Poujoulat - Histoire de saint Augustin/12
CHAPITRE DOUZIÈME.
(395.)
Il nous faut placer ici un ouvrage d’Augustin, commencé à Rome après la mort de sa sainte mère, continué en Afrique dans la retraite de Thagaste, et qui ne fut achevé qu’en 395 ; cet ouvrage est le Traité du libre arbitre, traité important parmi tous ceux où Augustin creuse les grandes questions de cette métaphysique chrétienne dont il est le créateur. Dans le Traité du libre arbitre, divisé en trois livres, de même qu’en des ouvrages dont nous avons parlé précédemment, la sagesse éternelle est montrée à l’homme comme son souverain bonheur ; de vives clartés sont répandues pour résoudre le problème de l’origine du mal et de la prescience divine. Le pélagianisme n’avait pas encore paru ; Augustin ne touche que légèrement aux questions de la grâce ; toutefois, le peu qu’il en dit est conforme à la doctrine qu’il soutiendra avec tant de force et d’autorité, lorsque Pélage et Célestius auront levé leur drapeau. Le Traité du libre arbitre a la forme du dialogue ; saint Augustin adoptait fréquemment cette forme, qui était propre aux philosophes anciens. Il s’entretient dans cet ouvrage avec son ami Évode, le même qui a été son interlocuteur dans le dialogue sur la Grandeur de l’âme. Recueillons quelques traits de ce beau travail.
Après avoir établi que rien dans la création n’égale la raison humaine en excellence, et qu’au-dessus de cette raison humaine il existe un souverain bien, une sagesse infinie, source de toute perfection et de toute joie, Augustin s’afflige et s’étonne de voir les hommes douter du bonheur qui s’attache à la possession de la vérité. Les uns, séduits par des attraits périssables auprès d’une épouse aimée, ou même auprès d’une courtisane, s’écrient qu’ils sont heureux ; et nous, quand nous tenons la vérité entre nos mains, nous doutons si nous le sommes Les autres, pressés par la soif et arrivés au bord d’une source pure, ou pressés par la faim et prenant place à un festin abondant et délicat, répètent qu’ils sont heureux ; et lorsque la vérité désaltère et nourrit notre intelligence, nous n’avons pas encore le bonheur 1 Ceux-ci se proclament heureux au milieu des fleurs et des parfums, et le souffle de la vérité ne nous semble pas un parfum assez suave ! Ceux-là sont ravis, jusqu’à l’extase, d’une belle voix, des sons mélodieux d’un instrument, et nous, quand l’éloquent et harmonieux silence de la vérité pénètre dans notre âme par des routes inconnues, nous cherchons ailleurs la vie heureuse ! L’or et l’argent, l’éblouissante blancheur des perles, le vif éclat des flambeaux sur la terre et des astres dans le ciel, qui ne s’adressent qu’aux yeux, procurent de grandes jouissances à des cœurs humains, et nous, quand la vérité vient éclairer notre raison avec ses splendeurs les plus magnifiques, nous sommes assez grossiers pour ne pas y trouver notre félicité !
De même qu’à la lumière du soleil on fait choix de divers objets pour y arrêter doucement ses regards, ou bien qu’avec des yeux perçants et forts on contemple le soleil même, ainsi, à la lumière de la vérité éternelle, on peut s’attacher à quelques vérités immuables et particulières, tandis que des esprits plus pénétrants s’élèvent jusqu’à la souveraine vérité, où tout se voit à découvert. Si je mettais mon bonheur à regarder le soleil, et que je pusse le faire constamment sans en être ébloui, combien de fois aurais-je le regret de le perdre, soit qu’il se couche, soit qu’un nuage ou des vapeurs l’enveloppent ! Et lors même que la joie de voir la lumière du jour ou d’entendre une belle voix ne me serait jamais ravie, quel bien si considérable me reviendrait-il d’une chose qui me serait commune avec les bêtes ? Telles ne sont pas les joies qui découlent de l’éternelle sagesse, et telle n’est point la vérité pour ceux qui la cherchent. La vérité n’est pas importunée par la foule de ceux qui vont l’entendre, et n’est pas obligée de les écarter ; elle ne change pas de lieu et ne passe pas avec le temps ; c’est un soleil que les nuits ne nous enlèvent point et que les nuages ne peuvent atteindre. De quelque extrémité du monde que se tournent vers elle ceux qui l’aiment, elle leur devient présente, et son éternelle immensité les embrassera tous. Elle n’est nulle part et ne manque en aucun lieu ; elle avertit au dehors, instruit au dedans, et pas un homme n’a le pouvoir de la corrompre ; personne ne peut juger d’elle, et personne sans elle ne peut bien juger
