Peer Gynt (trad. Prozor)/Acte 2
ACTE II
(Un étroit sentier de montagne. Heure très matinale.)
(Peer Gynt marche rapidement, l’air maussade. Ingrid, à demi vêtue de son costume de mariée, cherche à le retenir.)
Laisse-moi ! Va-t’en !
Après ce qui s’est passé ? Où irais-je ?
Où tu voudras ! Ça m’est égal.
Ah ! mon Dieu ! le traître ! le traître !
À quoi bon nous dire des sottises ? Chacun est libre d’aller son chemin.
Non, non ! Nous sommes liés par un crime !
Le diable soit de tous les souvenirs ! Le diable
soit de toutes les femmes…, excepté une !Qui ?
Pas toi.
Qui donc, dis ?
Va-t’en ! Va d’où tu es venue ! Vite ! Retourne chez ton père !
Peer ! mon chéri !
Tais-toi !
Tu ne penses pas ce que tu dis.
Je le pense et le veux.
Séduire d’abord et repousser ensuite !
Qu’est-ce que tu m’offres, voyons ?
Portes-tu un livre de cantiques dans un mouchoir et une tresse d’or à la nuque ? Marches-tu les yeux baissés sur ta jupe blanche en tenant un coin du tablier de ta mère ? Réponds !
Non, mais… !
As-tu fait ta communion au printemps dernier ?
Non, mais, Peer… !
As-tu le regard timide ? Peux-tu dire non quand je t’implore ?
Jésus ! Je crois qu’il perd l’esprit !
Est-ce une fête que de te voir ? Réponds !
Non, mais…
Alors, que me fait tout le reste ? (Il veut s’éloigner.)
Eh bien ! après ?
Si tu me prends, c’est la fortune pour toi, et les honneurs.
Impossible !
Ah ! tu m’as séduite… !
Tu n’as pas résisté.
J’étais malheureuse…
Moi, j’étais gris.
Ah ! mais tu me le paieras !
Tout ce que tu voudras. Je ne regretterai pas le marché.
Inébranlable comme un roc !
C’est bien. Nous verrons qui pleurera le dernier ! (Elle descend la côte.)
Le diable soit de tous les souvenirs ! Le diable soit de toutes les femmes !
Excepté une !
Oui, excepté une ! (Ils s’éloignent chacun de son côté.)
(Un lac de montagne aux bords humides et marécageux. Un orage approche.)
(Aase regarde de tous côtés et pousse des appels anxieux. Solveig est avec elle, la suivant avec peine. Derrière elles, à quelque distance, les parents de Solveig et Helga.)
Tout est contre moi ! tout m’accable ! Le ciel et l’eau, et tous ces fjaells maudits ! Le ciel envoie du brouillard pour l’égarer ! L’eau traîtresse se dissimule pour le perdre ! Les fjaells le menacent de leurs avalanches. Et les hommes ! Les hommes le poursuivent ! Ils veulent le tuer ! Oh ! Dieu ! si cela leur réussissait pourtant ? Le petit monstre, qui s’est laissé tenter par le diable ! (Se tournant vers Solveig.) Oui, est-ce seulement concevable ? Lui qui ne savait que mentir et inventer des contes, — lui qui n’était fort qu’en paroles et n’a jamais rien fait qui vaille, lui ! Vraiment on ne sait si l’on doit rire ou pleurer ! — Ah ! nous avons été unis dans l’heur et le malheur. Car il te faut savoir que mon homme ne faisait que boire et vagabonder à travers la commune. En folies, en sottises, il a dissipé tout notre avoir. Et pendant ce temps je gardais le logis avec mon petit Peer. Tout ce que nous pouvions, c’était de ne pas y songer. Car, pour résister vraiment, le courage m’a toujours manqué. Je n’ai jamais pu regarder le sort en face : C’est trop horrible. Et puis, on est bien aise de secouer son chagrin et d’éloigner ses pensées. Tout est bon pour cela : l’un se sert de l’eau-de-vie, l’autre du mensonge. Ah ! oui ! c’est ainsi que nous avions recours aux contes, aux histoires de princes, de trolls et de bêtes. Et aussi de mariées enlevées. Mais qui aurait pu prévoir que toutes ces inventions du diable lui feraient tourner la tête ? (Reprise par l’angoisse.) Ah ! Qu’était-ce que ce cri ? Bien sûr, une nixe ou un vampire ! Peer ! Peer ! — Là, là, sur cette hauteur ! — (Elle court sur une petite élévation et regarde par-dessus l’eau. Les parents de Solveig la rejoignent.)
