Lettre de Voltaire à Jean-Jacques Pansophe
Le parti que nous avons pris d’introduire la Lettre au docteur Pansophe parmi les œuvres de Voltaire, malgré les dénégations réitérées du patriarche de Ferney, se justifiera auprès de tous ceux qui ont examiné attentivement la question. D’abord les dénégations de Voltaire n’ont pas grand poids : il n’hésitait jamais à les prodiguer quand il ne lui plaisait pas d’avouer un ouvrage comme sien. « Je suis à l’égard des ouvrages qu’on m’attribue, disait Montesquieu, comme la Fontaine-Martel[1] était pour les ridicules : on me les donne, mais je ne les prends point. » Non-seulement Voltaire ne les prenait point, fussent-ils de lui, mais il les repoussait avec indignation, et quelquefois les dénonçait aux puissances. Ce procédé voltairien est assez connu pour que nous n’ayons pas besoin d’insister. Dans la déclaration publique ci-après du 29 décembre 1766, remarquons que Voltaire, après avoir désavoué la Lettre au docteur Pansophe, blâme gravement l’auteur des Notes sur la lettre de M. de Voltaire à M. Hume, que tous les éditeurs lui adjugent sans difficulté. Le second paragraphe permet d’apprécier l’autorité du premier.
Lorsque Voltaire, dans sa lettre à Damilaville du 23 juin 1766, dit : « Je vous envoie, en attendant, la lettre sur Jean-Jacques que vous me demandiez, et que j’ai enfin retrouvée ; » il semble bien qu’il s’agisse de la Lettre au docteur Pansophe. Beuchot l’entend de la Lettre à M. Tronchin-Calendrin, du 13 novembre 1765, où il est, en effet, question de J.-J. Rousseau, mais qui n’est pas une « lettre sur J.-J. ».
Tous les contemporains furent unanimes à attribuer à Voltaire la Lettre au docteur Pansophe. Marmontel, dans le Mercure français ; Grimm, dans la Correspondance littéraire[2] sont aussi affirmatifs que Fréron[3]. Pour Jean-Jacques Rousseau, le principal intéressé, cela ne fit jamais de doute : « Dans le même temps à peu près…, dit-il, parut une lettre de M. de Voltaire a moi adressée (au docteur Pansophe) avec une traduction anglaise qui renchérit sur l’original. Le noble objet de ce spirituel ouvrage est de m’attirer le mépris et la haine de ceux chez qui je me suis réfugié. » (Lettre à David Hume.) Il s’exprime de même dans ses lettres à ses amis d’Ivernois et du Peyrou, du 10 mai et du 31 mai 1766.
Ce fut Voltaire qui chercha à rejeter la paternité de la Lettre au docteur Pansophe sur l’abbé Coyer d’abord, et sur Borde ensuite. Le premier protesta. Il écrit le 2 janvier 1767 à Guy, libraire de J.-J. Rousseau : « Monsieur Guy, quoique je vous aie parlé hier de l’imputation que M. de Voltaire m’a faite de la Lettre au docteur Pansophe, je crains de ne vous l’avoir pas assez dit : quand vous écrirez à M. Rousseau, dites-lui que M. de Voltaire est l’unique source de ce bruit ; que c’est lui qui l’a répandu par ses lettres à Paris et à Londres, et qu’il a reconnu lui-même son erreur dans la lettre que je vous ai communiquée : « Après avoir été informé, dit-il, que la Lettre au docteur Pansophe est de M. de Bordes, de l’Académie de Lyon, etc. » Effectivement, cet académicien était à Londres lorsque la lettre a été imprimée en anglais. Vous savez l’admiration que j’ai toujours eue pour les grands talents de M. Rousseau, votre ami, et que j’ai toujours désapprouvé les persécutions qu’on lui suscite dans son malheur. Je serais très-fâché qu’on me mît au nombre de ses persécuteurs, et, d’ailleurs, je n’ai jamais emprunté le nom de personne. Je me sers du mien, ou je garde l’anonyme[4]. »
Reste donc le Lyonnais Borde (Voltaire écrit toujours Bordes, mais à tort). On peut voir dans la Correspondance[5] que Borde, comme l’abbé Coyer, niait être l’auteur de la Lettre que Voltaire tenait à lui faire endosser, et tout porte à penser que son désaveu était parfaitement sincère. Charles Borde a fait contre Rousseau des satires qui sont bien authentiquement de lui : la Prédiction tirée d’un vieux manuscrit, la Profession de foi philosophique[6] ; et quand on les compare à la Lettre au docteur Pansophe, il est impossible de conserver d’illusion et de croire que l’auteur des unes soit celui de l’autre, tant est grande la différence de la manière et du style.
