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Histoires insolites/Les phantasmes de M. Redoux

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LES PHANTASMES DE M. REDOUX

À Monsieur Rodolphe Darzens.


Ce n’est pas qu’on soit bon, on est content.
Xavier Aubryet.


Par un soir d’avril de ces dernières années, l’un des plus justement estimés citadins de Paris, M. Antoine Redoux, — ancien maire d’une localité du Centre, — se trouvait à Londres, dans Baker-street.

Cinquantenaire jovial, doué d’embonpoint, nature « en dehors », — mais esprit pratique en affaires, — ce digne chef de famille, véritable exemple social, n’échappait cependant pas plus que d’autres, lorsqu’il était seul et s’absorbait en soi-même, à la hantise de certains phantasmes qui, parfois, surgissent dans les cervelles des plus pondérés industriels. Ces cervelles, au dire des aliénistes, une fois hors des affaires sont des mondes mystérieux, souvent même assez effrayants. Si donc il arrivait à M. Redoux, retiré en son cabinet, d’attarder son esprit en quelqu’une de ces songeries troubles, — dont il ne sonnait mot à personne, — la « lubie » parfois étrange, qu’il s’y laissait aller à choyer, devenait bientôt despotique et tenace au point de le sommer de la réaliser. Maître de lui, toutefois, il savait la dissiper (avec un profond soupir !), lorsque la moindre incidence de la vie réelle venait, de son heurt, le réveiller ; — en sorte que ces morbides attaques ne tiraient guère à conséquence ; — néanmoins, depuis longtemps, en homme circonspect, se méfiant d’un pareil « faible », il avait dû s’astreindre au régime le plus sobre, évitant les émotions qui pouvaient susciter en son cerveau le surgir d’un dada quelconque. Il buvait peu, surtout ! crainte d’être emporté, par l’ébriété, jusqu’à réaliser, en effet, alors, telle de ces turlutaines subites dont il rougissait, en secret, le lendemain.

Or, en cette soirée, M. Redoux ayant, sans y prendre garde, dîné fort bien, chez le négociant (avec lequel il avait conclu, au dessert, l’avantageuse affaire, objet de son voyage d’outre-Manche), ne s’aperçut pas que les insidieuses fumées du porto, du sherry, de l’ale et du champagne altéraient, maintenant, quelque peu, la lucidité susceptible de ses esprits. Bien qu’il fût encore d’assez bonne heure, il revenait à l’hôtel, en son instinctive prudence, lorsqu’il se sentit, soudainement, assailli par une brumeuse ondée. Et il advint que le portail sous lequel il courut se réfugier, se trouvant être celui du fameux musée Tussaud, — ma foi, pour s’éviter un rhume, en un abri confortable, ainsi que par curiosité, pour tuer le temps, l’ancien maire de la localité du centre, ayant jeté son cigare, monta l’escalier du salon de cire.

Au seuil même de la longue salle où se tenait, dans une équivoque immobilité, cette étrange assemblée de personnages fictifs, aux costumes disparates et chatoyants, la plupart couronne en tête, sortes de massives gravures de mode des siècles, Redoux tressaillit. Un objet lui était apparu, tout au fond, sur l’estrade de la Chambre des Horreurs et dominant toute la salle. C’était le vieil instrument qui, d’après des documents à l’appui assez sérieux, avait servi, en France, jadis, pour l’exécution du roi Louis XVI : ce soir-là, seulement, la Direction l’avait extrait de la réserve comme nécessitant diverses réparations : ses assises, par exemple, se faisant vermoulues.

À cette vue et mis au fait, par le programme, de la provenance de l’appareil, l’excellent actualiste-libéral se sentit disposé, pour le roi-martyr, à quelque générosité morale, — grâce à la bonne journée qu’il avait faite. — Oui, toutes opinions de côté, prêt à blâmer tous les excès, il sentit son cœur s’émouvoir en faveur de l’auguste victime évoquée par ce grave spécimen des choses de l’Histoire. Et comme en cette nature intelligente, carrée, mais trop impressionnable, les émotions s’approfondissaient vite, ce fut à peine s’il honora d’un coup d’œil vague et circulaire la foule bigarrée d’or, de soie, de pourpre et de perles, des personnages de cire. Frappé par l’impression majeure de cette guillotine, songeant au grand drame passé, il avisa, naturellement, le socle où se dressait, dans une allée latérale, l’approximative reproduction de Shakespeare, et s’assit, tout auprès, en confrère, sur un banc.

