Poujoulat - Histoire de saint Augustin/26
CHAPITRE VINGT-SIXIÈME.
(410-411.)
Les combats contre les donatistes touchent à leur terme. Le livre sur le Baptême unique est un des derniers ouvrages de controverse où l’évêque d’Hippone réfute le parti de Donat. Pétilien de Constantine venait de composer un écrit sur le Baptême unique. Augustin était allé chercher un peu de repos dans une retraite voisine, lorsqu’un prêtre de ses amis, appelé Constantin, lui remit cet ouvrage en le conjurant d’y répondre. Un amas de calomnies à travers un grand fracas de paroles, tel était l’écrit de Pétilien. Le saint évêque consentit à descendre une dernière fois dans le champ du combat contre des adversaires dont il avait tant de fois triomphé. Il adressa son livre à Constantin. Nous n’entrerons pas dans l’examen d’une œuvre qui redit avec des formes plus ou moins nouvelles ce que nous avons entendu de tant de manières. Pétilien soutenait l’unité du baptême, mais exclusivement en faveur du parti de Donat ; Augustin enseigne aussi cette unité, mais il reconnaît la validité du baptême des hérétiques et des schismatiques. Ceux-ci ne peuvent pas plus anéantir le sacrement qu’ils ne pourraient anéantir Dieu. Augustin revient à Agrippinus de Carthage, à son successeur le grand Cyprien, aux soixante et dix évêques qui, réunis en concile sous la présidence d’Agrippinus, soutinrent l’inefficacité du baptême des hérétiques. Pétilien s’appuyait sur l’autorité de ces évêques, principalement sur le grand nom de Cyprien, et l’évêque d’Hippone redisait ce que nous avons vu ailleurs. Pétilien accusait gratuitement le pape Melchiade et plusieurs évêques catholiques d’avoir livré aux païens les Écritures saintes et brûlé de l’encens aux dieux ; Augustin venge leur mémoire[1]. Une phrase de ce livre renferme une petite inexactitude qui ferait croire que Félix d’Aptunge, poursuivi par les donatistes, avait été jugé après Cécilien de Carthage ; le saint évêque l’a rectifiée dans le deuxième livre, chap. 34, de la Revue de ses ouvrages.
Il n’est rien resté, à notre connaissance, des ouvrages d’un contemporain d’Augustin, nommé Cousentius, qui écrivit sur l’unité de Dieu et la Trinité des personnes divines. Dans une lettre placée en tête de ses travaux, il déclarait « que c’était par le poids des sentiments du saint évêque Augustin qu’il prétendait fixer la nacelle flottante de sa foi. » Consentius était des îles voisines de l’Afrique, ce qui nous fait croire qu’il appartenait aux îles Baléares. Le peu que nous savons de ce personnage, qui était apparemment laïque, nous l’avons trouvé dans sa lettre à l’évêque d’Hippone, datée de 410 ; il appelle Augustin très-honoré seigneur et très-saint pape. Consentius expose au grand docteur des questions sur la Trinité, et s’adresse à lui avec d’autant plus de confiance qu’Augustin jouissait en ce moment du repos de la solitude. Il dit que le Père céleste, seul possesseur du secret des mystères et de la clef de David, a rendu Augustin capable de pénétrer, par la pureté de son œil intérieur, jusque dans le sanctuaire du ciel ; et d’y voir à découvert la gloire du Seigneur : à moins d’avoir Augustin pour guide dans la recherche de la nature de Dieu, les esprits n’oseraient s’élever si haut, et les yeux sont trop faibles pour soutenir l’éclat d’une si vive lumière. C’est à l’évêque d’Hippone qu’il appartient de percer la nuée obscure des mystères. Consentius aime mieux suivre avec soumission et foi l’autorité du grand docteur que de s’égarer en suivant la fausse lueur de ses propres pensées. Il désire un redressement public de ses erreurs sur ces hautes matières, afin que ses compatriotes des îles et tous ceux qui se trompent soient instruits et corrigés par le profond savoir et l’autorité d’Augustin. La lettre de Consentius est d’un style clair et facile ; sa latinité est meilleure que celle de la plupart de ses contemporains, et, sous le rapport de la forme au moins, la perte de ses livres est regrettable.
