De la Divination des démons
1. Un matin, pendant nos saints jours d’octaves[2], un certain nombre de nos frères laïques se trouvaient chez moi réunis au lieu habituel de nos séances, quand la conversation tomba sur notre sainte religion comparée à cette science si présomptueuse des païens, qu’on nous présente comme étonnante et vraiment sérieuse. J’ai cru devoir rédiger par écrit et même compléter les souvenirs que cette conversation m’a laissés. Je tairai cependant le nom de mes honorables contradicteurs, bien qu’ils fussent de vrais chrétiens, et que leurs objections eussent plutôt pour but d’arriver à mieux connaître ce qu’il faut répondre aux païens.
On traitait donc de la divination des démons, et l’on prétendait que je ne sais quel individu avait prédit la destruction du temple de Sérapis, qui réellement eut lieu dans la ville d’Alexandrie. — Rien d’étonnant, répondis-je, que les démons aient pu savoir et prédire le renversement de leur temple et de leur idole, ainsi que maints autres faits ; ils l’ont pu dans la mesure où il leur est permis de connaître l’avenir et de l’annoncer.
2. Ainsi, me fut-il aussitôt répliqué, ainsi les divinations de ce genre ne sont point un mal, et Dieu ne les réprouve point ; si elles étaient coupables et mauvaises, ni sa toute-puissance ni sa justice ne les permettraient.
Je répondis : De ce qu’un Dieu tout-puissant et infiniment juste les permet, ce n’est pas, ce semble, une raison pour les déclarer conformes à la justice. Bien d’autres faits sont manifestement injustes, tels que les homicides, les adultères, les vols, les rapines et tous les autres crimes semblables ; bien que certainement ils déplaisent à ce Dieu juste au seul titre de leur injustice, ils n’en arrivent pas moins avec sa permission, par un décret infaillible de sa haute sagesse, qui certes ne leur garantit point l’impunité, mais au contraire prononce la damnation de ceux dont le crime offense sa souveraine justice.
3. Une objection m’attendait : La toute-puissance et la justice de Dieu sont hors de doute ; mais ces sortes de péchés sont purement humains, puisqu’ils ne s’attaquent qu’à la société humaine ; Dieu n’y attache donc pas d’importance au moment où ils se commettent, et c’est pour cela qu’ils peuvent être commis ; car évidemment ils seraient impossibles, sans la tolérance du Tout-Puissant. Quant à ces faits, au contraire, qui blesseraient directement la religion même, on ne croira jamais que Dieu les méprise. Par suite, ils ne peuvent arriver, si Dieu ne les approuve, et l’on ne peut les regarder comme mauvais.
À cette difficulté, j’ai répondu : Dites donc plutôt qu’il les désapprouve aujourd’hui, puisque nous voyons tomber temples et idoles, et que les sacrifices qui ont lieu aujourd’hui, sont punis aussitôt. En effet, comme vous prétendez qu’autrefois il leur a fallu l’approbation de Dieu pour pouvoir se produire, et que par suite ils sont légitimes puisque la souveraine Justice les agrée, ainsi peut-on dire que, s’ils ne lui déplaisaient point, ils n’auraient pas subi cette proscription, cette abolition, ce châtiment. Ainsi, enfin, supposé qu’autrefois ils étaient irrépréhensibles, par la raison qu’ils plaisaient au Dieu souverainement juste, avouez que maintenant ils seraient coupables, puisque Dieu, ordonnant ou permettant qu’on les abolisse, c’est une preuve qu’ils lui déplaisent.
4. On me répliquait que de nos jours ces actes sont injustes, mais non point mauvais cependant ; injustes, puisqu’ils attaquent une loi qui les proscrit ; non point mauvais toutefois, puisque s’ils étaient un mal, ils n’auraient jamais dû plaire à Dieu ; et que s’ils lui avaient toujours déplu, jamais ils n’auraient existé, car ils n’auraient pas été tolérés par Celui qui peut tout, par Celui qui ne méprisera jamais des faits pareils, assez importants et assez graves pour attaquer la religion même et le culte de Dieu, s’ils sont coupables.
Eh bien ! dis-je alors, si vous n’y voyez aucun mal sous prétexte que le Tout-Puissant, en laissant faire, montre assez qu’il approuve, comment sera-t-il permis et bon de les interdire et de les abolir ? Car, s’il n’est pas bien d’abolir ce qui plaît à Dieu, sa toute-puissance ne devrait pas permettre cette abolition. En détruisant ainsi ce qui plaît à Dieu, les hommes, en effet, attentent au culte qui honore le vrai Dieu. Or, si sa toute-puissance laisse s’accomplir cette abolition supposée coupable, vous ne devez donc pas justifier les faits eux-mêmes, sous le prétexte que le Tout-Puissant les permet.
