Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1920
31 décembre 1920
Ne nous payons pas de mots et ne nous faisons pas d’illusions. Depuis quinze jours, les ténèbres n’ont pas cessé de s’épaissir autour de nous :
Mi ritrovai per una selva oscura
Che la diritta via era smarrita.
C’est, d’abord, dans l’examen des questions financières, que les Chambres ont éprouvé l’angoisse de se sentir égarées au milieu de « questa selva selvaggia. » Les deux commissions des finances, placées en présence du budget de 1921, ont reculé d’effroi. Que leur proposait le gouvernement ? Vingt-deux milliards trois cent vingt-sept millions de dépenses dites ordinaires ; cinq milliards quatre cent quatre-vingt-dix-huit millions sept cent mille francs de dépenses dites extraordinaires, c’est-à-dire un total de dépenses de près de vingt-huit milliards pour l’année prochaine ; et dans cette somme formidable, ne figurait aucune des dépenses recouvrables sur l’Allemagne, c’est-à-dire qu’il n’y était compris ni les pensions militaires, ni les frais à payer, en 1921, pour la remise en état des régions dévastées, ni les secours et allocations des aux victimes de la guerre. Tous ces crédits, les plus nécessaires de tous et les plus sacrés, avaient été diminués, par rapport à cette année, de quatre milliards deux cent douze millions ; ils étaient cependant encore portés, dans un budget spécial, pour le chiffre de seize milliards cinq cent trente-neuf millions, et ils n’avaient d’autre gage que l’espérance des recouvrements promis par le traité de Versailles. En face de ces charges épouvantables, quelles étaient les ressources indiquées ? Dix-neuf milliards sept cent trente-cinq millions de recettes normales. Pas un centime de plus. En cherchant de toutes parts, on avait cru pouvoir ajouter sur le papier, comme ressources exceptionnelles, un milliard deux cent millions provenant de la liquidation des stocks, deux milliards six cent millions fournis par la contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre, un milliard quatre cent vingt-huit millions représentant le solde éventuel de la même contribution ; c’était tout, et le reste devait être demandé à l’emprunt ou laissé à la bienveillance du hasard.
Le Gouvernement n’avait pu faire mieux et il serait injuste de lui reprocher trop amèrement son impuissance. Le lourd fardeau des dettes de guerre et l’augmentation croissante du prix de la vie ne lui ont pas rendu la tâche facile. Lorsque le ministre des finances a commencé l’étude du budget de 1921, les administrations lui demandaient sans vergogne une augmentation de dépenses de cinq milliards et demi. La certitude du déficit est un si mot oreiller pour les ministères ! Dès que l’équilibre est rompu, il n’y a plus rien à ménager. Un peu plus, un peu moins d’emprunt, qu’importe ? L’État est grand seigneur et c’est élégance pour lui que d’avoir des créanciers. Le ministre des Finances trouva cependant exagérées ces prétentions administratives et il se donna pour tâche, nous dit-il dans l’exposé des motifs, d’éliminer, « par une sélection réfléchie, » tout ce qui n’était pas indispensable. Comment donc expliquer qu’après cette déclaration solennelle, le gouvernement ait tout à coup consenti, devant le froncement de sourcils des commissions parlementaires, à subir trois milliards de réductions nouvelles ? Si ces réductions sont acceptables et sérieuses, comment le ministre ne les avait-il pas découvertes au cours de sa sélection réfléchie? Et si elles ne sont qu’apparentes ou provisoires, pourquoi les fait-il siennes aujourd’hui ? L’avenir éclaircira peut-être ce mystère. Pour le moment, les commissions n’ont pu que remercier le gouvernement de ce présent inespéré.