Augustin, en commençant sa réponse[2], vante l’esprit de Consentius ; il voudrait que Consentius, dont l’éloignement n’est pas considérable, se rendît à Hippone pour y lire les ouvrages d’Augustin dans les meilleures copies et communiquer à l’évêque tous ses doutes, toutes ses observations. Consentius avait fort bien remarqué qu’on arrive à la vérité chrétienne par la foi plutôt que par le raisonnement : si l’on ne parvenait à la foi que par les savantes discussions, le bonheur éternel serait exclusivement réservé aux orateurs et aux philosophes. Augustin répond que Dieu ne hait point en nous la raison, cette prérogative par laquelle il nous a élevés au-dessus des animaux ; que la soumission religieuse ne doit pas nous empêcher de demander raison de ce que nous croyons, puisque sans la raison nous ne serions pas même capables de croire ; mais dans l’étude des doctrines du salut, la foi doit précéder la raison, et voilà pourquoi le prophète disait : Si vous ne croyez, vous ne comprendrez pas. La foi a ses yeux qui lui font voir en quelque sorte la vérité de ce qu’elle ne voit pas encore, comme ils lui font voir clairement qu’elle ne découvre pas encore ce qu’elle croit. Nous avons développé ces idées sur la raison et la foi dans l’examen d’autres ouvrages d’Augustin. L’évêque d’Hippone est, parmi les Pères, celui qui a le mieux et le plus constamment défendu les droits de la raison humaine dans la recherche de la vérité. Sa lettre à Consentius abonde en vues philosophiques sur la nature de Dieu. Augustin travaillait déjà à cette époque et depuis plusieurs années à son traité de la Trinité : les questions de Consentius l’avaient trouvé avec le regard attaché sur le mystère du Dieu en trois personnes.
Augustin avait dans le monde religieux quelque chose de l’autorité des prophètes dans l’ancien monde hébraïque ; on consultait les prophètes pour connaître les volontés de Dieu, on consultait Augustin pour connaître la nature de Dieu et tous les mystères de sa loi révélée. Quand les voyants d’Israël parlaient, on écoutait ce que Dieu disait en eux ou par eux ; quand l’évêque d’Hippone, sublime voyant du règne évangélique, éclaircissait les questions difficiles et chassait la nuit par sa parole, on s’inclinait pieusement comme si on avait senti passer devant soi l’esprit divin. Augustin, que nous pouvons appeler prophète de la vérité, puisque son regard perça tant de nuages, apparaissait comme un pèlerin du ciel qui, campé un moment sur la terre, serait interrogé de toutes parts sur les secrètes merveilles d’une patrie inconnue.
Saint Paulin de Nole fut un de ceux qui aimèrent le plus à se rapprocher, par le cœur et l’intelligence, de cette belle étoile africaine qui répandait un jour si brillant. Il s’était établi, on le sait, un commerce de lumière entre Augustin et Paulin ; l’évêque d’Hippone, bon pour tous, laissait voir une prédilection particulière pour ce saint ami qu’il n’avait jamais vu. Une lettre de l’évêque de Nole, de 410, renferme douze questions tirées des Psaumes, des Épîtres de saint Paul et de l’Évangile ; Augustin y fit d’abord des réponses qui ne parvinrent pas à Paulin, et qui ne sont point parvenues non plus à la postérité ; nous n’avons qu’une réponse de l’année 414, écrite dans le but de remplacer les lettres perdues.
Il était difficile que les questions religieuses qui partageaient en deux l’Afrique ne fussent pas de temps en temps soumises aux nécessités politiques de l’empire romain. On se souvient d’Attale, ce préfet de Rome, dont il avait plu à Alaric de faire un empereur ; à la fin de 409, Attale, tout incapable qu’il était, tenta quelque mouvement pour s’assurer la possession de l’Afrique ; les donatistes, ainsi que nous l’avons remarqué, s’offraient comme les auxiliaires de toute rébellion contre les empereurs ; Attale avait jeté les yeux sur eux ; mais Honorius, d’après les conseils de quelques hommes considérables, prévint les projets du nouvel empereur en rendant aux donatistes leurs églises et la liberté de faire ce qu’ils voudraient en religion. C’était remettre tout en question et replacer les catholiques sous les coups de leurs ennemis. Mais cette situation ne dura que huit ou neuf mois ; le concile de Carthage, en 410, demanda la révocation d’un édit désastreux pour l’Église d’Afrique ; il chargea quatre évêques, Possidius, Florentus, Praesidius et Benenatus, de porter sa prière à Honorius, qui, n’ayant plus rien à craindre d’Attale dépouillé de la pourpre impériale, publia contre les donatistes des lois d’une excessive sévérité.