Tant pis pour lui.
Oui, oui. Il est perdu.
Perdu. C’est bien le mot.
Non, ne dites pas cela. Il est si malin. Il n’y en a pas de plus fort que lui.
Mauvaise femme que tu es.
Oui, c’est vrai, je ne vaux rien. Mais mon gars, lui, est un trésor.
Il a le cœur endurci et l’âme vouée à l’enfer.
Non, non, ce n’est pas possible. Le Seigneur n’est pas si dur que ça !
Ça, je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’il peut traverser les airs à dos de bouquetin.
Jésus ! Êtes-vous folle ?
Que dites-vous là, mère ?
Il n’y a rien qu’il ne puisse faire. Vous allez voir, si seulement Dieu lui prête vie.
Souhaitez-lui plutôt la potence.
Ah ! Seigneur Jésus !
Sous la main du bourreau, son cœur fléchira peut-être jusqu’au repentir.
Ah ! vous me faites défaillir. Il faut que nous le retrouvions !
Et son corps ! S’il s’est embourbé, nous le retirerons de la tourbe. Si le Vieux de la montagne l’a pris, nous grimperons pour le lui enlever.
Hem ! Voici un petit sentier.
Que Dieu vous bénisse de m’aider ainsi.
C’est le devoir du chrétien.
Ce sont donc des païens, tous ces autres. Pas un d’eux n’a voulu m’accompagner.
Ils le connaissent trop bien.
Il est trop fin pour eux ! (Se tordant les mains.) Et dire, dire que je ne le retrouverai peut-être pas vivant !
Voici des traces de pas.
Nous ferons faire des recherches autour de notre cabane. (Il va en avant avec sa femme.)
Parlez-moi encore de lui.
De mon fils ?
Oui. Dites-moi tout.
Tout ? Il y aurait trop à dire. Tu perdrais patience.
Vous serez plus tôt fatiguée de parler que moi d’écouter.
(Hauteurs vues au pied des fjaells. Au loin, des sommets neigeux. Les ombres s’allongent. Le jour décline.)
Toute la commune est après moi ! Ils sont armés de bâtons et de fusils. En avant, on entend brailler le père de la mariée ! Eh bien ! on en parle, maintenant, de Peer Gynt ! C’est une autre affaire que de se colleter avec un forgeron ! Ça s’appelle vivre, au moins ! On se sent comme un ours de la tête aux pieds. (Il bondit et lance le poing à droite et à gauche.) Braver, lutter, nager contre le courant ! Frapper ! Abattre ! Déraciner des arbres ! C’est ça qui s’appelle vivre ! Ça vous trempe l’âme et vous gonfle le cœur ! Au diable contes et fadaises !
(On voit trois filles courir sur la colline. Elles crient et chantent.)
Trond !
Koré !
Bord !
Couche avec moi jusqu’au matin !
Après qui courez-vous, fillettes ?
Pour des trolls nos couches sont prêtes.
Pour Trond le fort.
Koré le doux.
Force est douceur.
Douceur est force.
Sans gars, c’est des trolls qu’on amorce.
Où sont vos gars ?
Adieu ! bonjour !
Le mien, qui me jurait l’amour,
A pris une veuve à dot ronde.
Et le mien, une vagabonde.
Le mien noya notre bâtard.
Il fut pendu deux mois plus tard.
