Le roman du Chaperon-Rouge (1862)
Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Roman du Chaperon rouge.
LE CHAPERON-ROUGE.
POLONIUS, professeur à l’Université de N…
UN HOMME DE LETTRES.
DEUX AMOUREUX.
UN FOU.
UN ENFANT.
Un chemin de traverse dans les bois. — Des fleurs, des oiseaux, des papillons. — Le Chaperon-Rouge porte le costume traditionnel dans sa famille, — sans oublier la galette, ni le pot de beurre.
Scène PREMIÈRE
Par ma galette ! il est des jours où l’on est heureuse d’être au monde, où il semble que vos bottines aient des ailes, que vos yeux lancent des fusées, que vos Veines soient bourrées de salpêtre ; — des jours où l’on éprouve une envie furieuse de faire des cabrioles sur le gazon, de sauter au cou de quelqu’un, et de papatiner sur la cime des peupliers. Aujourd’hui, je suis tout à fait dans ces dispositions-là, et, entre nous, j’ai beaucoup de jours comme aujourd’hui. (Il gambade.) Tra deri, deri, deri ! La la houp, tra la !
Voilà une jeune personne singulièrement affolée. J’ai déjà vu ce minois quelque part.
Que peut me vouloir ce vieux ?
Hé ! là-bas ! petite fille, venez çà qu’on vous dise deux mots.
Dépêchons-nous, je vous prie ; je suis pressée.
Mais attendez donc. Parbleu ! j’en étais bien sûr que je vous connaissais. Ce jupon court, ce pantalon brodé, cette coiffure écarlate, ce panier, cette galette… D’où diable sortez-vous, mon petit Chaperon-Rouge ?
Je sors de chez nous, et je vais chez bonne-maman lui porter ce pot de beurre.
Parole d’honneur ! vous êtes le petit Chaperon-Rouge ? le vrai Chaperon-Rouge ?
Eh ! mon Dieu, oui ! Que voyez-vous d’étonnant à cela ?
Pour rien au monde, chère enfant, je ne voudrais réveiller en vous de cruels souvenirs ; mais cependant… je croyais… j’avais ouï dire que vous aviez été dévorée un certain jour…
Hélas !
Par un loup méchant et dissimulé…
C’est bien cela.
Ce qui ne vous fût pas arrivé sans votre étourderie…
Comme tout cela est bien vrai !
Mais, alors, puisque vous convenez d’avoir été dévorée…
Sachez, monsieur, que j’ai été déjà dévorée un nombre infini de fois, et toujours par ma faute ; voilà quatre mille ans que le même accident m’arrive, quatre mille ans que je ressuscite, quatre mille ans que, par une incroyable fatalité, je vais me remettre inévitablement entre les pattes du loup. Que voulez-vous ? Je meurs toujours très jeune, et lorsque je reviens au monde, je n’ai de mes existences antérieures qu’un souvenir si vague, si vague… Oh ! l’intéressante histoire à écrire et à feuilleter que l’Histoire du Chaperon-Rouge dans tous les siècles ! M. Perrault en a esquissé un chapitre ; heureux celui qui écrira les autres.
Je n’ai jamais vu une créature plus originale.
Et maintenant, docteur, si vous n’avez plus rien à me dire, je vous baise les mains.
Mais si ! mais si ! j’ai beaucoup à vous dire, au contraire… Vous me connaissez donc, que vous m’appelez docteur ?
Docteur Polonius, La Palisse de votre petit nom.
C’est cela, c’est cela ! Est-elle gentille ! Dites donc, fillette, puisque vous allez chez bonne-maman, et que je me rends du même côté, nous ferons route ensemble, voulez-vous ?