Augustin était retenu à Carthage par le concile de 410, lorsqu’il adressa à son clergé et à son peuple cette touchante lettre[3] où il les conjure de ne pas s’affliger de son absence, motivée par d’inévitables nécessités ; il reproche à ses frères tant aimés d’avoir manqué cette année à la pieuse coutume de vêtir les pauvres d’Hippone. Le bruit des ravages et des menaces d’Alaric avait rempli l’Afrique de terreur ; Hippone songeait à se fortifier et à se mettre en garde ; en l’absence de l’évêque, la, charité, moins vive, avait négligé les pauvres. Augustin, dans sa lettre, engageait son cher troupeau à ne pas se laisser abattre par les coups de la main de Dieu sur le monde, mais à redoubler leurs bonnes œuvres. « De même disait-il, qu’en voyant tomber les murs de sa maison, on se retire, en toute hâte, dans les lieux qui offrent un solide abri, ainsi les cœurs chrétiens, sentant venir la ruine de ce monde par des calamités croissantes, doivent s’empresser de transporter dans le trésor des cieux les biens qu’ils songeaient à enfouir dans la terre, afin que, si quelque catastrophe arrive, il y ait de la joie pour celui qui aura abandonné une demeure croulante. » En présence de tant de maux, les fidèles d’Hippone doivent se souvenir de ce mot de l’Apôtre : « Le Seigneur est proche, ne vous mettez en peine de rien. »
Le bruit de la prise de Rome par Alaric[4] avait retenti en Afrique comme un immense coup de tonnerre. Les peuples étaient consternés ; d’horribles destinées apparaissaient devant eux. Les païens considéraient les calamités de Rome comme un argument en faveur des dieux exilés ; les chrétiens courbaient la tête et n’osaient interroger la Providence. Augustin interrompit les murmures accusateurs des polythéistes et la stupeur muette des catholiques pour juger des hauteurs éternelles les événements humains et montrer quelle doit être la fermeté immobile des chrétiens au milieu des malheurs du monde. Les sermons du grand évêque sur la prise de Rome furent le développement éloquent de ces pensées. En apprenant comment un vrai disciple de l’Évangile reçoit les afflictions d’ici-bas, comment il garde sa sérénité au milieu des orages, les fidèles s’accoutumèrent peu à peu à regarder en face les désastres de l’Occident. Les païens, qui attribuaient la chute de Rome à la chute des dieux, trouvaient dans Augustin u il redoutable adversaire ; il prouvait que leurs accusations étaient des mensonges contre la raison et contre l’histoire, et faisait voir de lamentables calamités dans les âges antérieurs au christianisme. Il jetait ainsi dans des sermons la première idée de la Cité de Dieu.
Arrêtons-nous à un de ces sermons[5] ; nous en reproduirons l’esprit dans une rapide analyse. Le prophète Daniel prie Dieu et confesse non-seulement les péchés de son peuple, mais ses propres péchés. Êtes-vous plus sage que Daniel, vous dirons-nous avec Ézéchiel. Daniel est un des trois saints personnages qui représentent les trois genres d’hommes que Dieu juge dignes de la délivrance, quand de grands désastres tombent sur l’univers. Les deux autres personnages sont Noé et Job. Noé représente ceux qui gouvernent sagement l’Église comme il gouverna l’arche au milieu des eaux du déluge ; Daniel est l’image de ceux qui vivent dans une sainte continence ; Job, l’image des époux vertueux. Tout élevé que soit Daniel, il a des péchés à confesser : l’orgueil de toute conscience doit en être brisé. Dès lors on ne s’étonne plus que Dieu fasse sentir au genre humain le fouet de son châtiment, avant le jour de la suprême justice. On cite l’exemple de Sodome qui n’eût pas péri si elle avait renfermé au moins dix justes. Rome, avec ses communautés religieuses, ses prêtres, ses nombreux chrétiens, ne renfermait donc pas dix justes qui l’axent préservée du céleste courroux ! Augustin répond que le Seigneur, en demandant au moins dix justes à Sodome, menaçait de perdre la ville et non pas de la corriger. Or, Sodome coupable périt tout entière ; nul n’échappa ; le feu dévora toute chose ; rien de pareil n’est arrivé à Rome. Rome est debout, et de plus, combien d’hommes ont échappé au désastre ! que d’hommes ont été protégés par les autels chrétiens devenus d’inviolables asiles pour les vainqueurs !