(Les trois filles se remettent à appeler : « Trond, Koré, Bord, etc. ».)
Trois trolls ? J’en vaux autant, les belles !
Vous m’en direz des nouvelles !
Est-ce bien vrai ?
En noce, alors !
Viens avec nous, le fort des forts !
Nous ne voulons plus de lit vide.
On verse à boire à la maison.
Il est ardent comme un tison.
Le cou brûlant, la bouche humide.
Troll, j’ai trois corps, un corps par femme,
La joie aux yeux, la mort dans l’âme !
Trond, Koré, Bord, bonsoir, lutin,
Danse tout seul jusqu’au matin !
(Elles entraînent en dansant Peer Gynt dans les montagnes.)
Arrêtez, merveilleux portiques,
Palais de flamme, ardentes tours !
Ça ! ne me faites pas la nique
Et ne reculez pas toujours !
Sur la plus haute de vos pointes,
Je vois un coq[1] tendre le cou,
En agitant ses ailes peintes,
Pour s’envoler je ne sais où.
Hé ! quels sont ces troncs, ces racines,
Qui sortent du cœur des rochers,
Ces géants aux sinistres mines
Sur des pieds de hérons perchés ?
Est-ce l’arc-en-ciel qui s’étale,
Avec son éclat indécis
Qui, tantôt rouge et tantôt pâle,
M’aveugle. Au-dessus des sourcils,
Quel mal de tête épouvantable !
J’ai là comme un cercle de fer.
On dirait que la main du diable
Me l’a mis au fond de l’enfer.
(Se laissant choir par terre.)
Le bouquetin ? Quel conte bête,
Quelle histoire à dormir debout !…
La mariée ? Un coup de tête
À me faire tordre le cou…
Oui, j’ai couru quelques bordées…
Aurais-je fait le loup-garou
Avec trois filles possédées ?
Bah !… quel conte à dormir debout !
(Regardant au-dessus de lui, au loin.)
Là, vers le ciel, un aigle monte ;
Le canard, par-dessus les monts,
Vole au midi… Moi, quelle honte !
Je barbote dans nos limons…
(Se levant d’un bond)
Non, non ! suivons leurs vols superbes !
Je veux, à cet oiseau pareil,
Me tremper dans les vents acerbes
Et me baigner dans du soleil !
Par-dessus les buttes de terre,
Les montagnes et les détroits,
Au nez du prince d’Angleterre
Aller trinquer avec des rois !
Et vous, filles, dont j’eus envie,
Adieu ! je vais où l’on m’attend
Et ne reviendrai de ma vie,
Si parfois l’humeur ne m’en prend…
L’aigle s’est perdu dans la nue
Et les canards sont déjà loin…
Je vois une maison connue,
Que l’on restaure avec grand soin.
Et voici que cette ruine
A repris un aspect joyeux.
Je reconnais, — bonté divine !
Le vieux logis de mes aïeux.
Tout autour, la grille est nouvelle.
Aux fenêtres, plus de chiffons.
Bravo ! chaque vitre étincelle :
On fait la noce, on est en fonds !
Le doyen termine la fête
Par un mémorable discours ;
Puis le capitaine en goguette,
Exécutant un de ses tours,
Lance un verre contre une glace
Qui vole aussitôt en éclats.
« Mère, ne fais pas la grimace :
Ce soir on met les petits plats
Dans les grands. Jean Gynt se dépêche
De festoyer royalement
Pour notre bien, c’est une brèche,
Pour notre gloire, un ornement. »
Alors un mot vient à la bouche
Du capitaine : « Allons, gamin,
Peer, enfant d’une illustre souche,
Illustre tu seras demain ! »
(Il s’élance en avant, mais se heurte le nez contre une roche, tombe et reste étendu sur le dos.)
(Une côte boisée de grands arbres dont les feuilles sont agitées par le vent. Dans les éclaircies on voit scintiller les étoiles. Des oiseaux chantent au sommet des arbres.)