Oh ! quel bonheur ! nous allons nous amuser, vous verrez ! Hopp ! en route et promptement. Docteur, je te conseille de retrousser ta souquenille, tu pourras courir et gambader plus aisément… — En avant, marche ! suis-moi !…
Eh bien ! eh bien ! par où passez-vous donc, jeune évaporée ? Ce n’est point là le chemin pour aller chez votre bonne maman : la grande route nous y conduit en droite ligne.
Bah ! vous prenez la grande route ? Et la poussière ? Et le soleil ? et les voitures ? — Ah ! vous prenez la grande route !… Serviteur !
Voyons, petite folle, réfléchissez une fois dans votre vie. La grande route est un peu ennuyeuse, j’en conviens ; mais, au moins, on est sûr d’arriver à heure fixe et sans beaucoup de peine.
Oh ! docteur, voyez par ici l’adorable chemin ! Des oiseaux, des marguerites, des mûres, de l’herbe tendre, des ruisseaux. Passez de ce côté, vous verrez comme nous rirons. Je vous ferai des bouquets, des bouquets gros comme ma tête ; nous chercherons au fond des fleurs toutes sortes de bêtes bleues et rouges, et nous en ferons un chapelet avec un bout de fil. Vous verrez, vous verrez. Allons ! des cabrioles sur l’herbe ! Allons ! une poignée de mûres : aimes-tu les mûres, gros ventre ?
Et le loup, petite malheureuse !
Ah ! oui, c’est vrai, le loup !… Bah ! il n’y en a pas tous les jours, des loups, et puis, s’il en vient un, eh bien !… nous le mangerons.
Cette enfant a la bosse de l’imprévoyance développée d’une façon effrayante.
Décidément, vous ne venez pas ? Non ! Bonsoir, alors. Pourquoi diable me faire perdre mon temps ?
Ah ! la malheureuse !
Adieu, docteur, prends garde aux coups de soleil, mon amour ! (Ils sortent.)
Scène II
Bah ! chassons ces tristes idées ! D’abord, un loup, ce n’est pas si méchant qu’on veut bien le dire ; il aura peut-être pitié de moi, celui-ci. Je suis très gentille aujourd’hui ; je viens de me voir en passant, dans une feuille sur laquelle il y avait une goutte d’eau… Je suis, du reste, plus forte que bien des gens ; je prendrai mon loup par le cou, et crac ! ? Tout de même, ça m’aurait amusée d’enjôler ce vieux poussif et de le faire entrer dans la grande famille des chaperons. Mais non ! ? cervelle étroite, tiroirs en ordre, toujours fermés à clef. On n’en pouvait rien tirer. Je trouverai mieux que cela.
Holà ! mon Dieu ! que je suis donc à plaindre !
Pourquoi te désoles-tu de la sorte, mon mignon ?
Je pleure, ma jolie demoiselle, parce qu’il me faut aller à l’école et que c’est ben ennuyeux avec le temps qu’il fait.
D’abord, tu es un nigaud de pleurer ; le bon Dieu ne t’a pas donné des yeux pour en faire des citernes ; du reste, si tu épuises toutes tes larmes aujourd’hui, comment feras-tu quand tu seras grand ; il faut garder une poire pour la soif, que diable ! — Viens t’asseoir à mes côtés sur le pied de cet arbre-là ! — Comment t’appelles-tu ?
Je suis le petit Picou, le fieu du grand Picou qui louche.
Eh bien ! Picou, si tu m’en crois, nous allons d’abord déjeuner ; ensuite… nous verrons. Qu’as-tu dans ce panier ?
Oh ! mam’selle, faut pas y toucher ; c’est pour le goûter, et la mère Picou gronderait ben trop.
Tu n’as donc pas faim ?
Heu ! J’ai mangé une grande terrine de soupe aux choux il n’y a pas un quart d’heure, mais je lipperais tout de même quelque chose.
Qu’attends-tu donc, alors, petit sot ? Ouvre ton panier. Bon ! des confitures et des noix fraîches ; moi, j’ai de la galette et un pot de beurre, c’est pour bonne-maman ; mais elle ne mangera pas tout, pauvre chère femme ! (Ils mangent.) Hein, comment trouves-tu ?