Ces recherches nous ramènent donc à Voltaire, quoi qu’il dise. Lorsqu’il écrit à Borde[7] : « L’abbé Coyer me jure qu’il n’est pas l’auteur de la Lettre à Pansophe ; c’est donc vous qui l’êtes ? Vous dites que ce n’est pas vous ; c’est donc l’abbé Coyer. Il n’y a certainement que l’un de vous deux qui puisse l’avoir écrite. Le troisième n’existe pas, » il sait bien que ce troisième existe : c’est lui-même.
On verra, dans l’Avertissement de Beuchot, placé en tête des Notes sur la lettre de M. de Voltaire à M. Hume, que Decroix, le collaborateur de Condorcet à l’édition de Kehl, croyait à la paternité de Voltaire, et Beuchot lui-même n’ose se prononcer contre.
Après avoir admis dans l’œuvre voltairienne la Vie de J.-J. Rousseau et d’autres ouvrages, sur de simples présomptions, il aurait été illogique d’écarter la Lettre aie docteur Pansophe.
Quoi que vous en disiez, docteur Pansophe, je ne suis certainement pas la cause de vos malheurs : j’en suis affligé, et vos livres ne méritent pas de faire tant de scandale et tant de bruit ; mais cependant ne devenez pas calomniateur, ce serait là le plus grand mal. J’ai lu, dans le dernier ouvrage que vous avez mis en lumière, une belle prosopopée où vous faites entendre, en plaisantant mal à propos, que je ne crois pas en Dieu. Le reproche est aussi étonnant que votre génie. Le jésuite Garasse, le jésuite Hardouin, et d’autres menteurs publics, trouvaient partout des athées ; mais le jésuite Garasse, le jésuite Hardouin, ne sont pas bons à imiter. Docteur Pansophe, je ne suis athée ni dans mon cœur, ni dans mes livres ; les honnêtes gens qui nous connaissent l’un et l’autre disent, en voyant votre article : Hélas ! le docteur Pansophe est méchant comme les autres hommes ; c’est bien dommage.
Judicieux admirateur de la bêtise et de la brutalité des sauvages, vous avez crié contre les sciences, et cultivé les sciences. Vous avez traité les auteurs et les philosophes de charlatans ; et, pour prouver d’exemple, vous avez été auteur. Vous avez écrit contre la comédie avec la dévotion d’un capucin, et vous avez fait de méchantes comédies. Vous avez regardé comme une chose abominable qu’un satrape ou un duc eût du superflu, et vous avez copié de la musique pour des satrapes ou des ducs qui vous payaient avec ce superflu. Vous avez barbouillé un roman ennuyeux, où un pédagogue suborne honnêtement sa pupille en lui enseignant la vertu ; et la fille modeste couche honnêtement avec le pédagogue ; et elle souhaite de tout son cœur qu’il lui fasse un enfant ; et elle parle toujours de sagesse avec son doux ami ; et elle devient femme, mère, et la plus tendre amie d’un époux qu’elle n’aime pourtant pas ; et elle vit et meurt en raisonnant, mais sans vouloir prier Dieu. Docteur Pansophe, vous vous êtes fait le précepteur d’un certain Émile, que vous formez insensiblement par des moyens impraticables ; et pour faire un bon chrétien, vous détruisez la religion chrétienne. Vous professez partout un sincère attachement à la révélation, en prêchant le déisme, ce qui n’empêche pas que chez vous les déistes et les philosophes conséquents ne soient des athées. J’admire, comme je le dois, tant de candeur et de justesse d’esprit ; mais permettez-moi, de grâce, de croire en Dieu. Vous pouvez être un sophiste, un mauvais raisonneur, et par conséquent un écrivain pour le moins inutile, sans que je sois un athée. L’Être souverain nous jugera tous deux ; attendons humblement son arrêt. Il me semble que j’ai fait de mon mieux pour soutenir la cause de Dieu et de la vertu, mais avec moins de bile et d’emportement que vous. Ne craignez-vous pas que vos inutiles calomnies contre les philosophes et contre moi ne vous rendent désagréable aux yeux de l’Être suprême, comme vous l’êtes déjà aux yeux des hommes ?
