La Religieuse/Préface annexe
PRÉFACE-ANNEXE
DE LA RELIGIEUSE[1]
ANNÉE 1770[2].
La Religieuse[3] de M. de La Harpe a réveillé ma conscience endormie depuis dix ans, en me rappelant un horrible complot dont j’ai été l’âme, de concert avec M. Diderot, et deux ou trois autres bandits de cette trempe de nos amis intimes. Ce n’est pas trop tôt de s’en confesser, et de tâcher, en ce saint temps de carême, d’en obtenir la rémission avec mes autres péchés, et de noyer le tout dans le puits perdu des miséricordes divines.
L’année 1760 est marquée dans les fastes des badauds en Parisis, par la réputation soudaine et éclatante de Ramponeau[4], et par la comédie des Philosophes[5], jouée en vertu d’ordres supérieurs sur le théâtre de la Comédie française. Il ne reste aujourd’hui de toute cette entreprise qu’un souvenir plein de mépris pour l’auteur de cette belle rapsodie, appelé Palissot, qu’aucun de ses protecteurs ne s’est soucié de partager ; les plus grands personnages, en favorisant en secret son entreprise, se croyaient obligés de s’en défendre en public, comme d’une tache de déshonneur. Tandis que ce scandale occupait tout Paris, M. Diderot, que ce polisson d’Aristophane français avait choisi pour son Socrate, fut le seul qui ne s’en occupait pas. Mais quelle était notre occupation ! Plut à Dieu qu’elle eût été innocente ! L’amitié la plus tendre nous attachait depuis longtemps à M. le marquis de Croismare, ancien officier du régiment du Roi, retiré du service, et un des plus aimables hommes de ce pays-ci. Il est à peu près de l’âge de M. de Voltaire ; et il conserve, comme cet homme immortel, la jeunesse de l’esprit avec une grâce, une légèreté et des agréments dont le piquant ne s’est jamais émoussé pour moi. On peut dire qu’il est un de ces hommes aimables dont la tournure et le moule ne se trouvent qu’en France, quoique l’amabilité ainsi que la maussaderie soient de tous les pays de la terre. Il ne s’agit pas ici des qualités du cœur, de l’élévation des sentiments, de la probité la plus stricte et la plus délicate, qui rendent M. de Croismare aussi respectable pour ses amis qu’il leur est cher ; il n’est question que de son esprit. Une imagination vive et riante, un tour de tête original, des opinions qui ne sont arrêtées qu’à un certain point, et qu’il adopte ou qu’il proscrit alternativement, de la verve toujours modérée par la grâce, une activité d’âme incroyable, qui, combinée avec une vie oisive et avec la multiplicité des ressources de Paris, le porte aux occupations les plus diverses et les plus disparates, lui fait créer des besoins que personne n’a jamais imaginés avant lui, et des moyens tout aussi étranges pour les satisfaire, et par conséquent une infinité de jouissances qui se succèdent les unes aux autres : voilà une partie des éléments qui constituent l’être de M. de Croismare, appelé par ses amis le charmant marquis par excellence, comme l’abbé Galiani était pour eux le charmant abbé. M. Diderot, comparant sa bonhomie au tour piquant du marquis de Croismare, lui dit quelquefois : Votre plaisanterie est comme la flamme de l’esprit-de-vin, douce et légère, qui se promène partout sur ma toison, mais sans jamais la brûler.
Ce charmant marquis nous avait quittés au commencement de l’année 1759 pour aller dans ses terres en Normandie, près de Caen. Il nous avait promis de ne s’y arrêter que le temps nécessaire pour mettre ses affaires en ordre ; mais son séjour s’y prolongea insensiblement ; il y avait réuni ses enfants ; il aimait beaucoup son curé ; il s’était livré à la passion du jardinage ; et comme il fallait à une imagination aussi vive que la sienne des objets d’attachement réels ou imaginaires, il s’était tout à coup jeté dans la plus grande dévotion. Malgré cela, il nous aimait toujours tendrement ; mais vraisemblablement nous ne l’aurions jamais revu à Paris, s’il n’avait pas successivement perdu ses deux fils. Cet événement nous l’a rendu depuis environ quatre ans, après une absence de plus de huit années ; sa dévotion s’est évaporée comme tout s’évapore à Paris, et il est aujourd’hui plus aimable que jamais.
Comme sa perte nous était infiniment sensible, nous délibérâmes en 1760, après l’avoir supportée pendant plus de quinze mois, sur les moyens de l’engager à revenir à Paris. L’auteur des mémoires qui précèdent se rappela que, quelque temps avant son départ, on avait parlé dans le monde, avec beaucoup d’intérêt, d’une jeune religieuse de Longchamp qui réclamait juridiquement contre ses vœux, auxquels elle avait été forcée par ses parents. Cette pauvre recluse intéressa tellement notre marquis, que, sans l’avoir vue, sans savoir son nom, sans même s’assurer de la vérité des faits, il alla solliciter en sa faveur tous les conseillers de grand’chambre du parlement de Paris. Malgré cette intercession généreuse, je ne sais par quel malheur, la sœur Suzanne Simonin perdit son procès, et ses vœux furent jugés valables. {{M.|Diderot[6] résolut de faire revivre cette aventure à notre profit. Il supposa que la religieuse en question avait eu le bonheur de se sauver de son couvent ; et en conséquence écrivit en son nom à M. de Croismare pour lui demander secours et protection. Nous ne désespérions pas de le voir arriver en toute diligence au secours de sa religieuse ; ou, s’il devinait la scélératesse au premier coup d’œil et que notre projet manquât, nous étions sûrs qu’il nous en resterait du moins une ample matière à plaisanterie. Cette insigne fourberie prit une tout autre tournure, comme vous allez voir par la correspondance que je vais mettre sous vos yeux, entre M. Diderot ou la prétendue religieuse et le loyal et charmant marquis de Croismare, qui ne se douta pas un instant de notre perfidie : c’est cette perfidie que nous avons eue longtemps sur notre conscience. Nous passions alors nos soupers à lire, au milieu des éclats de rire, des lettres qui devaient faire pleurer notre bon marquis ; et nous y lisions, avec ces mêmes éclats de rire, les réponses honnêtes que ce digne et généreux ami y faisait. Cependant, dès que nous nous aperçûmes que le sort de notre infortunée commençait à trop intéresser son tendre bienfaiteur, M. Diderot prit le parti de la faire mourir, préférant de causer quelque chagrin au marquis au danger évident de le tourmenter plus cruellement peut-être en la laissant vivre plus longtemps. Depuis son retour à Paris, nous lui avons avoué ce complot d’iniquité ; il en a ri, comme vous pouvez penser ; et le malheur de la pauvre religieuse n’a fait que resserrer les liens d’amitié entre ceux qui lui ont survécu. Cependant il n’en a jamais parlé à M. Diderot. Une circonstance qui n’est pas la moins singulière, c’est que tandis que cette mystification échauffait la tête de notre ami en Normandie, celle de M. Diderot s’échauffait de son côté. Celui-ci se persuada que le marquis ne donnerait pas un asile dans sa maison à une jeune personne sans la connaître, il se mit à écrire en détail l’histoire de notre religieuse.
Un jour qu’il était tout entier à ce travail, {{M.|d’Alainville[7], un de nos amis communs, lui rendit visite et le trouva plongé dans la douleur et le visage inondé de larmes. « Qu’avez-vous donc ? lui dit M. d’Alainville ; comme vous voilà ! — Ce que j’ai, lui répondit M. Diderot, je me désole d’un conte que je me fais. » Il est certain que s’il eût achevé cette histoire, il en aurait fait un des romans les plus vrais, les plus intéressants et les plus pathétiques que nous ayons. On n’en pouvait pas lire une page sans verser des pleurs ; et cependant il n’y avait point d’amour. Ouvrage de génie, qui présentait partout la plus forte empreinte de l’imagination de l’auteur ; ouvrage d’une utilité publique et générale ; car c’était la plus cruelle satire qu’on eût jamais faite des cloîtres ; elle était d’autant plus dangereuse que la première partie n’en renfermait que des éloges ; sa jeune religieuse était d’une dévotion angélique et conservait dans son cœur simple et tendre le respect le plus sincère pour tout ce qu’on lui avait appris à respecter. Mais ce roman n’a jamais existé que par lambeaux, et en est resté là : il est perdu, ainsi qu’une infinité d’autres productions d’un homme rare, qui se serait immortalisé par vingt chefs-d’œuvre, s’il avait su être avare de son temps et ne pas l’abandonner à mille indiscrets, que je cite tous au jugement dernier, en les rendant responsables devant Dieu et devant les hommes du délit dont ils sont les complices (et j’ajouterai, moi qui connais un peu M. Diderot, que ce roman il l’a achevé et que ce sont les mémoires mêmes qu’on vient de lire, où l’on a dû remarquer combien il importait de se méfier des éloges de l’amitié[8]).
