Le Coq et l’Arlequin
DÉDICACE à
Georges AURIC
J’admire les Arlequins de Cézanne et de Picasso mais je n’aime pas Arlequin. Il porte un loup et un costume de toutes les couleurs. Après avoir renié au chant du coq, il se cache. C’est un coq de la nuit.
Par contre j’aime le vrai coq, profondément bariolé. Le coq dit Cocteau deux fois et habite sa ferme.
Si je n’eusse dédié « Le Cap de Bonne-Espérance » à Garros captif, je dédierais ces notes à Garros évadé d’Allemagne. Mais vous êtes mon second ami évadé d’Allemagne. Je vous les offre parce qu’un musicien de votre âge annonce la richesse, la grâce d’une génération qui ne cligne plus de l'œil, qui ne se masque pas, ne renie pas, ne se cache pas, ne craint ni d’aimer ni de défendre ce qu’elle aime.
Le paradoxe et l’éclectisme lui sont choses haïssables. Elle méprise leur sourire, leur élégance flétrie. Elle redoute aussi l’énorme. C’est ce que j’appelle s’évader d’Allemagne.
Vive le Coq ! à bas l’Arlequin !
- 19 mars 1918.
Arlequin signifie encore : mets composé de restes divers (Larousse).
En tête des livres il conviendrait d’établir un lexique spécial grâce auquel, assignant sa valeur à chaque terme, on éviterait bien des malentendus de vocabulaire.
Presque tous les malentendus viennent des quiproquos de vocabulaire.
Le mot simplicité qui se rencontre souvent au cours de ces notes mérite qu’on le détermine un peu.
Il ne faut pas prendre simplicité pour le synonyme de pauvreté, ni pour un recul. La simplicité progresse au même titre que le raffinement et la simplicité de nos musiciens modernes n’est plus celle de nos clavecinistes.
La simplicité qui arrive en réaction d’un raffinement relève de ce raffinement ; elle dégage, elle condense la richesse acquise.
Ce livre ne parle d’aucune école existante, mais d’une école que rien ne fait pressentir, sinon les prémices de quelques jeunes, l’effort des peintres, et la fatigue de nos oreilles[1].
¶ L’art c’est la science faite chair.
¶ Le musicien ouvre la cage aux chiffres, le dessinateur émancipe la géométrie.
¶ Une œuvre d’art doit satisfaire toutes les muses — c’est ce que j’appelle : Preuve par 9.
¶ Un chef-d’œuvre est une partie d’échecs gagnée échec et mat.
¶ UN JEUNE HOMME NE DOIT PAS ACHETER DE VALEURS SURES.
¶ Ces univers inconnus que nous visitons sans cesse sur des pieds inconnus, ne les confondez pas avec le domaine du rêve. Nous ne sommes pas des rêveurs. Nous sommes des explorateurs réalistes.
¶ LE TACT DANS L’AUDACE, C’EST DE SAVOIR JUSQU’OÙ ON PEUT ALLER TROP LOIN.
¶ Il faut perdre un préjugé baudelairien ; Baudelaire est un bourgeois. La bourgeoisie est la grande souche de France ; tous nos artistes en sortent. Peut-être qu’ils s’en affranchissent, mais elle leur permet de construire dangereusement sur une base cossue.
¶ Il y a une maison, une lampe, une soupe, du feu, du vin, des pipes, derrière toute œuvre importante de chez nous.
¶ L’instinct demande à être dressé par la méthode, mais l’instinct seul nous aide à découvrir une méthode qui nous soit propre et grâce à laquelle nous pouvons dresser notre instinct.
¶ Le rossignol chante mal.
¶ Parmi les comédiens, il y a les prestidigitateurs et cela nous amuse, mais on ne leur pardonne que si le tour a lieu.
Mettre un lapin dans un chapeau et sortir des cages, voilà qui est bon ; mais mettre un lapin et sortir un lapin,… ce
mauvais prestidigitateur voudrait-il se faire prendre pour un artiste ?
¶ Familles royales. — Le sens de la hiérarchie permet seul de juger sainement. Il y a parmi les œuvres qui ne nous touchent pas des œuvres qui comptent ; on peut sourire du Faust de Gounod, c’est un chef-d’œuvre ; on peut être rebelle à l’esthétique de Picasso, mais reconnaître sa valeur intrinsèque. Ce sens de la qualité apparente les artistes les plus contradictoires.
¶ Cent ans après, tout fraternise ; mais il faut d’abord s’être beaucoup battu pour gagner sa place au paradis des créateurs.
¶ Un artiste peut ouvrir, en tâtonnant, une porte secrète et ne jamais comprendre que cette porte cachait un monde.
¶ C’est ainsi que si l’homme qui passe pour le pontife d’une école parce qu’il la décida, hausse un jour les épaules et la renie avec un clin d’œil paternel, cela ne discrédite en rien cette école.
¶ La source désapprouve presque toujours l’itinéraire du fleuve.
¶ L’artiste, c’est le vrai riche. Il roule en automobile. Le public suit en omnibus. Comment s’étonnerait-on qu’il suive à distance.
¶ LA VITESSE D’UN CHEVAL EMBALLÉ NE COMPTE PAS.
¶ Méfiez-vous de Monsieur Prudhomme qui marche sur les mains.
¶ LORSQU UNE ŒUVRE SEMBLE EN AVANCE SUR SON ÉPOQUE, C’EST SIMPLEMENT QUE SON ÉPOQUE EST EN RETARD SUR ELLE.
¶ Un artiste ne saute pas de marches ; s’il en saute, c’est du temps perdu, car il faut les remonter après.
¶ Un artiste qui recule ne trahit pas. Il se trahit.
¶ L’émotion qui résulte d’une œuvre d’art ne compte vraiment que si elle n’est pas obtenue par un chantage sentimental.
¶ En art, toute valeur qui se prouve est vulgaire.
¶ Méprise l’homme qui veut qu’on l’applaudisse, et méprise l’homme qui souhaite qu’on le siffle.
¶ IL FAUT ÊTRE UN HOMME VIVANT ET UN ARTISTE POSTHUME.
¶ La vérité est trop nue ; elle n’excite pas les hommes.
¶ Un scrupule sentimental qui nous empêche de dire toute la vérité en fait une Vénus qui se cache le sexe avec la main. Or la vérité montre son sexe avec sa main.
¶ Satie disait : « Je veux faire une pièce pour chiens et j’ai mon décor. Le rideau se lève sur un os. »
Pauvres chiens ! c’est leur première pièce. Ensuite on leur donnera des spectacles plus difficiles, mais on reviendra toujours à l’os.
¶ Tout « Vive Un Tel ! » comporte un : « À bas Un Tel ! » Il faut avoir le courage de cet « À bas Un Tel ! » sous peine d’éclectisme.
¶ L’éclectisme, c’est la mort de l’amour et de l’injustice. Or en art, la justice, c’est une certaine injustice.
¶ Il est dur de nier, surtout des œuvres nobles. Mais toute affirmation profonde nécessite une négation profonde.
¶ Beethoven est fastidieux lorsqu’il développe, Bach pas, parce que Beethoven fait du développement de forme, et Bach du développement d’idée.
Beethoven dit : « Ce porte-plume a une plume neuve — il y a une plume neuve à ce porte-plume — neuve est la plume de ce porte-plume » ou « Marquise, vos beaux yeux… »
Bach dit : « Ce porte-plume a une plume neuve pour que je la trempe dans l’encre et que j’écrive, etc… » ou « Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour, et cet amour, etc… » Voilà toute la différence.
¶ On est quelquefois tenu de soutenir qui on réprouve. Comment ne pas défendre Strauss, par exemple, contre ceux qui l’attaquent par simple germanophobisme, ou en faveur de Puccini.
¶ Un certain retour à l’éleusisme dégage l’art de toute prostitution. Le pire drame pour un artiste, c’est d’être admiré par malentendu.
¶ Il y a le moment où toute œuvre en route profite du prestige de l’ébauche. « N’y touchez plus ! » s’écrie l’amateur. C’EST ALORS QUE LE VRAI ARTISTE ESSAIE SA CHANCE.
¶ Nous avons tous un épiderme sensible aux tziganes et aux marches militaires.
¶ Sens. — L’oreille réprouve mais supporte certaines musiques ; transportons-les dans le domaine du nez, elles nous obligeraient à fuir.
¶ La mauvaise musique méprisée par les beaux esprits est bien agréable. Ce qui est désagréable, c’est leur bonne musique.
¶ Prenez garde à la peinture, disent certaines pancartes. J’ajoute : Prenez garde à la musique.
¶ Attention ! soyez bien sur vos gardes, car seule parmi tous les arts, la musique vous tourne autour.