Le budget de 1921 n’en est pas encore, par malheur, sensiblement amélioré, et, si nous n’y prenons garde, les difficultés qui pèsent sur l’exercice prochain s’aggraveront encore les années suivantes. Les ressources exceptionnelles que j’ai énumérées tout à l’heure ont, en effet, un caractère temporaire. Il ne faudrait pas que l’annualité budgétaire nous empêchât de considérer, dans leur ensemble, les budgets qui se succèdent. L’annualité n’est pas un principe; c’est, à certains égards, une garantie prise contre les abus administratifs; mais c’est aussi un expédient et une fiction. Les budgets ne sont pas des êtres distincts, indépendants les uns des autres, qui passent, sans se connaître et sans s’influencer, sous les yeux inquiets des contribuables. Ils sont, au contraire, reliés les uns aux autres par une chaîne sans fin et le moindre mouvement qui se produit dans un chaînon se répercute sur la série illimitée des années. Le déficit d’un exercice ne s’en va pas avec les vieilles lunes; il s’inscrit au compte des découverts du Trésor, il gonfle notre dette flottante, et il aggrave, par conséquent, le mal permanent de nos finances. Une politique prévoyante doit donc considérer, derrière le budget de l’année prochaine, ceux qu’il faudra dresser ensuite, et ne pas rejeter imprudemment sur demain les embarras d’aujourd’hui. Sans une implacable volonté d’économies, nous allons à des désastres. Le dernier emprunt a donné, nous répète-t-on, des résultats qui font grand honneur à l’activité de notre pays et à son esprit d’épargne. Cela est vrai. Mais les dépenses des derniers mois avaient presque entièrement dévoré, par avance, l’argent frais qu’ont apporté les souscripteurs, et, quel qu’ait été le succès de l’émission, notre trésorerie va, dans le mois de janvier, se retrouver fort à l’étroit. Les administrations publiques ne paraissent pas se rendre compte du péril. Les ministres continuent à multiplier les fonctionnaires; les fonctionnaires continuent à réclamer l’augmentation de leurs traitements; les services constructeurs se laissent entraîner à des majorations de prix trop souvent injustifiées; et, dans cette course générale à la dépense, personne n’ose plus crier : « Halte là! » ou du moins la voix de ceux qui ont encore ce courage se perd dans le tumulte joyeux des coureurs.
Les Chambres cependant se sont plus particulièrement préoccupées de deux points, sur lesquels le gouvernement a été invité à s’expliquer : ne pouvons-nous réaliser des économies en Orient? Ne pouvons-nous, en France même, alléger nos charges militaires?
À ces deux questions, M. Georges Leygues a répondu affirmativement. Il a exprimé l’espoir qu’un prompt rétablissement de la paix avec la Turquie nous permettrait de retirer progressivement nos troupes de Cilicie et qu’en Syrie nos dépenses seraient réduites au minimum par l’organisation d’administrations locales, dont les frais seraient imputés sur les revenus du pays et que nous nous bornerions à contrôler. Malheureusement on a déjà créé, pour la Syrie, un corps de fonctionnaires français très dispendieux et rien, en revanche, n’a encore été fait pour assurer sur place la perception régulière des impôts. Ceux d’entre nous qui souhaitent le plus vivement que, non seulement le grand Liban, mais la Syrie tout entière, reste sous l’influence de la France, doivent s’efforcer d’empêcher que de mauvaises méthodes ne viennent écraser nos budgets, inquiéter l’opinion et décourager la France dans les premiers efforts de sa politique orientale. Nous ne sommes dans le Levant, ni pour y annexer des territoires, ni pour y installer notre protectorat. Nous y sommes en vertu d’un mandat que, par application du traité de Versailles, nous avons reçu de la Société des Nations. Simple apparence, dit-on, et la réalité est que nous sommes les maîtres de la région. Pas du tout. En exécution de l’article 22 du pacte, le conseil de la Société a créé trois types de mandats, qu’il a désignés par les trois premières lettres de l’alphabet, et la catégorie A, dans laquelle rentrent notre mandat syrien, notre mandat libanais, et les mandats britanniques sur la Palestine et la Mésopotamie, comprend les États qui doivent rester indépendants et auxquels les Puissances mandataires ont simplement à prêter leur