Cette correspondance et notre repentir sont donc tout ce qui nous reste de notre pauvre religieuse. Vous voudrez bien vous souvenir que toutes ces lettres, ainsi que celles de la recluse, ont été fabriquées par cet enfant de Bélial, et que toutes les lettres de son généreux protecteur sont véritables et ont été écrites de bonne foi [ce qu’on eut toutes les peines du monde à persuader à M, Diderot, qui se croyait persiflé par le marquis et par ses amis[9]].
BILLET
de la religieuse à m. le comte de croixmar[10], gouverneur de l’école royale militaire
Une femme malheureuse, à laquelle M. le marquis de Croixmar s’est intéressé il y a trois ans, lorsqu’il demeurait à côté de l’Académie royale de musique, apprend qu’il demeure à présent à l’École militaire. Elle envoie savoir si elle pourrait encore compter sur ses bontés, maintenant qu’elle est plus à plaindre que jamais.
Un mot de réponse, s’il lui plaît ; sa situation est pressante ; et il est de conséquence que la personne qui remettra ce billet n’en soupçonne rien.
Qu’on se trompait et que M. de Croismare en question était actuellement à Caen.
Ce billet était écrit de la main d’une jeune personne dont nous nous servîmes pendant tout le cours de cette correspondance. Un page du coin[11] le porta à l’École militaire et nous rapporta la réponse verbale. M. Diderot jugea cette première démarche nécessaire par plusieurs bonnes raisons. La religieuse avait l’air de confondre les deux cousins ensemble et d’ignorer la véritable orthographe de leur nom ; elle apprenait par ce moyen, bien naturellement, que son protecteur était à Caen. Il se pouvait que le gouverneur de l’École militaire plaisantât son cousin à l’occasion de ce billet et le lui envoyât ; ce qui donnait un grand air de vérité à notre vertueuse aventurière. Ce gouverneur très-aimable, ainsi que tout ce qui porte son nom, était aussi ennuyé de l’absence de son cousin que nous ; et nous espérions le ranger au nombre des conspirateurs. Après sa réponse, la religieuse écrivit à Caen.
LETTRE
de la religieuse à m. le marquis de croismare, à caen
Monsieur, je ne sais à qui j’écris ; mais, dans la détresse où je me trouve, qui que vous soyez, c’est à vous que je m’adresse. Si l’on ne m’a point trompée à l’École militaire et que vous soyez le marquis généreux que je cherche, je bénirai Dieu ; si vous ne l’êtes pas, je ne sais ce que je ferai. Mais je me rassure sur le nom que vous portez ; j’espère que vous secourrez une infortunée, que vous, monsieur, ou un autre M. de Croismare, qui n’est pas celui de l’École militaire, avez appuyée de votre sollicitation dans une tentative qu’elle fit, il y a deux ans, pour se tirer d’une prison perpétuelle, à laquelle la dureté de ses parents l’avait condamnée. Le désespoir vient de me porter à une seconde démarche dont vous aurez sans doute entendu parler ; je me suis sauvée de mon couvent. Je ne pouvais plus supporter mes peines ; et il n’y avait que cette voie, ou un plus grand forfait encore, pour me procurer une liberté que j’avais espérée de l’équité des lois.
Monsieur, si vous avez été autrefois mon protecteur, que ma situation présente vous touche et qu’elle réveille dans votre cœur quelque sentiment de pitié ! Peut-être trouverez-vous de l’indiscrétion à avoir recours à un inconnu dans une circonstance pareille à la mienne. Hélas ! monsieur, si vous saviez l’abandon où je suis réduite ; si vous aviez quelque idée de l’inhumanité dont on punit les fautes d’éclat dans les maisons religieuses, vous m’excuseriez ! Mais vous avez l’âme sensible, et vous craindrez de vous rappeler un jour une créature innocente jetée, pour le reste de sa vie, dans le fond d’un cachot. Secourez-moi, monsieur, secourez-moi[12] ! Voici l’espèce de service que j’ose attendre de vous, et qu’il vous est plus facile de me rendre en province qu’à Paris. Ce serait de me trouver, ou par vous-même ou par vos connaissances, à Caen ou ailleurs, une place de femme de chambre ou de femme de charge, ou même de simple domestique. Pourvu que je sois ignorée, chez d’honnêtes gens, et qui vivent retirés, les gages n’y feront rien. Que j’aie du pain et de l’eau, et que je sois à l’abri des recherches ; soyez sûr qu’on sera content de mon service. J’ai appris à travailler dans la maison de mon père, et à obéir en religion. Je suis jeune, j’ai le caractère doux et je suis d’une bonne santé. Lorsque mes forces seront revenues, j’en aurai assez pour suffire à toutes sortes d’occupations domestiques. Je sais broder, coudre et blanchir ; quand j’étais dans le monde, je raccommodais mes dentelles, et j’y serai bientôt remise. Je ne suis pas maladroite, je saurai me faire à tout. S’il fallait apprendre à coiffer, je ne manque pas de goût, et je ne tarderais pas à le savoir. Une condition supportable, s’il se peut, ou une condition telle quelle, c’est tout ce que je demande. Vous pouvez répondre de mes mœurs : malgré les apparences, monsieur, j’ai de la piété. Il y avait au fond de la maison que j’ai quittée, un puits que j’ai souvent regardé ; tous mes maux seraient finis, si Dieu ne m’avait retenue. Monsieur, que je ne retourne pas dans cette maison funeste ! Rendez-moi le service que je vous demande ; c’est une bonne œuvre dont vous vous souviendrez avec satisfaction tant que vous vivrez, et que Dieu récompensera dans ce monde ou dans l’autre. Surtout, monsieur, songez que je vis dans une alarme perpétuelle et que je vais compter les moments. Mes parents ne peuvent douter que je ne sois à Paris ; ils font sûrement toutes sortes de perquisitions pour me découvrir ; ne leur laissez pas le temps de me trouver. J’ai emporté avec moi toutes mes nippes. Je subsiste de mon travail et des secours d’une digne femme que j’avais pour amie et à laquelle vous pouvez adresser votre réponse. Elle s’appelle Mme Madin. Elle demeure à Versailles. Cette bonne amie me fournira tout ce qu’il me faudra pour mon voyage ; et quand je serai placée, je n’aurai plus besoin de rien, et ne lui serai plus à charge. Monsieur, ma conduite justifiera la protection que vous m’aurez accordée : quelle que soit la réponse que vous me ferez, je ne me plaindrai que de mon sort.
Voici l’adresse de Mme Madin : À madame Madin, au pavillon de Bourgogne, rue d’Anjou, à Versailles.
Vous aurez la bonté de mettre deux enveloppes, avec son adresse sur la première, et une croix sur la seconde.
Mon Dieu, que je désire d’avoir votre réponse ! Je suis dans des transes continuelles.
