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LL5 (2) Final

This special issue of Logos et littera journal focuses on Francophonie and Francophilia in Montenegro, between a romantic past and a future to build. It contains 7 articles by researchers from the University of Montenegro exploring the historical literary and cultural influences between France and Montenegro from different perspectives such as the works of prominent figures like Njegoš and Voltaire, travel writings on Montenegro in the 19th century, linguistic analyses of idioms and verb aspects, and current student attitudes towards French language and culture.

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LL5 (2) Final

This special issue of Logos et littera journal focuses on Francophonie and Francophilia in Montenegro, between a romantic past and a future to build. It contains 7 articles by researchers from the University of Montenegro exploring the historical literary and cultural influences between France and Montenegro from different perspectives such as the works of prominent figures like Njegoš and Voltaire, travel writings on Montenegro in the 19th century, linguistic analyses of idioms and verb aspects, and current student attitudes towards French language and culture.

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Francophonie et francophilie au Montenegro:

entre un passé romantique et un futur à construire

Faculty of Philology
University of Montenegro
LOGOS ET LITTERA
Journal of Interdisciplinary Approaches to Text
ISSN: 2336-9884

Issue 5, Volume 2
Special Issue

FRANCOPHONIE ET FRANCOPHILIE AU MONTENEGRO:


ENTRE UN PASSÉ ROMANTIQUE ET UN FUTUR À
CONSTRUIRE

2018

Podgorica, Montenegro

Editor-in-chief Doc. dr Milica Vuković Stamatović

Guest editor Doc. dr Jasmina Tatar Anđelić

Associate editors Prof. dr Igor Lakić


Doc. dr Vesna Bratić

Proofreading Anthony Gaudillère

Publisher Faculty of Philology


University of Montenegro

Secretary Dragana Čarapić, PhD


Editorial board (in alphabetical order)
Duška Rosenberg, PhD, Emeritus Professor, University of London
Goran Radonjić, PhD, Assistant Professor, University of Montenegro
Jagoda Granić, PhD, Assistant Professor, University of Split
Jelena Pralas, PhD, Assistant Professor, University of Montenegro
Marina Katnić-Bakaršić, PhD, Full Professor, University of Sarajevo
Michael Byram, PhD, Emeritus Professor, Durham University
Neda Andrić, PhD, Associate Professor, University of Montenegro
Nike Pokorn, PhD, Full Professor, University of Ljubljana
Olivera Kusovac, PhD, Assistant Professor, University of Montenegro
Radojka Vukčević, PhD, Full Professor, University of Belgrade
Ranko Bugarski, PhD, Full Professor, University of Belgrade (retired)
Slavica Perović, PhD, Full Professor, University of Montenegro (retired) and
Faculty of Business and Law Studies, Novi Sad
Snežana Gudurić, PhD, Full Professor, University of Novi Sad
Svetlana Kurteš, PhD, Research Associate, Texas A&M University at Qatar
Tatiana Larina, PhD, Professor, Peoples’ Friendship University of Russia and
Moscow State Linguistic University
Vesna Polovina, PhD, Full Professor, University of Belgrade
Vladimir Žegarac, PhD, Assistant Professor, University of Madeira
Vojko Gorjanc, PhD, Full Professor, University of Ljubljana
Zoran Paunović, PhD, Full Professor, University of Belgrade
ISSUE 5
VOLUME 2

Special Issue

FRANCOPHONIE ET FRANCOPHILIE AU MONTENEGRO:


ENTRE UN PASSÉ ROMANTIQUE ET UN FUTUR À CONSTRUIRE

LOGOS & LITTERA


Journal of Interdisciplinary
Approaches to Text

Podgorica, 2018
Faculty of Philology
University of Montenegro

TABLE DES MATIÈRES

En guise d’introduction…………………………………………………………………..... 5

Svetlana Kalezić-Radonjić: Njegoš et Voltaire……………………………………... 7

Ivona Jovanović: Les Souverains monténégrins et la littérature


française: Petar II Petrović Njegoš et Nikola Ier…………………………………... 22

Milos Avramovic: L’image romantique du Monténégro dans les récits


de voyage de Pierre Loti: Pasquala Ivanovitch et voyage de quatre
offficiers de l’escadre internationale au Monténégro……………………………. 37

Jasmina Tatar Anđelić: Le Monténégro au seuil du XXe siècle vu par Juilette


Adam: un voyage exotique au service des idées modernes…………………… . 51

Danijela Ljepavić: Les origines des expressions figées………………………… .. 66

Marija Dulović: Transposition des événements passés dans la


traduction du bosnien/croate/monténégrin/serbe en français……………... 85

Isidora Milivojević: Les attitudes et les représentations des élèves


monténégrins vis-à-vis de la lanque/culture françaises………………………... 101
EN GUISE D’INTRODUCTION

Nous sommes ravis de présenter aux lecteurs le premier numéro


francophone de la revue internationale Logos et littera. Ce projet confirme
l’ouverture d’esprit de ses éditeurs que nous remercions vivement et s’inscrit
dans les efforts des enseignants-chercheurs en langues et lettres pour
sensibiliser le public monténégrin à l’importance de la recherche multilingue
ainsi qu’à la sauvegarde de l’enseignement du français dans le système scolaire
et universitaire monténégrin.
Nous n’avons pas l’intention d’énumérer les innombrables influences
littéraires, spirituelles et politiques ainsi que les échanges diplomatiques qui
ont poussé les souverains monténégrins à donner au français une place
prépondérante dans leur communication officielle, politique et administrative,
voire dans leur correspondance intime. Il nous semble indispensable de
souligner que les relations linguistiques, littéraires et culturelles franco-
monténégrines ne datent pas seulement de la période napoléonienne, à savoir
celle où les provinces illyriennes ont touché de près la frontière de la montagne
noire : elles remontent à la période de la dynastie Balšić et de ses liens de
parenté avec la noblesse française, et même plus loin encore. En d’autres
termes, nous sommes convaincus que la richesse des relations et des influences
représente une invitation aux chercheurs aussi bien dans le domaine de
l’histoire culturelle que dans celui de la linguistique ou de la littérature. Nous
avons indiqué que ce n’était qu’un premier numéro entièrement francophone,
dans l’espoir qu’il ouvrira la voie à d’autres initiatives de publication d’études
et recherches en langue française au Monténégro.
En attendant, nous vous proposons sept articles d’enseignants-
chercheurs, de docteurs ou de doctorants issus de l’Université du Monténégro,
membre observateur de l’Agence universitaire de la Francophonie (le
Monténégro étant devenu d’abord membre observateur de l’Organisation
internationale de la Francophonie). Ces auteurs se lancent dans l’exploration
des influences littéraires et des contacts culturels, analysent les œuvres et les
textes français portant sur le Monténégro et comparent les deux systèmes
linguistiques en révélant les aspects qui les rapprochent ou les éloignent.
Ce volume débute par deux grands noms des deux cultures étudiées,
Njegoš et Voltaire. Svetlana Kalezić y explore les relations spirituelles
historiques qui se reflètent dans les œuvres symboles de l’Etat-nation qu’était
le Monténégro à l’époque considéré. Dans cette analyse des similitudes et des
divergences entre les deux écrivains, nous découvrons une fraternité
spirituelle qui traverse les époques et souligne l’amour de la liberté - ce cadeau
de la France au monde entier, si bien connu et reconnu au Monténégro.
L’article d’Ivona Jovanović Les souverains monténégrins et la littérature
française : Petar II Petrović-Njegoš et Nikola Ier complète nos informations sur
les autres lectures francophones des Petrović, nous révèle leur désir
d’apprentissage du français, décrit leurs relations personnelles avec des
francophones et souligne leur estime pour la culture française. L’analyse
critique des traductions de Lamartine et de Chateaubriand faites
respectivement par le prince-évêque Njegoš et par le roi Nicolas Ier est d’un
intérêt particulier. L’article de Miloš Avramović, L’image romantique du
Monténégro dans les récits de voyage de Pierre Loti : Pasquala Ivanovitch et
Voyage de quatre officiers de l’escadre internationale au Monténégro nous
permet d’explorer les cultures en contact, cette fois avec un œil extérieur au
Monténégro. Nous sommes dans les Bouches de Kotor, à proximité immédiate
du Monténégro du roi Nicolas Ier, pour étudier les regards romantiques, mais
aussi les témoignages du célèbre voyageur et écrivain français de l’époque
qu’était Pierre Loti. Les représentations françaises sur le Monténégro de la fin
du XIXe siècle sont davantage éclaircies par l’article Le Monténégro au seuil du
XXe siècle vu par Juliette Adam : un voyage exotique au service des idées
modernes qui représente en même temps un passage entre l’analyse littéraire
et celle des sciences du langage. C’est par les méthodes de l’analyse de discours
que le lecteur prend connaissance des écrits de Juliette Adam sur le
Monténégro. Danijela Ljepavić nous présente une étude de linguistique
contrastive portant sur Les origines des expressions figées » dans les langues
BCMS1. La comparaison avec les expressions françaises les rend plus
transparentes et nous permet de plonger dans l’histoire, les traditions et les
expériences littéraires et de découvrir sous un angle nouveau ce qui unit et
divise les deux réalités, monténégrine et française. Avec Transposition des
événements passés dans la traduction du bosnien/croate/monténégrin/serbe en
français, nous restons dans la problématique contrastive mais aussi
traductologique. Marija Dulović nous éclaire sur un des plus riches sujets de
comparaison grammaticale entre les langues slaves et les langues romanes, un
véritable défi pour les traducteurs, à savoir les différences dans l’expression de
l’aspect verbal. Sujet d’autant plus actuel qu’il représente une des difficultés
majeures du français pour les apprenants monténégrins. Cette interrogation
didactique est une excellente introduction à la problématique actuelle posée
par l’article d’Isidora Milivojević Les attitudes et les représentations des élèves
monténégrins vis-à-vis de la langue/culture françaises. Avec une ouverture sur
de nouvelles perspectives, il nous permet de conclure par un questionnement
sur le futur du FLE dans les écoles publiques monténégrines.

1 Bosniaque, croate, monténégrin, serbe - par ordre alphabétique.


Nous espérons que ce numéro francophone de Logos et littera
contribuera à la connaissance de l’histoire des relations entre la France et le
Monténégro et incitera à la réflexion sur l’importance de maintenir la
continuité de l’apprentissage de cette langue-monde qu’est le français. Les
articles contenus dans ce volume nous rappellent certains stéréotypes et en
brisent d’autres, ils apportent ce regard de l’autre si nécessaire et offrent
quelques pistes de réflexion pour l’avenir.

Jasmina Tatar Anđelić

Rédactrice en chef invitée


Svetlana Kalezić-Radonjić1
UDC 1:821.163.4.09Petrović Njegoš P. II
UDC 14Volter F. M. A.

NJEGOŠ ET VOLTAIRE

Résumé : L’objet de cet article est le rapport entre Njegoš et le plus


grand écrivain français des Lumières – Voltaire. A en juger d’après le répertoire
de sa bibliothèque, Njegoš possédait, outre les Œuvres complètes de Voltaire en
12 volumes, six publications individuelles du célèbre penseur (des éditions russe
et française de La Henriade, Mélanges philosophiques, littéraires, historiques etc.,
Contes allégoriques, philosophiques et critiques, Essais historiques et Les siècles
de Louis XIV et de Louis XV). En prenant en considération les circonstances socio-
historiques de l’époque de Njegoš et le contenu des ouvrages précités, nous nous
attacherons à répondre, dans le cadre du présent article, à la question de savoir
pourquoi Njegoš pouvait et devait porter intérêt à Voltaire, avant de voir quelles
sont les ressemblances et les différences conceptuelles entre ces deux grands
hommes.
Mots-clés : Njegoš, Voltaire, Lumières, romantisme

L’un des plus grands poètes de l’espace sud-slave témoignait


dans son œuvre littéraire de son appartenance à l’époque
romantique, alors que ses efforts de souverain laissaient entrevoir
des initiatives exceptionnelles propres à l’époque des Lumières.
Accédant au trône à la suite du décès de son oncle Pierre Ier, Njegoš
s’est retrouvé dans des circonstances sociales très difficiles. En
s’attelant à la tâche consistant à compléter et à renforcer l’appareil
d’Etat par la mise en place d’un Sénat et d’un système fiscal, il a dû
faire face non seulement à la pauvreté2 mais aussi à la vendetta, le
plus grand des problèmes, qu’il s’est évertué à éradiquer par tous les
moyens disponibles.3 De même, il s’est appliqué à ennoblir son
peuple par le biais de pratiques éducatives (c’est justement à

1Svetlana Kalezić-Radonjić, Faculté de Philologie de Nikšić.


2 La pauvreté donnait souvent lieu à des vols et des pillages. La tentative de
Njegoš d’empêcher les vols a été décrite par le prêtre monténégrin Vuk
Popović dans ses lettres adressées à Vuk Karadžić, le célèbre philologue et
réformateur de la langue serbe : « C’est assez calme derrière les montagnes, et
dès qu’un vol a lieu, l’évêque tâche sans tarder de faire restituer l’objet volé et
d’en réprimander le chef de clan ». (Popović, 1999 : 36) [notre traduction].
3 Les efforts déployés ont été observés surtout par des hommes d’Etat
étrangers : « C’est surtout du point de vue de ses efforts persistants pour
poursuive les traces de son oncle concernant le problème de vendetta qu’il
convient de louer les aspirations humaines de l’évêque, qui ne laisse passer
aucune occasion de rappeler au peuple le dernier vœu du Saint-Pierre de
Cetinje » (Paton, 2013 : 168) [notre traduction].
Njegoš et Voltaire

l’époque de son règne que la première école primaire a vu le jour au


Monténégro ; par ailleurs, il s’est efforcé d’assurer l’accès à
l’alphabétisation même par l’intermédiaire de monastères),4 et à
attirer son attention sur le caractère barbare de certaines coutumes
qui suscitaient la répugnance de l’Europe de l’époque. Chaque fois
que des hommes d’Etat étrangers ou ses invités lui rappelaient, à
titre d’exemple, la pratique consistant à faire agiter des têtes
humaines au bout d’un pal, Njegoš alléguait comme prétexte qu’en
dépit de l’atrocité de cet acte, dont il avait conscience, il devait
répondre favorablement à certaines demandes de ses compatriotes
et trouver aussi des moyens pour asseoir son autorité, étant donné
qu’il suscitait des sentiments ambivalents auprès de ces derniers, ce
dont lui-même était profondément conscient.5 D’une manière

4 Le processus d’alphabétisation, sans manuels de lecture et d’écriture, sans


autres livres non plus, s’effectuait dans des conditions extrêmement difficiles
(Popović 1999 : 95), auxquelles l’évêque faisait tout son possible pour
remédier : « Il prélevait auprès du trésor royal 50 florins d’argent destinés,
pour chaque année de travail, aux prêtres désireux d’instruire les enfants
vivant à la campagne et de leur apprendre à écrire en cyrillique. Jusqu’à
présent, aucun n’a décidé d’enseigner contre cette somme d’argent... »
(Popović, 1999 : 46) [notre traduction]. Par ailleurs, il y avait un problème
supplémentaire dans la région maritime, provenant du fait que les élèves ne
parlaient pas leur langue maternelle, mais l’italien, si bien que, dans le cadre
de leur enseignement, il fallait « d’abord leur apprendre la langue avant de
passer à l’apprentissage d’autres choses » (Popović, 1999 : 96) [notre
traduction]. Des hommes d’Etat étrangers ont également laissé des notes sur
les efforts de Njegoš pour mettre en œuvre les principes des Lumières : « Il
nous raconta également ses efforts pour assurer à ses compatriotes une
formation rudimentaire, et le voilà qui met déjà en place à Cetinje une
imprimerie où l’impression est effectuée avec des caractères russes » (Frédéric
Auguste II, 2013 : 101-102) [notre traduction] ; « C’est également grâce à ses
déplacements fréquents à travers l’Europe qu’il prit connaissance de tous les
bons côtés de la civilisation moderne. C’est ainsi qu’il lui vint à l’esprit une idée
rare d’introduire ces valeurs même dans son pays [...] Je n’oublierai jamais sa
courtoisie, sa ferveur, sa noble fierté et le plaisir évident avec lequel il me
parlait de son pays et de ses projets philanthropiques : - J’ai l’intention, - me
dit-il – de faire du Monténégro un pays exemplaire. – Excellence, par quoi
commencerez-vous ? – lui demandai-je. – Vous êtes seul et n’avez pas les
moyens dont disposent d’autres souverains. – Je ferai tout ce que je pourrai, -
répondit-il. – Je tirerai sur des cibles avec mes sujets, je boirai avec eux, je me
comporterai comme leur égal afin de les fidéliser le mieux possible, ce qui me
permettra de dominer leurs esprits et leur volonté » (dal Ongaro, 2013 : 147)
[notre traduction].
5 Vuk Popović a laissé un témoignage sur la manière dont l’évêque avait servi
la liturgie le long du littoral et sur le regard que le monde ecclésiastique
portait sur lui : « Il prêchait partout la portée de la Sainte Trinité, des

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 8


Njegoš et Voltaire

générale, lui qui était noble d’esprit, se sentait parmi son peuple
comme « Prométhée sur le Caucase » 6 et comme « un homme
civilisé parmi des demi-barbares ».7 Compte tenu des circonstances

économies et de la vengeance et conseillait au peuple de s’instruire dans les


écoles serbes. Il réprimandait fortement les moines et les prêtres et les
accablait publiquement en raison de leurs vices, dont il était prévenu par
l’archiprêtre. Sa nature était vraiment impitoyable et rude, alors qu’il se
pourrait que son cœur fût miséricordieux ; quoi qu’il en fût, il faisait peur à un
grand nombre de prêtres (Popović, 1999 : 50) [notre traduction].
L’impression de contradiction précitée était éprouvée non seulement par ses
compatriotes, mais également par des étrangers, comme dans le cas de
l’archéologue italien Francesco Carrara : « ...Tout voyageur qui visita la
Dalmatie à bord d’un bateau à vapeur et fit un tour à Cetinje décrivait l’évêque
en évoquant son visage oralement ou par écrit ; tout Européen remarqua à
juste titre un œil pénétrant, un regard affectueux, une noble stature, de bonnes
manières et des tenues distinguées... Or, personne n’a connu, que je sache, son
cœur, ses esprits ou son caractère ; tout comme son pays encore inexploré, il
était connu sans l’être pour autant. Certains croyaient qu’il était orthodoxe de
par sa foi et ses paroles ; d’autres trouvaient qu’il était sincère et généreux ; les
uns le qualifiaient de génie, les autres de barbare ; certains glorifiaient sa
bibliothèque, alors que d’autres rappelaient des excès d’alcool à sa table ; ils le
présentaient à la fois comme ascète, diplomate, progressiste, voire comme un
brigand « (Karara, 2013 : 246) [notre traduction].
6 Lors des discussions menées avec le diplomate serbe Matija Ban, Njegoš
remarque au sujet de son prochain départ : « Si cela ne tenait qu’à moi, je ne
vous laisserais pas me quitter aussi vite ; je suis seul et martyr sur ces rochers,
comme Prométhée sur le Caucase ; mais je comprends que vous devez
retourner à Belgrade dès que possible » (Ban, 2013 : 179) [notre traduction].
7 L’historien et géographe allemand Johann Georg Kohl, auteur du récit de
voyage Voyage au Monténégro, écrit : « Je dois également avouer que je ne
pouvais pas prendre congé de l’évêque sans éprouver une certaine impression
de mélancolie et une véritable sympathie à l’idée qu’il est en fait un homme
civilisé, noble d’esprit, parmi un peuple toujours brut, le seul à penser, à être
instruit et à ressentir les choses pratiquement de la même manière que nous
autres. A quel point doit souffrir et lutter un esprit aussi élevé que le sien, au
sein d’un peuple soumis à des préjugés et des superstitions, qui est ce peuple
qu’il s’efforce de gouverner et d’instruire. A bien y réfléchir, aucune autre
position dans le monde ne laisse entrevoir autant de contradictions
inconciliables que la sienne. C’est un écrivain qui, par son savoir et son
jugement, dépasse un grand nombre de nos écrivains, mais qui, de surcroît, est
un homme d’Etat, législateur et souverain ; - il est à la fois un chef religieux
chrétien et le commandant d’une armée de 20 000 hommes armés jusqu’aux
dents ; - il est très sensible à toute beauté offerte par le monde tout en étant
moine et ermite ; - il est jeune et beau, il se languit de fonder une famille et de
mener une vie ordinaire de père de famille, mais n’est entouré que de
grenadiers sauvages ; - il voyagea beaucoup et connaît le luxe de notre monde
éclairé ; - une grande capitale offrant des plaisirs culturels en abondance et

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 9


Njegoš et Voltaire

socio-historiques dans lesquelles il avait été précipité et du haut


rang qu’il occupait (et auquel il aurait renoncé volontiers avant
l’heure s’il avait eu un successeur digne de son nom),8 Njegoš tenait
particulièrement à la bibliothèque qu’il avait héritée de son oncle
Pierre Ier et qu’il complétait à chaque fois qu’une occasion se
présentait. Ainsi, les livres étaient ses rares amis, auprès desquels il
pouvait trouver une consolation contre la solitude, mais aussi une
sagesse fondée sur les expériences des grands intellectuels et des
grandes civilisations que son époque turbulente, riche en
souffrances et passions, ne pouvait pas lui offrir. L’un d’entre eux,
qui tenait compagnie à Njegoš dans les moments intimes de ses
préoccupations, lorsqu’il visait un progrès constant et un
perfectionnement autonome, était Voltaire.
Dans le cadre de son œuvre littéraire, colossale et très variée,
c’était la résistance aux tyrans que Voltaire traitait la plupart du
temps. Une épopée, deux poèmes burlesques, des milliers de vers de
tous les genres poétiques, une quarantaine de pièces de théâtre, un
grand nombre d’essais, de traités, de traductions, d’adaptations, de
plaidoyers et de pamphlets, d’ouvrages historiques, de romans, de
contes… Toutes ces œuvres énumérées ont valu à l’écrivain le
surnom d’« homme universel » et à sa capacité hors pair d’écrire
dans des genres tous plus différents les uns que les autres – celui de

possédant des librairies bien achalandées et attrayantes serait peut-être le lieu


d’habitation le plus convenable pour lui – or, tout comme Prométhée, il est
cloué par le destin à une roche nue où il habite dans un monastère
inconfortable en se procurant avec grande peine un peu de nourriture
spirituelle ; [...] L’évêque remarqua lui-même une fois, au-dessous des vers
écrits dans un livre commémoratif d’une dame, que ces vers émanaient de
l’homme qui vivait en homme civilisé parmi des demi-barbares, et qui semblait
à lui-même comme un demi-barbare parmi des civilisés, alors que les
souverains européens laissaient régner la contrebande ; il ressentait très
profondément, semble-t-il, aussi bien le sens de la pensée que la plainte qui se
dégageaient de ces dires, car il dit la même chose à une autre occasion et à
nous-mêmes » (Kol, 2013 : 210) [notre traduction].
8 Le célèbre général serbe Đorđe Stratimirović a laissé un témoignage sur ce
sujet : « J’eus l’impression que toute sa personnalité sympathique dégageait
une mélancolie et un mécontentement intenses. Il se plaignait en ma
compagnie que ce n’était que seul l’amour envers la Serbie et le devoir de
défendre le Monténégro et, si possible, de le faire progresser, qui l’amenèrent à
accepter les fonctions d’évêque. Il me confiait à maintes reprises qu’il aurait
volontiers renoncé aux fonctions d’évêque pour passer son temps dans une
des grandes villes, sources de l’instruction, pour y étudier les sciences et les
arts – si seulement il avait eu un successeur convenable » (Stratimirović,
2013 : 243) [notre traduction].

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 10


Njegoš et Voltaire

polygraphie voltairienne (Beaumarchais, 1984 : 2482). Voltaire a


indéniablement apporté une nouvelle qualité à l’écrivain engagé, ce
que deux siècles plus tard Roland Barthes nommera plus qu’un
écrivain, la plume étant mise au profit d’un monde meilleur.
Dans sa bibliothèque, Njegoš possédait les ouvrages de
Voltaire suivants : Mélanges philosophiques, littéraires, historiques
etc. (Mélanges philosophiques, littéraires, historiques etc., tome II
(Genève, 1771)) ; Contes allégoriques, philosophiques et critiques
(Аллегорическie, философическie и критическie сочиненiя
(Санктпетербургъ, 1784) ; publications russe et française de
l’Henriade (Генріада, Героическая поэма господина Волтера
(Moscou, 1790) ; La Henriade : poème (Paris, 1832)) ; Mélanges
historiques (Историческія записки о достопамятныхъ и
важнѣйшихъ произшествіяхъ, касающихся до жизни г. Волтера,
писанныя имъ самимъ, съ присовокупленіемъ писемъ его къ
нѣкоторымъ знаменитымъ Россійскимъ вельможамъ (Моscou,
1807)) ; Les siècles de Louis XIV et de Louis XV (Siècles de Louis XIV et
de Louis XV (Paris, 1820)) ; Œuvres complètes en 12 tomes (Œuvres
complètes de Voltaire avec des notes et une notice historique sur la vie
de Voltaire (Paris, 1846/47)) (Kilibarda, Knežević, 2017 : 147-149).
Par ailleurs, un des témoignages de l’intérêt que Njegoš avait porté à
la grande personnalité française des Lumières a été laissé par un
proche associé de Vuk Karadžić, Vuk Vrčević, qui prétendait que
« Njegoš était capable de « traduire sans peine les ouvrages de
Voltaire dans notre langue” » (Milović, 1983 : 36).
Les Mélanges philosophiques, littéraires, historiques etc. est un
ouvrage qui représente une véritable collection de contenus fort
différents, allant de l’observation de la langue et de l’administration
publique jusqu’au discours prononcé par Voltaire à l’occasion de sa
réception à l’Académie française des sciences et des arts, en passant
par des articles « éducatifs » traitant de la limite à respecter dans la
tromperie du peuple. Ses activités sociales et littéraires l’ont amené
à s’intéresser à toutes sortes d’informations et d’événements de la
vie de tous les jours. Sans en avoir l’air au premier abord, Njegoš
partageait cette passion voltairienne d’apprendre les faits les plus
variés, ce dont témoigne notamment son Carnet. Outre les
informations ordinaires de la vie quotidienne, telles que les adresses
de certaines personnes ou la liste de ses débiteurs, ou des pages de
poésie et de prose, des pensées notées, des proverbes populaires,
Njegoš y notait aussi de nombreuses informations relevant de
l’histoire, de la géographie, de la mythologie, de l’ethnographie et
« d’autres domaines qu’il trouvait dans des dictionnaires et

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 11


Njegoš et Voltaire

encyclopédies différents dont la plupart étaient en français »


(Milović, 1983 : 341).
Dans les Mélanges historiques, Voltaire analyse et commente
des événements des temps passés. En guise de supplément, il y
ajoute les lettres qu’il avait adressées à des personnalités nobles et
puissantes de Russie. D’une manière générale, les essais historiques
de Voltaire constituent un supplément logique à ses ouvrages
philosophiques et à ses travaux de journaliste, étant donné qu’il
trouvait dans la documentation historique des exemples concrets
illustrant ses idées9. Une de ses idées favorites était celle relative au
caractère déraisonnable de l’organisation féodale et à la nécessité de
l’éradiquer, cette organisation sociale étant considérée comme
arriérée et essentiellement injuste. Bien que ses textes historiques
se caractérisent par l’étroitesse d’esprit et l’arbitraire propres aux
Lumières, ils sont importants dans la mesure où ils ont modifié le
rapport à l’histoire, en demandant à celle-ci de cesser d’être une
accumulation de contes de fées et de légendes, pour devenir un
ensemble de faits vérifiés. Or, Voltaire lui-même faisait des
omissions dans ses interprétations des faits historiques en mettant
un accent trop fort sur des hasards insignifiants, ce qui, par contre,
ne l’empêchait pas d’avoir un bon jugement pour déterminer quels
faits historiques étaient d’une importance essentielle. Il considérait
qu’un historien devait avoir une « intuition philosophique » et qu’à
la place de l’histoire des rois et de leur entourage le plus proche, il
était tenu d’écrire « celle des peuples, de leurs cultures matérielle et
spirituelle, leurs nature, mœurs, points de vue, sentiments et
préjugés » (Anisimov, 1951 : 630). Désireux de présenter non pas
l’histoire du roi, mais celle d’une époque, il a justement nommé son
ouvrage historique majeur, créé dans la période de 1736 à 1751, Le
Siècle de Louis XIV. En mettant en relief les succès de la civilisation
connus lors du règne de Louis XIV et en en présentant une image
globale, Voltaire écrivait sur tout, à commencer par l’église, le
commerce, l’armée jusqu’à l’industrie, le caractère du roi, la
littérature, les affaires financières, et ce en « sautant » d’un sujet à
un autre. C’est pourquoi l’ouvrage semble plutôt fragmentaire suite
à une incohérence organique entre ses différentes parties. Ce
manque de cohérence organique peut être également expliqué par le
fait que Voltaire, à l’instar des autres encyclopédistes de l’époque
des Lumières, appréhendait les processus historiques de façon
simpliste en se contentant seulement « d’extraire » d’événements

9 L’idée suivante est plutôt remarquable : « L’histoire n’est que le tableau des
crimes et des malheurs » (Voltaire, 2007 : 35).

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 12


Njegoš et Voltaire

des idées philosophiques entre lesquelles il n’existait ainsi aucun


lien profond, si bien qu’elles semblaient dépourvues de relations de
cause à effet.
Ce à quoi Njegoš pouvait porter un intérêt particulier dans
cet ouvrage de Voltaire concernait sans aucun doute le personnage
même de Louis XIV, présenté comme un monarque instruit,
philosophe et protecteur d’une civilisation qui gardait un œil
vigilant sur l’épanouissement du culte de la raison. Son règne a été
une des périodes les plus brillantes de l’histoire de France, au cours
de laquelle ce pays s’est imposé à l’Europe comme une puissance
disposant d’une influence politique, culturelle et militaire
exceptionnelle. Pour sa part, Njegoš aspirait, lui aussi, à être un
monarque instruit, connu pour sa capacité à transformer son Etat en
le hissant à un niveau de civilisation plus élevé. De plus, il existe une
grande ressemblance entre l’époque de Njegoš et celle de Louis XIV :
avant le règne du Roi Soleil, la France était un pays divisé dont
certaines provinces bénéficiaient d’une grande autonomie. Quoique
l’héritier de Pierre Ier ait tout fait pour unifier le Monténégro, il a été
constamment confronté à des problèmes importants avec certaines
tribus désireuses de rétablir leur autonomie d’avant.
Une autre ressemblance réside dans la forte aspiration du roi
à l’établissement d’un ordre intérieur dans l’Etat et à l’imposition de
sa volonté par l’intermédiaire de fonctionnaires qu’il avait lui-même
désignés. Après avoir renforcé la puissance de la couronne par
rapport à la noblesse féodale, il avait posé les fondements d’un Etat
moderne, de la même manière que l’ont fait plus tard Petar II
Petrović-Njegoš et son fameux prédécesseur Pierre Ier. Néanmoins, à
la différence de Louis XIV, qui avait renvoyé du Haut Conseil d’Etat
les membres de sa famille et de la haute noblesse en donnant la
priorité à la basse noblesse et aux commis, éloignant ainsi de son
entourage les prétendants au trône avides de pouvoir, Njegoš lui a
nommé aux positions les plus importantes ses cousins les plus
proches10. Le règne de Louis XIV est également caractérisé par des
réformes administratives et fiscales menant à une perception
d’impôts plus efficace ; c’est de la même façon que Njegoš a introduit
et maintenu un système fiscal efficace.11

10 « C’était Njegoš qui était Président du Sénat et son neveu Đorđije Petrović,
lieutenant au sein de l’armée russe, en était le vice-président [...] Un peu plus
tard, le cousin de Njegoš, Pero Tomov, fut désigné Président du Sénat »
(Bojović, 1995 : 406).
11 « Njegoš créa un pouvoir centralisé, efficace et obéissant au sein de l’Etat, ce
qui lui permit de mettre fin aux marchandages en matière de règlement

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 13


Njegoš et Voltaire

Voltaire n’a cessé de lutter pour la démocratisation du


pouvoir. Pourtant, il s’opposait à l’idée d’un pouvoir populaire car il
avait une attitude dédaigneuse à l’égard du peuple (pour sa part,
Njegoš considérait également que « le bas peuple n’est que du bétail
répugnant »). En opposant le droit naturel au droit féodal, Voltaire a
annoncé la naissance d’une nouvelle société civile. Contrairement à
lui, Njegoš avait pour objectif de conserver le pouvoir tout en étant
conscient de la difficulté de cette mission, notamment parce que ses
compatriotes le considéraient soit comme trop sévère soit comme
trop indulgent. Compte tenu des circonstances spécifiques de son
époque, il convient de dire que si Njegoš a accepté quelques-unes
des expériences des représentants des Lumières, il en a rejeté
d’autres. Il a indubitablement œuvré en faveur d’un règne
absolutiste et centralisé,12 tout en rejetant le despotisme et en
favorisant l’idée de l’égalité et de la liberté pour tous. Voltaire, quant
à lui, a favorisé l’instauration de la démocratie aussi bien parmi les
peuples qu’au sein d’un seul peuple. La fraternité des peuples
comme concept n’a été adoptée par Njegoš que partiellement – elle
était justifiée et souhaitable parmi les peuples slaves pour leur
permettre de se libérer de l’emprise turque et austro-hongroise.
Pourtant, dans le contexte de la lutte humaine universelle en faveur
des idéaux humanistes, Njegoš, à l’instar de Voltaire, était même
capable de traiter le Turc comme son propre frère. A titre d’exemple,
dans sa lettre adressée en 1847 à Osman-Pacha Skopljak, Njegoš
écrit : « Lorsque tu me parles en tant que frère bosniaque, je suis ton
frère, ton ami, mais quand tu m’adresses la parole comme un
étranger, comme un Asiatique, comme un ennemi de notre tribu et
de notre nom, je ne peux pas l’accepter et aucun homme de bonne
foi ne pourra le faire » (Njegoš, 2006 : 183) [notre traduction].

d’impôts. A partir de ce moment-là, le paiement d’impôts devint une obligation


morale et légale de tout Monténégrin. Ce fut ainsi que Njegoš mit en place les
recettes régulières de l’Etat. Même plus tard, on nota quelque résistance au
paiement d’impôts, comme dans les régions de Crmnica et de Bjelopavlići,
mais il finit par la faire céder. Cette organisation d’Etat demeura au
Monténégro, à quelques modifications près, jusqu’à la fin du règne de Njegoš »
(Bojović, 1995 : 407).
12 Jegor Petrovič Kovaljevski, officier et diplomate russe, auteur de l’ouvrage
Monténégro et pays slaves, soulignait une des vertus qui avait sans cesse
encouragé Njegoš dans ses affaires d’homme d’Etat : « (...) mais le sentiment le
plus développé chez lui et ce au plus haut niveau est celui d’un amour
flamboyant envers la patrie, sa gloire, son bien-être. A cet égard, il est toujours
dans un état d’excitation » (Kovaljevski, 2013b : 60) [notre traduction].