assistance. Nous n’avons donc pas même, en Asie Mineure, les droits de la catégorie B (administration sous certaines conditions par la Puissance mandataire), ni, à plus forte raison, ceux de la catégorie C (pays administrés comme partie intégrante du territoire de la Puissance mandataire) ; nous ne sommes que des auxiliaires et des conseillers de populations civilisées, appelées, dans la plus large mesure, à se gouverner elles-mêmes. C’est ainsi que l’ont compris, à notre arrivée, chrétiens et musulmans, lorsqu’ils ont accueilli nos soldats comme des libérateurs. Quelques troupes pour maintenir l’ordre, quelques agents supérieurs de contrôle, c’est tout ce que comporte la discrète tutelle que nous avons à exercer. Les habitants, qui nous aiment, seraient cruellement déçus, si nous nous présentions à eux comme des conquérants ; et, d’autre part, les Français n’admettraient pas qu’on leur imposât à eux-mêmes des charges supplémentaires pour suivre, en Orient, une vaine politique de magnificence. L’esprit si judicieux et la conscience si probe du général Gouraud sauront certainement redresser les erreurs commises, en dehors de lui, dans la première élaboration d’un programme trop onéreux. Nous pouvons faire pleine confiance à ce grand soldat.
La détermination des dépenses militaires en France même a provoqué la démission du ministre de la Guerre et le remaniement du Cabinet. Ému par la malveillante attitude de l’Allemagne, M. André Lefèvre a redouté les conséquences d’un désarmement trop rapide des vainqueurs et, plutôt que d’accepter une réduction, qu’il jugeait prématurée, de la durée du service militaire, il a résigné ses fonctions. Quoi qu’on pense sur la question où il s’est trouvé en dissentiment avec ses collègues, on ne peut que rendre hommage au désintéressement, au patriotisme et à la dignité dont il a fait preuve. Un ministre qui s’en va spontanément pour rester fidèle à ses convictions, je ne dis pas que ce soit un personnage introuvable ; non, je ne le dis pas et je ne le pense pas ; mais c’est tout de même quelqu’un qu’on n’a pas, tous les jours, la bonne fortune de rencontrer.
Il faut, du reste, convenir que les appréhensions de M. André Lefèvre sont, en trop grande partie, justifiées. N’est-ce pas Maximilien Harden qui écrivait ces jours-ci dans la Zukunft : « Le chef de l’armée allemande et, avant lui, le chancelier ont fait appel à l’armement pour la vengeance; le président de l’Empire a glorifié la vieille armée qui, a-t-il dit, n’a été vaincue par aucun ennemi. La nouvelle armée, pour laquelle un empire banqueroutier a la hardiesse de dépenser cinq milliards par an et 50 000 marks par homme, regorge de sous-officiers; elle nomme un officier par vingt soldats, héberge la quintessence des plus fines personnalités militaires, et se trouve sous la conduite d’un ministère de la Guerre qui comprend cinq cent cinquante « fonctionnaires, » par conséquent toute la clique des sections du Grand État-major... Des troupes de police? Non; c’est, sous le couvert du traité de paix, le noyau d’une armée propre à entreprendre une grande guerre. »
Sans doute, M. Georges Leygues a indiqué à la Chambre que l’Allemagne a détruit vingt-huit mille canons et en a livré trente mille ; qu’elle a détruit cinquante mille mitrailleuses et en a livré soixante-cinq mille; qu’elle a détruit deux millions cinq cent trois mille armes portatives et en a livré deux millions cinq cent quatre-vingt-sept mille. Mais il a loyalement ajouté que l’Allemagne éludait ses obligations chaque fois qu’elle le pouvait et qu’il restait certainement des armes cachées en Allemagne; et MM. Barthou et Léon Daudet ont donné, à cet égard, des renseignements qui concordent avec ceux de M. André Lefèvre. L’état d’esprit de l’Allemagne se révèle, d’ailleurs, par une multitude de symptômes. Avez-vous jamais rien lu de plus insolent que la réponse du Reich à la note que lui avaient adressée les Alliés pour se plaindre des discours prononcés par les ministres allemands dans la zone occupée? Comparez, une fois de plus, avec la période qui a suivi la guerre de 1870 et demandez-vous ce qui se serait passé, si Thiers était allé narguer les Allemands à Nancy ou s’il avait écrit à Bismarck sur le même ton que M. Fehrenbach aux Gouvernements britannique et français.
