Mémoires olympiques/Chapitre XXI
Les Jeux de la viiie Olympiade s’inaugurèrent, à Chamonix, en février 1924 et cette préface neigeuse fut de tous points réussie, ce qui atténua les rancunes et affaiblit les préjugés des Scandinaves dont les champions, bien entendu, se distinguèrent. Le dégel (qui sera toujours le grand drawback de ces Jeux d’Hiver ; même Saint-Moritz devait l’éprouver quatre ans plus tard) fit place la veille de l’ouverture à un froid intense et calme. Il y eut de beaux spectacles, tel le match de hockey sur glace entre équipes du Canada et des États-Unis. Il y eut aussi une minute émouvante, celle où fut remise, au pied du mont Blanc, la médaille d’alpinisme à l’un des chefs de la fameuse équipe du mont Everest et où le vaillant Anglais, vaincu mais non découragé, fit le serment d’aller la déposer, cette fois, au plus haut sommet de l’Himalaya. Bref, cette première semaine augura bien de la destinée des Jeux d’hiver, comme de l’organisation olympique française.
À Paris, malheureusement, quatre mois plus tard, il fallut déchanter. Il était infaillible que les événements de 1922 eussent une répercussion prolongée et, à certains égards, irréparable. Les tracasseries et les incompréhensions administratives dépassèrent la norme. La patience et la persévérance des organisateurs en eurent raison. On ne saurait leur en témoigner trop de reconnaissance. Et non plus aux étrangers dont l’élan revêtit le caractère d’un hommage enthousiaste à la France. Le gouvernement ne s’en avisa point et ne sut pas en profiter. Un petit employé subalterne d’un service de l’État me disait modestement : « Moi, je n’en puis juger qu’en « homme de la rue », mais, tout de même, il me semble bien que les pouvoirs publics n’ont pas su tirer de cette Olympiade tous les avantages qu’elle comportait. » Comme il y voyait juste et comme sa critique résumait bien les fautes commises ! Ce n’est pas ici le lieu d’en exposer et d’en apprécier le détail, car cela conduirait à une étude approfondie de l’état d’esprit des dirigeants et de l’opinion publique en France au lendemain de ce que je me suis permis d’appeler « la victoire sans tête » dans un chapitre de mes « autres » mémoires encore inédits. Quelle occasion unique de s’adresser à la jeunesse mondiale assemblée à Paris et de lui tendre le rameau de paix auréolé par la gloire récente ! Quel point de départ pour l’ère nouvelle dont tous les peuples avaient le souci ! Inutile maintenant de s’attarder à de stériles regrets. Mieux vaut simplement relater ce qu’il y eut, durant cette période olympique parisienne, de réconfortant à noter dans le déroulement des faits.
Il y eut la bonne humeur des athlètes à laquelle semblait présider de haut celle de deux augustes personnages : le président Doumergue et le prince de Galles, de qui, il est vrai, les sourires sont devenus légendaires. Puisqu’il s’agit de sport, je commencerai par les athlètes. Ceux qui les dépeignent à tout instant comme difficiles à satisfaire ne les connaissent guère, pas plus qu’ils ne se rendent compte des motifs d’excitabilité incessante que représente en une circonstance aussi solennelle l’agglomération sur un point donné de plusieurs milliers de jeunes gens pour lesquels le laurier olympique constitue l’ambition musculaire suprême. Ajoutez-y la contrainte de l’entraînement, les obstacles surmontés, le dépaysement physique, le désaccord fatal entre l’attente et la réalité, les mauvais hasards, la nervosité entretenue par l’épreuve prochaine… Que savez-vous, vous, le monsieur du dehors, dont les opinions simplistes et péremptoires se fabriquent en série d’après un compte rendu hâtif et bien souvent injuste (car le journaliste spécial, dont le métier du reste a aussi ses rudesses, n’est pas toujours équitable), que savez-vous de tout ce qui se dépense de vouloir, de sang-froid, de maîtrise de soi et d’entr’aide généreuse dans les quartiers d’athlètes ? Ayez du moins la pudeur de rendre hommage à la force de l’esprit sportif capable de résister aux manifestations intempérantes de ces spectateurs dont vous avez été peut-être et qui semblent si souvent s’ingénier à exalter non la saine et loyale concurrence, mais l’animosité et l’âpreté jalouse. Spectateurs clairsemés et ennuyés devant d’admirables prouesses gymniques ou nautiques qui ne sont pas « à la mode », spectateurs entassés et féroces dès que la mêlée de football ou la rencontre de boxe promettent de sensationnels horions… Devant eux combien ceux qui luttent paraissent en général équilibrés et virils dans la sérénité de leur philosophie pratique. Des exceptions, certes, il y en a beaucoup ! Mais, l’impression d’ensemble subsiste. De Stockholm à Anvers, d’Anvers à Paris, elle a prolongé son action réconfortante. À Paris, plus que jamais, elle s’est affirmée.