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 14


Njegoš et Voltaire

Voltaire a mené un combat implacable contre le fanatisme


religieux et les superstitions, qui ont fait l’objet d’un nombre
considérable de ses ouvrages de genres très variés (les tragédies
philosophiques Olympie, 1763, Les Guèbres ou l’Intolérance, 1768,
Les lois de Minos, 1772, un grand nombre de récits non-fictionnels
dont se distingue particulièrement Le Traité sur la Tolérance (Traité
sur la Tolérance), 1763). De même, il a lutté vivement contre
l’obscurantisme et était un militant passionné de l’instruction des
valeurs des Lumières et de la liberté. Bien qu’il ne donnât pas cette
impression à première vue, Njegoš lui-même partageait bon nombre
de ces valeurs – en tant qu’homme d’Etat, il a dû lutter contre des
modèles de comportement traditionnels et rétrogrades, tels que la
vendetta et le manque de volonté de s’instruire, dont ses lettres
témoignent le mieux. Cependant, ces aspirations peuvent être
également reconnues dans son œuvre – à titre d’exemple, dans Les
Lauriers de la montagne, où, en passant outre les éléments obscurs
rendus particulièrement problématiques à la lumière de la
décontextualisation, on peut distinguer clairement deux idées
voltairiennes : le droit de résistance et le droit à l’insurrection, ainsi
que la critique du despotisme et de l’injustice. Voltaire luttait contre
les préjugés et les superstitions par la diffusion du savoir et les
efforts déployés afin d’imposer une vision scientifique du monde.
Pour sa part, Njegoš s’efforçait de faire la même chose, mais dans
d’innombrables circonstances compliquées.
C’était en 1723 que Voltaire avait imprimé en secret l’épopée
historique La ligue ou Henri le Grand qui, cinq ans plus tard, lui
servira de base pour la création de la fameuse épopée La Henriade
que Njegoš possédait dans sa bibliothèque en versions russe et
française. En présentant Henri IV comme un souverain tolérant,
instruit et épris de liberté, cette épopée promeut le concept de
tolérance religieuse. La critique de la discorde et du fanatisme
religieux et la promotion de la tolérance, en tant que lignes
directrices de l’œuvre de Voltaire, peuvent également être décelées
dans cet ouvrage qui traite, à travers une association d’éléments
factuels et imaginaires, d’un événement historique concret – le siège
de Paris. Il avait prévu initialement de dédier la Henriade au roi
français Louis XV, mais ce dernier l’ayant refusé, il l’a dédiée à la
reine d’Angleterre Elizabeth (en mars 1728).13 Les critiques étaient

13 Voltaire considérait le libéralisme britannique comme un idéal auquel il


fallait aspirer – il rêvait d’une modernisation de la monarchie et de la société
françaises, à l’image de ce qui avait été réalisé en Angleterre. Dans les Lettres
philosophiques, publiées d’abord en anglais et ensuite en français (en 1734),

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 15


Njegoš et Voltaire

assez divisés au sujet de la qualité de cet ouvrage, composé de dix


chants traitant des guerres religieuses en France à la fin du XVIe
siècle – les uns ne tarissaient pas d’éloges à son sujet, alors que les
autres le considéraient comme insatisfaisant. Le personnage d’Henri
IV, roi de France qui a régné de 1589 à 1610, incarne l’idée d’un
souverain instruit, ayant signé l’édit de Nantes, autrement dit l’édit
de tolérance qui mit fin, après un combat de vingt ans, aux guerres
religieuses qui ont déchiré l’Etat en opposant protestants et
catholiques.
Outre quelques passages poétiques, tel l’univers décrit par
Voltaire dans La Henriade, qui réunit les éléments de la cosmogonie
platonicienne et ceux de la création du monde selon la Bible (Flašar,
1997 : 182), Njegoš s’est abondamment inspiré de l’idée de la liberté
et de l’égalité : « “La Liberté” signifie pour Voltaire le pouvoir
suprême de la loi, tandis que “l’égalité” symbolise le droit de tous les
citoyens de se prévaloir d’une protection égale de la loi » (Anisimov,
1951 : 627). Au premier abord, il pourrait sembler que les positions
de Voltaire et de Njegoš sur la tolérance et le fanatisme religieux
sont divergentes. Si l’on se base sur le seul texte des Lauriers de la
montagne, on pourrait dire, après une lecture superficielle, que
Njegoš en opposant l’islam à l’esprit orthodoxe donne une priorité
évidente à l’orthodoxie, religion autochtone du Monténégro, et qu’en
conséquence il dénonce l’islam. Pourtant, la situation historique et
socio-politique particulière du Monténégro substitue au problème
« religieux » la question de la mise en esclavage et de la résistance à
celle-ci. Si l’on compare les créations de Njegoš à l’œuvre
particulièrement variée de Voltaire, il en résulte que c’est justement
l’obsession pour les sujets liés au despotisme et à la tyrannie qui les
liait. Or, si l’on prend également en considération les lettres de
Njegoš, il s’avère qu’il y œuvre en faveur d’une forme de
cohabitation pacifique entre les différentes religions. Cependant, à
vrai dire, il ne croit pas que la tolérance soit un objectif en soi, mais
un moyen indispensable d’assurer la paix dans un pays ravagé par
les guerres.14

Voltaire avait fait une comparaison entre les sociétés française et anglaise et
avait offert une telle image de l’absolutisme féodal que le livre fut
publiquement brûlé, son éditeur jeté à la Bastille et lui contraint de fuir la
France.
14 La lettre de Vuk Popović d’avril 1847 témoigne le mieux de ses tentatives
d’inculquer la tolérance religieuse : « A l’occasion de Pâques, les Evangiles
étaient initialement lus en trois langues. Le provicaire le faisait en grec,
l’administrateur paroissial en turc, le chapelain en langue slave, mais déjà au
début des Evangiles ils avaient l’air comique, me dit-on, car le Grec bafouilla,

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 16


Njegoš et Voltaire

Les idéaux des Lumières – raison, nature, liberté, bonheur et


progrès, sont presque systématiquement liés aux sujets religieux et
à la question de Dieu. A la différence des représentants des
Lumières qui croient que ces idéaux peuvent être atteints grâce à la
raison avant autre chose, Njegoš croit en la raison, mais n’utilise pas
ce terme pour la désigner, mais un autre – esprit.15 C’est lui qu’il
voit, en plus de l’âme, comme le principal repère et la
caractéristique la plus brillante que Dieu ait offerte à l’homme avec
tout le reste ; c’est ainsi qu’il se rapproche du déisme de Voltaire.
Cependant, à la différence de Voltaire, Njegoš ne rejette pas
l’autorité religieuse, étant donné qu’il la représentait en personne en
tant qu’évêque monténégrin et métropolite. Alors que le penseur
français qualifiait le christianisme et l’église d’ennemis, l’évêque
monténégrin attribuait à l’église et à ses représentants deux
caractères qui lui étaient chers : le caractère médiéval (il les
considérait la plupart du temps comme des exemples brillants de
sainteté) et le caractère instructif (tous les protagonistes de ses
ouvrages appartenant au clergé s’efforçaient d’offrir au peuple la
voix de la raison), qui, en fait, avaient tous deux une dimension
philosophique (de l’higoumène Stefan des Lauriers de la montagne,
considéré comme le plus philosophe de ses personnages, à
Teodosije Mrkojević de l’Etienne Le Petit). Il est ainsi révélateur que
les plus grandes envolées intellectuelles de Njegoš soient liées à des
personnages de représentants religieux, ce qui reflète sa conviction
profonde selon laquelle les hauteurs subtiles de la réflexion ne
peuvent être atteintes que par celui qui s’est détaché de la
population analphabète grâce à sa spiritualité et à son instruction.
Voltaire était adepte du scepticisme de Bayle et du
matérialisme de Locke, deux penseurs qui avaient un rapport
critique au dogmatisme philosophique et aux théories
métaphysiques. Rejetant l’idée d’une philosophie enfermée dans une
structure métaphysique, il se moquait des systèmes de Descartes,
Leibniz et Spinoza en donnant par exemple la priorité à Galilée, qui
était un savant, par rapport à ce qu’il qualifiait de « romans

tout comme le Turc, alors que le pauvre Slave s’étonna de leur maladresse si
bien qu’ils durent s’arrêter, intimidés, et se mettre à les lire dans la langue
slave » (Popović, 1999 : 59) [notre traduction].
15 Il est habituel de penser que les Lumières s’opposent, à travers le
matérialisme, à la philosophie métaphysique qui est très présente dans
l’œuvre du fameux poète. Or, il est intéressant que Njegoš ait anticipé certaines
expériences qui ne seront connues que plus tard, au XXe siècle, qui allait
transformer le matérialisme en physicalisme, considérant que les notions
mentales avaient le même statut que les notions physiques.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 17


Njegoš et Voltaire

métaphysiques ». D’autre part, l’œuvre de Njegoš soutient une


pensée philosophique encadrée par un système métaphysique clair.
Le penseur français, quant à lui, posait le problème de la morale au-
dessus de la métaphysique ; il s’opposait d’une manière générale à
tout système philosophique et considérait que seule la littérature
représentait le domaine dans lequel il était propice d’exposer ses
pensées philosophiques16(c’est sur ce sujet que les positions de ces
deux génies convergeaient considérablement).
Considérant que l’idée de Dieu, susceptible de faire obéir les
gens, est tout aussi indispensable que les lois, Voltaire ne
réfléchissait sur cette question que d’un point de vue purement
politique, de même qu’il pensait les notions chrétiennes de
récompense et de châtiment seulement par rapport à la protection
de la propriété et de la civilisation bourgeoise. Autrement dit, il leur
attribuait une fonction de « service de sécurité » (Anisimov, 1951 :
626). Enraciné dans son époque plus que ses contemporains, il était
éloigné de l’eschatologie relative à la révélation posthume.
Contrairement à lui, Njegoš imaginait Dieu comme un poète-
démiurge qui n’avait pas été créé par l’homme, mais qui était l’être
spirituel suprême qui régissait les « myriades d’univers », et il
croyait sincèrement en lui, comme en témoignent son œuvre
complète ainsi que son testament.
La différence entre ces deux auteurs peut également être
décelée dans leur rapport à la vie terrestre – alors que Voltaire
l’aimait extraordinairement, en la mettant sur un pied d’égalité avec
tout ce qui était humain, Njegoš, quant à lui, n’y voyait que la source
du mal, du malheur et du poids de l’existence. Dans l’esprit de
Voltaire, l’existence est une joie, alors que Njegoš la conçoit
exclusivement comme une peine qu’il faut purger et que la véritable
« récompense » ne viendra que dans la vie céleste (pour éviter toute
confusion : le penseur français n’idéalisait pas le monde existant,
tout au contraire, il le peignait avec des couleurs trop vives).17
L’œuvre de Voltaire fait montre d’humour et de critique et constitue,

16 « C’est ainsi qu’il est devenu le premier modèle universel des philosophes
des Lumières du XVIIIe siècle, un modèle qui unit la philosophie et la
littérature en les transformant toutes les deux en une création combative et
pleine d’humour, littéraire et philosophique, appartenant au siècle des
Lumières » (Korać, 1982 : 132)
17 L’image du monde dans Candide, à titre d’exemple, est telle que les éléments
qui y prédominent sont monstrueux, misérables et déplorables. Sa critique
vise l’optimisme cosmologique de Leibniz et l’idée d’une harmonie
prédéterminée, selon lesquels ce monde est juste comme il doit l’être et tout
s’y produit selon un projet céleste prévu à l’avance.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 18


Njegoš et Voltaire

en tant que telle, l’exemple de l’optimisme ontologique, alors que


l’œuvre de Njegoš est essentiellement caractérisée par l’impression
que l’homme, tant qu’il vit, court toujours à sa perte, ce qui n’est
cependant pas une raison pour rendre les armes, mais pour faire
exactement le contraire – pour lutter jusqu’au « dernier souffle ».
Ainsi, ce qui les unit, c’est un même esprit combatif, auquel ils
attribuent cependant des valeurs différentes puisqu’ils partent de
positions théorétiques différentes.
Pour conclure : à en juger d’après les œuvres qu’ils ont
laissées derrière eux, Njegoš et Voltaire partageaient les mêmes
intérêts – la philosophie, la littérature et l’histoire étaient les
domaines qu’ils avaient choisis pour créer les formes variées de leur
œuvre. Cependant, la manière dont ils les comprenaient était
différente, en grande partie conditionnée par les circonstances de
leurs vies respectives. Njegoš poète, Njegoš homme d’Etat et Njegoš
évêque et métropolite de la métropole de Cetinje sont très
différents. Alors que le premier appartient au romantisme, ses
autres « personnages » et les fonctions correspondantes qu’il
exerçait s’inscrivaient dans la ligne tracée par Pierre Ier qui avait
pour mission de construire l’Etat. En tant que philosophe des
Lumières, Njegoš se révèle davantage dans ses lettres que dans ses
ouvrages littéraires : « [...] quelle joie ce sera pour moi de voir ma
patrie faire des progrès dans les sciences et s’épanouir
culturellement et de voir naître ses fils instruits et fidèles qui
sauront la défendre non seulement avec des armes mais également
avec une plume intelligente... tout comme les autres peuples
européens qui donnent naissance à de telles personnes en rivalisant
quant à leur nombre, car la pensée suivante, plus qu’ingénieuse, y
trouve tout son sens : l’instruction c’est l’univers... et les ténèbres
son absence » (Njegoš, 2006 : 50-51) [notre traduction].
Malgré leurs nombreuses différences, Njegoš et Voltaire
partageaient la même obsession pour les sujets liés au despotisme
et à la résistance aux tyrans. Les cendres de Voltaire ont été
transférées au Panthéon, à côté d’autres grands hommes ayant
combattu pour la liberté. Pour sa part, Njegoš luttait pour le même
idéal avec tous les moyens possibles, et avec sa plume, et avec son
fusil, et avec ses livres et avec ses armes.18 Il conviendrait de

18Dans ce contexte et à l’occasion du séjour de Njegoš chez les Vénitiens, Vuk


Popović précise : « Il ne tarit pas d’éloges au sujet de la République de Venise
où il vécut les jours les plus gais et les plus sereins. Il fit reproduire 220 livres
appartenant aux Archives, dont le seul et unique sujet fut le Monténégro, et les

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 19


Njegoš et Voltaire

conclure que toute l’œuvre de Njegoš parle de la liberté, de manière


tant directe qu’indirecte, ce dont témoignent également les titres de
ses ouvrages, à commencer par La voix du montagnard, (dont le
sous-titre est : Le poème sur les exploits du Monténégro écrit par une
plume maladroite, mais nourri par un esprit libre), en passant par
l’Epopée de la liberté aux Lauriers de la montagne « car il s’agit d’une
couronne de gloire dans la lutte pour la liberté » (Ivanović, 2002 :
353). Dans un pays où « des tonnerres de tyrans éclatent sans
cesse au-dessus de son territoire exigu » (Njegoš, 2006 : 242) [notre
traduction], ses aspirations de souverain s’opposaient radicalement
aux idées arriérées et à l’obscurantisme. Ses compatriotes n’étant
pas très disposés à le suivre sur cette voie, ce n’est que dans les
pages des livres qu’il pouvait, « rêvant de l’immortalité », trouver
des cousins spirituels comme Voltaire, des défenseurs de principes
similaires qui œuvraient avec lui, à travers les siècles, en faveur du
triomphe du savoir, de l’équité, de l’honnêteté, de l’égalité et de la
liberté.

Sources
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Podgorica, Oktoih, 2006.
Volter. Kandid ili Optimizam, Beograd, Izdavačka radna organizacija „RAD“,
1982.
Tako je govorio Volter (2007), priredio Slavko Ivanović, Beograd, Neven, 2007.
Volter. Podsetnik za životopis gospodina de Voltera, prevela Aleksandra Mančić,
Beograd, Službeni glasnik, 2008.

Références bibliographiques
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od najstarijih vremena do revolucije 1789. godine, tom I, Beograd,
Naučna knjiga – Izdavačko preduzeće Narodne republike Srbije, 1951.
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Ivanović, Radomir V. Njegoševa poetika i estetika, Novi Sad: ITP „Zmaj“, 2002.

fit apporter. Il fit également venir trois véhicules et 6 chars, qui furent montés
à Cetinje avec grande difficulté « (Popović, 1999: 59) [notre traduction].

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 20


Njegoš et Voltaire

Karara, Frančesko. „O vladaru čija zemlja ‘vjerom i nadom’ živi“, u:


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Korać, Veljko. „Volterov Kandid“, u: Volter: Kandid ili Optimizam, Beograd,
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Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 21


Ivona Jovanović1
UDC 821.163.4.09:821.133.1.09

LES SOUVERAINS MONTÉNÉGRINS ET LA LITTÉRATURE


FRANÇAISE : PETAR II PETROVIĆ-NJEGOŠ ET NIKOLA Ier

Résumé : Les derniers souverains de la dynastie Petrović-Njegoš étaient


francophones. Parmi eux se distinguent Petar II Petrović-Njegoš et Nikola Ier.
Afin d’apprendre la langue française, Njegoš avait engagé un professeur français
qui séjourna à Cetinje pendant plus d’un an et demi, alors que le français avait
été enseigné à Nikola Ier au lycée Louis le Grand à Paris. Les deux souverains
pratiquaient avec beaucoup de succès la traduction littéraire de la langue
française. Njegoš justifiait le besoin de connaître le français par le fait de devoir
converser avec les étrangers dans une grande langue européenne, mais aussi par
sa volonté d’enrichir sa culture personnelle. Sa bibliothèque contenait un grand
nombre d’ouvrages parmi lesquels se distinguent ceux des écrivains français du
siècle des Lumières. Dans son carnet de notes intime Bilježnica, il a recopié 360
vers issus de différents poèmes de deux auteurs français de l’époque romantique,
Alphonse de Lamartine et Victor Hugo. Par ailleurs, sa traduction remarquable
du poème de Lamartine Hymne de la nuit illustre parfaitement son attrait pour
la poésie française. D’autre part, Nikola Ier avait exprimé de l’intérêt pour la
littérature française à l’époque où il était encore lycéen en France. En plus de
poèmes lyriques ponctuellement traduits du français, le prince/roi monténégrin
avait adapté en vers le récit en prose Les aventures du dernier Abencerage,
œuvre de l’écrivain français romantique René de Chateaubriand.
Mots clés : littérature, Monténégro, France, Petar II Petrović-Njegoš,
Nikola Ier

Introduction
Dans la première moitié du XIXème siècle, le Monténégro
représente un territoire de 3000 km² au relief karstique et aride,
dont les frontières ne sont pas encore définies. Encerclé par son
ennemi séculaire l’Empire Ottoman et par l’Autriche sur le littoral, il
est considéré dans les relations internationales comme un territoire
sous autorité turque. Au pied du mont Lovćen est située la bourgade
de Cetinje, qui compte à peine quelques dizaines de maisons au toit
de chaume. On y trouve aussi un monastère et une résidence
fortifiée appelée Biljarda où règne le prince-évêque Petar II
Petrović-Njegoš. Dans cette ambiance éloignée des grands centres
culturels européens, le souverain monténégrin parviendra à
apprendre la langue diplomatique de l’époque. Il lit avec passion les

1Ivona Jovanović, Faculté du Tourisme et d’Hôtellerie de Kotor, Université du


Monténégro.
Petar II Petrović Njegoš et Nikola Ier

ouvrages des auteurs français et traduit les vers de l’un des plus
grands poètes romantiques, Alphonse de Lamartine.
Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, Nikola Ier
continuera la tradition littéraire des souverains poètes
monténégrins. Cependant, contrairement à Njegoš, il eut non
seulement le privilège d’être scolarisé à Paris, mais aussi d’œuvrer
et de gouverner dans l’ambiance de la plus petite capitale d’Europe,
celle d’un Etat devenu souverain et internationalement reconnu en
1878. Son passage dans un grand lycée parisien, au cours duquel
Nikola accorda une grande importance à la lecture des œuvres
littéraires françaises, inspira sans aucun son âme de poète. Il en
parle avec beaucoup d’émotion dans son Autobiographie et ses
Mémoires (Petrović-Njegoš, 1988 : 36-40). Au cours de son long
règne, Nikola Ier fut un écrivain fécond dans un grand nombre de
genres littéraires. Il écrivit un grand nombre de poèmes épiques, de
drames en vers, parmi lesquels le plus connu est certainement La
tzarine des Balkans, œuvre traduite en partie en langue française. Le
prince/roi monténégrin traduisit également des poèmes lyriques du
français et exprima son attirance envers les œuvres épiques dans
une traduction originale du récit Les aventures du dernier
Abencerage, création romantique de René de Chateaubriand.

Njegoš et la langue française


Les premiers contacts de Njegoš avec la langue française
datent probablement de son adolescence. En effet, la bibliothèque
du monastère de Cetinje, à laquelle le petit Njegoš avait
certainement accès, contenait des ouvrages français. Parmi ces
livres, on pouvait distinguer entre autres la Grammaire française de
M. Sokolovski, publiée à Moscou en 1808, ainsi que des dictionnaires
français-russe et français-serbe (Vuksan, 1927 : 209-219). D’autre
part, le prédécesseur de Njegoš, Petar Ier, qui était chargé de
l’éducation du futur prince-évêque, avait confié pour une courte
durée l’instruction de son neveu de 14 ans à un Français nommé
Jean Carteau, qui était soi-disant marin, soldat, maître d’escrime,
armurier, vendeur de chevaux, vétérinaire et finalement professeur
de littérature (Spasić, 1988 : 5). Cependant, ce Français d’esprit
universel s’éteindra promptement en laissant derrière lui un
disciple qui, selon les mots d’un spécialiste de l’œuvre de Njegoš,
Krunoslav Spasić, parlait un français différant fortement du français
littéraire.
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 23
Petar II Petrović Njegoš et Nikola Ier

Lorsqu’il arriva au pouvoir, Njegoš justifia son besoin de


connaître le français par la fréquence accrue des visites d’étrangers
auxquels il fallait s’adresser, comme il aimait le dire, dans une
grande langue européenne (Milović, 1964 : 56). En fait, l’apparition
du romantisme en Europe suscitait de plus en plus de curiosité pour
les peuples moins connus. D’autre part, les premières publications
sur le Monténégro parues en Europe, dont celle de Vialla de
Sommières à Paris en 1820 , avaient renforcé subitement l’intérêt
pour le plus petit pays balkanique.
A l’occasion de son premier voyage à Saint-Pétersbourg en
1833, ainsi que lors de son second séjour dans la Russie impériale
en 1837, Njegoš a pu constater que le français représentait un
moyen de communication indispensable à la cour russe également.
La même année, lors de son retour au pays, le souverain
monténégrin engagera un professeur russe à Vienne qui lui donnera
deux heures de cours privés de français par jour. Par la suite, sur les
recommandations du consul français à Trieste, le lieutenant
Levasseur, Njegoš fera dans cette ville la connaissance d’un
enseignant de français nommé Antide Jaume, originaire de Tarascon
de Provence, qui lui donnera pendant quelques semaines des cours
de français. Satisfait de ces leçons, Njegoš l’invitera à venir séjourner
à Cetinje pour poursuivre son apprentissage (Milović, 1964 : 47).
Jaume acceptera l’invitation et demeurera au Monténégro, auprès de
Njegoš, de janvier 1838 jusqu’à l’été 1839.
Jaume avait 35 ans lorsqu’il est arrivé au Monténégro. Il fut
très chaleureusement accueilli à Cetinje : une petite maison fut
construite pour son épouse et lui-même à proximité du monastère,
avec une belle vue sur la plaine de Cetinje (Biazoleto, 1991 : 104). Ce
Français singulier, dont les services coûtaient à Njegoš un napoléon
par jour (Banašević, 1929 : 198), a suscité l’intérêt des chercheurs K.
Spasić, N. Banašević et J. Milović. Ils mentionnent dans leurs travaux
que Jaume avait même exercé une influence anticléricale sur
l’évêque, puisqu’il lui avait appris à jouer aux échecs et au billard et
lui avait conseillé de porter une tenue citadine à la place du costume
traditionnel et des vêtements sacerdotaux (Milović, 1964 : 53).

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 24


Petar II Petrović Njegoš et Nikola Ier

Dessin de Cetinje de 1838. A gauche du monastère se trouve


la petite maison construite pour le professeur
de français de Njegoš, Antide Jaume.

Afin d’apprendre le français, Njegoš se servait, en plus des


conversations quotidiennes avec son maître, de nombreuses
méthodes. Il recopiait avec persistance des mots inusités de la
langue française afin de les retenir plus facilement (Milović, 1963 :
101). Certains de ces mots français avec leur traduction, inscrits à la
main par Njegoš sur du papier et des enveloppes à lettre, ont été
retrouvés dans les Archives nationales de Cetinje. Il est question de
mots rares tels que la particule, l’intrépidité, la dissension, livide,
fougue, badinage, clore, désabusé, extravagance, absoudre,
dissipation, borner, assouvir, basané, sustenter, saturer, offusquer,
etc. qui prouvent que Njegoš devait certainement lire des textes
complexes en langue française. Il se servait également de la méthode
comparative en opposant des textes rédigés en français, comme la
Bible, avec les mêmes textes écrits dans sa langue maternelle
(Milović, 1985 : 195). Finalement, il s’exerçait aussi en apprenant
des vers français par cœur, en les récitant à haute voix comme des
sentences favorites (Milović, 1974 : 115).
La bibliothèque du prince-évêque, que certains visiteurs
étrangers de l’époque ont eu l’occasion de découvrir, était riche en
ouvrages en langues étrangères. Même de nos jours, bien qu’un

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 25


Petar II Petrović Njegoš et Nikola Ier

grand nombre de livres ait disparu ou quitté la bibliothèque, on y


retrouve, d’après un dernier inventaire réalisé en 2017 par Vesna
Kilibarda et Jelena Knežević, 353 unités bibliographiques en dix
langues étrangères (Kilibarda et Knežević 2017 : 20, 26). Parmi ces
ouvrages, 59 sont écrits en langue française, dont les œuvres
complètes de Voltaire, conservées dans la bibliothèque de la
chambre de travail de Njegoš, dans le musée Biljarda qui lui est
dédié à Cetinje. On y trouve également l’original de sa traduction du
long poème de Lamartine Hymne de la nuit, ainsi que son journal
intime Carnet de notes ou Bilježnica dans lequel le souverain avait
inscrit, outre de nombreuses pensées et notes, ses vers favoris.
Parmi les poètes préférés de Njegoš se distinguent
indubitablement Alphonse de Lamartine et Victor Hugo, comme le
montrent certains témoignages contemporains. Lors d’un séjour de
Njegoš à Vienne, le lieutenant français Bellefond avait remarqué sur
le bureau du prince-évêque les recueils de leurs poésies
luxueusement reliés (Lainović, 2007: 295). L’écrivain serbe
Ljubomir Nenadović, qui avait fréquenté Njegoš lors d’un séjour à
Naples en 1851, raconte également que le souverain monténégrin
lisait avec passion les vers de ces deux poètes (Banašević,
1929:199). D’autre part, un grand nombre de leurs vers recopiés
dans son Carnet de notes prouve que la poésie romantique française
l’avait profondément marqué. En effet, sur 25 pages du Carnet (qui
en compte 129 au total), Njegoš avait inscrit 160 vers provenant de
différents poèmes de Lamartine, alors qu’il avait repris de Victor
Hugo 200 vers poétiques (Jovanović, 2016 : 49-50).

Les vers de Lamartine et de Victor Hugo dans le Carnet de notes


de Njegoš
Le Carnet de notes de Njegoš a été offert comme relique
familiale par la fille du roi Nikola, Ksenija, à l’Institut d’histoire du
Monténégro, qui l’a publié en 1956. Dans sa page de couverture, sur
une feuille de papier à part, a été retrouvé à cette occasion l’original
du poème de Njegoš intitulé Pâris et Hélène ou Une nuit plus
précieuse qu’un siècle. Il est question d’un sublime poème d’amour
pour lequel Njegoš avait utilisé en épigraphe une phrase en français :

La douce odeur de l’haleine de cette déesse surpassait tous les


parfums de l’Arabie heureuse

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 26


Petar II Petrović Njegoš et Nikola Ier

Dès la page 17 du Carnet, à la suite de notes à caractère


philosophique et poétique, on repère des vers de Lamartine. Ces
vers proviennent de diverses poésies, issues de recueils datant des
années 1820 à 1836 : Méditations poétiques (37 vers), Nouvelles
méditations poétiques (26 vers), Harmonies poétiques et religieuses
(66 vers) et l’épopée Jocelyn (31 vers). Dans les vers que Njegoš
avait choisi de recopier dominent les sentiments humains et, en
général, les thèmes de l’anxiété, de la souffrance, du désespoir, de
l’espérance, ainsi que ceux de la nature et du temps passé qui ne
revient plus. L’un des vers issu du poème La sagesse est
particulièrement caractéristique et sera recopié par le souverain
une deuxième fois, à un autre endroit du Carnet (Jovanović, 2016 :
54-55) :

C’est là qu’un jour vaut mieux que mille…

Certains critiques littéraires (Šaulić, 1957 : 145) considèrent


que ce vers a inspiré Njegoš pour le titre de son unique poème
d’amour retrouvé - Une nuit plus précieuse qu’un siècle.
A la suite des vers de Lamartine, Njegoš insère dans son
Carnet 200 vers recopiés des recueils de Victor Hugo Odes et
Ballades, Les Orientales, Les feuilles d’automne et Les Chants du
crépuscule. Mentionnons qu’en raison de sa mort prématurée,
Njegoš n’eut l’occasion de connaître que les œuvres de Victor Hugo
écrites dans sa jeunesse, donc avant 1851 (Jovanović, 2016 : 63). En
ce qui concerne Les Orientales, Njegoš fut inspiré par la lutte de
libération des Grecs contre les Turcs, une lutte qui lui rappelait
probablement la lutte séculaire menée par les Monténégrins pour
leur liberté. Parmi les vers que Njegoš avait sélectionnés, nous en
découvrons 22 consacrés à Napoléon, dont la personnalité
charismatique attirait le souverain monténégrin, et avec lequel les
Monténégrins avaient guerroyé dans les Bouches de Kotor, à
l’époque du règne de Petar Ier. D’autre part, la Corse, le pays natal
du général français, attirait sans doute Njegoš car elle avait de
nombreuses ressemblances avec le Monténégro, que ce soit dans le
paysage aride de ses montagnes ou dans les coutumes et les mœurs
de ses habitants. Nous soulignons ces quatre vers, inscrits dans le
Carnet et provenant du recueil Les Orientales, vers dans lesquels le
poète français glorifie le général corse :

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 27


Petar II Petrović Njegoš et Nikola Ier

Toujours lui! Lui partout! Ou brûlante ou glacée,


Son image sans cesse ébranle ma pensée.
…Toujours dans nos tableaux tu jettes ta grande ombre ;
Toujours Napoléon, éblouissant et sombre,
Sur le seuil du siècle est debout.