Goûtez, je vous prie, ce simple parallèle : « C’est dans les territoires occupés que ne cesse de se manifester, de la manière la plus brutale, l’impossibilité d’exécuter le texte dicté à Versailles Que nos voisins de l’Ouest se le tiennent pour dit : ce n’est pas avec leurs moyens qu’ils forceront la sympathie de la population allemande dans les pays occupés. Ils sèment des sentiments de haine qui germeront d’autant plus que des méthodes aussi barbares, aussi déshonorantes pour tout peuple civilisé, seront moins justifiées. » (Discours du chancelier Fehrenbach au Reichstag, le 27 octobre 1920). — « Excellence, Sa Majesté l’Empereur d’Allemagne ne pouvait pas choisir dans ses armées un officier plus éminent, mieux choisi pour nous, afin de le représenter en France. J’ai appris avec une vive satisfaction que c’était avec Votre Excellence que j’aurais à traiter les questions délicates que peut faire naître la situation... Je serai très flatté de l’occasion qui me sera offerte de faire la connaissance de Votre Excellence et je la prie de vouloir bien se rendre à l’Hôtel de la Présidence, où elle trouvera un pied à terre plus convenable que dans les hôtels de Versailles. » (Lettre de M. Thiers au général de Manteuffel, 1er juillet 1871). — « Il ne saurait être question, comme le disait M. Millerand, de déclarer que les délais d’occupation ne commenceront pas à courir, tant que l’Allemagne n’aura pas rempli ses obligations; je suis convaincu qu’une telle conception ne peut pas résister à un examen juridique tant soit peu sérieux. » (Discours de M. Koch, ministre de l’Intérieur de l’Empire, prononcé au Reichstag, le 6 novembre 1920.) — « Lorsqu’il y aura quelque nuage, épais ou léger, adressez-vous à nous par l’intermédiaire de mes deux envoyés, l’un aidant l’autre à parler allemand, et je suis sûr que nous nous entendrons bientôt très bien. C’est mon vœu d’homme et de citoyen ; car, comme homme, tout le monde voudra être d’accord avec vous et, comme citoyen, la bonne entente est le plus grand intérêt des deux pays. » (Lettre de Thiers à Manteuffel, 13 juillet 1871). — « Le gouvernement doit se réserver d’apprécier, conformément à son devoir, si et quand, par des motifs de politique intérieure, il est nécessaire que des ministres d’Empire se rendent compte par eux-mêmes de la situation en pays occupé et prennent contact avec la population rhénane. Il ne peut donner à l’avance aux gouvernements belge, anglais et français, aucune espèce d’assurance constituant un engagement au sujet des déclarations qu’il fera dans ce pays. » (Réponse du Reich à la note des Alliés, 10 décembre 1920). — « Mon cher général, je viens d’entretenir M. de Saint-Vallier, et je vois avec peine qu’on a cherché à vous persuader que nous avions voulu faire sortir de vos mains une affaire de votre compétence : celle des deux millions contestés concernant l’entretien des troupes. Il n’en est rien; J’ai fait décider, dans un désir de conciliation, et pour éviter de nombreux conflits, la question dans le sens qui, selon vos avis, devait tout pacifier. » (Thiers à Manteuffel, 2 décembre 1871.) — Il serait aisé de continuer la comparaison, mais en voilà assez, je pense, pour que nous ne puissions oublier avec quelles différences ont été exécutés, par la France et par l’Allemagne, les traités de Francfort et de Versailles.