Vos Lettres de la montagne sont pleines de fiel ; cela n’est pas bien, Jean-Jacques. Si votre patrie vous a proscrit injustement, il ne faut pas la maudire ni la troubler. Vous avez certes raison de dire que vous n’êtes point philosophe. Le sage philosophe Socrate but la ciguë en silence : il ne fit pas de libelles contre l’aréopage ni même contre le prêtre Anitus, son ennemi déclaré ; sa bouche vertueuse ne se souilla pas par des imprécations : il mourut avec toute sa gloire et sa patience ; mais vous n’êtes pas un Socrate ni un philosophe.
Docteur Pansophe, permettez qu’on vous donne ici trois leçons, que la philosophie vous aurait apprises : une leçon de bonne foi, une leçon de bon sens, et une leçon de modestie.
Pourquoi dites-vous que le bonhomme si mal nommé Grégoire le Grand, quoiqu’il soit un saint, était un pape illustre, parce qu’il était bête et intrigant ? J’ai vu constamment dans l’histoire que la bêtise et l’ignorance n’ont jamais fait de bien, mais au contraire toujours beaucoup de mal. Grégoire même bénit et loua les crimes de Phocas, qui avait assassiné et détrôné son maître, l’infortuné Maurice. Il bénit et loua les crimes de Brunehaut, qui est la honte de l’histoire de France. Si les arts et les sciences n’ont pas absolument rendu les hommes meilleurs, du moins ils sont méchants avec plus de discrétion ; et quand ils font le mal, ils cherchent des prétextes, ils temporisent, ils se contiennent : on peut les prévenir, et les grands crimes sont rares. Il y a dix siècles, vous auriez été non-seulement excommunié avec les chenilles, les sauterelles et les sorciers, mais brûlé ou pendu, ainsi que quantité d’honnêtes gens qui cultivent aujourd’hui les lettres en paix, et avouez que le temps présent vaut mieux. C’est à la philosophie que vous devez votre salut, et vous l’assassinez : mettez-vous à genoux, ingrat, et pleurez sur votre folie. Nous ne sommes plus esclaves de ces tyrans spirituels et temporels qui désolaient toute l’Europe ; la vie est plus douce, les mœurs plus humaines, et les États plus tranquilles.
Vous parlez, docteur Pansophe, de la vertu des sauvages : il me semble pourtant qu’ils sont magis extra vitia quam cum virtutibus. Leur vertu est négative, elle consiste à n’avoir ni bons cuisiniers, ni bons musiciens, ni beaux meubles, ni luxe, etc. La vertu, voyez-vous, suppose des lumières, des réflexions, de la philosophie, quoique, selon vous, tout homme qui réfléchit soit un animal dépravé ; d’où il s’ensuivrait en bonne logique que la vertu est impossible. Un ignorant, un sot complet n’est pas plus susceptible de vertu qu’un cheval ou qu’un singe ; vous n’avez certes jamais vu cheval vertueux, ni singe vertueux. Quoique maître Aliboron tienne que votre prose est une prose brûlante, le public se plaint que vous n’avez jamais fait un bon syllogisme. Écoutez, docteur Pansophe : la bonne Xantippe grondait sans cesse, et vigoureusement, contre la philosophie et la raison de Socrate ; mais la bonne Xantippe était une folle, comme tout le monde sait. Corrigez-vous.
Illustre Pansophe ! la rage de blâmer vos contemporains vous fait louer à leurs dépens des sauvages anciens et modernes sur des choses qui ne sont point du tout louables.