Augustin, qui avait nourri sa jeunesse de l’étude de la philosophie antique de la Grèce, parle des nombres comme des proportions et des convenances de chaque chose. On sait que Pythagore, cherchant le principe des choses, créa la doctrine des nombres ; il considérait l’univers comme une vaste harmonie : il parvint à cette grande pensée, après avoir reconnu dans le monde physique les proportions et les lois sur lesquelles se fondent la géométrie et l’arithmétique. La notion des nombres représentait pour les pythagoriciens toute figure, toute grandeur ; le nombre et la réalité étaient pour eux inséparables. Ils trouvaient dans les notions morales elles-mêmes je ne sais quelle régularité absolue qui caractérise les combinaisons géométriques. C’est ainsi que la justice se trouvait contenue dans cette formule : Un nombre réputé plusieurs fois semblable à lui-même : par là on fondait la justice sur l’égalité, la réciprocité. Les platoniciens reproduisirent quelques parties de ce système, dont nous ne prétendons pas donner l’explication entière. Augustin en avait conservé des idées qui devaient aider la créature intelligente à s’élever jusqu’à Dieu. D’après lui et aussi d’après Pythagore et Platon, toute chose dans les cieux et sur la terre, dans l’air et dans les eaux, empruntait aux nombres, c’est-à-dire aux proportions, son existence, ses beautés. Le principe des nombres est le principe des êtres, puisque nulle chose n’existe sans être revêtue de nombres. Les nombres et les proportions servent de règles aux hommes, pour donner à la matière diverses formes. Lorsque notre corps, avec ses justes proportions, reste immobile, les nombres sont dans le lieu ; si ce corps nous offre la beauté de ses mouvements, les nombres seront dans le temps. Le nombre a la vie en lui, mais sa demeure n’est point dans les lieux, ni sa durée dans les âges. Élevons notre esprit et nous découvrirons le nombre éternel, et nous verrons la vérité resplendir sur son trône. À mesure que nos yeux deviendront plus purs et plus perçants, nous aurons une vue plus distincte de l’éternelle sagesse.
Ô sublime sagesse ! s’écrie Augustin ; douce et riante lumière d’une intelligence épurée, guide sûr et fidèle, malheur à ceux qui, s’éloignant de vous, s’en vont errer au loin, et qui, aimant mieux les ombres des choses créées que vous-même, ne reconnaissent point les traits de votre main puissante, et les signes que vous nous faites pour nous avertir et nous rappeler sans cesse l’excellence des beautés éternelles ! car ces traits imprimés sur les créatures, c’est toute leur gloire, toute leur séduction. L’artisan, par la beauté de son œuvre, ne semble-t-il pas nous inviter à ne point arrêter trop longtemps notre admiration sur lui, mais à la faire monter plus haut ? O divine sagesse ! ceux dont le cœur se repose sur les créatures sans s’élever jusqu’à vous, sont semblables à des hommes ignorants et grossiers qui, attentifs au discours d’un orateur éloquent, s’extasieraient sur l’agrément de la voix, et l’arrangement des mots, sans se préoccuper du sens des paroles ! Malheur à ceux qui, repoussant les divines splendeurs, se plaisent à s’envelopper de leurs ténèbres ! en tournant le dos au soleil, il ne leur reste plus que des ombres dans les joies brutales vers lesquelles ils se précipitent, et le plaisir même qu’ils rencontrent ne vient que de l’éclat de votre lumière, dont ces ombres sont environnées ! —
Il y a un modèle éternel et immuable par lequel subsistent toutes les formes données aux créatures, quelles qu’elles soient. La beauté des corps, c’est l’impression de la beauté souveraine répandue sur tous les êtres. Il n’est pas de manière plus magnifique de prouver l’existence de Dieu.
Un mot sur l’origine du mal.
La volonté libre est un bien, puisque sans elle aucune action louable ne peut s’accomplir. Or, Dieu seul est le principe de tout bien ; donc la volonté libre nous a été donnée par Dieu lui-même.