(Une femme en vert traverse le bois, Peer Gynt la suit avec des gestes amoureux.)
Aussi vrai que je m’appelle Peer. Aussi vrai que tu es belle. Veux-tu être à moi ? Tu verras comme je suis gentil et délicat. Pas de laine à dévider, pas de toile à tisser. Rien à faire. Et manger toute la journée. Jamais tu ne seras tirée par les cheveux.
Et jamais battue ?
À quoi penses-tu ? Un fils de roi a-t-il jamais frappé une femme ? Ce n’est pas l’usage.
Tu es fils de roi ?
Oui.
Et moi, je suis fille du Roi de Dovre[2].
Vraiment ? Tiens, tiens ! Ça se trouve bien.
Ma mère en a un bien plus grand.
Connais-tu mon père, le roi Brose ?
Connais-tu ma mère, la reine Aase ?
Quand mon père est fâché, toute la montagne en tremble.
Quand ma mère gronde, ça fait tomber des avalanches.
Il n’y a pas d’arc que mon père ne puisse tendre.
Et pas de cheval que ma mère ne puisse monter.
As-tu d’autres habits que ces haillons ?
Si tu voyais mon costume de fête…
Moi, je suis tous les jours dans l’or et dans la
soie.Tiens ! j’aurais plutôt dit de l’herbe et des étoupes.
C’est ce qui te trompe. Sache que, chez nous, toute chose a une double apparence. Si tu viens dans le château de mon père, il se peut qu’au premier abord tu te croies dans un simple amas de pierres.
C’est tout comme chez nous. Notre or te paraîtra paille et fange, et aux fenêtres, en place de vitres, tu n’apercevras que de viles guenilles.
Peer ! je le vois, nous sommes faits l’un pour l’autre !
Nous nous convenons comme une paire de bottes.
Holà ! mon coursier de noces ! holà !
(Un gigantesque pourceau accourt, scellé d’un vieux sac, avec un bout de corde pour bride. Peer Gynt saute sur son dos et assoit la femme en vert devant lui.)
Et tout à l’heure, j’étais si triste ! On ne sait jamais ce qui peut arriver !
Fier en selle ! c’est la marque des gens de race.
(Au château du Vieux de Dovre. La salle du Trône. Grande assemblée de trolls, de gnomes et de nixes. Le Vieux de Dovre est assis sur son trône, sa couronne sur la tête, son sceptre à la main. Des deux côtés du trône ses enfants et sa famille. Peer Gynt se tient debout devant lui. Grande agitation dans la salle.)
À mort ! Un chrétien a séduit la fille de notre roi, du Vieux de Dovre !
Pourrai-je lui couper le doigt ?
Et moi lui tirer les cheveux ?
Et moi, leur mordre la cuisse ! Tra ! la ! la ! la !
Faut-il le préparer au sel et au poivre ?
Le rôtir à la broche ou le faire bouillir dans une
marmite ?Silence ! Du sang-froid ! (Faisant approcher sa famille et ses confidents.) Pas de grands mots ! Depuis quelque temps nous déclinons. Nous ne savons plus bien où nous en sommes et ne devons pas repousser l’alliance des humains. D’ailleurs, il n’y a presque rien à redire à ce garçon. Il me semble bien bâti. C’est vrai qu’il n’a qu’une tête, mais ma fille n’en possède pas davantage. Les trolls à trois têtes ont presque disparu, et ceux mêmes à deux se font de plus en plus rares, sans parler de la qualité des têtes. (À Peer Gynt.) Ainsi tu demandes la main de ma fille ?
Avec ton royaume pour dot.
Tu en auras la moitié de mon vivant et le reste après ma mort.
Cela me suffit.
Patience, mon garçon ! — Nous avons d’abord quelques conditions à t’imposer. Si tu manques à l’une d’elles, le pacte est rompu, et nous garderons ta peau. La première, c’est que tu ne remettes plus jamais les pieds hors des limites des Ronden. Tu craindras la lumière du jour et tous les actes qu’elle éclaire
Qu’importe, si je suis roi !