Les critiques considèrent que Njegoš a été attiré dans la


poésie de Victor Hugo par la puissance de ses mots, la magnificence
des descriptions et la richesse infinie des images (Spasić, 1988 :
612). D’autre part, ils mentionnent que sa perception de Dieu
résultait, tout comme chez Hugo, de la philosophie des Lumières qui
a fortement marqué le poète monténégrin, de même que le poète
français.
Certains critiques tels que J. Šaulić et J. Milović discernent
certaines similitudes entre les vers issus des poètes français de l’ère
romantique et ceux du souverain monténégrin et constatent que les
vers de Lamartine et de Hugo ont servi d’inspiration à Njegoš pour
sa propre expression poétique (Šaulić, 1957 : 143 ; Milović, 1961 :
92).

La traduction de l’Hymne de la nuit par Njegoš


Bien que Njegoš parlât très bien le russe également, il ne fit
pas beaucoup de traductions. Seules trois de ses traductions ont été
retrouvées et publiées, deux du russe et une du français. Cependant,
ses traductions du russe représentent seulement des fragments
(Banašević et al., 1967 : 349), alors que la traduction du français est
intégrale. Il s’agit du long poème d’Alphonse de Lamartine Hymne
de la nuit que le poète français avait publié en 1824 dans le recueil
Harmonies poétiques et religieuses. En se référant au slaviste
allemand A. Schmaus, K. Spasić écrit que si le souverain
monténégrin s’était décidé à traduire ce poème, c’était
probablement par ce qu’il y avait trouvé, dans sa forme même, une
similitude avec ses propres poèmes d’inspiration religieuse ainsi
que l’expression d’un lyrisme provenant de la vision d’un ciel étoilé
(Spasić, 1988:551, 552). On ne sait pas avec précision la période à
laquelle la traduction a été réalisée. Les critiques supposent, en
s’appuyant sur l’écriture de Njegoš, qu’elle provient des dernières
années de sa vie (Milović, 1948 : 320-325). La traduction fut publiée
pour la première fois en 1861 dans la revue Danica à Novi Sad,

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 28


Petar II Petrović Njegoš et Nikola Ier

d’après la transcription réalisée par l’écrivain serbe Ljubomir


Nenadović, ami de Njegoš.
Concernant cette traduction, les critiques sont partagés.
Alors que le professeur Banašević considère qu’en traduisant
l’Hymne de la nuit, Njegoš s’est tenu fidèlement à l’original et que
ses écarts, mineurs, n’ont pas outrepassé la liberté habituellement
permise dans la traduction de poèmes (Banašević et al., 1967 : 349),
Svetislav Petrović constate que la traduction est assez malhabile
dans sa forme et que Njegoš n’a pas été en mesure d’exprimer les
combinaisons musicales du texte original (Petrović, 1925 : 580). M.
Stojanović, l’auteur de l’article Njegoš en tant que traducteur de
Lamartine (Stojanović, 1928 : 56, 57) affirme que Njegoš a su
préserver la pensée et l’idée du poème, mais qu’il a effectué de
grands écarts dans la forme. En analysant ces vers, il mentionne que
les différences entre l’original et la traduction de Njegoš
proviennent d’une mauvaise interprétation, de l’inversion des vers,
d’une expression inadéquate, du prolongement des strophes et de
l’irrégularité du mètre et du rythme. Enfin, K. Spasić considère que
lors de sa traduction, Njegoš avait profondément ressenti la
musique des vers et que l’inspiration qui s’en dégage semble être
personnellement la sienne (Spasić, 1988 : 561). Ajoutons à ces
affirmations que la traduction du long poème de Lamartine
représente certainement la preuve de son excellente maîtrise du
français et du grand intérêt que le poète monténégrin montrait
envers le grand poète romantique. Nous présentons ici, en regard
du texte original, la traduction de Njegoš des trois premières
strophes du poème en question.

Hymne de la nuit Himna noći

Le jour s’éteint sur tes collines O svijete po kojem ja milim


Ô terre où languissent mes pas ! dan se gasi na tvoje vrhove
Quand pourrez-vous, mes yeux, quand Kada ćete zbilja, oči moje,
pourrez-vous, hélas ! neugasnog dana pozdraviti
Saluer les splendeurs divines Božanstveno sijanje divno?
Du jour qui ne s’éteindra pas ?
Da, jesu il naši za mračnosti,
Sont-ils ouverts pour les ténèbres, žedni dana, stvoreni pogledi?
Ces regards altérés du jour ? Rašta dnevi iz svoje svjetlosti
De son éclat, ô Nuit ! à tes ombres funèbres u žalosne tvoje sjenke idu,
Pourquoi passent-ils tour à tour ? rašta noći, jedan za drugijem?

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 29


Petar II Petrović Njegoš et Nikola Ier

Mon âme n’est point lasse encore Moja duša nije umorena
D’admirer l’œuvre du Seigneur ; diviti se djelu gospodnjemu;
Les élans enflammés de ce sein qui l’adore izabranici Božji rasplamsani
N’avaient pas épuisé mon cœur ! u njedrima koja obožavaju
nijesu mi srce iscrpili.

Le prince/roi Nikola et la création littéraire en langue française


La tradition des souverains de la dynastie Petrović-Njegoš de
n’être pas uniquement des gouverneurs mais aussi des poètes sera
poursuivie par le prince/roi Nikola qui, Njegoš mis à part, mérite la
plus grande attention parmi ceux doués pour la littérature (Đukić,
1951 : 152). Il est indispensable de souligner que le premier roi
monténégrin fut scolarisé à Paris. Il avait suivi de 1856 à 1860 les
cours du lycée Louis le Grand à Paris, une institution fréquentée par
de nombreuses personnalités illustres de France et du monde entier.
Dans ses Mémoires, il mentionne qu’il a été particulièrement attiré
par la littérature et qu’il avait réussi pendant son séjour en France à
lire et à étudier tous les classiques littéraires français (Petrović
Njegoš, 1988 : 36, 37). Ses professeurs ont affirmé qu’il avait appris
le français avec une grande facilité, qu’il le parlait couramment
après six mois d’apprentissage et qu’il l’écrivait sans faute au bout
d’une année. L’homme de lettres et professeur Trifun Đukić
mentionne, en s’appuyant sur les écrits du voyageur tchèque Josef
Holeček, que Nikola avait apporté au Monténégro, lors de son retour
de France en 1860, un cahier plein de poèmes manuscrits (Đukić,
1951 : 210).
Il est certain que la célèbre école française où Nikola passa
les années les plus sensibles de son adolescence a laissé une forte
impression sur l’âme du futur prince, ainsi que sur son œuvre
littéraire. Nikola a certainement dû être impressionné par les grands
écrivains de son temps, Victor Hugo, René de Chateaubriand et par
d’autres hommes de lettres de l’époque romantique qu’il lisait et
traduisait avec ferveur.
Pendant son long règne, Nikola Petrović a écrit un grand
nombre de poésies, des poèmes patriotiques, des chansons épiques,
ainsi que des drames en vers dont le plus célèbre est la Tzarine des
Balkans (1884), qui a été traduit intégralement ou en partie dans de
nombreuses langues étrangères, dont le français. Un fragment (qui
consiste en deux scènes de l’Acte I et d’une scène de l’Acte V) a été
publié en 1888 en France par Pierre Bauron, professeur de

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 30


Petar II Petrović Njegoš et Nikola Ier

rhétorique et de philosophie, dans un livre dont il est l’auteur et qui


porte le nom de Rives de l’Illyrie. Istrie. Dalmatie. Monténégro. Un
autre traducteur, Ely Halpérine-Kaminsky a également publié
certains fragments de ce drame : tout d’abord en 1899 dans la Revue
d’Europe sous le nom de La reine des Balkans, puis en 1910 sous le
nom de La Tzarine des Balkans dans l’une des revues parisiennes les
plus populaires, Lectures pour tous, et finalement dans la Revue des
Français (Jovanović, 2016 : 181). Dans une lettre que nous avons
retrouvée dans les Archives nationales du Monténégro à Cetinje , le
traducteur mentionné propose au roi de présenter sur l’une des
scènes parisiennes le drame en langue française et de ce fait
demande que des photographies des costumes et du décor lui soient
envoyées. Cependant, ce projet n’a jamais été réalisé.
Le prince/roi Nikola traduisait des poèmes lyriques ainsi que
des chansons épiques du français. Il a traduit le poème Son âme du
poète français Lucien Paté. Une autre traduction du prince/roi,
publiée dans le n° 9 de la revue littéraire Crnogorka de 1884, est
également connue. Il s’agit de la traduction du poème Sur les restes
d’une fleur, dont l’auteur nous est resté inconnu et qui est empreint
de sentiments élégiaques et de réflexions sur le néant et la vie
éphémère (Ðukić 1951 : 217).
Peu après la publication de la Tzarine des Balkans, le
prince/roi Nikola eut l’idée originale de transformer le récit en
prose Les aventures du dernier Abencerage de l’écrivain René de
Chateaubriand publié en 1826 en un poème de 2168 vers qu’il
intitulera Potonji Abencerage (Le dernier Abencerage). Il semble
que la nature du caractère de Nikola inclinait plus vers l’épique que
vers le lyrique et qu’il cherchait à trouver des motifs adéquats afin
de faire vivre à ses lecteurs la passion de l’héroïsme dans une
histoire qui comporte, outre un cachet amoureux, un message moral.
Le professeur Savo Vukmanović mentionne que le prince/roi Nikola
voulait montrer à son peuple guerrier qu’en temps de paix - comme
c’était le cas lorsque ce poème vit le jour -, il ne doit surtout pas
succomber aux émotions et aux faiblesses du cœur, en suivant en
cela l’exemple du héros de Chateaubriand (Vukmanović, 1990 :
330). D’autre part, Jean-Jacques Tatin-Gourier et Dragan Bogojević
remarquent que le choix de traduire cette œuvre avait plus un
caractère idéologique et politique que littéraire. Ils soulignent que
les thèmes de l’exil et de l’effondrement des empires et des religions
devaient certainement passion-ner le monarque d’un Etat minuscule
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 31
Petar II Petrović Njegoš et Nikola Ier

des Balkans, en lutte permanente pour


son indépendance (Tatin-Gourier et
Bogo -jević, 2015 : 52).
En fait, l’épopée de Château -
briand raconte le retour en Espagne du
dernier descendant de la glorieuse
famille musulmane Boadbil (Les Aben-
cerages), chassée en Afrique, plus
précisément en Tunisie, à la suite de la
reprise de Grenade par les catholiques
en 1492. Les Abencerages étaient une
famille maure qui était installée en
Le Dernier Abencerage de Espagne depuis le VIIème siècle et qui
Chateaubriand régnait sur le royaume de Grenade au
traduit en vers par Nikola Ier XVème siècle. Dans la nouvelle de
Chateaubriand, le héros principal Aben
Hamet retourne à Grenade en 1526 sur la terre de ses ancêtres afin
de visiter la tombe de ses aïeux. A cette occasion, il s’éprend
passionnément de Blanca, une chrétienne de sang noble, fille de don
Rodrigue, sœur de don Carlos et descendante du Cid Campeador,
héros national célèbre par sa lutte contre l’empire musulman. Entre
eux naquit un amour profond et passionné. Cependant, lorsqu’Aben
Hamet apprit qu’il s’était épris de la petite-fille du célèbre Cid, le
grand ennemi de la famille Boadbil, il décide avec une grande peine
de cœur de quitter pour toujours l’Espagne.
Le prince/roi Nikola a tâché de ne pas changer le fond de
l’histoire originale et de conserver les parties essentielles du récit en
effectuant le moins de modifications possibles (Ðukić, 1951 : 225).
Traduite en octosyllabes, le vers préféré du souverain monténégrin,
l’œuvre de Chateaubriand a été rimée selon l’ordre ABCB (Ðukić,
1951:228). Dans son ouvrage consacré à la littérature
monténégrine, Ðukić compare le commencement de la nouvelle de
Chateaubriand avec la traduction poétique de Nikola (Ðukić, 1951 :
225) :

Lorsque Boadbil, dernier roi de Grenade, fut obligé


d’abandonner le royaume de ses pères, il s’arrêta au sommet
du mont Padul.

Kad Boadbil, kralj Grenade


Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 32
Petar II Petrović Njegoš et Nikola Ier

Bi prinuđen ustupiti
Svoju zemlju, vrh Padula
Visokog će stati

Bien que le début et la fin de la nouvelle de Chateaubriand


soient traduits en tenant compte fidèlement de la version originale,
Ðukić considère que certains passages du récit ont été élargis, alors
que d’autres ont été réduits ou même omis (1951 : 227). Il estime
que dans sa traduction, Nikola ne prenait pas en considération le
nombre de vers, en attribuant plus à un chant, moins à un autre.
Dans la strophe qui suit, élargie par rapport à l’original, la mère
sultane Aïcha s’adresse au malheureux Boadbil (Ðukić, 1951 : 225).

Pleure maintenant comme une femme un royaume que tu n’as


pas su défendre comme un homme !

Plači sada kao žena


Na razvale kraljevstva ti
Kad ne znade kao junak
Svoj za krunu život dati

Nous découvrons également une pensée élargie par rapport


à l’original dans les vers colorés d’émotion envers la belle espagnole
Blanca (Ðukić, 1951: 227).
Favorite des Génies, dit l’Abencerage, je te cherchais comme
l’Arabe cherche une source dans l’ardeur du midi ; j’ai entendu les
sons de ta guitare, tu célébrais les héros de mon pays, je t’ai devinée
à la beauté de tes accents, et j’apporte à tes pieds le cœur d’Aben-
Hamet.

Izabranice od duhova
Ja te tražih ko’što traži
Arap izvor u žar podna
Grla žeđ da ugasim…
Sve te tražih, dok gitare
Čuh ti zvuke i glas mili
Na koji bi i mrtvi se
Pod pokrovom probudili!
Čuh i pjesmu kojom slaviš
Jedno ime od junaka
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 33
Petar II Petrović Njegoš et Nikola Ier

Jedno ime… to je ime:


Ime jednog mog zemljaka.
O izvini smjelost ovu
Kojom stupah u tvom dvoru.
U žilište sreće moje.
U žilištu il’ – ponoru!
A milosno primi mlada
Aben-Ahmet što ti pruža:
Srce ovo, čelu malu.
Da med kupi s tvog od ruža…

L’écrivain et le critique Trifun Đukić souligne que Nikola


avait parfois omis dans sa traduction les endroits les plus vifs et qu’il
n’était pas apte à transmettre les images les plus fines et les plus
subtiles. D’autre part, il estime que l’original a été respecté
uniquement dans ses traits principaux et cela sans un grand nombre
de comparaisons poétiques réussies, mais que toutefois, ce poème
de 2168 vers est particulièrement intéressant à cause de son fond
romantique et poétique (Đukić, 1951 : 229). En analysant la
traduction du prince/roi, le professeur S. Vukmanović mentionne
que Nikola a tâché dans sa traduction de garder le ton romantique et
la sensibilité propre à la nouvelle de Chateaubriand et que sa
traduction est empreinte de lyrisme (Vukmanović, 1990 : 330). De
plus, dans son chant, il y a la fraîcheur et l’air sain des montagnes, si
proches du montagnard qui tenait à mettre en relief le patriotisme
du personnage principal. Tout compte fait, une telle publication,
parue en 1888 dans l’ambiance culturelle relativement peu
développée du Monténégro, représente sans aucun doute un
événement littéraire particulier.

Conclusion
Nous pouvons constater que les souverains monténégrins,
Petar II Petrović-Njegoš et Nikola Ier, ont consacré beaucoup de
temps à l’apprentissage du français en dépit du fait que d’autre
langues, telles que l’italien et l’allemand, étaient à l’époque parlées
dans leur entourage et que le russe représentait la langue des
protecteurs séculaires du Monténégro. Car le français représente au
XIXème la langue diplomatique parlée par tout homme cultivé et il
est absolument indispensable de le connaître. De ce fait, dans le
minuscule Monténégro d’autrefois, à l’exemple de toutes les maisons
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 34
Petar II Petrović Njegoš et Nikola Ier

royales européennes, le français est la langue de communication de


la cour. Ceci est en particulier valable à l’époque du règne du
prince/roi Nikola (1860-1918) car tous les membres de la famille
Petrović-Njegoš maîtrisaient le français, sans exception (Jovanović,
2016 : 196-202). De nos jours même, dans la bibliothèque royale à
Cetinje, parmi de nombreux livres, ce sont les ouvrages écrits en
français qui se distinguent. D’autre part, on y découvre également
111 livres français dédicacés en langue française (Jovanović, 2016 :
224). Les dédicaces étaient écrites en français même lorsqu’il
s’agissait d’un cadeau offert par un membre de la famille royale à un
autre membre de la famille.
Petar II Petrović-Njegoš et le prince/roi Nikola n’étaient pas
seulement des souverains francophones, mais également des poètes
francophones. Sachant que le français est une langue dotée d’une
musicalité exceptionnelle, qui s’exprime particulièrement en poésie,
nous supposons que la mélodie ainsi que la richesse de cette langue
ont poussé les souverains monténégrins à s’en imprégner dans leurs
vers. Ils ont trouvé de l’inspiration pour leurs propres œuvres
poétiques dans la poésie française de l’époque romantique qu’ils
lisaient avec ferveur et traduisaient avec beaucoup de talent. Njegoš
nous a légué une traduction exceptionnelle de l’Hymne de la nuit,
alors que Nikola nous a donné une adaptation poétique originale de
la nouvelle de Chateaubriand Les aventures du dernier Abencerage.
Il s’agit d’un bel héritage littéraire qui nous a semblé cependant
insuffisamment valorisé jusqu’à nos jours.

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Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 36


Miloš Avramović1
UDC 821.133.1-992.09(497.16)

L’IMAGE ROMANTIQUE DU MONTÉNÉGRO


DANS LES RÉCITS DE VOYAGE DE PIERRE LOTI : PASQUALA
IVANOVITCH ET VOYAGE DE QUATRE OFFICIERS DE L’ESCADRE
INTERNATIONALE AU MONTÉNÉGRO

Résumé : Julien Viaud, plus connu sous le nom de Pierre Loti, fut un
officier de marine français qui bénéficia d’une renommée mondiale dans le
monde des lettres grâce à ses récits de voyage. Dans ce genre littéraire, il laissa
entre autres deux textes importants sur le Monténégro : Pasquala Ivanovitch et
Voyage de quatre officiers de l’escadre internationale au Monténégro. Ces deux
textes furent créés pendant et après le séjour de l’écrivain français au
Monténégro en 1880, année où sa flotte jeta l’ancre à Baozich dans les Bouches
de Kotor.
Le motif central de Pasquala est l’histoire d’amour que l’auteur vécut
lors de sa mission au bord de la mer Adriatique. L’écrivain décrit en détail son
aventure avec une jeune bergère de Baozich, dont le nom imaginaire donne au
récit son titre. Son expérience amoureuse se mêle à la mélancolie éveillée par les
paysages du pays où il se trouve. Les montagnes noires du Monténégro suscitent
chez l’auteur des sentiments mélancoliques ainsi qu’un manque de confiance à
l’égard des habitants locaux. Par ailleurs, l’état intérieur du héros se confond
avec les détails qui l’entourent et avec les flammes de la passion nées en lui après
la rencontre avec Pasquala.
Il s’agit d’un texte rempli d’impressions, d’émotions et de
contemplations qui s’éveillent dans la tête de l’auteur lors de son séjour au
Monténégro. Des sentiments similaire dominent également l’autre texte qui
retrace le voyage de Loti et de son escadre de Baozich jusqu’à la capitale royale
du Prince Nikola : Cetinje. Dans ce récit de voyage, l’auteur français développe
une comparaison critique entre les Bouches de Kotor et le Monténégro et entre la
France et le Monténégro.
Mots clés : amour, paysage, comparaison culturelle, Monténégro,
mélancolie

Introduction
Le nom de l’officier de marine Louis Marie Julien Viaud
(1850-1923) n’est pas connu dans le monde des lettres. Mais le
pseudonyme littéraire de l’officier susmentionné Pierre Loti s’ancra
considérablement dans les cadres littéraires de son époque, de telle
manière que le succès de son œuvre est encore audible de nos jours.
Son ample corpus, composé primordialement de récits de voyage
qui témoignent des aventures maritimes de l’auteur, laissa une

1 Miloš Avramović, doctorant à l’Université de Tours.


L’image romantique du Monténégro dans les récits de voyage du Pierre Loti

empreinte profonde dans la littérature de voyage du XIXe siècle. La


plume de Pierre Loti, renforcée par la puissance de sa propre
imagination romantique, représente une sorte de témoignage sur les
cultures et les pays lointains que l’auteur découvre pendant ses
missions maritimes. En fait, dans l’œuvre de cet écrivain voyageur,
peut-être le plus important de la littérature française, se croisent
des impressions qui s’étendent de l’île Tahiti au Monténégro. Il
faudrait mentionner qu’il employa le pseudonyme de Loti2 pour la
première fois au-dessous du reportage L’Affaire Dulcigno3 résumant
sa mission politique au Monténégro de 1880.
Or, Loti éternise par sa plume chaque port où sa flotte
accosta. En rendant ainsi hommage à toutes les terres sur lesquelles
il posa son pied, il créa des œuvres comme Les trois dames de la
Kasbah (1884), Au Maroc (1884), Le Pêcheur d’Islande (1886),
Fantôme d’Orient (1891), Le Désert (1895), Turquie agonisante
(1913)… Il semble que les voyages représentent une sorte de
remède qui soulage la mélancolie de l’esprit solitaire de Loti. Dans
Pierre Loti, un benjamin désarmé pour la vie, Marie-Paule De Saint-
Léger explique combien les voyages occupent une place importante
dans la vie de cet écrivain français.
Cri de détresse poussé par ce grand solitaire qui, de surcroît,
se sentait l’âme d’un exilé et était toujours parti à la recherche des
« ailleurs », en quête d’un bonheur impossible... (De Saint-Léger,
1995 : 89-95).
Inspiré des paysages du Monténégro, dont il vit pour la
première fois la cime des montagnes en automne 1880 de son
bateau « Friedland », l’écrivain français créa également deux récits
de voyages sur ce pays – ce pays aux « paysages de rêve », au
« paysage lunaire », aux « montagnes éternelles » et au « ciel étoilé ».
(Loti, 1926 : 247-297) Il s’agit de récits de voyage : Pasquala
Ivanovitch et Voyage de quatre officiers de l’escadre internationale au
Monténégro. Ces deux textes furent publiés dans le recueil Les Fleurs
d’ennui en 1882. D’un point de vue narratif, les deux récits furent
écrits à la première personne du singulier. Donc, ils pourraient être
définis aussi comme des journaux dans lesquels l’auteur note ses

2 Le surnom de Loti, devenu ultérieurement son pseudonyme, lui fut attribué


par la reine Pomaré pendant son séjour à Tahiti en 1872. « Loti » est en fait le
nom d’une fleur tropicale.
3 « Dulcigno » est le nom italien de la ville monténégrine d’Ulcinj.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 38


L’image romantique du Monténégro dans les récits de voyage du Pierre Loti

impressions, ses sentiments, ses réflexions, mais aussi ses critiques


en lien avec le pays où il séjourne au début des années 1880.

Pasquala Ivanovitch
Le lieu de l’action de Pasquala Ivanovitch est le village de
Baozich (Baosici) où l’escadre de Loti, le « Friedland », jeta l’ancre à
son arrivée dans les Bouches de Kotor. Néanmoins, dans le récit,
l’auteur n’emploie pas la dénomination originale du bateau. Dans
Pasquala Ivanovitch, sa flotte arrive dans les Bouches de Kotor sous
le nom imaginaire de « Téméraire »4. Cette originalité littéraire de
Loti pourrait être comprise comme la tendance de l’auteur à relier
métaphoriquement son audace avec le motif du bateau. Le bateau
est en réalité représenté en tant qu’alter ego de l’auteur (le
narrateur/le personnage principal). D’après les historiens, la raison
principale du séjour de Loti et de son escadre dans les Bouches de
Kotor fut de faire pression sur la Turquie pour rendre la ville
d’Ulcinj au Monténégro. Mais cette mission connut apparemment un
échec. Dans Pasquala Ivanovitch, il tente de mettre cet échec au
deuxième plan en développant une histoire d’amour.
Le début de Pasquala Ivanovitch est marqué par la
description du premier contact entre l’auteur et les Bouches de
Kotor. Ce passage est imprégné de sentiments mélancoliques et de la
peur face à une terre inconnue. Pourtant, les effets de la tranquillité
de l’eau, de la chaleur de l’air et de l’odeur du myrte ont une telle
influence sur l’humeur du personnage principal que ce pays inconnu
devient progressivement pour lui le pays de l’harmonie et de la paix.
Dans le texte critique Pierre Loti et l’Europe balkanique, Alain Quella-
Villéger définit ce conflit intérieur perpétuel de Loti comme la
source « des impressions confuses sur cette région troublée ».
(Quella-Villéger, 1994 : 168-180)
Le motif qui domine l’œuvre intégrale de cet écrivain
français, y compris les textes concernant le Monténégro, est la lune.
La lune, qui symbolise la dualité, subsiste en permanence dans l’état
intérieur de l’auteur à travers ses conflits moraux et culturels. Ce
motif est entre autres présent au tout début de Pasquala Ivanovitch :

La lune éclaire une baie admirable, où l’eau sommeille, immobile, elle

4 Qui manifeste une hardiesse excessive et imprudente. (Le Petit Larousse


illustré, 2008 : 999)
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 39
L’image romantique du Monténégro dans les récits de voyage du Pierre Loti

jette des clartés roses aux grands rochers, et découpe, avec des
ombres, les reliefs des prodigieuses montagnes suspendues au-dessus
des eaux.
L’air de la nuit est tiède, et la terre envoie des senteurs de myrte. On
dirait des paysages de rêve (Loti, 1926 : 179-180).

La lune, non seulement comme symbole de dualité, mais


aussi comme élément symbolisant la féminité, est une métaphore
tout à fait justifiée pour désigner le Monténégro chez Pierre Loti. Il
faut souligner que le personnage principal éprouve, comme il dit, ce
« paysage lunaire » à travers le prisme de l’amour et du désir charnel
à l’égard de la bergère monténégrine Pasquala. Dans ce récit de
voyage, la lune est souvent suivie par les cimes des montagnes qui
sont l’emblème fondamental du Monténégro. La citation ci-dessous
témoigne du fait que l’auteur relie le personnage féminin principal
du récit avec le motif de la lune et celui des montagnes. Ainsi, il
présente ces trois éléments comme les segments inséparables de
son impression romantique sur ce pays. Dans le cadre de ce
« triangle de Loti », ce dernier met l’accent sur la bergère tandis que
les deux autres motifs sont élevés au-dessus d’elle comme des sortes
de gardiens métaphysiques de ce personnage féminin :

Les cimes de pierre du Monténégro, éclairées par la lune de pâles


lueurs roses, se dressent dans l’éther limpide, au-dessus de leur
gigantesque image renversée. Et la montagne plus rapprochée de
Baozich s’est dédoublée, elle aussi ; au-dessous, il y en a une autre,
souterraine, toute semblable, qui découpe sa crête sur une vision de
ciel, peuplé de fantômes d’étoiles. Dans les masses noires de ses bois,
on distingue un point, un petit triangle blanc : c’est la chapelle. Auprès
de là, dans sa cabane sous les arbres, Pasquala dort… (Loti, 1926 :
223-224).

Le sentiment de paix intérieure que l’on retrouve au début de


l’aventure monténégrine de Loti se transforme ultérieurement en
des sentiments de peur et d’inquiétude. L’état du personnage
principal se perturbe à cause de la nature menaçante, de la
désolation flagrante et de la froideur des habitants de Baozich
envers les visiteurs de l’étranger. Le personnage principal, agité par
un chagrin d’amour passé et par l’aspect négatif de son
environnement actuel, plonge dans un état mélancolique,
caractéristique des personnages typiques du romantisme : « le
paysage chez les écrivains du romantisme a pour fonction de refléter
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 40
L’image romantique du Monténégro dans les récits de voyage du Pierre Loti

la solitude du poète » (Zivkovic, 2001 : 728).5 Par la suite, étant sans


réponse concernant le départ de son escadre du Monténégro, où elle
se trouve dans des conditions inconvenables et où l’accueil n’est pas
au niveau de ses attentes, Loti envisage de se démarquer de cette
réalité suffocante à travers les charmes de Pasquala Ivanovitch.6
Cette jeune orpheline d’une vingtaine d’années en habits
paysans, qui habite chez des patrons arriérés et sévères, enchantera
entièrement l’officier français. Leur histoire d’amour est, comme on
l’a évoqué, l’action centrale de ce récit de voyage de Pierre Loti. Les
impressions de l’auteur sur le Monténégro se réunissent désormais
en un seul point : Pasquala. En plongeant dans cette aventure
amoureuse, le personnage principal réussit à stabiliser son état
intérieur, perturbé auparavant par la peur des « cimes de pierre du
Monténégro » et par le manque d’hospitalité de la population locale.
Malgré la barrière linguistique, elle devient pour lui la référence
essentielle pour le Monténégro. Leurs deux corps (celui de Pasquala
et le sien) se fondent en une cohérence mutuelle. En outre, la nature
et l’état intérieur du narrateur se réciproquent. Il est évident que le
paysage chez Loti joue le rôle du miroir de l’état intérieur du
personnage romantique. En même temps, le contact charnel avec la
femme et la nature fusionnent : « La nature n’est pas seulement le
décor. Elle représente également l’explication sur le comportement
de Loti et de Pasquala. » (Lainovic, 2008 : 15)7 Cette autre cohérence
lotienne aboutit à la sublimation des sens :

Quelle paix dans l’obscurité de ce bois ! Le temps est redevenu pur, les
oliviers découpent sur le ciel étoilé leur feuillage ténu comme une fine
dentelle noire. La terre sent bon, les grillons chantent, le cœur de
Pasquala Ivanovitch bat toujours très fort contre ma main… Ils sont
nouveaux pour moi, ces mots slaves qu’elle me dit, et je ne sais pas
encore les comprendre ; ce pays aussi est nouveau, et je commence à
l’aimer comme j’en ai aimé tant d’autres (Loti, 1926 : 190).

5 « Pejzaž pojavljuje se u romantičara u funkciji izražavanja pjesnikove


osamljenosti » (Živković, 2001 : 728). Traduction en français par l’auteur.
6 Les informations précises concernant la vie de cette fille ne sont pas

nombreuses. On sait seulement que son véritable nom était Matea Janovic.
7 « Priroda nije samo dekor nego i objašnjenje za Lotijevo i Paskvalino

ponašanje » (Lainović, 2008 : 15). Traduction en français par l’auteur.


Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 41
L’image romantique du Monténégro dans les récits de voyage du Pierre Loti

La monotonie du village de Baozich sera affaiblie sous les


effets des sentiments d’amour envers Pasquala. Pierre Loti, ébloui
par la beauté de cette jeune Monténégrine dont les origines sont
d’Herzégovine, cristallise8 cette dernière en l’assimilant avec la
perfection artistique des statues de la Grèce antique :

Dans les marbres de Paros, dans les marbres pentéliques, les Grecs
taillaient des jeunes filles qui étaient faites comme Pasquala
Ivanovitch (Loti, 1926 : 194).

Le comportement mélancolique pousse également le


narrateur à contempler le Monténégro d’une manière pessimiste.
Loti a parfois recours à la comparaison rigoureuse entre le
Monténégro et la Turquie. Dans sa comparaison, « il prend
ouvertement parti des Osmanlis » (Quella-Villéger, 1994 : 168-180)
en hissant les valeurs culturelles et politiques de la Turquie, un pays
où il fut gentiment accueilli plusieurs fois, au-dessus de celles du
Monténégro. Néanmoins, chaque rencontre avec Pasquala fléchit la
déception de Loti. Par l’intermédiaire des charmes de la bergère
monténégrine, le point de vue de l’auteur français sur cette région
(d’après lui) arriérée de Baozich commence à changer. (D’ailleurs,
dans Pasquala Ivanovitch, il a aussi recours à un comparaison entre
Baozich et les villes « civilisées » : Kotor et Herceg Novi.) L’auteur
doit à cet amour inattendu de Pasquala toute sa fascination des
paysages monténégrins. La citation suivante l’atteste :

Quand j'aurai quitté ce pays, je les verrai longtemps, toutes ces


maisonnettes de la plage, avec ces bonnes gens qui, le soir,
s'asseyaient aux portes sur les bancs de pierre, à l'ombre des arbres
jaunis, et quand je passais, me disaient bonjour… C'est de Pasquala
assurément que vient le charme de toutes ces choses (Loti, 1926 :
215).

