L’anesthésiologie, une discipline en plein éveil
Nouvelles technologies, durabilité, sécurité du patient : Patrick Schoettker, professeur ordinaire de l’UNIL et chef du Service d’anesthésiologie du CHUV, évoque les enjeux d’une spécialité essentielle, mais qui reste trop souvent dans l’ombre.
Il y a un côté Géo Trouvetout chez Patrick Schoettker : dans son bureau, il tire d’un sac un mandrin d’aide à l’intubation qu’il a aidé à concevoir. Un dispositif à usage unique, selon les recommandations européennes, ce qui ne l’empêche pas d’être utilisé jusqu’à une quinzaine de fois dans les hôpitaux indiens.
Il y a tout Patrick Schoettker résumé dans cette anecdote : une technophilie avouée, un goût pour l’invention ; le questionnement sur la durabilité, avec la hantise de la « poubelle », et donc du plastique ; la sécurité du patient, mission première des anesthésistes. Une équation pas toujours soluble : « Dans notre métier il y a toujours une balance entre la sécurité du patient, notre priorité absolue, le coût écologique et, bien sûr, le coût économique. » Des paramètres qui ne s’alignent pas toujours.
Changer les pratiques
Mais le médecin réfléchit constamment à améliorer les choses, la recherche infusant sa pratique clinique : « Nous discutons énormément avec les fabricants de dispositifs médicaux, dont beaucoup – cela tombe bien – ont leur siège dans la région. Par exemple, nous n’utilisons plus que des vidéolaryngoscopes pour l’intubation des patients dans notre service, un appareil dont l’embout est jetable, à usage unique : en discutant avec le fabricant, nous avons obtenu que cette partie soit fabriquée à base de matériau recyclé. Les industriels sont très à l’écoute, très sensibles à la vision des cliniciens : normal, ce sont avant tout des vendeurs. On peut donc, à notre niveau, faire évoluer les pratiques. »
Un autre volet, central, ce sont les gaz : car les gaz anesthésiques, une fois rejetés dans l’atmosphère, sont très polluants. Aujourd’hui, au CHUV, seul le sévoflurane, à base d’éther halogéné, est utilisé, ainsi que le protoxyde d’azote dans de rares indications. Tous les autres gaz ont été bannis en raison de leur fort impact environnemental. « Nous suivons ainsi les recommandations de la European Society of Anaesthesiology and Intensive Care, et de la Société suisse d’anesthésie et de médecine périopératoire, très attentives à ces questions. Que ce soit pour les gaz, les stratégies d’anesthésie telles que l’anesthésie loco-régionale, les médicaments intraveineux ou les dispositifs médicaux, comme les voies veineuses, les laryngoscopes, les fibroscopes ou les capteurs qu’on utilise pour mesurer les fonctions vitales du patient, nous essayons désormais de faire les choix les plus responsables possible. Nous n’avons pas attendu d’être interpelés par les politiques ! » Le chef du Service d’anesthésiologie est aussi « challengé » par une jeune génération de médecins, encore plus sensible à l’écologie.
Pour autant, faire des choix ne signifie pas revenir en arrière, aux seringues réutilisables employées il y a encore une cinquantaine d’années : certes leur impact en termes de déchets était minime, mais « monstrueux » en termes d’hygiène, de sécurité du patient.