C’est bon comme tout… Oui, mais qu’est-ce qu’elle va dire, la mère Picou ?
Que t’importe ! Elle peut bien dire la messe et les vêpres, tu n’en auras pas moins mangé les confitures.
C’est ben vrai, ça ! — Oui, mais je n’aurai plus rien pour goûter.
Es-tu bête ! tu n’auras pas faim à goûter ; est-ce que tu as faim, voyons ?
Non… presque plus. (Il se lève.)
Eh bien ! où vas-tu si vite ?
À l’école, parbleu !
Bah ! mais tu pleurais tant tout à l’heure.
C’est que… j’ai peur du fouet… pour demain.
Si tu y vas maintenant, tu recevras encore le fouet pour être resté si longtemps en route. Amuse-toi donc aujourd’hui, puisque tu y es ; la fessée de demain ne sera pas plus terrible que celle d’aujourd’hui. Puis, que sait-on ? D’ici à demain, le maître peut s’être cassé la jambe ; le tonnerre tombera sur l’école, peut-être, elle est tout juste près de l’église, et le tonnerre, ça ne tombe que sur les églises.
Dame ! c’est ben un peu vrai, tout ce que vous dites.
Allons ! ne songe plus à l’école… Entends-tu les merles qui sifflent là-haut ? Déniche-moi une paire de nids. — Est-ce que les oiseaux vont à l’école, eux ? Cueille des fraises, un plein panier de fraises des bois. Jarni ! c’est un joli goûter ! À l’école, il fait chaud ; ici, tu peux te déshabiller et t’allonger, tout nu, de tout ton long, sur le sable fin du ruisseau. Les arbres se baisseront pour te servir d’éventail et de chasse-mouches. Avec ton couteau, tu tailleras des bateaux dans des morceaux d’écorce ; déchire ton mouchoir pour faire des voiles, et charge-moi tout cela de fourmis bleues et de bêtes à bon Dieu… Tu verras comme on s’amuse.
Ô Jésus ! Marie ! vous parlez comme une vraie musique ! Voulez-vous m’emmener avec vous ? Je vous aime déjà de tout mon cœur.
Non, Picou ; vois-tu, il vaut mieux que tu restes là ; s’il t’arrivait quelque malheur avec moi, ce me serait un trop grand déplaisir. Viens m’embrasser…
Avec ben de la joie, allez. Comme vous sentez bon ; ça m’a fait tout chose d’appliquer mes lèvres sur les vôtres.
Adieu ; amuse-toi bien.
Oh ! oui, que je vas m’amuser… Tout de même, je mangerais volontiers un croûton.
Scène III
Une clairière dans les bois. — L’homme de lettres est étendu sur le dos, un cahier sur le ventre, un crayon entre les dents.
J’ai beau me torturer la cervelle et m’enfoncer mes poings dans les yeux, — rien !… Pas la tête d’une phrase, pas la queue d’une idée. — J’ai cependant promis mon roman pour demain, sans faute… Ah ! mille poils de chèvre ! moi qui suis venu aux champs pour travailler de meilleur goût…
Je suis bâtard d’un papillon
Et filleul d’une sauterelle,
J’ai l’œil fin et la taille grêle
Comme une patte de grillon.
Qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il grêle,
Sans parapluie et sans ombrelle,
Je cours la plaine et le sillon.
(Parlé.) Oh ! oh ! un homme qui travaille ; voilà une singulière idée. (S’avançant vers l’homme de lettres.) Monsieur est artiste, sans doute ?
Où voyez-vous cela, ma charmante enfant ?
À quel autre aurait pu venir la pensée de faire d’une forêt un cabinet de travail ?