Augustin distingue les grands biens, qui sont les vertus ; les biens moyens, qui sont les puissances de l’âme, sans lesquelles on ne saurait bien vivre ; les petits biens, qui sont la force et la beauté des corps. La volonté est un bien moyen qui sert à obtenir les plus grands biens ; le mal, c’est le mouvement déréglé de cette volonté, qui se sépare du bien immuable et s’attache au bien passager. On demandera d’où vient ce mouvement qui se sépare du bien immuable ; Dieu ne peut pas en être l’auteur assurément. Ce mouvement est une défaillance ; or toute défaillance vient du néant. Ce mouvement est volontaire ; il est en notre pouvoir ; il n’existera pas, si nous ne le voulons pas ; l’homme demeure donc dans son indépendance.
Passons à la prescience de Dieu.
Nous disons qu’elle ne nous empêche pas de pécher par une volonté libre.
L’homme ne pèche point, parce que Dieu l’a prévu ; mais Dieu voit le péché à l’avance, parce que l’homme l’a commis. Dieu, connaissant toutes les choses futures, ne peut pas ignorer les actions que doivent commettre ses créatures. Dieu voit par sa prescience ce que je fais par ma volonté,
Si j’étais prophète, les choses futures n’arriveraient pas de telle manière, parce que je les aurais prédites ; mais je les prédirais de telle manière parce que c’est ainsi qu’elles s’accompliraient. La connaissance de l’avenir n’est pas l’asservissement de l’avenir. De même que, par mon souvenir, je ne suis pas cause tee le passé soit arrivé, de même Dieu, par sa prescience, ne condamne pas l’avenir à un accomplissement nécessaire. Dans l’ordre des choses humaines, Dieu n’est pas l’auteur de ce qu’il prévoit.
Il ne faut pas dire que l’homme eût été mieux fait s’il n’avait pas pu se souiller de péchés c’est comme si, en regardant le ciel, vous ne vouliez pas qu’on eût créé la terre. La terre n’a-t-elle pas aussi sa magnificence ? Il y a, dit Augustin, dans la misère qui suit le péché, quelque chose qui contribue à la perfection du monde, car cette misère tient à l’ordre éternel. Lorsque les hommes purs sont heureux, l’univers est dans toute sa beauté ; lorsque ceux qui pèchent sont misérables, l’univers ne laisse pas aussi d’être beau. La perfection et la beauté de l’univers subsistent toujours dans la double condition de la joie du juste et de la misère du pécheur. Ils mentent ceux qui disent qu’ils auraient mieux aimé ne pas être que d’être malheureux, car tout malheureux qu’ils sont, ils n’en continuent pas moins leur vie et n’ont garde de se tuer. C’est que l’être est un grand bien. Parmi ceux qui se donnent la mort, il en est certainement bien peu qui croient sortir tout à fait de l’existence ; la plupart cherchent le repos, cherchent autre chose que leur misère, mais ne pensent pas à entrer dans le néant. Augustin relève en toute rencontre la nature humaine ; c’est ainsi qu’il nous montre l’âme, même dans le péché, mille fois plus excellente encore que les meilleures et les plus belles choses de l’univers, parce qu’elle peut encore connaître et adorer Dieu ; c’est ainsi qu’il trouve dans la condamnation du vice une preuve de la dignité de notre nature.
Le tort que nous avons de juger les choses humaines au point de vue de notre heure fugitive, a souvent inspiré à Augustin des considérations frappantes : nous en avons remis ailleurs quelques-unes en lumière. Le saint docteur revient sur ce point à la fin du Traité du libre arbitre. Ce qui est renfermé dans le temps, dit-il, se trouvant placé en un certain ordre, le futur ne paraît succéder au passé que par la défaillance et le dépérissement des choses, afin que toute la beauté des temps, dont la nature est de s’écouler comme un fleuve, arrive à sa dernière perfection. Nous tombons dans un excès d’ignorance, quand nous nous plaignons de la fin des choses : elles n’ont d’action et de durée qu’autant qu’elles en ont reçu de celui à qui elles doivent tout et à qui elles rendent tout. Que celui qui s’afflige de voir les créatures s’évanouir fasse attention au discours même par lequel il exprime son affliction : si quelqu’un, uniquement occupé du sens de ses paroles, se délectait à chaque syllabe au point de ne pas vouloir la succession des autres syllabes dont l’ensemble forme la liaison et le corps du discours, ne passerait-il pas pour un insensé ?