Le personnage secondaire qu’il faudrait de même analyser


est Jovan (Giovanni chez Loti) Ivanovic, le frère de Pasquala, qui est
représenté en tant que prototype du Monténégrin de l’époque. Il
joue en fait le rôle du protecteur de sa sœur. De plus, il est très
sceptique vis-à-vis de tous les étrangers à Baozich. Après avoir saisi

8Terme introduit par Stendhal dans son ouvrage De l’amour. L’auteur français
assimile le terme « cristallisation » avec celui d’ « idéalisation ».
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 42
L’image romantique du Monténégro dans les récits de voyage du Pierre Loti

qu’une liaison amoureuse s’était formée entre Pasquala et l’officier


français, il démontre explicitement sa malveillance à l’égard de Loti.
Son personnage symbolise la moralité, la virilité et la droiture des
hommes du Monténégro. Il correspond entièrement à l’image
typique de la famille traditionnelle monténégrine dans laquelle le
frère fait un effort pour marquer une barrière imaginaire entre sa
sœur et ses séducteurs potentiels. Ces caractéristiques de la relation
entre frère et sœur sont encore dominantes dans certains cas dans
le Monténégro d’aujourd’hui. Loti envisage ce type de relation dans
Pasquala Ivanovitch :

Pasquala a un grand frère que je n’avais pas encore vu. Il arrive à


l’improviste et me jette un mauvais regard de méfiance (Loti, 1926 :
191).

En ce qui concerne la dimension culturelle de Pasquala, Loti


développe par exemple une description de l’auberge authentique de
Baozich où les personnages principaux se réunissent. Dans ce
passage, l’auteur évoque la boisson alcoolisée nationale du
Monténégro – l’eau-de-vie de prune, c’est-à-dire « slivovitcz ».
En outre, la dimension érotique se profile tout au long de ce
récit de voyage. Bien que l’auteur soit émerveillé par la personnalité
de Pasquala, la frivolité et la moralité de ce personnage féminin ont
notamment éveillé de nombreuses polémiques au sein de la société
des Bouches de Kotor lorsque le texte a été traduit en monténégrin
par Rosanda Vlahovic en 2008.
Il s’agit évidemment d’un texte typiquement romantique qui
se caractérise par des éléments fantastiques, aventuriers, mystiques
et sentimentaux. Au moment où le personnage principal doit partir
de Baozich, son humeur mélancolique s’enflamme de nouveau. Les
pensées sombres inondent son esprit. Cette fin témoigne encore une
fois du conflit intérieur de Loti qui s’active en fonction de son
environnement et des événements qui lui arrivent. Ses pensées sur
la mortalité se croisent paradoxalement avec l’éternité de la nature,
reflétée dans l’image des montagnes monténégrines :

Et, quand beaucoup de nuits semblables, avec des saisons et des


années, auront passé sur ces montagnes éternelles, Pasquala dormira
pour toujours, sous la chapelle, dans l'ossuaire (Loti, 1926 : 224).

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 43


L’image romantique du Monténégro dans les récits de voyage du Pierre Loti

Pasquala Ivanovitch, récit


de voyage à la première
personne de Pierre Loti,
constitue un texte dans
lequel sont parallèlement
incorporées les caracté -
ristiques opposées de
deux cultures : la culture
monténégrine et la
culture française. Pourt -
ant, ces différences se
condensent à travers la liaison des deux personnages principaux :
l’officier français (l’auteur) et la bergère monténégrine. La valeur de
ce lien culturel et littéraire entre le Monténégro et la France fut
d’autant plus renforcée en 1934, année où L’association des amis de
la France du Monténégro installa une inscription9 gravée en pierre
sur la façade de la maison de la « muse monténégrine » à Baozich.
Comme le texte de Pierre Loti, cette inscription rend hommage à
l’amour que l’écrivain français vécut au Monténégro. Les mots
gravés vivent toujours.

Voyage de quatre officiers de l’escadre internationale au


Monténégro
Voyage de quatre officiers de l’escadre internationale au
Monténégro retrace le voyage de Pierre Loti du village de Baozich
jusqu’à la capitale royale du prince Nikola (Nikita chez Loti) :
Cetinje. Ce texte est divisé en quatre chapitres : De Baozich à Kotor,
De Kotor à Njegusi, De Njegusi à Cetinje et Cetinje.
Dans ce texte, Loti marque une distinction claire entre les
Bouches de Kotor et le Monténégro. Il faut mentionner que lors du
séjour de l’écrivain français en 1880, les Bouches de Kotor faisaient
partie de l’Empire austro-hongrois (depuis le Congrès de Vienne en
1814 jusqu’à 1918 quand le Monténégro, avec les Bouches de Kotor
libérées, devient une partie du Royaume des Serbes, Croates et
Slovènes.) Comme on l’a déjà constaté, l’une des caractéristiques les
plus représentatives de l’œuvre de Loti est la comparaison entre
deux cultures différentes. Dans Pasquala Ivanovitch, la comparaison
entre le Monténégro et la Turquie est présente. Dans Voyage de

9 Source : l’auteur.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 44


L’image romantique du Monténégro dans les récits de voyage du Pierre Loti

quatre officiers, il intègre la comparaison entre les Bouches de Kotor


(l’Empire austro-hongrois) et le Monténégro. Selon les descriptions
de l’auteur français, les spécificités naturelles de la baie s’opposent
complètement aux paysages déserts des montagnes monténégrines.
Loti confronte le caractère grandiose des remparts, des rues et des
palais de Kotor avec la terre « pétrifiée » vers laquelle il se dirige.
Cette désolation flagrante éveille de nouveau chez le narrateur des
sentiments mélancoliques et une peur de l’inconnu. Ainsi se
manifeste la même situation que dans Pasquala Ivanovitch. Il semble
bien que l’inconnu soit la source de la mélancolie lotienne. Les
différences entre les deux régions se réunissent dans le texte :

Sur la rive où nous sommes, tout est d'un vert admirable ; les forêts
tapissent les pentes ardues, grimpent dans le ciel, se perdent tout en
haut, dans les grosses nuées grises chargées de pluie. […] En face, sur
l'autre rive, celle du Monténégro, c'est par contraste, une grande
image de désolation. Ni forêts, ni verdures : des montagnes nues…
(Loti, 1926 : 230-231).

Outre la comparaison avec l’Empire austro-hongrois (les


Bouches de Kotor), Loti a également recours à la comparaison entre
le Monténégro et son pays d’origine : la France. Les caractéristiques
distinctives entres ces deux pays sont notamment évidentes dans la
dimension culturelle ainsi que dans la mentalité des habitants
monténégrins. L’apparence physique des Monténégrins de l’époque
est qualifiée d’arrogante et de menaçante. Loti caractérise de cette
manière les guides de l’escadre française de Kotor à Cetinje, lesquels
représentent des hommes typiques du Monténégro de la fin du XIXe
siècle. Conformément à leurs caractéristiques, ces personnages
secondaires reprennent en quelque sorte le rôle du frère de la
bergère de Pasquala Ivanovitch. Loti les confronte avec le
personnage de Monsieur Ramadanovitch, homme d’affaires du
Prince Nikita, que l’auteur décrit en tant que « Monsieur […] vêtu
comme un Français et fort poli. » (Loti, 1926 : 253) En opposant
l’arrogance des guides de l’escadre à l’élégance de Monsieur
Ramadanovitch, Loti développe en effet la critique de la mentalité
monténégrine. On suppose que ce dernier personnage que l’escadre
rencontre à Kotor avait dû acquérir des « qualités françaises » en
étant au service du Prince Nikita, qui avait été scolarisé à Paris.
En revanche, le personnage principal semble étonné par les
capacités physiques du peuple monténégrin. Loti identifie la force
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 45
L’image romantique du Monténégro dans les récits de voyage du Pierre Loti

physique comme le point le plus caractéristique non seulement des


Monténégrins mais aussi des Monténégrines. Par exemple, Loti
semble frappé par une scène où une Monténégrine effectue des
travaux difficiles dans les champs. De même, pendant la traversée
du « chemin du ciel », métaphore désignant la route serpentine
reliant Kotor et Njegusi, il glorifie la force des Monténégrins en
donnant son point de vue « français » :

Eux se proposent de nous suivre à pied. On ne s’imagine pas en France


ce qu’un Monténégrin est capable de faire de ses jambes ; hommes et
femmes, dans ce pays, peuvent trotter du matin jusqu’au soir, avec la
même allure allongée de chat maigre, sans éprouver la moindre
fatigue (Loti, 1926 : 255).

Les espaces déserts du Monténégro, composés de terrains


pierreux, sont la raison pour laquelle le narrateur se pose la
question de la possibilité de la vie dans ce pays. Le sentier (c’est-à-
dire le chemin qui lie Njegusi et Cetinje) par lequel son escadre
passe ne montre aucun signe de vie. Lors de leur passage en 1880,
une partie de cette route était en train d’être construite selon les
ordres du prince Nikola. Ce moment historique est donc noté dans le
récit de voyage de Loti. Mais la nature taciturne lui fait peur. Il
espère bientôt apercevoir Cetinje pour sentir finalement les
« étincelles » de la vie. Par les yeux et par le cœur, Loti cherche
désespérément les paysages qui pourraient ressembler à la capitale
monténégrine, mais en vain. Pendant ses moments éternels de peur,
son état intérieur se miroite dans l’immensité des montagnes du
Monténégro. Captivé par sa propre incertitude, ce personnage
romantique cristallise10 l’image de Cetinje. Dans ses pensées, la
capitale monténégrine apparaît comme le lieu du secours et de la
paix.
La lune est, dans ce texte aussi, la métaphore que l’auteur
emploie pour désigner le Monténégro. Il assimile les espaces déserts
aux caractéristiques de la lune. Ces passages sont imprégnés d’une
dimension mystique. Le relief montagneux du Monténégro se
confond avec l’éternité. Ainsi, chez Loti, la nature obtient une
connotation cosmologique.

10 Voir plus haut.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 46


L’image romantique du Monténégro dans les récits de voyage du Pierre Loti

Un paysage lunaire ! En effet, on pense que, si on arrivait en ballon


dans la lune, on trouverait les mêmes aspects dans ces régions
mystérieuses qui n’ont pas d’atmosphère. Cela ne ressemble à rien de
terrestre. Cela fait songer aux tranquillités éternelles d’une planète qui
aurait fini de vivre… C’est comme une image figée des grandes
tourmentes cosmiques, un souvenir du chaos (Loti, 1926 : 266).

Dans Voyage de quatre officiers, le premier lien entre


l’écrivain français et Cetinje est le symbole « de Njegos »11 : la
lumière. En voyant la lumière de la cité, l’état intérieur du narrateur
s’apaise. Néanmoins, malgré l’espoir qu’il retrouvera la paix dans le
confort de la capitale, la déception de Loti est évidente au moment
de son arrivée à Cetinje. L’image illusoire qu’il s’était construite de
Cetinje pendant le trajet sera « brisée » dès les premiers pas dans la
capitale, que Loti qualifie comme « une microscopique imitation de
ville ». (Loti, 1926 : 279) L’absence de foule, de brouhaha urbain, de
remparts immenses et de réverbères, c’est-à-dire de toutes les
caractéristiques des villes du littoral et de France, rend la déception
de l’auteur encore plus intense. L’aspect modeste du Cetinje de la fin
du XIXe siècle est la source des questions existentielles de Loti. Se
sentant égarés, les membres de l’escadre française essaient de
trouver des informations concernant l’existence d’un autre chemin
pour le retour afin d’éviter « le cauchemar de pierre ». (Loti, 1926 :
296) Lors de son séjour dans la capitale du Monténégro du prince
Nikola, l’escadre est logée dans une auberge où, comme l’auteur le
précise, les portraits de la famille royale Petrovic sont accrochés au
mur.
Les sentiments désagréables n’empêchent pas les officiers
français de se lancer dans la découverte de leur destination actuelle.
L’auteur note un certain nombre de différences culturelles. La scène
la plus dominante dans la dernière partie du Voyage de quatre
officiers est la rencontre indirecte entre Loti et le prince Nikola. En
fait, lors de sa promenade sur la place principale de Cetinje, l’auteur
français reconnaît le gouverneur monténégrin qui se promène
parmi le peuple. Les personnages de ce récit de voyage ne
dissimulent par leur étonnement de voir un souverain dans un lieu
public. Loti fait l’éloge du sentiment de liberté du prince
monténégrin et de son comportement vis-à-vis de son peuple. Les

11 C’est une référence à l’épopée philosophique et cosmologique de Petar II


Petrovic-Njegos La Lumière du Microcosme (1845).
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 47
L’image romantique du Monténégro dans les récits de voyage du Pierre Loti

critiques qu’il destine au Monténégro sont éradiquées par les


descriptions des coutumes et de la nature. Bien qu’il soit plus
attaché à l’Empire ottoman, Loti valorise les spécificités culturelles
du Monténégro de l’époque du Prince Nikola.

Un personnage, tout en drap bleu de ciel brodé d’or, débouche d’un


chemin transversal : c’est le prince Nikita. Des gens qui l’attendaient
au passage se découvrent et s’inclinent dans des attitudes de
vénération profonde. Les uns baisent sa main gantée, les autres lui
présentent des papiers qui doivent être des suppliques.
C’est l’habitude de prince, nous dit-on, de donner audience matinale à
ses sujets, en plein air. Il se met à faire les cent pas de long en large,
suivi à petite distance respectueuse par les hommes en châle noir ; il
paraît causer avec eux sur un ton paternel. […]
Cela a bon air, cette promenade au milieu du peuple ; on
s’enthousiasmerait presque pour ces mœurs patriarcales (Loti, 1926 :
278-279).

Un autre témoignage sur la culture du Monténégro apparaît à


travers la description d’une cérémonie de mariage monténégrine.
L’escadre de Loti assiste à l’acte traditionnel lors duquel les
membres de la famille du marié12 viennent chercher la bru. Loti met
notamment l’accent sur la beauté des habits de cette dernière. Aussi,
il semble fasciné par le fait que les membres de la famille simulent
l’enlèvement13 de la bru. Ils sont armés, mais l’auteur décrit avec
ravissement leurs armes. Tout l’événement est représenté comme
un rituel culturel typique pour ce pays balkanique :

Les armes, les costumes de tout ce monde, sont fort beaux. Mais ce
qu’on regarde, ce qu’il y a de charmant, c’est la mariée. […] Elle est
vêtue d’un costume d’une grande richesse. Sa veste et son gilet sont de
velours cramoisi tout brodés d’or ; son manteau de Monténégrine est
en drap blanc brodé d’or… (Loti, 1926 : 281-282).

En outre, les officiers français ont l’occasion de visiter le


monastère de Cetinje qui, d’après les notes de Pierre Loti, abritait,
en plus d’antiquités de l’histoire monténégrine et d’objets d’église,
un document représentant le lien entre la culture monténégrine et la
culture française. Il s’agissait d’une collection d’éditions de la revue

12 En monténégrin : svatovi.
13 Ce qui fait partie de la tradition monténégrine.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 48


L’image romantique du Monténégro dans les récits de voyage du Pierre Loti

française Revue des Deux mondes. Il semble donc que la revue


mentionnée ait été lue en version originale à Cetinje à l’époque du
roi Nikola. Cette constatation est la preuve que la langue française
avait une place importante dans la culture monténégrine à la fin du
XIXe siècle. Il faudrait mentionner que presque tous les membres de
la famille royale Petrovic utilisaient cette langue, notamment
comme un moyen de communication dans les milieux
diplomatiques.
À part les caractéristiques déjà mentionnées sur le
Monténégro, l’auteur salue aussi la propreté des maisons de Cetinje,
en portant une attention particulière à la présence d’icônes de saints
dans la plupart des maisons. Il les appelle « les dieux […] du logis »
(Loti, 1926 : 280), qui sont traditionnellement hérités d’une
génération à l’autre dans la culture monténégrine. L’escadre visite la
petite église du prince où se trouvent également des sabres et des
fusils typiques. Ainsi, l’écrivain français en conclut que les
Monténégrins, de par leur histoire, fusionnent les idées religieuses
et celles de la guerre. Pierre Loti est aussi le témoin d’une scène où
le prince Danilo (un des fils de Nikola) joue avec ses sœurs dans le
jardin du château.
En quittant Cetinje, l’auteur français se penche de nouveau
sur les beautés naturelles du Monténégro et sur leurs effets
mystiques. Dans le silence et la monotonie des espaces
interminables, il souligne quand même des milliers de petits détails
qui accomplissent sa vision sur le Monténégro de l’époque. Son « je »
intérieur se confond pour la dernière fois avec l’environnement.
Malgré tous les points négatifs, il semble bien que l’écrivain français
quitte ce pays avec un pincement au cœur :

Un grand silence et un grand calme sur le Monténégro. Ce ciel sans un


nuage qui s’étend sur nous est d’une limpidité méditerranéenne, d’une
couleur admirable (Loti, 1926 : 288).

Conclusion
En guise de conclusion, Pasquala Ivanovitch et Voyage de
quatre officiers de l’escadre internationale au Monténégro de Pierre
Loti représentent des témoignages importants sur la culture
monténégrine dans la littérature française. Dans ces deux textes,
l’auteur note quelques moments historiques cruciaux. Aussi, il se
focalise sur la richesse naturelle de ce pays qu’il visite aux débuts

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 49


L’image romantique du Monténégro dans les récits de voyage du Pierre Loti

des années 1880. L’écrivain français est sincère lorsqu’il retrace


l’état du Monténégro de l’époque. Néanmoins, malgré l’ampleur de
la critique négative qu’il développe dans ses récits de voyage, le
Monténégro a dû rester gravé dans sa mémoire comme le pays de
l’amour vécu, de la beauté naturelle, de l’authenticité culturelle et
traditionnelle. Les textes de cet écrivain français offrent en quelque
sorte une vision critique générale sur le Monténégro du prince
Nikola. En tout cas, le fait qu’il soit décrit comme un pays aux
« paysages de rêve » dans la littérature française sous la plume de
Pierre Loti devrait être bien évidemment un éloge d’une extrême
importance pour le Monténégro.

Références bibliographiques
De Saint-Léger, Marie-Paule. "Pierre Loti, un benjamin désarmé pour la vie."
Annales de Bretagnes et des pays de l’Ouest. Tome 102, numéro 1,
(1995): 89-95.
Le Petit Larousse illustré. Paris: Larousse, 2008.
Loti, Pierre. Fleurs d’ennui (Pasquala Ivanovitch, Voyage de quatre officiers de
l’escadre internationale au Monténégro). Paris: Calmann-Lévy Éditeurs,
1926.
Loti, Pjer. Paskvala Ivanović, Putovanje u Crnu Goru četiri oficira međunarodne
eskadre (introduction : dr Risto Lainović, traduction : Rosanda
Vlahović). Podgorica: Pobjeda, 2008.
Quella-Villéger, Alain. "Pierre Loti et l’Europe balkanique." Loti en son temps.
Presses universitaires de Rennes, 1994: 169-180.
Stendhal. De l’amour. Paris: Flammarion, 2014.
Živković, Dragiša. Rečnik književnih termina. Banja Luka: Romanov, 2001.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 50


Jasmina Tatar Anđelić1

LE MONTÉNÉGRO AU SEUIL DU XXe SIÈCLE


VU PAR JULIETTE ADAM : UN VOYAGE EXOTIQUE AU SERVICE
DES IDÉES MODERNES

Résumé : Juliette Adam (1836-1936) est une écrivaine française,


républicaine et féministe, propriétaire d’un des plus influents salons – foyer de la
vie littéraire et artistique parisienne – et fondatrice du périodique La Nouvelle
Revue (1879-1940). C’est dans ce pendant républicain de la célèbre revue
conservatiste La Revue des Deux Mondes qu’elle publie, en 1898, un article
relatant ses impression de voyage au Monténégro. Notre article vise à analyser
ce texte pour montrer les idées d’une personne influente sur l’Etat monténégrin,
ses rapports socio-politiques, les coutumes, la culture et la nature à l’aube du XXe
siècle. En dehors des informations sur les positions de l’auteure, ses impressions
et orientations politiques, l’analyse des différentes couches textuelles, inspirée
par le modèle d’analyse du discours d’Eddy Roulet, propose une nouvelle façon de
considérer tout ce qui pouvait rapprocher et éloigner Paris et Cetinje à l’époque.
Mots clés : Français au Monténégro, Juliette Adam, structure
hiérarchique du discours, roi Nicolas, analyse du discours

Introduction
Dans la volonté de contribuer à la présentation de la
littérature de voyage française portant sur le Monténégro ainsi
qu’au renforcement des relations franco-monténégrines, nous nous
proposons d’analyser le texte « Au Monténégro » que Juliette Adam
a écrit pendant son séjour au Monténégro en 1898 et qu’elle a publié
dans l’influente Nouvelle Revue. Puisque la première traduction du
texte en langue monténégrine a paru seulement en 2017 et que
Juliette Adam n’est pas suffisamment connue du public
monténégrin, nous commencerons par une brève présentation de
l’auteure, pour mieux introduire une analyse de son texte basée sur
certains aspects de la structure hiérarchique du discours d’Eddy
Roulet. Après une première lecture, les segments du texte sont
traités selon l’ordre d’importance qui leur est attribuée par l’auteure
(module hiérarchique), puis l’interaction des différents niveaux
textuels est passée en revue (module d’interaction) et finalement le

1Jasmina Tatar Anđelić, Faculté de Philologie de Nikšić, Université du


Monténégro.
Le Monténégro au seuil du XXe siécle vu par Juliette Adam

monde décrit dans le texte est analysé par rapport à la réalité du


public visé (module référentiel).

Qui est Juliette Adam ?


Au XIXe siècle, le Monténégro a fait l’objet de nombreux
récits de voyage. Leurs auteurs n’ont pas toujours été des écrivains
ou des personnalités influentes dans leurs milieux respectifs, même
si leurs écrits ont donné une contribution considérable à la
découverte du petit Etat balkanique, extraordinaire sous plusieurs
aspects. Il nous semble d’autant plus important d’introduire notre
analyse par une brève présentation de Juliette Adam, sa réputation
littéraire et son influence socio-politique sur ses contemporains en
France et même sur le plan international. Nous pouvons affirmer
que Juliette Adam correspondait parfaitement à ce qu’était l’image
d’une femme du monde dans l’Europe du XIXe siècle. Représentante
de la haute bourgeoisie, politiquement engagée, pamphlétaire,
féministe et propriétaire d’un des salons parisiens les plus influents
de son temps, Juliette Adam était aussi la fondatrice et la rédactrice
en chef de La Nouvelle revue. Tout en respectant les normes sociales
imposées aux femmes de son époque, elle luttait pour la position de
la femme et exerçait même une influence non négligeable sur la vie
politique de l’époque.
Juliette Lambert naît en 1836 à Verberie (Oise) dans la
famille d’un médecin de province. Elle se marie à 17 ans avec
l’avocat Alexis La Messine et donne naissance à une fille, Alice. Suite
au décès de son premier mari, elle se remarie en 1867 avec Edmond
Adam, libre penseur, franc-maçon, député de la gauche républicaine,
préfet et sénateur. Des personnalités influentes du monde politique
et culturel, dont Victor Hugo, assisteront aux funérailles du sénateur
Adam au Père-Lachaise en 1877. L’homme laisse alors à son épouse
un grand patrimoine mobilier et immobilier. Cet héritage n’est pas
négligeable dans le contexte de l’engagement littéraire, politique et
social ultérieur de Juliette Adam. En effet, à la fin du XIXe siècle,
l’indépendance économique était une condition préalable à
l’émancipation spirituelle et intellectuelle de la femme, tout comme
elle l’est de nos jours.
Pendant le Second empire et notamment après la défaite de
la France face à la Prusse en 1871, le salon parisien de Juliette Adam
sur le boulevard Poissonnière et, à partir de 1877, sur le boulevard
Malesherbes, constitue un important lieu de réunion des
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 52
Le Monténégro au seuil du XXe siécle vu par Juliette Adam

républicains. Il est fréquenté par Léon Gambetta, Adolphe Thiers,


Louis Blanc, Alphonse Daudet, Camille Flammarion, Georges
Clémenceau, Sully Prudhommes, Gustave Flaubert, Victor Hugo, Guy
de Maupassant, Ivan Tourgueniev et beaucoup d’autres.
En tant que femme qui exerce une forte influence sociale,
Juliette Adam souhaite devenir « la Grande Française » et s’engage à
ce que sa patrie vaincue reprenne sa place de grande puissance
européenne.
Juliette Adam est amie de la célèbre écrivaine républicaine
George Sand, elle est l’amante et la muse de l’homme politique
Léon Gambetta, président de l’Assemblée nationale et ministre
des Affaires étrangères de la Troisième République. Après son
éloignement de Gambetta, elle se concentre sur la création
littéraire.
En 1879, Juliette Adam crée La Nouvelle Revue, pendant
républicain de La Revue des Deux Mondes, qu’elle éditera pendant
vingt ans, avant de la vendre à Pierre Barthélémy Gheusi.
Le fait que certains des plus grands écrivains de l’époque y
publient leurs œuvres ou des extraits de leurs textes démontre
l’importance et la réputation de La Nouvelle Revue. Citons les
premiers romans de Paul Bourget, Le Calvaire d’Octave Mirbeau,
Poème du Rhône de Frédéric Mistral ou Bouvard et Pécuchet de
Gustave Flaubert. Juliette Adam encourage les débuts littéraires
de Pierre Loti, d’Alexandre Dumas et de Léon Daudet.
Nous tenons à illustrer cette présentation par une
description de Juliette Adam parue dans la presse parisienne et
tirée de l’ouvrage Madame Edmond Adam: Juliette Lamber2
publiée par Adolphe Baden en 1882 :

« La première fois que je vis Mme Adam, je fus vivement frappé par
sa grande beauté. Cette beauté est restée la même : l’œil, d’un gris
bleuté et plein de lumière, est aussi éclatant, la bouche aussi ferme
et l’ovale aussi pur ; elle a dans les joues ces deux fossettes qui font
que, quand elle rit, elle semble rire deux fois. Mince et très élancée,
la taille est tellement souple que la femme semble plus grande
qu’elle ne l’est en réalité. La voix est douce et métallique. Quand elle
parle, le mot sonne ferme et bien timbré. Elle raconte avec un
charme infini. Je ne sais pas qui lui a vendu de l’esprit, mais, à coup
sûr, on ne lui a pas volé son argent ; ce sont ses auditeurs qui

2 http://www.bmlisieux.com/curiosa/badin01.htm
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 53
Le Monténégro au seuil du XXe siécle vu par Juliette Adam

redoivent. A travers tout cela, une façon de se pencher en arrière et


de regarder très haut qui lui sied à merveille. […]
Quand Mme Adam entre dans un salon ou dans une loge de théâtre
avec cette allure rapide qui lui est familière, et qu’elle répond aux
saluts empressés qui l’accueillent par un geste de la main et
quelques paroles gracieuses et imagées, tous ceux qui sont là se
retournent ; et, s’il en est qui ne la connaissent point, on les voit
aussitôt se pencher sur leurs voisins pour demander qui elle est ;
instinctivement, tout le monde sent que c’est quelqu’un.
Ajoutons qu’elle a les plus beaux bras du monde, les épaules et la
taille d’une déesse de marbre, et que personne ne porte plus haut et
plus loin l’art de s’habiller, ce qui n’est pas sans rendre son
voisinage terriblement redoutable pour ses ennemies, car une
femme aussi en vue a toujours quelques bonnes petites ennemies. »

A partir de 1882, Juliette Adam mène une vie tranquille au


domaine d’Abbaye à Gif-sur-Yvette (Essonne) où elle passera le
reste de ses jours. En 1914, ses écrits encourageront les soldats
français sur le champ de bataille et elle en sera récompensée en
étant l’unique femme qui assistera à la conférence de Versailles en
1919. Juliette Adam meurt en 1936 et est enterrée au cimetière du
Père-Lachaise aux côtés de son époux. Sa bibliographie représente
une riche compilation de romans, de journaux, de pamphlets et
reflète un travail littéraire engagé pour la défense des valeurs
républicaines et chrétiennes. Ses mémoires, intitulés Mes souvenirs,
sont édités en sept volumes entre 1902 et 1910, après sa retraite de
la vie politique et sociale. Juliette Adam a publié la majorité de ses
œuvres sous son nom de jeune fille, Juliette Lambert, et seules les
œuvres éditées au XXe siècle contiennent le nom d’Adam.

Juliette Adam au Monténégro

Informations générales sur le texte


L’article « Au Monténégro » a été publié en 1898 dans La
Nouvelle Revue fondée et menée par Juliette Adam. Il fait partie de
toute une série de ses comptes rendus de voyages en Europe de l’Est
et du Sud-Est. La prise en compte de la richesse de l’expérience
politique, sociale et littéraire de l’auteure, que nous avons essayé de
mettre en relief dans le paragraphe précédent, facilite la lecture et
l’analyse de ce texte : il est important de savoir que Juliette Adam ne
vient pas au Monténégro en simple touriste, aventurière ou
passagère de fortune. Ses connaissances antérieures sur la région ne
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 54
Le Monténégro au seuil du XXe siécle vu par Juliette Adam

sont pas basées sur des séjours personnels, mais elles ne sont pas
non plus banales et reposent aussi bien sur les sources écrites
auxquelles elle avait accès que sur les informations fournies par ses
contemporains et amis. A l’image des autres récits de voyage de
l’époque, celui de Juliette Adam abonde en stéréotypes romantiques,
mais il révèle en même temps le véritable intérêt que l’auteure porte
à la vie réelle, au quotidien, au modèle éthique et aux relations
sociales au Monténégro au seuil du XXe siècle.