Ma foi, oui, je suis artiste romancier, et j’étais venu ici pour écrire d’après nature… Mais… je ne me trompe pas… Je vous ai vue quelque part… Ah ! je vous connais, vous êtes le Chaperon-Rouge.
Dame ! on le dit.
Non ! c’est impossible ; je rêve les yeux ouverts. — Vite un peu d’eau bénite ; vite un signe de croix, que je chasse cette vision du diable.
En voilà bien d’une autre à présent !
Vade retro, Satanas ! Tu es le démon de la paresse, le démon de l’insouciance, le démon de l’imprévoyance. Vade retro, m’entends-tu ? Oh ! je te connais bien, tu es notre ennemi le plus terrible. Va-t’en, pourvoyeuse d’hôpital ; va-t’en, succube d’enfer. Qu’as-tu fait de Malfilâtre ? Qu’as-tu fait d’Hégésippe et de Gustave Planche, et de ce pauvre Gérard ? Qu’aurais-tu fait de Lamartine ? Qu’as-tu fait d’Abadie ? Qu’as-tu fait de Traviès ?
Quand vous aurez fini, mon cher ?
Je vais finir par t’écraser, si tu ne t’en vas pas au plus vite, serpent maudit.
Vous n’êtes pas caressant, savez-vous ? Oh ! je m’en vais, je m’en vais. Laissez-moi vous dire pourtant que ceux auxquels j’ai porté malheur ne se sont jamais plaints ; ils savaient trop bien les heures délicieuses que je leur avais fait passer et tous les bonheurs dont ils m’étaient redevables. Oui, je suis le Chaperon-Rouge, la reine du far niente, la déesse fantaisiste des lazzarones et des poëtes ; je suis votre maîtresse à tous, et tous vous m’avez bâti un temple au fond de votre cœur. Allez, je vous pardonne vos injures, parce que je vous aime et que vous m’aimez… Encore maintenant tu vas me devoir une journée de bonheur, vilain ingrat ! Regarde, le temps est superbe, le bois rempli de fraîcheurs silencieuses ; sur ta tête, la chanson des oiseaux ; à tes pieds, la chanson des rivières. Fermez les yeux à demi, mon doux poète ; posez votre tête sur ce banc de gazon ; laissez-vous aller, laissez-vous aller ; douze heures de rêveries devant vous ; douze belles heures en robes blanches et couronnées de fleurs. Adieu, mon poëte ; les bois sont les bois, un rêveur est un rêveur… Bonsoir ! (Elle jette son cahier par-dessus les arbres.)
Embrasse-moi, Chaperon-Rouge ; Dieu !… que… je… suis… bien !
Scène IV
Sur la lisière d’un fourré bien épais. — Entrent les deux amoureux. — Chaperon-Rouge, cachée derrière un buisson, les regarde venir.
Vous êtes fatiguée, Marie ; appuyez-vous sur mon bras.
Non, j’aime mieux m’asseoir ; voilà une éclaircie ; le soleil a séché les herbes ; arrêtons nous ici un moment.
C’est drôle : les femmes ont toujours l’initiative en amour.
Voulez-vous que j’ouvre votre ombrelle et que je la tienne sur votre tête.
Nigaud ! comme si ses mains le gênaient !
Non ; merci, les branches de ce mélèze me garantissent assez.
N’est-ce pas qu’il fait bon ici, Marie, loin du bruit, loin du monde ? De l’ombre, du silence et notre amour.
Bravo ! je le vois venir.
Oui ! mais j’ai peur ; voyez ! je tremble malgré moi ; je ne sais ce que j’éprouve ; le moindre souffle m’émeut, le moindre bruit me fait tressaillir. — Oh ! j’ai peur !
Rassurez-vous, mon cher trésor. — Que craignez vous, et pourquoi trembler ? — Voulez-vous vous rapprocher de la ferme ou rentrer chez votre mère ?
Imbécile, va ! Comme cela sent ses dix-huit ans.