Pourquoi, s’il vous plaît, faites-vous dire à Fabricius que le seul talent digne de Rome est de conquérir la terre, puisque les conquêtes des Romains, et les conquêtes en général, sont des crimes, et que vous blâmez si fortement ces crimes dans votre plan ridicule d’une paix perpétuelle. Il n’y a certainement pas de vertu à conquérir la terre. Pourquoi, s’il vous plaît, faites-vous dire à Curius, comme une maxime respectable, qu’il aimait mieux commander à ceux qui avaient de l’or que d’avoir de l’or ? C’est une chose en elle-même indifférente d’avoir de l’or ; mais c’est un crime de vouloir, comme Curius, commander injustement à ceux qui en ont. Vous n’avez pas senti tout cela, docteur Pansophe, parce que vous aimez mieux faire de bonne prose que de bons raisonnements. Repentez-vous de cette mauvaise morale, et apprenez la logique.
Mon ami Jean-Jacques, ayez de la bonne foi. Vous qui attaquez ma religion, dites-moi, je vous prie, quelle est la vôtre ? Vous vous donnez, avec votre modestie ordinaire, pour le restaurateur du christianisme en Europe ; vous dites que la religion, dècréditée en tout lieu, avoit perdu son ascendant jusque sur le peuple, etc. Vous avez en effet décrié les miracles de Jésus, comme l’abbé de Prades, pour relever le crédit de la religion. Vous avez dit que l’on ne pouvait s’empêcher de croire l’Évangile de Jésus, parce qu’il était incroyable ! ainsi Tertullien disait hardiment qu’il était sûr que le Fils de Dieu était mort, parce que cela était impossible : Mortuus est Dei Filius ; hoc certum est quia impossibile. Ainsi, par un raisonnement similaire, un géomètre pourrait dire qu’il est évident que les trois angles d’un triangle ne sont pas égaux à deux droits, parce qu’il est évident qu’ils le sont. Mon ami Jean-Jacques, apprenez la logique, et ne prenez pas, comme Alcibiade, les hommes pour autant de têtes de choux.
C’est sans contredit un fort grand malheur de ne pas croire à la religion chrétienne, qui est la seule vraie entre mille autres qui prétendent aussi l’être : toutefois, celui qui a ce malheur peut et doit croire en Dieu. Les fanatiques, les bonnes femmes, les enfants et le docteur Pansophe, ne mettent point de distinction entre l’athée et le déiste. Jean-Jacques ! vous avez tant promis à Dieu et à la vérité de ne pas mentir ; pourquoi mentez-vous contre votre conscience ? Vous êtes, à ce que vous dites, le seul auteur de votre siècle et de plusieurs autres, qui ait écrit de bonne foi. Vous avez écrit sans doute de bonne foi que la loi chrétienne est, au fond, plus nuisible qu’utile à la forte constitution d’un État ; que les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves, et sont lâches ; qu’il ne faut pas apprendre le catéchisme aux enfants, parce qu’ils n’ont pas l’esprit de croire en Dieu, etc. Demandez à tout le monde si ce n’est pas le déisme tout pur : donc vous êtes athée ou chrétien comme les déistes, ainsi qu’il vous plaira, car vous êtes un homme inexplicable. Mais, encore une fois, apprenez la logique, et ne vous faites plus brûler mal à propos. Respectez, comme vous le devez, des honnêtes gens qui n’ont pas du tout envie d’être athées, ni mauvais raisonneurs, ni calomniateurs. Si tout citoyen oisif est un fripon, voyez quel titre mérite un citoyen faussaire qui est arrogant avec tout le monde, et qui veut être possesseur exclusif de toute la religion, la vertu et la raison qu’il y a en Europe. Væ misero ! lilia nigra videntur, pallentesque rosæ. Soyez chrétien, Jean-Jacques, puisque vous vous vantez de l’être à toute force ; mais, au nom du bon sens et de la vérité, ne vous croyez le seul maître en Israël.
