L’Élite (Rodenbach)/Écrivains/10
M. J. K. HUYSMANS
M. Huysmans qui, à ses débuts, collabora aux Soirées de Médan, eut l’air d’acquiescer à la manière naturaliste, n’y trouva en réalité qu’un moyen de satisfaire son naturel pessimisme. Peindre la laideur, les vices, les misères, la chair triste, les cœurs pourris, les linges sales, c’était l’occasion d’exprimer son dégoût de la bassesse contemporaine. Vite il chercha à s’en évader. Comme Baudelaire, après sa moisson de « fleurs du mal », il eut ses « paradis artificiels », c’est À Rebours. Mais ceci n’était qu’une étape et, dans En Route, il raconta ensuite, nous ne voulons pas dire une conversion, mais une crise religieuse singulièrement pathétique.
Il s’agit d’un homme, las des êtres et des livres, qui se met à fréquenter les églises, les offices, se lie avec un prêtre éclairé, va passer un temps de retraite dans une abbaye de Trappistes et, confessé, communié, rendu à Dieu, rentre dans la vie et dans Paris en concluant : « Ah ! vivre, vivre à l’ombre des prières de l’humble Siméon, Seigneur ! »
Y a-t-il là une simple affabulation de roman ? Est-ce uniquement pour se documenter que M. Huysmans, depuis ces dernières années, à la surprise de ceux qui le connaissaient, devint peu à peu l’assidu des messes, des saluts, pélerina de Saint-Sulpice et de Saint-Séverin aux chapelles privées et singulières de Paris, celle, par exemple, si curieuse, des Bénédictines du Saint-Sacrement, rue de Monsieur, où il alla lotionner ses yeux las à la fraîcheur des cantiques, se désaltérer à l’orgue, aux affluents débiles que sont les voix des nonnes chantant au jubé, tandis que le fleuve de l’orgue déferle…
Nous savions aussi qu’il s’était instruit dans toute la Mystique, familier avec sainte Thérèse, Catherine de Gênes, Emmerich, Ruysbroeck l’Admirable.
Enfin, n’alla-t-il pas lui-même s’interner un moment dans le silence d’un cloître champêtre de la Trappe ? Ce Durtal qu’il nous y montre, en proie à Dieu, est-ce lui-même et subit-il de son côté la crise de foi qu’il nous décrit ? S’agit-il d’une autobiographie, et fait-il allusion à son cas quand il s’écrie : « Je suis allé à l’hôpital des âmes, à l’Église ? » On pourrait le croire, tant l’analyse est aiguë, minutieuse, d’autant plus que souvent, au lieu d’objectiver, de créer des personnages fictifs, M. Huysmans, dans ses romans, en revient toujours à lui-même, et que ce type de Durtal, apparu déjà en un précédent livre, semble raconter ses propres états d’esprit et se transposer en une personnelle et successive vivisection d’âme.
Il y a lieu de le supposer d’autant plus que, parmi les causes de ce ralliement à Dieu, le romancier signale, chez Durtal, l’ennui de vivre et le dégoût du monde.
Or M. Huysmans aussi nous offre encore une fois les mêmes symptômes personnels depuis ces dernières années. Il a avéré une misanthropie sincère. Après avoir fréquenté des artistes, des écrivains, naguère, il s’est soudain replié sur lui-même, comme le converti du roman, lui aussi solitaire, aigri, malade, dépris, n’allant nulle part, ayant renoncé aux milieux littéraires et mondains où sa noble nature franche ne pouvait s’accommoder des mensonges, vilenies, abdications, promiscuités. Isolement logique ! Subtil et magnifique dans son art, il devait se trouver, en s’élevant, de plus en plus isolé. Qui ressemble aux grandes âmes ? L’océan gémit parce qu’il est dépareillé. Tous les traits et les mobiles qu’il prête à Durtal, sa vie elle-même nous en offre l’exemple. N’est-il donc pas permis d’imaginer que cette crise religieuse qu’il peint avec tant d’intensité fut la sienne ? Voyez alors l’avertissement singulier de la destinée et les les correspondances mystérieuses entre les choses : M. Huysmans habite depuis longtemps un calme logis de la rue de Sèvres faisant partie d’un ancien couvent de Prémontrés aux toits de tuiles fanées, comme s’il avait fallu d’abord que cette âme fut investie en silence, cernée par tout ce qu’il y a de foi, d’encens induré, de prières survécues dans les vieilles pierres qui furent une abbaye.
Dans le cas où la crise religieuse que En Route raconte lui serait personnelle, on peut dire que l’écrivain s’en est venu de loin vers Dieu. On connaît ses œuvres de début, osées, charnelles : En Ménage, les Sœurs Vatard, le Drageoir à épices. Littérairement, il fut, entre autres, un odorat à preuve ce nez busqué et embusqué sur son profil maigre, un nez de proie, un nez qui lui donne une tête d’oiseau de proie, de grand vautour chauve. Or, il aima l’odeur du péché, nota les relents coupables de la femme, tout ce qui monte, faisandé et blet, de la grande ville. Car le péché est surtout odeur. Éprouva-t-il une sensualité nouvelle à subodorer la senteur maladive des églises : nappes d’autel défraîchies, encens fane et cires — mortes de se pleurer ?