Oh ! non. Je suis trop bien près de vous. (Un moment de silence.)
Vous verrez qu’ils ne se diront rien.
Ah ! mon pauvre cher, pourquoi vous ai-je connu ? (Bruit de baisers.)
Enfin on se décide. (Sortant de sa cachette.) C’est égal, montrons-nous, et donnons-leur quelques conseils.
Ciel ! ou Grand Dieu !
Là, là ! ne vous effrayez pas ; je suis Chaperon-Rouge, un enfant comme vous, et, de plus, la patronne des amoureux. Embrassez-vous ; cela me réjouit le cœur, et chacun de vos baisers me chatouille agréablement les lèvres. Encore ! encore !
Ah ! mon pauvre Chaperon-Rouge, nous sommes bien à plaindre.
Oh ! oui, bien à plaindre.
Et pourquoi cela, seigneur ?
Dame ! tu comprends, nous nous aimons de toute notre âme, et l’on ne veut pas nous marier.
Et puis ?
Et puis… c’est tout ; n’est-ce pas assez ?
Pourriez-vous me dire, mes enfants, à quoi servent les roses, et pourquoi Dieu les a mises sous nos pas, — sinon pour être cueillies et pour embaumer ? Pourriez vous me dire aussi pourquoi on trouve comme cela des buissons au coin des routes et d’épais taillis dans les forêts ? — pour qui ils poussent là, si ce n’est pour les amoureux ? — Ah ! l’on ne veut pas vous marier, pauvres enfants ; je vous plains de tout mon cœur. Adieu, mes petits. N’oubliez pas que demain n’est qu’un grand menteur… ; n’oubliez pas non plus l’utilité des roses et des buissons.
Avez-vous compris ?
Non, et toi ?
Je crois que oui…
Scène V
La vue de ces deux enfants m’a troublée. Quelle belle chose que l’amour ! Moi, personne ne m’aime : aux uns je fais pitié, pour les autres je suis un objet de haine ; ceux qui m’adorent ne me le disent jamais. Je me souviens pourtant d’un rouge-gorge qui a eu pour moi une grande passion… ; il en est mort, je crois… Tiens ! est-ce qu’il pleut, que j’ai une goutte d’eau sur la main ? Il m’arrive quelquefois de pleurer, jamais longtemps.
Je suis bâtard d’un papillon
Et filleul d’une sauterelle…
Bon Dieu ! le singulier personnage que je vois là-bas. Quelles cabrioles il fait ! quelles gambades ! Le voilà qui marche sur la tête, maintenant. Est-il drôle ! est-il amusant ! ah ! ah ! ah ! Il faut que je lui propose de jouer avec moi. Hé ! l’homme ! l’homme !
Qui m’appelle ? Est-ce vous, petite fille, qui m’appelez ?
Oui, c’est moi, le Chaperon-Rouge, et je viens vous demander s’il vous plairait de nous amuser ensemble. Vous m’avez l’air réjouissant.
Pour être réjouissant, je suis très-réjouissant. Ah ! vous êtes le Chaperon-Rouge, vous ; qu’est-ce que cela ? Oui, je me souviens, une fillette qui aimait beaucoup les fleurs et qui s’en allait toujours par les chemins de traverse. Moi aussi, je les aime, les fleurs ; veux-tu que je te fasse une couronne avec les branches de ce saule ? Elle est très-jolie comme cela. À propos, vous m’avez déjà dit votre nom, je l’ai oublié.
Chaperon-Rouge.
J’oublie toujours. Dis donc, toi, tu ne vas pas me reconduire là-bas ! (Pleurant.) Je suis si heureux d’être libre ; je ne fais de mal à personne ; petite, je t’en prie, ne me reconduis-pas là-bas.
Où donc là-bas ?
Chez le médecin, ce gros à lunettes, qui m’arrose d’eau froide tout le jour, comme un jardin potager.