Docteur Pansophe, soyez modeste, s’il vous plaît. Autre leçon importante : pourquoi dire à l’archevêque de Paris que vous êtes né avec quelques talents ? Vous n’êtes sûrement pas né avec le talent de l’humilité ni de la justesse d’esprit. Pourquoi dire au public que vous avez refusé l’éducation d’un prince, et avertir fièrement qui il appartiendra de ne pas vous faire dorénavant de pareilles propositions ? Je crois que cet avis au public est plus vain qu’utile : quand même Diogène, une fois connu, dirait aux passans : Achetez votre maitre, on le laisserait dans son tonneau avec tout son orgueil et toute sa folie. Pourquoi dire que la mauvaise profession de foi du Vicaire allobroge est le meilleur écrit qui ait paru dans ce siècle ? Vous mentez fièrement, Jean-Jacques : un bon écrit est celui qui éclaire les hommes et les confirme dans le bien ; et un mauvais écrit est celui qui épaissit le nuage qui leur cache la vérité, qui les plonge dans de nouveaux doutes, et les laisse sans principes. Pourquoi répéter continuellement, avec une arrogance sans exemple, que vous bravez vos sots lecteurs et le sot public ? Le public n’est pas sot : il brave à son tour la démence qui vit et médit à ses dépens. Pourquoi, ô docteur Pansophe ! dites-vous bonnement qu’un État sensé aurait élevé des statues a l’auteur d’Émile ? C’est que l’auteur d’Émile est comme un enfant, qui, après avoir soufflé des boules de savon, ou fait des ronds en crachant dans un puits, se regarde comme un être très-important. Au reste, docteur, si on ne vous a pas élevé de statues, on vous a gravé ; tout le monde peut contempler votre visage et votre gloire au coin des rues. Il me semble que c’en est bien assez pour un homme qui ne veut pas être philosophe, et qui en effet ne l’est pas. Quam pulchrum est digito monstrari, et diceri : Hic est ! Pourquoi mon ami Jean-Jacques vante-t-il à tout propos sa vertu, son mérite et ses talents ? C’est que l’orgueil de l’homme peut devenir aussi fort que la bosse des chameaux de l’Idumée, ou que la peau des onagres du désert. Jésus disait qu’il était doux et humble de cœur ; Jean-Jacques, qui prétend être son écolier, mais un écolier mutin qui chicane souvent avec son maître, n’est ni doux ni humble de cœur. Mais ce ne sont pas là mes affaires. Il pourrait cependant apprendre que le vrai mérite ne consiste pas à être singulier, mais à être raisonnable. L’Allemand Corneille Agrippa a aboyé longtemps avant lui contre les sciences et les savants ; malgré cela il n’était point du tout un grand homme.
Docteur Pansophe, on m’a dit que vous vouliez aller en Angleterre. C’est le pays des belles femmes et des bons philosophes. Ces belles femmes et ces bons philosophes seront peut-être curieux de vous voir, et vous vous ferez voir. Les gazetiers tiendront un registre exact de tous vos faits et gestes, et parleront du grand Jean-Jacques comme de l’éléphant du roi et du zèbre de la reine : car les Anglais s’amusent des productions rares de toutes espèces, quoiqu’il soit rare qu’ils estiment. On vous montrera au doigt à la comédie, si vous y allez ; et on dira : Le voilà cet éminent génie qui nous reproche de n’avoir pas un bon naturel, et qui dit que les sujets de Sa Majesté ne sont pas libres ! C’est là ce prophète du lac de Genève, qui a prédit au verset 45e de son apocalypse nos malheurs et notre ruine parce que nous sommes riches. On vous examinera avec surprise depuis les pieds jusqu’à la tête, en réfléchissant sur la folie humaine. Les Anglaises, qui sont, vous dis-je, très-belles, riront lorsqu’on leur dira que vous voulez que les femmes ne soient que des femmes, des femelles d’animaux ; qu’elles s’occupent uniquement du soin de faire la cuisine pour leurs maris, de raccommoder leurs chemises et leur donner, dans le sein d’une vertueuse