¶ Il faut que le musicien guérisse la musique de ses enlacements, de ses ruses, de ses tours de cartes, qu’il l’oblige le plus possible à rester en face de l’auditeur.
¶ UN POÈTE A TOUJOURS TROP DE MOTS DANS SON VOCABULAIRE, UN PEINTRE TROP DE COULEURS SUR SA PALETTE, UN MUSICIEN TROP DE NOTES SUR SON CLAVIER.
¶ IL FAUT S’ASSEOIR D’ABORD, ON PENSE APRÈS.
¶ Que cet axiome ne serve pas d’excuse aux assis. Un vrai artiste est toujours en rumeur.
¶ L’abus de pédales n’existe pas qu’en musique. Presque tous les idiomes ont des pédales, mais la langue française est un piano sans pédales.
¶ Un handicap de pittoresque dispose mal envers les musiciens et l’exotisme principalement.
¶ La sculpture si négligée à cause du mépris de la forme et de la masse en faveur du flou, est sans doute un des arts les plus nobles. D’abord, c’est le seul qui nous oblige à lui tourner autour.
¶ Cet oiseleur et cet épouvantail, c’est un chef d’orchestre.
¶ Dans le créateur, il y a nécessairement un homme et une femme, et la femme est presque toujours insupportable.
¶ Le public interroge. Il faut répondre par des œuvres, non par des manifestes.
¶ LE BEAU A L’AIR FACILE. C’EST CE QUE LE PUBLIC MÉPRISE.
¶ Même quand tu blâmes, ne t’occupe que de la première qualité.
¶ Une opinion saine est toujours prise pour une opinion littéraire.
¶ Ce qui fait l’optimisme de pessimistes tels que nous, c’est l’intuition que l’œuvre d’art collabore à des équilibres.
¶ Je travaille à ma table de bois, sur ma chaise de bois, avec mon porte-plume de bois, ce qui ne m’empêche pas d’être responsable, dans une certaine mesure, du cours des astres.
¶ Un rêveur est toujours un mauvais poète.
¶ Si tu te rases la tête, ne garde pas une mèche pour le dimanche.
¶ Tu me dis venir de droite à gauche par amour, et tu n’as changé que de costume. Il fallait aussi changer de peau.
¶ L’important n’est pas de surnager légèrement, c’est de disparaître lourdement en propageant des ondes légères.
¶ On ferme les yeux des morts avec douceur ; c’est aussi avec douceur qu’il faut ouvrir les yeux des vivants.
¶ Relisons LE CAS WAGNER de Nietzsche. Jamais des choses plus légères et plus profondes n’ont été dites. Quand Nietzsche loue Carmen, il loue la franchise que notre génération cherche au music-hall. Il est regrettable qu’il oppose à Wagner une œuvre artiste et inférieure à l’œuvre de Wagner sur le plan artiste. Ce qui balaye la musique impressionniste c’est, par exemple, une certaine danse américaine que j’ai vue au Casino de Paris[2].
¶ À Londres, on donne Wagner ; à Paris, on regrette secrètement Wagner.
¶ Défendre Wagner parce que Saint-Saëns l’attaque est trop simple. Il faut crier « À bas Wagner ! » avec Saint-Saëns. C’est la véritable bravoure.
¶ Nietzsche redoutait certains « et » : Gœthe et Schiller par exemple, ou Schiller et Gœthe, pire encore. Que dirait-il de voir répandu le culte Nietzsche et Wagner… Wagner et Nietzsche plutôt !
¶ Il y a des œuvres longues qui sont courtes. L’œuvre de Wagner est une œuvre longue qui est longue, une œuvre en étendue, parce que l’ennui semble à ce vieux dieu une drogue utile pour obtenir l’hébétement des fidèles.
Il en est ainsi des magnétiseurs qui hypnotisent en public. La bonne passe qui endort est généralement très courte et très simple, mais ils l’accompagnent de vingt passes postiches qui frappent la foule.
La foule est séduite par le mensonge ; elle est déçue par la vérité trop simple, trop nue, trop peu inconvenante.
¶ Strauss prenant au tragique la spirituelle Salomé d’Oscar Wilde, voilà un exemple-type de la balourdise allemande.
¶ Je ne me dresse pas contre la musique moderne allemande. Schoenberg est un maître ; tous nos musiciens et Stravinsky lui doivent quelque chose, mais Schoenberg est surtout un musicien de tableau noir.
¶ Le public allemand a un estomac solide. Il y entasse des nourritures hétérogènes qu’il absorbe respectueusement et qu’il ne digère pas.
En France, on rejette la nourriture, mais il y a quatre ou cinq estomacs qui choisissent et qui digèrent mieux que nulle part au monde.
¶ Socrate disait : « Quel est cet homme qui mange du pain comme si c’était de la bonne chère, et la bonne chère comme si c’était du pain ? »
Réponse : le mélomane allemand.
¶ L’opposition de la masse aux élites stimule le génie individuel. C’est le cas en France. L’Allemagne moderne meurt d’approbation, d’attention, d’application, d’une vulgarisation scolaire de la culture aristocratique.
¶ L’Allemagne offre le type d’une démocratie intellectuelle, la France d’une monarchie.
¶ Chez nous un jeune musicien rencontre tout de suite la lutte, c’est-à-dire le stimulant. En Allemagne, il trouve des oreilles. Plus elles sont longues plus elles écoutent. On l’adopte, on l’académise. Il est coulé.
¶ Il faut s’entendre sur le malentendu de « l’influence allemande ».
La France, insouciante, avait ses poches remplies de graines et en laissait tomber autour d’elle ; l’allemand ramassait les graines, les emportait en Allemagne, les plantait dans un terrain chimique d’où poussait un monstre fleur sans odeur. Quoi d’étonnant à ce que l’instinct maternel nous fît reconnaître la pauvre fleur abîmée et nous conseillât de lui rendre sa forme et son parfum véritables.
¶ L’Allemagne, qui ne connaît pas l’indigestion, répandait, éclairait les recherches obscures de nos jeunes artistes, puisque, disait-elle, la France conservatrice les laisse mourir de faim. Outre que cela est exact et normal, puisqu’il faut le temps qu’une patrie digère la nourriture nouvelle, la tentation allemande était dangereuse pour des jeunes hommes sans public. Leurs théories arrivaient donc chez nous par l’entremise allemande, et de plus, camouflées comme tout ce que l’Allemagne emprunte. Quoi de plus suspect au premier abord, avouons-le.
¶ Satie contre Satie. — Le culte de Satie est difficile, parce qu’un des charmes de Satie, c’est justement le peu de prise qu’il offre à la déification. On lui a reproché d’avoir envoyé à un critique des cartes grossières ; je le lui reproche aussi. Avouerai-je que j’ai reçu de Satie des cartes analogues en pleine collaboration, au plus fort de notre amitié ?
Le parfum de la rose est obtenu par quelques-unes des essences qui sentent le plus mauvais du monde. J’ai pensé que le ton de ces cartes entrait dans la combinaison chimique de Satie et je les ai brûlées sans rien dire. Mais, pour cela, me direz-vous, il faut reconnaître le parfum de la rose.
¶ On se demande souvent pourquoi Satie affuble ses plus belles œuvres de titres bouffons qui déroutent le public le moins hostile. Outre que ces titres protègent son œuvre des personnes en proie au sublime et autorisent à rire ceux qui n’en ressentent pas la valeur, ils s’expliquent par l’abus debussyste des titres précieux. Sans doute faut-il voir là une mauvaise humeur de bonne humeur, une malice contre les « Lunes descendant sur le temple qui fut », les « Terrasses des audiences du Clair de lune » et les « Cathédrales englouties ».
¶ Le public est choqué par le charmant ridicule des titres et des notations de Satie, mais il respecte le formidable ridicule du livret de Parsifal.
¶ Le même public accueille les titres les plus cocasses de François Couperin : « Le tic-toc choc ou Les Maillotins », « Les culbutes Ixcxbxnxs », « Les Coucous bénévoles », « Les Calotins et Calotines ou la pièce a trétous », « Les vieux galants et les Trésorières surannées ».
¶ Les musiciens impressionnistes coupèrent la poire en douze et donnèrent à chacun des douze morceaux un titre de poème. Alors, Satie composa douze poèmes et intitula le tout : « Morceaux en forme de poire. »
¶ Satie a connu le dégoût de Wagner en pleine Wagnérie, au cœur même de la Rose-Croix. Il prévint Debussy contre Wagner. « Attention, lui disait-il, un arbre du décor ne se convulse pas parce qu’un personnage entre en scène. » C’est toute l’esthétique de Pelléas.