Les trois livres du Traité dont nous venons d’exprimer la substance, ont inspiré le Traité du libre arbitre, de Bossuet. Quelques mots sur ce travail serviront à la fois à mettre plus vivement en lumière les idées de l’évêque d’Hippone et à faire connaître ce qui est propre à l’évêque de Meaux. Bossuet, reproduisant les doctrines d’Augustin, établit la liberté dans l’homme par l’évidence du sentiment et de l’expérience, par l’évidence du raisonnement, par l’évidence de la révélation, c’est-à-dire parce que Dieu nous l’a clairement révélée dans son Ecriture. Cette première vérité n’est pas contestable. « Nous trouvons en même temps, dit Bossuet, que le premier Libre c’est Dieu, parce qu’il possède en lui-même tout son bien ; et n’ayant besoin d’aucun des êtres qu’il fait, il n’est porté à les faire, ni à faire qu’ils soient de telle façon, que par la seule volonté indépendante. Et nous trouvons en second lieu que nous sommes libres aussi parce que les objets qui nous sont proposés ne nous emportent pas tout seuls par eux-mêmes, et que nous demeurerions à leur égard sans action, si nous ne pouvions choisir. Nous trouvons encore que ce premier Libre ne peut jamais ni aimer ni faire autre chose que ce qui est un bien véritable, puisqu’il est lui-même par son essence le bien essentiel, qui influe le bien dans tout ce qu’il fait. Et nous trouvons au contraire que tous les êtres libres qu’il fait, pouvant n’être pas, sont capables de faillir ; parce que, étant sortis du néant, ils peuvent aussi s’éloigner de la perfection de leur être. De sorte que toute existence sortie des mains de Dieu peut faire bien et mal, jusqu’à ce due Dieu l’ayant menée, par la claire vision de son essence, à la source même du bien, elle soit si bien possédée d’un tel objet, qu’elle ne puisse plus désormais s’en éloigner. »
L’évêque de Meaux établit ensuite une seconde vérité, c’est que « Dieu gouverne notre « liberté et ordonne nos actions. » Il ne serait pas digne de Dieu de laisser aller au hasard une créature libre, sauf à la récompenser ou à la châtier après. Tous les êtres et tous les événements du monde sont compris dans l’ordre de la divine Providence : lui ôterait-on la conduite de ce qu’il y a de plus excellent dans l’univers, les créatures intelligentes ? Dieu étant la cause universelle de tout ce qui est, il faut que l’usage de la liberté humaine, avec tous les effets qui en dépendent, soit compris dans l’ordre de sa Providence ; autrement il y aurait un certain ordre dont Dieu ne serait point première cause, et un certain point où la créature ne serait plus dépendante de Dieu. Comment aurait-il pu vouloir cette indépendance de la liberté humaine ? N’est-il pas de la nature d’une souveraineté aussi absolue que celle de Dieu de ne se laisser soustraire nulle partie de ce qui est ? Les façons ou modes d’être, comme les choses même, doivent venir nécessairement du premier être. En créant la liberté humaine, il s’est réservé des moyens certains de la conduire où il lui plaît. De là découle sa prescience éternelle, car on ne peut douter qu’il ne connaisse et ce qu’il veut dès l’éternité et ce qu’il doit faire dans le temps. Novit procul dubio quae fuerat ipse facturus, dit saint Augustin. « Mais si on suppose, au contraire, ajoute Bossuet, que Dieu attend simplement quel sera l’événement des choses humaines, sans s’en mêler, on ne sait plus où il le peut voir dès l’éternité, puisqu’elles ne sont encore ni en elles-mêmes, ni dans la volonté des hommes, et encore moins dans la volonté divine, dans les décrets de laquelle on ne veut pas qu’elles soient comprises. Et pour démontrer cette vérité par un principe plus essentiel à la nature divine, je dis qu’étant impossible que Dieu emprunte rien du dehors, il ne peut avoir besoin que de lui-même pour connaître tout ce qu’il connaît. D’où il s’ensuit qu’il faut qu’il voie tout, ou dans son essence ou dans ses décrets éternels ; et en un mot qu’il ne peut connaître que ce qu’il est ou ce qu’il opère par quelque moyen que ce soit. Que si on supposait dans le monde quelque substance, ou quelque qualité, ou quelque action dont Dieu ne fût pas l’auteur, elle ne serait en aucune sorte l’objet de sa connaissance, et non-seulement il ne pourrait point la prévoir, mais il ne pourrait pas la voir quand elle serait réellement existante. « Car le rapport de cause à effet étant le fondement essentiel de toute la communication qu’on peut concevoir entre Dieu et la créature, tout ce qu’on supposera que Dieu ne fait pas demeurera éternellement sans aucune correspondance avec lui et n’en sera connu en aucune sorte, etc., etc. »
Tout cela est admirable ; on ne saurait dire avec plus de force et de profondeur. Mais une objection se présente tout d’abord pour combattre le principe que Dieu ne connaît que ce qu’il opère, c’est que le mal lui serait alors inconnu. Bossuet répond par la belle idée de saint Augustin, que le mal n’est pas un être, mais une défaillance, un défaut, qu’il n’a point par conséquent de cause efficiente et ne peut venir que d’une cause qui, étant tirée du néant, soit par là sujette à faillir. Le sentiment du gouvernement de l’homme par Dieu lui-même est aussi profondément gravé dans l’âme que le sentiment de notre liberté.
