une classe dans une autre l’exaspérait. La contrainte dans ses mouvements était un supplice et la promenade en bande le jeudi n’était pas un plaisir, non qu’il fût faible, mais par une antipathie native pour tout ce qui lui semblait mouvement inutile ; antipathie pour la marche qui dura toute sa vie. De tous les exercices du corps, seule la natation lui plaisait ; il était très bon nageur.

Les jours ternes et pénibles du collège s’éclairaient par les sorties du jeudi et du dimanche ; retrouver la famille aimée, la petite sœur, était une joie sans pareille.

Au dortoir, pendant la semaine, grâce à des bouts de bougie emportés en cachette, il avait lu quelque drame de Victor Hugo, et la passion du théâtre était dans tout son feu.

Dès dix ans, Gustave composa des tragédies. Ces pièces, dont il était à peine capable d’écrire les rôles, étaient jouées par lui et ses camarades. Une grande salle de billard attenant au salon leur fut abandonnée. Le billard poussé au fond servit de scène ; on y montait par un escabeau de jardin. Caroline avait la surveillance des décors et des costumes. La garde-robe de la maman était dévalisée, les vieux châles faisant d’admirables péplums. Il écrivait à un de ses principaux acteurs, à Ernest Chevalier : « Victoire, Victoire, Victoire, Victoire, Victoire ! Tu viendras, Amédée, Edmond, Mme Chevalier, maman, deux domestiques et peut-être des élèves viendront nous voir jouer. Nous donnerons quatre pièces que tu ne connais pas. Mais tu les auras bientôt apprises. Les billets de 1re, 2e et 3e sont faits. Il y aura des fauteuils. Il y a aussi des toits, des décorations ; la toile est arrangée. Peut-être il y aura dix à douze personnes. Alors il faut du courage et ne pas avoir peur », etc.[1].


(Portrait de Gustave Flaubert à l’âge de neuf ans, d’après un dessin de Hyacinthe Langlois.)

Alfred Le Poittevin, de quelques années plus âgé que Gustave, et sa sœur Laure faisaient aussi partie de ces représentations. La famille Le Poittevin était liée avec les Flaubert par les deux mères, qui s’étaient connues en pension dès l’âge de neuf ans. Alfred Le Poittevin eut sur la jeunesse de mon oncle une influence très grande en contribuant à son développement littéraire. Il était doué d’un esprit brillant, plein de verve et d’excentricité ; la mort l’enleva jeune, ce fut un grand deuil. Il est parlé de lui dans la préface des « Dernières Chansons ».

I

Quelques mots sur mes grands-parents et sur le développement moral et intellectuel de mon oncle.


Mon grand-père, dont les traits ont été esquissés dans Madame Bovary, sous ceux du docteur Larivière appelé en consultation au lit d’Emma mourante, était fils d’un vétérinaire de Nogent-sur-Seine. La situation de la famille était très modeste ; néanmoins, en se gênant beaucoup, on l’envoya à Paris, étudier la médecine. Il remporta le premier prix au grand concours et fut par ce succès reçu docteur sans qu’il en coûtât rien aux siens. À peine venait-il de passer ses examens qu’il fut envoyé par Dupuytren, dont il était l’interne, à Rouen près du docteur Laumonier, alors chirurgien de l’hôpital. Ce séjour ne devait être que momentané ; le temps de remettre sa santé affaiblie par trop de travail et les privations d’une vie pauvre. Au lieu de rester quelques mois, le jeune médecin y resta toute sa vie. Les appels fréquents de ses nombreux amis, l’espérance d’arriver à Paris à une haute position médicale, espérance justifiée par ses débuts, rien ne le décida à quitter son hôpital et une population à laquelle il s’était attaché profondément. Mais au début, ce fut l’amour qui causa ce séjour prolongé, amour pour une jeune fille entrevue un matin, une enfant de treize ans, la filleule de Mme Laumonier, une orpheline en pension qui chaque semaine sortait chez sa marraine.

Anne-Justine-Caroline Fleuriot était née en 1794 à Pont-l’Évêque dans le Calvados. Par sa mère elle était alliée aux plus vieilles familles de la Basse-Normandie. « On fait grand bruit, » dit dans une de ses lettres Charlotte Corday, « du mariage si disproportionné entre Charlotte Cambremer de Croixmare et Jean-Baptiste-François-Prosper Fleuriot, médecin sans réputation.» À trente ans, Mlle de Croixmare avait été réintégrée au couvent. Mais les obstacles finirent par être vaincus, les murs du couvent franchis et le mariage consommé. Un an après, une fille naissait et sa mère mourait en lui donnant le jour. L’enfant laissée dans les bras du père devint pour lui un objet de culte et de tendresse. À soixante ans, ma grand’mère se souvenait encore avec émotion des baisers de son père. « Il me déshabillait lui-même chaque soir, » disait-elle, « et me mettait dans mon petit lit, voulant en tout remplacer ma mère. » Ces soins paternels cessèrent bien vite. Le docteur Fleuriot se voyant mourir, confia sa fille à deux anciennes maîtresses de Saint-Cyr qui tenaient à Honfleur un petit pensionnat. Ces dames promirent de la garder jusqu’à son mariage, mais elles ne tardèrent pas aussi à disparaître ; alors son tuteur, M. Thouret, envoya la jeune fille chez Mme Laumonier, sœur de Jacques-Guillaume Thouret, député de Rouen aux États généraux et Président de cette assemblée. Elle venait d’arriver comme mon grand-père, quand ils se virent ; quelques mois après ils s’avouèrent leur amour et se promirent d’être l’un à l’autre.

Le ménage Laumonier, semblable à beaucoup d’autres de cette époque, tolérait sous des dehors spirituels et gracieux, la légèreté des mœurs. La nature éminemment sérieuse de ma grand’mère et son amour la préservèrent des dangers d’un tel milieu. Mon grand-père, d’ailleurs, plus clairvoyant qu’elle ne pouvait l’être, voulut qu’elle restât en pension jusqu’au moment de l’épouser. Elle avait dix-huit ans et lui vingt-sept quand ils se marièrent. Leur bourse était légère mais leur cœur s’en effraya peu. L’apport de mon grand-père se bornait à son avenir, ma grand’mère avait une petite ferme d’un revenu de 4 000 livres.

Le ménage s’établit dans la rue du Petit-Salut, près la rue Grand-Pont, petite rue aux maisons étroites penchées l’une sur l’autre, et où le soleil ne peut envoyer ses rayons. Dans mon enfance, grand’mère m’y faisait souvent passer et en regardant les fenêtres, elle me disait d’une voix grave, presque religieuse : « Vois-tu, là se sont passées les meilleures années de ma vie. »


(Maison de la rue du Petit-Salut.)

Issu d’un Champenois et d’une Normande, Gustave Flaubert offre les signes caractéristiques de ces deux races dans son tempérament à la fois très expansif et enveloppé de la mélancolie vague des peuples du Nord. Son humeur était égale et gaie avec des accès de bouffonnerie fréquents, et pourtant au fond de sa nature il y avait une tristesse indéfinie, une sorte d’inquiétude ; l’être physique était robuste, porté aux pleines et fortes jouissances, mais l’âme aspirant à un idéal introuvable, souffrait sans cesse de ne le rencontrer en nulle chose. Ceci se traduisait dans les plus petits riens ; il eût voulu ne pas sentir la vie, car, chercheur sans trêve de l’exquis, il était arrivé à ce que la sensation chez lui fût presque toujours une douleur. Cela tenait sans doute à la sensibilité du système nerveux que les commotions violentes d’une maladie dont il eut des accès à plusieurs reprises, surtout dans sa jeunesse, avaient affiné à un point extrême. Mais cela venait aussi de son grand amour de l’idéal. Cette maladie nerveuse jeta comme un voile sur toute sa vie ; c’était une crainte qui obscurcissait les plus beaux jours ; pourtant elle n’eut pas d’influence sur sa robuste santé, et le travail incessant et vigoureux de son cerveau continua sans interruption.