5. On me dit alors qu’il fallait bien accorder que ces faits sont maintenant coupables. On alla plus loin ; ils ont cessé de se produire, me dit-on, parce qu’ils déplaisent maintenant au Tout-Puissant ; mais ils lui ont agréé à l’époque où ils se produisaient. Nous ne savons pas pourquoi ils lui étaient alors agréables, et pourquoi ils lui déplaisent aujourd’hui ; mais une chose est certaine du moins : c’est que jadis ils n’auraient point eu lieu, s’ils n’avaient point agréé au Tout-Puissant, et qu’ils n’auraient point fini de nos jours, s’ils n’avaient point cessé de plaire à sa toute-puissance.
Pourquoi donc, répliquai-je aussitôt, pourquoi des actes semblables s’opèrent-ils en secret, de nos jours mêmes, tantôt cachés à tout jamais, tantôt surpris et châtiés, — s’il est vrai que le Tout-Puissant ne permette aucun acte de ce genre qui ne plaise à sa souveraine justice ? Car une chose injuste ne peut jamais plaire à Celui qui est juste par excellence.
On me répondit en niant absolument l’existence d’actes semblables à notre époque. Les rites décrits dans les livres Pontificaux ne s’accomplissent plus aujourd’hui, me dit-on ; alors, au contraire, ils avaient lieu légitimement ; alors ils plaisaient évidemment à Dieu, par cela seul que, tout-puissant et juste, il laissait tout faire. Que si maintenant quelques-uns de ces sacrifices défendus se font clandestinement et contrairement aux lois, ils ne peuvent être comparés avec ces rites Pontificaux des cérémonies sacrées ; bien plus, il faut les ranger parmi les rites nocturnes ; et toutes ces opérations illicites sont proscrites et condamnées par les livres Pontificaux eux-mêmes. Ma réponse fut : Pourquoi Dieu permet-il même ces faits irréguliers, s’il est vrai qu’il ne méprise aucun des actes attentatoires à la religion ? Ces faits eux-mêmes doivent inquiéter le ciel ; c’est un aveu que sont forcés de faire ceux-là surtout qui estiment les livres Pontificaux jusqu’au point de regarder comme défendu de Dieu ce que ces livres défendent. À quel titre, dès lors, Dieu les défend-il, sinon comme lui étant désagréables ? Et sa défense ne montre-t-elle pas non-seulement qu’il les désapprouve, mais encore qu’il en a souci, loin de les couvrir d’un mépris absolu ? Concluez plutôt que certains faits sont condamnés par sa justice, bien que permis par sa toute-puissance.
6. Après ces explications, on m’accorda qu’il ne fallait pas juger une œuvre, en général, comme juste et bonne, par la seule raison que le Tout-Puissant la laissait passer, bien qu’elle lui déplaise. On convint même d’avouer que les œuvres détestables qui attaquent directement le culte de Dieu, se trouvent tout ensemble et désapprouvées par la Souveraine Justice et permises par la Toute-Puissance en considération du jugement à venir. On demanda dès lors à traiter un point nouveau ; à savoir d’où viennent les divinations prophétiques des démons, ou de ces êtres, quels qu’ils soient, que les païens appellent leurs dieux. Il importait, disait-on, d’examiner si ces faits sont légitimes, non plus parce que la Toute-Puissance les autorise, mais parce qu’en eux-mêmes ils sont tellement sérieux, qu’on ne peut les attribuer qu’au pouvoir même de Dieu. — Je promis de répondre à ces différentes questions, mais plus tard seulement, parce que l’heure me pressait pour une réunion des fidèles ; et, dès que je trouvai le temps d’écrire, je ne différai point de rédiger notre première conversation, et d’y ajouter ce qui suit.