¶ Debussy a dévié, parce que de l’embûche allemande, il est tombé dans le piège russe. De nouveau, la pédale fond le rythme, crée une sorte de climat flou, propice aux oreilles myopes. Satie reste intact. Écoutez les Gymnopédies d’une ligne et d’une mélancolie si nettes. Debussy les orchestre, les brouille, enveloppe d’un nuage l’architecture exquise. De plus en plus, Debussy s’écarte du point de départ posé par Satie et entraîne tout le monde à sa suite. La grosse brume trouée d’éclairs de Bayreuth devient le léger brouillard neigeux taché du soleil impressionniste. Satie parle d’Ingres ; Debussy transpose Claude Monet à la russe.
Or, tandis que Debussy épanouissait délicatement sa grâce féminine, promenant Stéphane Mallarmé dans « le Jardin de l’Infante », Satie continuait sa petite route classique. Il nous arrive aujourd’hui, jeune entre les jeunes, trouvant enfin sa place, après vingt ans de travail modeste.
¶ Quand je dis « le piège russe », « l’influence russe », je ne veux pas dire par là que je dédaigne la musique russe. La musique russe est admirable parce qu’elle est la musique russe. La musique française russe ou la musique française allemande est forcément bâtarde, même si elle s’inspire d’un Moussorgsky, d’un Stravinsky, d’un Wagner, d’un Schoenberg. Je demande une musique française de France.
¶ Petite œuvre. — IL Y A DES ŒUVRES DONT TOUTE L’IMPORTANCE EST EN PROFONDEUR — PEU IMPORTE LEUR ORIFICE.
¶ La plus petite œuvre de Satie est petite comme un trou de serrure. Tout change si on approche son œil.
¶ En musique la ligne c’est la mélodie. Le retour au dessin entraînera nécessairement un retour à la mélodie.
La profonde originalité d’un Satie donne aux jeunes musiciens un enseignement qui n’implique pas l’abandon de leur originalité propre. Wagner, Stravinsky et même Debussy, sont de belles pieuvres. Qui s’approche d’eux a du mal pour se dépêtrer de leurs tentacules ; Satie montre une route blanche où chacun marque librement ses empreintes.
¶ Satie regarde peu les peintres et ne lit pas les poètes, mais il aime à vivre où la vie grouille ; il a l’instinct de la bonne auberge ; il profite d’une température.
¶ Debussy intronise le climat Debussy une fois pour toutes. Satie se transforme. Chaque œuvre intimement liée à l’œuvre précédente se détache pourtant d’elle et vit d’une vie propre. C’est une pâte originale, une surprise, — une déception pour ceux qui veulent qu’on piétine sur place.
¶ Satie est le contraire d’un improvisateur. On dirait que son œuvre est toute faite d’avance et qu’il la dégage note par note, méticuleusement.
¶ Satie enseigne la plus grande audace à notre époque : être simple. N’a-t-il pas donné la preuve qu’il pourrait raffiner plus que personne ? Or, il déblaie, il dégage, il dépouille le rythme. Est-ce de nouveau la musique sur qui, disait Nietzsche, « l’esprit danse », après la musique « dans quoi l’esprit nage ».
¶ Ni la musique dans quoi on nage, ni la musique sur qui on danse : DE LA MUSIQUE SUR LAQUELLE ON MARCHE.
¶ De la musique avant toute chose… Et pour cela préfère le pair… Plus lourd et moins soluble dans l’air… Avec tout en lui qui pèse et qui pose.
Il faut surtout que tu n’ailles point… Choisir tes mots avec quelque méprise… Rien de moins cher que la chanson grise… Où l’imprécis au précis se joint.
¶ L’impressionniste redoutait le plan nu, le vide, le silence. Le silence n’est pas nécessairement un trou ; il faut employer le silence et non un bouche-trou de murmures.
¶ L’ombre noire. — Le silence noir. Pas le silence violet, succédané des ombres violettes.
¶ Jouvence. — Rien n’anémie plus que de se laisser flotter longuement dans un bain tiède. Assez de musiques où on se laisse flotter longuement.
¶ Assez de nuages, de vagues, d’aquariums, d’ondines et de parfums la nuit ; il nous faut une musique sur la terre, une musique de tous les jours.
¶ Assez de hamacs, de guirlandes, de gondoles ; je veux qu’on me bâtisse une musique où j’habite comme dans une maison.
¶ Un ami me raconte qu’au retour de New York les maisons de Paris peuvent se prendre dans la main. Votre Paris, ajoutait-il, est beau parce qu’il est construit à mesure d’homme.
Notre musique doit être construite à mesure d’homme.
¶ La musique n’est pas toujours gondole, coursier, corde raide. Elle est aussi quelquefois chaise.
¶ Une Sainte Famille n’est pas nécessairement une Sainte Famille ; c’est aussi une pipe, un litre, un jeu de cartes, un paquet de tabac.
¶ Au milieu des perturbations du goût français et de l’exotisme, le café-concert reste assez intact malgré l’influence anglo-américaine. On y conserve une certaine tradition qui, pour être crapuleuse, n’en est pas moins de race. C’est sans doute là qu’un jeune musicien pourrait reprendre le fil perdu dans le labyrinthe germano-slave.
¶ LE CAFÉ-CONCERT EST SOUVENT PUR ; LE THÉÂTRE TOUJOURS CORROMPU.
¶ Certains chefs-d’œuvre du théâtre ne sont pas du « théâtre » au sens propre du mot, mais bien des symphonies scéniques sans aucune concession décorative.
Citons l’exemple de Boris Godounow.
¶ Écartons-nous du théâtre. Je regrette d’en avoir subi la tentation et d’y avoir entraîné deux maîtres.
(Il est bien entendu que je ne le regrette pas à cause du scandale ; la pleine réalisation de mon idée eût suscité le même scandale. Mais nous évoluons ici dans une atmosphère ou le public en retard de cent ans ne saurait entrer enligne de compte.) « Alors, pourquoi faites-vous des œuvres de théâtre ? » C’est justement l’infériorité du théâtre d’être tenu, pour vivre, à des réussites immédiates.
¶ Lorsque je dis de certains spectacles de cirque ou de music-hall que je les préfère à tout ce qui se donne au théâtre, je ne veux pas dire que je les préfère à tout ce qui pourrait se donner au théâtre.
¶ Le music-hall, le cirque, les orchestres américains de nègres, tout cela féconde un artiste au même titre que la vie. Se servir des émotions que de tels spectacles éveillent ne revient pas à faire de l’art d’après l’art. Ces spectacles ne sont pas de l’art. Ils excitent comme les machines, les animaux, les paysages, le danger.
¶ Cette force de vie qui s’exprime sur une scène de music-hall démode au premier coup d’œil toutes nos audaces. Cela vient de ce que l’art est lent, circonspect dans ses plus aveugles révolutions. Ici, pas de scrupule, on saute les marches.
¶ Grosse nourriture qui rend la marche légère. — On s’est beaucoup moqué d’un aphorisme de moi, cité dans un article du Mercure de France : « L’artiste doit avaler une locomotive et rendre une pipe. » Je voulais dire par là que ni le peintre ni le musicien ne doivent se servir du spectacle des machines pour mécaniser leur art, mais de l’exaltation mesurée que provoque en eux le spectacle des machines pour exprimer tout autre objet plus intime.
¶ Les machines et les bâtisses américaines ressemblent à l’art grec, en ce sens que l’utilité leur confère une sécheresse et une grandeur dépouillées de superflu. Mais ce n’est pas de l’art. Le rôle de l’art consiste à saisir le sens de l’époque et à puiser dans le spectacle de cette sécheresse pratique un antidote contre la beauté de l’inutile qui encourage le superflu.
¶ On peut espérer bientôt un orchestre sans la caresse des cordes. Un riche orphéon de bois, de cuivres et de batterie.
¶ Il ne nous déplairait pas de substituer au culte de sainte Cécile celui de saint Polycarpe.
¶ Il serait beau qu’un musicien composât pour un orgue mécanique, véritable usine à sons. On entendrait bien employées les richesses que cet appareil prodigue accidentellement autour des rengaines.
¶ J’aimerais que ce musicien pensât aux manèges à vapeur où des Pégase Louis XIV en ripolin se cabrent dans un berlingot royal de lumières, de miroirs, de velours et d’or.
¶ D’une certaine recherche acrobatique. — Nos musiciens ont évité le torrent Wagner sur une corde raide mais, pas plus que le torrent, la corde raide ne peut être considérée comme un moyen de locomotion honnête. ON RÉCLAME DU PAIN MUSICAL.
¶ Depuis dix ans, Chardin, Ingres, Manet, Cézanne dirigent la peinture d’Europe et l’étranger vient mettre chez nous ses dons ethniques à leur école. Or, je vous l’annonce, la musique française va influencer le monde.