C’était un fanatique que Gustave Flaubert ; il avait pris l’art pour son Dieu, et comme un dévot, il a connu toutes les tortures et tous les enivrements de l’amour qui se sacrifie. Après les heures passées en communion avec la forme abstraite, le mystique redevenait homme, était bon vivant, riait d’un franc rire, débordant de verve et mettant un entrain charmant à raconter une anecdote plaisante, un souvenir personnel. Un de ses plus grands plaisirs était d’amuser ceux qui l’entouraient. Pour m’égayer quand j’étais triste ou malade, que n’eût-il pas fait ?

Il est facile de sentir l’honnêteté de ses origines. De son père il avait reçu sa tendance à l’expérimentalisme, cette observation minutieuse des choses qui le faisait passer des temps infinis à se rendre compte du plus petit détail et ce goût de toute connaissance qui le rendait un érudit aussi bien qu’un artiste. Sa mère lui transmettait l’impressionnabilité et cette tendresse presque féminine qui débordait souvent de son grand cœur et mouillait parfois ses yeux à la vue d’un enfant. Mes goûts de voyage, ils me viennent, disait-il, d’un de mes ancêtres, un marin qui prit part à la conquête du Canada. Il était très fier de compter ce brave parmi les siens, cela lui semblait très « crâne », pas bourgeois, car il avait la haine du « bourgeois » et employait constamment ce terme, mais dans sa bouche il était synonyme d’être médiocre, envieux, ne vivant que d’apparence de vertu et insultant toute grandeur et toute beauté.

À la mort de M. Laumonier, mon grand-père lui succéda comme chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu. C’est dans cette vaste demeure que Gustave Flaubert est né[2].

L’Hôtel-Dieu de Rouen, construction du siècle dernier, ne manque pas d’un certain caractère ; les lignes droites de son architecture ont quelque chose de sage et de recueilli. Situé à l’extrémité de la rue de Crosne, quand on vient de l’intérieur de la ville on voit se dresser en face de soi la large grille cintrée, toute noire, derrière laquelle s’étend une cour plantée de tilleuls alignés ; au fond, et sur les côtés, les bâtiments.

La partie occupée jadis par mes grands-parents forme une aile ; on y accède par une entrée indépendante de l’hospice ; à gauche de la grille centrale, une porte haute s’ouvre sur une cour où l’herbe pousse entre les vieux pavés. De l’autre côté du pavillon, un jardin formant angle sur la rue, encaissé à gauche par un mur couvert de lierre et cerné à droite par les constructions de l’hôpital. Ce sont de hautes murailles grises, trouées de petites vitres derrière lesquelles viennent se coller des figures maigres, la tête ceinte d’un linge blanc. Ces silhouettes hâves, aux yeux creux, dénotant la souffrance, ont quelque chose de profondément triste.

La chambre de Gustave était située du côté de la cour d’entrée, au deuxième étage. La vue s’étendait sur les jardins de l’hôpital, dominant le faîte des arbres ; sous leur verdure les malades, les jours de soleil, viennent s’asseoir sur les bancs de pierre ; de temps en temps l’aile blanche du grand bonnet d’une sœur traverse rapidement la cour, puis ce sont quelques rares visiteurs, les parents des malades ou les amis des internes, mais jamais rien de bruyant, rien d’inattendu.

Ce milieu mélancolique et sévère n’a pas dû être sans influence sur Gustave Flaubert. Il s’en est dégagé cette compassion exquise pour toutes les souffrances humaines et aussi cette haute moralité qui ne l’a jamais quitté et que ne soupçonnaient guère ceux qu’il scandalisait par ses paradoxes.

Rien ne répondait moins à ce qu’on est convenu d’appeler un artiste, que mon oncle. Parmi les particularités de son caractère un contraste m’a toujours étonnée. Cet homme si préoccupé de la beauté dans le style et qui donnait à la forme une place si haute, pour ne pas dire la première, l’a été très peu de la beauté des choses qui l’entouraient ; il se servait d’objets et de meubles dont les contours lourds ou disgracieux eussent choqué les moins délicats, et n’avait nullement le goût du bibelot si répandu à notre époque. Il aimait l’ordre avec passion, le poussait même jusqu’à la manie et n’aurait pu travailler sans que ses livres fussent rangés d’une certaine façon. Il conservait soigneusement toutes les lettres à lui adressées. J’en ai trouvé des caisses pleines.

Pensait-il qu’on en ferait autant à l’égard des siennes et que plus tard, le grand intérêt de sa correspondance, qui le révèle sous un jour si différent de ses œuvres, m’imposerait la tâche de la recueillir et de la publier ? Nul ne peut le dire.

Il a toujours apporté une régularité extrême au travail de chaque jour ; il s’y attelait comme un bœuf à la charrue, sans se soucier de l’inspiration dont l’attente stérilise, disait-il. Son énergie de vouloir, pour tout ce qui regardait son art, était prodigieuse et sa patience ne se lassait jamais. Quelques années avant sa mort, il s’amusait à dire : « Je suis le dernier des pères de l’Église, » et de fait avec sa longue houppelande marron et sur le sommet de son crâne une petite calotte de soie noire, il avait quelque chose d’un solitaire de Port-Royal.

Je le vois encore parcourant la terrasse de Croisset, absorbé dans sa pensée, il s’arrêtait tout à coup, croisait ses bras, se renversait en levant la tête et restait quelques instants les yeux fixés dans l’espace au-dessus de lui, puis reprenait tranquillement sa marche.

La vie à l’Hôtel-Dieu était régulière, large et bonne. Mon grand-père, arrivé à une haute situation médicale, donnait à ses enfants tout ce que l’aisance et une tendre affection peuvent apporter de bonheur à la jeunesse. Il avait acheté à Déville près Rouen une maison de campagne dont il se défit un an avant sa mort, le chemin de fer coupant le jardin à quelques mètres de l’habitation. C’est alors qu’il acheta Croisset sur les bords de la Seine.

Tous les deux ans la famille entière se rendait à Nogent-sur-Seine chez les parents Flaubert. C’était un vrai voyage qu’on faisait en chaise de poste, à petites journées, comme au bon vieux temps. Cela avait laissé d’amusants souvenirs à mon oncle, mais ceux qui le charmaient tout particulièrement se rapportent aux vacances passées à Trouville, qui alors n’était qu’un simple village de pêcheurs.

Il y fit la rencontre d’une famille anglaise, la famille de l’amiral Collier, dont tous les membres étaient beaux et intelligents. Les filles aînées, Gertrude et Henriette, devinrent promptement les intimes de mon oncle et de ma mère. Gertrude, depuis madame Tennant, m’écrivait dernièrement quelques pages sur sa jeunesse. Je traduis les lignes suivantes : « Gustave Flaubert était alors semblable à un jeune Grec. En pleine adolescence, il était grand et mince, souple et gracieux comme un athlète, inconscient des dons qu’il possédait physiquement et moralement, peu soucieux de l’impression qu’il produisait et entièrement indifférent aux formes reçues. Sa mise consistait en une chemise de flanelle rouge, un pantalon de gros drap bleu, une écharpe de même couleur serrée étroitement autour des reins et un chapeau posé n’importe comment, souvent tête nue. Quand je lui parlais de célébrité ou d’influence à exercer comme de choses désirables et que j’estimerais, il écoutait, souriait et semblait superbement indifférent. Il admirait ce qui était beau dans la nature, l’art et la littérature et vivrait pour cela, disait-il, sans pensée personnelle. Il ne songeait nullement à la gloire ni à aucun gain. N’était-ce pas assez qu’une chose fût vraie et belle ? Sa grande joie était de trouver quelque chose qu’il jugeât digne d’admiration. Le charme de sa société était dans son enthousiasme pour tout ce qui était noble et le charme de son esprit dans une individualité intense. Il haïssait toute hypocrisie. Ce qui manquait à sa nature, c’était l’intérêt aux choses extérieures, aux choses utiles. S’il arrivait à quelqu’un de dire que la religion, la politique, les affaires avaient un intérêt aussi grand que la littérature et l’art, il ouvrait les yeux avec étonnement et pitié. Être un lettré, un artiste, cela seul valait la peine de vivre. »

C’est à Trouville aussi qu’il connut l’éditeur de musique Maurice Schlesinger et sa femme. Plusieurs figures originales étaient restées gravées dans sa mémoire de ses séjours au bord de la mer, entre autres celle d’un vieux marin, le capitaine Barbet, et de sa fille la Barbette, petite bossue criant toujours contre ses marmots ; celle encore du docteur Billard et du père Couillère, maire de la commune, chez lequel on faisait des repas qui duraient six heures. En écrivant « Un cœur simple » il s’est rappelé ces années-là. Madame Aubin, ses deux enfants, la maison où elle demeure, tous les détails si vrais, si sentis de cette simple histoire, sont d’une exactitude frappante. Madame Aubin était une tante de ma grand’mère ; Félicité et son perroquet ont vécu.