Nous avions besoin d’une adresse pour recevoir les réponses, et nous choisîmes une certaine Mme Madin, femme d’un ancien officier d’infanterie, qui vivait réellement à Versailles. Elle ne savait rien de notre coquinerie, ni des lettres que nous lui fîmes écrire à elle-même par la suite, et pour lesquelles nous nous servîmes de l’écriture d’une autre jeune personne. Mme Madin savait seulement qu’il fallait recevoir et me remettre toutes les lettres timbrées Caen. Le hasard voulut que M. de Croismare, après son retour à Paris, et environ huit ans après notre péché, trouvât Mme Madin chez une femme de nos amies qui avait été du complot. Ce fut un vrai coup de théâtre ; M. de Croismare se proposait de prendre mille informations sur une infortunée qui l’avait tant intéressé, et dont Mme Madin ne savait pas le premier mot. Ce fut aussi le moment de notre confession générale et de notre pardon.
DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
Mademoiselle, votre lettre est parvenue à la personne même que vous réclamiez. Vous ne vous êtes point trompée sur ses sentiments ; vous pouvez partir aussitôt pour Caen, si une place à côté d’une jeune demoiselle vous convient. Que la dame votre amie me mande qu’elle m’envoie une femme de chambre telle que je puis la désirer, avec tel éloge qu’il lui plaira de vos qualités, sans entrer dans aucun autre détail d’état. Qu’elle me marque aussi le nom que vous aurez choisi, la voiture que vous aurez prise, et le jour, s’il se peut, que vous arriverez. Si vous preniez la voiture du carrosse de Caen, il part le lundi de grand matin de Paris, pour arriver ici le vendredi ; il loge à Paris, rue Saint-Denis, au Grand-Cerf. S’il ne se trouvait personne pour vous recevoir à votre arrivée à Caen, vous vous adresseriez de ma part, en attendant, chez M. Gassion, vis-à-vis la place Royale. Comme l’incognito est d’une extrême nécessité de part et d’autre, que la dame votre amie me renvoie cette lettre, à laquelle, quoique non signée, vous pouvez ajouter foi entière. Gardez-en seulement le cachet, qui servira à vous faire connaître, à Caen, à la personne à qui vous vous adresserez.
Suivez, mademoiselle, exactement et diligemment ce que cette lettre vous prescrit ; et pour agir avec prudence, ne vous chargez ni de papiers ni de lettres, ou autre chose qui puisse donner occasion de vous reconnaître : il sera facile de les faire venir dans un autre temps. Comptez avec une confiance parfaite sur les bonnes intentions de votre serviteur.
6 février 1760.
Cette lettre était adressée à Mme Madin. Il y avait sur l’autre une croix, suivant la convention. Le cachet représentait un Amour tenant d’une main un flambeau, et de l’autre deux cœurs, avec une devise qu’on n’a pu lire, parce que le cachet avait souffert à l’ouverture de la lettre. Il était naturel qu’une jeune religieuse à qui l’amour était étranger en prît l’image pour celle de son ange gardien.
Monsieur, j’ai reçu votre lettre. Je crois que j’ai été fort mal, fort mal. Je suis bien faible. Si Dieu me retire à lui, je prierai sans cesse pour votre salut ; si j’en reviens, je ferai tout ce que vous m’ordonnerez. Mon cher monsieur ! digne homme ! je n’oublierai jamais votre bonté.
Ma digne amie doit arriver de Versailles ; elle vous dira tout.
Je garderai le cachet avec soin. C’est un saint ange que j’y trouve imprimé ; c’est vous, c’est mon ange gardien.
M. Diderot n’ayant pu se rendre à l’assemblée des bandits, cette réponse fut envoyée sans son attache. Il ne la trouva pas de son gré ; il prétendit qu’elle découvrirait notre trahison. Il se trompa, et il eut tort, je crois, de ne pas trouver cette réponse bonne. Cependant, pour le satisfaire, on coucha sur les registres du commun conseil de la fourberie la réponse qui suit, et qui ne fut point envoyée. Au reste, cette maladie nous était indispensable pour différer le départ pour Caen.
Voilà la lettre qui a été envoyée, et voici celle que sœur Suzanne aurait dû écrire :
Monsieur, je vous remercie de vos bontés ; il ne faut plus penser à rien, tout va finir pour moi. Je serai dans un moment devant le Dieu de la miséricorde ; c’est là que je me souviendrai de vous. Ils délibèrent s’ils me saigneront une troisième fois ; ils ordonneront tout ce qu’il leur plaira. Adieu, mon cher monsieur. J’espère que le séjour où je vais sera plus heureux ; nous nous y verrons.
Je suis à côté de son lit, et elle me presse de vous écrire. Elle a été à toute extrémité, et mon état, qui m’attache à Versailles, ne m’a point permis de venir plus tôt à son secours. Je savais qu’elle était fort mal et abandonnée de tout le monde, et je ne pouvais quitter. Vous pensez bien, monsieur, qu’elle avait beaucoup souffert. Elle avait fait une chute qu’elle cachait. Elle a été attaquée tout d’un coup d’une fièvre ardente qu’on n’a pu abattre qu’à force de saignées. Je la crois hors de danger. Ce qui m’inquiète à présent est la crainte que sa convalescence ne soit longue, et qu’elle ne puisse partir avant un mois ou six semaines. Elle est déjà si faible, et elle le sera bien davantage. Tâchez donc, monsieur, de gagner du temps, et travaillons de concert à sauver la créature la plus malheureuse et la plus intéressante qu’il y ait au monde. Je ne saurais vous dire tout l’effet de votre billet sur elle ; elle a beaucoup pleuré, elle a écrit l’adresse de M. Gassion derrière une Sainte Suzanne de son diurnal, et puis elle a voulu vous répondre malgré sa faiblesse. Elle sortait d’une crise ; je ne sais ce qu’elle vous aura dit, car sa pauvre tête n’y était guère. Pardon, monsieur, je vous écris ceci à la hâte. Elle me fait pitié ; je voudrais ne la point quitter, mais il m’est impossible de rester ici plusieurs jours de suite. Voilà la lettre que vous lui avez écrite. J’en fais partir une autre, telle à peu près que vous la demandez. Je n’y parle point des talents agréables ; ils ne sont pas de l’état qu’elle va prendre, et il faut, ce me semble, qu’elle y renonce absolument si elle veut être ignorée. Du reste, tout ce que je dis d’elle est vrai : non, monsieur, il n’y a point de mère qui ne fût comblée de l’avoir pour enfant. Mon premier soin, comme vous pouvez penser, a été de la mettre à couvert, et c’est une affaire faite. Je ne me résoudrai à la laisser aller que quand sa santé sera tout à fait rétablie ; mais ce ne peut être avant un mois ou six semaines, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire ; encore faut-il qu’il ne survienne point d’accident. Elle garde le cachet de votre lettre ; il est dans ses Heures et sous son chevet. Je n’ai osé lui dire que ce n’était pas le vôtre ; je l’avais brisé en ouvrant votre réponse, et je l’avais remplacé par le mien : dans l’état fâcheux où elle était, je ne devais pas risquer de lui envoyer votre lettre sans la lire. J’ose vous demander pour elle un mot qui la soutienne dans ses espérances ; ce sont les seules qu’elle ait, et je ne répondrais pas de sa vie, si elles venaient à lui manquer. Si vous aviez la bonté de me faire à part un petit détail de la maison où elle entrera, je m’en servirais pour la tranquilliser. Ne craignez rien pour vos lettres ; elles vous seront toutes renvoyées aussi exactement que la première ; et reposez-vous sur l’intérêt que j’ai moi-même à ne rien faire d’inconsidéré. Nous nous conformerons à tout, à moins que vous ne changiez vos dispositions. Adieu, monsieur. La chère infortunée prie Dieu pour vous à tous les instants où sa tête le lui permet.
J’attends, monsieur, votre réponse, toujours au pavillon de Bourgogne, rue d’Anjou, à Versailles.