¶ Avec « parade », j’ai essayé de faire une bonne œuvre, mais tout ce qui touche au théâtre devient corrompu. Le luxe du cadre familier au seul directeur d’Europe ayant eu l’audace intéressée de nous prendre, les circonstances et la fatigue me rendirent irréalisable un spectacle qui, tel quel, n’en reste pas moins, à mes yeux, une lucarne ouverte sur ce que devrait être le théâtre contemporain.
¶ La partition de « parade » devait servir de fond musical à des bruits suggestifs, tels que sirènes, machines à écrire, aéroplanes, dynamos, mis là comme ce que Georges Braque appelle si justement des « faits ». Difficultés matérielles et hâte des répétitions empêchèrent la mise au point de ces bruits. Nous les supprimâmes presque tous. C’est dire que l’œuvre fut jouée incomplète et sans son bouquet. Notre « parade » était si loin de ce que j’eusse souhaité, que je n’allai jamais la voir dans la salle, m’astreignant à tendre moi-même, de la coulisse, les pancartes portant le numéro de chaque Tour. Le « Pas des Managers », entre autres, répété sans les carcasses de Picasso, perdait toute sa force lyrique une fois les carcasses mises sur les danseurs.
¶ Le cheval, sorte de Pégase tonnant, répété par les deux danseurs sans costume, devint le cannasson de Charlot une fois revêtu de la housse absurde faite en hâte par le cartonnier la veille du spectacle. Nous la laissâmes parce qu’il était trop tard et que nous pensions naïvement qu’elle provoquerait un bon rire, le rire de Guignol.
¶ Un jour que je regardais le guignol Anatole aux Champs Élysées, un chien entre en scène, une tête de chien grosse à elle seule comme deux personnages. « Regarde le monstre », dit une mère. « Ce n’est pas un monstre, c’est un chien », dit le petit garçon.
¶ Au théâtre, les hommes retrouvent la férocité des enfants, mais ils ont perdu leur clairvoyance.
¶ Écœuré de flou, de fondu, de superflu, des garnitures, des passe-passe modernes, et souvent tenté par une technique dont il connaît les moindres ressources, Satie se privait volontairement pour « tailler en plein bois », demeurer simple, net, lumineux. Mais le public exècre la franchise.
¶ Chaque nouvelle œuvre de Satie est un exemple de renoncement.
¶ L’opposition que fait Erik Satie consiste en un retour à la simplicité. C’est, du reste, la seule opposition possible à une époque de raffinement extrême. La bonne foi des critiques de « parade » qui ont cru que l’orchestre en était un charivari ne peut donc s’expliquer que par un phénomène de suggestion. Le mot « cubisme » prononcé à tort (pour ne pas en perdre l’habitude), leur a suggéré un orchestre. Sinon, la partition toute simple de « parade » rend inexplicable une colère que l’audace polyphonique du « sacre du printemps » par exemple, légitimait en quelque sorte.
¶ Les musiciens impressionnistes ont cru que l’orchestre de « parade » était pauvre parce qu’il était sans sauce.
¶ La partition à quatre mains de « parade » est, d’un bout à l’autre, un chef-d’œuvre d’architecture ; c’est ce que ne peuvent comprendre les oreilles habituées au vague et aux frissons. Une fugue se déhanche et donne naissance au rythme même de la tristesse des foires. Puis, viennent les trois danses. Leurs nombreux motifs, distincts les uns des autres, comme des objets, se suivent sans développement et ne s’enchevêtrent pas. Une unité métronomique préside à chacune de ces énumérations qui superposent la simple silhouette du rôle et les rêveries qu’il suscite. Il y a dans le chinois, la petite américaine et les acrobates, des nostalgies inconnues jusqu’à ce jour avec des moyens d’expression d’une si grosse loyauté. Jamais de sortilèges, de reprises, de caresses louches, de fièvres, de miasmes. Jamais Satie ne « remue le marais ». C’est la poésie de l’enfance rejointe par un maître technicien.
¶ À « parade », le public prenait la transposition du music-hall pour du mauvais music-hall.
¶ Tellement habitué aux grâces incongrues des ballets d’opéra, le public a pris pour des grimaces des danses motivées par la gesticulation familière de la vie.
Dans « parade » j’ai essayé de hausser jusqu’au style de la danse les gestes d’un illusionniste de music-hall, des petites filles d’une race qui nous émerveille dans les films américains, et des gymnastes de cirque. Chaque danse représente deux mois de travail. « Une farce d’atelier », dirent les journaux les moins sévères.
¶ On ne voudra pas croire, un jour, ce que fut la presse de « parade ». Un journal m’a même accusé « d’hystérie érotique ». En général, on prenait la scène du naufrage et du tremblement cinématographique de la danse américaine pour des spasmes de delirium tremens.
¶ Rien n’est plus drôle que le préjugé du sublime. On pense au tableau de Balestrieri.
Pour la plupart des artistes, une œuvre ne saurait être belle sans une intrigue de mysticisme, d’amour ou d’ennui. Le bref, le gai, le triste sans idylle, sont suspects. L’élégance hypocrite du Chinois, la mélancolie des paquebots de la Petite Fille, la niaiserie touchante des Acrobates, tout cela, qui est resté lettre morte pour le public de « parade », lui aurait plu, si l’acrobate avait aimé la petite fille et avait été tué par le chinois jaloux, tué à son tour par la femme de l’acrobate, ou toute autre des trente-six combinaisons dramatiques.
¶ LA TRADITION SE TRAVESTIT D’ÉPOQUE EN ÉPOQUE, MAIS LE PUBLIC CONNAIT MAL SON REGARD ET NE LA RETROUVE JAMAIS SOUS SES MASQUES.
¶ Il y a un utile et un inutile en art. La majorité du public ne ressent pas cela, envisageant l’art comme une distraction.
¶ Ce n’est pas panem et circenses qu’il faudrait dire, mais circenses panis sunt ou plutôt quidam circenses panis sunt.
¶ Ce qui excite le rire de foule n’est pas fatalement beau ni neuf, mais ce qui est beau et neuf excite fatalement le rire de foule.
¶ « Ce que le public te reproche, cultive-le, c’est Toi. »
Enfoncez-vous bien cette idée dans la tête. Il faudrait écrire ce conseil comme une réclame du Jubol.
En effet le public aime à « reconnaitre ». Il déteste qu’on le dérange. La surprise le choque. Le pire sort d’une œuvre c’est qu’on ne lui reproche rien — qu’on n’oblige pas son auteur à une attitude d’opposition.
¶ Lorsque Baudelaire a défendu Wagner, il faisait de l’opposition aristocratique. Il n’y avait pas d’autre attitude possible. La seule chose qu’on puisse dire, c’est qu’il est dommage que certaines époques puissent mettre leurs grands hommes en mauvaise posture.
¶ Maldonne. — Ingres, le révolutionnaire par excellence — Delacroix le rapin type. Ingres, la main, Delacroix, la patte.
¶ Le recul accuse de plus en plus le riche bazar Delacroix, l’architecture de Ingres. La grimace de certains jeunes devant le classicisme de Satie et son respect pour la Schola me fait penser à cette maldonne étrange. Prendre garde à une musique Delacroix ; ne jamais oublier que Ingres n’avait pas son public. Il voyait son public chez Delacroix et restait en pleine gloire un grand audacieux méconnu.
¶ Le public, rompu aux surcharges, méconnaît les œuvres dépouillées.
¶ Auprès du public musicien, le dépouillement passe pour du vide, et le bouche-trou pour de la prodigalité.
¶ Plus un art est à l’origine d’une longue période, plus il est plein, dense, clos comme l’œuf, et plus il facilite les supercheries de surface.
¶ Le public n’aime pas les profondeurs dangereuses ; il aime mieux les surfaces. C’est pourquoi dans une expression d’art qui lui demeure encore suspecte il inclinerait plutôt en faveur des supercheries.
¶ LE PUBLIC N’ADOPTE HIER QUE COMME UNE ARME POUR FRAPPER SUR MAINTENANT.
¶ Indolence du public. Fauteuil et ventre du public. Le public est prêt à adopter n’importe quel nouveau jeu pourvu qu’on ne change plus une fois qu’il en connaît les règles. La haine contre le créateur c’est la haine contre celui qui change les règles du jeu.
¶ Publics. — Ceux qui défendent aujourd’hui en se servant d’hier, et qui pressentent demain (1 pour cent).
Ceux qui défendent aujourd’hui en détruisant hier et qui nieront demain (4 pour cent).
Ceux qui nient aujourd’hui pour défendre hier, leur aujourd’hui (10 pour cent).