Dans les dernières années, mon oncle avait un charme extrême à revivre sa jeunesse. Il a écrit « Un cœur simple » après la mort de sa mère. Peindre la ville où elle était née, le foyer où elle avait joué, ses cousins, compagnons de son enfance, c’était la retrouver, et cette douceur a contribué à faire sortir de sa plume ses plus touchantes pages, celles peut-être où il a laissé le plus deviner l’homme sous l’écrivain. Qu’on se rappelle seulement cette scène entre madame Aubin et sa servante quand elles rangent ensemble les menus objets ayant appartenu à Virginie. Un grand chapeau de paille noire que portait ma grand’mère éveillait en mon oncle une émotion semblable ; il prenait au clou la relique, la considérait en silence, ses yeux s’humectaient et respectueusement il la replaçait.

Enfin l’heureuse époque de quitter le collège arriva, mais la terrible question de choisir une profession, d’embrasser une carrière, empoisonna sa joie. De vocation il n’en avait que pour la littérature, or « la littérature » n’est pas une carrière ; elle ne mène à aucune « position ». Mon grand-père aurait voulu que son fils fût un savant et un praticien. Se vouer à la recherche unique et exclusive du beau, de la forme, lui semblait presque une folie. Homme d’un caractère éminemment fort, d’habitudes très actives, il comprenait difficilement le côté nerveux et un peu féminin qui caractérise toutes les organisations artistiques. Près de sa mère, mon oncle eût trouvé plus d’encouragement, mais elle tenait à ce qu’on obéît au père et il fut résolu que Gustave ferait son droit à Paris. Il partit triste de quitter les siens, sa sœur surtout.

À Paris il habitait rue de l’Est un petit appartement de garçon où il se trouvait mal installé. Les plaisirs bruyants et faciles de ses camarades lui semblaient bêtes, il n’y participait guère. Alors il restait seul, s’enfermait, ouvrait un livre de droit qu’il rejetait aussitôt, s’étendait sur son lit, fumait et rêvait beaucoup. Il s’ennuyait démesurément et devenait sombre.

Seul l’atelier de Pradier le réchauffait un peu ; il y voyait tous les artistes de l’époque et à leur contact il sentit grandir ses instincts. Un jour il y rencontre Victor Hugo. Des femmes y viennent, c’est là qu’il voit pour la première fois Mme Louise Colet. Il fréquentait aussi souvent les jolies Anglaises de Trouville, le salon de l’éditeur Maurice Schlesinger et la maison hospitalière de l’ami de son père le docteur Jules Cloquet, qui un été l’entraîna dans les Pyrénées et en Corse. L’Éducation sentimentale a été composée avec des souvenirs de cette époque.

Mais, malgré l’amitié, malgré l’amour sans doute, l’ennui, un ennui sans bornes l’envahissait. Ce travail contraire à ses goûts lui devenait intolérable, sa santé s’en altéra sérieusement, il revint à Rouen.

La mort de mon grand-père et celle de ma mère mariée depuis peu de temps, laissèrent ma grand’mère dans un tel chagrin qu’elle fut heureuse de conserver son fils près d’elle. Paris et l’école de droit furent abandonnés. C’est alors qu’il fit, accompagné de Maxime Ducamp, le voyage en Bretagne qu’ils ont écrit ensemble sous le titre : « À travers les Champs et les Grèves. »

De retour, il se mit à « Saint-Antoine », sa première grande œuvre : elle avait été précédée de bien d’autres dont quelques fragments ont été publiés depuis sa mort. Le « Saint-Antoine » composé alors n’est pas celui connu du public. Cette œuvre fut reprise à trois époques différentes, avant d’être terminée définitivement.

En 1849, Gustave Flaubert fit un second voyage avec Maxime Ducamp. Cette fois c’était vers l’Orient que se dirigeaient les deux amis, l’Orient depuis si longtemps rêvé !

II

Mes réminiscences personnelles datent de son retour. Il revint le soir ; j’étais couchée ; on m’éveilla. Il me prit dans mon petit lit, m’enleva brusquement et me trouva drôle avec ma longue robe de nuit ; je me rappelle qu’elle flottait plus bas que mes pieds. Il se mit à rire très fort, puis m’imprima sur les joues de gros baisers qui me firent crier, je sentis le froid de sa moustache humide de rosée et je fus très satisfaite quand on me recoucha. J’avais alors cinq ans, nous étions chez les parents de Nogent. Trois mois plus tard, en Angleterre, je le revois encore distinctement. C’était le moment de la première Exposition de Londres ; on m’y conduisit ; la foule me faisant peur, mon oncle m’assit sur son épaule ; je traversai les galeries dominant tout le monde et fus cette fois bien heureuse d’être dans ses bras. On me choisit une gouvernante, nous revînmes à Croisset.


(Croisset vu de la terrasse. — Fenêtres du cabinet de travail.)

Mon oncle voulut de suite commencer mon éducation. La gouvernante ne devait m’enseigner que l’anglais ; ma grand’mère m’avait appris à lire, à écrire ; lui se réservait l’histoire et la géographie. Il trouvait inutile d’étudier la grammaire, prétendant que l’orthographe s’apprenait en lisant et qu’il était mauvais de charger d’abstractions la mémoire d’un enfant, qu’on commençait par où l’on devait finir.

Puis des années toutes semblables commencèrent.

Croisset, où nous habitions, est le premier village sur les bords de la Seine en allant de Rouen au Havre. La maison, de forme longue et basse, toute blanche, pouvait avoir environ deux cents ans de date. Elle avait appartenu et servi de maison de campagne aux moines de l’abbaye de Saint-Ouen, et mon oncle se plaisait à penser que l’abbé Prévost y avait composé Manon Lescaut[3]. Dans la cour intérieure, où existaient encore les toits pointus et les fenêtres à guillotine du XVIIe siècle, la construction était intéressante, mais la façade laide. Elle avait subi au commencement du siècle une de ces réparations de mauvais goût comme en ont tant produit le premier Empire et le règne de Louis-Philippe. Sur le dessus des portes d’entrées, il y avait, en manière de bas-reliefs, de vilains moulages, d’après les saisons de Bouchardon, et le chambranle de la cheminée du salon représentait à ses deux angles deux momies en marbre blanc, souvenir de la campagne d’Égypte.

Les pièces étaient peu nombreuses, mais assez vastes. La grande salle à manger qui occupait, au rez-de-chaussée, le centre de la maison, s’ouvrait sur le jardin par une porte vitrée flanquée de deux fenêtres en pleine vue de la rivière. Elle était agréable et gaie.

Au premier, à droite, un long corridor desservant les chambres ; à gauche, le cabinet de travail de mon oncle. C’était une large pièce, trop basse de plafond, mais très éclairée au moyen de cinq fenêtres dont trois donnaient sur la partie du jardin s’étendant en longueur et deux sur le devant de la maison. On avait une jolie vue sur les gazons, les plates-bandes de fleurs et les arbres de la longue terrasse ; la Seine apparaissait encadrée dans les feuillages d’un tulipier splendide.