Monsieur, la personne que je vous propose s’appellera Suzanne Simonin. Je l’aime comme si c’était mon enfant : cependant vous pouvez prendre à la lettre ce que je vais vous dire, parce qu’il n’est pas dans mon caractère d’exagérer. Elle est orpheline de père et de mère ; elle est bien née, et son éducation n’a pas été négligée. Elle s’entend à tous les petits ouvrages qu’on apprend quand on est adroite et qu’on aime à s’occuper ; elle parle peu, mais assez bien ; elle écrit naturellement. Si la personne à qui vous la destinez voulait se faire lire, elle lit à merveille. Elle n’est ni grande ni petite. Sa taille est fort bien ; pour sa physionomie, je n’en ai guère vu de plus intéressante. On la trouvera peut-être un peu jeune, car je lui crois à peine dix-neuf ans accomplis ; mais si l’expérience de l’âge lui manque, elle est remplacée de reste par celle du malheur. Elle a beaucoup de retenue et un jugement peu commun. Je réponds de l’innocence de ses mœurs. Elle est pieuse, mais point bigote. Elle a l’esprit naïf, une gaieté douce, jamais d’humeur. J’ai deux filles ; si des circonstances particulières n’empêchaient pas Mlle Simonin de se fixer à Paris, je ne leur chercherais pas d’autre gouvernante ; je n’espère pas rencontrer aussi bien. Je la connais depuis son enfance, et elle a toujours vécu sous mes yeux. Elle partira d’ici bien nippée. Je me chargerai des petits frais de son voyage et même de ceux de son retour, s’il arrive qu’on me la renvoie : c’est la moindre chose que je puisse faire pour elle. Elle n’est jamais sortie de Paris ; elle ne sait où elle va ; elle se croit perdue : j’ai toute la peine du monde à la rassurer. Un mot de vous, monsieur, sur la personne à laquelle elle doit appartenir, la maison qu’elle habitera, et les devoirs qu’elle aura à remplir, fera plus sur son esprit que tous mes discours. Ne serait-ce point trop exiger de votre complaisance que de vous le demander ? Toute sa crainte est de ne pas réussir : la pauvre enfant ne se connaît guère.
J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que vous méritez, monsieur, votre très-humble et obéissante servante,
Madame, j’ai reçu il y a deux jours deux mots de lettre, qui m’apprennent l’indisposition de Mlle Simonin. Son malheureux sort me fait gémir ; sa santé m’inquiète. Puis-je vous demander la consolation d’être instruit de son état, du parti qu’elle compte prendre, en un mot la réponse à la lettre que je lui ai écrite ? J’ose espérer le tout de votre complaisance et de l’intérêt que vous y prenez.
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
J’étais, madame, dans l’impatience, et heureusement votre lettre a suspendu mon inquiétude sur l’état de mademoiselle Simonin, que vous m’assurez hors de danger, et à couvert des recherches. Je lui écris ; et vous pouvez encore la rassurer sur la continuation de mes sentiments. Sa lettre m’avait frappé ; et dans l’embarras où je l’ai vue, j’ai cru ne pouvoir mieux faire que de me l’attacher en la mettant auprès de ma fille, qui malheureusement n’a plus de mère. Voilà, madame, la maison que je lui destine. Je suis sûr de moi-même, et de pouvoir lui adoucir ses peines sans manquer au secret, ce qui serait peut-être plus difficile en d’autres mains. Je ne pourrai m’empêcher de gémir et sur son état et sur ce que ma fortune ne me permettra pas d’en agir comme je le désirerais ; mais que faire quand on est soumis aux lois de la nécessité ? Je demeure à deux lieues de la ville, dans une campagne assez agréable, où je vis fort retiré avec ma fille et mon fils aîné, qui est un garçon plein de sentiments et de religion, à qui cependant je laisserai ignorer ce qui peut la regarder. Pour les domestiques, ce sont toutes personnes attachées à moi depuis longtemps ; de sorte que tout est dans un état fort tranquille et fort uni. J’ajouterai encore que ce parti que je lui propose ne sera que son pis-aller : si elle trouvait quelque chose de mieux, je n’entends pas la contraindre par un engagement ; mais qu’elle soit certaine qu’elle trouvera toujours en moi une ressource assurée. Ainsi qu’elle rétablisse sa santé sans inquiétude ; je l’attendrai et serai bien aise cependant d’avoir souvent de ses nouvelles.
J’ai l’honneur d’être, madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
sur l’enveloppe était une croix.
Personne n’est, mademoiselle, plus sensible que je le suis à l’état où vous vous trouvez. Je ne puis que m’intéresser de plus en plus à vous procurer quelque consolation dans le sort malheureux qui vous poursuit. Tranquillisez-vous, reprenez vos forces, et comptez toujours avec une entière confiance sur mes sentiments. Rien ne doit plus vous occuper que le rétablissement de votre santé et le soin de demeurer ignorée. S’il m’était possible de vous rendre votre sort plus doux, je le ferais ; mais votre situation me contraint, et je ne pourrai que gémir sur la dure nécessité. La personne à laquelle je vous destine m’est des plus chères, et c’est à moi principalement que vous aurez à répondre. Ainsi, autant qu’il me sera possible, j’aurai soin d’adoucir les petites peines inséparables de l’état que vous prenez. Vous me devrez votre confiance, je me reposerai entièrement sur vos soins : cette assurance doit vous tranquilliser et vous prouver ma manière de penser et l’attachement sincère avec lequel je suis, mademoiselle, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
J’écris à Mme Madin, qui pourra vous en dire davantage.
Monsieur, la guérison de notre chère malade est assurée : plus de fièvre, plus de mal de tête, tout annonce la convalescence la plus prompte et la meilleure santé. Les lèvres sont encore un peu pâles ; mais les yeux reprennent de l’éclat. La couleur commence à reparaître sur les joues ; les chairs ont de la fraîcheur et ne tarderont pas à reprendre leur fermeté ; tout va bien depuis qu’elle a l’esprit tranquille. C’est à présent, monsieur, qu’elle sent le prix de votre bienveillance ; et rien n’est plus touchant que la manière dont elle s’en exprime. Je voudrais bien pouvoir vous peindre ce qui se passa entre elle et moi lorsque je lui portai vos dernières lettres. Elle les prit, les mains lui tremblaient ; elle respirait avec peine en les lisant ; à chaque ligne elle s’arrêtait ; et, après avoir fini, elle me dit, en se jetant à mon cou, et en pleurant à chaudes larmes : « Eh bien ! madame Madin, Dieu ne m’a donc pas abandonnée ; il veut donc enfin que je sois heureuse. Oui, c’est Dieu qui m’a inspiré de m’adresser à ce cher monsieur : quel autre au monde eût pris pitié de moi ? Remercions le ciel de ces premières grâces, afin qu’il nous en accorde d’autres. » Et puis elle s’assit sur son lit, et elle se mit à prier ; ensuite, revenant sur quelques endroits de vos lettres, elle dit : « C’est sa fille qu’il me confie. Ah ! maman, elle lui ressemblera ; elle sera douce, bienfaisante et sensible comme lui. » Après s’être arrêtée, elle dit avec un peu de souci : « Elle n’a plus de mère ! Je regrette de n’avoir pas l’expérience qu’il me faudrait. Je ne sais rien, mais je ferai de mon mieux ; je me rappellerai le soir et le matin ce que je dois à son père : il faut que la reconnaissance supplée à bien des choses. Serai-je encore longtemps malade ? Quand est-ce qu’on me permettra de manger ? Je ne me sens plus de ma chute, plus du tout. » Je vous fais ce petit détail, monsieur, parce que j’espère qu’il vous plaira. Il y avait dans son discours et son action tant d’innocence et de zèle, que j’en étais hors de moi. Je ne sais ce que je n’aurais pas donné pour que vous l’eussiez vue et entendue. Non, monsieur, ou je ne me connais à rien, ou vous aurez une créature unique, et qui fera la bénédiction de votre maison. Ce que vous avez eu la bonté de m’apprendre de vous, de mademoiselle votre fille, de monsieur votre fils, de votre situation, s’arrange parfaitement avec ses vœux. Elle persiste dans les premières propositions qu’elle vous a faites. Elle ne demande que la nourriture et le vêtement, et vous pouvez la prendre au mot si cela vous convient : quoique je ne sois pas riche, le reste sera mon affaire. J’aime cette enfant, je l’ai adoptée dans mon cœur ; et le peu que j’aurai fait pour elle de mon vivant lui sera continué après ma mort. Je ne vous dissimule pas que ces mots d’être son pis-aller et de la laisser libre d’accepter mieux si l’occasion s’en présente, lui ont fait de la peine ; je n’ai pas été fâchée de lui trouver cette délicatesse. Je ne négligerai pas de vous instruire des progrès de sa convalescence ; mais j’ai un grand projet dans lequel je ne désespérerais pas de réussir pendant qu’elle se rétablira, si vous pouviez m’adresser à un de vos amis : vous devez en avoir beaucoup ici. Il me faudrait un homme sage, discret, adroit, pas trop considérable, qui approchât par lui ou par ses amis de quelques grands que je lui nommerais, et qui eût accès à la cour sans en être. De la manière dont la chose est arrangée dans mon esprit, il ne serait point mis dans la confidence ; il nous servirait sans savoir en quoi : quand ma tentative serait infructueuse, nous en tirerions au moins l’avantage de persuader qu’elle est en pays étranger. Si vous pouvez m’adresser à quelqu’un, je vous prie de me le nommer, et de me dire sa demeure, et ensuite de lui écrire que Mme Madin, que vous connaissez depuis longtemps, doit venir lui demander un service, et que vous le priez de s’intéresser à elle, si la chose est faisable. Si vous n’avez personne, il faut s’en consoler ; mais voyez, monsieur. Au reste, je vous prie de compter sur l’intérêt que je prends à notre infortunée, et sur quelque prudence que je tiens de l’expérience. La joie que votre dernière lettre lui a causée, lui a donné un petit mouvement dans le pouls ; mais ce ne sera rien.