Maintenant je vais mettre ton intelligence à l’épreuve. (Il se lève de son trône.)
Nous allons essayer tes dents de sagesse. Si elles parviennent à casser la noisette que tendra le vieux de Dovre, c’est bien.
Qu’est-ce qui distingue un homme d’un troll ?
Rien que je sache. Les grands trolls veulent rôtir et les petits trolls griffer. Les hommes en feraient autant s’ils osaient.
C’est juste. Il y a encore d’autres ressemblances. Cependant le jour n’est pas la nuit, et un homme, malgré tout, n’est pas un troll. Je vais te dire en quoi ils diffèrent : là-bas, à la lumière du jour on dit : « Homme ! sois toi-même ! » Ici, sous ces voûtes, on dit : « Troll ! suffis-toi à toi-même. ».
Saisis-tu la profondeur de ce mot ?
Il me paraît plutôt obscur.
« Se suffire », mon fils, c’est là un mot fort et tranchant qui doit devenir ta devise.
Hem !
Il le faut, si tu veux commander.
Après tout je m’en moque, ça m’est égal.
En outre, il faut savoir estimer à sa valeur notre manière de vivre, simple et régulière. (Il fait un signe. Deux trolls à têtes de porcs coiffés de bonnets de nuit, apportent à manger et à boire.) C’est la vache qui fournit les gâteaux, et le bœuf l’hydromel. Peu importe le goût. L’important, comprends-le bien, c’est que tout cela soit un produit de l’endroit.
La peste soit de votre boisson domestique ! Je
ne m’y habituerai jamais.Si tu bois, tu auras la coupe, qui est d’or. Et posséder cette coupe, c’est gagner le cœur de ma fille.
Il est écrit : tu vaincras ta nature. Bah ! à la longue la boisson me semblera moins aigre. Allons… ! (Il boit.)
C’est bien dit. Mais quoi, tu craches ?
J’espère m’y habituer tôt ou tard.
Maintenant il faut ôter tes habits de chrétien. Car, je te le répète à l’honneur de Dovre, tout ici est de fabrique locale. Rien ne nous vient de la vallée, sauf la cocarde de soie qu’on porte au bout de la queue.
Je n’ai pas de queue, moi !
Qu’à cela ne tienne, on t’en donnera une. Allons,
troll, attachez-lui une queue de gala.Ah non ! ma foi ! Vous voulez vous moquer de moi !
On ne fait pas sa cour à ma fille le cul nu.
Changer un homme en bête !
Nullement, mon fils. Mais je veux faire de toi un prétendant convenable. On t’ornera d’une rosette orange, ce qui, chez nous, est la plus haute distinction.
Eh ! l’homme n’est que poussière après tout… Et puis, ne faut-il pas se conformer aux coutumes du pays ? C’est bien ! attachez !
Tu es accommodant, mon garçon.
Maintenant essaie ! Nous verrons si tu portes la queue avec grâce !
Qu’allez-vous encore me demander. Faudra-t-il
que j’abjure ma foi de chrétien ?Du tout. Garde-la, si tu veux. La foi a libre entrée chez nous et ne paie pas de taxes, C’est à l’écorce et aux vêtements qu’on reconnaît le troll. Pour peu que tu nous ressembles d’habits et de façons, tu peux croire ce que tu veux.
Je vois que, malgré toutes tes conditions, tu es bien plus raisonnable qu’on aurait pu le craindre.
Mon fils, nous autres trolls, nous valons mieux que notre réputation. Encore un point qui nous distingue des hommes. Mais nous en avons fini avec la partie sérieuse de cette séance. Il faut maintenant réjouir nos yeux et nos oreilles. En avant, vierge à la harpe ! fais-nous entendre tes accords ! En avant, vierge de la danse ! apparais sous nos voûtes de Dovre ! (Musique et danse.)
Eh bien ! que t’en semble ?