Les habitudes de la maison étaient subordonnées aux goûts de mon oncle, grand’mère n’ayant pour ainsi dire pas de vie personnelle : elle vivait de ce qui faisait le bonheur des siens. Sa tendresse s’alarmait au plus petit symptôme de souffrance qu’elle croyait découvrir en son fils et cherchait à l’envelopper d’une atmosphère toute calme. Le matin, défense de faire le moindre bruit ; vers 10 heures un violent coup de sonnette retentissait : on entrait dans la chambre de mon oncle, et seulement alors chacun semblait s’éveiller. Le domestique apportait les lettres et les journaux, déposait sur la table de nuit un grand verre d’eau très fraîche et une pipe toute bourrée ; ouvrant ensuite les fenêtres, la lumière entrait à flots. Mon oncle saisissait les lettres, parcourait les adresses, mais rarement en décachetait une avant d’avoir tiré quelques bouffées de sa pipe, puis tout en lisant, il tapait à la cloison voisine pour appeler sa mère, qui accourait aussitôt s’asseoir près de son lit jusqu’à ce qu’il se levât.

Il faisait lentement sa toilette, s’interrompant parfois pour aller relire à sa table un passage qui le préoccupait. Bien que fort peu compliquée, sa mise ne manquait pas de soin et sa propreté touchait au raffinement.

À 11 heures il descendait au déjeuner où ma grand’mère, l’oncle Parain, l’institutrice et moi nous étions déjà réunis. Nous aimions tous infiniment l’oncle Parain. Il avait épousé la sœur de mon grand-père et passait une grande partie de l’année avec nous. À cette époque mon oncle mangeait peu, surtout le matin, trouvant qu’une nourriture abondante alourdit et dispose mal au travail ; presque jamais de viande ; des œufs, des légumes, un morceau de fromage ou un fruit et une tasse de chocolat froid. Au dessert, il allumait sa pipe, une petite pipe en terre, se levait et allait au jardin, où nous le suivions. Sa promenade favorite était la terrasse adossée à la roche et bordée d’un côté par de vieux tilleuls taillés droits comme une gigantesque muraille. Elle menait à un petit pavillon de style Louis XV dont les fenêtres donnaient sur la Seine. Bien souvent par les soirs d’été, nous nous asseyions tous sur le balcon aux gracieuses ciselures et nous restions des heures calmes, l’écoutant causer ; la nuit venait, petit à petit, les derniers passants avaient disparu ; sur le chemin de halage en face, la silhouette d’un cheval, traînant un bateau qui glissait sans bruit se distinguait à peine, la lune commençait à briller et ses mille paillettes, comme une fine poussière de diamant, scintillaient à nos pieds ; une vapeur légère envahissait la rivière, deux ou trois barques se détachaient du rivage. C’étaient les pêcheurs d’anguilles qui se mettaient en route et jetaient leurs nasses. Ma grand’mère, très délicate, toussait, mon oncle disait : « Il est temps de retourner à la Bovary. » La Bovary ? qu’était-ce ? Je ne savais pas. Je respectais ce nom, ces deux mots, comme tout ce qui venait de mon oncle, je croyais vaguement que c’était synonyme de travailler, et travailler, c’était écrire, bien entendu. En effet, c’est pendant ces années, de 1852 à 1856 qu’il composa cette œuvre.


(Croisset. — Pavillon, vu du quai.)

Nous allions rarement au Pavillon après le déjeuner. Fuyant le soleil du midi, nous montions à un endroit surnommé « le Mercure » à cause d’une statue de ce dieu qui jadis l’ornait. C’était une seconde avenue située au-dessus de la terrasse, et à laquelle conduisait un sentier charmant très ombragé ; de vieux ifs aux formes bizarres sortaient du rocher, montrant à nu leurs racines et leurs troncs déchiquetés ; ils semblaient suspendus ne tenant que par de minces radicelles aux parois éboulées de la côte. Tout en haut de l’allée, à une sorte de rond-point, un banc circulaire se cachait sous des marronniers. À travers leurs branches, on apercevait les eaux tranquilles et au-dessus de soi de larges plaques de ciel. De temps à autre un nuage rapidement évanoui. C’était la fumée d’un bateau à vapeur ; aussitôt apparaissaient entre les troncs élancés des arbres les mâts pointus des navires qui se faisaient remorquer jusqu’à Rouen ; leur nombre allait jusqu’à sept et neuf. Rien de majestueux et de beau comme ces convois de maisons flottantes qui vous parlaient de pays au loin. Vers une heure, on entendait un sifflet aigu ; c’était « la vapeur » comme disent les gens du pays. Trois fois par jour, ce bateau fait le trajet de Rouen à la Bouille. Le signal du départ était donné.

« Allons, disait mon oncle, viens à la leçon, mon Caro, » et, m’entraînant, nous rentrions tous deux dans le large cabinet où les persiennes soigneusement closes n’avaient pas laissé pénétrer la chaleur ; il y faisait bon, on respirait une odeur de chapelets orientaux mêlée à celle du tabac et à un reste de parfums, venant par la porte laissée entr’ouverte du cabinet de toilette. D’un bond je m’élançais sur une grande peau d’ours blanc que j’adorais ; je couvrais sa grosse tête de baisers. Mon oncle, pendant ce temps, remettait sa pipe sur la cheminée, en choisissait une autre, la bourrait, l’allumait, puis s’asseyait sur un fauteuil de cuir vert à l’autre bout de la pièce ; il croisait une de ses jambes sur l’autre, se renversait en arrière, prenait une lime et se polissait les ongles. « Voyons, y es-tu ? Eh bien ! que te rappelles-tu d’hier ? — Oh ! je sais bien l’histoire de Pélopidas et d’Épaminondas. — Raconte, alors. » Je commençais, puis, naturellement, je m’embrouillais ou j’avais oublié. « Je vais te la redire. » Je m’étais approchée et j’étais assise en face de lui sur une chaise longue, ou sur le divan. J’écoutais avec un intérêt palpitant les récits qu’il rendait pour moi si amusants.

Il m’a ainsi appris toute l’histoire ancienne, rapprochant les faits les uns des autres, faisant des réflexions à ma portée, mais restant toujours dans l’observation vraie, profonde ; des esprits mûrs auraient pu l’entendre sans trouver rien de puéril à son enseignement. Je l’arrêtais quelquefois en lui demandant : « Était-il bon ? » Et cette question s’appliquant à des hommes tels que Cambyse, Alexandre ou Alcibiade, il était embarrassé pour y répondre. « Bon… dame, ce n’étaient pas des messieurs très commodes, qu’est-ce que cela te fait ? » Mais je n’étais pas satisfaite et je trouvais que « mon vieux », comme je l’appelais, aurait dû savoir jusqu’aux plus petits détails de la vie des gens dont il me parlait.

La leçon d’histoire terminée, on passait à la géographie. Jamais il n’a voulu que je l’apprisse dans un livre. « Des images, le plus possible, disait-il, c’est le moyen d’apprendre à l’enfance. » Nous avions donc des cartes, des sphères, des jeux de patience que nous faisions et défaisions ensemble ; puis, pour bien expliquer la différence entre une île, une presqu’île, une baie, un golfe, un promontoire, il prenait une pelle, un seau d’eau, et dans une allée du jardin, on faisait des modèles en nature.

À mesure que je grandissais, les leçons devinrent plus longues, plus sérieuses ; il me les a continuées jusqu’à ma dix-septième année, jusqu’à mon mariage. Quand j’eus dix ans, il m’obligea à prendre des notes pendant qu’il parlait et lorsque mon esprit fut capable de le comprendre, il commença à me faire remarquer le côté art en toutes choses, surtout au point de vue littéraire.