7. Telle est la nature des démons, que leur corps aérien jouit d’une sensibilité bien supérieure à celle des corps terrestres ; et que ce même corps aérien est doué d’une si grande facilité de mouvement, que sa rapidité non-seulement surpasse celle des hommes et des animaux sauvages, mais qu’elle remporte incomparablement sur le vol des oiseaux mêmes. Grâce à ces deux facultés inhérentes à ce corps aérien, c’est-à-dire, grâce à ces sens plus exquis et à ces mouvements plus rapides, ils savent avant nous bien des choses qu’ils prédisent ou révèlent, au grand étonnement des hommes, dont le sens tout terrestre est bien plus alourdi. Ajoutez que les démons, à la faveur de la durée si longue de leur vie toujours persévérante, ont acquis l’expérience des choses, bien plus que ne peuvent la posséder les humains dont la vie est si courte. Aidés de ces forces propres à la nature de leur corps aérien, les démons non-seulement prédisent plusieurs événements futurs, mais ils opèrent maintes œuvres merveilleuses. Et comme les humains sont incapables de telles prédictions et de telles opérations, il se voit des gens qui regardent les démons comme dignes d’être servis, et de recevoir même les honneurs divins ; et ces gens obéissent surtout à l’instigation de ce vice de la curiosité qui leur fait aimer un bonheur faux et terrestre et une supériorité mondaine.
Quant aux hommes qui se maintiennent purs de ces mauvaises passions, loin de se laisser abuser et captiver par elles, ils ne cherchent, ils n’aiment que le bien immuable et dont la participation doit les rendre heureux. Partant de là, ils commencent par se convaincre que, pour être doués de sens plus pénétrants qu’ils doivent uniquement à leur substance aérienne, à l’élément plus subtil de leur corps, les démons ne possèdent pour cela sur l’homme aucune supériorité véritable. En effet, en se comparant avec des corps terrestres, ils n’iront pas se placer au-dessous des bêtes, bien que chez elles les sens soient tout autrement pénétrants que chez nous. Ainsi, la sagacité du chien sait découvrir, grâce à son flair exquis, le gibier qui se cache, et c’est l’animal même qui sert comme de guide à l’homme pour s’en saisir ; non certes qu’il ait une âme plus que la nôtre développée et intelligente, mais seulement un sens physique plus pénétrant. Ainsi, encore, le vautour se précipite à tire d’ailes vers le cadavre le plus éloigné. Ainsi l’aigle planant dans le ciel aperçoit, dit-on, de cette grande hauteur, le poisson qui nage sous les flots ; et, tombant brusquement sur les eaux, déployant et ses jambes et ses serres, il se saisit de sa proie. Ainsi, enfin, nombre d’autres animaux rencontrent sous leurs pas errants des herbes nuisibles semées au hasard dans leurs pâturages, et ne touchent à aucune de ces plantes dangereuses, tandis qu’à grand’ peine l’expérience instruit l’homme à les éviter, et qu’il redoute bien des aliments innocents, parce qu’il ne les a pas essayés. De là il est aisé de conjecturer combien plus vifs encore doivent être les sens de corps aériens, sans que pour cela jamais homme sage n’assigne aux démons la supériorité sur les gens de bien. — Je pourrais dire la même chose à l’endroit de la vitesse des corps : en cette faculté, les hommes sont tellement inférieurs, non-seulement aux oiseaux, mais à un grand nombre de quadrupèdes, qu’on nous jugerait lourds comme le plomb en comparaison de leur rapidité. Et toutefois nul ne se placera au-dessous de ces races d’animaux pour cette mince raison ; nul n’oubliera que, pour les prendre, les apprivoiser, les plier à notre usage ou à notre caprice, la raison et non la force physique suffit à notre entreprise.
Quant à la troisième faculté des démons, à cette longue expérience qui leur a fait apprendre mille choses dont ils ont la prescience et font la prédiction, c’est un avantage que méprise quiconque s’étudie soigneusement à tout juger d’après les pures lumières de la vérité. Dans ces conditions, un jeune adolescent, vraiment honnête, ne se croira pas inférieur à un détestable vieillard qui, pour avoir beaucoup expérimenté, aura l’air d’en savoir plus que lui ; et quand même des médecins, des navigateurs, des agronomes se mettraient en parallèle avec lui, s’ils ont une âme dépravée et des mœurs coupables, le jeune homme sage ne les préférerait pas à lui-même, pour ce motif que les maladies, les orages, la science des arbustes ou des plantes leur donnent lieu de faire de telles prédictions que, vu son inexpérience de ces choses, ils posent en prophètes devant lui.
8. Or, comme les démons ne se contentent pas de prédire quelques faits à venir ; comme ils opèrent encore certains actes étonnants, grâce sans doute à la perfection de leur corps, faut-il moins pour cela qu’un homme sage les méprise, lui qui voit tant d’individus pervers et misérables exercer à tel point leurs membres, déployer tant d’habileté dans leurs différentes professions, que ceux qui n’y sont point initiés ou n’en ont pas été témoins peuvent à peine croire aux faits qu’on en raconte ? Quelles merveilles n’ont point exécutées les funambules et les artistes de théâtre ! Quels prodiges sortent des mains d’ouvriers et surtout de mécaniciens ! Sont-ils pour cela meilleurs que les gens de bien, en qui reluisent la sainteté et la piété ?