Toute émotion rend expansives les natures exubérantes : l’ancien maire de la localité du centre, s’apercevant donc qu’un de ses voisins (français, à son estime, et selon toute apparence), paraissait aussi se recueillir, se tourna vers ce probable compatriote et, d’un ton dolent, laissa tomber, — pour tâter, comme on dit, le terrain, — quelques idées ternes touchant « l’impression presque triste que causait cette sinistre machine, à quelque opinion que l’on appartînt. »

Mais, ayant regardé avec attention son interlocuteur, l’excellent homme s’arrêta court, un peu vexé : il venait de constater qu’il parlait, depuis deux minutes, à l’un de ces passants trompe-l’œil si difficiles à distinguer des autres, et que MM. les directeurs des musées de cire se permettent, par malice, d’asseoir sur les banquettes destinées aux vivants.

À ce moment, lon prévenait, à haute voix, de la fermeture. Les lustres rapidement s’éteignaient et de derniers curieux, en se retirant comme à regret, jetaient des regards sommaires sur leur fantasmagorique entourage, s’efforçant d’en résumer ainsi l’aspect général.

Toutefois, son expansion rentrée, mêlée d’excitation morbide, avait transformé, de son choc intime, la première impression, déjà malsaine, en une «lubie » d’une intensité insolite, — une sorte de très sombre marotte, qui agita ses grelots, tout à coup, sous son crâne et à laquelle il n’eut même pas l’idée de résister.

« Oh ! songeait-il, se jouer à soi-même (sans danger, bien entendu !) les sensations terribles, — terribles ! qu’avait dû éprouver, devant cette planche fatale, le bon roi Louis XVI !… Se figurer l’être ! Réentendre, en imagination, le roulement de tambours et la phrase de l’abbé Egdeworth de Firmont ! Puis, épancher son besoin de générosité morale en se donnant le luxe de plaindre — (mais, là, sincèrement !… toutes opinions à part !) — ce digne père de famille, cet homme trop bon, trop généreux, cet homme, enfin, si bien doué de toutes les qualités que lui, Redoux, se reconnaissait avoir ! Quelles nobles minutes à passer ! Quelles douces larmes à répandre !… — Oui, mais, pour cela, il s’agissait de pouvoir être seul, devant cette guillotine !… Alors, en secret, sans être vu de personne, on se livrerait, en toute liberté, à ce soliloque si flatteusement émouvant ! — Comment faire ?.. comment faire ?.... »

Tel était l’étrange dada qu’enfourchait, troublé par les fumées des vins de France et d’Espagne, l’esprit, un peu fiévreux déjà, de l’honorable M. Redoux. Il considérait l’extrémité des montants, recouverte, ce soir-là, d’une petite housse qui dérobait la vue du couteau, — sans doute pour ne point choquer les personnes trop sensibles qui n’eussent pas tenu à le voir. Et, comme la lubie, cette fois, voulait être réalisée, une ruse lumineuse, surgie de la difficulté à vaincre, éclaira soudain l’entendement de M. Redoux :

— Bravo ! c’est cela !… murmura-t-il. — Ensuite, d’un appel, en allant cogner à la porte, je saurai bien me faire ouvrir. J’ai mes allumettes ; un bec de gaz, lueur tragique ! me suffira… Je dirai que je me suis endormi. Je donnerai une demi-guinée au garçon : ça vaudra bien ça.

La salle était déjà crépusculaire : un fanal d’ouvriers brillait seul, sur l’estrade, là-bas, — ceux-ci devant arriver au petit jour. Des paillons, des cristaux, des soieries jetaient des lueurs… Plus personne, sinon le garçon de fermeture qui s’avançait dans l’allée du Shakespeare. Se tournant donc vers son voisin, M. Redoux prit, subitement, une pose immobile ; son geste offrait une prise ; son chapeau, de bords larges, ses mains rougeaudes, sa figure enluminée, ses yeux mi-clos et fixes, les plis de sa longue redingote, toute sa personne roidie, ne respirant plus, sembla, elle aussi, et à s’y méprendre, celle d’un faux-passant. Si bien que, dans la presque totale obscurité, le garçon du musée, en passant près de M. Redoux, soit sans le remarquer, soit songeant à quelque acquisition nouvelle dont la Direction ne l’avait pas encore prévenu, lui donna, comme au voisin taciturne, un léger coup de plumeau, puis s’éloigna. L’instant d’après, les portes se refermèrent. M. Redoux, triomphant, pouvant, enfin, réaliser un de ses phantasmes, se trouvait seul dans les azurées ténèbres, semées d’étincellements, du salon de cire.