Voilà deux grandes vérités dont rien ne saurait nous faire douter. Deux choses établies sur des raisons si nécessaires ne peuvent se détruire l’une l’autre, car la vérité ne détruit point la vérité. Maintenant faudrait-il nous étonner que nous ne pussions pas concilier parfaitement la liberté humaine et la Providence ? « Cela viendrait, dit Bossuet, de ce que nous ne saurions pas le mystère par lequel Dieu voudrait notre liberté : chose qui le regarde, et non pas nous, et dont il a pu se réserver le secret sans nous faire tort. » Toute cette partie sur ces deux vérités indubitables et sur la place que leur connaissance tient dans le monde moral est pleine de génie. Bossuet nous force de raisonner comme lui, sous peine de nous servir de notre raison pour tout confondre. Puis il examine les diverses opinions théologiques par lesquelles on a essayé d’accorder notre liberté avec les décrets de Dieu. Le sentiment des thomistes lui paraît le plus simple, parce qu’il est tiré des principes essentiels qui constituent la créature, et ne suppose autre chose que les notions précises que nous tenons de Dieu et de nous-mêmes. D’après cette opinion, l’action humaine est libre à priori, parce que Dieu l’a faite libre. Dieu a voulu que cela fût. Il veut dès l’éternité tout l’exercice futur de la liberté humaine, en tout ce qu’il a de bon et de réel. Notre propre détermination est dans le décret divin. Des théologiens soutenaient que la volonté humaine, depuis la chute, est plus dépendante de Dieu qu’avant la faute du premier homme. Bossuet les combat et démontre que notre dépendance à l’égard de Dieu n’est pas une suite de la chute primitive, mais qu’elle appartient à la première institution de l’homme et à la condition essentielle de son être. Dieu n’agit pas plus dans la nature corrompue que dans la nature innocente. La blessure du péché originel a changé la disposition de l’âme humaine ; elle y a mis un attrait indélibéré du plaisir sensible qui prévient tous les actes de nos volontés. En cela consistent notre langueur et notre faiblesse. Nous en sommes guéris quand Dieu remplace ou modère cet attrait par un autre attrait indélibéré du plaisir intellectuel, qui nous rappelle à notre véritable bien. Nous avons besoin de plus de secours que dans l’état d’innocence mais, avant la rébellion primitive, la volonté n’était pas absolument laissée à elle-même. S’il n’y avait pas eu de chute, c’est à Dieu qu’on aurait dû la conservation de la santé, comme, après la chute, c’est à Dieu que nous devons notre guérison.
Les théologiens réfutés ici par l’évêque de Meaux, prétendaient se couvrir de l’autorité de saint Augustin ; l’évêque d’Hippone a montré tout le ravage qu’a fait dans notre nature le péché originel ; il a établi que ce péché a rompu l’équilibre de la liberté humaine au profit du mal, et ceci n’est peut-être pas assez reconnu par Bossuet dans l’écrit qui nous occupe, mais saint Augustin n’a jamais enseigné que, dans l’état d’innocence, la volonté humaine se trouvât absolument livrée à elle-même et tout à fait indépendante de l’action divine.