Ce qu’il m’en semble ? Hem…
Je vois quelque chose d’horrible : une vache pinçant des cordes de boyau, une truie gigotant à côté d’elle.
Sus à lui ! mangeons-le !
Halte ! souvenez-vous qu’il voit tout cela avec des sens d’homme !
Houhou ! Il faut lui arracher les yeux et les oreilles !
Beeh ! voilà ce qu’on dit de notre danse et de notre jeu, ma sœur !
Tiens ! c’était donc toi ? Allons, allons, en si joyeuse compagnie, il est bien permis de plaisanter un brin.
Jurez-moi que ce n’était qu’une plaisanterie.
Que le diable m’emporte si votre danse et votre
jeu n’étaient pas admirables !Ah ! cette nature humaine ! Comme elle est résistante ! Nous avons beau la frapper d’estoc et de taille, cela ne fait jamais que des blessures passagères. Ainsi mon gendre se montrait souple comme un gant. Il n’a refusé ni de se laisser dépouiller de son tricot de chrétien, ni de boire de notre hydromel, ni de se laisser attacher une queue ; enfin il exécutait si docilement tout ce que nous lui demandions qu’on pouvait bien croire le vieil Adam banni de lui à tout jamais. Eh bien, non ! le voici revenu. Allons, mon fils, il te faudra subir une opération sérieuse pour te débarrasser de cette maudite nature humaine.
Quelle opération ?
Je te grifferai un peu l’œil gauche. Tu loucheras, c’est vrai, mais tout ce que tu verras te semblera beau et réjouissant. Puis je t’enlèverai l’œil droit.
Es-tu saoûl, dis donc !
Tu vois mes outils ? Je suis bon vitrier, je te ferai un grand œil de bœuf, ou plutôt un œil de taureau. Tu verras comme la mariée te paraîtra belle ! Et jamais plus tu n’apercevras de truies dansantes ni de vaches jouant de la harpe.
Mais tout cela est pure folie !
Tais-toi et laisse parler le vieux de Dovre ! C’est toi qui es fou et lui qui est sage.
Penses-y bien ! Que de peines et d’ennuis tu pourrais t’épargner ! Souviens-toi que les yeux sont la source impure d’où découle l’amer flot des larmes.
C’est vrai. Les livres de piété disent même : « Si ton œil te scandalise, arrache-le. » Eh bien, écoute ! Dis-moi combien il faut de temps pour qu’un œil ainsi traité redevienne un œil humain ?
Il ne le redeviendra jamais, mon fils.
Vraiment ? En ce cas, je vais te dire bonsoir et
merci.Où comptes-tu aller ?
Je compte aller mon chemin tout bonnement.
Halte-là ! Il est facile d’entrer chez le Vieux de Dovre, mais impossible d’en sortir.
Voudrais-tu me faire violence ?
Écoute-moi, prince Peer, et sois raisonnable ! Tu as un vrai talent de sorcier, n’est-ce pas ? On te prendrait déjà pour un troll, ou peu s’en faut. Et tu veux le devenir… ?
Pardieu, oui, je le veux ! Pour épouser une princesse et gagner un beau royaume, je serais disposé à faire quelques sacrifices. Mais tout a des bornes. Je me suis laissé attacher une queue, c’est vrai, mais je suis toujours libre de la détacher ; je me suis débarrassé de ma culotte qui, d’ailleurs, était vieille et usée, mais je puis la reprendre, si bon me semble. Et il m’est sans doute loisible d’envoyer promener de même toutes vos modes de Dovre. Je puis jurer, si l’on veut, qu’une vache est une fille, car un serment, après tout, se digère assez facilement. Mais aliéner à jamais ma liberté, renoncer à mourir un jour en bon chrétien, me condamner à rester troll toute ma vie, ne jamais pouvoir reculer, cela ne te semble rien, à toi. Eh bien ! moi, je n’y consentirai pour rien au monde !