Il jugeait qu’aucun livre n’est dangereux, s’il est bien écrit ; cette opinion venait chez lui de l’union intime qu’il faisait du fond et de la forme, quelque chose de bien écrit ne pouvant pas être mal pensé, conçu bassement. Ce n’est pas le détail cru, le fait brut qui est pernicieux, nuisible, qui peut souiller l’intelligence, tout est dans la nature ; rien n’est moral ou immoral, mais l’âme de celui qui représente la nature la rend grande, belle, sereine, petite, ignoble ou tourmentante. Des livres obscènes bien écrits, il ne pouvait en exister, selon lui.

Très large certainement dans les lectures qu’il me recommandait, il était cependant fort sévère à ne rien me donner où l’amusement seul eût été mon guide, et ne me permettait jamais de laisser un ouvrage inachevé. « Continue à lire l’histoire de la Conquête, m’écrivait-il, ne t’habitue pas à commencer des lectures et à les planter là pour quelque temps. Quand on a pris un livre, il faut l’avaler d’un seul coup. C’est le seul moyen de voir l’ensemble et d’en tirer du profit. Accoutume-toi à poursuivre une idée. Puisque tu es mon élève, je ne veux pas que tu aies ce décousu dans les pensées, ce peu d’esprit de suite qui est l’apanage des personnes de ton sexe. »

Il tenait à cette discipline intellectuelle, la jugeant fort utile ; son éducation cherchait à l’imprimer le plus possible à mon esprit. Lui, si débonnaire, était sur quelques points très rigoureux ; ainsi il voulait que l’honnêteté d’une femme ne consistât pas seulement dans la pureté de ses mœurs, mais qu’elle y joignît les qualités qu’on exige d’un honnête homme. Ma leçon finie, mon oncle s’asseyait à sa table dans le haut fauteuil à dossier de chêne, ne se donnant de repos que pour aller de temps en temps respirer à sa fenêtre une large bouffée d’air, il y restait jusqu’à 7 heures. On dînait alors, et la causerie intime reprenait comme après le déjeuner. À 9 heures, 10 au plus tard, il se remettait avec empressement au travail qu’il prolongeait bien avant dans la nuit. Il n’était jamais plus en train qu’en ces heures solitaires où aucun bruit ne venait le troubler.

Il restait ainsi plusieurs mois de suite, ne voyant personne que Louis Bouilhet, son intime ami, qui, chaque dimanche, venait jusqu’au lundi matin. Une partie de la nuit se passait à lire le travail de la semaine. Quelles bonnes heures d’expansion ! C’étaient de grands cris, des exclamations sans fin, des controverses pour le rejet ou le maintien d’une épithète, des enthousiasmes réciproques ! Trois ou quatre fois par an, il allait à Paris passer quelques jours et descendait à l’hôtel du Helder. Toutes ses distractions se bornaient à ces courtes absences.

Cependant, en 1856, se décidant à publier Madame Bovary, Gustave Flaubert vint habiter, 42, boulevard du Temple, dans une maison appartenant à M. Mourier, directeur du théâtre des Délassements-Comiques. Bouilhet, cette année-là, devait faire représenter sa première pièce, Madame de Montarcy, à l’Odéon. Il avait déjà précédé son ami, quitté Rouen et sa profession de répétiteur pour se livrer uniquement aux lettres. Ma grand’mère ne tarda pas à les rejoindre ; elle venait quelques mois d’hiver dans un appartement meublé et s’installa définitivement, deux ans plus tard, dans la même maison que son fils, l’étage au-dessous.

Bien qu’habitant si près, nous étions fort indépendants. Mon oncle avait emmené à son service comme valet de chambre un nommé Narcisse, le plus bizarre individu possible. Ce garçon avait été domestique chez mon grand-père ; sa drôlerie et son zèle décidèrent mon oncle à l’appeler près de lui. Narcisse, établi cultivateur, marié et père de six enfants, avait quitté avec le plus grand empressement femme et famille pour suivre le fils de son ancien maître pour lequel il avait un respect mêlé de fanatisme, mais joint à cela le plus grand oubli des distances. Un jour il était rentré complètement ivre, mon oncle l’aperçut assis ou plutôt tombé sur une chaise dans sa cuisine. Il l’aida à gagner sa chambre et à s’étendre sur son lit. Narcisse alors d’un air suppliant : « Ah Monsieur ! mettez le comble à vos bontés, retirez-moi mes bottes. » Et ce fut fait par le maître si indulgent.

Les amis s’amusaient des réflexions de ce garçon et de ses réparties ; certains lui envoyaient leurs livres. On le trouvait assis dans le cabinet de travail ou devant la bibliothèque, un plumeau sous le bras, un livre dans la main ; il lisait à haute voix, imitant son maître. Mais ce lyrisme artistique joint à l’abus des petits verres détraqua complètement la cervelle du pauvre diable ; il fut obligé de retourner aux champs.

Pendant ces mois d’hiver, je regrettais les jours d’été, car le grand succès de Madame Bovary suivi d’un procès retentissant avait de suite donné à mon oncle une célébrité qui le faisait rechercher. Il sortait beaucoup, je le voyais moins.

L’appartement du boulevard du Temple se fleurissait à certains jours ; c’était un plaisir d’y donner des petits repas intimes ; je me souviens de ceux auxquels je prenais part et qui réunissaient autour de la table, Sainte-Beuve, M. et Mme Sandeau, M. et Mme Cornu, ces derniers amenés par Jules Duplan, le si fidèle ami de Gustave Flaubert ; Charles d’Osmoy, Théophile Gautier venaient aussi très souvent, et le dimanche la porte s’ouvrait plus grande, les amis étaient nombreux.

Cette époque fut pour mon oncle le début de plusieurs relations qu’il conserva jusqu’à sa mort. Il fréquentait assidûment le salon de la princesse Mathilde ; il y trouvait réunis des savants, des artistes, quelques amis intimes et goûtait fort ce milieu intellectuel et mondain. Il alla aussi aux Tuileries et fut invité à Compiègne ; de son séjour au château lui était venue la pensée d’un grand roman qui devait mettre en présence les civilisations française et turque.

Puis il y avait aussi les dîners chez Magny qui, au début, ne comptaient qu’une dizaine de personnes : Sainte-Beuve, Théophile Gautier, les deux Goncourt, Gavarni, Renan, Taine, le marquis de Chennevières, Bouilhet et mon oncle. Les conversations y étaient débordantes et d’un haut intérêt.

Enfin le mois de mai arrivait, et nous rendait à la bonne vie tranquille de Croisset.

S’étant mis en 1860 à écrire Salammbô, mon oncle s’aperçut bientôt qu’un voyage sur l’emplacement de ce qui fut Carthage lui était nécessaire et il partit pour la Tunisie. À son retour, il accompagna sa mère à Vichy ; nous y allâmes deux années de suite.

La santé de ma grand’mère ne lui permettant pas de sortir avec moi, mon oncle la remplaçait ; il m’accompagnait dans mes promenades et le dimanche me menait même à l’église, malgré l’indépendance de ses croyances ou plutôt à cause de cette indépendance. Nous allions souvent, quand il faisait beau, nous asseoir sous de petits peupliers à feuilles blanches le long de l’Allier ; il lisait pendant que je dessinais, et interrompant sa lecture, il me parlait de ce qu’elle lui suggérait ou se mettait à réciter des vers. Il savait ainsi par cœur des pages entières de prose ; celles qu’il citait le plus souvent étaient de Montesquieu et de Chateaubriand. Cette mémoire se révélait également par rapport aux dates ou aux faits historiques. Mais s’agissait-il d’un souvenir littéraire, alors il était vraiment surprenant ; dans un volume lu vingt ans auparavant il se rappelait la page et l’endroit de la page qui l’avait frappé et, allant droit à sa bibliothèque, il ouvrait le livre et vous disait : « Voilà », avec une certaine satisfaction qui brillait dans ses yeux clairs.


(Croisset. — Pavillon, vu du jardin.)