Analyse textuelle
Le texte « Au Monténégro »3 a 25 pages et, selon nos
informations, sa traduction intégrale n’a pas été publié en en
langues BCMS avant 20174. Il appartient à une littérature de voyage
destinée au public francophone, notamment aux lecteurs de La
Nouvelle Revue. En effet, Juliette Adam nous y offre des descriptions
de paysage et de la population comparables aux meilleurs guides
touristiques d’aujourd’hui. Cependant, dès la première lecture, ce
texte ne peut pas être réduit à de simples impressions de voyage.
Juliette Adam y combine très habilement les messages socialement
et politiquement engagés qu’elle adresse au lecteur français et les
détails pittoresques du quotidien monténégrin de la fin du XIXe
siècle. En d’autres termes, l’auteure se sert consciemment de son
influence pour informer, attirer et séduire le lecteur par ses idées.
C’est cette complexité de thèmes et de significations du texte
qui nous a incitée à l’analyser en appliquant certains aspects de la
structure hiérarchique du discours développée par Eddy Roulet5. Le
modèle appliqué comprend trois modules : le module hiérarchique
permettant de présenter la structure du texte, le module
d’interaction indiquant les relations entre les niveaux (hyperthèmes
– thèmes – sous-thèmes) et, finalement, le module référentiel
contrastant la réalité décrite dans le récit à celle de son public cible.
Avant d’aborder l’analyse des parties du texte, voici un court
précis des hyperthèmes, des sous-thèmes et des stéréotypes les plus
importants. En tant que récit de voyage, l’article « Au Monténégro »
peut être présenté selon l’ordre linéaire et chronologique des visites

3 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k36020n/f191.item.r=Mont%C3%A9n
% C3%A9gro
4 Tatar-Anđelić, J. (2017)
5 Roulet, E. (1999)

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 55


Le Monténégro au seuil du XXe siécle vu par Juliette Adam

décrites : la ville de Cetinje – la colline Orlov krš, la ville de


Podgorica, le monastère d’Ostrog, la ville de Nikšić, le site
archéologique de Duklja, le lac de Skadar (avec les villages de Rijeka
Crnojevića et de Plavnica). Les villes de Bar et d’Ulcinj sont
mentionnées dans l’introduction, ce qui laisse supposer que Juliette
Adam les a visitées, sans pourtant les décrire. Nous avons identifié
quatre hyperthèmes, à savoir : la vie à Cetinje, l’escale à Podgorica, le
pèlerinage à Ostrog et le lac de Skadar, ayant en vue que les
descriptions relatives à la ville de Nikšić et au site de Duklja sont
bien moins longues. Dans le cadre de chacun des hyperthèmes, il
apparaît quatre sous-thèmes : beauté sauvage du Monténégro,
admiration pour le costume national, beauté physique du peuple
monténégrin, positions politiques et patriotisme de l’auteure.
Finalement, nous tenons à souligner les deux stéréotypes les plus
importants, presque obsessifs et si caractéristiques de la
représentation de la construction identitaire monténégrine au XIXe
siècle : l’héroïsme surhumain des Monténégrins (qu’incarne entre
autres le personnage du grand-duc Mirko Petrović) et la sauvegarde
de l’identité monténégrine dans la défense de l’Empire ottoman.
Juliette Adam se sert de ces stéréotypes, faciles à reconnaître pour le
lecteur monténégrin, pour mieux souligner son propre engagement
politique – celui d’une patriote chrétienne qui s’efforce de redonner
à la France une image héroïque.
Dans l’introduction, Juliette Adam admire le paysage
monténégrin et accentue le contraste entre la taille du Monténégro
et sa grandeur morale. La description de la capitale Cetinje est en
même temps une présentation du souverain, le prince Nicolas, et de
son art de régner, suivie d’une glorification du costume national
monténégrin et des habitudes vestimentaires de toutes les couches
sociales. A l’invitation du prince, la grande dame française assiste à
la scène solennelle de la distribution des fusils russes aux soldats de
l’armée monténégrine. La visite du mausolée du prince-évêque
Danilo Ier sur la colline d’Orlov krš et l’entretien avec un prisonnier
libre semblent particulièrement l’impressionner. La description de
Podgorica est due à une escale en ville sur la route du monastère
d’Ostrog. L’auteure décrit une bourgade turque récemment libérée,
admire le costume national albanais et la distribution de fruits aux
enfants par le roi Nicolas. La plus belle description est réservée au
paysage à l’approche du monastère d’Ostrog, en introduction de la
visite du monastère et de l’expérience mystique qui suivra.
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 56
Le Monténégro au seuil du XXe siécle vu par Juliette Adam

L’écrivaine française a su remarquer la beauté du pont à Nikšić et


celle de Duklja sur la route du retour à Cetinje. Le lac de Skadar et sa
beauté intacte servent de prétexte à quelques considérations de
nature économique. Dans la conclusion de l’article, Juliette Adam
compare le Monténégro avec la Suisse et donne ses estimations
socio-politiques.
L’histoire de son séjour au Monténégro commence donc par
le sous-thème de la beauté sauvage et authentique. Juliette Adam
nous fournit le contexte pour le premier hyperthème, celui de la vie
à Cetinje :

« Ici les pics gigantesques, froids et sévères, dispersent et déchirent les


nuées moutonneuses assez étourdies, assez légères pour s’aventurer,
pour s’abaisser dans les degrés inférieurs du ciel. Là, les vallées
profondes et larges encaissent la lumière d’azur et d’or qui, mêlée à
l’eau courante, féconde la terre bénie du pays orthodoxe.
Antivari, Dulcigno, couchées au bord de l’Adriatique, vont bientôt
appeler par leur doux climat ceux que l’hiver chasse des pays sans
soleil.
La demi-coupe du merveilleux lac de Scutari que possède le
Monténégro est divine. Nulle description ne peut rendre la grâce de
ses bords, le pittoresque de ses îles. »6

La vie à Cetinje
Dans le cadre du premier hyperthème, que nous avons
appelé la vie à Cetinje, surgissent quatre thèmes dominants, à
savoir :
- La personnalité du roi Nicolas, ses traits et ses capacités de
souverain ;
- La description détaillée du costume des différentes couches
sociales : famille princière, armée, citoyens, paysans ;
- La distribution des fusils russes ;
- La visite de la tombe de Danilo Ier et la rencontre du
prisonnier libre.
Le prince est présenté comme un homme honnête et
intelligent qui ne succombe pas à la mode du moment, c’est-à-dire
aux normes imposées par la Prusse ou l’Autriche, si critiquées par
Juliette Adam. En faisant respecter les traditions, le prince du
Monténégro garde les valeurs authentiques de son peuple :

6 Adam (1898), p. 193

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 57


Le Monténégro au seuil du XXe siécle vu par Juliette Adam

« Un prince y règne dont la haute intelligence et la bonté profonde


semblent avoir dégagé de ses sophismes habituels l’idée sociale et
avoir trouvé le rapport du progrès avec les besoins et les possibilités
d’assimilation de ses sujets. […]
Il a mis au-dessus de toutes les vanités, qu’exalte pour les exploiter
traîtreusement la presse internationale bourdonnante, soi-disant
libérale, fille choyée de la Prusse et de l’Autriche germanisantes, et qui
eut loué à l’infini l’esprit de réforme désagrégatrice du Prince, il a mis
au-dessus de cela, dis-je, le respect des traditions de son peuple. […]
Il s’est dit que le costume est l’enveloppe de la dignité, de l’honneur,
du courage d’un peuple, qu’il est supérieurement protecteur, qu’il
désigne l’ami et l’ennemi, qu’il marque sur l’heure d’une flétrissure
plus générale le crime individuel. » 7

Juliette Adam n’oublie pas de souligner que le prince Nicolas


a étudié en France en faisant sortir les deux sous-thèmes identifiés
comme positions politiques (louanges à la tradition, opposée à la
mode « allemande ») et patriotisme (influence française ayant en
vue les études du roi). Le costume national monténégrin est un
motif incontournable, symbole de la tradition et de la sauvegarde de
l’identité nationale, mais aussi une instigation au réveil de la France.
Dans la scène de la distribution des fusils russes par le prince
à laquelle Juliette Adam assiste en invitée, nous retrouvons les sous-
thèmes de la beauté sauvage (le jeu de la lumière sur les montagnes)
et du patriotisme (fierté à cause de la présence d’un officier français)
ainsi que des stéréotypes de l’héroïsme surhumain (la première
évocation de la légende des aigles du monastère d’Ostrog) et de la
défense de la chrétienté orthodoxe. La description du soldat
monténégrin et de ses aptitudes représente en même temps une
critique et une invitation adressées à la France, de se relever et de
reprendre son rôle de première force militaire.

« Le conscrit monténégrin, déjà formé pour la marche dans la


montagne, tireur parfait quand il arrive au régiment, n’a besoin que de
quatre mois d’exercice pour être l’égal de nos incorporés de trois ans
mais le temps de ces quatre mois est scrupuleusement employé, car
les exercices durent de 5 heures du matin à 7 heures du soir, avec
d’insignifiants repos. »8

7 Ibidem, p. 194
8 Ibid., p. 196

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 58


Le Monténégro au seuil du XXe siécle vu par Juliette Adam

Le portrait qui suit vise le même objectif, sans échapper au


stéréotype romantique :

« Le merveilleux, en ce pays incomparable, est qu’on coudoie les fils de


héros, les héros eux-mêmes, sans que leurs actes, sans que leur
héroïsme perdent leur physionomie déjà légendaire. C’est peut-être à
ce coudoiement de la légende, de l’héroïsme qu’il faut attribuer
l’extraordinaire impression ressentie au Monténégro. D’une part le
silence, une paix profonde que ne déchire ni le sifflet écorchant des
locomotives, ni la trompe carnavalesque des tramways, le
Monténégrin se promenant calme et doux, lent et placide dans les
rues ; d’autre part l’idée constante de cet homme, d’apparence calme
et placide, qu’aux frontières la poudre de l’ennemi abhorré parle, qu’il
massacre, qu’il viole, qu’il incendie. Un geste seul, très simple, exprime
à la fois ce calme et cette résolution : la main droite du Monténégrin
appuyée sur son revolver chargé. Dans une vie semblable, pas
d’agitation stérile, mais l’âme toujours prête au sacrifice pour la patrie
Monténégrine […]9

Le dernier thème dans le cadre de l’hyperthème la vie à


Cetinje est la visite à Orlov krš, la colline qui surmonte la ville et
abrite le mausolée du fondateur de la dynastie princière. Juliette
Adam souligne la simplicité spartiate des Monténégrins : le statut
spécifique des prisonniers libres n’est qu’une preuve d’un haut
degré de conscience et de responsabilité morale. Ce témoignage
confirme que ce phénomène sociologique monténégrin n’est pas un
mythe et l’entretien avec le condamné se termine, encore une fois,
par le son de la guzla et un chant sur la bravoure du grand-duc
Mirko Petrović, père du prince Nicolas. Juliette Adam raconte à ses
lecteurs le contenu du chant : dans le cadre de la fameuse défense du
monastère d’Ostrog contre les Turcs, un brave Monténégrin avait
attrapé une grenade de ses propres mains avant de la renvoyer à
l’ennemi. Le stéréotype de l’héroïsme surhumain semble revenir
comme un refrain dans tous les segments du texte de Juliette Adam.

L’escale à Podgorica
Comme l’hyperthème précédent, celui de l’escale à Podgorica
est introduit par le sous-thème de la beauté sauvage. L’écrivaine
française n’est pas insensible à la richesse de la faune et de la flore
sur la route de Podgorica, la première étape de son pèlerinage

9 Ibid., p. 197

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 59


Le Monténégro au seuil du XXe siécle vu par Juliette Adam

intime à Ostrog. Il est intéressant de noter que Juliette Adam se fait


raconter une légende qu’elle transmet fidèlement à ses lecteurs.
Cette légende bien connue est souvent encore racontée de nos jours
pour expliquer le terrain pierreux et accidenté du pays : au moment
de la création, Dieu a versé par hasard un sac de pierre au-dessus du
Monténégro.
Le premier thème à identifier dans le cadre de cet
hyperthème est la description pittoresque de l’ambiance régnant à
Podgorica à la fin du XIXe siècle. Le lecteur n’a aucune difficulté à
visualiser ce bourg oriental que les Monténégrins ont à peine repris
des Turcs, avec sa mosquée et ses habitants vêtus de costumes
orientaux ou albanais. A part le sous-thème de la beauté sauvage de
l’introduction, l’hyperthème l’escale à Podgorica contient aussi celui
de l’admiration pour le costume national.

« Il faut un vendredi (le dimanche turc) traverser vers le soir la vieille


ville turque, alors que tous les enfants vêtus de blanc, coiffés de fez
rouges, courent à tous les coins ou se rassemblent sur les places. Les
Albanais en grand nombre passent dans les rues de Podgoritza, les uns
vêtus de draps blancs grossiers de la forme d’un maillot qu’ornent des
lanières de cuir noir percées d’œillets de cuivre ; ils portent le fez
rouge très bas, garni d’un large gland bleu qui glisse sur l’épaule avec
grâce dans tous les mouvements de la tête ; les autres ont la fustanelle,
jupe pouvant mesurer jusqu’à 60 mètres de largeur, le boléro sombre,
la chemise de soie, ou le boléro et le gilet brodés d’or.
Le troisième costume albanais est de satinette noire avec amples
culottes turques retenues à la cheville par une sorte de guêtre
magnifiquement brodées d’or et couvrant tout le pied. »10

Le second thème de l’escale à Podgorica est un épisode où le


prince Nicolas achète des fruits au marché pour les offrir aux
enfants. Il contient le troisième sous-thème que nous avons identifié,
celui des positions politiques, comme la critique du Traité de Berlin.
Pour Juliette Adam, l’image de la proximité entre le souverain et la
population de la ville conquise est une confirmation de ses idées
républicaines. Le stéréotype de la défense de la religion orthodoxe
est très présent et il se manifeste notamment dans la description de
l’alerte de la population locale à cause des mouvements turcs près
de la frontière.

10 Ibid., p. 202

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 60


Le Monténégro au seuil du XXe siécle vu par Juliette Adam

Le pèlerinage à Ostrog
La quatrième étape importante du séjour de Juliette Adam au
Monténégro, le voyage à Ostrog constitué le troisième hyperthème
que nous avons identifié. Il peut être divisé en deux thèmes :
- L’orage sur la route et la visite du premier monastère ;
- La prière et l’expérience mystique dans le sanctuaire de
Saint-Basile.
A l’image des deux hyperthèmes précédents, la description
du voyage à Ostrog est introduite par une description enchantée de
la beauté sauvage de la vallée verte de la Zeta (que l’auteure
compare au paysage de Cintra au Portugal) et des pentes
montagneuses :

« Nous entrons dans la vallée la plus fraîche et la plus fertile qui soit :
la vallée de la Zéta. Une large rivière demi-torrentielle, à l’eau claire ou
mousseuse, suit la route et court en sens contraire de notre direction ;
de hauts rochers encaissent la rivière. Une chaîne de collines au beau
milieu de ces plaines me rappelle Cintra. Les fonds de montagne sont
imposants malgré la clarté qui joue sur leurs crêtes. Avant la mi-juin le
seigle se moissonne, le blé est déjà mur, le maïs éclairci et butté, le
tabac enfeuillé. Nous traversons un bois ravissant.
Voici la vallée de Bielopavlich ; nous apercevons Ostrog là-haut très là-
haut, le premier monastère, puis le second creusé dans les roches au
pied d’une paroi taillée à pic et d’au moins quatre
cents mètres. Encore et partout des fleurs. Nous arrivons à Bogheditch
où l’on prend les chevaux pour la montée d’Ostrog. A cheval,
Mesdemoiselles ! »11

L’orage traversé par l’auteure et les dames de sa compagnie


sur la route du sanctuaire fait partie intégrante des obstacles à
surmonter dans le cadre d’un pèlerinage. Le fracas et l’obscurité du
ciel et de la montagne rappellent dans l’esprit de l’auteure les
combats des Monténégrins pour la liberté. La défense du monastère
comme symbole du christianisme fait ressurgir les stéréotypes
identifiés dans l’introduction de notre analyse. Le retour du soleil
annonce la chaleur et la sécurité de la pause dans le premier
monastère, au pied de la pente. Une description de la beauté
masculine hors norme que nous classerions dans le sous-thème de
l’admiration pour le costume national/beauté physique des
Monténégrins donne à cet épisode un charme particulier. Juliette

11 Ibid., p. 204

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 61


Le Monténégro au seuil du XXe siécle vu par Juliette Adam

Adam y compare le serviteur du monastère avec Paul Mounet, un


des plus célèbres acteurs français de l’époque :

« Un serviteur dont le type romain est d’une pureté parfaite, à rendre


jaloux Paul Mounet, occupe notre attention et distrait notre féroce
appétit. Le profil est celui des médailles. Il a le costume des
soldats Monténégrins ; le cou, découvert, apparaît large à sa base et
vissé comme celui du buste des Césars ; les cheveux épais et tondus
sont plantés bas, le nez malgré sa ligne rappelle le bec d’oiseau de
proie. Le menton carré marque la volonté implacable. La tournure, le
geste sont ceux des lutteurs, c’est une apparition du passé vivant. A
Paris, les peintres s’arracheraient ce modèle. »12

La description de l’arrivée sur le plateau devant le monastère


d’Ostrog est pour Juliette Adam une occasion de plus pour mettre en
relief le courage surhumain des Monténégrins, l’un des stéréotypes
obsessifs du récit : l’auteure rappelle que c’est bien l’endroit du
drame transmis de génération en génération, la défense héroïque du
monastère par le duc Mirko Petrović, père du prince Nicolas. C’est
une belle introduction à la visite du sanctuaire, à la prière et à
l’expérience mystique de l’auteure, un mélange d’élan chrétien et
d’enchantement pour la grandeur morale du Monténégro.
La route du retour d’Ostrog passe par Nikšić et son célèbre
pont, brièvement mentionnés. Suivent les impressions et les
informations sur l’état de la ville antique de Diocléa :

« Au retour vers Podgoritza, nous visitons Diocléa et ses


ruines romaines. Ce ne sont que maisons, que temples écroulés, les
rues ont encore leur dallage. Les sculptures, les colonnes gisent ici et
là. Jamais de fouilles méthodiques n’ont été faites. Mais à fleur de terre
on a trouvé des sculptures admirables qui ont été transportées au
palais du Prince à Podgoritza. »13

Le lac de Skadar
Le quatrième et dernier hyperthème identifié dans le texte
« Au Monténégro », le lac de Skadar, est encadré du sous-thème de la
beauté sauvage, présent aussi bien dans l’introduction que dans la
conclusion. L’hyperthème est constitué de trois thèmes, à savoir les
descriptions des sites de Rijeka Crnojevića et de Plavnica,

12 Ibid.
13 Ibid., p. 205

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 62


Le Monténégro au seuil du XXe siécle vu par Juliette Adam

interrompues par une brève considération socio-économique.


L’auteure souligne la richesse du fonds de poisson à l’époque et
compare même les prix au Monténégro et en France. Ce retour
éclair, ce brusque passage des élans romantiques à la réalité
française reconfirme que le texte de Juliette Adam ne peut pas être
interprété comme un simple récit de voyage, destiné aux lecteurs
désireux de destinations exotiques.

« Au Monténégro, le gibier, le poisson, y sont aussi nombreux que les


grains de sable de la mer. Les chasses du Prince héritier, à Riéka, les
pêches donnent des pièces au tableau, et des coups de filet dont je ne
livrerai pas les chiffres, parce que l’on ne me croirait pas. Les petites
truites de Riéka sont renommées par leur finesse. Mais j’ai vu à
Cettigné des truites de 20 kilos. J’en ai mangé.
Si mes lecteurs veulent se faire une idée des prix des vivres au
Monténégro, un seul exemple les renseignera. Lorsqu’on a vendu sa
peau, un mouton revient à deux florins au plus ; (quatre francs vingt
centimes) tout le reste a cette proportion. »14

La fin de la visite du lac de Skadar est en même temps la


conclusion de ce récit de voyage monténégrin.

« Des flamands courent ou volent à travers les joncs, puis des canards,
tout le gibier d’eau. Là encore les chasses au marais sont copieuses. De
nombreuses et longues libellules d’un bleu de saphir passent au
travers des tiges de joncs. Notre barque longue et plate (à trois
rameurs qui rament comme les gondoliers) glisse dans l’étroit chemin
que laissent les joncs. Je m’arrête ici. Il y a un volume à écrire sur le
Monténégro. Je n’en ai pas le loisir. Je quitte la très petite patrie d’un
grand prince et d’un grand peuple en faisant du plus profond de
mon cœur des vœux pour la gloire de leur future destinée. »15

En quittant les eaux du lac par Plavnica, Juliette Adam quitte


le Monténégro du XIXe siècle, enrichie de l’expérience qui semble
confirmer ses prises de position politiques. Elle le répètera dans la
conclusion en décrivant le retour par la Suisse.
Comparaison avec la Suisse
Dans une conclusion courte qui surprend par l’absence de
passages romantiques, élans religieux ou admiration pour la beauté,

14 Ibid., p. 206
15 Ibid.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 63


Le Monténégro au seuil du XXe siécle vu par Juliette Adam

Juliette Adam compare deux réalités politiques et sociales


différentes, la monténégrine et la suisse. Pour le lecteur français de
la fin du XIXe siècle, elles peuvent paraître non seulement éloignées
mais diamétralement opposées. L’auteure en est bien consciente et
elle le souligne dans son texte :

« Je m’étais promis, après ma visite à un prince absolu, après mon


séjour chez un peuple gouverné autocratiquement et patriarcalement,
de retourner par la Suisse républicaine et de venir saluer à Berne un
ami dont j’honore le caractère et qui est, pour moi, l’expression
complète de l’homme d’Etat progressiste, égalitaire, chez un peuple
vraiment démocratique. »16

Cependant, au lieu de confirmer les positions attendues,


l’auteure nous présente une série de comparaisons entre deux
hommes d’Etat, à savoir le président d’une confédération
démocratique et un prince autoritaire. Les deux s’engagent à
sauvegarder les valeurs familiales et à faire respecter la tradition. Le
sous-thème que nous avons appelée positions politiques revient
inévitablement dans l’invitation aux lecteurs à se libérer des
modèles idéologiques rigides et à interpréter les modes de vie d’un
peuple sur la base des résultats atteints :

« Le peuple Suisse et le peuple Monténégrin sont, tous les deux, des


peuples heureux, fanatiques d’indépendance, vaillants, loyaux,
vertueux et croyants. C’est par les contraires qu’ils arrivent aux
mêmes résultats. »17

Conclusion
Dans la conclusion de cette courte analyse, nous tenons à
souligner que l’application du module de la structure hiérarchique
du discours nous a permis d’étudier plusieurs couches du texte de
Juliette Adam. Il s’agit notamment d’un texte descriptif sur la nature,
les traditions et les formes de gouvernance au Monténégro à la fin
du XIXe siècle. Le module d’interaction nous a démontré la
complexité des niveaux, sans égard à la division hiérarchique des
hyperthèmes et des thèmes définis. Les sous-thèmes de la réalité
sociale et de la politique française sont répartis de façon presque

16 Ibid., p. 207
17 Ibid.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 64


Le Monténégro au seuil du XXe siécle vu par Juliette Adam

symétrique dans les hyperthèmes, sans pourtant menacer l’unité


formelle du texte. Cela devient évident avec le motif de la beauté
sauvage qui ressurgit en surface en permanence, tel un tissu
conjonctif ou une scénographie indispensable pour les
considérations d’ordre politique et patriotique. Finalement, le
module référentiel permet de rendre compte de l’opposition
permanente entre le monde décrit dans le texte et celui de ses
lecteurs. L’identification et l’analyse des sous-thèmes représentent
en même temps une référence pour une lecture correcte de la réalité
décrite dans le texte, voire une clé d’interprétation de
l’environnement exotique qu’était, aux yeux des Français, le
Monténégro du XIXe siècle.

Références bibliographiques
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T113) 191-215 dans : Bibliothèque Nationale de France, consulté le
14.10.2018
<http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34356973m>
Badin, Adolphe. Madame Edmond Adam : Juliette Lamber. Paris: Charavay
frères éditeurs, 1882.
Bogojević, Dragan. L’imaginaire du Monténégro dans la littérature de voyage au
XIXème siècle et au début du XXème siècle. Paris: Le Manuscrit, 2011.
El Gammal, Jean. Militaires en République 1870-1962, les officiers, le pouvoir et
la vie publique en France. Actes du Colloque international du 4 au 6
avril 1996. Paris: Publications de la Sorbonne, 1999.
Hilgar, Marie-France. "Juliette Adam et la Nouvelle Revue." Rocky Mountain
Review of Language and Literature 51.2 (1997): 11-18. Project MUSE,
consulté le 14.12.2017
<https://muse.jhu.edu/>
Hogenhuis-Seliverstoff, Anne. Juliette Adam (1836-1936) l’Instigatrice. Paris:
L’Harmattan, 2002.
Roulet, Eddy. La description de l’organisation du discours. Paris: Didier, 1999.
Roulet, Eddy, et al. Un modèle et un instrument d’analyse de l’organisation du
discours. Berne: Peter Lang, 2001.
Tatar-Anđelić, Jasmina. Nouvelle Revue i Crna Gora. Cetinje: FCJK, 2017.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 65


Danijela Ljepavić1
UDC 811.133.1'25

LES ORIGINES DES EXPRESSIONS FIGÉES

Résumé : L’origine des expressions figées est de natures diverses. Les


unes sont des « façons de parler » qui ont fait fortune parce qu’elles ont plu par
leur caractère expressif, sans qu’on puisse dire si c’est une image ou une
comparaison, amorcée ou expérimentée, qui leur a valu ce succès. Cependant, à
l’origine, toutes les expressions figées sont motivées : comparaison, métaphore,
images ou clichés, certaines ont totalement perdu leur sens premier, d’autres
s’adressent encore à l’imagination du locuteur et suggèrent un rapport avec leur
étymologie.
Mots clés : origine, étymologie, expression, figement, traduction

Introduction
Cet article est consacré principalement à l’explication des
expressions figées en BCMS et de leurs difficultés de compréhension
en français. Il est plus facile de parler des expressions figées en tant
que phénomène linguistique que d’expliquer quelle combinaison de
mots, quelles circonstances, quelle histoire ou quelles coutumes se
cachent derrière chacune d’entre elles.
Lorsque les expressions figées possèdent une
correspondance dans une autre langue, elles sont en quelque sorte
transcodables (elles relèvent de la linguistique), mais transcodables
par équivalence (elles relèvent du discours). Lorsqu’elles n’ont pas
de correspondances, leur expression interprétative a parfois
tendance à leur faire perdre leur caractère de métaphore ou d’image
en général et donc à les banaliser.
La langue n’est que l’image du monde conçue par les gens qui
l’utilisent. Leurs peurs, leurs impressions, leurs doutes, etc.,
s’expriment par la langue. Voici pourquoi la langue et les
métaphores qu’un homme d’une civilisation et d’une culture
données utilise diffèrent de celles qu’utiliserait un homme vivant à
l’autre bout du monde.
Les catégories de la langue parlée prédéterminent nos
catégories de pensée. Chaque langue renferme une vision du monde
irréductible. Ce n’est que dans la langue que la pensée peut prendre
conscience d’elle-même, passer du mouvement informe aux
catégories définies.

1 Danijela Ljepavić, Faculté de Philologie de Nikšić, Université du Monténégro.


Les origines des expressions figées

1. Les origines historiques des expressions figées


Les gens perçoivent le monde qui les entoure. Ils forment
une vision collective de tout ce qui se passe autour d’eux et ils en
parlent en utilisant des expressions imagées, surtout quand il faut
décrire une chose qui n’est pas matérielle et qui a une autre
dimension. C’est pour cela qu’il est utile de connaître les
stéréotypes, les croyances, les superstitions et les coutumes d’un
peuple pour mieux comprendre leur impact sur la langue.
L’origine des expressions figées est de natures diverses. Les
unes sont des « façons de parler » qui ont fait fortune parce qu’elles
ont plu par leur caractère expressif, sans qu’on puisse dire si c’est
une image ou une comparaison, amorcée ou expérimentée, qui leur
a valu ce succès. Cependant, à l’origine, toutes les expressions figées
sont motivées : comparaison, métaphore, images ou clichés,
certaines ont totalement perdu leur sens premier, d’autres
s’adressent encore à l’imagination du locuteur et suggèrent un
rapport avec leur étymologie.
Il est dans la nature des locutions de retenir leur motivation,
car les mots qui les composent, bien que formant une unité, gardent
une certaine autonomie et continuent à évoquer des images qui leur
sont propres. Ainsi le sens est clairement motivé dans tenir le
gouvernail, tondre un œuf, lever un lièvre ; mais dans la plupart des
cas, l’image libérée par la locution s’actualise sans révéler le lien
sémantique qui est à la base des valeurs particulières de
l’expression.

2. Des origines anciennes

2.1. Mots disparus de l’usage


Les expressions figées maintiennent souvent, par leur durée
à travers les siècles, des mots qui ont notamment disparu de l’usage
et qui survivent aujourd’hui dans des locutions ou des expressions
figées. Ex. en français – Val, du latin vallis, n’est plus employé de nos
jours que dans des expressions géographiques (le Val d’Andorre, les
Vaux-de-Cernay) mais il demeure au pluriel dans la locution par
monts et par vaux « de tous côtés » et au singulier, sous sa forme
vocalisée, dans les locutions à vau-de-route, « dans un complet
désordre », et à vau-l’eau « au fil de l’eau ».

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 67


Les origines des expressions figées

Le lexique se renouvelle et abandonne nombre de mots au cours de


son histoire. Certains disparaissent à jamais et nous n’avons plus
l’occasion d’employer de vieux mots comme estrif « effort » ou
sancier « guérir », mais d’autres se conservent dans des expressions.
Ainsi noise signifiait autrefois « bruit, dispute, querelle » ; il n’en
reste plus aujourd’hui que l’expression chercher noise.
L’héritage de l’ancien français se manifeste par certains
vocables qui n’existent pas en dehors d’une séquence figée. Ainsi de
ces mots qui n’existent plus que dans les locutions suivantes :

Affilée d’affilée loc. adv. « à la suite, sans s’arrêter »


Aloi de bon/mauvais aloi « de bonne/mauvaise qualité »
Bric ou broc de bric et de broc « au hasard des trouvailles »
Emblée d’emblée adv. « aussitôt, immédiatement »
Envi à l’envi adv. « à qui mieux »
Franquette à la bonne franquette loc. adj. et adv. « sans façon,
simplement »
Fur au fur et à mesure loc. adv. « dans la même mesure,
ou proportion, en même temps »
Insu à son insu loc. prép. « sans que la chose soit connue »
Laps laps de temps « espace de temps »
Lurette il y a belle lurette « il y a bien longtemps »
Martel se mettre martel en tête « se faire du souci, se
tourmenter »
Pénates regagner ses pénates « installer ou changer son
domicile »
Prou peu ou prou « plus ou moins »

Il arrive aussi que certains mots aient changé de sens, mais


en conservant une acception ancienne dans une locution. Ainsi doit-
on savoir que : cœur égale « courage », dans avoir du cœur à
l’ouvrage ; qu’une ignorance crasse est « épaisse », etc. Dans
certaines expressions, les mots doivent être pris dans leur sens
ancien : ronger son frein (frein « mors »), jeter de la poudre aux yeux
(poudre « poussière »), etc. Dans ce type d’expressions, il y a
souvent une confusion spontanée entre le sens ancien et le sens
moderne.
Cela prouve qu’un nom peut rester dans la langue, protégé
par une locution dont il fait partie comme par un entourage qui le
défend des confusions possibles où il était exposé dans un emploi
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 68
Les origines des expressions figées

isolé. Mais pour un étranger, qui ne maîtrise pas encore bien le


français comme langue étrangère, il est très difficile de comprendre
une telle expression parce qu’il ne peut pas la traduire mot à mot et
ainsi comprendre la phrase.

2.2. Archaïsmes
Un exemple caractéristique nous en est fourni par la
pittoresque croquer le marmot « attendre en se morfondant ».
Croquer le marmot serait « grogner d’impatience, insulter entre ses
dents », étymologie que semble avoir retenue W. von Wartburg,
alors que Maurice Rat voit dans le marmot non point un « chenet »,
mais un « marteau de porte », et allègue une ancienne coutume
féodale selon laquelle le vassal viendrait « baiser » (croquer) la
porte de son suzerain. On croit que l’expression signifie « attendre
devant une porte close en cognant impatiemment le heurtoir ». La
date de l’expression (fin XVIe) se situe à une époque où le primitif
croquer « manger » commence à se généraliser ; étape ambiguë et
favorable à la naissance d’une expression de ce type ; croquer,
d’ailleurs, signifie « frapper » dans la plupart des mots de cette
époque : croque-note « mauvais musicien », croque-mouche « géant
vantard ». En BCMS la traduction de l’expression croquer le marmot
serait čami čekajući « rester attendre ».
Il importe peu que joli à croquer ait signifié à l’origine « digne
d’être dessiné » ; ce n’est plus le sens de cette expression et si cela
l’était, elle n’aurait pas le succès que lui confère précisément cette
fausse interprétation. Il ne faut pas confondre ces « fausses
étymologies », qui seraient mieux nommées « fausses motivations »,
« pseudo-motivations », avec les erreurs d’interprétation des
linguistes. La fausse motivation est un caractère objectif du signe
linguistique ; elle en détermine le sens, l’emploi, la valeur ; alors que
l’étymologie fausse du lexicologue, professionnel ou amateur, n’est
qu’un accident étranger à la langue. C’est pour cette raison que joli à
croquer est une image qui ne s’emploie pas en parlant d’un spectacle
ou d’un paysage, car c’est seulement un corps qu’on désire « manger
de caresses ». Il est intéressant de remarquer qu’en serbo-croate, il
existe une expression analogue, lijep kao upisan, littéralement « joli
comme inscrit », aujourd’hui complètement opaque (inscrit où ?),
mais qui était plus claire autrefois, quand upisati signifiait
« dessiner » (V. Kanitz).

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 69


Les origines des expressions figées

Aussi, l’expression ne pas être dans son assiette « ne pas être


à son aise, dans son état accoutumé » vient de assiette « position,
façon d’être assis », l’assiette du cavalier sur sa monture par
exemple, ou de l’assiette de l’impôt « sa répartition, l’ensemble des
biens et des personnes sur lequel il repose ». Pour la plupart des
locuteurs, ne pas être dans son assiette représente une métaphore où
l’équilibre alimentaire symbolise la santé, le bien-être. En BCMS, la
traduction de cette expression serait ne biti sav svoj « ne pas être
soi-même ».

3. Des origines littéraires


Une autre difficulté que l’étranger doit surmonter pour bien
comprendre une langue étrangère est aussi l’origine des locutions
qu’on trouve dans la littérature. Ex. en français : François Villon :
Autant en emporte le vent, Mais où sont les neiges d’antan ? ; La
Fontaine : Attacher le grelot ; en BCMS : Njegoš : Ko na brdu ak imalo
stoji više vidi no onaj pod brdom (« qui est sur la colline voit plus que
celui qui est sous la colline » – une métaphore employée pour
montrer l’importance de s’élever, d’être bien éduqué).
Le Moyen Âge (Roman de Renart) et le XVIe siècle (Ronsard,
Du Bellay, Rabelais, Montaigne) avaient par exemple des manières
de parler différentes.
Au XVIIe siècle, les expressions figées peuplent le genre
burlesque, l’antiroman (Sorel, Scarron, Cyrano, Furetière) et la
comédie (Molière, Regnard). Au XVIIIe siècle, Diderot est soucieux
d’employer les façons de parler propres à chaque situation. Au XIXe
siècle, Balzac, Hugo, Flaubert s’intéressent aux usages langagiers de
leur temps. Au XXe siècle enfin, de Proust à Prévert, le discours
spontané cesse d’être un réemploi volontaire et réfléchi pour
devenir une façon naturelle d’écrire.
A La Fontaine, tout particulièrement, nous devons des
expressions comme la mouche du coche « un empressé, vantard et
importun » ; le coup de pied de l’âne « insulte d’un homme lâche à
celui dont il n’a pas à redouter la force », le coup de pied que l’âne
donne au lion devenu vieux.
D’autre part, des expressions comme : accoucher d’une souris
« aboutir à un résultat ridicule après de grands efforts », telle la
montagne soulevée par un tremblement de terre ; éclairer sa
lanterne « donner des explications en vue de se faire comprendre »,
par allusion au singe qui avait oublié lui d’allumer la lanterne
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 70
Les origines des expressions figées

magique. On dit de même : tirer les marrons du feu, se parer des


plumes du paon, vendre la peau de l’ours, tuer la poule aux œufs d’or,
prendre le Pirée pour un homme, etc. qui sont autant d’allusions à des
fables connues. Mais si La Fontaine a illustré ces expressions, il n’en
est pas toujours le créateur ; la fable remonte à Esope et à Phèdre,
en passant par les fabulistes médiévaux, et est enrichie de toute la
sagesse des fabliaux et du Roman de Renart.
A la littérature proprement dite, nous devons la création de
personnages exemplaires qui sont devenus des types et des
symboles : Harpagon, Sosie, Tartarin, Tartuffe, Rodomont, Figaro,
etc.
La plupart des pièces à succès lancent ainsi pour un temps
des personnages ou des situations qui prennent une valeur
symbolique. Elles immortalisent aussi des répliques ; Molière nous
en a laissé un grand nombre qui sont tombées dans le langage
courant :

Qu’allait-t-il faire dans cette galère, « pourquoi s’est-il lancé


dans cette affaire » ; (Scapin)
Voilà pourquoi votre fille est muette, « réponse caractérisant
des explications obscures » ; (Le Médecin malgré lui)
Vous êtes orfèvre, Monsieur Josse, « se dit de quelqu’un qui
donne un conseil intéressé ». (L’amour médecin, Sganarelle,
acte 1, scène I)

Voici également quelques exemples en BCMS :

Nema zime
Traduction littérale : il n’y a pas de froid ; signification : il n’y
a pas de problème.
Equivalent français : Il n’y a pas de lézard.