Il y avait huit jours que le président Gaston Doumergue s’était installé à l’Élysée, lorsqu’il se rendit sous escorte à la Sorbonne pour y assister. à la célébration du xxxe anniversaire du Rétablissement des Jeux Olympiques. Un écrin lui fut remis contenant côte à côte la médaille frappée trente ans plus tôt où s’inscrivaient ces mots : « Le Congrès International de Paris proclame le rétablissement des Jeux Olympiques. 23 juin 1894 » — et une autre médaille de décor identique où se lisaient ceci : « Les nations assemblées célèbrent le trentième anniversaire de l’Olympisme rénové, 23 juin 1924 ». Tandis que nous recevions le chef de l’État, mes collègues et moi, une foule de pensées s’évoquaient et, avant tout, l’image de la cérémonie de juin 1914 à la veille du cataclysme au cours duquel, quatre années durant, tant de jeunes existences faites pour les joies sportives allaient être sacrifiées : cérémonie toute semblable à celle-ci, avec les chœurs, les fanfares de chasse dans le grand vestibule, les drapeaux olympiques, les discours… toute semblable et pourtant, à certains détails, on sentait que la roue de l’histoire avait tourné et qu’une sorte d’égalisation instable prenait la place des tranquilles certitudes sociales d’une époque disparue.
Le soir, le président donna à l’Élysée, son premier grand dîner en l’honneur des membres du C. I. O. auxquels s’était joint le syndic de Lausanne, venu pour représenter à la Sorbonne la ville-siège du néo-olympisme. Le lendemain, une grande réception d’après-midi fut donnée à l’Hôtel de Ville dans la galerie des fêtes, avec représentation théâtrale. La session du C. I. O. s’ouvrit le 25 juin au Palais du Louvre, dans les somptueux appartements de gala du ministère des Finances. Nous y siégeâmes les 25, 26, 27 et 28 juin, puis la session fut interrompue pour permettre à la Commission exécutive, maintenant en fonctions régulières, de préparer divers travaux. Elle fut reprise le 7 juillet jusqu’au 13, en tout dix séances auxquelles prirent part quelques nouveaux membres : Lord Cadogan (Angleterre), le Dr Kishi (Japon), M. Benavides (Pérou), M. Aldao (Argentine).
Le 5 juillet, l’ouverture solennelle des Jeux eut lieu au Stade avec la pompe habituelle. Aux côtés du Président de la République, se trouvaient le prince de Galles, le prince royal et la princesse de Roumanie, le prince régent d’Éthiopie, le prince Henry d’Angleterre, le prince Gustave-Adolphe de Suède, les représentants du Gouvernement et de la Ville de Paris. Les pigeons s’envolèrent, le canon tonna, les chants s’élevèrent tandis qu’on arborait le gigantesque drapeau olympique destiné à flotter au-dessus du Stade jusqu’à la clôture. Le matin avait eu lieu à Notre-Dame une cérémonie renouvelée de celle d’Anvers et dont l’austère « neutralité », dans ce cadre unique revêtit une majesté impressionnante.