Ceux qui s’imaginent qu’aujourd’hui est une erreur et donnent rendez-vous pour après-demain (12 pour cent).
Ceux d’avant-hier qui adoptent hier pour prouver qu’aujourd’hui sort des limites permises (20 pour cent).
Ceux qui n’ont pas encore compris que l’art est continu et s’imaginent que l’art s’est arrêté hier pour reprendre peut-être demain (60 pour cent).
Ceux qui ne constatent ni avant-hier, ni hier, ni aujourd’hui (100 pour cent).
¶ Il y a des gens qui passent pour très intelligents, mais qui ne font que s’incliner vers les bonnes choses. La tête s’en approche, et ils restent enracinés ailleurs.
¶ L’œuvre ébauchée flatte le public parce qu’il y trouve de quoi faire. Il déteste une œuvre achevée contre laquelle il se cogne et dont il se sent piteusement exclu.
¶ Les beaux esprits ont découvert le mot « stylisation » pour désigner tout ce qui manque de style.
¶ L’EXTRÊME LIMITE DE LA SAGESSE, VOILÀ CE QUE LE PUBLIC BAPTISE FOLIE.
¶ À Paris, tout le monde veut être acteur ; personne ne se résigne à être spectateur. On se bouscule sur la scène et la salle reste vide.
¶ « Pourquoi faites-vous ainsi ? » demande le public. « Parce que vous ne feriez pas ainsi », répond le créateur.
¶ Plaire et valoir. — Si un artiste cède aux propositions de paix du public, il est vaincu.
¶ Le danger du cas wagner, c’est qu’un imbécile vous le brandisse. Il y a des vérités qu’on ne peut dire qu’après avoir obtenu le droit de les dire.
¶ « Regarde, disait une dame à son mari, devant une des cathédrales de Claude Monet, c’est du futurisme. » Et elle ajouta : « On dirait une glace en train de fondre. » Ici, cette dame avait raison, mais elle n’avait pas obtenu le droit de le dire.
¶ Il existe une mode profonde comme il en existe une frivole. Un musicien doit subir cette mode ou la créer selon son souffle. Tout chef-d’œuvre étant une mode se démode et retrouve longtemps après un équilibre éternel. C’est en général à sa période démodée que le chef-d’œuvre touche le public.
¶ En art, l’anecdote n’est rien, sauf pour l’artiste. « Achèterons-nous un Venise ou un pot de fleurs ? » se demandait un couple. Cette anecdote vous fait rire, mais presque tout le monde pense ainsi.
¶ Une phrase du public : « Je ne vois pas ce que cela représente. »
¶ Le public veut comprendre d’abord, sentir ensuite.
¶ Montrez-moi une belle œuvre de votre école, et je serai convaincu. Ainsi parle M. de La Palisse.
¶ Une chute fait rire. Le mécanisme de la chute entre pour beaucoup dans le rire qui accueille une œuvre nouvelle. Le public n’ayant pas suivi la courbe qui mène à cette œuvre trébuche d’où il en était resté à ce qu’il regarde, écoute. Il y a donc chute et rire.
¶ Une petite phrase bien rapide et bien pleine traverse les cerveaux en séton. Dix minutes après, il n’y paraît plus.
¶ S’il faut choisir un crucifié, la foule sauve toujours Barabbas.
¶ Écouter avec toute sa peau c’est la façon des biches craintives ; je préfère écouter de toutes mes oreilles.
¶ Bien sensible. — La musique jetait sainte Douceline dans des extases extraordinaires. Un jour, à la promenade : « Comme ce bouvreuil chante bien ! » dit-elle, et elle s’évanouit.
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¶ La ressemblance est une force objective qui résiste à toutes les transmutations subjectives. Ne pas confondre la ressemblance et l’analogie.
¶ L’artiste qui a le sentiment de la réalité ne doit jamais avoir peur d’être lyrique. Le monde objectif conserve sa puissance dans son œuvre quelles que soient les métamorphoses que le lyrisme lui fasse subir.
¶ Notre esprit digère bien. L’objet profondément assimilé se mue en force et provoque un réalisme supérieur à la simple copie infidèle. Ne pas confondre une toile de Picasso avec un arrangement décoratif. Ne pas confondre parade avec une improvisation.
¶ LA RÉALITÉ SEULE MOTIVE L’ŒUVRE D’ART IMPORTANTE.
¶ Un artiste original ne peut pas copier. Il n’a donc qu’à copier pour être original.
¶ Si les oiseaux reconnaissent le raisin, il y a deux grappes de raisin. Une bonne qui se mange et une mauvaise qui ne se mange pas.
¶ Un art qui pousse la qualité pure au détriment de l’anecdote ne chatouille jamais les grosses cordes sensibles.
¶ NE FAITES PAS DE L’ART D’APRÈS L’ART.
¶ La musique est le seul art dont la foule admette qu’il ne représente pas quelque chose. Et pourtant, la belle musique est la musique ressemblante.
¶ Toute bonne musique est ressemblante. La bonne musique émeut par cette ressemblance mystérieuse avec les objets et les sentiments qui l’ont motivée.
¶ Si le musicien ne part pas d’une idée, sa musique est nulle. Mais qu’il parte d’une certaine idée et que son plus sérieux admirateur y trouve une autre idée, cela ne retire rien à la valeur de l’œuvre ni au prix de l’admiration.
¶ La ressemblance, en musique, ne consiste pas en une représentation, mais en une puissance de vérité masquée.
¶ Architecte. — On peut blâmer la couleur des chambres, peu importe si ta maison est solidement construite, sans rien qui manque du haut en bas.
¶ On s’est trop longtemps habitué au charme du seul échafaudage. Nous autres, architectes, nous démolissons l’échafaudage une fois la maison construite.
¶ L’impressionnisme vient de tirer son joli feu d’artifice à la fin d’une longue fête. C’est à nous de bourrer les pétards d’une autre fête.
¶ On ne blâme pas une époque, on se félicite de n’en avoir pas été.
¶ Mettre en garde contre une décadence n’est pas nier la valeur individuelle de ses artistes.
¶ L’impressionnisme est un contrecoup de Wagner. Les derniers roucoulements de l’orage.
¶ L’école impressionniste substitue le soleil à la lumière et la sonorité au rythme.
¶ Debussy a joué en français, mais il a mis la pédale russe.
¶ Le jeu latin se joue sans mettre les pédales ; le romantisme enfonce les pédales. Pédale Wagner ; Debussy pédale.
¶ Naturellement Wagner, c’est très bien. Debussy, c’est très bien ; on ne parle que des choses très bien. Il est inutile de dire que Saint-Saëns, Bruneau, Charpentier, c’est très mal.
¶ « Autour d’un Picasso et d’un Braque, autour d’un Stravinsky et d’un Satie, que de farceurs qui les discréditent ! » Ainsi juge l’impressionniste. Sans doute oublie-t-il le salon d’automne, et le cheveu en quatre de Mélisande.
¶ Pelléas, c’est encore de la musique à écouter la figure dans les mains. Toute musique à écouter dans les mains est suspecte. Wagner, c’est le type de la musique qui s’écoute dans les mains.
¶ On ne peut pas se perdre dans le brouillard Debussy comme dans la brume Wagner, mais on y attrape du mal.
¶ Le théâtre corrompt tout et même un Stravinsky. Je voudrais que ce paragraphe n’atteignît en rien notre amitié fidèle ; mais il est utile de mettre nos jeunes compatriotes en garde contre les cariatides d’Opéra, ces grosses sirènes d’or déviant même un si formidable équipage. Je considère le sacre du printemps comme un chef-d’œuvre mais je découvre dans l’atmosphère créée par son exécution, une complicité religieuse entre adeptes, cet hypnotisme de Bayreuth. Wagner a voulu le théâtre ; Stravinsky s’y trouve entraîné par les circonstances. Il y a une marge. Mais s’il compose malgré le théâtre, le théâtre ne lui en donne pas moins des microbes. Stravinsky nous empoigne par d’autres moyens que Wagner ; il ne nous fait pas de passes ; il ne nous plonge pas dans la pénombre ; il nous cogne en mesure sur la tête et dans le cœur. Comment nous défendre ? Nous serrons les mâchoires. Nous ressentons les crampes d‘un arbre qui pousse par saccades avec toutes ses branches. Il y a dans la hâte même de cette sublime croissance quelque chose de théâtral. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre : Wagner nous cuisine à la longue ; Stravinsky ne nous laisse pas le temps de dire « ouf ! », mais l’un et l’autre agissent sur nos nerfs. Ce sont des musiques d’entrailles ; des pieuvres qu’il faut fuir ou qui vous mangent. C’est la faute du théâtre. Il y a du mysticisme théâtral dans le sacre. Ne serait-ce pas de la musique qui s’écoute dans les mains ?