J’ai rappelé ces exemples, afin que l’observateur qui les étudiera sans prévention opiniâtre ni vain esprit de dispute et de contradiction, arrive de lui-même à faire le raisonnement suivant : Des matières infimes et grossières, telles que le corps humain, ou telles que la terre et l’eau, les pierres, les bois, les divers métaux, peuvent enfanter des prodiges dans les mains de certains hommes, à ce point que les gens incapables d’en faire de pareils, pénétrés de stupeur, les appelleront divins, en les comparant avec eux-mêmes. Malgré cela, toujours les uns gardent leur supériorité professionnelle, tandis que les autres conservent la supériorité de leurs vertus. Combien donc de merveilles, et plus difficiles et plus étonnantes, les démons pourront-ils exécuter par la force et par la souplesse du plus subtil des corps, je veux dire, de leur substance aérienne ; bien que la dépravation de leur volonté et surtout leur étalage d’orgueil et la noirceur de leur jalousie les constituent toujours esprits impurs et immondes ! — Il serait trop long de démontrer quelle puissance cet air, cause de leur force corporelle, possède pour agir invisiblement sur maintes choses visibles, pour les mouvoir, les changer, les bouleverser. Je pense, d’ailleurs, qu’après un instant de réflexion, il est facile de se l’imaginer.
9. Les choses étant ainsi, il faut savoir tout d’abord, en cette question de la divination par les démons, que le plus souvent ils prédisent ce qu’eux-mêmes doivent faire. Car souvent ils reçoivent le pouvoir d’envoyer les maladies, de rendre l’air malsain en l’infectant, de conseiller le mal aux hommes déjà pervertis ou trop amis des avantages terrestres, et dont les tristes mœurs leur donnent la certitude d’un consentement absolu à leurs perfides conseils. Et ces suggestions, ils les produisent par mille procédés aussi étonnants qu’invisibles, en pénétrant par leurs corps si subtils dans les corps des hommes qui ne s’en doutent point, en se mêlant à leurs pensées par des images et des fantômes dans l’état de veille ou dans le sommeil.
Quelquefois aussi leur prédiction n’a pas pour objet ce qu’ils font eux-mêmes, mais ce dont ils présagent l’avenir d’après certains signes naturels, signes que nos sens humains ne peuvent percevoir. On ne regardera pas comme un devin, par exemple, le médecin qui prévoit certains faits que ne voit point d’avance l’homme étranger à son art. Or, faut-il s’étonner que comme le médecin prévoit d’après une perturbation ou d’après une amélioration du tempérament humain, notre santé à venir, bonne ou mauvaise ; ainsi le démon, d’après certaine disposition ou règle de l’air qu’il connaît, lui, et qui nous échappe, prévoie les variations du temps ?
Parfois même, les démons apprennent très-facilement les dispositions intimes des hommes[3], non-seulement quand notre langue les déclare, mais même quand notre pensée les a simplement conçues, si toutefois certains signes de notre corps les ont exprimées et trahies hors de notre esprit. De là, bien des prédictions de choses à venir, étonnantes pour d’autres personnes qui ne connaissent pas ces dispositions secrètes. En effet, comme un mouvement trop vif de notre âme se reflète sur notre visage, de façon que nos semblables reconnaîtront à ces traits extérieurs ce qui se passe en notre intérieur ; ainsi ne doit-il pas paraître incroyable que des pensées même plus calmes donnent sur notre corps certains signes que le sens moins délicat des hommes ne peut saisir, tandis qu’il peut l’être par le sens bien plus pénétrant des démons.