Il peut paraître étrange d’entendre quelqu’un dire il n’y a pas


de froid en plein hiver. Le slogan A Jahorina [nom d’une montagne en
Bosnie] il n’y a pas de froid s’utilise pour dire qu’il n’y a pas de
problème à Jahorina, que tout est prêt pour la saison. C’est vrai que
ce contraste nous paraît bien intéressant.
La création de cette expression fait suite à un malentendu où
l’emprunt d’un mot étranger a joué un grand rôle. D’après le poète
et linguiste macédonien Koneski, le mot ζημια, zimia en grec, veut
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 71
Les origines des expressions figées

dire « dommage, dégât ». Le mot a été emprunté au grec par les


Aroumains qui l’ont sans doute transféré aux populations des pays
de langue BCMS. Il est possible qu’au début, la locution nema zimia
aient été utilisé pour dire il n’y a pas de dommage, puis que les
locuteurs du BCMS aient confondu le mot zimia avec le mot slave
zima (froid) pour dire finalement nema zime, sans se poser plus de
questions.
C’est une belle illustration de la manière dont un syntagme
d’une langue devient une locution dans une autre. Le sens global
n’est pas affecté par le changement de mot, bien que le sens de froid
et celui de dommage soient différents.

Ni po babu ni po stričevima
Traduction littérale : juger ni selon le père ni selon l’oncle
Signification et équivalents français : sans faveur ; sans
distinction de personnes ; en toute équité / objectivité

Le poème Uroš i Mrljavčevići nous a légué cette expression


qu’on utilise dans la vie quotidienne quand il faut dire qu’une
décision sera prise d’une manière objective. Le vers du poème était
plus long : ni po babu ni po stričevima, već po pravdi Boga istinoga
« ni selon le père ni selon l’oncle mais selon la justice de Dieu ».
Le poème parle de la dispute de la famille Mrnjavčevići
autour du trône du tzar Dušan le Puissant. Uroš, le fils de Dušan,
avait normalement droit au trône. La famille Mrnjavčevići était une
famille connue en Serbie au XIVème siècle. Le roi Vukašin, son chef,
avait trois fils : Marko, Andrija et Dimitrije. Marko était le plus connu
d’entre eux et le plus présent dans les poèmes sous le nom de
Kraljević Marko (le prince Marko). Marko est en effet le personnage
principal de ce poème dont le contenu est le suivant :
Le père de Marko, le roi Vukašin, et ses frères, Uglješa et
Gojko, se disputaient le trône du tzar Dušan qui venait de mourir,
bien que la seule personne qui pouvait y prétendre fût le fils du tzar
Dušan, Uroš, connu ultérieurement sous le nom d’Uroš le Faible,
futur gouverneur serbe.
Puisqu’ils ne pouvaient pas se mettre d’accord, ils décidèrent
de solliciter une aide auprès du prêtre Nedjeljko, qui avait
communié Dušan et qui avait été son confesseur. Nedeljko refusa en
les renvoyant vers Marko qui était son disciple et le notaire de
Dušan. Il souligna que Marko devait savoir qui avait droit au trône :
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 72
Les origines des expressions figées

« Marko dira la vérité,


Puisque Marko n’a peur de personne
Sauf du Grand Dieu. »
Marko accepte et sa mère Jevrosima le supplie :
« Marko mon fils unique,
Que la nourriture de ta mère ne soit pas maudite,
Ne dis pas, mon fils, de mensonges,
Ne décide ni selon le père, ni selon l’oncle
Mais selon le Dieu unique et vrai.
Ne perd pas, mon fils, ton âme ;
Il vaut mieux perdre la tête
Que pécher.

Ayant promis de respecter ce serment et de décider d’une


manière objective, Marko alla au Kosovo et, sans écouter les
exhortations de son père Vukašin et de ses oncles Uglješa et Gojko,
trancha selon les derniers vœux de Dušan :

Le testament dit que l’Empire appartient à Uroš,


De père en fils
C’est le droit que son père lui a légué
Avant sa mort Dušan décida ainsi.

Le père et les oncles lui en voulurent, mais Marko ne voulut


pas écouter les vœux de son père ni de ses oncles et décida d’une
manière impartiale, d’où l’origine de l’expression ni po babu ni po
stričevima « ni selon le père, ni selon les oncles ».

Ostati na cjedilu
Traduction littérale : laisser quelqu’un à la passoire/au filtre
Signification et équivalent français : laisser quelqu’un en
rade/en panne

L’image vient de la traite d’une chèvre ou d’une brebis, au


cours de laquelle les crottes sont filtrées. Cette image est claire et
veut dire que la crotte reste dans la passoire et qu’on prend le lait.
La crotte est par conséquent quelque chose d’inutile qu’on jette.
Aujourd’hui on dit ostaviti koga na cjedilu « laisser quelqu’un
dans la passoire », au moment où ce quelqu’un a besoin d’aide. Ainsi

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 73


Les origines des expressions figées

n’est-il pas seulement déshonoré, mais aussi seul et trahi. Il s’agit du


passage au sens figuré.

Dobiti korpu
Traduction littérale : se faire enfoncer un panier
Signification et équivalent français : essuyer un refus ;
ramasser une veste ; prendre un râteau, une tôle

Le mot korpa trouve son origine en allemand. La signification


de ce mot est refus. L’expression dobiti korpu « se faire enfoncer un
panier » vient aussi de la langue allemande, de l’expression einen
Korb bekommen, de la même manière que dati korpu « donner un
panier » vient de l’expression einen Korb geben, employée pour
refuser quelqu’un.
Néanmoins, ce n’est pas la fin de l’explication : en consultant
la source Duden, Etymologie Herkunftszörterbuch der deutschen
Sprache, on trouve sous le mot KORB une histoire très intéressante.
Au XVe et XVIe siècle existait entre amants une coutume très
répandue. L’amoureux montait jusqu’à la fenêtre de sa chérie dans
un panier. Si la fille le refusait, elle lui donnait un panier percé qui le
faisait tomber à terre. Cette coutume a aussi été décrite dans un
poème de Thomas Murner (1475-1573).
En français par contre, ramasser/remporter/prendre une
veste veut dire « subir un échec ». Cette expression s’explique à
partir de la locution être capot « être ruiné, vaincu », empruntée aux
jeux de cartes, d’où capote « coup par lequel on fait un adversaire
capot », qui, confondu avec son homonyme, a permis le glissement à
veste. Prendre une capote n’est pas attesté mais l’explication est
vraisemblable et plaisante. Prendre une veste a d’abord voulu dire
« échouer aux élections », mais s’est rapidement étendu à d’autres
contextes.

Plakati kao godina


Traduction littérale : pleurer comme l’an/ pleurer beaucoup
Signification et équivalent en français : pleurer comme une
madeleine

Pour expliquer cette expression, il faut surtout expliquer


l’origine du mot godina. Aujourd’hui on comprend par godina le
cercle de la Terre autour du Soleil (l’année astronomique) ou une
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 74
Les origines des expressions figées

période de 12 mois (l’année civile). Dans le dictionnaire de Matica


srpska, on trouve une autre explication du mot godina : orage,
intempéries, pluie. En connaissant cette signification du mot godina,
il est facile de comprendre que l’expression plače kao godina veut
dire « il pleure comme la pluie ». Les gens rajoutent souvent
l’adjectif noir pour dire une année noire afin d’intensifier la douleur.
Encore une fois, l’opacité de l’expression résulte de l’ignorance de la
signification des mots qui la composent.

4. Langues latine et grecque ancienne


Il sied aussi de noter que l’origine de beaucoup
d’expressions, même quand on peut fixer leur apparition dans la
langue, se perd dans la nuit des temps et des peuples. En ce qui
concerne la langue française, on peut dire que beaucoup
d’expressions se trouvaient déjà dans la langue latine ou dans la
langue grecque ancienne et qu’il y a entre les langues vivantes de
toutes sortes, notamment entre les langues romanes, anglaise,
allemande, slaves, des locutions semblables ou identiques, sans qu’il
y ait eu nécessairement interpénétration d’une langue à l’autre. Les
mêmes sensations, les mêmes sentiments, les mêmes images
marquent ce fonds commun et humain d’expressions. C’est
justement en tant que témoignage de modes de vie et de pensée
d’autrefois que les locutions méritent d’être redécouvertes, comme
un domaine méconnu de notre « patrimoine culturel ».
Les Grecs et les Latins ont, comme tous les peuples, une
abondante phraséologie basée sur leurs mœurs, leurs techniques,
leur histoire. Beaucoup de leurs expressions sont passées en
français, sous forme de calque ou avec des équivalents. C’est le cas
de tirer une épine du pied « délivrer d’un sujet de contrariété » ou
rentrer dans sa coquille « se renfermer dans l’isolement, l’inaction ».
Le latin médiéval a été un des modes de transmission de cet héritage
antique. Beaucoup d’expressions latines se sont conservées sous
leur forme originale en français et en BCMS :

Mutatis mutandis ; hic et nunc, etc.

Certains mots se sont lexicalisés et on n’hésite pas à parler


de statu quo, quiproquo, d’une condition sine qua non, ou d’une
persona grata, etc.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 75


Les origines des expressions figées

Il y a d’autres expressions françaises qui ne sont que des calques


derrière lesquels se cachent des originaux latins. En BCMS, nous
avons gardé les originaux latins :

Le corps du délit « corpus delicti »


Une pétition de principe « petitio principii »
Une restriction mentale « reservatio mentalis »
Une force d’inertie « vis inertiae », etc.

5. Vie quotidienne
On peut dire que les expressions tirées de la vie quotidienne
sont plutôt transparentes. Il y en a qui dérivent de la vie sociale ; en
effet, les institutions, les techniques, voire les coutumes et les
mœurs évoluent et, tombant en désuétude, laissent dans la langue
des mots et des métaphores qui ont perdu tout contact avec la
réalité dont ils sont issus. Pour comprendre une expression telle que
donner le change « tromper », il faut savoir que dans la chasse à
courre il arrive que le cerf change sa voie en suivant la trace d’une
autre bête dont l’odeur déroute les chiens en les entraînant sur une
autre piste.

Voici quelques exemples en BCMS :

Pijan kao majka


Traduction littérale : ivre comme une mère
Signification et équivalent en français : soûl comme une
bourrique ; soûl comme un Polonais

Il y a plusieurs théories pour expliquer l’origine de cette


expression.
Tous ceux qui aiment boire disent que l’âme de l’alcoolique
est aussi noble que celle de la mère, d’où cette expression. Mais la
réalité nous montre que ce n’est pas vrai et que l’alcoolisme est un
malheur et non pas une bonté comme les bons gestes de la mère.
Essayons de trouver d’autres explications.
Borislav Berić, académicien et chef de la clinique
d’obstétrique et de gynécologie à Novi Sad, donne l’explication
suivante :

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 76


Les origines des expressions figées

« A l’époque où les femmes accouchaient à la maison sans l’aide des


médecins, les sages-femmes leur donnaient un alcool fort, comme de
l’eau de vie par exemple, pour apaiser la douleur. Il est constaté dans
la médecine qu’une petite quantité d’alcool décontracte l’utérus et les
muscles, ce qui aide à accoucher plus facilement. Ce n’était pas
seulement la méthode pratiquée en Yougoslavie mais aussi dans les
pays scandinaves. Du coup, les femmes, futures mères, étaient
vraiment soûles. »

Ce serait plutôt une explication populaire.


L’explication des linguistes diffère un peu. Evoquant
l’enquête du linguiste russe Nikita Tolstoy, Dragana Mršević-
Radović (2008), l’un des meilleurs connaisseurs de la phraséologie
en Yougoslavie, dit que la comparaison slave soûl comme une mère
est liée à une expression plus large : soûl comme la terre mère (alma
mater). Comme base de cette comparaison, Tolstoy s’appuie sur le
sentiment des gens d’antan que la terre était la mère de tout le
monde. Pour pouvoir donner naissance, la terre doit être bien
trempée d’eau. Au printemps, suite à la pluie et à l’eau qui tombe du
ciel, la terre devient bien humide, soûle. Pour justifier l’explication
de pijan « soûl » pour dire bien abreuvé, on trouve une autre
expression : sit i pijan pour dire « repu et abreuvé ». On dit que la
terre et le sable « boivent de l’eau » (piju vodu) et qu’ils sont
« abreuvés, trempés, soûls » (napojeni, natopljeni, napijeni).
Puisque les deux expressions existent en BCMS : pijan kao
zemlja et pijan kao majka « soûl comme la terre » et « soûl comme
une mère », on peut conclure que les deux explications valent.

Nous avons en BCMS d’autres expressions avec la même


signification :

Pijan kao ćuskija/bačva/čep/svinja


Traduction littérale : soûl comme un pied-de-biche/un
fût/un bouchon/un cochon

Josip Matešić (1982) dans son « Dictionnaire


phraséologique » explique que soûl comme un levier (ćuskija) veut
dire être ivre jusqu’à en perdre connaissance. On se demande
pourquoi ivre comme un pied-de-biche ? Mais il est connu qu’un
pied-de-biche tombe tout seul et ne peut pas tenir debout, ce qui
donne l’image d’un ivrogne qui tombe suite à une bonne cuite.
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 77
Les origines des expressions figées

Pour la comparaison comme un bouchon, l’explication est


simple : le bouchon qui ferme la bouteille doit être bien trempé
d’alcool. Pour le fût, c’est la même chose, puisqu’il sert de récipient à
l’alcool tandis que le cochon est toujours sale et maladroit tel un
ivrogne.
L’expression pijan kao duga est intéressante aussi pour une
autre raison. Le mot duga veut dire « arc-en-ciel » si on met l’accent
long dûga ; mais dans cette expression, il nous faut une autre
signification, que l’on obtient si l’on met un accent court sur le « u »
de dȕga : ce mot prend alors le sens d’une planche courbée faisant
partie du fond d’un fût. Cette planche est bien évidemment trempée
d’alcool tout comme le bouchon et le fût. Mais on peut aussi utiliser
l’expression pijan kao dûga « ivre comme un arc-en-ciel » parce que
l’arc-en-ciel, d’après une croyance slave, boit de l’eau pour la
reverser ensuite sous la forme de pluie. (Dragana M. Radovic
2008 :158).

Izvući deblji kraj


Traduction littérale : tirer la plus grosse partie du bâton
Signification et équivalent en français : saisir le bout merdeux
du bâton ; tirer à la courte paille

C’est une expression qui a une double signification : positive


et négative. Si l’on parle du partage de quelque chose, il vaut mieux
obtenir la grosse part et la signification de cette expression est
plutôt positive. Mais pour expliquer la signification négative, il faut
se souvenir du dicton qui énonce le bâton a deux parties. Puisqu’on
prend le bâton par la partie la moins grosse pour pouvoir battre
quelqu’un avec l’autre – plus grosse, il est clair que si l’on attrape la
partie grosse, cela veut dire qu’on est bien battu et que la
signification est plutôt négative.
En croate, on utilise l’expression tirer la partie mince du
bâton pour dire « ne pas bien profiter ». Cette signification est sans
doute liée à l’explication du partage et il est logique que si l’on tire la
partie la plus maigre, l’on n’obtient pas grand-chose et notre
situation est plutôt défavorable.
Mais il existe aussi l’expression tirer le court bâton pour dire
« finir mal ». Elle provient d’une coutume employée pour désigner
celui qui serait chargé d’un travail désagréable : on tirait alors des
allumettes, l’une étant toujours plus courte que l’autre. En français,
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 78
Les origines des expressions figées

l’expression équivalente est tirer à la courte paille « tirer au sort, au


moyen de brins de longueurs inégales tenus cachés et dont les
extrémités visibles ont été placées de niveau, le perdant étant celui
qui a tiré le brin le plus court ». On a d’abord dit tirer à la longue
paille. Le verbe tirer s’est imposé à cause de tirer au sort. Cela
montre que le contexte aide à bien comprendre si la signification de
cette expression est positive ou négative.
En français, on utilise aussi le mot bâton, mais il suffit
d’ajouter l’adjectif merdeux pour comprendre que la situation ou la
personne est extrêmement déplaisante : aucun côté, aucun aspect
du bâton n’est acceptable ou maniable. La forme développée est :
c’est un bâton merdeux, on ne sait pas par quel bout le prendre.

Naći se u nebranom grožđu


Traduction littérale : se trouver dans le raisin non récolté
Signification : se trouver en danger
Equivalent en français : être dans de beaux draps ; être dans
de vilains/mauvais draps.

Cette expression veut dire : se trouver dans une situation


désagréable. L’origine vient d’une situation réelle, quand les
vignerons voulaient garder le raisin dans le vignoble et que
quelqu’un essayait de le récolter (voler) : il était alors battu ou
même tué. Donc, la signification était concrète au début et, avec le
temps, on a commencé à l’utiliser dans d’autres situations aussi
embarrassantes que celle du vol de raisin. Il est intéressant de noter
que parmi toutes les langues slaves cette expression existe
seulement en BCMS, en macédonien et en bulgare.
Mais pourquoi dit-on en français : être dans de beaux draps ?
Etre dans de vilains/mauvais draps ? D’après le dictionnaire d’Alain
Rey et Sophie Chantereau (2003), l’expression vient de estre couché
en blancs draps (Satire Ménippée), puis être (et mettre) dans de
beaux draps blancs « être montré avec tous ses défauts ». Les beaux
draps blancs, chez Cholières, évoquent la sieste. Mettre un homme en
beaux draps blancs, c’est mettre ses défauts dans tout leur jour. (Le
Duchat, 1738). Drap pourrait signifier « étoffe » ; dans l’Antiquité et
au Moyen Age, l’habit blanc revêtait les personnages ridicules ou
qu’on voulait publiquement tourner en dérision (ainsi Hérode
habille Jésus de blanc avant de le renvoyer devant Pilate ; Luc 23,
11). Du contraste entre la noirceur métaphorique et les beaux draps
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 79
Les origines des expressions figées

blancs (que blanc ait ou non une valeur symbolique de dérision) on


passe à une antiphrase sur beau. Les beaux draps ou jolis draps
représentent la « sale situation ». La valeur de « linceul » a pu aussi
jouer un rôle pour orienter la locution.

Obrati zelen bostan


Traduction littérale : récolter un melon vert
Signification : échouer
Equivalent français : être dans un beau pétrin ; être dans la
mélasse.

La même expression avec la signification finir mal existe en


allemand et en latin : du wirst nicht gut fahren ; male succedet tibi.
L’origine de cette expression vient d’une situation réelle où
le maraîcher récolte très tôt le melon, quand il est encore vert. Donc,
il a mal fait son travail. L’adjectif vert a disparu de l’expression
d’origine et on entend souvent dire : obrati bostan « récolter un
melon ». Ce manque de qualification du vert rend l’expression plus
difficile à comprendre car il n’y a rien de mal à récolter un melon
mais si on le récolte quand il est encore vert, le travail n’est pas bien
fait et l’on peut subir des conséquences d’où vient l’explication de
cette expression en BCMS.
La signification est la même que pour l’expression se trouver
dans le raisin non récolté. Il apparaît simplement que l’on ait utilisé
l’une là où il y avait des champs de melons et l’autre là où était
cultivée la vigne.
L’équivalent français pour cette expression est : être dans un
beau pétrin. La métaphore est très courante, de la matière pâteuse
(comestible ou, au contraire, ignoble) à la situation confuse (cf.
panade, purée, mouscaille) ; ici, pétrin apporte une autre valeur :
contenant où l’on brasse la pâte. La même explication est pour la
mélasse qui est une sorte de sirop, un « résidu sirupeux de la
cristallisation du sucre » (Petit Robert), très gluant.

Glup do daske
Traduction littérale : stupide jusqu’à la planche
Signification et équivalent en français : stupide jusqu’à la
gauche ; jusqu’à la garde

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 80


Les origines des expressions figées

Pour dire « jusqu’au plus haut point » ou « jusqu’au bout »,


on utilise en BCMS la locution jusqu’à la planche. On se demande
pourquoi on fait référence à une planche. Ce n’est pas le seul cas où
le mot planche est utilisé pour une comparaison de ce type. On dit
aussi il lui manque une planche dans la tête pour dire que quelqu’un
est un peu perdu ou stupide. Aussi pour dire que quelqu’un a trop
bu, on dit qu’il est soûl jusqu’à la planche. Pour pouvoir expliquer ce
phénomène de la planche, il faut se souvenir de l’expression que les
automobilistes utilisent quand ils veulent rouler le plus vite
possible. En l’occurrence, ils disent jusqu’à la planche. Et c’est vrai
que derrière le marchepied du gaz (la pédale de l’accélérateur) dans
la voiture, il y a une planche qui sert à limiter la pédale. Donc, si la
pédale touche cette planche, c’est vraiment jusqu’au plus haut point.
Autrefois, le plancher des automobiles était en planche de bois. C’est
comme avec l’expression française appuyer sur le champignon, bien
que l’accélérateur n’ait plus la forme d’un champignon. En français,
il y a l’expression avoir le pied au plancher ou rouler à fond la
caisse qui ont le même sens. L’expression jusqu’à la planche s’utilise
uniquement dans la langue parlée. L’idée de départ provenait donc
du champ du mécanisme avant de s’étendre à d’autres utilisations.

Pala sjekira u med


Traduction littérale : la hache est tombée dans le miel
Signification et équivalent en français : un coup de chance /de
pot/de bol/ de veine

L’expression la hache est tombée dans le miel pour dire « un


coup de chance » ne serait pas opaque s’il n’y avait pas le mot hache
qui nous confond. C’est une expression très utilisée dans le territoire
de l’ex-Yougoslavie et Vuk Stefanović Karadžić (1852) l’explique
ainsi :

« Les arbres sont parfois pleins de miel d’abeilles sauvages. Les


villageois coupaient le bois pour le chauffage en hiver et si la hache en
coupant l’arbre tombait sur ce miel, c’était vraiment un coup de
chance, un peu de miel inattendu pour toute la famille. »

Il y en a qui ne croient pas en cette explication et on entend


souvent dire pala mu je kašika u med « sa cuillère est tombée dans le
miel ». Que la cuillère tombe dans le miel n’est pas tellement

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 81


Les origines des expressions figées

inattendu et, comme il est plus naturel de concevoir cette image


transparente, on l’a adoptée également.

Ući na mala vrata


Traduction littérale et équivalent en français : entrer par la
petite porte

Il est intéressant de savoir que passer par la petite porte est


plus facile que par la grande. Bien évidemment, il s’agit d’une
métaphore, mais l’origine de cette image se trouve dans la
construction des maisons qui possédaient et possèdent encore
aujourd’hui une grande porte servant d’entrée principale pour tout
le monde et une petite porte, entrée cachée réservée aux membres
de la famille et à leurs amis ou cousins. Si l’on passe par cette porte,
cela signifie qu’on est bien aimé de la famille. Cette métaphore a
encore une fois été répandue et, si quelqu’un a trouvé un emploi en
passant par la petite porte, il est clair qu’il avait un ami pour l’aider
et le faire passer par ce biais.
Voici encore un exemple montrant comment une vraie
situation, cette fois l’architecture de la maison, est à l’origine de la
création d’une expression imagée.

Bez dlake na jeziku


Traduction littérale : sans poil sur la langue
Signification : être honnête

Equivalent en français : avoir la langue bien pendue peut


servir d’équivalent mais il y a une autre expression, peut-être encore
plus appropriée : avoir la langue mal affilée, combinée avec
mauvaise langue (ex : dire avec sa mauvaise langue bien pendue).
Cependant il faut dire que cette expression en BCMS n’a pas
uniquement une connotation négative : il s’agit simplement d’une
personne qui raconte tout pour dire la pure vérité même si elle
blesse quelqu’un. C’est pour cela que l’expression dire ses quatre
vérités à quelqu’un est plus appropriée comme traduction de cette
expression BCMS.
L’expression allemande de même signification est avoir du
poil sur la langue (Haare auf der Zunge Haben). Une autre expression
est aussi utilisée pour dire parler ouvertement : « avoir du poil sur
les dents » (Haare auf den Zahnen haben). La question qui se pose ici
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 82
Les origines des expressions figées

est de savoir si la langue BCMS a vraiment emprunté cette


expression aux Allemands pour ensuite la modifier, comme c’est
parfois le cas avec l’utilisation d’un emprunt.
Il y a une croyance chez les Slaves qui dit qu’il y a du poil sur
la langue de ceux qui mentent. Cela veut dire qu’une langue sans poil
est surtout caractéristique de ceux qui disent toujours la vérité.
Donc, ils peuvent pendre la langue et la montrer sans poil, c’est-à-
dire qu’ils n’ont rien à cacher et qu’ils peuvent dire les quatre
vérités.
Chez les Allemands, il y a une autre histoire, celle d’un
homme qui voulait se montrer comme loup-garou et qui a
commencé à montrer ses poils et ses veines. Comme il paraissait fier
de lui et prêt à tout dire et même à faire peur, l’expression avoir du
poil sur la langue et sur les dents a été utilisée. Il faut ajouter aussi
que le dictionnaire étymologique allemand explique que la pilosité
est le symbole de l’homme libre. Du coup, le poil sur la langue et sur
les dents montre que l’homme est libre de tout dire.
Il reste toujours à expliquer pourquoi on a changé l’existence
du poil dans l’expression BCMS pour dire la même chose.
Il ne faut pas confondre cette expression avec avoir un
cheveu sur la langue en français car c’est un faux ami. Cela veut dire
zézayer. Si quelqu’un dit la pure vérité, on utilise l’expression dire
ses quatre vérités. Ces vérités personnelles sont toujours
désobligeantes pour celui qui en est l’objet. Quatre a une valeur
intensive, mais ne s’explique pas spécifiquement, sinon par l’image
implicite du cadran, totalité divisée en quatre secteurs.

Conclusion
Nous avons déjà mentionné que l’objectif de cet article était
de donner l’origine d’expressions BCMS plus que d’expressions
françaises, car il y a plus d’ouvrages en français qu’en BCMS qui
traitent cette problématique. Nous pouvons constater que l’histoire,
la religion mais aussi les croyances et les superstitions jouent un
grand rôle dans la formation des expressions figées.
Nous avons donné seulement des exemples pour quelques
domaines fournisseurs, exemples que nous avons choisis à partir
des ouvrages de Milan Šipka, Dragana Mršević Radović et de Veselin
Čajkanović.
Finalement, les expressions sont souvent basées sur une
expérience quotidienne qui varie peu d’un pays à l’autre car cette
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 83
Les origines des expressions figées

expérience est commune à l’homme en général ou, en tout cas, est


partagée à l’intérieur d’une même culture. Dans les deux cultures,
d’anciens modes de vie nous ont légué des expressions figées sous
une forme et dans un sens désuets, expressions qui ont la vie
d’autant plus durable qu’on en comprend moins la signification
première, ce qui est, on l’a dit, la principale cause du succès d’une
expression.

Références bibliographiques
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Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 84


Marija Dulović1
UDC 811.163.4'25:811.133.1

TRANSPOSITION DES ÉVÉNEMENTS PASSÉS DANS LA TRADUCTION


DU BOSNIEN/CROATE/MONTÉNÉGRIN/SERBE EN FRANÇAIS
Résumé : Dans cet article nous présentons les possibilités de traduction
des temps passés du bosnien/croate/monténégrin/serbe (BCMS) en français
dans un texte littéraire. L’emploi dominant du parfait (passé composé), le
système verbal simplifié, ainsi que les différentes valeurs des temps verbaux dans
les langues BCMS représentent sans doute un défi pour les traducteurs
francophones, dont la langue maternelle dispose de cinq temps du passé.
Mots clés : aspect, temps, passé, traduction, équivalence

1. Introduction
Cette recherche porte sur la traduction des temps passés en
français et dans les langues BCMS, et sur l’importance de la
catégorie de l’aspect verbal lors d’un procès traductologique. Nous
supposons que l’aspect peut bien faciliter le travail du traducteur,
dans le sens qu’il peut l’aider à déterminer la valeur temporelle qui
doit être signifiée. Cette valeur peut être désignée par le verbe
même (comme dans les langues BCMS) ou bien par un temps verbal
particulier (comme en français). En effet, les langues BCMS
permettent l’emploi d’un seul temps verbal (parfait) correspondant
à plusieurs temps français (tels que l’imparfait et le passé simple).
Cette possibilité est due au fait que les langues BCMS sont purement
aspectuelles et qu’un temps, employé à l’aspect approprié, peut bien
remplir la fonction de plusieurs temps français. Notre hypothèse de
départ repose ainsi sur le fait que la transposition des temps
verbaux dans un texte littéraire va dépendre non seulement du
temps employé dans le texte original, mais également de la valeur
aspectuelle qui doit être exprimée.
Nous retracerons dans un premier temps l’expression de
l’aspect dans nos langues d’intérêt et présenterons ensuite les deux
plans énonciatifs définis par É. Benveniste. Nous aborderons enfin
les possibilités de traduction de ces temps. Cette partie sera illustrée
par des exemples du roman « Hansenova djeca » d’Ognjen Spahić et
de sa traduction française (Les enfants de Hansen). Nous
reprendrons certains segments narratifs du roman pour décrire un
certain nombre de caractéristiques des temps passés en français,

1 Marija Dulović, doctorante à l’Université de Strasbourg.


Transposition des événements passes dans la traduction…

notamment dans l’objectif de les comparer avec les temps utilisés


dans le texte original.

2. Aspect, temps passés et énonciation

2.1. Expression de l’aspect en BCMS et en français


L’aspect est défini comme la catégorie grammaticale qui
permet de décrire la durée de l’action désignée par le verbe. Les
langues BCMS marquent l’aspect morphologiquement : on y fait une
distinction claire entre les verbes perfectifs et imperfectifs grâce à
un simple procès d’affixation, ce qui implique que ce sont certains
suffixes ou préfixes qui changent le sens (l’aspect) du verbe.
Prenons comme exemple le verbe čitati (lire), qui est imperfectif,
c’est-à-dire suppose une certaine durée ; sa paire perfective serait le
verbe pročitati, qui, employé dans un contexte, marque un procès
perfectif.2
La Grammaire méthodique du français (Riegel, Pellat & Rioul
2013 : 519) distingue en français l’aspect grammatical et l’aspect
lexical. Ceci veut dire que la durée d’une action peut être marquée
grammaticalement, à savoir par l’utilisation de la paire temporelle
imparfait/passé simple.3 L’aspect lexical porte sur le sens lexical du
verbe même, qui est aussi appelé « modalité d’action », et en
linguistique allemande Aktionsart (Grammaire méthodique du
français 2013 : 519). Nous dirions ainsi que, par exemple, le verbe
marcher (hodati) est imperfectif, alors que sortir (izaći) est perfectif.
La Grammaire méthodique du français (2013 : 521-522) souligne
que la présence ou l’absence du complément d’objet peut
déterminer l’aspect désigné par le verbe : manger (jesti) est

2 Les grammaires (Stanojčić & Popović 2002; Piper & Klajn 2013) font aussi
mention des verbes biaspectuels, c’est-à-dire ceux qui peuvent être à la fois
perfectifs et imperfectifs, en fonction du contexte ; ce sont des verbes tels que
čuti (entendre), vidjeti (voir), ručati (déjeuner), večerati (dîner), telefonirati
(téléphoner). Stanojčić & Popović (2002 : 105) soulignent que l’existence des
verbes biaspectuels rapproche le serbe des langues non-slaves (anglais,
français, allemand, etc.), tandis que l’existence des verbes ayant deux aspects
distincts le différencie de ces langues.
3 Le passé composé peut être employé au lieu du passé simple, mais le couple

imparfait/passé simple est le plus commun dans la distinction aspectuelle


fondamentale en français. Stanojević (2009 : 127) indique que tous les temps
prétéritaux, sauf l’imparfait, pourraient y figurer au lieu du passé simple.
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 87
Transposition des événements passes dans la traduction…

imperfectif dans Je mangeais (jeo sam), mais perfectif dans Je


mangeais une pomme (jeo sam jabuku). Nous ajouterions que ceci
s’explique par notre connaissance du monde et que, même si la
durée du processus manger une pomme peut durer pendant un
certain temps et exige une période de temps pour être complété (ce
qui permet l’emploi d’un verbe imperfectif), ce processus a dû être
interrompu ou achevé à un moment donné (et c’est pour cela que le
processus manger une pomme est considéré comme perfectif).
Nous constatons que la distinction entre les verbes perfectifs
et imperfectifs apparaît non seulement dans les langues slaves mais
aussi en français. Cependant, dans les langues slaves cette
distinction est normalement faite grâce à un affixe, alors qu’en
français cette distinction repose sur le sens même du verbe.4
Certaines formes modales et stylistiques peuvent être utilisées pour
exprimer l’aspect en français ; ce sont des constructions telles que
être en train de5, se mettre à, venir de.6
La disparité entre le système français et celui des langues
BCMS peut être mieux illustrée par les exemples ci-dessus. Afin
d’établir une distinction claire entre les deux types de procès, un
temps verbal spécifique doit être employé en français :

1) Je sortais deux fois par semaine quand j’habitais à Paris.