ignorance, du plaisir et des enfants. La belle et spirituelle duchesse d’A…r, miladys de…, de…, de…, lèveront les épaules, et les hommes vous oublieront en admirant leur visage et leur esprit. L’ingénieux lord W…e, le savant lord L…n, les philosophes milord C…d, le duc de G…n, sir F…x, sir G…d, et tant d’autres, jetteront un coup d’œil sur vous, et iront de là travailler au bien public ou cultiver les belles-lettres, loin du bruit et du peuple, sans être pour cela des animaux dépravés. Voilà, mon ami Jean-Jacques, ce que j’ai lu dans le grand livre du destin ; mais vous en serez quitte pour mépriser souverainement les Anglais, comme vous avez méprisé les Français, et votre mauvaise humeur les fera rire. Il y aurait cependant un parti à prendre pour soutenir votre crédit et vous faire peut-être, à la longue, élever des statues : ce serait de fonder une église de votre religion, que personne ne comprend ; mais ce n’est pas là une affaire. Au lieu de prouver votre mission par des miracles, qui vous déplaisent, ou par la raison, que vous ne connaissez pas, vous en appellerez au sentiment intérieur, à cette voix divine qui parle si haut dans le cœur des illuminés, et que personne n’entend. Vous deviendrez puissant en œuvres et en paroles, comme George Fox, le révérend Whitfield, etc., sans avoir à craindre l’animadversion de la police, car les Anglais ne punissent point ces folies-là. Après avoir prêché et exhorté vos disciples, dans votre style apocalyptique, vous les mènerez brouter l’herbe dans Hyde-Park, ou manger du gland dans la forêt de Windsor, en leur recommandant toutefois de ne pas se battre comme les autres sauvages, pour une pomme ou une racine, parce que la police corrompue des Européans ne vous permet pas de suivre votre système dans toute son étendue. Enfin lorsque vous aurez consommé ce grand ouvrage, et que vous sentirez les approches de la mort, vous vous traînerez à quatre pattes dans l’assemblée des bêtes, et vous leur tiendrez, ô Jean-Jacques, le langage suivant :
« Au nom de la sainte vertu, Amen. Comme ainsi soit, mes frères, que j’ai travaillé sans relâche à vous rendre sots et ignorants, je meurs avec la consolation d’avoir réussi, et de n’avoir point jeté mes paroles en l’air. Vous savez que j’ai établi des cabarets pour y noyer votre raison, mais point d’académie pour la cultiver : car, encore une fois, un ivrogne vaut mieux que tous les philosophes de l’Europe. N’oubliez jamais mon histoire du régiment de Saint-Gervais, dont tous les officiers et les soldats ivres dansaient avec édification dans la place publique de Genève, comme un saint roi juif dansa autrefois devant l’arche. Voilà les honnêtes gens. Le vin et l’ignorance sont le sommaire de toute la sagesse. Les hommes sobres sont fous ; les ivrognes sont francs et vertueux. Mais je crains ce qui peut arriver, c’est-à-dire que la science, cette mère de tous les crimes et de tous les vices, ne se glisse parmi vous. L’ennemi rôde autour de vous ; il a la subtilité du serpent et la force du lion ; il vous menace. Peut-être, hélas ! bientôt le luxe, les arts, la philosophie, la bonne chère, les auteurs, les perruquiers, les prêtres et les marchandes de mode, vous empoisonneront et ruineront mon ouvrage. Ô sainte vertu ! détourne tous ces maux ! Mes petits enfants, obstinez-vous dans votre ignorance et votre simplicité ; c’est-à-dire, soyez toujours vertueux, car c’est la même chose. Soyez attentifs à mes paroles ; que ceux qui ont des oreilles entendent. Les mondains vous ont dit : Nos institutions sont bonnes ; elles nous rendent heureux ; et moi, je vous dis que leurs institutions sont abominables et les rendent malheureux. Le vrai bonheur de l’homme est de vivre seul, de manger des fruits sauvages, de dormir sur la terre nue ou dans le creux d’un arbre, et de ne