Le ras Taffari avec son manteau en forme de cône et son grand chapeau ne pouvait se promener parmi les athlètes dans les vestiaires du stade, mais les jeunes princes ne s’en firent pas faute. Le prince de Galles aimait à causer avec les champions et mettait tout le monde à l’aise en un instant. Une après-midi au stade, sur la pelouse, il regarda l’heure et anxieux me dit : « Y a-t-il un Anglais engagé dans les épreuves qui restent à courir ? Je voudrais bien aller jouer au polo au Bois de Boulogne. Je l’ai promis, mais s’il y a un Anglais, je ne puis m’en aller ». Je fus m’enquérir : « Oui, monseigneur. Il y en a un ». Et le prince renonça à son polo sans un instant d’hésitation, ni un mouvement de contrariété. Au grand banquet de deux cent couverts donné par la British Olympic Association et qu’il présidait, on le vit, bien qu’il y eut là des ambassadeurs, des ministres, le maréchal Foch…, se lever pour tendre un verre de champagne à chacun des douze bagpipers qui, leur double tour de salle accompli, étaient venus se ranger derrière lui. Quand sonna l’heure des toasts, il porta le premier à son père, au chef de l’État français et aux autres chefs d’États des nations participantes. En se rasseyant, il me dit : « Ouf ! Voilà le premier obstacle sauté… » Et peu après, se relevant, il prononça à la gloire de l’olympisme, un véritable discours.
La simplicité du prince Carol de Roumanie n’était guère moindre. Il venait au stade conduisant une auto découverte et généralement accompagné. Une après-midi, il était seul. Un brave sergot accourut me chercher dans la tribune présidentielle : « Monsieur, me dit-il, il y a là un particulier qui prétend être le prince héritier de Roumanie. Ce doit être un farceur. Il est tout seul dans sa voiture et la conduit. On veut le mener au poste parce qu’il a enfreint la consigne. » Je me précipitai. Le prince avait l’air ravi. « Pourquoi venez-vous ? me dit-il. On allait m’emmener au poste, c’eût été très amusant !… » Pas pour les hommes de garde qui faisaient une tête !
Cependant que se succédaient avec des fortunes diverses, les meetings d’escrime, de boxe, de lutte et qu’au stade les finales de course à pied, les sauts, les lancers soulevaient les acclamations, que dans d’autres décors, nageurs, rameurs, concurrents du pentathlon moderne se disputaient la victoire, une équipe silencieuse et attentive travaillait d’arrache-pied dans les bureaux de la rue de Grammont, à faire mouvoir toute la machinerie. Témoin de leur labeur si sportivement accepté et exécuté, que ceux qui la composaient trouvent ici l’expression de mon admiration reconnaissante. Je n’aurais garde de négliger de louer en même temps l’activité amène du comte Clary, président du Comité, ni surtout la cheville ouvrière, l’infatigable et toujours jeune Frantz Reichel, à qui les membres du C. I. O. remirent une adresse signée d’eux tous.