À Vichy il retrouva d’anciennes connaissances ; le docteur Villemain rencontré en Égypte et Lambert Bey, un des adeptes du Père Enfantin.

Mais mon mariage vint en 1864 changer toute notre vie. J’habitais une grande partie de l’année Neuville près Dieppe, je n’allais plus à Croisset que deux fois par an, au printemps et à l’automne. Mon oncle ne faisait que de courts séjours chez moi ; tout déplacement le dérangeait extraordinairement et troublait son travail. Il lui fallait, pour écrire, une tension extrême et il lui était impossible de se trouver dans l’état voulu ailleurs que dans son cabinet de travail, assis à sa grande table ronde, sûr que rien ne viendrait le distraire. Cet amour de la tranquillité, qu’il a poussé plus tard à l’excès, commençait déjà à exercer une tyrannie sur ses moindres actions ; au bout de quelques jours, je le voyais nerveux et je sentais qu’il avait envie de s’en retourner à la besogne aimée.

Pendant dix ans nos vies furent donc moins mêlées, sauf au printemps de 1871. Quand je rentrai d’Angleterre où j’avais passé quelques mois, je le trouvai très changé. La guerre avait fait sur lui une impression profonde ; son sang de « vieux Latin » se révoltait à ce retour de barbarie. Obligé de fuir sa maison, car il n’eût voulu pour rien au monde être dans la nécessité de parler à un Prussien, il s’était réfugié à Rouen dans un petit logement sur le quai du Havre, où il était fort mal installé. Cela ressemblait à du dénûment ; ma grand’mère, très âgée, ne s’occupant plus de l’organisation du ménage, au lieu de transporter les meubles et objets nécessaires de la campagne à la ville, ce qui eût été facile, avait tout laissé à Croisset, où une dizaine d’hommes, officiers et soldats, s’étaient établis.

Le désœuvrement fatal qu’une vie d’inquiétude entraîne, la pensée que son cabinet, ses livres, sa demeure étaient souillés par la présence de l’ennemi, mettaient le cœur et l’esprit de mon oncle dans un trouble et un chagrin affreux. Les arts lui parurent morts. Comment ? était-ce possible ? c’était d’un pays lettré que montaient ces flots de sang ! C’étaient des savants qui tenaient Paris assiégé, qui lançaient des projectiles sur les monuments !

Il croyait en rentrant dans son habitation n’y rien retrouver. Il se trompait ; sauf quelques menus objets sans valeur tels que cartes, canif, coupe-papier, on respecta absolument tout ce qui lui appartenait. Une seule chose était suffocante au retour, l’odeur, l’odeur du Prussien, comme les Français l’appelaient, une odeur de bottes graissées. Les murs en étaient imprégnés et il fallut repeindre et tapisser les pièces pour s’en débarrasser.

Six mois se passèrent sans que mon oncle pût écrire, enfin ce fut chez moi, à Neuville, que, cédant à mes supplications il reprit et cette fois termina « La Tentation de saint Antoine ».

Il y avait dans la nature de Gustave Flaubert une sorte d’impossibilité au bonheur, et cela par un besoin continuel de retourner sans cesse en arrière, de comparer, d’analyser. À l’âge même des jouissances les plus absolues, il les dissèque tellement qu’il n’en voit que le cadavre.

Quand il écrit en descendant le Nil les pages intitulées « au bord de la cange », il regrette sa maison des bords de la Seine. Les paysages qu’il a sous les yeux ne semblent pas le captiver ; c’est plus tard qu’il se les rappellera. Par exemple l’homme, son ineptie, ses conversations, l’intéressent avidement. « La bêtise », disait-il, « entre dans mes pores. » Et quand on lui reprochait de ne pas sortir davantage, de ne pas se délasser dans la campagne, « Mais la nature me mange ! s’écriait-il indigné ; si je reste étendu longtemps sur l’herbe, je crois sentir pousser des plantes sur mon corps, » et il ajoutait : « Vous ne savez pas le mal que tout dérangement me procure. »

Sur lui-même, il a, dans les événements les plus douloureux de sa vie, écrit ses sensations, cherchant, scrutant dans le fond de sa nature les recoins les plus voilés, les plus intimes. Un fait dans un journal, une historiette drôle sur des gens qu’il connaissait, des âneries dites par des plumes autorisées, la manifestation de leur amour-propre ou de leur cupidité étaient autant de sujets d’expérience qu’il consignait et glissait dans des cartons. Il ne comprenait pas que l’art amenât la préoccupation du lucre, l’argent ne pouvant payer selon lui l’effort de l’artiste, et, entre les cinq cents francs que l’éditeur Michel Lévy lui remit pour l’exploitation pendant cinq ans de Madame Bovary et les dix mille francs qu’il recevait quelques années plus tard pour Salammbô, il ne voyait guère de différence.

Dans ses carnets de voyage, à dix-sept ans, aux Pyrénées, il relève au lac de Gaube et à l’auberge près de Gavarnie, les réflexions les plus ineptes écrites par des voyageurs. C’est déjà le commencement du Dictionnaire des idées reçues, de « Bouvard et Pécuchet ». Cette compréhension si forte du comique était l’utile opposition de son amour de l’idéal, comme son goût pour les farces corrigeait sa mélancolie native.

III

En 1875, des pertes d’argent considérables changèrent notre position. Mon mari vit tout son avoir disparaître dans des opérations commerciales. Mariée sous le régime dotal si commun en Normandie, je ne pouvais disposer que d’une partie de mes biens en sa faveur ; mon oncle me remplaça, et avec une générosité toute spontanée donna tout ce qu’il possédait pour sauver notre situation. Il ne lui resta plus pour vivre que la rente que nous nous engagions à lui faire et le produit très médiocre de ses œuvres. Vendre Croisset se présenta tout d’abord à notre esprit ; cette propriété m’avait été donnée en propre par ma grand’mère, avec le désir exprimé que son fils Gustave continuât à y vivre. Cette considération jointe à la répugnance qu’aurait éprouvée mon oncle à s’en séparer nous fit prendre la résolution de la garder ; l’isolement pesait à sa nature tendre, aussi cet arrangement de vie en commun lui convenait-il. Il passerait la majeure partie de l’année à la campagne ; et à Paris, ayant remis son appartement de la rue Murillo, il en prit un sur le même palier que le nôtre au cinquième étage d’une maison située à l’angle de la rue du Faubourg-Saint-Honoré et de l’avenue de la Reine-Hortense.

Nous voici donc ensemble comme jadis et les causeries reprennent plus abondantes, plus profondes, plus intimes encore qu’au temps de mon enfance. Dans la vie retirée que nous menons, mon oncle s’adresse à moi comme à un ami ; nous parlons de toutes choses, mais ce sont de préférence les sujets littéraires, religieux et philosophiques que nous discutons sans jamais, quoique d’opinion souvent différente, qu’il en résulte entre nous rien de fâché, rien de pénible.

Il est facile de voir que l’homme qui a écrit Saint Antoine s’est préoccupé surabondamment de la pensée religieuse dans l’humanité et de ses manifestations si multiples. Les vieilles théogonies l’intéressaient extrêmement, et il avait un attrait infini pour les excessifs dans tous les genres : l’anachorète, le solitaire de la Thébaïde, provoquaient son admiration, il se sentait porté vers eux comme vers le Bouddha des bords du Gange. Il relisait souvent la Bible. Ce verset d’Isaïe : « Qu’ils sont beaux sur les montagnes les pieds du messager qui apporte de bonnes nouvelles ! » lui paraissait sublime. « Réfléchis, creuse-moi ça, me disait-il, enthousiasmé. »

Païen par ses côtés artistiques, il était, par les besoins de son âme, panthéïste. Spinosa, qu’il admirait fort, n’avait pas été sans laisser en lui son empreinte. D’ailleurs, aucune des croyances de son esprit, en dehors de la croyance au beau, n’était assez solidement enracinée pour qu’il ne fût pas capable d’écouter et d’admettre même, jusqu’à un certain point, la manière de voir adverse. Il aimait à répéter avec Montaigne, ce qui était peut-être le dernier mot de sa philosophie, qu’il fallait s’endormir sur l’oreiller du doute.