Déjà dans À Rebours on pouvait prévoir la crise religieuse. Il y fit le tour des idées et des vices, perversités extrêmes des décadences, péchés contre l’Esprit et contre nature, après quoi sembla s’annoncer l’approche de Dieu. À la fin, Des Esseintes, courbaturé de trop de coupables délices, tombait à genoux ; et, au-dessus des fards, des tableaux pervers, des lits défaits, une prière clôturait l’œuvre et s’envolait, oiseau blanc, dans le blanc de la page finale. C’est que, à la suite de ce livre, il ne restait plus à prendre qu’un des deux partis indiqués par Barbey d’Aurevilly à Baudelaire après les Fleurs du mal : « Ou se brûler la cervelle, ou se faire chrétien. »
Nous ne savons pas si M. Huysmans s’est fait chrétien, mais il a écrit en tout cas une œuvre chrétienne. Nous voyons chez Durtal l’acheminement, les étapes de la foi, les voies de la grâce, la manigance céleste, le minime et quotidien accroissement, le léger vent, qui vient des plages du ciel et accumule, sable à sable, ces dunes d’or dont une âme d’élite va s’ourler et qui la sépareront de la vie mauvaise. Nous assistons à cette cure sévère qu’est un séjour à la Trappe : efforts, prières, tentations dernières de la volupté, embûches de l’esprit, blasphèmes, rires, objections, négations. — « Mais si c’était intelligible, ce ne serait pas divin ! » Et enfin la victoire céleste ! Lutte pathétique où renaissent les orages de Pascal. Sans compter que cette langue de M. Huysmans, toute admirable, ajoute le frisson de ses teintes électriques, vénéneuses, d’un ciel pourri où se lèvent soudain des mots qui sont un lys de Memling, une clé ouvrant sur le mystère, la plaie de Jésus qui ne saigne plus, mais s’effeuille, dirait-on. Intensité de psychologie inouïe, à croire que M. Huysmans ne décrit que ce qu’il a ressenti, vécu, et que lui-même, aujourd’hui, est une grande âme de plus vaincue par ce que Chateaubriand appelait « le génie du christianisme. »
Car Chateaubriand marche en tête de cette troupe sacrée qui aura appartenu à l’Église. N’est-ce pas merveilleux, en un temps où on disait la foi morte, de constater combien de grands écrivains de notre siècle ne l’auront pas quittée ou y seront revenus ? La religion peut en revendiquer beaucoup : outre Chateaubriand, Lamartine aussi, et Barbey d’Aurevilly, d’un catholicisme absolu quoique ostentatoire ; Baudelaire qui fut lui-même un poète, un peu satanique aussi, mais seulement en tant qu’il y a des gargouilles de démons aux flancs d’une cathédrale. Puis Veuillot, spadassin de Dieu, et Hello, d’une foi si lyrique et qui s’exaltait en effusions de grands arbres.
Et Villiers de l’Isle-Adam, qui, sur son lit de mort, tenait dans ses mains, déjà de la couleur de la terre, les épreuves d’Axel pour avoir le temps de les corriger selon la Foi.
Et Verlaine, enfin, qui lui-même a raconté sa conversion dans un lieu de retraite où « le chevalier Malheur » l’avait mené. Et l’éclosion, dans cet abandon, de ce livre Sagesse où le poète inventa des litanies nouvelles. « Fils soumis de l’Église, le dernier en mérites, mais plein de bonne volonté », déclara-t-il dans la préface.
M. Huysmans est-il « en route » pour le même aveu et la même conclusion ? Il n’y aurait qu’à s’en réjouir, et de ce qu’il entre à son tour dans cette lignée où déjà son grand talent lui assignait une place, royaux esprits qui, durant tout le siècle, se passèrent de main en main, comme les coureurs antiques, le flambeau de la Foi allumé à l’étoile de Bethléem.
Littérairement on peut conclure que M. Huysmans avec : À Rebours, Là-Bas, En Route, aura terminé un triptyque comme ceux que peignaient les peintres de sa race — il est originaire de Bréda — ces maîtres hollandais et flamands dont il a l’imagination fiévreuse, le coloris massif et violent.
On songe surtout devant ces trois livres au triptyque de Quentin Metzys qui est au Musée d’Anvers, un des chefs-d’œuvre de tous les siècles et de toutes les écoles.
Dans le volet de gauche, Hérodiade est assise à côté du Tétrarque à la table du festin où, parmi les roses, les cristaux, les argenteries, songe le chef décapité de Jean-Baptiste que la favorite taquine du bout de son couteau d’or comme un fruit de plus parmi les autres fruits du dessert. Salomé vient de danser. L’odeur du sang se mêle à l’odeur du sexe. Volupté, cruauté, complication des vieillesses de l’âge et des vieillesses du temps, raffinement des décadences. Ce volet-là c’est À Rebours.
Dans le volet de droite un bûcher mauvais s’allume. Des hommes aux visages déformés, aux yeux de concupiscence, y jettent des sortilèges et des maléfices, cherchent dans les flammes des formes qui s’enlacent, se pâment, défaillent. Le feu a l’air de sortir par un soupirail de l’Enfer soudain ouvert. Ce volet-là c’est Là-Bas.
Et voici le panneau central : la figure lamentablement douloureuse, mais tendre, de Jésus, victime expiatoire, Christ dépendu, dont la plaie au flanc coule, intarissable, offre sa fiole rouge, élixir de guérison, dans cette grande pâleur séculaire… Salut permanent et immanquable ! C’est En Route, livre principal au travers duquel Jésus repose…
Triptyque littéraire, admirable et qui a déjà un air d’éternité, la patine des œuvres qui sont dans les musées.