Technophile, mais pas trop…
Technophile, Patrick Schoettker reste pour autant critique, lucide : aucune technologie n’est 100% vertueuse, il y a toujours un revers. Exemple : « Un des rôles de l’anesthésiste, c’est de documenter les paramètres vitaux du patient, ce qui entraînait auparavant des monceaux de paperasse, qui était ensuite scannée pour finir stockée sur un disque dur. Aujourd’hui, tout est automatisé, paperless. C’est un progrès, bien sûr, mais cela nous rend aussi plus vulnérables aux tentatives de hacking, qui ciblent de plus en plus les hôpitaux, comme l’a montré l’attaque contre Vidymed. Il faut donc un plan B. Et ce plan B, c’est… la sauvegarde sur papier. »
Le professeur se méfie aussi d’une trop forte dépendance à la technique : « En cas de panne électrique, si la ventilation artificielle des patients venait à s’interrompre par exemple, nous avons toujours nos ballons de ventilation : on peut revenir immédiatement à une complète manualisation du métier, nous continuons à former les gens pour ça. »
Il y a d’autres risques, comme la rupture de la chaîne d’approvisionnement chez un fabricant, qui entraîne des retards de livraison : le plan B, dans ce cas, c’est de remiser provisoirement les outils high tech – comme c’est arrivé avec le vidéolaryngoscope – pour revenir à la solution antérieure : « C’est aussi important du point de vue de l’enseignement, qui est une de nos missions : tous les hôpitaux périphériques n’ont pas des équipements de dernière génération. Pour assurer la polyvalence de nos médecins, nous devons donc continuer à les former sur des dispositifs plus anciens. »
Plus de temps avec les patients
De quoi être un peu circonspect face aux innovations techniques ? « Il y a toujours des risques, rien n’est jamais blanc ou noir, souligne Patrick Schoettker. Mais je regarde la globalité du métier : le principal bénéfice que j’attends de la technologie, c’est de pouvoir passer plus de temps avec le patient. Automatiser les tâches qui sont automatisables pour augmenter le contact humain. »
Voilà le « master plan » du professeur. Qui découle d’un constat : la salle d’opération est devenue l’endroit le plus sûr de l’hôpital. Et pour cause, nulle part ailleurs il y a une telle concentration de spécialistes autour du patient. « On ne meurt plus dans une salle d’opération, le risque c’est avant et surtout après l’opération », souligne le spécialiste. Il faut donc préparer au mieux les patients, en savoir le plus possible sur eux. « Un gros axe de recherche, c’est d’offrir à chacun une stratégie d’anesthésie personnalisée. Ainsi, nous analysons actuellement les données de nos patients pour diminuer les complications postopératoires. Concrètement, avant l’intervention, nous leur faisons porter une montre connectée pendant une quinzaine de jours, qui mesure différents paramètres. L’idée, c’est d’aboutir à un genre de « jumeau digital », qui va nous dire à quel type de personne nous avons affaire et quels sont les axes sur lesquels nous pouvons travailler avec eux avant l’intervention. De la même manière qu’un athlète doit être au sommet de sa forme pour une compétition, notre but est que les patients soient dans les meilleures conditions le jour de leur opération. Nous pouvons par exemple prescrire de la physiothérapie, les inciter à bouger plus, à arrêter de fumer. Cela va également nous permettre de circonscrire nos options d’anesthésie, générale ou loco-régionale par exemple, de jouer sur les dosages, en fonction du profil de la personne, du type d’opération, etc. » L’objectif est d’arriver, en modulant la vaste palette d’options, à une anesthésie « sur mesure ».
Un parcours valable pour les opérations planifiées : « Mais dans 30% des cas, ce sont des urgences, et là nous avons beaucoup moins de temps pour nous préparer. »
Mettre en lumière le métier
Aujourd’hui, souligne le professeur, « subir une anesthésie générale est devenu plus sûr que prendre un vol charter ». L’anesthésie a accompagné et permis beaucoup des progrès de la médecine et de la chirurgie, mais elle a longtemps été remisée dans l’ombre : on connaît le nom de son chirurgien, jamais de son anesthésiste. Or ce dernier joue un rôle essentiel dans une salle d’opération. Il est un genre de « superordinateur » qui agrège, intègre les différents signaux émis par les machines et les humains. Il est encore un « chef d’orchestre : il n’a pas toujours les mains dans le cambouis, mais il doit réagir dans un temps très court, de l’ordre de la seconde. »
Patrick Schoettker aimerait que les choses changent : « Je pense qu’on choisit l’anesthésie un peu par tempérament, parce qu’on aime travailler en équipe sans avoir forcément besoin d’être trop exposé. Mais je pense aussi que notre discipline doit sortir un peu de l’ombre, au premier chef afin de rassurer les patients : après tout, nous les accompagnons pendant tout leur parcours en soins aigus. »