des titres à vos égards, ayant tout fait pour vous, et ne persévérant dans la retraite que pour vous obéir : car ce n’est pas la vocation, c’est votre volonté, oui, votre volonté seule qui, jeune, m’a jetée dans les austérités de la profession monastique. Si vous ne m’en tenez aucun compte, voyez combien le sacrifice aura été vain, car je n’ai point de récompense à attendre de Dieu ; je n’ai encore rien fait pour lui.
Lorsque vous êtes allé à Dieu, je vous ai suivi, que dis-je ? je vous ai précédé ; comme si le souvenir de la femme de Loth et le regard qu’elle jeta derrière elle vous préoccupait, vous m’avez fait la première revêtir l’habit et prêter les vœux monastiques, vous m’avez enchaînée à Dieu avant vous-même. Cette défiance, la seule que vous m’ayez jamais témoignée, me pénétra, je l’avoue, de douleur et de honte ; moi qui, sur un mot, Dieu le sait, vous aurais, sans hésiter, précédé ou suivi jusque dans les abimes enflammés des enfers ! car mon cœur n’était plus avec moi, mais avec vous. Et si, aujourd’hui plus que jamais, il n’est pas avec vous, il n’est nulle part. Ou plutôt il ne peut être nulle part sans vous. Mais faites qu’il soit bien avec vous, je vous en supplie. Et il sera bien avec vous, s’il vous trouve bienveillant, si vous lui rendez amour pour amour, peu pour beaucoup, des mots pour des choses. Plût à Dieu, mon bien-aimé, que vous fussiez moins sur de ma tendresse ! vous seriez plus inquiet. Mais plus je vous ai donné de sécurité, plus j’ai encouru votre négligence.
Ah ! rappelez-vous, je vous en supplie, ce que j’ai fait, et songez à ce que vous me devez. Tandis que je goûtais avec vous les plaisirs de la chair, on a pu se demander si c’était la voix de l’amour que je suivais ou celle du plaisir. On peut voir maintenant à quels sentiments j’ai, dès le principe, obéi. Pour condescendre à votre volonté, j’en suis arrivée à m’interdire tous les plaisirs ; je ne me suis rien réservé de moi-même, rien que le droit de me faire toute à vous. Quelle injustice de votre part, voyez donc, si vous accordez de moins en moins à qui mérite de plus en plus, si vous refusez absolument tout, quand on vous demande si peu de chose et une chose si facile !
Au nom donc de celui auquel vous vous êtes consacré, au nom de Dieu même, je vous en supplie, rendez-moi votre présence, autant qu’il est possible, en m’envoyant quelques lignes de consolation. Si vous ne le faites à cause de moi, faites-le du moins pour que, puisant dans votre langage des forces nouvelles, je vaque avec plus de ferveur au service de Dieu. Quand jadis vos vœux ardents me conviaient aux voluptés du monde, vous me visitiez coup sur coup par vos lettres, et vos vers mettaient sans cesse le nom de votre Héloïse sur les lèvres de la foule ; oui, c’était de mon nom que retentissaient toutes les places, de mon nom, toutes les demeures. Combien il serait mieux aujourd’hui d’exciter à l’amour de Dieu celle que vous provoquiez alors à l’amour du plaisir ! Encore une fois, je vous en supplie, pesez ce que vous devez, considérez ce que je demande, et je termine d’un mot cette longue lettre : adieu, mon tout.