10. Avec cette faculté si puissante, les démons font quelques prédictions, sans jamais approcher, même de loin, de cette hauteur prophétique à laquelle Dieu élève ses saints anges et ses prophètes. Car si les malins esprits annoncent d’avance quelque chose des desseins de Dieu, c’est qu’ils l’ont entendu pour l’annoncer ; et quand ils prédisent ainsi ce qu’ils entendent par cette voie, ils ne sont ni trompés ni trompeurs, puisque les oracles angéliques ou prophétiques sont infaillibles. On aurait tort, au surplus, de trouver inconvenantes ces quelques prédictions qu’il est donné aux démons d’entendre et de nous répéter : une chose qu’on dit pour la faire savoir à tous, peut, sans inconvenance, passer par la bouche non-seulement des bons, mais des méchants eux-mêmes. Ne voyons-nous pas, dans la société, les hommes pervers aussi bien que les justes célébrer les maximes de la saine morale ? Et, loin de perdre son prestige sur les lèvres de gens qui la contredisent par leurs mœurs dépravées, la vérité y gagne d’être plus connue, plus en renom, quand ils disent ce qu’ils en savent. — Dans leurs autres prédictions, au contraire, les démons, la plupart du temps, sont trompés et trompeurs. Ils sont trompés, parce qu’au moment où ils révèlent leurs intentions, un ordre imprévu part d’en haut qui bouleverse tous leurs desseins. C’est ainsi que quand des subalternes méchants prennent certaines dispositions qu’ils espèrent ne devoir pas être entravées par leurs supérieurs, et qu’ils s’engagent ainsi à réaliser, il arrive, au contraire, que ceux-ci, aux mains desquels est le pouvoir principal, empêchent tout à coup par un ordre suprême le fait déjà arrangé et préparé. Ils sont trompés, encore, lorsque, comme nos médecins, nos navigateurs, nos agriculteurs, et même avec une sagacité et une pénétration beaucoup plus habiles et plus subtiles, puisque leur nature jouit de sens plus fins et plus exercés, ils prédisent certains événements d’après la science de leurs causes naturelles ; ces événements, en effet, sont changés d’une façon soudaine et imprévue et subissent une disposition nouvelle et inconnue aux démons, par le ministère des anges, pieux serviteurs du Dieu suprême. Ainsi un accident extérieur vient frapper de mort un malade auquel un médecin avait promis la vie, d’après certains symptômes antérieurs et vraiment favorables. Ainsi encore, prévoyant l’état de l’atmosphère, quelque navigateur avait pu prédire une longue durée à ce vent d’orage auquel Notre-Seigneur, embarqué avec ses disciples, commanda de s’apaiser, « et un grand calme régna sur-le-« champ »[4] ». C’est enfin comme si un agriculteur garantissait pour telle année la fécondité heureuse d’une vigne, d’après la connaissance qu’il a de la nature du terrain et de la quantité des bourgeons ; et que cependant, cette année même, la vigne fût desséchée par l’état imprévu d’un ciel inclément ou arrachée par ordre supérieur. Pareillement nombre de faits sont soumis à la prescience des démons et peuvent être prédits par eux, parce que des causes d’un ordre inférieur et ordinaire permettent de les prévoir dans l’avenir ; mais ces mêmes faits sont empêchés et changés par des causes majeures et plus secrètes.
D’autre part, les démons nous trompent aussi, pour le seul plaisir de tromper, et par cet esprit d’envie qui les fait se réjouir de nos erreurs. Mais pour ne pas perdre auprès de leurs sectaires leur crédit et leur autorité, ils font en sorte que la faute, quand ils sont trompés ou qu’ils ont menti, soit attribuée à leurs interprètes et à ceux qui font métier de conjecturer d’après leurs signes.
11. Où donc est la merveille, si à l’heure imminente, et d’ailleurs depuis si longtemps prédite par les prophètes du vrai Dieu, où devaient tomber les temples et les idoles, le démon Sérapis a fait connaître l’événement tout prochain à quelqu’un de ses adorateurs, pour recommander ainsi son fantôme de divinité, au moment même de sa retraite ou de sa fuite ?
Ils sont chassés, en effet, lui et ses pareils ; ou bien, par les ordres suprêmes, ils sont enchaînés et arrachés des lieux mêmes de leur domaine, afin que sur les choses sujettes jusqu’alors à leur empire et servant à leur culte, désormais s’accomplisse la volonté de Dieu, qui, depuis tant de siècles, a prédit cette révolution comme devant s’opérer chez tous les peuples et qui a même commandé qu’elle s’exécutât par la main de ses fidèles. Or, pourquoi le démon n’aurait-il pas eu la permission de prédire un coup dont il se savait déjà menacé ? En effet cette prédiction de sa ruine était attestée par les Prophètes qui l’avaient écrite tout au long ; Dieu d’ailleurs, l’avait donnée à pressentir aux hommes sages en leur recommandant de se garer des fourberies des démons et de fuir leur culte. Ces malins esprits, après avoir, pendant de longs siècles, gardé le silence dans leurs temples sur des faits dont ils ne pouvaient ignorer la prédiction par les Prophètes, comprirent leur prochain accomplissement et voulurent se donner l’air de les prédire, de peur de passer pour des ignorants et des vaincus. Cette ruine avait donc été depuis longtemps et prédite et écrite ; et pour n’en point donner d’autres preuves, je ne citerai que ces paroles du prophète Sophronie : « Dieu prévaudra contre eux, il exterminera tous les dieux des nations de la terre, et lui-même sera adoré par chacun dans son pays, par toutes les îles des nations[5] ».