Tiens ! c’est un fou ; je ne m’en serais jamais doutée.
J’ai la cervelle un peu malade, mais ce n’est pas une raison pour me meurtrir le crâne et me faire mal aux oreilles.
N’aie pas peur, je ne te reconduirai pas. Y a-t-il longtemps que tu t’es échappé ?
Je ne sais pas. Quand on est heureux, on ne sait jamais depuis quand. Veux-tu que je te raconte l’histoire du colibri et de la princesse ? Mais, auparavant, il faut que tu me dises ton nom, j’oublie toujours.
Est-il amusant ! Voilà dix fois que je le lui répète. Je m’appelle Chaperon-Rouge.
Chaperon, assieds-toi sur mes genoux et écoute mon histoire.
Nenni ! nenni ! Il se fait tard, la nuit tombe, il faut que je coure vite chez bonne-maman.
Allons, je commence…
Non, tais-toi, je m’en vais… (Sans bouger de place.) Adieu !
Va-t’en.
Eh bien ! non, je reste… Raconte-moi ton histoire.
Viens te mettre sur mes genoux. — Qu’as-tu ? tu trembles.
As-tu entendu la vilaine bête ? Hou ! hou !
N’aie pas peur ; je suis là.
Qu’il est gentil, mon fou ! Allons, je t’écoute. (Elle passe ses bras autour du cou de son ami.)
Il y avait une fois un colibri et une princesse qui s’aimaient éperdument… Est-ce que tu dors ?
Non, mon ami ; — un colibri et une princesse.
Seulement, on s’opposait à leur mariage, parce que le colibri était trop… M’entends-tu ?
Oui ; mais ne raconte pas si fort.
Un soir, le colibri dit à la princesse…
Elle est… bien… jolie… ton histoire.
Elle dort ! son haleine douce me glisse dans le cou ; — elle respire lentement ; ses boucles d’oreille me caressent la peau. — Je suis très-heureux.
Scène VI
Le lendemain. — Il fait grand jour. — Les oiseaux chantent en s’éveillant. — Au fond, la maison de la bonne-maman. Les volets sont fermés. — À côté de la maison, un puits.
Asseyons-nous par ici et attendons qu’elle arrive. Je vas lui appliquer une roulée soignée de coups de gaule. (Il s’assied dans un coin.)
Où est-il, ce conseiller maudit, que je l’étrangle un peu, et que j’en débarrasse la face du globe ?
Si c’est le Chaperon-Rouge que vous cherchez, faites comme moi, asseyez-vous. Il va arriver par là.
Oh ! la misérable ! Cachons-nous quelque part, et faisons-lui payer tous les malheurs dont elle est cause.
Scène VII
Vois-tu, mon ami, je te parle franchement, tu es le seul homme au monde avec qui je puisse m’entendre, et je jure de ne t’oublier de ma vie. Promets-moi de songer quelquefois à moi, de ton côté.
Je veux bien, je veux bien ; mais il faudra que tu me dises ton nom. Est-ce que tu me l’as déjà dit ?
Hélas ! le seul homme que j’aie jamais aimé ! — L’ami prête-moi ton dos, que j’atteigne ce cerisier ; — je veux me faire des pendants avec les cerises.
Enfin, la voilà !
Que voulez-vous de moi, braves gens ? à qui donc en avez-vous, avec vos mines furibondes ?
C’est à toi, à toi seule que nous en voulons… C’est tout ton sang qu’il nous faut.
Hé ! l’ami, au secours, au secours !
C’est très-bon, les cerises !
Messieurs, messieurs, expliquez-vous d’abord, mon sang coulera après. — (À l’enfant.) Toi, commence ; que me veux-tu ?
Te dire que tu es une méchante fille et la cause de tous mes malheurs. Grâce à toi, on m’a mis à la porte de l’école ; le père Picou m’a cassé les reins à coups de trique, et la mère Picou (avec un sanglot) ne veut plus me bailler à manger.