Le marquis de Polignac s’était spécialisé dans l’organisation des concours d’art qui, grâce à lui, furent enfin dignes de l’olympisme. Mais non content d’un tel effort, il sut y joindre au théâtre des Champs-Élysées, une « saison d’art de la viiie Olympiade ». Elle valut aux Parisiens le plaisir d’entendre notamment la Neuvième Symphonie — celle qui fût toujours pour moi la symphonie olympique par excellence — exécutée par l’orchestre et les chœurs hollandais de la célèbre compagnie de Mengelberg d’Amsterdam. Ce ne fut pas là l’unique évocation de l’Olympiade prochaine, dont Amsterdam devait être le théâtre. Le ministre de Hollande, par une belle réception à la Légation, avait bien voulu souligner cette « course du flambeau » qu’évoquent les paroles de clôture des Jeux. Lorsque l’heure sonna cette fois de les prononcer, trois drapeaux furent arborés au stade : celui de la Grèce, celui de la France, celui de la Hollande et les hymnes des trois pays les saluèrent. Il continuera d’en être ainsi en hommage à l’hellénisme immortel en même temps qu’aux Jeux terminés et aux Jeux prochains. Par cette addition se trouva complété à mon gré le protocole du cérémonial olympique que j’avais construit pièce à pièce et par étapes, pour ne pas surprendre des spectateurs et des acteurs mal préparés à s’y soumettre. Aujourd’hui encore, bien des gens n’en comprennent pas la valeur pédagogique ou en estiment le symbolisme suranné. Mais on est accoutumé aux spectacles, aux formules qu’il comporte et il est peu probable qu’on s’en écarte désormais.
Ainsi s’achevaient petit à petit mes préparatifs de retraite. Il restait deux points importants. À plusieurs reprises, j’avais fait approuver par le C.I.O. la décision que les noms des vainqueurs seraient gravés, après la célébration de chaque Olympiade, sur des plaques de marbre apposées aux murs du stade, témoin de leurs exploits. On m’objectera que les stades olympiques ne sont pas tous assurés de longévité, mais en cas de démolition, ne pourrait-on transporter à l’Hôtel de Ville par exemple, les stèles triomphales ? Précisément parce que l’ambition de vaincre en ces tournois quadriennaux est la plus haute qui se manifeste parmi la jeunesse musculaire internationale, il convenait d’assurer à celle-ci le genre de récompense civique qu’avait conçue et réalisée l’antiquité. Les promesses rétrospectives qui me furent faites à cet égard concernant les Jeux de Stockholm et d’Anvers, n’ont pas été tenues et ni Paris ni Amsterdam ne paraissent s’en préoccuper. Ce fut là une grande faute encore que réparable le jour où on le voudra, avec un peu de vouloir, de persévérance et d’argent.
L’heure d’autre part me semblait avoir sonné de faire aux Fédérations internationales, maintenant consolidées et assagies dans leurs rapports avec l’olympisme, une part plus normale quant à l’organisation technique des Jeux. Mais je crus devoir laisser à mon successeur, encore inconnu, l’avantage de réaliser ce progrès. La Commission exécutive se réunissait à Lausanne chaque automne, trois jours durant, pour l’examen des affaires courantes et la préparation de la session prochaine du C.I.O. À la réunion de novembre 1924 je remis donc à mes collègues, afin d’en disposer à leur gré, un projet auquel furent substitués dans la suite des arrangements différents et qui, de ce fait, est demeuré inconnu. Il prévoyait la création d’un Comité technique de quinze membres dont les pouvoirs devaient s’étendre sur une période de trois années, à partir du 1er janvier de l’an ii de chaque Olympiade, jusqu’au 31 décembre de l’an iv. Ce Comité serait composé de trois délégués du C.I.O., de six délégués des Comités olympiques nationaux et de six délégués des Fédérations internationales. À cette assemblée incomberait la tâche, pendant la période de préparation des Jeux, de contrôler cette préparation au point de vue technique, de recueillir et de transmettre les vœux des Fédérations et des Comités, de s’assurer de la bonne interprétation et application des règlements et pendant la période de célébration, d’examiner les réclamations, d’apprécier la suite à leur donner, de conduire les enquêtes relatives à la qualification des concurrents, au fonctionnement des jurys, etc…
Le but de cette création maintenant sans danger était de restituer au C.I.O. la plénitude de son rôle sénatorial et en même temps d’associer plus étroitement à l’œuvre commune les pouvoirs techniques en leur attribuant une juste part de pouvoir et de responsabilité.