Ah ! ça ! tu vas me fâcher à la fin ! Et alors je ne plaisante plus. Comment, blanc-bec, tu commences par séduire ma fille…
Ça, c’est un mensonge !
Tu dois l’épouser.
Prétendrais-tu que… ?
Quoi ! Tu oserais nier qu’elle eût été pour toi un objet de désirs et de convoitises ?
Eh bien, après ? On n’a jamais pendu personne
pour si peu.Ces humains ! Toujours les mêmes ! L’âme, vous n’avez que cela à la bouche. Mais, en réalité, il n’existe rien, pour vous, que ce qui est tangible. Ah ! tu comptes le désir pour rien ! Eh bien ! tu verras tout à l’heure ce qui en est.
Va, va ! tu ne m’en feras pas accroire.
Ah ! mon chéri ! tu seras père avant l’année révolue.
Ouvrez-moi. Je veux m’en aller.
On t’enverra l’enfant dans une peau de bouc.
Tout ça, c’est un mauvais rêve. Si je pouvais m’éveiller !
Faut-il l’adresser au château royal ?
C’est bien, prince Peer. Cela te regarde. N’empêche que ce qui est fait est fait et que ton rejeton va grandir comme un vrai bâtard qu’il sera. Tu sais que les bâtards grandissent vite.
Allons, vieillard, ne sois pas bête comme un âne. Et vous, Mademoiselle, montrez-vous raisonnable ! Arrangeons-nous à l’amiable. Sachez, d’abord, que je ne suis ni riche, ni prince. De quelque côté qu’on me regarde, je vous assure que je ne vaux pas cher.
(La femme en vert s’évanouit et est emportée par des filles de trolls.)
Allons, mes enfants ! jetez-le contre la paroi du rocher, afin qu’il s’y écrase.
Père, laisse-nous d’abord jouer avec lui au loup et au mouton, au chat et à la souris, à la grenouille et au héron !
Oui, mais faites vite. Je suis de mauvaise
humeur, et j’ai sommeil. Bonsoir ! (Il s’en va.)Laissez-moi, graine de diables ! (Il veut fuir par la cheminée.)
Gnomes ! Nixes ! Mordez-lui les fesses !
Aïe ! (Il veut fuir par le trappon.)
Fermez toutes les issues !
S’amusent-ils, les petits !
Veux-tu me lâcher, petite crotte !
Respect, manant, à un enfant royal !
Un trou de rat ! (Il y court.)
Nixe ! Nixe ! ferme le trou !
Quelle vermine ! J’aime encore mieux le vieux !
Ah ! il n’y a là de place que pour une souris ! (Il s’éloigne en courant en zigzags.)
Fermez la grille, fermez la grille !
Mon Dieu ! je voudrais n’être qu’un pauvre moucheron ! (Il tombe.)
Aïe donc ! dansons sur sa tête !
Au secours, mère ! Je me meurs ! (Cloches d’église au loin.)
Les grelots ? Sauvons-nous ! C’est le troupeau de l’homme noir !
(Cris et tumulte. Les trolls fuient. L’édifice s’écroule. Tout disparaît.)
(Ténèbres épaisses. On entend Peer Gynt frapper autour de lui avec une branche d’arbre.)
Réponds-moi ! Qui es-tu ?
Moi-même.
Fais le tour. La montagne est grande.
Qui es-tu ?
Moi-même. Peux-tu en dire autant ?
Je puis dire ce qui me plaît et sais manier l’épée ! Gare à toi ! Tiens, attrape ! Saül en a tué cent et Peer Gynt mille. (Il frappe de toutes ses forces.) Qui es-tu ?
Moi-même.
La sotte réponse ! Ça ne signifie rien. Qui es-tu ?
Le grand Courbe[3].
À la bonne heure ! Nous passons du noir au gris. Arrière, Courbe !
Je te passerai sur le corps ! (Il frappe à coups redoublés.) Abattu ! (Il veut passer, mais rencontre une nouvelle résistance.) Oh ! oh ! Encore quelqu’un ?