Nous devons donc nous tenir sur nos gardes, et c’est ce qu’a proclamé le Président du Conseil. Mais, a-t-il ajouté, contre l’Allemagne en grande partie désarmée, nous restons aujourd’hui assez forts pour ne pas craindre la réduction à dix-huit mois du service ; militaire. Les projets déposés par le Gouvernement ont été soumis au Conseil supérieur de la guerre, dans lequel siègent les maréchaux Joffre, Foch et Pétain, les généraux Humbert, Maistre, Berthelot, Guillaumat, Nivelle, Mangin, Debeney, de Boissoudy, Dégoutte, Buat, Fayolle, Franchet d’Esperey; et ce conseil les a approuvés à l’unanimité. L’eût-il fait, si ces projets avaient pu nous affaiblir et compromettre l’autorité de la France? Le général de Castelnau, qui avait questionné M. Leygues devant la Chambre, a remercié le Président du Conseil de ses déclarations rassurantes et une interpellation qui a suivi s’est terminée par un ordre du jour de confiance, voté à une très forte majorité. M. André Lefèvre n’en a pas moins tenu à libérer sa conscience dans un débat ultérieur: il a prononcé un discours très émouvant, où il a montré les vaincus déchirant le traité de Versailles; et de toutes les observations échangées est résultée l’impression très nette que l’Allemagne perfectionne tous les jours son camouflage pacifique. Que conclure de ces discussions passionnées, sinon que nous sommes obligés de concilier, pour le moment, les exigences de notre défense nationale avec celles de notre situation financière et économique? Même diminuées, nos charges militaires resteront encore lourdes. Tout en conservant les garanties nécessaires, épargnons notre budget et rendons à la terre, comme à l’usine, le plus grand nombre possible de jeunes travailleurs. Le rôle de l’homme d’État est, non pas de choisir entre de grands intérêts contraires, non pas de les sacrifier les uns aux autres, mais de les harmoniser en faisant à chacun d’eux la part que réclame le bien permanent du pays.
Toutes ces économies réalisées, il restera cependant dans l’état de nos finances un point très noir, que M. Ribot a signalé, l’autre jour, avec beaucoup de force : c’est le budget spécial des dépenses recouvrables en exécution des traités de paix. Comme l’a remarqué l’éminent sénateur, ce budget est aujourd’hui singulièrement grossi par l’exagération des prix à laquelle on est arrivé pour les reconstructions. Main-d’œuvre et matériaux coûtent maintenant cinq ou six fois ce qu’ils coûtaient avant la guerre. Les sinistrés, auxquels ont été délivrés des titres de paiement, il y a huit ou dix mois, se trouvent aujourd’hui fort embarrassés par les majorations survenues depuis lors. Quant aux devis qui sont actuellement examinés par les commissions cantonales, ils se traduisent par des charges écrasantes pour l’État, puisque, en tout cas, c’est l’État qui doit faire les avances. Dans quelle mesure ces dépenses seront-elles jamais remboursées par l’Allemagne? Le problème vient de se poser, de nouveau, à Bruxelles, et j’ai grand peur que nous n’en tenions pas encore la solution définitive. Je ne veux plus critiquer la procédure suivie ; on la jugera plus tard aux résultats. Au lieu d’être entendu à Paris, par la Commission des réparations, auprès de laquelle il est accrédité par le Reich, le délégué allemand, l’honorable M. Bergmann, a fait le voyage de Belgique et a présenté ses observations, à Bruxelles, devant des experts alliés, dont plusieurs appartiennent, du reste, à la Commission des réparations. Il s’est expliqué, suivant son habitude, avec courtoisie et modération. Si l’Allemagne était toujours représentée par des hommes tels que lui ou tels que son ambassadeur à Paris, bien des froissements seraient, sans doute, évités. Mais nous n’en devons pas moins prendre garde que sa thèse actuelle soulève les plus graves objections. « Nous sommes ruinés, dit le Reich; nous ne pouvons vous payer en or; nous n’avons pas de crédits; nous ne pouvons vous payer en billets ; mais, si vous voulez des marchandises, nous en tenons à votre disposition; nous vous en avons déjà, du reste, donné beaucoup; et même nous prétendons que nous vous en [avons donné pour plus des vingt milliards de marks que nous vous devons aux termes de l’article 235 du traité. »