« De terribles choses nous ont été annoncées, dit Augustin à son peuple ; il y a eu des incendies, des rapines, des massacres, des martyres d’hommes. C’est vrai, nous avons entendu dire beaucoup de choses, nous avons gémi sur tous les malheurs, nous avons souvent pleuré, c’est à peine si nous sommes consolés ; je ne disconviens pas, je ne nie pas que beaucoup de maux ne se soient accomplis à Rome. Cependant, mes frères (que votre charité fasse bien attention à ce que je dis), nous avons écouté l’histoire du saint homme ; après avoir perdu ses biens et son fils, il ne put garder saine sa chair, qui seule lui était restée ; frappé d’une affreuse plaie de la tête aux pieds, il était assis dans l’ordure, couvert de pourriture et de sang noir, livré aux vers, en proie à d’atroces douleurs. Si on vous annonçait qu’une cité est ainsi assise, sans que plus rien de sain demeure en elle, souffrante d’une horrible plaie, et que les vers y dévorent les vivants comme ils ont coutume de dévorer les morts, laquelle des deux villes trouveriez-vous la plus malheureuse ? celle-ci ou bien Rome après la dernière guerre ?… Job supporta sa misère, et sa patience lui fut comptée comme une grande justice. Homme, ta puissance n’est pas dans ce que tu souffres : c’est dans ce que tu fais que se trouve ta volonté innocente ou coupable. »
Augustin dit que tout ce que l’imagination peut produire en fait de tourments dans ce monde est bien léger à côté de la géhenne éternelle ; l’un passe, l’autre ne passe pas. Ceux qui ont souffert à l’époque de la dévastation de Rome ne souffrent plus ; et le mauvais riche souffre encore aux enfers. Quand l’homme devient meilleur par ses souffrances, elles sont pour lui une correction utile ; s’il ne devient pas meilleur, elles forment comme une double damnation. Le chrétien malheureux ne doit pas murmurer contre Dieu ni lui dire : Dieu, que vous ai-je fait ? pourquoi donc je souffre ces choses ? Mais plutôt il doit dire comme Job, tout saint qu’il était : Vous avez recherché tous mes péchés, et vous les avez mis en réserve comme dans un sac cacheté. Il y a eu à Rome cinquante justes, il y en a eu mille, si l’on considère les jugements humains ; il ne s’en est pas rencontré un seul, si l’on a égard à la règle de la perfection. Voyait-on à Rome quelqu’un de plus sage que Daniel qui confessait ses fautes ? Rome a été épargnée à cause des justes qu’elle renfermait. Ceux qui sont morts dans la justice et la foi ont été affranchis des tourments humains et conduits aux divines consolations. Ils sont morts après la tribulation, ainsi que le pauvre de l’Évangile devant la porte du riche ; comme eux, le pauvre souffrit la faim et les blessures, et mourut ; mais l’Évangile ajoute que des anges emportèrent le pauvre dans le sein d’Abraham. L’évêque d’Hippone montre les pieuses victimes de la guerre se réjouissant dans le ciel et rendant grâces à Dieu de les avoir mises à l’abri des tourments de la vie, des coups des barbares et des pièges du démon, de les avoir placées au-dessus de la faim, de la grêle, de l’ennemi, du licteur, de l’oppresseur. Augustin raconte ensuite les phénomènes arrivés à Constantinople dans la année du règne d’Arcadius, effrayantes menaces qui, en quelques heures, multiplièrent les chrétiens, et que le docteur considère comme de grandes leçons pleines de miséricorde, car la ville, un moment abandonnée par les habitants et l’empereur, ne souffrit aucun dommage. Il termine par un éloquent rapprochement entre les souffrances de Rome et les souffrances du Christ, le roi des rois et le maître des dominateurs.