¶ Quand j’ai écrit le potomak je n’y voyais goutte dans mes malaises ; Stravinsky m’a aidé à en sortir comme une boîte de cheddite dégage le minerai. Sorti de mon noir, je le regarde avec le reste.
¶ Stravinsky vous désenlise un homme ; mais il n’est pas encore de la race des architectes. Son œuvre ne s’échafaude pas — elle pousse.
¶ D’une certaine attitude frivole. — Si tu te sens la vocation de missionnaire, ne te cache pas la tête comme l’autruche ; va chez les nègres et remplis tes poches de pacotille.
¶ Nègres. — C’est en distribuant beaucoup de pacotille et en imitant beaucoup le phonographe, que tu apprivoiseras les nègres et que tu pourras te faire entendre.
En substituant peu à peu ta voix au phonographe, le métal brut aux verroteries bariolées.
¶ On nous demande trop de miracles ; je m’estime déjà bien heureux si j’ai fait entendre un aveugle.
¶ NOUS ABRITONS UN ANGE QUE NOUS CHOQUONS SANS CESSE. NOUS DEVONS ÊTRE GARDIENS DE CET ANGE.
¶ Abrite bien ta vertu de faire des miracles car « s’ils savaient que tu es missionnaire, ils t’arracheraient la langue et les ongles ». (Secteur calme.)
Et l’ange du Secteur calme dit :
Car si jamais ton regard me dénonce
il y aura un grand malaise dans la chambre.
Il se pousseront du coude
et se feront des signes
par-dessus les cartes
et les journaux du soir.
Prétexte une migraine, un vertige
un mal d’homme
fournis une excuse ayant cours
et non qui donne
à sentir ma présence
car il ne faut jamais qu’on te prenne
en flagrant délit
avec moi.
Fragments de « Igor Stravinsky et le Ballet Russe ».
La collaboration de Parade.
(Lettre publiée dans la revue Nord-Sud.)
Je préfère, selon moi, l’enfance douée qui se développe dans un mauvais milieu, se trompe de route, se dépense tout de travers, et découvre enfin soudain son erreur pour s’en affranchir, à l’enfance qui fait ses premiers faux pas sur de bonnes routes, qui progresse normalement, sans un espoir de surprise sauvage. J’excepte le feu de paille, parfois sublime, et qui retombe si le prodige, joignant la sagesse au génie, ne se retire à temps sous un prétexte quelconque. Non. L’indiscipline, le mauvais goût, propres au jeune âge, préservent le don qui préexiste et qu’on délivre dans la suite, péniblement, délicatement, peu à peu, à coups de bêche, comme une Vénus enfouie.
C’est pourquoi ne regrettez pas vos erreurs, même publiques et notoires ; rude boulet qui n’allège pas les fatigues du voyage vers la gauche. On se retourne, on s’éponge ; on regarde d’où on arrive et on s’émerveille. Le principal grief que les gens opposent à ce travail d’Hercule, c’est l’ingratitude. On traverse bien des milieux pour atteindre la solitude relative, et ces milieux nous reprochent d’avoir partagé leur table, d’avoir déménagé à la cloche de bois. Il arrive que le cœur souffre beaucoup d’un itinéraire que le monde met ordinairement sur le compte de
l’égoïsme, du désordre et de la versatilité.
Et les filles fleurs ! Parmi les filles fleurs les plus récentes, les plus filles et les plus fleurs, je classe le Ballet Russe.
j’avais pressenti qu’il convenait de chercher une excuse à mon enthousiasme pour ce Barnum, dernier scrupule avant le déménagement à la cloche de bois.
C’était en 1910. Nijinsky dansait le « Spectre de la Rose ». Au lieu d’assister au spectacle, j’allais l’attendre dans la coulisse. Là, c’était vraiment très bien. Après le baiser à la jeune fille, le spectre de la rose s’élance par la fenêtre… et retombe parmi des aides qui lui crachent de l’eau à la figure, et le bouchonnent avec des serviettes éponge, comme un boxeur. Que de grâce et de brutalité jointes ! J’entendrai toujours ce tonnerre d’applaudissements ; toujours je reverrai ce jeune homme barbouillé de fard, râlant, suant, comprimant d’une main son cœur, et se retenant de l’autre au décor, ou bien évanoui sur une chaise. Après, giflé, inondé, secoué, il rentrait en scène, saluait d’un sourire.
C’est dans cette pénombre, entre les projecteurs du clair de lune, que je rencontrai Stravinsky.
Stravinsky terminait alors « Pétrouchka ». Il me le racontait dans la salle de jeu de Monte-Carlo, étonnant ce monde que rien n’étonne par sa gesticulation, ses grimaces et ses bijoux de roi nègre.
« Pétrouchka » fut joué a Paris, le 13 juin 1911. Je me souviens de la répétition intime au Châtelet. L’œuvre, qui donne aujourd’hui tout son bouquet, le tenait alors si serré qu’elle dépita. Les dilettantes, habitués aux redites, ne purent suivre une synthèse d’âme populaire russe dont la mélancolie ne pleurniche pas et qui marche, d’un bout à l’autre, d’une seule traite, comme un roulement de tambour.
Certains spécialistes reconnurent le maître, et, insensiblement, les salles consacrèrent « Pétrouchka ».
« Pétrouchka » prit donc sa place : premièrement pour ce qu’il contenait de folklore ; deuxièmement comme arme contre du plus neuf. C’est, en effet, la façon du public de clopiner d’œuvre en œuvre, toujours en retard d’une, adoptant ce qui précède pour le blâme de ce qui va suivre, et, comme on dit « jamais à la page ». Nous nous vîmes fort peu avec Stravinsky, jusqu’à la fameuse première du « Sacre du Printemps ».
Le Sacre du Printemps fut joué en mai 1913, dans une salle neuve, sans patine, trop confortable et trop froide pour le public accoutumé aux émotions coude à coude, dans une chaleur de velours rouge et d’or. Je ne pense point que le Sacre eût rencontré accueil plus correct sur une scène moins prétentieuse ; mais cette salle de luxe symbolisait au premier coup d’œil le malentendu mettant aux prises une œuvre de force et de jeunesse et un public décadent. Public épuisé, couché dans les guirlandes Louis XVI, les gondoles de Venise, les divans moelleux et les coussins d’un orientalisme dont il convient de garder rancune aux « Ballets russes ».
À ce régime, on digère dans un hamac, on somnole ; on chasse le vrai neuf comme une mouche ; il dérange.
La pente naturelle du mauvais goût est déjà roide, mais depuis 1912, une fausse audace, tentant les uns et confondue par les autres dans une seule haine avec l’audace véritable, envahissait une innombrable catégorie d’esthètes mondains. Dilettantes et précieuses se crurent alors « de la chose » et il vint au monde une classe déclassée entre le mauvais goût sage pour quoi elle était faite et les nouvelles tables, heureusement hors de ses atteintes. Province pire que la province, au cœur même de Paris.
Rappelons le thème du SACRE.
Premier tableau : la jeunesse préhistorique russe se livre aux jeux et aux rondes du printemps ; elle adore la terre et le sage lui rappelle les rites sacrés.
Deuxième tableau : ces hommes crédules s’imaginent que le sacrifice d’une jeune fille élue entre toutes est nécessaire à ce que le printemps recommence. On la laisse seule dans la forêt ; les ancêtres sortent de l’ombre comme des ours et forment le cercle. Ils inspirent à l’Élue le rythme d’une longue syncope. Lorsqu’elle tombe morte, les ancêtres s’approchent, la reçoivent, la hissent vers le ciel.
Ce thème si simple et dépouillé de symbolisme, aujourd’hui, le symbole s’en dégage. J’y distingue les prodromes de la guerre.Peut-être serait-il curieux de rechercher, dans le bloc de cette œuvre, la part qui revient à chacun des collaborateurs : Stravinsky musicien, Roerich peintre, Nijinsky chorégraphe.
Nous étions, musicalement, en plein impressionnisme.
C’était à qui trouverait un nouveau système d’être flou et fondu ; Alors, soudain, au milieu de ces ruines charmantes, poussa l’arbre Stravinsky.
Toute réflexion faite, le Sacre est encore une « œuvre fauve », une œuvre fauve organisée. Gauguin et Matisse s’inclinent devant lui. Mais si le retard de la musique sur la peinture empêchait nécessairement le Sacre d’être en coïncidence avec d’autres inquiétudes, il n’en apportait pas moins, une dynamite indispensable. De plus, n’oublions pas que la collaboration tenace de Stravinsky avec l’entreprise Diaghilew, et les soins qu’il prodigue à sa femme, en Suisse, le tenaient écarté du centre. Son audace était donc toute gratuite. Enfin, telle quelle, l’œuvre était et reste un chef-d’œuvre ; symphonie empreinte d’une tristesse sauvage, de terre en gésine, bruits de ferme et de camp, petites mélodies qui arrivent du fond des siècles, halètement de bétail, secousses profondes, géorgiques de préhistoire.