Sur quoi, plusieurs journaux s’en prennent à la Commission des réparations. Comment n’est-elle pas à même de nous dire exactement si, oui ou non, les prestations déjà faites par l’Allemagne en navires, en charbon, en bestiaux, en machines, atteignent ou n’atteignent pas vingt milliards de marks? Malheureuse Commission! Voilà bientôt un an qu’elle est brimée par les administrations françaises chargées de collaborer avec elle, jalousée par des fonctionnaires et par des experts qui auraient désiré en faire partie, sevrée de renseignements par les services qui devaient lui en fournir, ligottée et malmenée, et on s’étonne, après cela, qu’elle n’arrive pas à remplir sa mission ! Mais passons et revenons aux Allemands. Leur idée fixe est de placer leurs produits chez nous, de nous les porter en compte et d’éteindre ainsi la totalité de leur dette. De cette manière, ils seraient assurés de relever, en quelques années, leur industrie et de ruiner, en même temps, la nôtre : double bénéfice pour eux. Lorsque cette mirifique opération serait terminée, ils nous tireraient leur révérence en nous disant : « Vous êtes payés. »
Nous ne pouvons vraiment pousser la bonhomie jusqu’à nous satisfaire d’une telle combinaison. Que nous commencions par nous faire payer en nature et que nous accordions à l’Allemagne des délais pour les paiements en espèces, soit. Il y a certainement des produits que nous ne fabriquons pas, pour le moment, en quantités suffisantes et que nous aurions avantage à nous procurer en Allemagne. Personne ne voudrait conférer à notre industrie nationale un monopole de production dont souffriraient les consommateurs et notamment les sinistrés des régions libérées. Ici encore, c’est affaire de mesure et de conciliation. Si nous achetons en Allemagne des matières premières ou des objets fabriqués, qui nous soient utiles dans nos départements dévastés, et si ces marchandises nous sont comptées à des prix raisonnables, il s’ensuivra une baisse dont notre budget, chargé des avances à faire aux victimes de la guerre, tirera un profit immédiat. Mais ces achats alimenteront l’industrie allemande, augmenteront les capacités fiscales de nos voisins, amélioreront leur change, relèveront leur mark. Un jour viendra donc rapidement où l’Allemagne retrouvera d’autres moyens de paiement ; et, en attendant même qu’elle soit en mesure de verser de l’or, elle pourra gager sérieusement des bons, comme ceux qu’elle a remis à la Commission des réparations et qui, jusqu’ici, sont des chiffons de papier. N’a-t-elle pas des douanes? N’a-t-elle pas des chemins de fer? Ne peut-elle déléguer à ses créanciers une portion déterminée de ses revenus annuels, calculée de manière à amortir la dette en un certain nombre d’années et à lui laisser cependant une marge suffisante pour son relèvement graduel ?
Tout cela eût été facile à régler, si l’on avait fourni à la Commission des réparations les éléments nécessaires à l’évaluation de la créance et si on lui avait laissé la liberté de fixer les modes de paiement. Mais on a voulu, nous répète-t-on, substituer à la vanité des textes la réalité des contrats. Comme si les contrats nouveaux, passés ou à passer, n’étaient pas eux-mêmes de simples textes, dont les signataires sont libres de s’affranchir ensuite, tout comme ils se dérobent au traité de Versailles! Et comme si nous avions à nous féliciter des accords par lesquels on a prétendu corriger et améliorer ce traité !