jamais penser. Les mondains vous ont dit : Nous ne sommes pas des bêtes féroces, nous faisons du bien à nos semblables ; nous punissons les vices, et nous nous aimons les uns et les autres ; et moi, je vous dis que tous les Européans sont des bêtes féroces ou des fripons ; que toute l’Europe ne sera bientôt qu’un affreux désert ; que les mondains ne font du bien que pour faire du mal ; qu’ils se haïssent tous et qu’ils récompensent le vice. Ô sainte vertu ! Les mondains vous ont dit : Vous êtes des fous ; l’homme est fait pour vivre en société, et non pour manger du gland dans les bois ; et moi, je vous dis que vous êtes les seuls sages, et qu’ils sont fous et méchants : l’homme n’est pas plus fait pour la société, qui est nécessairement l’école du crime, que pour aller voler sur les grands chemins. Ô mes petits enfants, restez dans les bois, c’est la place de l’homme. Ô sainte vertu ! Émile, mon premier disciple, est selon mon cœur ; il me succédera. Je lui ai appris à lire, et à écrire, et à parler beaucoup ; c’en est assez pour vous gouverner. Il vous lira quelquefois la Bible, l’excellente histoire de Robinson Crusoé, et mes ouvrages ; il n’y a que cela de bon. La religion que je vous ai donnée est fort simple : adorez un Dieu ; mais ne parlez pas de lui à vos enfants ; attendez qu’ils devinent d’eux-mêmes qu’il y en a un. Fuyez les médecins des âmes comme ceux des corps ; ce sont des charlatans : quand l’âme est malade, il n’y a point de guérison à espérer, parce que j’ai dit clairement que le retour à la vertu est impossible ; cependant les homélies éloquentes ne sont pas inutiles ; il est bon de désespérer les méchants et de les faire sécher de honte ou de douleur, en leur montrant la beauté de la vertu, qu’ils ne peuvent plus aimer. J’ai cependant dit le contraire dans d’autres endroits ; mais cela n’est rien. Mes petits enfants, je vous répète encore ma grande leçon, bannissez d’entre vous la raison et la philosophie, comme elles sont bannies de mes livres. Soyez machinalement vertueux ; ne pensez jamais, ou que très-rarement ; rapprochez-vous sans cesse de l’état des bêtes, qui est votre état naturel. À ces causes, je vous recommande la sainte vertu. Adieu, mes petits enfants ; Je meurs. Que Dieu vous soit en aide ! Amen. »
Docteur Pansophe, écoutez à présent ma profession de foi ; vous l’avez rendue nécessaire. La voici telle que je l’offrirai hardiment au public, qui est mon juge et le vôtre :
J’adore un Dieu créateur, intelligent, vengeur et rémunérateur ; je l’aime et le sers le mieux que je puis dans les hommes mes semblables. Ô Dieu ! qui vois mon cœur et ma raison, pardonne-moi mes offenses, comme je pardonne celles de Jean-Jacques Pansophe, et fais que je t’honore toujours dans mes semblables.
Pour le reste, je crois qu’il fait jour en plein midi, et que les aveugles ne s’en aperçoivent point. Sur ce, grand docteur Pansophe, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde, et suis philosophiquement votre ami et votre serviteur.
- ↑ La comtesse de Fontaine-Martel, née vers 1662, morte à Paris, entre les bras de Voltaire, le 22 janvier 1733. Voyez Œuvres complètes de Montesquieu, édition Ed. Laboulaye, tome VII, page 240.
- ↑ « Je n’ai pas encore pu vaincre, dit Grimm (novembre 1766), la conviction intérieure qui me crie qu’elle (la Lettre) appartient à M. de Voltaire, malgré toutes ses protestations. »
- ↑ Voyez l’Année littéraire, 1766, tome VII, pages 19 et 56, et surtout page 175.
- ↑ Œuvres diverses de J.-J. Rousseau, citoyen de Genève. Neufchâtel, 1768. 8 volumes, tome VII. — Œuvres complètes de l’abbé Coyer, 7 volumes in-12, t. VII, pages 463-464.
- ↑ Lettre à Borde, du 15 décembre 1766.
- ↑ Œuvres diverses, 2 vol. in-8o en deux parties chacun ; Lyon, Faucheux, 1783.
- ↑ Lettre à Borde, du 15 décembre 1766.