C’est ainsi que l’Église consolait alors les nations aux jours des désastres ; il faut avouer qu’elle avait seule le secret de se faire doucement écouter du genre humain.
Augustin passa à Carthage les derniers mois de l’année 410. Les plus grands intérêts de l’Église d’Afrique pouvaient seuls le retenir loin d’Hippone, à une époque où les progrès des Barbares inquiétaient son cher troupeau. Il ne revint au milieu des siens qu’au commencement de l’hiver, et trouva le peuple d’Hippone abattu et travaillé par des méchants qui voulaient le soulever contre son pontife[6]. Pinien, fils de Sévère, préfet de Rome, sa femme Mélanie et sa belle-mère Albine, illustres personnages romains, venus de la Sicile pour voir Augustin, étonnaient alors les fidèles de Thagaste par le spectacle de leur ferveur chrétienne et de leur humilité profonde. Ils avaient enrichi de plusieurs dons magnifiques l’église de Thagaste et fondé deux monastères, dont l’un renfermait quatre-vingts religieux, l’autre cent trente vierges. Le saint évêque aurait bien voulu se mettre en route pour prendre part à la joie religieuse de la ville où il était né. Au commencement de 441, il écrivait aux illustres et pieux voyageurs que le froid de l’hiver, intolérable pour sa santé débile, ne lui avait pas permis d’aller à Thagaste, que les pluies lui interdisaient maintenant ce voyage, et que pourtant, malgré le froid et les torrents, il volerait vers sa cité natale si les tribulations et les tristesses de son peuple ne lui faisaient pas un impérieux devoir de rester à Hippone.
Pinien et Mélanie, impatients devoir l’homme dont le nom remplissait le monde chrétien, se rendirent eux-mêmes de Thagaste à Hippone, et ce voyage devint un sujet de troubles pour Augustin. Voici cette affaire.
Le fils de Sévère, assistant à la célébration dessaints mystères dans l’église d’Hippone, fut reconnu par le peuple. Tout à coup la multitude voulut avoir Pinien pour prêtre, et sollicita à grands cris son ordination. Augustin, descendu de son siège, déclara au peuple qu’il n’ordonnerait point Pinien malgré lui ; et que si les fidèles trouvaient moyen d’avoir Pinien pour prêtre contre son consentement, ils n’auraient plus Augustin pour évêque. Après ces mots, Augustin retourna à son siège. Un moment déconcertée par la déclaration de l’évêque, la multitude recommença ses bruyantes instances, ajoutant que si Augustin refusait d’ordonner Pinien, un autre évêque l’ordonnerait. Augustin répondit à ceux dont il était entouré, qu’il avait promis à Pinien de ne pas l’élever au sacerdoce malgré lui, qu’il était le maître dans son église, et que nul évêque n’avait le droit de l’ordonner prêtre dans l’église d’Hippone sans son autorisation.
Cependant les cris redoublaient, et le saint évêque ne savait plus quel parti prendre. L’évêque de Thagaste, le vénérable Alype, vieil ami d’Augustin, était présent ; des injures éclatèrent contre lui ; on l’accusait sans doute de vouloir garder Pinien pour son église de Thagaste, afin de profiter de son opulence. Les inquiétudes d’Augustin étaient vives ; dans le but d’épargner une profanation du lieu saint par quelque crime, il avait songé à se retirer ; mais il craignait que la multitude échauffée, n’étant plus retenue par sa présence, ne se portât plus facilement à des violences ; il se détermina à rester. Qui sait, du reste, si quelque furieux n’aurait pas osé mettre la main sur Alype, pendant que les deux évêques auraient traversé la foule pour sortir ? Augustin souffrait beaucoup au milieu de ces horribles clameurs, lorsqu’un moine l’aborda de la part de Pinien ; celui-ci désirait annoncer au peuple que si on l’ordonnait prêtre malgré lui, il quitterait l’Afrique. Augustin ne pensait pas que cette déclaration fût de nature à produire un bon effet ; il alla lui-même trouver Pinien, et reçut la promesse que l’époux de Mélanie demeurerait à Hippone, pourvu qu’on ne le forçât point d’entrer dans la cléricature.