Puis nous revenions à son travail de la journée. Là, il est heureux de me lire toute fraîche éclose la phrase qu’il vient de terminer ; j’assiste, témoin immobile, à la lente création de ces pages si durement élaborées. Le soir, la même lampe nous éclaire ; moi, assise au bord de la large table, je m’occupe à quelque ouvrage d’aiguille, ou je lis ; lui se débat sous l’effort du travail ; tantôt penché en avant il écrit fiévreusement, se renverse en arrière, empoigne les deux bras de son fauteuil et pousse un gémissement, c’est par instants comme un râle. Mais tout à coup sa voix module doucement, s’enfle, éclate : il a trouvé l’expression cherchée, il se répète la phrase à lui-même. Alors il se lève vivement et parcourt à grands pas son cabinet, il scande les syllabes en marchant, il est content, c’est un moment de triomphe après un labeur épuisant.

Arrivé à une fin de chapitre, souvent il se donnait un jour de repos pour nous le lire tout à l’aise, en voir « l’effet ». Il lisait d’une façon unique, chantante et dont l’emphase, qui au commencement paraissait exagérée, finissait par plaire extrêmement. Ce ne sont pas seulement ses œuvres qu’il nous lit ; de temps en temps il nous donne de vraies séances littéraires ; se passionnant aux beautés qu’il rencontrait, son enthousiasme était communicatif ; impossible de rester froid, on vibrait avec lui.

Parmi les anciens, Homère et Eschyle étaient pour lui des dieux ; Aristophane lui plaisait davantage que Sophocle, Plaute qu’Horace, dont il trouvait le mérite trop vanté. Que de fois lui ai-je entendu dire qu’il eût désiré avant tout être un grand poète comique !

Shakespeare, Byron et Victor Hugo lui causaient des admirations profondes, mais il ne comprit jamais Milton. Il disait : « Virgile a fait la femme amoureuse, Shakespeare la jeune fille amoureuse, toutes les autres amoureuses sont des copies plus ou moins éloignées de Didon et de Juliette. »

Dans la prose française il relisait sans cesse Rabelais et Montaigne et les conseillait à tous ceux qui voulaient se mêler d’écrire.

Ces enthousiasmes littéraires avaient de tout temps existé chez lui ; un de ceux qu’il aimait à se rappeler fut celui qu’il éprouva à la lecture du « Faust ». Il le lut justement une veille de Pâques en sortant du collège ; au lieu de rentrer chez son père il se trouva, il ne savait comment, dans un endroit appelé le « Cours la Reine ». C’est une belle promenade plantée de hauts arbres sur la rive gauche de la Seine, un peu éloignée de la ville. Il s’assit sur la berge ; les cloches des églises, sur la rive opposée, résonnaient dans l’air et se mêlaient à la belle poésie de Gœthe. « Christ est ressuscité, paix et joie entière. Annoncez-vous déjà, cloches profondes, la première heure du jour de Pâques… cantiques célestes, puissants et doux, pourquoi me cherchez-vous dans la poussière ? » Sa tête tournait, et il rentra comme éperdu, ne sentant plus la terre.

Comment cet homme si admirateur du beau avait-il tant de bonheur à découvrir les turpitudes humaines, là surtout où régnaient les dehors de la vertu ? Ne serait-ce pas à cause de son culte pour le vrai ? Cette découverte semblant la confirmation de sa philosophie et le réjouissant par amour de cette vérité qu’il croyait pénétrer.

De nombreux projets de travaux préoccupaient son esprit. Il parlait surtout d’un conte sur les Thermopyles qu’il allait commencer. Il trouvait qu’il avait perdu trop de temps aux recherches préparatoires de ses œuvres et voulait employer le reste de sa vie à l’art pur. La préoccupation de la forme croissait, ce qui lui fit un jour s’écrier dans une de ses boutades chaudes et spontanées : « Je me fiche bien de l’Idée ! » Puis, se mettant aussitôt à rire aux éclats : « Pas mal ça, hein ? c’est d’un bon lyrisme, je commence à comprendre l’art. »

Un vrai artiste pour lui ne pouvait être méchant, un artiste est avant tout un observateur ; la première qualité pour voir est de posséder de bons yeux. S’ils sont troublés par les passions, c’est-à-dire par un intérêt personnel, les choses échappent ; un bon cœur donne tant d’esprit !

Son culte du beau lui faisait dire : « La morale n’est qu’une partie de l’esthétique, mais sa condition foncière. »

Deux genres d’hommes lui déplaisaient particulièrement, et il était dur à leur égard : le critique, celui qui n’a rien produit et juge tout ; il lui préférait un marchand de chandelles, et le monsieur instruit qui se croit artiste, qui a des désillusions, qui s’est figuré Venise autrement qu’elle n’est. Quand il rencontrait un individu de ce genre, c’était une explosion de mépris qui se traduisait, soit par des réparties mordantes (il prétendait, lui, n’avoir aucune imagination, ne s’être jamais rien figuré, ne rien savoir), ou par un silence encore plus hautain.

Jusqu’à sa mort, j’eus la douceur de continuer cette vie sérieuse et calme dans laquelle mon esprit de femme avait tant à gagner. Beaucoup des meilleurs amis de mon oncle étaient morts : Louis Bouilhet, Jules Duplan, Ernest Lemarié, Théophile Gautier, Jules de Goncourt, Ernest Feydeau, Sainte-Beuve ; d’autres s’étaient éloignés. Les relations avec Maxime Ducamp n’étaient plus que fort rares ; dès 1852 les deux amis commencèrent à ne plus suivre les mêmes routes, leur correspondance le témoigne.

En amitié, mon oncle était parfait, d’un dévouement absolu, fidèle, sans envie, plus heureux du succès d’un ami que du sien propre, mais il apportait dans ses relations amicales des exigences que parfois supportaient difficilement ceux qui en étaient l’objet. Le cœur auquel il s’était lié par un amour commun de l’art (et toutes ses liaisons profondes avaient cette base) devait lui appartenir sans réserve.

Lorsque, cinq ans avant de mourir, il recevait ce court billet en réponse à son envoi des « Trois contes » :

« Cher ami, je te remercie de ton volume. Je ne t’en dis rien parce que je suis absolument abruti par la fin de mon travail. J’aurai terminé dans huit ou dix jours et je me récompenserai en te lisant. Tout à toi.

« Maxime Ducamp. »

Son cœur souffrit et se replia amèrement. Où était l’ardent désir de connaître bien vite la pensée jaillie du cerveau de l’ami ? Où étaient les belles années de jeunesse ? la foi l’un à l’autre ?