Or, de deux choses, l’une :
1o Vénérés dans les temples des Gentils, peut-être les démons ne croyaient-ils pas à l’accomplissement de ces oracles, et c’est pour cela qu’ils ne voulurent pas les publier par leurs devins et leurs illuminés fanatiques. C’est ainsi qu’un de leurs poëtes nous montre Junon n’ayant point une foi absolue à ce que Jupiter avait prédit sur le mont de Turnus.
Cette Junon, que l’on aime à nommer chez eux la puissance de l’air, parle ainsi dans Virgile : « Aujourd’hui un bien rude coup menace la tête innocente de Turnus ; ce coup, je le vois venir, ou je m’abuse. Ah ! puissé-je être le jouet de vaines alarmes ! Et vous, qui le pouvez, que ne changez-vous en l’adoucissant un arrêt si rigoureux[6] ! » — Je dis donc : Ou bien ces prédictions, qu’ils savaient avoir été faites par les prophètes, les démons, ces puissances aériennes, doutant de leur accomplissement, les regardaient comme simplement possibles, et, par suite, ils ne voulurent point en publier l’oracle ; — et ce silence donne la mesure de leur caractère ;
2o Ou bien, au contraire, sachant à n’en point douter qu’elles se réaliseraient, ils se sont tus dans leurs temples pour cette raison même, de peur de se voir dès lors abandonnés et méprisés par les hommes intelligents, puisque le renversement de leurs temples et de leurs idoles eût été attesté par les prophètes mêmes qui défendaient de les honorer.
Mais, de nos jours, le temps était venu où déjà s’accomplissaient les oracles des prophètes de ce Dieu unique, qui déclare les démons autant de faux dieux et interdit très-sévèrement leur culte : pourquoi, dès lors, connaissant le décret de leur ruine, les démons n’auraient-ils pas reçu la permission de la prédire et de montrer ainsi avec évidence ou qu’ils n’y ont point cru auparavant, ou qu’ils ont craint de l’annoncer à leurs adorateurs ? Et cette prédiction, enfin, dans leur intention, ne prouvait-elle pas que n’ayant désormais rien à faire de mieux, ils ont voulu du moins se montrer devins habiles, et à l’heure même où les faits venaient les convaincre d’avoir longtemps usurpé les honneurs divins ?
12. Toutefois les adorateurs qui leur restent encore prétendent que certains de leurs livres contiennent ces prédictions. On aurait droit de croire, il est vrai, qu’elles ont été fabriquées d’après les événements mêmes, puisque, si elles étaient authentiques, leurs temples auraient dû, depuis si longtemps, les faire connaître à leurs peuples. Ainsi agit-on, en effet, non-seulement dans nos églises, à nous ; mais, ce qui est un témoignage plus écrasant encore, contre tous nos ennemis, ainsi agissent les synagogues des Juifs, qui les donnent à lire de toute antiquité et en toute clarté. Cependant les quelques pauvres prédictions que l’on produit si rarement et à la dérobée, ne nous doivent point étonner, supposât-on qu’on ait pu extorquer de quelque démon un aveu fait à ses adorateurs, un secret que lui-même avait appris par les prédications des prophètes ou par les oracles des anges. Pourquoi ce fait serait-il impossible, puisqu’il n’attaque pas et qu’il atteste au contraire la vérité ? Un seul oracle leur doit être demandé comme valide contre nous ; mais ils ne l’ont jamais produit ; mais ils n’essaieront jamais de le produire à moins de le fabriquer : c’est de nous montrer leurs dieux comme ayant osé rien prédire ou dire même par leurs devins contre le Dieu d’Israël. Ce Dieu, leurs écrivains les plus savants, qui ont pu tout lire et connaître, ont demandé qui il était, plutôt qu’ils n’ont eu le pouvoir de nier sa divinité. Or, au contraire, ce Dieu dont aucun d’eux n’a osé nier le titre de Dieu véritable, et qu’une négation si hardie n’empêcherait pas de les punir comme ils le méritent, outre que des faits certains la convaincraient de mensonge ; ce Dieu, oui, dont aucun d’eux, je l’ai dit, n’a osé nier qu’il fût le Dieu véritable, les a traités de divinités fausses qu’on doit abandonner ; temples, idoles, culte, il veut, par ses vrais devins, c’est-à-dire par ses Prophètes, que tout s’écroule ; son arrêt publiquement l’a prédit ; sa puissance publiquement l’a commandé ; sa vérité publiquement l’a accompli. Aussi, quel homme sera désormais fou, jusqu’à ne pas donner tout son culte de préférence à Celui que les dieux mêmes qu’il honorait ne lui défendent point d’honorer ? Et, dès qu’il commencera à lui porter son hommage, il le refusera bien certainement à ceux qu’un Dieu qu’il honore lui défend d’honorer.