Certes, Stravinsky avait regardé les toiles de Gauguin, mais, se transposant, le faible registre décoratif était devenu un colosse. À cette époque, je n’étais pas au courant des moindres cotes de la gauche, et, grâce à mon ignorance, je pus jouir pleinement du Sacre à l’abri des petits schismes et des formules étroites qui condamnent la valeur libre et servent trop souvent de masque au manque de spontanéité.
Roerich est un peintre médiocre. D’une part, il costuma et décora le Sacre dans un sens qui n’était pas étranger à l’œuvre, mais de l’autre, il l’atténua par la mollesse de ses accents.
Reste Vaslaw Nijinsky. Je vous présente un phénomène Rentré chez soi, c’est-à-dire dans les Palace Hôtels où il campe, ce jeune Ariel se renfrogne, compulse des in-folio et bouleverse la syntaxe du geste. Mal renseigné, ses modèles modernes ne sont pas des meilleurs ; il utilise le Salon d’Automne. Ayant trop connu le triomphe de la grâce, il la repousse. Il cherche systématiquement a rebours de ce qui lui vaut sa gloire ; pour fuir de vieilles formules, il s’enferme dans des formules nouvelles. Mais Nijinsky est un moujik, un Raspoutine ; il porte en lui le fluide qui soulève les foules et il méprise le public (auquel il ne renonce pas à plaire). Comme Stravinsky, il métamorphose en force la faiblesse de ce qui le féconde ; par tous ces atavismes, cette inculture, cette lâcheté, cette humanité, il échappe au danger allemand, au système qui dessèche un Reinhart.
J’ai réentendu le Sacre sans les danses ; je demande à les revoir. Dans mes souvenirs l’impulsion et la méthode s’y équilibrent, comme dans l’orchestre. Le défaut consistait dans le parallélisme de la musique et du mouvement, dans leur manque de jeu, de contre-point. Nous y eûmes la preuve que le même accord souvent répété fatigue moins l’oreille que la fréquente répétition d’un seul geste ne fatigue l’œil. Le rire vint plus d’une monotonie d’automates que de la rupture des attitudes, et plus de la rupture des attitudes que de la polyphonie.
Il convient de distinguer dans l’œuvre du chorégraphe deux parts.
Une part morte (Exemple : la direction des pieds immobiles, simple souci de contredire la pose traditionnelle des danseuses, les pointes en dehors), et une part vivante (Exemple : l’Orage, et cette danse de l’Élue, danse naïve et folle, danse d’insecte, de biche fascinée par un boa, d’usine qui saute, en fait, le plus bouleversant spectacle au théâtre dont je me puisse souvenir).
Ces différents apports formaient donc un ensemble à la fois homogène et hétérogène et ce qu’il pouvait y avoir de défectueux dans le détail fut volatilisé, déraciné par des tempéraments irrésistibles.
Ainsi, connûmes-nous cette œuvre historique au milieu d’un tel tumulte que les danseurs n’entendirent plus l’orchestre, durent suivre le rythme que Nijinsky, trépignant et vociférant, leur battait de la coulisse.
Après cette ébauche de ce qui allait se passer sur la scène, prenons la petite porte de fer, et passons dans la salle. Elle est comble. Il y a là, pour un œil exercé, tous les matériaux d’un scandale : public mondain, décolleté, harnaché de perles, d’aigrettes, de plumes d’autruche ; côte à côte avec les fracs et les tulles, les vestons, les bandeaux, les loques voyantes de cette race d’esthètes qui acclame le neuf à tort et à travers par haine des loges (les acclamations incompétentes de ceux-ci plus insupportables que les sifflets sincères de ceux-là). J’ajoute les musiciens fébriles, quelques moutons de Panurge
gênés entre l’opinion mondaine et le crédit qu’il convient de faire aux Ballets Russes, Et, si je n’insiste pas, c’est qu’il faudrait signaler mille nuances de snobisme, sur-snobisme, contre-snobisme, nécessitant à eux seuls un chapitre.
Il convient de signaler ici une particularité de notre salle : l’absence, sauf deux ou trois exceptions, des jeunes peintres et de leurs maîtres. Absence motivée, je le sus beaucoup après, pour les uns par leur ignorance de ces pompes où Diaghilew, ne les flairant pas encore, ne les invitait pas, — pour les autres, par le préjugé mondain. Ce blâme du luxe, que Picasso professe comme un culte, a du mauvais et du bon. Je saute sur ce culte comme sur un antidote, mais peut-être rétrécit-il l’horizon de certains artistes qui évitent plus le contact du luxe par haine envieuse que par apostolat. Toujours est-il que Montparnasse ignore le Sacre du Printemps ; que le Sacre du Printemps, joué à l’orchestre aux Concerts Monteux pâtit de la mauvaise presse gauche des Ballets Russes, et que Picasso entendit du Stravinsky pour la première fois, à Rome, avec moi, en 1917.
Revenons dans la salle de l’avenue Montaigne, attendant que le chef d’orchestre frappe son pupitre et que le rideau se lève sur un des plus nobles événements des annales de l’art.
La salle joua le rôle qu’elle devait jouer ; elle se révolta tout de suite. On rit, conspua, siffla, imita les cris d’animaux, et peut-être se serait-on lassé, à la longue, si la foule des esthètes et quelques musiciens, emportés par leur zèle excessif, n’eussent insulté, bousculé même, le public des loges. Le vacarme dégénéra en lutte.
Debout dans sa loge, son diadème de travers, la vieille comtesse de P. brandissait son éventail, et criait toute rouge : « C’est la première fois depuis soixante ans qu’on ose se moquer de moi. » La brave dame était sincère ; elle croyait à une mystification.
À deux heures du matin, Stravinsky, Nijinsky, Diaghilew et moi, nous nous empilâmes dans un fiacre et nous nous fîmes conduire au Bois de Boulogne. On gardait le silence ; la nuit était fraîche et bonne. À une odeur d’acacia nous reconnûmes les premiers arbres. Arrivés aux lacs, Diaghilew matelassé d’opossum, se mit a marmotter en russe ; je sentais Stravinsky et Nijinsky attentifs, et comme le cocher allumait sa lanterne, je vis des larmes sur la figure de l’impresario, Il marmottait toujours, lentement, infatigablement.
— Qu’est-ce ? demandai-je.
— Du Pouchkine.
Il y eut encore un long silence, puis Diaghilew bredouilla encore une courte phrase, et l’émotion de mes deux voisins me parut si vive que je ne résistai pas à l’interrompre pour en connaître la cause.
— C’est difficile à traduire, dit Stravinsky, difficile en vérité ; trop russe… trop russe… C’est à peu près : « Veux-tu faire un tour aux îles ? » Oui, c’est cela ; c’est très russe, parce que, comprends-tu, chez nous, on va au îles comme nous allons au Bois de Boulogne ce soir, et c’est en allant aux îles que nous avons imaginé le Sacre du Printemps.
Pour la première fois, on faisait allusion au scandale. Nous revînmes à l’aube. Vous n’imaginez pas la douceur et la nostalgie de ces hommes, et, quoi que Diaghilew ait pu faire dans la suite, je n’oublierai jamais, dans ce fiacre, sa grosse figure mouillée, récitant du Pouchkine au Bois de Boulogne.
C’est de ce fiacre que date notre véritable amitié avec Stravinsky. Il retournait en Suisse. Nous correspondîmes. J’eus l’idée de « David » et j’allai le rejoindre à Leysin.
Un acrobate ferait la parade du « David », grand spectacle supposé donné à l’intérieur ; un clown qui devint ensuite une boîte, pastiche théâtral du phonographe forain, formule moderne du masque antique, chanterait par un porte-voix les prouesses de David et supplierait le public de pénétrer pour voit le spectacle intérieur.
C’était, en quelque sorte, la première ébauche de « Parade », mais compliquée inutilement de bible et d’un texte.
Cela contenait de bonnes et de mauvaises choses ; idée trop fraiche, trop réactive, et je me félicite que des événements nous aient évité une demi-erreur, plus grave qu’une erreur.
C’était pour moi époque de transformations. Je muais, j’étais en pleine croissance. Il était naturel qu’à la frivolité, la dispersion, le bavardage, succédât un besoin excessif de sobriété, de méthode et de silence. De plus, sans connaître l’opinion des peintres, je sentais bien ce que pouvait avoir de détestable pour le génie d’Igor, l’atmosphère chèvre et chou des Ballets Russes, et la difficulté, pour un artiste, de se concentrer dans un cadre si vaste et d’aussi formidables apparats.