Et d’un. — À un autre,
J’avais bien raison de me méfier de toi ; tu m’as encouragé dans ma paresse et dans mes folles rêveries ; j’ai laissé mon travail de côté, et me voilà sans ressources pour un mois.
Peccaïré, et toi ?
Moi, je veux te demander raison de tes mauvais conseils et des méchantes idées que tu nous as mises hier dans la cervelle ; ma pauvre Marie a taché de vert sa robe blanche ; sa mère a tout deviné et l’a mise au couvent.
Est-ce fini ? Vous n’avez plus rien à dire ?
Que te faut-il davantage ?
Écoutez-moi, mes enfants, écoutez-moi quelques minutes. Je ne suis point le démon pernicieux et malin pour lequel vous voulez bien me prendre, et j’éprouve un profond chagrin de tous les malheurs qui vous arrivent. Êtes-vous tant à plaindre, du reste ? Chacun de vous me doit une journée adorable, qui n’a duré que vingt-quatre heures, il est vrai, mais ce n’est point par ma faute. Ne vaudrait-il pas mieux accepter vos maux présents en souvenir des bonheurs passés, vous résigner un peu et me remercier beaucoup ? Telle que vous me voyez, mes pauvres amis, je vais payer dans quelques instants mes plaisirs d’hier et de cette nuit. Un loup est là qui s’impatiente à m’attendre, et pour éviter sa dent cruelle, je ne puis rien faire, hélas ! Il est dans ma destinée de Chaperon-Rouge d’accepter cette mort sans me plaindre ; — imitez mon exemple, chers enfants, et ne regrettez jamais un plaisir, si cher que vous ayez pu le payer : le bonheur n’a pas de prix ; il n’y a que des sots pour le marchander. Et maintenant je me livre à votre vengeance, faites de moi ce que vous voudrez.
Si jolie et si malheureuse ! Comment pourrions nous lui en vouloir ?
Là ! j’en étais bien sûre que vous ne me feriez pas de mal ; vous êtes des enfants, de bons enfants, et je veux vous laisser un souvenir de moi. (Quittant ses boucles d’oreilles.) Une cerise pour chacun. Tenez, et gardez les jusqu’à demain… C’est bien long, n’est-ce pas ?… Allons, adieu, mes amis, et songez quelquefois au Chaperon-Rouge. (S’adressant au fou.) Et toi ! veux-tu venir m’embrasser un brin, un dernier brin ?
Alors le colibri dit à la princesse : Le moment est venu de nous séparer… Tra la la la, deri deri, la la.
Il n’a pas beaucoup de mémoire, mon amoureux… (Huit heures sonnent.) Allons, voici le moment ; tous les romans ont une fin, le mien comme les autres ; il est plus court, et voilà tout. Bonsoir, la compagnie. (Elle entre dans la maison.)
Adieu, Chaperon. (On entend un grand bruit à l’intérieur.)
Scène VIII
Arrêtez ! arrêtez !… Hélas ! toujours trop tard ! Oh ! comme l’expérience et la sagesse sont boiteuses à courir après la folie et l’imprévoyance. J’ai beau me hâter, je ne puis jamais arracher le Chaperon-Rouge à la gueule du loup. (S’adressant à ceux qui l’entourent :) Çà, vous autres, je devine qui vous êtes : des victimes de cette petite malheureuse. Suivez-moi, je vais réparer tout le mal, et vous remettre dans la bonne voie. (Au fou qui ne l’écoute point.) Venez-vous, monsieur !
Non, merci, merci. J’ai terminé mon histoire, et le colibri est mort ; vous me ramèneriez à l’hôpital ; je préfère me noyer. J’aime les romans qui finissent mal. (Il se jette dans le puits.)
Voilà le sort des fous et des imprévoyants, du Chaperon-Rouge et des siens, Avis au public.