J’ai l’honneur d’être, avec les sentiments les plus respectueux, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,
L’idée de Mme Madin de se faire adresser à un des amis du généreux protecteur de sœur Suzanne, était une suggestion de Satan, au moyen de laquelle ses suppôts espéraient inspirer adroitement à leur ami de Normandie de s’adresser à moi et de me mettre dans la confidence de toute cette affaire ; ce qui réussit parfaitement, comme vous verrez par la suite de cette correspondance.
Monsieur, maman Madin m’a remis les deux réponses dont vous m’avez honorée, et m’a fait part aussi de la lettre que vous lui avez écrite. J’accepte, j’accepte. C’est cent fois mieux que je ne mérite ; oui, cent fois, mille fois mieux. J’ai si peu de monde, si peu d’expérience, et je sens si bien tout ce qu’il me faudrait pour répondre dignement à votre confiance ; mais j’espère tout de votre indulgence, de mon zèle et de ma reconnaissance. Ma place me fera, et maman Madin dit que cela vaut mieux que si j’étais faite à ma place. Mon Dieu ! que je suis pressée d’être guérie, d’aller me jeter aux pieds de mon bienfaiteur, et de le servir auprès de sa chère fille en tout ce qui dépendra de moi ! On me dit que ce ne sera guère avant un mois. Un mois ! c’est bien du temps. Mon cher monsieur, conservez-moi votre bienveillance. Je ne me sens pas de joie ; mais ils ne veulent pas que j’écrive, ils m’empêchent de lire, ils me tiennent au lit, ils me noient de tisane, ils me font mourir de faim, et tout cela pour mon bien. Dieu soit loué ! C’est pourtant bien malgré moi que je leur obéis.
Je suis, avec un cœur reconnaissant, monsieur, votre très-humble et soumise servante,
DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.
Quelques incommodités que je ressens depuis quelques jours m’ont empêché, madame, de vous faire réponse plus tôt, pour vous marquer le plaisir que j’ai d’apprendre la convalescence de Mlle Simonin. J’ose espérer que bientôt vous aurez la bonté de m’instruire de son parfait rétablissement, que je souhaite avec ardeur. Mais je suis mortifié de ne pouvoir contribuer à l’exécution du projet que vous méditez en sa faveur ; sans le connaître, je ne puis le trouver que très-bon par la prudence dont vous êtes capable et par l’intérêt que vous y prenez. Je n’ai été que très-peu répandu à Paris, et parmi un petit nombre de personnes aussi peu répandues que moi : et les connaissances telles que vous les désireriez ne sont pas faciles à trouver. Continuez, je vous supplie, à me donner des nouvelles de Mlle Simonin, dont les intérêts me seront toujours chers.
J’ai l’honneur d’être, madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
Monsieur, j’ai fait une faute, peut-être, de ne me pas expliquer sur le projet que j’avais ; mais j’étais si pressée d’aller en avant. Voici donc ce qui m’avait passé par la tête. D’abord il faut que vous sachiez que le cardinal de T***[14] protégeait la famille. Ils perdirent tous beaucoup à sa mort, surtout ma Suzanne, qui lui avait été présentée dans sa première jeunesse. Le vieux cardinal aimait les jolis enfants ; les grâces de celle-ci l’avaient frappé ; et il s’était chargé de son sort. Mais quand il ne fut plus, on disposa d’elle comme vous savez, et les protecteurs crurent s’acquitter envers la cadette en mariant les aînées à deux de leurs créatures. L’un de ces protégés a un emploi considérable à Albi ; l’autre la recette des aides de Castries, à trois lieues de Montpellier. Ce sont des gens durs ; mais leur état dépend absolument de ceux qui les ont placés. J’avais donc pensé que, si l’on avait eu quelque accès auprès de Mme la marquise de T*** qu’on dit complaisante[15] et qui s’est mise en quatre dans le procès de mon enfant, et qu’on lui eût peint la triste situation d’une jeune personne exposée à toutes les suites de la misère, dans un pays étranger et lointain[16], nous eussions pu arracher par ce moyen une petite pension de ces deux beaux-frères, qui ont emporté tout le bien de la maison, et qui ne songent guère à nous secourir. En vérité, monsieur, cela vaut bien la peine que nous revenions tous les deux là-dessus : voyez. Avec cette petite pension, ce que je viens de lui assurer, et ce qu’elle tiendrait de vos bontés, elle serait bien pour le présent, point mal pour l’avenir, et je la verrais partir avec moins de regret. Mais je ne connais ni Mme la marquise de T***, ni le secrétaire du défunt cardinal qu’on dit homme de lettres, ni personne[17] qui les approche ; et ce fut l’enfant qui me suggéra de m’adresser à vous. Au reste, je ne saurais vous dire que sa convalescence aille comme je le désirerais. Elle s’était blessée au dedans des reins, comme je crois vous l’avoir dit : la douleur de cette chute, qui s’était dissipée, s’est fait ressentir ; c’est un point qui revient et qui passe. Il est accompagné d’un léger frisson en dedans, mais au pouls il n’y a pas la moindre fièvre ; le médecin hoche de la tête, et n’a pas un air qui me plaise. Elle ira dimanche prochain à la messe ; elle le veut ; et je viens de lui envoyer une grande capote qui l’enveloppera jusqu’au bout du nez, et sous laquelle elle pourra, je crois, passer une demi-heure sans péril dans une petite église borgne du quartier. Elle soupire après le moment de son départ, et je suis sûre qu’elle ne demandera rien à Dieu avec plus de ferveur que d’achever sa guérison, et de lui conserver les bontés de son bienfaiteur. Si elle se trouvait en état de partir entre Pâques et Quasimodo, je ne manquerais pas de vous en prévenir. Au reste, monsieur, son absence ne m’empêcherait pas d’agir, si je découvrais parmi mes connaissances quelqu’un qui pût quelque chose auprès de Mme de T*** et du médecin A*** qui peut beaucoup sur son esprit[18].
Je suis, avec une reconnaissance sans bornes pour elle et pour moi, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,
P. S. Je lui ai défendu de vous écrire, de crainte de vous importuner ; il n’y a que cette considération qui puisse la retenir.