1’) Izlazila sam dva puta nedjeljno kada sam živjela u Parizu.

2) Il sortit/est sorti avec ses amis.


2’) Izašao je sa prijateljima.

4 Néanmoins, il y a en français un certain nombre d’affixes qui peuvent changer


l’aspect du verbe, comme les préfixes re- dans voir : revoir et s’en- dans
s’endormir, s’envoler, ou les suffixes en gras dans les verbes chantonner,
siffloter, voleter, sautiller, discutailler, gratouiller. (Thomas & Osipov 2012 :
280)
5 La construction être en train de marque l’aspect progressif (Grammaire

méthodique du français 2013 : 524). Elle correspond au présent


progressif/continu en anglais : I am reading = Je suis en train de lire, et marque
donc l’action qui se déroule au moment où l’on parle.
6 La Grammaire méthodique du français (2013 : 523) distingue les aspects

inchoatif et terminatif ; ceux-ci s’expriment à l’aide de périphrases verbales ou


de constructions suivies de l’infinitif. Ainsi les constructions inchoatives se
mettre à, commencer à marquent le procès dès son début, alors que finir de,
cesser de, achever de, terminer de marquent l’aspect terminatif et présentent le
procès seulement avant sa fin.
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 88
Transposition des événements passes dans la traduction…

3) Il entrait toujours dans la salle avec les mains dans les poches.
3’) Uvijek je ulazio u salu držeći ruke u džepovima.

4) Il entra/est entré dans la salle et ouvrit/a ouvert le livre.


4’) Ušao je u salu i otvorio knjigu.

Nous observons que l’imparfait français (sortais, entrait)


correspond au parfait7 imperfectif dans les langues BCMS (izlazila
sam, ulazio je), alors que le passé simple ou le passé composé (est
sorti, est entré) correspondent au parfait perfectif (izašao je, ušao
je).8 Il est intéressant de noter que deux temps français
correspondent à un seul temps dans les langues BCMS, ce qui
signifie que ce parfait, à la différence de son équivalent français,
peut être utilisé pour signifier les procès perfectifs aussi bien que les
procès imperfectifs, en employant le verbe d’aspect correspondant.
Nous verrons dans la troisième partie que le parfait peut également
remplacer d’autres temps passés en français.
Étant donné que les langues BCMS sont capables d’exprimer
l’aspect morphologiquement, on n’a pas besoin de marquer l’aspect
grammaticalement en plus (en opposant certains temps comme
l’imparfait et l’aoriste/parfait)9. L’aspect en français n’est pas
signifié morphologiquement et, afin de désigner la durée exacte d’un
procès, il est nécessaire d’utiliser un temps verbal approprié. De
plus, peu importe qu’en français le verbe sortir n’ait pas d’opposé
imperfectif, peu importe aussi la valeur lexicale du verbe, dans ces
cas nous voyons que c’est le temps verbal spécifique qui dévoile la
manière dont un procès va être interprété : soit comme perfectif
(limité), soit comme imperfectif (illimité).

7 Le parfait équivaut au passé composé et l’aoriste au passé simple.


8 Il est clair que, dans certains contextes, l’aoriste peut être utilisé au lieu du
parfait : izađe, uđe, otvori.
9 Il nous semble opportun de signaler le fait que même dans les langues BCMS,

on marquait autrefois la différence entre les procès perfectifs et imperfectifs


en opposant l’imparfait à l’aoriste. Thomas (2005) a comparé la traduction de
la Bible faite par Vuk Karadžić avec deux traductions françaises ; on y
remarque une analogie impeccable au niveau de l’emploi de l’imparfait et du
passé simple/de l’aoriste dans les deux langues. Cette recherche montre qu’on
employait l’imparfait et l’aoriste régulièrement dans les langues BCMS, mais,
grâce à la création des paires aspectuelles, le système des temps verbaux a été
considérablement simplifié et les temps tels que l’aoriste et surtout l’imparfait
ne sont pas employés aussi habituellement dans la langue quotidienne.
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 89
Transposition des événements passes dans la traduction…

Enfin, sur la base des exemples cités ci-dessus, nous avons


l’impression que le parfait perfectif dans les langues BCMS
correspond au passé simple français, tandis que le parfait
imperfectif correspond à l’imparfait français. En termes de
possibilités de traduction de ces temps, c’est vrai que ce sont les
équivalents les plus souhaitables et les plus appropriés. Cependant,
dans les traductions les exceptions à cette « règle » non écrite ne
sont pas rares, comme nous le verrons dans les exemples de la
partie suivante.

2.2. L’énonciation historique et discursive


Avant de procéder à l’analyse relative à l’utilisation des
temps passés dans un texte littéraire, nous estimons utile d’évoquer
les deux plans d’énonciation définis par Émile Benveniste (1966),
dont nous utiliserons les interprétations lors de notre analyse.
Benveniste distingue en effet le plan d’énonciation historique et le
plan d’énonciation du discours et explique que ces deux plans
conditionnent l’emploi des temps passés.
Dans l’énonciation historique, la narration n’est pas marquée
par la présence du locuteur, qui observe ou raconte les événements
d’une certaine distance. L’histoire semble être coupée de l’acte
d’énonciation et « les événements sont présentés comme
indépendants, situés dans une temporalité autre que celle du
locuteur » (Grammaire méthodique du français 2013 : 1001). On
rencontre ce système généralement dans la langue écrite, dans la
narration au passé, ce qui permet une coupure par rapport au
moment où l’on parle. Ce plan est caractéristique des livres
historiques, mais il est assez courant dans les textes littéraires.
Benveniste insiste sur l’exclusion des catégories déictiques telles
que je, tu, ici, maintenant dans l’énonciation historique et explique
qu’on y emploie la troisième personne. Le temps principal dans le
plan historique est le passé simple, mais d’autres temps tels que
l’imparfait, le plus-que-parfait et le passé antérieur peuvent y être
employés.
D’autre part, l’énonciation de discours est caractéristique de
la langue parlée, ainsi que des textes narratifs auxquels le locuteur
prend part lui-même : « correspondances, mémoires, théâtre,
ouvrages didactiques, bref tous les genres où quelqu’un s’adresse à
quelqu’un, s’énonce comme locuteur et organise ce qu’il dit dans la
catégorie de la personne » (Benveniste 1966 : 242). Dans ce plan
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 90
Transposition des événements passes dans la traduction…

toutes les personnes (je, tu, nous, vous) sont employées. Les
événements évoqués « sont mis en relation avec l’actualité du
locuteur » (Grammaire méthodique du français 2013 : 1002). Le plan
discursif permet l’emploi de tous les temps verbaux, sauf les passés
simple et antérieur.
Pour clôturer cette partie, nous signalerons seulement qu’il
« existe certes des textes qui ne présentent qu’un seul de ces deux
systèmes » mais que « beaucoup de textes présentent un mélange
des deux systèmes, dont ils associent les formes spécifiques »
(Grammaire méthodique du français 2013 : 1005), ce que nous
montrerons dans la partie suivante.

3. L’emploi des temps passés dans le roman de Spahić


« Hansenova djeca » et sa traduction française
Le roman « Hansenova djeca » de l’auteur monténégrin
Ognjen Spahić a été publié en 2004. On y suit l’histoire de la vie d’un
groupe de personnes dans la dernière léproserie d’Europe dans les
années 1980. La narration est à la première personne et exposée à
travers le prisme d’un des malades décrivant divers événements de
cette période survenus à la léproserie, mais aussi en Roumanie, où la
léproserie se trouve.
Aux fins de cette analyse, nous chercherons à isoler certains
segments narratifs (phrases ou paragraphes) dans l’original et dans
la traduction française, à l’aide desquels nous illustrerons et
expliquerons certaines similarités et différences dans l’utilisation
des temps passés dans les langues BCMS et en français. Le seul fait
que le parfait peut correspondre au passé simple et à l’imparfait en
français (les exemples 1-4 dans 2.1) suggère que la traduction d’une
des langues BCMS peut représenter un vrai défi pour les traducteurs
francophones.
Il convient tout d’abord de noter que le parfait (des verbes
perfectifs et imperfectifs) est le temps le plus souvent employé dans
la version originale du roman, et qu’il a été traduit dans des
contextes différents par différents temps français (imparfait, passé
simple, passé composé, plus-que-parfait et passé antérieur). Comme
l’analyse détaillée de leur traduction dépasse le but de cet article,
nous essayerons de nous limiter aux exemples qui nous semblent les
plus représentatifs. Nous sommes partis de l’hypothèse que le
parfait perfectif correspond au passé simple français, tandis que le
parfait imperfectif correspond à l’imparfait français. Il est vrai que
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 91
Transposition des événements passes dans la traduction…

de tels cas sont nombreux dans notre texte, mais nous y rencontrons
aussi des solutions moins attendues.
Observons au préalable les exemples 5) et 6), dans lesquels
le parfait perfectif est remplacé par le passé simple français :

5) Probudio me prije svitanja, bacio sječivo na krevet i mahnuo rukom s


vrata. (Spahić 2004 : 128)
5’) Ce dernier me réveilla avant l’aube, jeta le couteau sur mon lit et, du
pas de la porte, m’appela du geste. (Spahić 2011 : 118)

6) Neprirodno ružno dijete pritrčalo je do ceste i bacilo kamenicu


pogađajući debeli lim. Vozač se na trenutak zaustavio uzvrativši sa
nekoliko rumunskih psovki, a onda smo skrenuli desno, u brezovu šumu
koja me uspavala ravnomjernim promicanjem bijelih stabala povijenih
sjever-nim vjetrom. (Spahić 2004 : 28)
6’) Un enfant anormalement laid accourut jusqu’au bord de la route et
lança une pierre qui heurta l’épaisse carrosserie. Le chauffeur s’arrêta
un instant et proféra quelques jurons en roumain, puis nous tournâmes
à droite et nous nous enfonçâmes dans une forêt de bouleaux dont les
troncs blancs courbés par le vent du nord me plongèrent, en défilant
devant mes yeux, dans une sorte de léthargie. (Spahić 2011 : 27-28)

Le passé simple est souvent employé dans la narration pour


marquer des événements qui se sont succédé immédiatement les
uns après les autres ; ainsi une certaine dynamique narrative est
créée, donnant l’impression d’une progression chronologique des
événements. Dans l’original le parfait remplit la même fonction,
mais il est bien connu que l’aoriste peut être utilisé pour créer le
même effet de progression.
Cependant, le passé composé peut être utilisé de la même
manière :

7) Vrata su škljocnula, a motor utihnuo. Martin je iskočio u snijeg. Iz


kabine je dohvatio kalašnjikov i metalni kanister za gorivo. (Spahić
2004 : 158-159)
7') La portière a claqué, le moteur est coupé. Martin a sauté dans la
neige. Il a emporté de la cabine une kalachnikov et un jerrican en
métal. (Spahić 2011 : 146)

Nous voyons ici que le passé composé est employé de la


même façon que le passé simple et qu’il peut, dans un contexte plus
large, le remplacer en combinaison avec l’imparfait. Il est important
de noter que dans ce cas, le passé composé peut être remplacé par le
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 92
Transposition des événements passes dans la traduction…

passé simple sans changement particulier de sens ; les verbes au


passé simple claqua, fut coupé, sauta,... auraient pu figurer ici, sans
qu’ils changent le sens et la signification de la phrase10.
Nous retrouvons souvent le passé composé en combinaison
avec un présent remplissant une fonction de progression narrative :

8) Robert me pozvao da se vratimo u sobu. Mahao je ispred nosa,


tjerajući rojeve pahulja. Pokupio je nekoliko smrznutih cjepanica,
nakašljao se i ispljunuo crvenu tačku na snijeg. Imao je žućkasto lice.
Bore su se isticale više nego obično, a koža čela bila je skupljena u šest
nabora. Na svom čelu sam instinktivno prebrojao četiri i prvi put
pomislio da – zahvaljujući ubjedljivoj i sporoj bolesti – nismo uspjeli
primijetiti znake vremena koje nas je lagano obmotavalo paučinom
starosti. (Spahić 2004 : 149-150)
8') Robert m'a appelé, invité à remonter. Il agite la main devant son
nez, met en fuite des essaims de flocons. Il ramasse quelques morceaux
de bois gelé, tousse et crache un point rouge sur la neige. Il a le teint
jaunâtre, ses rides sont plus accusées que de coutume, la peau de son
front est resserrée en six fronces. Instinctivement, j'en compte quatre
sur le mien et, pour la première fois, je songe que la maladie, avec sa
force de persuasion, avec sa lenteur, ne nous a pas permis de déceler les
marques du temps qui, progressivement, tisse autour de nous la toile
d'araignée de la vieillesse. (Spahić 2011 : 137)

Nous remarquons que toute cette partie est rédigée au


parfait (perfectif ou imperfectif), mais le traducteur décide
d’employer le présent, avec seulement quelques occurrences au
passé composé. Barceló & Bres (2006 : 147) attestent que le passé
composé utilisé en combinaison avec le présent peut être remplacé
par ce même présent sans que le sens du texte change. Ceci
s’explique par le fait que le passé composé est toujours lié au
présent. Du fait qu’il peut être remplacé par le passé simple
(exemple 7’) aussi bien que par le présent (8’), Barceló & Bres
indiquent que le passé composé a une instruction temporelle neutre
(2006 : 143).
Observons maintenant l’exemple où le parfait imperfectif est
traduit par l’imparfait :

9) Iz sobe nije izlazila godinama, a smrt nije htjela da pokuca na vrata.


(Spahić 2004 : 17)

10En revanche, le passé simple « ne peut pas toujours se substituer au passé


composé ». (Barceló & Bres 2006 : 159).
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 93
Transposition des événements passes dans la traduction…

9’) Elle ne quittait plus sa chambre depuis des années, mais la mort
refusait de toquer à sa porte. (Spahić 2011 : 18)

L’imparfait est en excellent accord avec les compléments


impliquant une certaine durée, comme celui employé ici : depuis x
temps.11 Quitter lui-même est un verbe perfectif, mais lorsqu’il est
employé avec le complément depuis x temps, on lui impose une
limite initiale, mais pas finale (depuis les années dure depuis une
certaine période dans le passé, mais nous ne savons pas jusqu’à
quelle année dans le futur), et c’est pour cela que le procès est vu
comme ouvert et illimité.
Cependant, si nous imposons une limite initiale aussi bien
que finale au complément, on doit employer le passé simple en
français :

10) Do kraja rata Zoltan je tumarao po okolnim šumama, spavao u


napuštenim štalama i spaljenim kućama. (Spahić 2004 : 36)
10’) Jusqu’à la fin de la guerre, Zoltan erra dans les forêts
environnantes, dormant dans les étables désertées et les ruines des
maisons incendiées. (Spahić 2011 : 35)

Nous voyons que le verbe imperfectif (tumarati : errer) peut


dans la traduction être employé au passé simple, pourvu que la
durée de l’action soit limitée, comme c’est le cas ici (do kraja rata :
jusqu'à la fin de la guerre). D’autre part, le parfait imperfectif dans
l’original est utilisé pour insister sur la durée de l’errance.
L’imparfait est en français utilisé pour décrire les conditions
qui impliquent une certaine durée, alors que le passé simple
introduit un événement :

11) Još uvijek smo sjedjeli u Zoltanovoj sobi kada se iz pravca fabrike
začuo prvi pucanj. (Spahić 2004 : 65)
11’) Nous étions toujours dans la chambre de Zoltan quand, du côté de
l’usine, éclata un premier coup de feu. (Spahić 2011 : 60)

11 La (non)compatibilité avec les compléments depuis x temps (lié à l’imparfait)


et en x temps (lié au passé simple) représente un test bien connu, utilisé en
linguistique comme marqueur de différence entre le passé simple et
l’imparfait.
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 94
Transposition des événements passes dans la traduction…

C’est l’un des exemples typiques de l’usage de ces deux


temps en français : l’état à l’imparfait (étions) a été interrompu par
l’événement au passé simple (éclata).
Un autre emploi typique de l’imparfait français est illustré
dans l’exemple suivant :

12) Sate popodnevnog odmora – ako nije trebalo ubrati brijest ili cijepati
drva za ogrijev – Robert je provodio u sobi leđima prislonjen o zid. Sjedio
je na krevetu odakle je mogao da vidi vrhove krošnji iza bolničke ograde i
usiljeni osmjeh Nicolaeia Ceausescua na fabričkom zidu. Sa police je
uzimao jednu od besmislenih knjiga iz improvizovane lične biblioteke i
listao zaustavljajući se na pojedinim stranicama sve dok Nicolaeiovo lice
ne bi prekrila rumena sjenka predvečerja. (Spahić 2004 : 41)
12’) Quand il ne fallait pas aller chercher de l’écorce d’aubier d’orme ou
couper du bois pour le chauffage, Robert passait les heures de sieste dans
la chambre, adossé au mur. Assis sur son lit, il pouvait apercevoir la cime
des arbres derrière la grille de l’hôpital et le sourire affecté de Nicolae
Ceausescu sur le mur de l’usine. Il prenait sur l’étagère l’un des livres
saugrenus de la bibliothèque personnelle qu’il s’était improvisée, le
feuilletait, s’arrêtant parfois à certaines pages, jusqu’à ce que l’ombre
vermeille du début de soirée ait recouvert le visage de Nicolae. (Spahić
2011 : 39)

L’imparfait est en français souvent utilisé pour décrire


certaines habitudes ou actions qui se sont répétées pendant une
période (in)déterminée. Le parfait imperfectif est employé dans
l’original ici, mais il est bien connu que le potentiel peut souvent
remplir le même rôle.12
Dans les textes narratifs, on rencontre souvent l’imparfait en
combinaison avec le passé simple :

13) Ulazeći u svoju sobu pomislio sam da se Robert moli na koljenima.


Nije se okrenuo da me pogleda već je samo mahnuo rukom u kojoj je
držao dobro zašiljenu grafitnu olovku. Stara mapa Evrope talasala se
na podu. Pratio je ceste i rijeke, obilježavao mjesta, zaobilazio planine i
velike gradove kao da ucrtava put neke velike vojske. (Spahić 2004 :
76)
13’) En rentrant dans notre chambre, je crus voir Robert prier à
genoux. Sans se retourner vers moi, il agita simplement la main dans

12 Le potentiel (correspondant au conditionnel français) dans la phrase Sate


popodnevnog odmora, Robert bi provodio u sobi, sa police bi uzimao jednu od
knjiga... évoque l’idée d’itérativité, c’est-à-dire représente une séquence
d’actions répétées par un mécanisme établi.
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Transposition des événements passes dans la traduction…

laquelle il tenait un crayon finement taillé. Une vieille carte d’Europe


ondulait par terre. Il suivait les routes et les rivières, marquait certains
endroits, contournait les montagnes et les grandes villes, sembla
esquisser le déplacement d’une armée nombreuse. (Spahić 2011 : 70)

Dans ce passage nous notons que tous les parfaits perfectifs


de l’original (pomislio sam, mahnuo je) ont été remplacés par le
passé simple dans la traduction (crus, agita la main), et les parfaits
imperfectifs (držao je, talasala se, pratio je, obilježavao, zaobilazio)
par l’imparfait (tenait, ondulait, suivait, marquait, contournait).
Cependant, les exemples dans lesquels la situation est
inversée ne sont pas rares :

14) Oslonio sam lice na staklo zadnjih vrata presvučeno žicom. Mala
ambulantna stanica na krajnjoj periferiji Bukurešta postajala je bijela
tačka sa mrljom crvenog krsta na zidu. Čovjek koji se nije pojavljivao
tokom pregleda izašao je ispred oslanjajući se na zid. Ležerno je mahao
u znak pozdrava dok smo odlazili. (Spahić 2004 : 27)
14') J’appuyais mon visage sur la vitre grillagée du hayon. Le petit
dispensaire de la banlieue éloignée de Bucarest n’était plus qu’un point
blanc avec une petite tache, celle de la croix rouge apposée sur l’un des
murs. Un homme qui ne s’était pas montré pendant la consultation
sortit au moment de notre départ et s’appuya à ce mur. Il nous fit un
petit signe de la main alors que nous nous éloignions. (Spahić 2011 :
27)

Le premier parfait perfectif (oslonio sam) a été traduit par


l’imparfait (appuyais), alors qu’à la fin le parfait imperfectif (mahao
je) a été traduit par le passé simple (il fit un signe de la main). Ce
changement de procès peut modifier la signification donnée dans le
texte original. Ainsi, l’expression originale oslonio sam lice
signifierait qu’après cela la tête est restée dans cette position, alors
que la traduction j’appuyais (oslanjao sam) donne l’impression que
la tête bougeait et que le visage n’était pas collé à la vitre tout le
temps. Il est également clair que la durée du procès agiter la main
n’est pas la même dans mahao je (imperfectif) i mahnuo je
(perfectif).
Bien que la paire imparfait/passé simple représente le couple
narratif idéal, le passé simple s’est pratiquement perdu du discours
quotidien et a été remplacé par le passé composé. Néanmoins, le
passé simple reste toujours le temps dominant dans les textes
littéraires. Nous examinerons quelques différences entre le passé

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 96


Transposition des événements passes dans la traduction…

simple et le passé composé, en nous référant à la théorie des deux


plans énonciatifs proposée par Benveniste (voir 2.2). Comparons les
deux exemples suivants :

15) Jutro sedamnaestog aprila 1944. godine dočekao je u smradu


kokošinjca, nedaleko od glavne ceste. (Spahić 2004 : 36)
15’) Le matin du 17 avril 1944, il ouvrit les yeux dans la puanteur d’un
poulailler près de la route principale. (Spahić 2011 : 35)

16) Trinaestog juna 1989. Ingemar Zoltan nije sišao na ručak. (Spahić
2004 : 80)
16’) Le 13 juin 1989, Ingemar Zoltan n’est pas venu déjeuner. (Spahić
2011 : 73)

Les deux phrases sont liées au personnage du livre nommé


Zoltan, et les deux sont introduites par un complément de temps
précis (le 17 avril et le 13 juin), mais dans la première le parfait
perfectif a été traduit par le passé simple et dans la deuxième par le
passé composé. Ce phénomène peut s’expliquer de la façon
suivante : dans le premier cas, le locuteur raconte un événement qui
lui avait été raconté précédemment par Zoltan, ce qui signifie que le
locuteur n’y avait pas pris part ; afin de s’en distancier, il doit
employer le passé simple. Par contre, dans le deuxième cas,
l’événement donné est lié à l’actualité du locuteur, c’est-à-dire qu’il
nous parle de cet événement en tant que témoin direct, et donc
utilise le passé composé. Le passé simple créé en conséquence une
certaine distance au regard des événements passés, tandis que le
passé composé implique toujours que l’événement est lié au présent,
et que le locuteur évoque les événements passés qui sont en relation
avec son présent. Dans les textes littéraires, les deux temps sont
employés,13 mais le passé simple est beaucoup plus courant, même
dans la littérature moderne, « comme si le PC [passé composé]
n’avait pas tout ce qu’il fallait pour être un temps narratif parfait ;
comme si, ironie du sort, il se voyait contesté, voire concurrencé
dans ce rôle par…le PS [passé simple]. » (Barceló & Bres 2006 : 44)
Il convient de citer également un exemple dans lequel le
narrateur utilise l’aoriste (le passé simple) :

13L’Étranger d’Albert Camus est souvent cité dans la linguistique française


comme « l’exception à la règle » : dans ce roman, le récit est, étonnamment, au
passé composé et non au passé simple.
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 97
Transposition des événements passes dans la traduction…

17) Kada ljeta gospodnjeg 1487. slavodobitni Ferdinand, kralj od


Aragona, za ženu uze Izabelu kraljicu od Castille dva moćna pirinejska
kraljevstva konačno stadoše pod jednu krvavu krunu. (Spahić 2004 :
175)
17’) Lorsqu’à l’été de l’an de grâce 1487 le roi d’Aragon, le triomphant
Ferdinand, prit pour épouse Isabelle, reine de Castille, deux puissants
royaumes pyrénéens se trouvèrent enfin réunis sous une même
couronne ensanglantée. (Spahić 2011 : 160)

Afin de raconter la légende de la reine Isabelle, le narrateur


emploie le parfait, mais aussi l’aoriste pour donner un ton archaïque
à l’histoire, et ces aoristes sont naturellement traduits par leur
équivalent français. Nous attirons l’attention ici sur la fin de
l’histoire de la reine, et notamment sur une transition intéressante
du passé simple au passé composé en français :

18) Za surovu Izabelinu pravdu – jezivu osvetu nadmenim glavama


velikaša – ubrzo je saznalo cijelo kraljevstvo, a ona je, zadovoljna
učinkom, na dvoru ustanovila titulu Conte di Lepra sa platom od stotinu
zlatnika. Motor naše tamnice se konačno ugasio. Sad nečujno klizimo po
vodi očekujući udarac betonskog doka. Robert je otvorio oči iznenađen
tišinom. (Spahić 2004 : 178)
18’) Très vite le royaume tout entier sut la justice cruelle d’Isabelle, le
terrible châtiment infligé aux arrogants Grands du royaume ; et elle,
satisfaite de sa vengeance, créa à la cour le titre de Conte di Lepra doté
d’une centaine de pièces d’or. Le moteur de notre prison a fini par
s’éteindre. Sans bruit nous glissons sur l’eau, attendons le choc contre le
quai de béton. Robert a ouvert les yeux, surpris par le silence. (Spahić
2011 : 163)

Les passés simple et composé en français devraient s’exclure


mutuellement, mais dans des cas tels que ceux cités ici14, ils peuvent
figurer ensemble. Dans l’exemple ci-dessus, la légende fait partie de
l’énonciation historique, et les événements décrits dans cette partie
sont au passé simple. Au moment où la légende se termine et le
narrateur quitte l’énonciation historique, il passe au plan discursif,
ce qui veut dire qu’il revient à l’actualité narrative présente et c’est
pour cela qu’il emploie le présent et le passé composé.

14 La Grammaire méthodique du français (2013: 1006) indique que ces deux


temps peuvent souvent figurer ensemble dans des articles journalistiques
lorsque l’auteur souligne les événements centraux au passé simple, tandis qu’il
emploie le passé composé pour lier l’événement passé au présent du
locuteur/lecteur.
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 98
Transposition des événements passes dans la traduction…

Enfin, nous évoquerons les deux temps passés restants, le


plus-que-parfait et le passé antérieur, tous les deux employés pour
exprimer l’idée d’antériorité, ou pour marquer des événements qui
ont eu lieu avant un autre événement dans le passé :

19) Poklon koji sam dobio drugog aprila 1989. za moj četrdesetdrugi
rođendan, nisam držao na noćnom stolčiću, već duboko u postavi
madraca ispunjenog ovčjom vunom. Robert ga je ostavio pored
budilnika tako da je uz histeričnu zvonjavu ruske rakete, kad sam ga
ugledao, od uzbuđenja zazvonilo i u mojoj glavi. (Spahić 2004 : 20)
19’) Le cadeau que j’ai reçu le 2 avril 1989, pour mon quarante-
deuxième anniversaire, je ne l’ai pas laissé sur ma table de nuit, mais je
l’ai enfoui loin sous la toile de mon matelas de laine. Robert l’avait posé
contre le réveil. Quand la sonnerie hystérique du Raketa russe a retenti,
je l’ai aussitôt aperçu et cela a provoqué en moi un émoi si grand que
tout s’est mis à sonner également dans ma tête. (Spahić 2011 : 21-22)

Le plus-que-parfait dans la deuxième phrase (avait posé) est


utilisé ici pour indiquer que Robert avait laissé son passeport à côté
du réveil avant que l’alarme ne soit déclenchée (a retenti). Le plus-
que-parfait est placé en relation avec un autre événement introduit
par le passé simple, le passé composé ou l’imparfait.
Le passé antérieur a la même valeur dans la phrase, mais,
contrairement au plus-que-parfait, il marque toujours l’antériorité
au regard du passé simple (et non du passé composé ou de
l’imparfait) ; ainsi les procès pohranio sam (eus caché) et odložio sam
(eus posé) sont présentés comme antérieurs par rapport au procès
razmišljao sam (j'envisagai).

20) Tog jutra, kada sam u zid pohranio svoj rođendanski poklon –
rumunski pasoš umotan voštanom hartijom – i potom, lagano odložio
konzervu sa cvijećem na prozor da ne bih probudio Duncana leđima
okrenutog sobi: tog jutra sam prvi put ozbiljno razmišljao o bjekstvu.
(Spahić 2004 : 59)
20’) Ce matin-là, quand j’eus caché mon cadeau d’anniversaire – un
passeport roumain enveloppé dans un papier ciré – et posé
délicatement, pour ne pas réveiller Duncan qui tournait le dos à la
chambre, la boîte avec les fleurs sur le rebord de la fenêtre, ce matin-là,
donc, pour la première fois j’envisageai sérieusement une évasion.
(Spahić 2011 : 55)

Une autre caractéristique importante du passé antérieur est


qu’on le trouve généralement dans les propositions temporelles

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 99


Transposition des événements passes dans la traduction…

dépendantes introduites par les conjonctions après que, dès que,


lorsque, quand.

4. Conclusion
Nous avons essayé de décrire les traits fondamentaux des
temps passés en français, dans le contexte de l’expression de
l’aspect lors d’un procès traductologique. Nous avons vu que les
langues décrites sont assez différentes en termes d’expression de
l’aspect, qui s’exprime dans les langues BCMS de manière
morphologique et en français de manière grammaticale ou lexicale.
Ensuite, en raison d’un système temporel simplifié, le parfait du
système BCMS est quasiment le temps passé prédominant et, utilisé
avec l’aspect approprié, peut correspondre au passé simple et à
l’imparfait en français, mais aussi à d’autres temps tels que le passé
composé, le plus-que-parfait et le passé antérieur. Nous croyons
pour cela que la transposition de certains événements passés peut
représenter un vrai défi pour les traducteurs francophones. De plus,
il semble que la « règle » selon laquelle le parfait perfectif
correspond au passé simple et le parfait imperfectif à l’imparfait ne
soit pas appliquée de manière cohérente et que la transposition de
ces procès dépende largement de la perception personnelle du
traducteur. Nous pensons que les traducteurs peuvent choisir le
temps approprié s’ils se concentrent sur l’expression des valeurs
aspectuelles que le verbe du texte original porte en soi. D’une
importance cruciale est aussi la connaissance des caractéristiques
langagières en dehors du contexte (comme l’emploi des temps
caractéristiques des deux plans d’énonciation définis par
Benveniste).

Sources
Spahić, Ognjen. Hansenova djeca. Zagreb: Durieux; Cetinje: Otvoreni kulturni
forum, 2004.
Spahić, Ognjen. Les enfants de Hansen. (traduit du monténégrin par Mireille
Robin et Alain Cappon), Montfort-en-Chalosse: Gaïa Éditions, 2011.

