Poésies (Leconte de Lisle)
Le soleil dans les flots avait noyé ses flammes ;
La ville s’endormait aux pieds des monts brumeux ;
Sur de grands rocs lavés d’un nuage écumeux
La mer sombre en grondant versait ses hautes lames.
La nuit multipliait ce long gémissement.
Nul astre ne luisait dans l’immensité nue ;
Seule, la lune pâle, en écartant la nue,
Comme une morne lampe oscillait tristement.
Monde muet, marqué d’un signe de colère,
Débris d’un globe mort au hasard dispersé,
Elle laissait tomber de son orbe glacé
Un reflet sépulcral sur l’océan polaire.
Sans borne, assise au nord, sous les cieux étouffans,
L’Afrique, s’abritant d’ombre épaisse et de brume,
Affamait ses lions dans le sable qui fume,
Et couchait près des lacs ses troupeaux d’éléphans.
Mais sur la plage aride, aux odeurs insalubres,
Parmi des ossemens de bœufs et de chevaux,
De maigres chiens, épars, allongeant leurs museaux,
Se lamentaient, poussant des hurlements lugubres.
La queue en cercle sous leurs ventres haletans,
L’œil dilaté, tremblant sur leurs pattes fébriles,
Accroupis çà et là, tous hurlaient, immobiles,
Et d’un frisson rapide agités par instants.
L’écume de la mer collait sur leurs échines
De longs poils qui laissaient les vertèbres saillir ;
Et, quand les flots par bonds les venaient assaillir,
Leurs dents blanches claquaient sous leurs rouges babines.
Devant la lune errante aux livides clartés,
Quelle angoisse inconnue, au bord des noires ondes,
Faisait pleurer une âme en vos formes immondes ?
Pourquoi gémissiez-vous, spectres épouvantés ?
Je ne sais ; mais, ô chiens qui hurliez sur les plages,
Après tant de soleils qui ne reviendront plus,
J’entends toujours, du fond de mon passé confus,
Le cri désespéré de vos douleurs sauvages !
Sous l’herbe haute et sèche où le naja vermeil
Dans sa spirale d’or se déroule au soleil,
La bête formidable, habitante des jungles.
S’endort, le ventre en l’air, et dilatant ses ongles.
De son muffle marbré qui bâille, un souffle ardent
Fume ; la langue rude et rose va pendant,
Et sur l’épais poitrail, chaud comme une fournaise,
Passe par intervalle un frémissement d’aise.
Toute rumeur s’éteint autour de son repos :
La panthère aux aguets rampe en arquant le dos ;
Les pythons musculeux, aux écailles d’agate,
Sous les nopals aigus glissent leur tête plate.
Et dans l’air, où son vol en cercle a flamboyé,
La cantharide vibre autour du roi rayé.
Lui, baigné par la flamme, et remuant la queue,
Il dort tout un soleil sous l’immensité bleue.
Mais l’ombre en nappe noire à l’horizon descend ;
La fraîcheur de la nuit a refroidi son sang ;
Le vent passe au sommet des bambous. Il s’éveille,
Jette un morne regard au loin, et tend l’oreille.
Le désert est muet. Vers les cours d’eau cachés,
Où le lotus fleurit sous les roseaux penchés,
Il n’entend point bondir les daims aux jambes grêles,
Ni le troupeau léger des nocturnes gazelles.
Le frisson de la faim creuse son maigre flanc.
Hérissé, sur soi-même il tourne en grommelant ;
Contre le sol rugueux il s’étire et se traîne,
Flaire l’étroit sentier qui conduit à la plaine,
Et se levant dans l’herbe, avec un bâillement,
Au travers de la nuit il miaule tristement.
Reçois, pasteur des boucs et des chèvres frugales,
Ce vase enduit de cire, aux deux anses égales.
Avec l’odeur du bois récemment ciselé.
Le long du bord serpente un lierre, entremêlé
D’hélichryse aux fruits d’or. Une main ferme et fine
A sculpté ce beau corps de femme, œuvre divine,
Qui, du péplos ornée et le front ceint de fleurs,
Se rit du vain amour des amans querelleurs.
Sur ce roc où le pied parmi les algues glisse.
Traînant un long filet vers la mer glauque et lisse.
Un pêcheur vient en hâte, et, bien que vieux et lent,
Ses muscles sont gonflés d’un effort violent.
Une vigne, non loin, lourde de grappes mûres,
Ploie. Un jeune garçon, assis sous les ramures,
La garde. Deux renards arrivent de côté
Et mangent le raisin par le pampre abrité,
Tandis que l’enfant tresse, avec deux pailles frêles
Et des brins de jonc vert, un piège à sauterelles.
Enfin, autour du vase et du socle dorien.
Se déroule en tous sens l’acanthe corinthien.
J’ai reçu ce chef-d’œuvre au prix, et non sans peine,
D’un grand fromage frais et d’une chèvre pleine.
Il est à toi, berger dont les chants sont plus doux
Qu’une figue d’Ægile et rendent Pan jaloux.
C’est le roi de la plaine et des gras pâturages.
Plein d’une force lente, à travers les herbages.
Il guide en mugissant ses compagnons pourprés
Et s’enivre à loisir de la verdeur des prés.
Tel que Zeus sur les mers portant la vierge Europe,
Une blancheur sans tache en entier l’enveloppe ;
Sa corne est fine, aux bouts recourbés et polis ;
Ses fanons florissans abondent à grands plis ;
Une écume d’argent tombe à flots de sa bouche,
Et de longs poils épars couvrent son œil farouche.
Il paît jusques à l’heure où du zénith brûlant
Midi plane, immobile, et lui chauffe le flanc.
Alors des saules verts l’ombre discrète et douce
Lui fait un large lit d’hyacinthe et de mousse,
Et couché comme un dieu près du fleuve endormi,
Pacifique, il rumine et clôt l’œil à demi.
La terre était immense, et la nue était morne,
Et j’étais comme un mort en ma tombe enfermé,
Et j’entendais gémir dans l’espace sans borne
Ceux dont le cœur saigna pour avoir trop aimé :
Femmes, adolescens, hommes, vierges pâlies,
Nés aux siècles anciens, enfans des jours nouveaux,
Qui, rongés de désirs et de mélancolies.
Se dressaient devant moi du fond de leurs tombeaux !
Plus nombreux que les flots amoncelés aux grèves,
Dans un noir tourbillon de haine et de douleurs.
Tous ces suppliciés des impossibles rêves
Roulaient comme la mer, les yeux brûlés de pleurs ;
Et sombre, le front nu, les ailes flamboyantes,
Les flagellant encor de désirs furieux.
Derrière le troupeau des âmes défaillantes
Volait le vieil Amour, le premier-né des dieux.
De leur plainte irritant la lugubre harmonie,
Lui-même consumé du mal qu’il fait subir,
Il chassait à travers l’étendue infinie
Ceux qui, sachant aimer, n’en ont point su mourir.
Et moi je me levais de ma tombe glacée ;
Un souffle au milieu d’eux m’emportait sans retour.
Et j’allais, me mêlant à la course insensée.
Aux lamentations des damnés de l’Amour.
Ô morts livrés aux fouets des tardives déesses,
Ô Titans enchaînés dans l’Érèbe éternel.
Heureux ! vous ignoriez ces affreuses détresses.
Et vous n’aviez perdu que la terre et le ciel !