Cette courte analyse du Traité du libre arbitre de Bossuet avait donc sa place marquée dans ce chapitre. Il y a toujours grand profit à écouter un tel homme, surtout eu d’aussi difficiles matières. Nous aimons à ramener la pensée de nos lecteurs sur ces questions capitales et à leur en montrer la solution lumineuse, parce qu’elles soulèvent constamment devant l’œil de l’esprit des tourbillons de poussière qui lui dérobent la vérité. Nous voudrions faire tomber toutes les barrières imaginaires qui s’élèvent entre l’homme et le Dieu des chrétiens. Nous voudrions exciter au fond de l’âme humaine une brûlante énergie pour se, rapprocher de ce qui est grand et beau par essence. De même que, par notre intelligence, nous exerçons l’empire sur les animaux de la terre, ainsi, par une raison forte, nous pouvons exercer l’empire sur nos passions. S’il est vrai que Dieu seul soit au-dessus d’un cœur où règne la vertu, pourquoi ne pas donner plus souvent ce magnifique spectacle au monde ?
CHAPITRE TREIZIÈME.
Augustin était pour l’Église d’Hippone un trésor que le vieil évêque Valère gardait avec une tendre inquiétude ; les fidèles eux-mêmes avaient toujours peur de le perdre, et, dans sa lettre à l’évêque Aurèle, Augustin, s’excusant de ne pouvoir se rendre à Carthage, lui disait : « les gens d’Hippone ne supporteraient pas que je misse entre eux et moi une longue distance ; ils ne veulent pas se fier à moi comme je me fierais à vous[1]. » La renommée d’Augustin, qui chaque jour grandissait, ne faisait que redoubler l’effroi du premier pasteur d’Hippone ; il tremblait qu’on ne lui ravit pour l’épiscopat ce beau génie qui illuminait l’Afrique de magnifiques clartés. Il avait fini par le faire cacher, et ceux qui le cherchaient ne le trouvèrent point. Valère se décide donc à écrire secrètement au primat de Carthage pour le prier de venir consacrer le prêtre Augustin qu’il désire associer au gouvernement de l’Église d’Hippone : les affaires pèsent trop sur sa vieillesse ; il a besoin d’être soulagé de ce poids religieux. Mégale, évêque de Calame, primat de Numidie, d’autres évêques, le clergé d’Hippone, la multitude des fidèles, sont avertis de la volonté de Valère. Une allégresse universelle accueillit les intentions de Valère : Mégale avait refusé d’abord son adhésion à l’élévation d’Augustin, alléguant pour motif une absurde calomnie dont il demanda ensuite publiquement pardon. Aurèle de Carthage n’ayant pu se rendre à Hippone, ce fut Mégale lui-même qui conféra à Augustin l’ordination épiscopale. Il fallut lutter avec l’humilité d’Augustin qui voulait se dérober à ce fardeau. On eut plus tard connaissance du huitième canon du concile de Nicée, qui défendait de donner deux évêques à une même Église. Augustin s’en ressouviendra dans sa vieillesse. Toutefois l’Église catholique s’est affranchie de cette prescription, quand l’intérêt d’un diocèse a paru le demander ; et même dans ce cas on ne reconnaît jamais dans un même diocèse que l’autorité d’un seul évêque. L’anniversaire de l’ordination épiscopale d’Augustin fut, dans la suite, une fête chère au pasteur et au troupeau. Il nous reste deux sermons de saint Augustin prononcés dans ces solennités touchantes.
Le sacre d’Augustin avait eu lieu vers la fin de l’année 395, un peu avant la fête de Noël. Cette nouvelle se répandit rapidement dans le monde catholique, qui en remercia le ciel. Au commencement de l’année 396, Augustin l’annonçait à saint Paulin ; l’ardeur du saint homme Valère, les vœux et les acclamations de tout le peuple, lui avaient paru comme la manifestation de la volonté divine ; il y avait eu d’ailleurs des exemples de coadjuteurs[2] ; Augustin se serait reproché une trop opiniâtre résistance. Il parle de cette dignité comme d’un lourd fardeau qu’il porterait avec moins de difficulté et d’amertume si Paulin venait le voir. Il lui envoie ses trois livres du Libre arbitre dont il regrette l’imperfection ; mais, s’il l’accable de ses ouvrages, l’amitié de Paulin lui sert d’excuse. Toutes ses précédentes productions ont été communiquées au Solitaire de Nole par Romanien, qu’Augustin appelle son frère ; Romanien n’avait pu emporter le Traité du libre arbitre. L’évêque d’Hippone avait appris que Paulin s’occupait d’un livre contre les païens ; il le supplie au nom de l’amitié de le lui faire passer. Deux ans plus tard il le redemandait encore. Augustin regarde Paulin comme un organe de l’Esprit-Saint, qui a force et autorité pour répondre à des arguments peu