Malgré les efforts désespérés que font les derniers défenseurs des conventions de Spa, les fatales conséquences de ce regrettable arrangement frappent maintenant tous les yeux. M. Maurice Barrès a montré à la Chambre avec quel sans-gêne l’Allemagne a exécuté cet accord et comment elle a, en partie, détourné de la destination prévue les cinq marks or par tonne dont nous lui avons fait gracieusement l’avance, pour la déterminer à livrer le charbon promis. Ces cinq marks devaient aller aux mineurs allemands pour les ravitailler et les encourager au travail. Les mineurs n’ont guère vu la couleur de cet argent et personne ne peut dire, avec exactitude, où il est passé. Ce qui est sûr, c’est que, dans les trois mois d’août, de septembre et d’octobre, la France a payé, pour cette prime de cinq marks, dix-neuf millions cent mille francs, et que l’Allemagne les a encaissés; et ce qui n’est pas moins sûr, hélas! c’est qu’en vertu des mêmes accords et dans les trois mêmes mois, nous avons avancé au Reich trois cent quatre-vingt-six millions trois cent soixante-douze mille francs, pour qu’il eût l’obligeance de nous envoyer le charbon qu’il nous doit; et ce merveilleux contrat, puisque contrat il y a, doit durer jusqu’à la fin de janvier, et il y a, paraît-il, des gens qui songent à le renouveler !
M. Jean Herbette a cependant présenté, il y a quelques jours, à ce propos, des observations dignes d’être retenues. L’article 296 du traité de Versailles institue des offices de vérification et de compensation qui sont chargés de régler certaines catégories d’obligations pécuniaires, dettes exigibles avant la guerre et dues par les ressortissants d’une des Puissances contractantes aux ressortissants d’une Puissance adverse, dettes devenues exigibles pendant la guerre, résultant des transactions passées entre ressortissants de Puissances adverses et restées en souffrance par suite des hostilités, etc. On sait que l’Allemagne vient de suspendre les paiements qu’elle avait à faire dans les bureaux de ces institutions. Jusque-là, notre office d’Alsace-Lorraine avait reçu soixante ou soixante-dix millions de francs. L’office britannique de compensation avait, de son côté, touché environ neuf millions de livres sterling. Mais, par suite des accords de Spa, l’Angleterre n’avait versé à l’Allemagne que deux militons huit cent soixante-seize livres sterling. Elle a donc touché plus de six millions de livres en sus de ce qu’elle a versé; et comme nous-mêmes nous avons versé trois cent trente-cinq ou trois cent quarante millions de plus que nous n’avons touché, il se trouve que ce sont, en réalité, nos avances qui ont permis à l’Allemagne de s’acquitter envers l’Angleterre. Bravo pour les experts de Spa ! Je parle, bien entendu, des experts anglais.
La leçon, je pense, nous servira. MM. Seydoux et Cheysson, qui nous ont représentés à Bruxelles, n’ont aucune responsabilité dans les fautes précédemment commises ; ce sont des hommes d’une compétence éprouvée; ils ont certainement fait tout ce qui dépendait d’eux pour nous remettre dans le bon chemin. Mais la procédure établie reste pleine de tours et de détours, et il est impossible de prévoir ce qui restera de notre créance, quand elle aura traversé tous les cribles où elle doit passer. Il est fort à craindre que de chaque épreuve elle ne sorte allégée de quelques milliards.