Se frayant passage, sur la pointe du pied, à travers tous ces vagues rois et reines, jusqu’à l’estrade, il en monta lentement les degrés vers la lugubre machine : le carcan de bois faisait face à toute la salle. Redoux ferma les yeux pour mieux se remémorer la scène de jadis, — et de grosses larmes ne tardèrent pas à rouler sur ses joues ! — Il songeait à celles qui furent toute la plaidoirie du vieux Malesherbes, lequel, chargé de la défense de son roi, ne put absolument que fondre en pleurs devant la « Convention nationale ».

— Infortuné monarque, s’écria Redoux en sanglotant, oh ! comme je te comprends ! comme tu dus souffrir ! — Mais on t’avait, dès l’enfance, égaré ! Tu fus la victime d’une nécessité des temps. Comme je te plains, du fond du cœur ! Un père de famille… en comprend un autre !… Ton forfait ne fut que d’être roi… Mais, après tout, moi, je fus bien MAIRE ! (Et le trop compatissant bourgeois, un peu hagard, ajoutait d’une voix hoquetante et avec le geste de soutenir quelqu’un : — Allons, sire, du courage !… Nous sommes tous mortels… Que Votre Majesté daigne…

Puis, regardant la planche et la faisant basculer :

— Dire qu’il s’est allongé là-dessus !… murmurait l’excellent homme. — Oui, nous étions, à peu près, de même taille, paraît-il : — et il avait mon embonpoint.

« C’est encore solide, c’est bien établi. Oh ! quelles furent, quelles durent être, veux-je dire, ses suprêmes pensées, une fois couché sur cette planche !… En trois secondes, il a dû réfléchir à… des siècles !

« Voyons ! M. Sanson n’est pas là : si je m’étendais — rien qu’un peu — pour savoir… pour tâcher d’éprouver… moralement…

Ce disant, le digne M. Redoux, prenant une expression résignée, quasi-sublime, s’inclina, doucement d’abord, puis, peu à peu, se coucha sur la bascule invitante : si bien qu’il pouvait contempler l’orbe distendu des deux croissants concaves, largement entrebâillés, du carcan.

— Là ! restons là ! dit-il, et méditons. Quelles angoisses il dut ressentir !

Et il s’épongeait les yeux, de son mouchoir.

La planche formait rallonge, sur un plan incliné vers les montants. Redoux, pour s’y installer plus commodément, fit un léger haut-le-corps qui amena, glissante, cette planche, jusqu’au bord du carcan. De telle sorte que, ce hasard le favorisant encore, l’ancien maire se trouva, tout doucement, le col appuyé sur la demi-lune inférieure.

— Oui ! pauvre roi, je te comprends et je gémis ! grommelait le bon M. Redoux. Et il m’est consolant de songer qu’une fois ici tu ne souffris plus longtemps !

À ce mot, et comme il faisait un mouvement pour se relever, il entendit, à son oreille droite, un bruit sec et léger. Grrick ! C’était la demi-lune supérieure qui, secouée par l’agitation du contribuable, était venue, glissante aussi, s’emboîter sans doute en son ressort, emprisonnant, par ainsi, la tête de l’ex-fonctionnaire.

L’honorable M. Redoux, à cette sensation, se mut, à tort et à travers ; mais en vain : la chose avait fait souricière. Ses mains tâtaient les montants, — mais, où trouver le secret pour se libérer ?

Chose singulière, ce petit incident le dégrisa, tout à coup. Puis, sans transition, sa face devint couleur de plâtre et son sang parcourut ses artères avec une horrible rapidité ; ses yeux, à la fois éperdus et ternes, roulaient, comme sous l’action d’un vertige et d’une horreur folle ; agité d’un tremblement, son corps glacé se raidissait ; les dents claquaient. En effet, troublé par sa lourde attaque de phantasmomanie, il s’était persuadé que, M. Sanson n’étant pas là, nul danger n’était à craindre. Et voici qu’il venait de songer qu’à sept pieds au-dessus de son faux-col et enchâssé en un poids de cent livres était suspendu le couteau ; que le bois était rongé des vers, que les ressorts étaient rouillés, et qu’en palpant ainsi, au hasard, il s’exposait à toucher le boulon qui fait tomber la chose !