13. Que lui-même, au contraire, dût enfin recevoir le culte des nations, heureuses de bannir les fausses divinités qu’elles honoraient auparavant, c’est un fait prédit par les prophètes, comme je l’ai rappelé déjà et comme j’aime à le redire encore : « Le Seigneur prévaudra contre eux, est-il dit ; il exterminera les dieux des nations de la terre, et c’est lui qui sera adoré par chacun dans son pays, par toutes les îles des nations[7] » . — Ce ne seront pas les îles seulement, mais toutes les nations si bien au complet que toutes leurs îles mêmes voudront l’adorer ; d’autant plus qu’en un autre livre sacré, l’Ecriture ne mentionne pas les îles, mais le monde habité tout entier : « La terre dans toute son étendue se souviendra de ces choses et se convertira au Seigneur ; et tous les peuples différents des nations seront dans l’adoration en sa présence, parce que la vraie royauté appartient au Seigneur ; à lui reviendra l’empire sur toutes les nations[8] ». L’accomplissement de ces prophéties par Jésus-Christ était annoncé assez évidemment par d’autres témoignages encore, et spécialement par ce même psaume auquel j’emprunte ces paroles. En effet, après nous avoir entretenus de sa Passion à venir, en disant par le Prophète dans les versets précédents : « Ils ont percé mes mains et mes pieds ; ils ont compté tous mes os ; ils se sont plu à me regarder et à me contempler ; ils ont partagé mes vêtements entre eux, et ils ont jeté ma robe au sort », presque aussitôt après ces plaintes, le Seigneur ajoute les paroles que j’ai citées : « La terre dans toute son étendue se souviendra de ces choses et se convertira ».
D’ailleurs, le texte que j’ai cité en premier lieu, où vous lisez : « Le Seigneur prévaudra contre eux, il exterminera tous les dieux de la terre », ce texte, par ce seul mot « il prévaudra », est déjà une prophétie d’un double fait, à savoir : des combats que les païens devaient livrer à l’Église, de ces persécutions à outrance contre le nom chrétien, pour l’effacer entièrement de ce monde, s’il eût été possible ; — puis de la victoire que le Seigneur remporterait sur eux par la patience de ses martyrs et la grandeur des miracles qui amèneraient enfin tous les peuples à la vraie foi. C’est le sens de l’expression : « Le « Seigneur prévaudra contre eux ». Il ne serait point dit que Dieu dût prévaloir contre eux, si eux-mêmes n’avaient pas dû lui résister en l’attaquant. Aussi le Psalmiste l’avait ainsi prophétisé :
« Pourquoi les nations ont-elles frémi, et pourquoi les peuples ont-ils formé de vains complots ? Les rois de la terre se sont levés, et les princes se sont assemblés contre le Seigneur et contre son Christ ». — Mais il ajoute bientôt : « Le Seigneur m’a dit : Vous êtes mon fils ; je vous ai engendré aujourd’hui. Demandez-moi, et je vous donnerai les nations pour votre héritage et j’étendrai votre empire jusqu’aux extrémités de la terre[9] ». C’est ce qui dictait déjà les paroles précitées d’un autre psaume : « La terre dans toute son étendue se souviendra de ces choses et se convertira au Seigneur » . — Ces prophéties majestueuses annonçaient évidemment un fait réalisé par Jésus-Christ, à savoir, que le Dieu d’Israël, par nous reconnu comme le seul vrai Dieu, serait honoré bientôt non pas seulement dans cette unique nation qui s’est appelée Israël, mais par tous les peuples, et que tous les faux dieux des nations seraient par lui arrachés et de leurs temples, et des cœurs mêmes de leurs adorateurs.