Cependant il y avait encore des natures qu’il affectionnait beaucoup. Parmi les jeunes, au premier rang, le neveu d’Alfred Le Poittevin, Guy de Maupassant, « son disciple, » comme il aimait à l’appeler. Puis son amitié avec George Sand fut pour son esprit, et au moins autant pour son cœur, une grande douceur. Mais de sa génération proprement dite il ne lui restait qu’Edmond de Goncourt et Ivan Tourgueneff ; il goûtait avec eux la pleine jouissance des conversations esthétiques. Elles étaient, hélas ! de plus en plus rares les heures de causerie intime, car pour s’épancher il fallait trouver des intelligences éprises des mêmes choses, et les séjours à Paris s’éloignaient de plus en plus. La solitude toujours grande devenait farouche quand je n’étais pas là et souvent, pour la fuir, il appelait la vieille bonne de l’enfance. Elle venait se chauffer un instant à la cheminée. Dans une lettre il me dit : « J’ai eu aujourd’hui une conversation exquise avec « Mam’zelle Julie ». En parlant du vieux temps elle m’a rappelé une foule de choses, de portraits, d’images qui m’ont dilaté le cœur. C’était comme un coup de vent frais. Elle a eu (comme langage) une expression dont je me servirai. C’était en parlant d’une dame : « Elle était bien fragile… orageuse même ! » Orageuse après fragile est plein de profondeur. Puis nous avons parlé de Marmontel et de la Nouvelle Héloïse, chose que ne pourraient faire beaucoup de dames, ni même beaucoup de messieurs. »

Quand il était ainsi seul, il lui prenait parfois des amours de nature qui l’enlevaient un moment à son travail. « Hier, m’écrivait-il, pour rafraîchir ma pauvre caboche, j’ai fait une promenade à Canteleu. Après avoir marché pendant deux heures de suite, Monsieur a pris une chope chez Pasquet où on récurait tout pour le jour de l’an. Pasquet a témoigné une grande joie en me voyant, parce que je lui rappelle « ce pauvre monsieur « Bouilhet » ; il a gémi plusieurs fois. Le temps était si beau, le soir la lune brillait si bien qu’à 10 heures je me suis promené dans le jardin, « à la lueur de l’astre des nuits ». Tu n’imagines pas comme je deviens amant de la nature ; je regarde le ciel, les arbres et la verdure avec un plaisir que je n’ai jamais eu. Je voudrais être vache pour manger de l’herbe. »

Mais il se rasseyait à sa table et laissait s’écouler plusieurs mois sans être repris du même désir.

Au commencement de l’année 1874, il se mit à « Bouvard et Pécuchet », sujet qui le préoccupait depuis trente ans. Ce devait être d’abord fort court, une nouvelle d’une quarantaine de pages ; voici comment l’idée lui en vint.

Assis avec Bouilhet sur un banc du boulevard à Rouen, en face l’hospice des vieillards, ils s’amusaient à rêver ce qu’ils seraient un jour, et après avoir commencé gaiement le roman de leur existence supposée, tout à coup ils s’écrièrent : « Et qui sait ? nous finirons peut-être comme ces vieux décrépits qui meurent dans l’asile. » Alors ils avaient imaginé l’amitié de deux commis, leur vie, une fois retirés des affaires, etc., etc., pour ensuite les amener à finir dans la misère. Ces deux commis sont devenus « Bouvard et Pécuchet ». Ce roman, d’une exécution si difficile, découragea mon oncle à plus d’une reprise ; il fut même obligé de l’interrompre et, pour se reposer, il alla rejoindre à Concarneau, son ami le naturaliste Georges Pouchet.

Là-bas, sur les grèves bretonnes, il commença la légende de saint Julien l’Hospitalier, qui fut bientôt suivie d’« Un cœur simple » et d’« Hérodias ». Il écrivit rapidement ces trois contes et reprit ensuite « Bouvard et Pécuchet », lourde besogne sur laquelle il devait mourir.

Peu d’existences témoignent d’une unité aussi complète que la sienne : ses lettres le montrent à neuf ans préoccupé d’art comme il le sera à cinquante. Sa vie, comme l’ont d’ailleurs observé tous ceux qui ont parlé de lui, ne fut, depuis l’éveil de son intelligence jusqu’à sa mort, que le long développement d’une même passion, « la littérature ». Il lui sacrifia tout ; ses amours, ses tendresses ne l’enlevèrent jamais à son art. Dans les dernières années, regretta-t-il de ne pas avoir pris la route commune ? Quelques paroles émues sorties de ses lèvres un jour où nous revenions ensemble le long de la Seine me le feraient croire : nous avions visité une de mes amies que nous avions trouvée au milieu d’enfants charmants. « Ils sont dans le vrai, » me dit-il, en faisant allusion à cet intérieur de famille honnête et bon. « Oui, » se répétait-il à lui-même gravement. Je ne troublai point ses pensées et restai silencieuse à ses côtés. Cette promenade fut une de nos dernières.

La mort le prit en pleine santé. La veille, sa lettre était tout épanouie et renfermait la joie de voir se confirmer une conjecture qu’il avait faite relativement à une plante. Il m’écrivait ces lignes intéressantes sur son travail dont il ne lui restait plus que quelques pages à terminer : « J’avais raison ! Je tiens mon renseignement du professeur de botanique du Jardin des plantes et j’avais raison, parce que l’esthétique est le vrai et qu’à un certain degré intellectuel (quand on a de la méthode), on ne se trompe pas, la réalité ne se plie point à l’idéal, mais le confirme. Il m’a fallu pour « Bouvard et Pécuchet » trois voyages en des régions diverses, avant de trouver leur cadre, le milieu idoine à l’action. Ah ! ah ! je triomphe ! ça, c’est un succès ! et qui me flatte ! »

Il se disposait à partir pour Paris où il venait me rejoindre. C’était la veille de son départ, il sortit du bain, monta dans son cabinet ; la cuisinière allait lui servir son déjeuner, quand elle s’entendit appeler. Elle accourut ; déjà ses poings crispés ne pouvaient ouvrir un flacon de sels qu’il tenait dans la main. Il articulait des paroles inintelligibles dans lesquelles cependant elle distingua : « Eylau… allez… cherchez… avenue… je la connais. »

Une lettre de moi, reçue le matin, lui apprenait que Victor Hugo allait s’installer avenue d’Eylau ; c’était sans doute une réminiscence de cette nouvelle et aussi comme un appel de secours ; il songeait à son voisin et ami le docteur Fortin.

À la dernière heure sa pensée aurait évoqué le grand poète qui avait tant fait vibrer sa nature.

Aussitôt, il tomba sans connaissance. Quelques instants plus tard il ne respirait plus ; l’apoplexie avait été foudroyante.

Caroline Commanville.


Paris, décembre 1886.



Gustave Flaubert est mort le 8 mai 1880.




TABLE
DES
ILLUSTRATIONS


Portrait de Gustave Flaubert à l’âge de neuf ans, d’après un dessin de Hyacinthe Langlois.

Maison de la rue du Petit-Salut.

Croisset vu de la terrasse. — Fenêtres du cabinet de travail.

Croisset. — Pavillon, vu du quai.

Croisset. — Pavillon, vu du jardin.


Croisset vu à vol d’oiseau.
Illustration d’encadrement de texte (note Wikisource)

Intérieur du cabinet de travail.
Illustration d’encadrement de texte (note Wikisource)

Vue générale, côté de la Seine.
Illustration d’encadrement de texte (note Wikisource)

Façade de l’Hôtel-Dieu de Rouen.
Illustration d’encadrement de texte (note Wikisource)





  1. Lettre du 3 avril 1832.
  2. MAIRIE DE LA VILLE DE ROUEN
    ÉTAT CIVIL

    Extrait du registre des actes de naissance de l’an mil huit cent vingt-un du jeudi 13 décembre mil huit cent vingt-un, devant moi soussigné, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, faisant les fonctions d’officier public de l’état civil, par délégation de M. le Maire, ont comparu M. Achille-Cléophas Flaubert, chirurgien en chef à l’Hôtel-Dieu de cette ville, domicilié rue de Lecat no 17, époux de dame Anne-Justine-Caroline Fleuriot, lequel m’a déclaré que le jour d’hier, à quatre heures du matin, est né, en son domicile précité et de son mariage, contracté en cette ville, le dix février mil huit cent douze, un enfant du sexe masculin, qu’il m’a présenté et auquel il a donné le prénom de Gustave, en présence de MM. Anne-François-Achille Lenormand, âgé de vingt-quatre ans, chirurgien interne audit Hôtel-Dieu, y domicilié, et François-Stanislas Leclerc, âgé de quarante ans, officier de santé domicilié place du Vieux-Marché, no 20, amis, lesquels témoins et le déclarant, ont signé, lecture faite : signé : Flaubert, Lenormand, Leclerc et de Vanderetz, adjoint.

  3. On sait que l’abbé Prévost passa plusieurs années chez les moines de l’abbaye de Saint-Ouen.