Quoi qu’il en soit, ne perdons pas de vue cette vérité que, plus nous céderons aujourd’hui à l’Allemagne, plus nous serons forcés de lui céder demain. Elle n’aurait pas osé, il y a un an, proclamer que ses armées n’ont pas été vaincues; elle n’aurait pas osé parler de revanche, railler la France, jouer aussi effrontément la comédie de la misère, se flatter bruyamment que le Traité ne serait jamais exécuté. M. Viviani lui a répondu fort à propos, devant l’Assemblée de Genève, lorsqu’il lui a éloquemment rappelé ses responsabilités dans la guerre et lorsqu’il lui a barré, jusqu’à nouvel ordre, les avenues de la Société des nations. Soyons sûrs que, si nous nous montrons faibles envers elle, non seulement elle gagnera à la main, mais elle nous méprisera. Elle a conservé, dans sa défaite, le double respect de la force matérielle et de la force morale. Je ne veux pas du tout dire par-là qu’elle n’obéisse qu’à la peur. Nullement. Elle est courageuse et elle a elle-même, pour son propre compte, la volonté de puissance. Mais cette sorte de religion qu’elle professe pour tout ce qui est fort, cette admiration qu’elle a pour l’énergie humaine, cette confiance orgueilleuse que lui inspirent ses qualités héréditaires, la portent souvent à voir dans la bienveillance et dans la générosité d’autrui des signes d’hésitation et de timidité ; et il n’y a rien qui puisse plus que notre faiblesse réveiller en elle ses instincts ataviques de conquête et sa passion de primauté. C’est là que réside l’éternel malentendu entre certains d’entre nous et le peuple allemand. Il y a des Français qui ont toujours l’illusion qu’avec un sourire et un geste d’amitié, ils détermineront l’Allemagne à désarmer. Chez nos extrémistes, cette idée simple et naïve devient peu à peu un dogme. Si nous avions, suivant le mot de M. Clemenceau, «bêlé la paix » jusqu’en 1914, l’Allemagne nous aurait peut-être tondus, mais elle n’aurait pas eu la pensée de nous égorger. Étrange méconnaissance des réalités historiques ! Je veux bien admettre qu’il ne soit pas nécessaire de nous faire craindre par l’Allemagne; mais, dans l’intérêt même de nos relations futures, il est, à tout le moins, indispensable qu’elle nous respecte et qu’elle nous estime ; et, si elle nous sent faibles, nous ne serons jamais à ses yeux qu’un peuple inférieur. Que la France soit à même de traiter avec elle d’égale à égale, c’est la meilleure façon de préparer, pour l’avenir, un rapprochement sincère entre les deux nations.
Quand saluerons-nous l’aurore de ces jours nouveaux, où la paix, descendant sur le Rhin, illuminera enfin le monde entier? Ce ne sont, ni les ovations que la Grèce prodigue à Constantin, ni les démonstrations des habitants de Hambourg contre l’Entente, ni les intrigues allemandes en Haute-Silésie, ni les menées pan germanistes en Tchéco-Slovaquie, ni le refus persistant qu’oppose le Reich au désarmement des gardes civiques, qui assureront à l’Europe l’ouverture d’une ère de calme et de travail. En faisant ses adieux aux délégués qui avaient siégé à l’assemblée de la Société des Nations, M. Motta, Président de la Confédération Helvétique, a répété la parole de l’Évangile : Et sit in terra pax hominibus bonæ voluntatis. Il peut malheureusement suffire d’un homme de mauvaise volonté pour annihiler la bonne volonté de cent autres. Tenons-nous en plutôt au mot de M. Hymans, qui avait présidé l’assemblée pendant la longue session genevoise : « Nous avons donné au monde un grand espoir. » Oui, espérons. L’espérance, disait Rivarol, est un emprunt fait au bonheur. Mais pourquoi faut-il, hélas! que le bonheur nous prête à si gros intérêts et que les emprunts que nous lui faisons risquent parfois, comme ceux des États, de mener les peuples à la banqueroute?
RAYMOND POINCARE.
Le Directeur-Gérant RENE DOUMIC.
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