Augustin espéra que cette promesse dissiperait la tempête ; il en fit part à son ami Alype ; celui-ci, ne voulant prendre aucune responsabilité dans une décision qui pouvait déplaire à Albine, belle-mère de Pinien, supplia qu’on ne le consultât point là-dessus. Alors l’évêque d’Hippone se tourna vers le peuple, fit signe qu’il voulait parler, et, au milieu du silence, communiqua l’offre de Pinien, à laquelle l’époux de Mélanie devait ajouter l’autorité d’un serment. Le peuple, qui voulait avoir Pinien pour prêtre, ne se trouva point satisfait ; après une consultation de quelques instants, les chefs de la sédition demandèrent que Pinien promît d’entrer dans l’Église d’Hippone, si jamais il se décidait à accepter le sacerdoce. Augustin retourne auprès de Pinien, et lui propose cette seconde condition ; Pinien y consent. Augustin le déclare au peuple, qui se montre content. Il ne restait plus que la question du serment. Il y eut des pourparlers entre Augustin et Pinien, qui souhaitait qu’on précisât des circonstances, comme celle d’une invasion-ennemie, où il lui serait permis de quitter Hippone ; Augustin lui fit observer que ce motif pourrait paraître au peuple le présage de quelque calamité ; qu’en cas d’invasion, chacun s’en irait d’Hippone, et qu’il serait mieux de ne pas en parler. Mélanie, qui était là, crut qu’il fallait prévoir le cas des maladies pestilentielles ; Pinien lui imposa silence sur ce point. On convint d’ajouter au serment de rester à Hippone ces mots : si ce n’est en cas de besoin, quoique l’évêque prévût que cette précaution serait considérée par le peuple comme un faux-fuyant destiné à le tromper.
En effet, la promesse de Pinien, dont un diacre donna lecture à haute voix, fut accueillie avec ravissement jusqu’à ces mots : si ce n’est en cas de besoin, d’où sortit un nouvel orage. Pinien ramena le calme par la suppression de ces paroles. Accompagné d’Augustin, il s’approcha du peuple, et dit qu’il s’obligeait par serment à l’exécution de la promesse que le diacre avait récitée ; il en répéta solennellement les termes. Le peuple répondit : Dieu soit béni, et demanda que Pinien signât sa promesse. On fit sortir les catéchumènes, et Pinien signa. Quelques fidèles exprimèrent au nom du peuple le désir que les deux évêques, Augustin et Alype, signassent aussi. Au moment où Augustin commençait à écrire son nom, Mélanie s’y opposa ; la signature de l’évêque d’Hippone demeura inachevée ; personne n’insista pour en obtenir davantage.
C’est ainsi que les choses se passèrent. Augustin les raconta avec de longs détails, en y joignant les discours du peuple, dans un mémoire adressé à Albine ; ce mémoire ne nous est point parvenu ; nous avons composé notre récit avec les faits indiqués dans une lettre[7] de l’évêque d’Hippone à la belle-mère de Pinien, qui prit fort mal cette aventure. Albine, trompée par des rapports inexacts, croyait qu’Augustin avait provoqué le serment ; elle croyait aussi qu’une infâme cupidité avait poussé le peuple à ce mouvement.
Augustin, dans sa lettre, disait à Albine que le serment s’était fait en sa présence, mais qu’il ne l’avait pas provoqué ; que rien de semblable à la cupidité n’avait inspiré le peuple, puisqu’il ne pouvait participer aux trésors dont il aurait plu à Pinien d’enrichir l’Église d’Hippone, et qu’en définitive ces clameurs n’avaient eu pour but que l’œuvre de Dieu, car la consécration d’un prêtre est toujours une œuvre de Dieu ; ce n’est point l’argent de Pinien, c’est son mépris pour l’argent qui touchait le peuple d’Hippone. Ce même peuple s’était réjoui de posséder un évêque qui, en entrant au service de Dieu, renonça à sa part d’héritage paternel ; c’étaient quelques arpents de terre. Augustin les donna à l’Église de Thagaste, son lieu natal, et les fidèles d’Hippone n’envièrent pas ce petit domaine. La pauvreté de Jésus-Christ paraissait aimable et pure, surtout dans Pinien, si comblé de richesses ; Augustin, évêque d’Hippone, après avoir tout quitté, a l’air d’être opulent ; le patrimoine auquel il a renoncé n’égale pas la vingtième partie du bien de l’Église dont on le regarde comme seigneur. Mais placez Pinien à la tête d’une Église en Afrique, quelle qu’elle soit, il sera toujours pauvre en comparaison des biens avec lesquels il est né. Il y avait sans doute des pauvres parmi ceux qui demandaient Pinien pour prêtre, et ceux-là espéraient tirer de la pieuse famille romaine quelque soulagement à leur indigence : mais est-ce là ce qu’on peut appeler de la cupidité ? On aime à voir Augustin prendre ainsi la défense de son peuple et le venger d’un odieux soupçon.