14. Qu’ils viennent maintenant, ces vaincus ; et qu’en face de la religion chrétienne et contre le culte du vrai Dieu, ils osent batailler encore en faveur de veilleries puériles, afin de périr sans doute avec quelque bruit. Car le psaume leur prédit encore ce sort misérable, et voici les paroles du Prophète :
« Vous vous êtes assis sur votre trône, vous qui jugez selon la justice. Vous avez condamné les nations, et l’impie a péri ; vous avez effacé leur nom pour toute l’éternité et pour les siècles des siècles. Les armes de l’ennemi ont perdu leur force pour toujours et vous avez détruit leurs villes. Leur mémoire a péri avec grand bruit ; mais le Seigneur demeure éternellement[10]. Il faut absolument que tout cela s’accomplisse ; et si ce petit nombre d’ennemis qui survivent osent encore vanter leurs doctrines gonflées de vent, et se moquer des chrétiens comme d’ignorants inhabiles, nous ne devons pas être surpris de cette accusation, puisque nous y voyons se réaliser une prophétie de plus.
En effet, cette inhabileté, cette folie des chrétiens, où se dévoile la plus haute, la seule véritable sagesse aux yeux des humbles et des saints, qui l’étudient avec amour : oui, c’est elle, c’est cette prétendue folie des chrétiens qui a réduit leurs adversaires à n’être plus qu’une infime minorité, parce que, selon le mot de l’Apôtre : « Dieu a rendu insensée la sagesse de ce monde » ; aussi ajoute-t-il un trait admirable à qui sait le comprendre, quand il poursuit : « En effet, Dieu voyant que le monde avec la sagesse humaine, ne l’avait point connu dans les ouvrages de sa sagesse divine, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui. Car les Juifs demandent des miracles et les gentils cherchent la sagesse ; et nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, lequel est un scandale pour les Juifs, et une folie pour les Gentils ; mais il est la force de Dieu et la sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, soit Juifs, soit Gentils ; parce que ce qui paraît en Dieu une folie, est plus sage que la sagesse des hommes, et ce qui paraît en Dieu une faiblesse, est plus fort que toute la force des hommes[11] ».
Qu’ils se moquent donc, et de tout leur possible, de notre prétendue ignorance et de notre folie, et qu’ils vantent leur science et leur sagesse. Ce que je sais, c’est que nos insulteurs sont déjà moins nombreux cette année qu’ils ne l’étaient l’an dernier. Car depuis l’époque où les nations ont frémi, et où les peuples ont vainement comploté contre le Seigneur et contre son Christ, alors qu’ils versaient le sang des saints et qu’ils ravageaient l’Église, jusqu’au temps présent et dans les âges qui suivront, ils diminueront en nombre de jour en jour. Quant à nous, nous sommes fortifiés à l’infini contre leurs opprobres et leurs moqueries superbes, par les oracles de notre Dieu, que nous voyons sur ce point même, que nous sommes heureux de voir se vérifier toujours. Car c’est à nous qu’il déclare par son Prophète :
« Écoutez-moi, vous qui connaissez la justice ; vous, mon peuple, qui avez ma loi gravée dans vos cœurs ; ne craignez point les opprobres des hommes ; ne vous laissez pas vaincre par leurs outrages ; et s’ils vous méprisent aujourd’hui, ne faites pas grand cas de leur mépris. Car, comme les vêtements, ils seront usés par le temps ; et comme la laine, ils seront dévorés par les vers ; mais ma justice subsiste éternellement[12] ».
Qu’ils lisent cependant nos réflexions, s’ils daignent nous entendre ; et quand leurs objections arriveront à nos oreilles, autant que Dieu nous aidera, nous espérons y répondre.
- ↑ Écrit entre l’an 406 et l’an 411.
- ↑ D’autres passages du saint Docteur font mention des octaves solennelles de Pâques, Voir le sermon CCLX.
- ↑ Voir 2e livre des Rétractations, chap. XXX. Consultez aussi le 1er livre contre les Académiciens, chap. VI et VII, n. 16-21.
- ↑ Matt. VIII, 26.
- ↑ Sophon. II, 1.
- ↑ Énéïde, liv. X, 630-632 et suiv.
- ↑ Sophon. II, 1.
- ↑ Psal. XXI, 28-29, 17-19.
- ↑ Psal. II, 1, 2.
- ↑ Ps. IX, 5-8.
- ↑ I Cor. I, 20-25.
- ↑ Isaï. LI, 7, 8.