Alors — sa tête s’en irait rouler aux pieds de cire de tous les fantômes qui, maintenant, lui semblaient une sorte d’assistance approbatrice ; car les reflets du fanal, en vacillant sur toutes ces figures, en vitalisaient l’impassibilité. On l’observait ! Cette foule aux yeux fixes paraissait attendre. — « À moi! » râla-t-il ; — et il n’osa recommencer, se disant, dans l’excès de ses affres, que la seule vibration de sa voix pouvait suffire pour… Et cette idée fixe ravinait son front livide, tirait ses bonnes bajoues généreuses ; des fourmillements lui couraient sur le crâne, car, en ce noir silence et devant la hideuse absurdité d’un tel décès, ses cheveux et sa barbe commençaient graduellement à blanchir (les condamnés, durant l’agonie de la toilette, ont offert, maintes fois, ce phénomène). Les minutes le vieillissaient comme des jours. À un craquement subit du bois, il s’évanouit. Au bout de deux heures, comme il revenait à lui, le froid sentiment de sa situation lui fit savourer un nouveau genre d’intime torture, jusqu’au moment où le soudain grattement d’une souris lui causa une syncope définitive.


Au rouvrir des yeux, il se trouva, demi-nu, en un fauteuil du musée, entouré de garçons et d’ouvriers qui le frottaient de linges chauds, lui faisaient respirer de l’alcali, du vinaigre, lui frappaient dans les mains.

— Oh !… balbutia-t-il, d’un air égaré, à la vue de la guillotine sur l’estrade.

Une fois un peu remis, il murmura :

— Quel rêve ! oh ! la nuit — sous… l’épouvantable couteau !

Puis, en quelques paroles, il ébaucha une histoire : « Mû par la curiosité, il avait voulu voir : la planche avait glissé, le carcan l’avait saisi — et… il s’était trouvé mal. »

— Mais, monsieur, lui répondit le garçon du musée, — (le même qui l’avait épousseté la veille), — vous vous êtes alarmé sans motif.

— Sans motif !!… articula péniblement Redoux, la gorge encore serrée.

— Oui : le carcan n’a pas de ressorts et ce sont les coins, en se touchant, qui ont produit le bruit ; en vous y prenant bien, vous pouviez le soulever — et, quant au couteau…

Ici le garçon, montant sur l’estrade, enleva, du bout d’une perche, la housse vide :

— Il y a deux jours qu’on l’a porté à revisser.

À ces paroles, M. Redoux, se redressant sur ses jambes, et s’affermissant, regarda, bouche béante.

Puis, s’apercevant dans une glace, lui, vieilli de dix années, — il donna, en silence, avec des larmes cette fois sincères, trois guinées à ses libérateurs.

Cela fait, il prit son chapeau et quitta le musée.

Une fois dans la rue, il se dirigea vers l’hôtel, y prit sa valise. — Le soir même, à Paris, il courut se faire teindre, rentra chez lui — et ne souffla jamais un mot de son aventure.


Aujourd’hui, dans la haute position qu’il occupe à l’une des Chambres, il ne se permet plus un seul écart du régime qu’il suit contre sa tendance au phantasme.

Mais l’honorable leader n’a pas oublié sa nuit lamentable.

Il y a quatre ans, environ, comme il se trouvait dans un salon neutre, au milieu d’un groupe où l’on commentait les doléances de certains journaux sur le décès d’un royal exilé, l’un des membres de l’extrême-droite prononça tout à coup les excessives paroles suivantes — car tout se sait ! — en regardant au blanc des yeux l’ex-maire de la localité du centre :

— « Messieurs, croyez-moi ; les rois, même défunts, ont une manière… parfois bien dédaigneuse… de châtier les farceurs qui osent s’octroyer l’hypocrite jouissance de les plaindre ! »

À ces mots, l’honorable M. Redoux, en homme éclairé, sourit — et changea la conversation.