Du moment que le peuple d’Hippone n’a rien à voir aux trésors de Pinien, le soupçon de cupidité ne peut plus atteindre que le clergé et principalement l’évêque ! Augustin est admirable de douceur, lorsqu’il oppose à ces soupçons le désintéressement de son âme, pleinement connu de Dieu seul ; lorsqu’au lieu de se plaindre, il ne songe qu’à guérir le cœur d’Albine, ce cœur malade, qui s’était laissé surprendre par des pensées injurieuses. Il prend Dieu à témoin que l’administration des biens de l’Église d’Hippone lui est à charge, qu’il la regarde comme une servitude, et qu’il voudrait s’en affranchir ; Dieu lui est aussi témoin qu’il croit, Alype dans les mêmes sentiments, et qu’Alype ne mérite pas les outrages dont l’a accablé le peuple d’Hippone. Albine avait demandé au saint évêque s’il croyait qu’un serment obtenu par la force fût obligatoire ; Augustin s’était déjà formellement expliqué là-dessus, dans une lettre à Alype[8] ; il répète à Albine qu’un chrétien, même en présence d’une mort certaine, ne doit pas faire servir à un mensonge le nom de son Seigneur et de son Dieu. Les chrétiens d’Hippone ne prétendent pas retenir, Pinien en esclavage ; il peut aller et venir selon ses besoins, pourvu qu’à chaque absence il soit en disposition de retourner à Hippone. Le séjour à Hippone n’est donc pas un bannissement pour Pinien, et s’il consentait à entrer dans la cléricature, le sacerdoce pourrait-il jamais être considéré comme un exil ? Le serment contre lequel s’élève si vivement Albine a été, en dernier lieu, offert volontairement, et non pas arraché de force. Si un homme aussi considérable que Pinien oubliait son serment, cet exemple serait une grande leçon de parjure. Augustin n’a pas dû empêcher Pinien de jurer ; il ne lui appartenait pas de laisser bouleverser son Église plutôt que d’accepter ce que lui offrait un homme de bien.
Il paraît que le fils de Sévère fut relevé de son serment, car il passa avec sa femme et sa belle-mère sept ans à Thagaste, au milieu d’une surprenante austérité, et ces pieux enfants de Rome terminèrent leurs jours à Jérusalem.
Le récit de la petite sédition qui éclata, à l’occasion de Pinien, dans l’Église d’Hippone, nous introduit dans les mœurs catholiques de ces vieux âges. Le peuple y forme comme une république qui a sa volonté, et avec laquelle l’évêque est obligé de traiter. L’intervention du peuple dans le gouvernement de l’Église africaine, intervention qui n’était pas un droit, mais un abus, renfermait des éléments de désordre et des causes de ruine. Quand la multitude s’écriait : Ambroise évêque ! ou qu’elle poussait Augustin au sacerdoce, sa voix retentissait comme la voix de Dieu ; mais combien de fois les intérêts les plus saints et les plus graves pouvaient se trouver compromis par les fantaisies passionnées par la foule !
- ↑ Le IIe livre, ch. 35, de la Revue de saint Augustin, indique, après le livre du Baptême unique, le livre des Maximianistes contre les donatistes, qui est perdu.
- ↑ Lettre 120.
- ↑ Lettre 122.
- ↑ Alaric entra dans Rome la nuit du 24 août 410.)
- ↑ De urbis excidio. Œuvres de saint Augustin, tome VI ; édition des Bénédict.
- ↑ Lettre 134, à Pinien.
- ↑ Lettre 126.
- ↑ Lettre 125.