Le Courbe, Peer Gynt ! Toujours le même. Le Courbe frappé, le Courbe tué, le Courbe vivant.
L’arme est ensorcelée, mais j’ai de bons bras !
(Il frappe à tour de bras pour passer.)
Oui, compte sur tes bras, compte sur tes forces, Peer Gynt ! Hi ! hi ! ça te mènera loin !
Je ne suis pas plus avancé. De quelque côté que je me tourne, c’est toujours la même chose. Il est ici ! et là ! et tout autour de moi ! Je me crois sorti du cercle, et j’y suis en plein. Nomme-toi ! Fais-toi voir ! Qu’es-tu donc ?
Le Courbe.
Ni mort, ni vivant. Du brouillard. De la boue. Pas de forme. On se croirait au milieu d’un tas d’ours endormis qui grognent sourdement. (Riant.) Frappe toi-même !
Le Courbe est trop malin.
Allons, frappe !
Le Courbe ne frappe pas.
Lutte ! je veux que tu luttes !
Le grand Courbe triomphe sans lutter.
S’il y avait là ne fût-ce qu’une nixe pour me pincer, ne fût-ce qu’un petit troll, quelque chose à combattre. Mais rien ! Bon ! le voici qui ronfle ! Hé ! Courbe que tu es !
Plaît-il ?
Allons ! un peu de violence !
Des griffes, des dents dans la chair ! Une goutte de mon propre sang !
(On entend comme des coups d’ailes de grands oiseaux.)
Il y vient, Courbe !
Oui, il y vient peu à peu.
Où sont mes sœurs ? Venez à moi ! Volez ! Volez !
Fille qui veux me sauver, redresse-toi, lève les yeux, et fais vite ! Le livre de cantiques ! Jette-le-lui dans l’œil !
Il faiblit !
Nous le tenons !
À moi, mes sœurs ! à moi !
C’est acheter sa vie trop cher que de la payer
d’une heure comme celle-ci. (Il se laisse tomber.)Courbe, le voici par terre ! Prends-le ! Prends-le !
(Cloches et chant de cantiques au loin.)
Trop fort ! Il y avait des femmes derrière lui.
(Lever de soleil. Devant une hutte, sur la prairie alpestre d’Aase. La porte est fermée, le site désert et silencieux.)
(Au pied de la hutte, Peer est étendu et dort.)
Je donnerais beaucoup pour un hareng saur ! (Il crache de nouveau, puis aperçoit Helga qui s’avance portant un panier à provisions.) Tiens, c’est toi ; petite ? Que fais-tu ici ?
C’est Solveig qui…
Où est elle ?
Derrière la hutte.
Si tu t’approches, je m’enfuis.
As-tu peur que je t’enlève ?
Sais-tu où j’ai été cette nuit ? La fille du vieux de Dovre était après moi et ne voulait pas me lâcher.
On a bien fait de sonner les cloches.
Mais Peer Gynt n’est pas si facile à prendre. Qu’en dis-tu, hein ?
Oh ! la voici qui se sauve à toutes jambes ! (Courant après Solveig.) Attends-moi !
Regarde un peu ce que j’ai dans cette poche ! Un bouton d’argent. Je te le donne si tu parles pour moi !
Lâche-moi ! Laisse-moi partir !
Tiens, prends-le.
Lâche-moi ! Je veux reprendre mon panier.
Oh ! tu me fais peur !
Non, non ! Demande-lui seulement de ne pas m’oublier.
- ↑ Tous les clochers, en Scandinavie, sont surmontés d’un coq, symbole de la vigilance. Peer Gynt n’ayant encore jamais vu d’autres flèches, sa fantaisie lui suggère naturellement cette image.
- ↑ Personnage légendaire. Dovre est un pâté de montagnes dans le Gudbrandsdal, en Norvège.
- ↑ Personnage légendaire, dont Ibsen a fait le symbole de l’hypocrisie sociale et de l’ordre qui en procède.