Madame, votre projet pour Mlle Simonin me paraît très-louable, et me plaît d’autant plus, que je souhaiterais ardemment de la voir, dans son infortune, assurée d’un état un peu passable. Je ne désespère pas de trouver quelque ami qui puisse agir auprès de Mme de T***[19] ou du médecin A*** ou du secrétaire du feu cardinal, mais cela demande du temps et des précautions, tant pour éviter d’éventer le secret, que pour m’assurer la discrétion des personnes auxquelles je pense que je pourrais m’adresser. Je ne perdrai point cela de vue : en attendant, si Mlle Simonin persiste dans ses mêmes sentiments, et si sa santé est assez rétablie, rien, ne doit l’empêcher de partir ; elle me trouvera toujours dans les mêmes dispositions que je lui ai marquées, et dans le même zèle à lui adoucir, s’il se peut, l’amertume de son sort. La situation de mes affaires et les malheurs du temps m’obligent de me tenir fort retiré à la campagne avec mes enfants, pour raison d’économie ; ainsi nous y vivons avec beaucoup de simplicité. C’est pourquoi Mlle Simonin pourra se dispenser de faire de la dépense en habillements ni si propres ni si chers ; le commun peut suffire en ce pays. C’est dans cette campagne et dans cet état uni et simple qu’elle me trouvera, et où je souhaite qu’elle puisse goûter quelque douceur et quelque agrément, malgré les précautions gênantes que je serai obligé d’observer à son égard. Vous aurez la bonté, madame, de m’instruire de son départ ; et de peur qu’elle n’eût égaré l’adresse que je lui avais envoyée, c’est chez M. Gassion, vis-à-vis la place Royale, à Caen. Cependant si je suis instruit à temps du jour de son arrivée, elle trouvera quelqu’un pour la conduire ici sans s’arrêter.
J’ai l’honneur d’être, madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Si elle persiste dans ses sentiments, monsieur ? En pouvez-vous douter ? Qu’a-t-elle de mieux à faire que d’aller passer des jours heureux et tranquilles auprès d’un homme de bien, et dans une famille honnête ? N’est-elle pas trop heureuse que vous vous soyez ressouvenu d’elle ? Et où donnerait-elle de la tête si l’asile que vous avez eu la générosité de lui offrir venait à lui manquer ? C’est elle-même, monsieur, qui parle ainsi ; et je ne fais que vous répéter ses discours. Elle voulut encore aller à la messe le jour de Pâques ; c’était bien contre mon avis, et cela lui réussit fort mal. Elle en revint avec de la fièvre ; et depuis ce malheureux jour elle ne s’est pas bien portée. Monsieur, je ne vous l’enverrai point qu’elle ne soit en bonne santé. Elle sent à présent de la chaleur au-dessus des reins, à l’endroit où elle s’est blessée dans sa chute ; je viens d’y regarder, et je n’y vois rien du tout. Mais son médecin me dit avant-hier, comme nous descendions ensemble, qu’il craignait qu’il n’y eût un commencement de pulsation ; qu’il fallait attendre ce que cela deviendrait. Cependant elle ne manque point d’appétit, elle dort, l’embonpoint se soutient. Je lui trouve seulement, par intervalle, un peu plus de couleur aux joues et plus de vivacité dans les yeux qu’elle n’en a naturellement. Et puis ce sont des impatiences qui me désespèrent. Elle se lève, elle essaye de marcher ; mais pour peu qu’elle penche du côté malade, c’est un cri aigu à percer le cœur. Malgré cela, j’espère, et j’ai profité du temps pour arranger son petit trousseau.
C’est une robe de calmande d’Angleterre, qu’elle pourra porter simple jusqu’à la fin des chaleurs, et qu’elle doublera pour son hiver, avec une autre de coton bleu qu’elle porte actuellement.
Plusieurs jupons blancs, dont deux de moi, de basin, garnis en mousseline.
Deux justes pareils, que j’avais fait faire pour la plus jeune de mes filles, et qui se sont trouvés lui aller à merveille. Cela lui fera des habillements de toilette pour l’été.
Quinze chemises garnies de maris, les uns en batiste, les autres en mousseline. Vers la mi-juin, je lui enverrai de quoi en faire six autres, d’une pièce de toile qu’on me blanchit à Senlis.
Quelques corsets, tabliers et mouchoirs de cou.
Deux douzaines de mouchoirs de poche.
Plusieurs cornettes de nuit.
Six dormeuses de jour festonnées, avec huit paires de manchettes à un rang, et trois à deux rangs.
Six paires de bas de coton fin.
C’est tout ce que j’ai pu faire de mieux. Je lui portai cela le lendemain des fêtes, et je ne saurais vous dire avec quelle sensibilité elle le reçut. Elle regardait une chose, en essayait une autre, me prenait les mains et me les baisait. Mais elle ne put jamais retenir ses larmes, quand elle vit les justes de ma fille. « Hé ! lui dis-je, de quoi pleurez-vous ? Est-ce que vous ne l’avez pas toujours été ? Il est vrai, » me répondit-elle ; puis elle ajouta : « À présent que j’espère être heureuse, il me semble que j’aurais de la peine à mourir. Maman, est-ce que cette chaleur de côté ne se dissipera point ? Si l’on y mettait quelque chose ? » Je suis charmée, monsieur, que vous ne désapprouviez pas mon projet, et que vous voyiez jour à le faire réussir. J’abandonne tout à votre prudence ; mais je crois devoir vous avertir que Mme la marquise de T*** part pour la campagne, que M. A*** est inaccessible et revêche ; que le secrétaire, fier du titre d’académicien qu’il a obtenu après vingt ans de sollicitations, s’en retourne en Bretagne, et que dans trois ou quatre mois d’ici[20] nous serons bien oubliés. Tout passe si vite d’intérêt dans ce pays-ci ; on ne parle déjà plus guère de nous, bientôt on n’en parlera plus du tout.
Ne craignez pas qu’elle égare l’adresse que vous lui avez envoyée. Elle n’ouvre pas une fois ses Heures pour prier, sans la regarder ; elle oublierait plutôt son nom de Simonin que celui de M. Gassion. Je lui demandai si elle ne voulait pas vous écrire, elle me répondit qu’elle vous avait commencé une longue lettre qui contiendrait tout ce qu’elle ne pourrait guère se dispenser de vous dire, si Dieu lui faisait la grâce de guérir et de vous voir ; mais qu’elle avait le pressentiment qu’elle ne vous verrait jamais. « Cela dure trop, maman, ajouta-t-elle, je ne profiterai ni de vos bontés ni des siennes : ou M. le marquis changera de sentiment, ou je n’en reviendrai pas. » « Quelle folie ! lui dis-je. Savez-vous bien que si vous vous entretenez dans ces idées tristes, ce que vous craignez vous arrivera ? » Elle dit : Que la volonté de Dieu soit faite. Je la priai de me montrer ce qu’elle vous avait écrit ; j’en fus effrayée, c’est un volume, c’est un gros volume. « Voilà, lui dis-je en colère, ce qui vous tue. » Elle me répondit : « Que voulez-vous que je fasse ? Ou je m’afflige, ou je m’ennuie. — Et quand avez-vous pu griffonner tout cela ? — Un peu dans un temps, un peu dans un autre. Que je vive ou que je meure, je veux qu’on sache tout ce que j’ai souffert » Je lui ai défendu de continuer. Son médecin en a fait autant. Je vous prie, monsieur, de joindre votre autorité à mes prières ; elle vous regarde comme son cher maître, et il est sûr qu’elle vous obéira. Cependant comme je conçois que les heures sont bien longues pour elle, et qu’il faut qu’elle s’occupe, ne fût-ce que pour l’empêcher d’écrire davantage, de rêver et de se chagriner, je lui ai fait porter un tambour[21], et je lui ai proposé de commencer une veste pour vous. Cela lui a plu extrêmement, et elle s’est mise tout de suite à l’ouvrage. Dieu veuille qu’elle n’ait pas le temps de l’achever ici ! Un mot, s’il vous plaît, qui défende d’écrire et de trop travailler. J’avais résolu de retourner ce soir à Versailles ; mais j’ai de l’inquiétude : ce commencement de pulsation me chiffonne, et je veux être demain auprès d’elle lorsque son médecin reviendra. J’ai malheureusement quelque foi aux pressentiments des malades ; ils se sentent. Quand je perdis M. Madin, tous les médecins m’assuraient qu’il en reviendrait ; il disait, lui, qu’il n’en reviendrait pas ; et le pauvre homme ne disait que trop vrai. Je resterai, et j’aurai l’honneur de vous écrire : s’il fallait que je la perdisse, je crois que je ne m’en consolerais jamais. Vous seriez trop heureux, vous, monsieur, de ne l’avoir point vue. C’est à présent que les misérables qui l’ont déterminée à s’enfuir sentent la perte qu’elles ont faite ; mais il est trop tard.