Mais l’idée n’était pas mûre.
Vous me demandez quelques détails sur Parade. Les voici trop en hâte. Excusez le style et le désordre.
Chaque matin m’arrivent de nouvelles injures, quelques-unes de fort loin car des critiques s’acharnent contre nous sans avoir vu ni entendu l’œuvre ; et, comme on ne comble pas des abîmes, comme il faudrait reprendre à partir d’Adam et Ève, j’ai trouvé plus digne de ne jamais répondre. Je consulte donc du même œil surpris l’article où on nous insulte, l’article où on nous méprise, l’article où l’indulgence le dispute au sourire, l’article où on nous félicite tout de travers.
En face de cette pile de myopies, d’incultures, d’insensibilités, je pense aux mois admirables où nous avons. Satie, Picasso et moi, aimé, cherché, ébauché, combiné peu à peu cette petite chose si pleine et dont la pudeur consiste justement a n’être pas agressive.
L’idée m’en est venue pendant une permission d’avril 1915 (j’étais alors aux armées) en écoutant Satie jouer à quatre mains avec Viñes ses « Morceaux en forme de poire ». Le titre déroute. Une attitude d’humoriste, qui date de Montmartre, empêche le public distrait d’entendre comme il faut la musique du bon maître d’Arcueil.
Une sorte de télépathie nous inspira ensemble un désir de collaboration. Une semaine plus tard je rejoignais le front, laissant à Satie une liasse de notes, d’ébauches, qui devaient lui fournir le thème du Chinois, de la petite Américaine et de l’Acrobate (l’acrobate était alors seul). Ces indications n’avaient rien d’humoristique. Elles insistaient au contraire sur le prolongement des personnages, sur le verso de notre baraque foraine. Le Chinois y était capable de torturer des missionnaires, la petite fille de sombrer sur le Titanic, l’acrobate d’être en confidence avec les anges.
Peu à peu vint au monde une partition où Satie semble avoir découvert une dimension inconnue grâce à laquelle on écoute simultanément la parade et le spectacle intérieur.
Dans la première version les Managers n’existaient pas. Après chaque numéro de Music-Hall, une voix anonyme, sortant d’un trou amplificateur (imitation théâtrale du gramophone forain, masque antique à la mode moderne) chantait une phrase type, résumant les perspectives du personnage, ouvrant une brèche sur le rêve.
Lorsque Picasso nous montra ses esquisses, nous comprîmes l’intérêt d’opposer à trois chromos, des personnages inhumains, surhumains, d’une transposition plus grave, qui deviendraient en somme la fausse réalité scénique jusqu’à réduire les danseurs réels à des mesures de fantoches.
J’imaginai donc les « Managers » féroces, incultes, vulgaires, tapageurs, nuisant à ce qu’ils louent et déchaînant (ce qui eut lieu) la haine, le rire, les haussements d’épaule de la foule, par l’étrangeté de leur aspect et de leurs mœurs.
À cette phase de « Parade » trois acteurs, assis à l’orchestre, criaient, dans des porte-voix, des réclames grosses comme l’affiche KUB, pendant les poses d’orchestre.
Dans la suite, à Rome, où nous allâmes avec Picasso rejoindre Léonide Massine pour marier décor, costumes et chorégraphie, je constatai qu’une seule voix, même amplifiée, au service d’un des managers de Picasso, choquait, constituait une faute d’équilibre insupportable. Il eût fallu trois timbres par manager, ce qui nous éloignait singulièrement de notre principe de simplicité.
C’est alors que nous substituâmes aux voix le rythme des pieds dans le silence.
Rien ne me contenta mieux que ce silence et que ces trépignements. Nos bonshommes ressemblèrent vite aux insectes dont le film dénonce les habitudes féroces. Leur danse était un accident organisé, des faux pas qui se prolongent et s’alternent avec une discipline de fugue. Les gênes pour se mouvoir sous ces charpentes, loin d’appauvrir le chorégraphe, l’obligèrent à rompre avec d’anciennes formules, à chercher son inspiration, non dans ce qui bouge mais dans ce autour de quoi on bouge, dans ce qui remue selon les rythmes de notre marche.
Aux dernières répétitions, le cheval tonnant et langoureux, lorsque les cartonniers livrèrent sa carcasse mal faite, se métamorphosa en cheval du fiacre de Fantômas. Notre fou rire et celui des machinistes décidèrent Picasso à lui laisser cette silhouette fortuite. Nous ne pouvions pas supposer que le public prendrait si mal une des seules concessions qui lui fussent faites.
Restent les trois personnages de la parade, ou plus exactement les quatre, puisque je transformai l’acrobate en un couple d’acrobates permettant à Massine de tendre la parodie d’un « Pas de deux » italien derrière nos recherches d’ordre réaliste.
Contrairement à ce que le public imagine, ces personnages relèvent plus de l’école cubiste que nos managers. Les managers sont des hommes-décor, des portraits de Picasso qui se meuvent, et leur structure même impose un certain mode chorégraphique. Pour les quatre personnages, il s’agissait de pendre une suite de gestes réels et de les métamorphoser en danse sans qu’ils perdissent leur force réaliste, comme le peintre moderne s’inspire d’objets réels pour les métamorphoser en peinture pure sans pourtant perdre de vue la puissance de leurs volumes, de leurs matières, de leurs couleurs et leurs ombres.
CAR SEULE LA RÉALITÉ, MÊME BIEN RECOUVERTE, POSSÈDE LA VERTU D’ÉMOUVOIR.
Le Chinois tire un œuf de sa natte, le mange, le digère, le retrouve au bout de sa sandale, crache le feu, se brûle, piétine pour éteindre les étincelles, etc…
La petite fille monte en course, se promène à bicyclette, trépide comme l’imagerie des films, imite Charlot, chasse un voleur au révolver, boxe, danse un Rag-Time, s’endort, fait naufrage, se roule sur l’herbe un matin d’Avril, prend un Kodak, etc…
Les acrobates (avouerai-je que le cheval portait un manager et que ce manager tombant de sa selle nous le supprimâmes bel et bien la veille du spectacle ?), les acrobates benêts, agiles et pauvres, nous avons essayé de les revêtir de cette mélancolie du cirque, du dimanche soir, de la Retraite qui oblige les enfants a enfiler une manche de pardessus en jetant un dernier regard vers la piste.
L’orchestre de Erik Satie balaye le fondu et le flou. Il donne toute sa grâce sans pédales. C’est un orphéon chargé de rêve. Il ouvrira une porte aux jeunes musiciens un peu fatigués de la belle polyphonie impressionniste. Écoutez-le sortir d’une fugue et la rejoindre avec une liberté classique.
J’ai composé, disait modestement Satie, un fond pour certains bruits que Cocteau juge indispensables a préciser l’atmosphère de ses personnages. Satie exagère, mais les bruits jouaient en effet un grand rôle dans « Parade ». Des difficultés matérielles (suppression de l’air comprimé entre autres) nous ont privés de ces « trompe-l’oreille », dynamo — appareil Mors — sirènes — express — aéroplane — que j’employais au même titre que les trompe-l’œil, journal, corniche, faux bois, dont les peintres se servent.
À peine pûmes-nous faire entendre les machines a écrire.
Voici, bien informe, le récit superficiel d’une collaboration désintéressée que couronne le succès malgré la colère unanime, tant il est vrai que depuis des siècles les générations se passent un flambeau par-dessus la tête du public sans que son souffle parvienne a l’éteindre.
- ↑ J’ajoute SOCRATE de Satie, que je ne connaissais pas encore au moment où j’écrivais ces lignes.
- ↑ Voilà comment était cette danse :
Le band américain l’accompagnait sur les banjos et dans de grosses pipes de nickel. À droite de la petite troupe en habit noir il y avait un barman de bruits sous une pergola dorée, chargée de grelots, de tringles, de planches, de trompes de motocyclette. Il en fabriquait des cocktails, mettant parfois un zeste de cymbale, se levant, se dandinant et souriant aux anges.
M. Pilcer, en frac, maigre et maquillé de rouge et mademoiselle Gaby Deslys, grande poupée de ventriloque, la figure de porcelaine, les cheveux de maïs, la robe en plumes d’autruche, dansaient sur cet ouragan de rythmes et de tambour une sorte de catastrophe apprivoisée qui les laissait tout ivres et myopes sous une douche de six projecteurs contre avions.
La salle applaudissait debout, déracinée de sa mollesse par cet extraordinaire numéro qui est à la folie d’Offenbach ce que le tank peut être à une calèche de 70.