J’ai l’honneur d’être avec des sentiments de respect et de reconnaissance pour elle et pour moi, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,
Je partage, madame, avec une vraie sensibilité, votre inquiétude sur la maladie de Mlle Simonin. Son état infortuné m’avait toujours infiniment touché ; mais le détail que vous avez eu la bonté de me faire de ses qualités et de ses sentiments, me prévient tellement en sa faveur, qu’il me serait impossible de n’y pas prendre le plus vif intérêt : ainsi, loin que je puisse changer de sentiments à son égard, chargez-vous, je vous prie, de lui répéter ceux que je vous ai marqués par mes lettres, et qui ne souffriront aucune altération. J’ai cru qu’il était prudent de ne lui point écrire, afin de lui ôter toute occasion de s’occuper à faire une réponse. Il n’est pas douteux que tout genre d’occupation lui est préjudiciable dans son état d’infirmité ; et si j’avais quelque pouvoir sur elle, je m’en servirais pour le lui interdire. Je ne puis mieux m’adresser qu’à vous-même, madame, pour lui faire connaître ce que je pense à cet égard. Ce n’est pas que je ne fusse charmé de recevoir de ses nouvelles par elle-même ; mais je ne pourrais approuver en elle une action de pure bienséance, qui pût contribuer au retardement de sa guérison. L’intérêt que vous y prenez, madame, me dispense de vous prier encore une fois de la modérer sur ce point. Soyez toujours persuadée de ma sincère affection pour elle, et de l’estime particulière, et de la considération véritable avec laquelle j’ai l’honneur d’être, madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
P. S. Incessamment j’écrirai à un de mes amis, à qui vous pourrez vous adresser pour Mme de T***[22]. Il se nomme M. Grimm, secrétaire des commandements de M. le duc d’Orléans, et demeure rue Neuve-de-Luxembourg, près la rue Saint-Honoré, à Paris. Je lui donnerai avis que vous prendrez la peine de passer chez lui, et lui marquerai que je vous ai d’extrêmes obligations, et que je ne désire rien tant que de vous en marquer ma reconnaissance. Il ne dîne pas ordinairement chez lui.
Monsieur, combien j’ai souffert depuis que je n’ai eu l’honneur de vous écrire ! Je n’ai jamais pu prendre sur moi de vous faire part de ma peine, et j’espère que vous me saurez gré de n’avoir pas mis votre âme sensible à une épreuve aussi cruelle. Vous savez combien elle m’était chère. Imaginez-vous, monsieur, que je l’aurai vue près de quinze jours de suite pencher vers sa fin, au milieu des douleurs les plus aiguës. Enfin, Dieu a pris, je crois, pitié d’elle et de moi. La pauvre malheureuse est encore ; mais ce ne peut être pour longtemps. Ses forces sont épuisées, elle ne parle presque plus, ses yeux ont peine à s’ouvrir. Il ne lui reste que sa patience, qui ne l’a point abandonnée. Si celle-là n’est pas sauvée, que deviendrons-nous ? L’espoir que j’avais de sa guérison a disparu tout à coup. Il s’était formé un abcès au côté, qui faisait un progrès sourd depuis sa chute. Elle n’a pas voulu souffrir qu’on l’ouvrît à temps, et quand elle a pu s’y résoudre, il était trop tard. Elle sent arriver son dernier moment ; elle m’éloigne ; et je vous avoue que je ne suis pas en état de soutenir ce spectacle. Elle fut administrée hier entre dix et onze heures du soir. Ce fut elle qui le demanda. Après cette triste cérémonie, je restai seule à côté de son lit. Elle m’entendit soupirer, elle chercha ma main, je la lui donnai ; elle la prit, la porta contre ses lèvres, et m’ attirant vers elle, elle me dit, si bas que j’avais peine à l’entendre : « Maman, encore une grâce.
— Laquelle, mon enfant ?
— Me bénir, et vous en aller. »
Elle ajouta : « Monsieur le marquis… ne manquez pas de le remercier. »
Ces paroles auront été ses dernières. J’ai donné des ordres, et je me suis retirée chez une amie, où j’attends de moment en moment. Il est une heure après minuit. Peut-être avons-nous à présent une amie au ciel.
Je suis avec respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,
La chère enfant n’est plus ; ses peines sont finies ; et les nôtres ont peut-être encore longtemps à durer. Elle a passé de ce monde dans celui où nous sommes tous attendus, mercredi dernier, entre trois et quatre heures du matin. Comme sa vie avait été innocente, ses derniers instants ont été tranquilles, malgré tout ce qu’on a fait pour les troubler. Permettez que je vous remercie du tendre intérêt que vous avez pris à son sort ; c’est le seul devoir qui me reste à lui rendre. Voilà toutes les lettres dont vous nous avez honorées. J’avais gardé les unes, et j’ai trouvé les autres parmi des papiers qu’elle m’a remis quelques jours avant sa mort ; ils contiennent, à ce qu’elle m’a dit, l’histoire de sa vie chez ses parents et dans les trois maisons religieuses où elle a demeuré, et ce qui s’est passé après sa sortie. Il n’y a pas d’apparence que je les lise sitôt : je ne saurais rien voir de ce qui lui appartenait, rien même de ce que mon amitié lui avait destiné, sans ressentir une douleur profonde.
Si je suis assez heureuse, monsieur, pour vous être utile, je serai très-flattée de votre souvenir.
Je suis, avec les sentiments de respect et de reconnaissance qu’on doit aux hommes miséricordieux et bienfaisants, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,
Je sais, madame, ce qu’il en coûte à un cœur sensible et bienfaisant de perdre l’objet de son attachement, et l’heureuse occasion de lui dispenser des faveurs si dignement acquises, et par l’infortune, et par les aimables qualités, telles qu’ont été celles de la chère demoiselle qui cause aujourd’hui vos regrets. Je les partage, madame, avec la plus tendre sensibilité. Vous l’avez connue, et c’est ce qui vous rend sa séparation plus difficile à supporter. Sans avoir eu cet avantage, ses malheurs m’avaient vivement touché, et je goûtais par avance le plaisir de pouvoir contribuer à la tranquillité de ses jours. Si le ciel en a ordonné autrement, et a voulu me priver de cette satisfaction tant désirée, je dois l’en bénir ; mais je ne puis y être insensible. Vous avez du moins la consolation d’en avoir agi à son égard avec les sentiments les plus nobles et la conduite la plus généreuse. Je les ai admirés, et mon ambition eût été de vous imiter. Il ne me reste plus que le désir ardent d’avoir l’honneur de vous connaître, et de vous exprimer de vive voix combien j’ai été enchanté de votre grandeur d’âme, et avec quelle considération respectueuse j’ai l’honneur d’être, madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
P. S. Tout ce qui a rapport à la mémoire de notre infortunée m’est devenu extrêmement cher ; ne serait-ce point exiger de vous un trop grand sacrifice, que celui de me communiquer les petits mémoires qu’elle a faits de ses différents malheurs ? Je vous demande cette grâce, madame, avec d’autant plus de confiance, que vous m’aviez annoncé que je pouvais y avoir quelque droit. Je serai fidèle à vous les renvoyer, ainsi que toutes vos lettres, par la première occasion, si vous le jugez à propos. Vous auriez la bonté de me les envoyer par le carrosse de voiture de Caen, qui loge au Grand-Cerf, rue Saint-Denis, à Paris, et part tous les lundis.
Ainsi finit l’histoire de l’infortunée sœur Suzanne Saulier, dite Simonin dans son histoire et dans cette correspondance. Il est bien triste que les mémoires de sa vie n’aient pas été mis au net ; ils auraient formé une lecture très-intéressante. Après tout, M. le marquis de Croismare doit savoir gré à la perfidie de ses amis de lui avoir fourni une occasion de secourir l’infortune avec une noblesse, un intérêt, une simplicité vraiment dignes de lui : le rôle qu’il joue dans cette correspondance n’est pas le moins touchant du roman.
On nous blâmera, peut-être, d’avoir inhumainement hâté la fin de sœur Suzanne, mais ce parti était devenu nécessaire à cause des avis que nous reçûmes du château de Lasson, qu’on y meublait un appartement pour recevoir Mlle de Croismare, que son père voulait faire sortir du couvent, où elle avait été depuis la mort de sa mère. Ces avis ajoutaient qu’on attendait de Paris une femme de chambre, qui devait en même temps jouer le rôle de gouvernante auprès de la jeune personne, et que M. de Croismare s’occupait d’ailleurs à pourvoir la bonne qui avait été jusqu’alors auprès de sa fille. Ces avis ne nous laissèrent pas le choix sur le parti qui nous restait à prendre ; et ni la jeunesse, ni la beauté, ni l’innocence de sœur Suzanne, ni son âme douce, sensible et tendre, capable de toucher les cœurs les moins enclins à la compassion, ne purent la sauver d’une mort inévitable. Mais comme nous avions tous pris les sentiments de Mme Madin pour cette intéressante créature, les regrets que nous causa sa mort ne furent guère moins vifs que ceux de son respectable protecteur.
S’il se trouve quelques contradictions légères entre le récit et les mémoires, c’est que la plupart des lettres sont postérieures au roman, et l’on conviendra que s’il y eut jamais une préface utile, c’est celle qu’on vient de lire, et que c’est peut-être la seule dont il fallait renvoyer la lecture à la fin de l’ouvrage.
M. Diderot, après avoir passé des matinées à composer des lettres bien écrites, bien pensées, bien pathétiques, bien romanesques, employait des journées à les gâter en supprimant, sur les conseils de sa femme et de ses associés en scélératesse, tout ce qu’elles avaient de saillant, d’exagéré, de contraire à l’extrême simplicité et à la dernière vraisemblance ; en sorte que si l’on eût ramassé dans la rue les premières, on eût dit : « Cela est beau, fort beau… » et que si l’on eût ramassé les dernières, on eût dit : « Cela est bien vrai… » Quelles sont les bonnes ? Sont-ce celles qui auraient peut-être obtenu l’admiration ? ou celles qui devaient certainement produire l’illusion[23] ?
- ↑ Les lettres attribuées ici au marquis de Croismare, le seul de tous les acteurs de ce drame qui ne fût pas dans le secret de la plaisanterie, sont véritablement de cet homme honnête, sensible et bienfaisant. Ceux qui l’ont connu y retrouveront partout la candeur et la simplicité de son âme. Les autres lettres, où l’on remarque de même un grand caractère de vérité, mais qui n’est que l’heureux effet de l’art et du talent, sont de Diderot, à l’exception de quelques lignes que lui ont fournies Grimm et Mme d’Épinay. C’est chez cette femme, amie des lettres, et qui les cultivait, que s’ourdissait gaiement, et par un motif d’une honnêteté très-délicate, toute la trame de cet ingénieux roman, où le bon et vertueux Croismare joue un si beau rôle. Ses amis, dont il embellissait la société par les grâces et l’originalité de son esprit, le voyaient avec peine confiné depuis deux ans dans sa terre, et presque résolu à s’y fixer tout à fait. Cette longue absence et ce projet d’une retraite totale les affligeaient également ; et ils imaginèrent ce moyen de le tirer d’une solitude pour laquelle, d’ailleurs, son âme aimante, active et douce n’était point faite. Mais l’intérêt qu’ils lui inspirèrent pour la jeune religieuse devenant très-vif, ils furent obligés de la faire mourir, et de terminer ainsi un roman qui n’avait pour but que de le ramener au milieu d’eux, en lui offrant une occasion de secourir la vertu malheureuse, et de faire une bonne action de plus. Voyez, dans cette première lettre, qui est de Grimm, d’autres détails relatifs au marquis de Croismare et à la prétendue religieuse. (N.) Voyez aussi notre Notice préliminaire de la Religieuse.
- ↑ Pour cet extrait, nous avons suivi le texte que nous ont fourni les deux volumes de passages supprimés de la Correspondance de Grimm, dont nous avons déjà parlé (t. I, p. lxvi, note), et qui se trouvent à la bibliothèque de l’Arsenal. Il nous a paru de beaucoup préférable à la version reproduite jusqu’à présent, en ce qu’il comporte, outre des changements heureux dans la forme, des passages nouveaux qui ont leur importance. Nous engageons les lecteurs qui voudraient constater ces différences, que nous n’avons pas voulu toutes indiquer dans nos notes, pour ne pas les multiplier outre mesure, à comparer les deux rédactions.
- ↑ Mélanie, drame de La Harpe, dont le sujet est aussi les malheurs d’une religieuse malgré elle, fut représentée en 1770. À cette époque, la Religieuse de Diderot n’était connue que par les manuscrits qui pouvaient courir clandestinement. Si La Harpe en avait connaissance, c’est ce que nous n’oserions décider. Mais il est bizarre de voir ce critique, dans son étude sur Diderot, qu’il combat à propos de tout ce qu’il a fait et surtout de ce qu’il n’a pas fait, rester muet sur ce roman, quoiqu’il n’oublie pas Jacques le Fataliste, publié à la même époque.
- ↑ Cabaretier, aux Porcherons, qui fut le héros d’une assez singulière aventure. Il avait signé un engagement avec un entrepreneur de spectacle forain, quand il lui vint des scrupules religieux. Procès ; et intervention du clergé, qui prétendit qu’on ne pouvait forcer un homme à se damner malgré lui. Cette prétention en matière de contrats ne fut pas admise, et Ramponeau, pour ne pas être damné, dut financer.
- ↑ Voyez, t. IV, Cinqmars et Derville, dialogue ; et ci-après : le Neveu de Rameau et la Correspondance
- ↑ Dans}} la rédaction que nous suivons, M. Diderot est partout substitué au Nous des éditions précédentes. Il devient l’âme de cette intrigue, comme de celle qu’il a mise en scène dans : Est-il bon, est-il méchant ?
- ↑ Nous}} retrouverons M. d’Alainville dans la Correspondance. L’anecdote est inédite.
- ↑ Cette parenthèse (inédite et peu claire) serait-elle de Suard ?
- ↑ Manque dans les précédentes éditions.
- ↑ Cette double erreur, d’orthographe et de qualification, est expliquée quelques lignes plus bas.
- ↑ Les éditions connues mettent : un Savoyard.
- ↑ Ceci et la plus grande partie de ce qui suit ne se trouvent pas dans le manuscrit de l’Arsenal, mais on y lit en note : « Cette lettre se trouve plus étendue à la fin du roman, où M. Diderot l’inséra lorsque après un oubli de vingt et un ans, cette ébauche informe lui étant tombée sous la main, il se détermina à la retoucher. »
- ↑ Les éditions connues écrivent : Suzanne de la Marre.
- ↑ Les éditions connues mettent : Fleury. Ici, nous devons supposer Tencin.
- ↑ Variante : « Castries, qui est Fleury de son nom… » Lisons, comme ci-dessus, Tencin.
- ↑ Variante : « Cette dame, qu’on dit compatissante, eût agi auprès de son mari ou de M. le duc de Fleury son frère, et… »
- ↑ Variante : « … ni M. le marquis de Castries, ni madame son épouse… »
- ↑ Variante : « … auprès de Mme de Castries ou de monsieur son mari. »
- ↑ Variante : « de Castries. »
- ↑ Variante : « … M. le marquis de Castries fera la campagne, et qu’on part ; que Mme de Castries ira dans ses terres, et que dans sept ou huit mois d’ici… » En remplaçant Castries par Tencin, le secrétaire, « fier du titre d’académicien, » si longtemps sollicité, devient l’abbé Trublet, reçu en 1761.
- ↑ À broder.
- ↑ Variante : « de Castries. »
- ↑ Les deux derniers alinéas sont inédits.