Références bibliographiques
Barceló, Gérard Joan & Jacques Bres. Les temps de l'indicatif en français. Paris:
Ophrys, 2006.
Benveniste, Émile. Problèmes de linguistique générale I. Paris: Gallimard, 1966.
Piper, Predrag & Ivan Klajn. Normativna gramatika srpskog jezika. Novi Sad:
Matica srpska, 2013.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 100


Transposition des événements passes dans la traduction…

Riegel, Martin, Jean-Christophe Pellat & René Rioul. Grammaire méthodique du


français. Paris: Presses universitaires de France, 2013 [1994].
Stanojčić, Živojin & Ljubomir Popović. Gramatika srpskoga jezika. Beograd:
Zavod za udžbenike i nastavna sredstva, 2002.
Stanojević, Veran. "Član, aspekat i vreme u francuskom jeziku." Nauka i
nastava na univerzitetu, knjiga 3/1, Pale (2009): 121-133.
Thomas, Paul-Louis & Vladimir Osipov. Grammaire du bosniaque, croate,
monténégrin, serbe. Paris: Institut d’études slaves, 2012.
Thomas, Paul-Louis. "Recomposition du système aspecto-temporel en serbo-
croate (bosniaque, croate, monténégrin, serbe)." Temporalité et
attitude : Structuration du discours et expression de la modalité.
Amsterdam: Rodopi, (2005): 187-201.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 101


Isidora Milivojević1
UDC 811.133.1'232:37(497.16)

LES ATTITUDES ET LES REPRÉSENTATIONS DES ÉLÈVES


MONTÉNÉGRINS VIS-À-VIS DE LA LANGUE/CULTURE FRANÇAISES

Résumé : L’étude du choix de la langue française, plus précisément la


question de savoir ce qui oriente ce choix dans le contexte éducatif monténégrin,
nous a semblé particulièrement digne d’intérêt. Pourquoi une langue, en
l’occurrence le français, pourrait-elle être revêtue de toute les qualités par
certains, et de tous les défauts par d’autres ? (Atienza et Riaňo, 2004). A travers
la présente recherche nous avons voulu trouver les possibles réponses à cette
question, et nous avons également voulu découvrir comment les élèves
monténégrins (issus des écoles primaires situées sur le littoral monténégrin et à
Cetinje – l’ancienne capitale royale) « entendent » le français et comment, à
partir de cette source auditive, ils construisent leurs images vis-à-vis de cette
langue et sur quoi ces images se projettent ultérieurement. Aussi, il nous a été
très important, à travers les enquêtes que nous avons menées dans ces écoles
durant l’année scolaire 2013/2014, de voir ce que les élèves monténégrins ont
déjà construit par rapport à une langue-culture étrangère (en l’occurrence le
français) parce que les premières « impressions » qui se sont créées autour d’une
langue étrangère, dans leur enfance, se projetteront plus tard sur leurs
motivations (ou démotivation) à s’approprier une autre langue. C’est pourquoi
nous nous sommes donné ici pour objectif d’étudier les représentations et les
attitudes langagières.
Mots-clés : attitudes, représentations, image, émotions, rapport
subjectif aux langues étrangères.

Introduction
Le développement de chaque personne s’organise dans un
contexte socio-culturel où les attitudes prolifèrent. Dans le domaine
éducatif, le cadre scolaire est un milieu particulièrement important
car il constitue « l’un des espaces principaux de socialisation »
(Riaňo, 2006 : 427) : c’est pourquoi la planification linguistique doit
tenir une place prioritaire parmi les objectifs éducatifs. Dans ce
contexte, la conception d’attitude linguistique peut avoir une grande
influence, car elle peut présenter l’une des stratégies les plus
efficaces dans le cadre d’enseignement-apprentissage des langues. À
ce titre l’UNESCO, dans un rapport fait par l’Association
Internationale de Linguistique Appliquée en 1992, souligne
l’importance pour les élèves de développer, à partir de leur

1 Isidora Milivojević, Faculté de Philologie de Nikšić, Université du


Monténégro.
Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

première scolarité, la possibilité de travailler sur la conscientisation


des attitudes ainsi que sur l’ouverture vers une richesse
interculturelle concernant les attitudes, les valeurs, ainsi que les
croyances sociolinguistiques. Pourquoi donner tellement
d’importance aux attitudes dans le domaine de l’éducation
primaire ? Tout simplement parce que celles-ci se construisent
avant l’adolescence, et on peut dire qu’elles sont déjà présentes chez
des enfants de 5 ans (Schneiderman, 1976 : 59-60).
Compte tenu des constatations faites ci-dessus, nous avons
trouvé important d’aborder dans cet article, dans un premier
temps, les deux notions principales impliquées ici : les attitudes et
les représentations ainsi que les facteurs qui influencent le plus leur
genèse.
Sur le plan méthodologique, nous baserons nos réflexions
sur une enquête menée en 2013/2014 avec des élèves des classes
de 6ème (11-12 ans) issus de dix écoles situées au sud du
Monténégro, et qui se compose de 304 questionnaires. De ce corpus
nous allons extraire quelques exemples saillants pour essayer de
dégager les principales images associées à la langue-culture
françaises, ainsi que les principaux facteurs de motivation (ou de
démotivation).

Qu’est-ce qui influence la formation des attitudes et de quelle


manière elles peuvent avoir des effets dans l’appropriation
linguistique ?
La formation des attitudes est un processus très complexe.
Pour envisager cette complexité, nous pouvons commencer, au
risque de simplifier beaucoup, par une définition des attitudes en
tant que manière dont nous percevons le monde qui nous entoure.
Plus précisément, ce sont des rapports qui se tissent au niveau des
associations, de manière très complexe et parfois inattendue, entre
un sujet et la présence des facteurs qui l’entourent, et dont la
formation est très stratifiée, due à son activité cognitivo-affective.
C’est la manière avec laquelle nous agissons dans la polarité
d’acceptation ou de refus, étant stimulés par les ressentis, devant
quelque chose. Ajzen (1988 : 4) définit l’attitude d’une manière très
simple, en affirmant que c’est une « disposition à répondre de
manière favorable ou défavorable au regard d’un objet, d’une

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 103


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

personne, d’une institution, d’un événement »2. Ainsi peut-on dire


que son concept est plutôt interdisciplinaire. Cela signifie qu’elle
peut faire partie, en tant qu’objet d’étude, de différents champs de
recherche, à savoir : la sociologie, la sociolinguistique, la psychologie
sociale, l’anthropologie, la politique, l’éducation bilingue,
l’acquisition des langues étrangères, etc.
Pour mieux appréhender les attitudes, il faut d’abord
comprendre que leur origine est un domaine très sensible et aussi
très complexe, car elle peut être influencée par différents agents.
Ainsi importe-t-il de présenter brièvement la manière dont elles se
construisent. Selon Secord et Backman (1964)3, on distingue trois
composantes fondamentales des attitudes, à savoir :
a) la composante affective qui représente les sentiments qui
se reflètent par rapport à un objet (matériel ou spirituel), et qui est
l’antécédent des futurs comportements,
b) la composante conductiste qui est liée aux comportements
à l’égard de cet objet, suscités par les sentiments. Cela veut dire
qu’une attitude pourrait être « la cause du comportement d’une
personne à l’égard d’une autre personne ou d’un objet »
(Lasagabaster, 2006 : 393),
c) la composante cognitive, qui se structure autour des
croyances liées à cet objet et qui représente, entre autres, la manière
dont une personne crée, à partir de ces croyances, sa vision du
monde qui l’entoure.
À côté de ces trois composantes, étroitement liées et
interférant mutuellement, il faut mentionner aussi d’autres facteurs
importants qui influencent directement la formation des attitudes et
qui sont : la famille, le travail, la religion, l’éducation (c’est-à-dire les
institutions), les amis…

2 Dans la version originale : « An attitude is a disposition to respond favorably


or unfavorably to an object, person, insitution, or event ». Nous nous sommes
servie ci-dessus de la traduction faite par Lasagabaster (2006 : 393).
3 P. F. Secord et C. W. Backman, Social Psychology, New York : McGraw-Hill,
1964, cité par J. Arnold, « Comment les facteurs affectifs influencent-ils
l’apprentissage d’une langue étrangère? », Ela. Études de linguistique appliquée
2006/4 (n° 144), p. 407-425.
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 104
Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

De manière plus concrète, Lasagabaster (2006 : 395)4, en


partant du contexte d’apprentissage-éducation, esquisse cinq
facteurs fondamentaux qui sont à l’origine des attitudes et qui
causent leur éventuelle transformation, à savoir :
1) les parents : en étant un important modèle de
comportement incorporé dans le psychisme des enfants, ainsi qu’un
médiateur entre le milieu culturel et scolaire, l’influence parentale
est l’une des plus importantes, car elle interfère directement dans la
création des attitudes (envers les objets, les événements, les
langues, l’apprentissage, etc.).
2) les professeurs : qui jouent un rôle très complexe, dans le
cadre scolaire et universitaire, auront, eux aussi, une influence sur la
création et la transformation des attitudes des élèves, surtout quand
il s’agira de l’appropriation d’une langue étrangère.
3) les camarades : en tant que collectif auquel "appartient"
l’élève, ils peuvent avoir une importante influence sur les attitudes.
Selon Swezey et al., (1994), on ne doit pas considérer l’élève
uniquement d’un point de vue individuel car ce dernier montrera
différentes attitudes selon le groupe-classe auquel il "appartient".
C’est pourquoi, par peur d’être isolé, il ajustera, très souvent, ses
attitudes qui coïncideront avec celles de son entourage.
4) l’école : exerce, par sa politique éducative qui diffère d’une
école à l’autre, une influence évidente dans le développement des
attitudes. Prenons seulement en compte le nombre d’heures
passées, par les élèves/étudiants, dans les établissements scolaires.
5) les médias (notamment la télévision) : dont la présence
dans notre vie quotidienne modifie notablement l’image qu’on se
crée de la réalité, et ainsi influence la formation des stéréotypes et
des attitudes.
Il est important ici de souligner que les attitudes ne sont pas
statiques et qu’elles peuvent changer, même si, concernant leur
changement, l’individu y montre, en général, une très grande
résistance. Les attitudes ne sont pas innées, elles s’apprennent, et
sont éducables, c’est pourquoi les parents, ainsi que les enseignants,
doivent être particulièrement vigilants car « les attitudes

4 D. Lasagabaster se réfère ici, en énumérant les facteurs qui influencent


l’origine des attitudes, à des recherches menées par Z. Dörney, Teaching and
Researching Motivation, Harlow, Longman, 2001.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 105


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

constituées sous leur empire sont spécialement résistantes » (Ibid.,


2006 : 394).
Revenons maintenant au domaine qui nous intéresse ici : la
formation et l’origine des attitudes linguistiques. À l’égard de ces
dernières, donnons la définition proposée par Richards, Platt et Platt
(1997 : 6)5 selon laquelle les attitudes linguistiques sont les :

« attitudes que les locuteurs de différentes langues ou de variétés


linguistiques différentes ont à l’égard des langues des autres ou de
leurs propres langues. L’expression de sentiments positifs ou négatifs
concernant une langue peut être le reflet d’impressions sur la
difficulté ou la simplicité linguistique, la facilité ou difficulté de
l’apprentissage, le degré d’importance, l’élégance, le statut social, etc.
Les attitudes à l’égard d’une langue peuvent aussi refléter ce que les
gens pensent des locuteurs de cette langue ».

Aussi, quant à l’enseignement des langues étrangères, les


attitudes des apprenants sont-elles importantes parce qu’elles
peuvent se rapporter non seulement à une langue étrangère, mais
aussi à une communauté des locuteurs de cette langue, ainsi qu’aux
valeurs liées à l’apprentissage de cette langue, à savoir : affectives,
esthétiques, culturelles, linguistiques. Les attitudes prennent alors
tout simplement la forme de ce qui est favorable ou défavorable à
des degrés divers, « elles représentent ce que l’on aime ou l’on
déteste » (Arnold, 2006 : 418).
Le domaine affectif, dans le contexte des attitudes, peut se
refléter dans différents domaines tels que l’anxiété, l’estime de soi et
les styles d’apprentissage, liés à l’appropriation des langues
étrangères. C’est pourquoi les différentes recherches, dont Sánchez
et Rodríguez (1986), affirment que les attitudes linguistiques, qui
commencent à se construire dans le foyer familial, c’est-à-dire avant
même l’âge scolaire, sont fondamentales dans le processus
d’enseignement-apprentissage d’une langue parce que leur
influence se reflète non seulement sur le degré de compétence
linguistique acquis, « mais aussi sur la conservation de ce niveau »
(Lasagabaster, 2006 : 402). Ainsi, selon Dörnyei (2001), les attitudes

5 Cette référence a été citée dans D. Lasagabaster, « Les attitudes


linguistiques : un état des lieux », Ela. Études de linguistique appliquée, 2006/4
(n° 144), pp. 393-406, ici p. 394.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 106


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

négatives peuvent-elles produire un manque de motivation chez les


apprenants et vice versa, ce qui a pour conséquence l’abandon d’une
langue étrangère. Cela s’explique par le fait que la motivation et la
démotivation envers les langues étrangères, chez les apprenants, se
nourrissent toujours à partir d’une base affective, et qu’elles sont
très liées aux attitudes que le sujet peut tisser vis-à-vis des langues.
En prenant en compte ce mécanisme affectif qui est
étroitement lié au mécanisme cognitif, il nous faut aussi, pour
examiner en profondeur les attitudes à l’égard des langues et
cultures étrangères, considérer les représentations, c’est-à-dire la
manière dont elles se construisent, parce que les attitudes
dépendent largement des représentations.
Atienza (2006 : 477, 488, 489) distingue plusieurs modalités
qui peuvent entrer dans la construction des représentations liées
aux langues, cultures, personnes :
a) L’attitude à l’égard de ce qui est différent.
Cette attitude, qui s’acquiert dans le cadre de la culture
familiale, locale ou nationale, peut être plus ouverte ou fermée, et
cela dépend, avant tout, des personnes. Elle est une composante
intégrée profondément à la personnalité de chacun. C’est pourquoi
elle ne peut pas être facilement influençable.
b) Les expériences de formation, et surtout la formation
institutionnalisée, jouent un rôle dominant dans la structuration des
représentations les plus importantes. Atienza (2006 : 477) souligne
que « l’information-formation dépend en grande partie de l’origine
nationale des personnes, cette origine détermine la construction des
représentations ».
c) La littérature et le cinéma représentent tous deux une
source de passion et d’admiration d’une langue/culture et même de
son idéalisation.
d) Les médias, à la différence du cinéma qui pourrait être un
lieu d’embellissement de la réalité, ont un rôle de miroir qui reflète
la réalité dans son « objectivité ». Nous sommes aujourd’hui
conscients du pouvoir des médias qui peuvent, ça arrive très
souvent, manipuler la vision de la réalité qu’ils présentent. Grâce au
pouvoir des images dont ils se servent très consciemment, les
médias sont aussi une source de diffusion des stéréotypes qui se
reflètent dans divers aspects : linguistiques, culturels, sociaux, etc.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 107


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

Il y a bien sûr d’autres sources qui peuvent générer les


représentations. C’est pourquoi Alén Garabato (2003 : 9)
souligne que :

« les représentations sociales (Moscovici 1961, Abric 1994) qui ont


cours au sein d’une communauté affectent aussi les images de la
langue parlée par ses membres. Ces images liées à chaque langue en
particulier n’ont aucune base scientifique (Jacquart, 1997 : 177) : elles
configurent une série d’attitudes qui sont souvent au centre des
motivations qui déterminent le choix d’une langue comme objet
d’étude et le processus d’enseignement-apprentissage. Le discours
qu’une société tient sur une langue dépend de nombreux critères
d’appréciations : "économiques", "sociaux ", "épistémiques",
"affectifs" ».

Cette citation, ainsi que les constatations faites ci-dessus,


nous ont orientée vers l’analyse de l’influence des facteurs affectifs6
des élèves monténégrins lors du choix de la langue étrangère, et de
leurs rapports subjectifs envers la langue/culture françaises. Nous
nous sommes demandé comment une langue, en l’occurrence le
français, pouvait être revêtue de toutes les qualités par certains, et
de tous les défauts par d’autres. (Atienza et Riaňo, 2006 : 55). Nous
avons voulu explorer le rapport affectif envers une langue parce
qu’il nous a semblé que le domaine de l’affectif du sujet apprenant
était souvent mis de côté dans l’espace de la didactique des langues
étrangères, alors que c’est dans ce rapport, nous semble-t-il, que
nous devrions chercher la source de la « motivation » ou du rejet
d’une langue.

Analyse des attitudes et des représentations des élèves


monténégrins vis-à-vis de la langue/culture françaises
Pendant l’année scolaire 2013/2014, nous avons réalisé des
enquêtes concernant l’enseignement primaire au sein de dix écoles
situées dans des régions essentiellement touristiques. Il s’agit plus
précisément de deux écoles de Budva et de deux écoles de Cetinje,
ainsi que d’écoles situées dans les villes côtières de Bar, Petrovac,

6 Nous entendons par affectif « un large domaine qui comprend les sentiments,
les émotions, les croyances, les attitudes qui conditionnent de manière
significative notre comportement » (Arnold, 2006 : 407).

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 108


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

Risan, Tivat, Kotor et Ulcinj. Il faut souligner qu’il s’agit de


municipalités dans lesquelles il y a une demande permanente de
professionnels maîtrisant le français et en même temps, ce qui est
très paradoxal, des villes dans lesquelles l’enseignement du français
est devenu peu populaire, voire pratiquement exclu de
l’enseignement primaire et secondaire (Jovanović et Milivojević,
2013 : 409).
La décision d’enquêter auprès des collégiens des classes de
6ème (11-12 ans) vient du fait qu’il s’agit de l’année scolaire qui
précède celle de l’introduction, dans le système éducatif
monténégrin, de la deuxième langue étrangère. C’est également
pendant cette année scolaire que les élèves sont interrogés (par
écrit) par les institutions scolaires sur le choix de la future langue
étrangère. Soulignons qu’à cet âge-là, les apprenants sont déjà
conscients de leurs attitudes à l’égard des langues étrangères et
capables de les justifier. Leur décision, en classe de 6ème, de rejeter
une langue ou de vouloir se l’approprier nous semble
particulièrement importante, car elle va orienter, dans la plupart des
cas, leur choix ultérieur de l’apprentissage d’une langue étrangère,
que ce soit au lycée ou à l’Université, voire plus tard dans leur vie
professionnelle (Ibid., 2013).
Le Tableau 1 et le Graphique 1 représentent le nombre et le
pourcentage d’élèves interrogés ayant opté pour l’une des langues
étrangères proposées, pendant l’année scolaire 2013/2014 :

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 109


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

Nombre
Nom de l’école et ville : d’enquê Langue choisie :
tés :

Druga osnovna škola – Italien : Allemand : Français : Russe :


26
Budva 19 7 0 0

S. Mitrov Ljubiša – Italien : Allemand : Français : Russe :


27
Budva 0 25 5 0

Lovćenski partizanski
Italien : Allemand : Français : Russe :
odred – Cetinje 22
20 0 2 0

Njegoš – Cetinje Italien : Allemand : Français : Russe :


20
11 0 0 9

Jugoslavija – Bar Italien : Allemand : Français : Russe :


21
21 0 0 0

Mirko Srzentić – Italien : Allemand : Français : Russe :


Petrovac 29
12 11 6 0

V. Drobnjaković – Risan Italien : Allemand : Français : Russe :


19
19 0 0 0

D. Milović – Tivat Italien : Allemand : Français :


51 Russe : 0
38 11 2

Savo Ilić – Kotor Italien : Allemand : Français : Russe :


60
60 0 0 0

Boško Strugar – Ulcinj Italien : Allemand : Français Russe :


29
0 29 :0 0
Tableau 1 – Nombre d’élèves des écoles primaires sur le littoral monténégrin ayant
opté pour l’une des langues proposées pendant l’année scolaire 2013/2014.

225,

150,

75,

0,
Italien Allemand Français Russe
Graphique 1 – Pourcentage d’élèves des écoles primaires sur le littoral
monténégrin ayant opté pour l’une des langues proposées.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 110


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

Afin d’étudier les possibles raisons de l’acceptation ou du


refus de la langue française, nous avons choisi le questionnaire
comme dispositif méthodologique7 : les élèves étaient ainsi censés
répondre aux questions suivantes : Comment décririez-vous la
langue française ? / Quand vous entendez quelqu’un parler français,
quel sentiment éprouvez-vous ? Nous présentons dans le Tableau 2
quelques arguments pour, ainsi que les arguments contre
l’apprentissage du français, repérés auprès des collégiens
monténégrins que nous allons désormais appeler Groupe 1.

Les arguments contre l’apprentissage du Les arguments en faveur de


français l’apprentissage du françai

-EP, 30, G1 : « C’est très difficile de -EP, 165, G1 : « C’est la lettre "R" qui est
prononcer le français. Cette langue est très sympathique ».
incompréhensible ».

-EP, 52, G1 : « Le français est ennuyeux. -EP, 28, G1 : « Le français est beau car il est
Ses mots sont difficiles à prononcer ». unique ».

-EP, 284, G1 : « Cette langue ne me plaît -EP, 290, G1 : « C’est une langue qui repose
pas. La seule chose qui me plaît dans cette la gorge lorsque tu la parles ».
langue, ce sont les chansons françaises.
Rien d’autre ».

-EP, 146, G1 : « Le français a ce “R” bizarre. -EP, 76, G1 : « C’est une langue des dames.
Je ne l’aime pas à cause de ce “R” qui est Une vieille langue. Je l’ai choisie pour ces
tout à fait différent de notre "R" ». raisons ».

7 L’une des raisons pour laquelle nous nous sommes décidée à utiliser cette
méthode de recueil d’informations était surtout la perspective quantitative du
questionnaire, qui nous a permis, entre autres, de générer des chiffres à la fois
descriptifs et explicatifs qui n’ont pas les mêmes valeurs et les mêmes
fonctions. Les chiffres descriptifs, qui ont pour fonction de dénombrer et d’être
les plus précis possible (Singly, 2012) nous ont permis de vérifier in situ, le
nombre d’élèves qui choisiraient la langue française comme deuxième langue
étrangère (et ainsi d’en faire un bilan), tandis que les chiffres explicatifs nous
ont permis de révéler, d’une certaine manière, des liaisons entre des faits,
c’est-à-dire d’étudier les raisons des choix et des conduites de nos enquêtés.
Afin de faciliter la compréhension et de permettre au lecteur de discerner
aisément qui a dit quoi dans le questionnaire, nous avons procédé de manière
suivante : les questionnaires faits auprès des élèves des écoles primaires ont
été désignés par les lettres majuscules EP (école primaire) et par le nombre 1,
2, 3, etc. jusqu’à 304 (le nombre total de questionnaires recueillis). Ensuite
nous avons ajouté ici le G1, désignant le Groupe 1.
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 111
Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

-EP, 72, G1 : « Le français c’est la langue -EP, 102, G1 : « C’est une langue qui a un
des chats. Ils ronronnent comme les chats bel accent. C’est la langue de l’amour et de
avec ce « R » bizarre. Cela ne me plaît la beauté de l’esprit humain ».
pas ».

-EP, 287, G1 : « Il est très difficile. Il a -EP, 32, G1 : « J’ai choisi cette langue car
beaucoup de mots irréfléchis ». j’aimerais la parler couramment un jour.
J’aimerais être comme les Français. Les
Français ont une culture riche ».

-EP, 43, G1 : « Le français est une langue -EP, 89, G1 : « Le son "J" est dominant dans
très efféminée. C’est l’italien qui m’est plus cette langue, c’est pourquoi dans cette
proche car il ressemble à ma langue langue on peut draguer les filles ».
maternelle ».

-EP, 65, G1 : « Je ne l’ai pas choisi. Je hais le -EP, 8, G1 : « Cette langue sonne bien. Elle
français. Leur accent m’énerve ». est remarquable ».

- EP, 202, G1 : « Cette langue ne me plaît -EP, 94, G1 : « Le français me plaît. Les
pas parce que je dois casser ma langue Français sont des gens pleins d’émotions.
pour la prononcer et je dois faire des Ils sourient toujours. Quand j’étais chez
mimiques bizarres ». ma tante en France, j’ai vu que les Français
se faisaient très souvent la bise ».

- EP, 12, G1 : « Il y a beaucoup de mots -EP, 211, G1 : « Les lettres françaises sont
étranges en français. Je ne peux pas douces tandis que les lettres des autres
l’apprendre car je dois changer de voix ». langues sont plutôt dures. C’est la raison
pour laquelle je l’ai choisi ».

-EP, 301, G1 : « Je n’aime pas le français - EP, 66, G1 : « J’aime leur accent ».
parce que les Français sont les gens très
égoïstes, prétentieux. Ils veulent toujours
être "les dominants" ».

-EP, 88, G1 : « C’est la langue la plus - EP, 7, G1 : « Cette langue est très
difficile. Mon père dit que les Français honnête ».
aiment manger les mots comme s’ils
avaient toujours faim tandis que les
Italiens prononcent clairement les mots ».

-EP, 145, G1 : « Le français est très -EP, 241, G1 : « La langue française est une
différent par rapport aux autres langues et langue très élégante et féminine c’est
particulièrement bizarre. Je ne l’ai pas pourquoi je l’ai choisie ».
choisi. J’ai l’impression que les Français se
donnent de l’importance lorsqu’ils le
parlent ».

Tableau 2 – Attitudes des élèves de la classe du 6ème envers la langue-culture


françaises

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 112


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

Nous voyons dans les résultats de la recherche synthétisés


ci-dessous, après l’analyse du corpus, que les attitudes des élèves
préadolescents monténégrins envers la langue française étaient en
général très positives, ce qui ne correspondait pas tout à fait avec
leur non-choix du français en tant que deuxième langue étrangère8 :

Favorables Neutres Défavorables


ATTITUDES
ENVERS LE
173 26 105
FRANÇAIS
(56,9 %) (8,5 %) (34,5 %)

Tableau 3 – Nombre et pourcentage des attitudes favorables/


neutres/défavorables envers la langue/culture françaises du Groupe 1.

Après cette synthétisation des données, une question logique


s’impose : pourquoi ces 173 élèves (56,9%) qui avaient, en général,
des attitudes positives envers la langue/culture françaises n’ont-ils
pas choisi le français comme deuxième langue étrangère ? Pourquoi
seulement 15 élèves (5%) ont opté pour cette langue ? Nous
pouvons chercher des explications possibles de ce déséquilibre dans
les faits suivants :
a) 126 élèves (41,4%) ont déclaré ne pas avoir la possibilité
de choisir leur deuxième langue étrangère, mais qu’une langue (ici
l’italien et l’allemand) leur a été imposée par l’école :

1. « J’ai voulu choisir une autre langue, mais c’était le directeur de


l’école qui nous a dit que nous devions choisir l’italien. On m’a imposé
cette langue ! » (EP, 24, G1),
2. « On n’avait pratiquement pas de choix. Quelqu’un d’autre a choisi
l’italien pour nous. En plus, cette langue, je n’y trouve aucun sens.
Pourquoi personne ne m’a demandé quelle langue je voulais vraiment
apprendre ? » (EP, 78, G1),
3. « Pas de choix, pas de bons résultats ! Je déteste l’allemand. C’est
une langue répugnante qui vous donne envie de cracher sur elle ! »
(EP, 47, G1).

8 Nous avons vu dans le Tableau 1 ainsi que dans le Graphique 1 que


seulement 15 élèves (5%) parmi les 304 interrogés ont choisi la langue
française en tant que deuxième langue étrangère.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 113


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

Même si les langues s’imposent très souvent d’une manière


plus ouverte ou plus rusée, c’est-à-dire revêtue de l’hypocrisie
terminologique du multilinguisme, dans les systèmes éducatifs du
monde entier, nous pouvons constater, à la suite des phrases citées
ci-dessus, qu’il est très imprudent, de la part des institutions
éducatives, de ne pas laisser la possibilité aux élèves de choisir eux-
mêmes la langue étrangère qu’ils préfèrent. De surcroît, c’est contre
la Loi sur l’éducation primaire au Monténégro, où chaque élève doit
avoir le choix entre plusieurs langues étrangères9.
Cette « imposition » d’une langue étrangère pourrait avoir
des conséquences très négatives au niveau des affects (« Je déteste
l’allemand, c’est une langue répugnante qui vous donne envie de
cracher sur elle !)10, qui peuvent provoquer des inhibitions très
graves pour l’apprentissage (« Pas de choix, pas de bons
résultats ! »), ainsi que la formation de préjugés négatifs envers les
langues, comme le prouve cette dernière phrase.
En effet, il pourrait s’agir ici d’une projection des sentiments
de répulsion et de haine envers les autorités, qui ont imposé
quelque chose, ce qui se reflète directement sur la perception de la
langue (ici l’allemand). N’ayant pas la possibilité de changer la
décision des autorités, cet élève se rebelle et soulage sa frustration
en voulant « cracher » sur la langue allemande, ce qui comble son
désir de cracher, peut-être, sur le visage de celui qui a pris cette
décision.
b) 86 élèves (28,3%), parmi les 173 (56,9%) qui avaient des
attitudes positives à l’égard du français, ont ajouté que le français
était une langue très compliquée et exigeante à différents niveaux.
C’est pourquoi, peut-être, ils ont finalement renoncé à l’apprendre.
Ainsi avons-nous extrait les termes indiquant les difficultés et les
exigences, ainsi que la complexité que les élèves ont attribuée à la
langue française, et nous les avons repartis en deux groupes :
1) la complexité et les difficultés à l’égard de la perception du
« corps sonore » (Prieur, 2005 : 126) de la langue française, sa voix,

9 www.mps.gov.me/biblioteka/zakoni.
10 Tout au long de la présentation des phrases des élèves monténégrins, issues
des questionnaires, nous allons souligner des mots clés qui ont attiré notre
attention et qui étaient, dans la plupart des cas, centraux dans notre analyse de
ces phrases.
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 114
Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

son aspect phonique qui peut stimuler ou contrecarrer le désir de se


l’approprier.

4. « C’est une très belle langue, mais tu dois faire beaucoup d’efforts
pour apprendre à parler en français. Ce qui est le plus compliqué c’est
de rouler la langue » (EP, 59, G1),
5. « Autant il est beau, autant il est difficile car il a beaucoup de règles
de prononciation. On doit changer de voix si l’on veut parler cette
langue. C’est pourquoi rares sont ceux qui peuvent l’apprendre » (EP,
111, G1),
6. « C’est une langue avec des mots mélangés. Belle pour la
prononciation, mais je n’arrive à mémoriser aucun de ses mots. Je ne
sais pas pourquoi » (EP, 122, G1),
7. « J’adore comment ça sonne quand quelqu’un parle français. Mais
ce qui m’énerve c’est que si tu veux vraiment le parler tu dois casser ta
langue pour y réussir » (EP, 46, G1),
8. « Pour moi, cette langue est très charmante, mais elle est aussi la
langue la plus difficile à apprendre, parce qu’il y a des mots qui se
prononcent à partir de la gorge » (EP, 91, G1),
9. « Une langue très intéressante car elle est spécifique, pas comme
les autres. Elle est très difficile parce qu’elle a ce "R" qui se prononce
différemment. En conséquence, je préfère plutôt le russe qui est plus
proche de ma langue maternelle » (EP, 134, G1),
10. « J’aimerais l’apprendre, mais ce qui me poserait problème c’est
l’effort que je dois faire pour prononcer ce "R" bizarre. Le "R" dur de la
langue italienne m’est beaucoup plus naturel » (EP, 139, G1),
11. « Beaucoup de beaux mots dans cette langue, de belles chansons.
Les gens disent que c’est une langue très exigeante car tu dois faire
attention à accentuer constamment la lettre "R" » (EP, 178, G1)
12. « Très difficile, car ses mots s’arrangent et s’articulent
différemment » (EP, 192, G1),
13. « Cette langue est très importante en Europe. La manière française
de parler est la plus difficile en Europe » (EP, 118, G1),
14. « Je dirais que le français est très curieux et intéressant, mais ses
accents sont difficiles. J’aurais des difficultés pour les prononcer » (EP,
91, G1),
15. « La langue française a un tempo assez rapide, ce qui me convient
tout à fait. Elle a aussi un accent bizarre et un peu drôle ; je ne sais pas
si je serais capable de l’apprendre » (EP, 150, G1).
16. « C’est une langue mélodieuse et l’une des plus difficiles parce que
le savoir que j’ai de ma propre langue ne me servirait point dans
l’apprentissage du français » (EP, 169, G1),
17. « Facile et difficile en même temps » (EP, 231, G1),

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 115


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

18. « Même s’il est très connu pour sa culture, le français est le plus
difficile de toutes les langues parce que les Français et les
Monténégrins ne s’expriment pas de la même manière » (EP, 302, G1),
19. « C’est beau de l’écouter, mais c’est difficile de le parler » (EP, 175,
G1),
20. « Difficile mais complète lorsque tu la prononces ! » (EP, 199, G1),
21. « Je sais que la langue française est difficile, car tu dois poser ta
bouche d’une manière différente, mais pour moi il est important de
l’apprendre » (EP, 228, G1),
22. « Cela nous gêne, nous les Monténégrins, d’entendre le français »
(EP, 277, G1).

Nous voyons d’après les arguments cités ci-dessus que le


premier facteur autour duquel se forment des attitudes sur la
difficulté par rapport à une langue étrangère (en l’occurrence le
français), ou même l’impossibilité à intégrer cette langue malgré
toutes les qualités qu’elle possède, relève du domaine affectivo-
sonore. Car parmi les 173 élèves favorables à la langue française,
138 d’entre eux, soit 79,7%, ont lié leurs arguments aux difficultés
phonatoires de la langue française, c’est-à-dire à sa « voix ». Il est
important ici d’ajouter que les arguments du domaine affectivo-
sonore sont étroitement liés à d’autres facteurs, comme par
exemple :

- les facteurs esthétiques : « C’est beau de l’écouter … »/ « Beaucoup de


beaux mots, de belles chansons…/ « Belle pour la prononciation …. »/
« Autant il est beau, autant il est difficile car il a beaucoup de règles de
prononciation » /
- les facteurs liés à la langue maternelle : « Elle est très difficile parce
qu’elle a ce "R" qui se prononce différemment. En conséquence, je
préfère plutôt le russe qui est plus proche de ma langue maternelle » /
« Le "R" dur de la langue italienne m’est beaucoup plus naturel » /
« Très difficile, car ses mots s’arrangent et s’articulent différemment »
/ […] le savoir que j’ai de ma propre langue ne me servirait point dans
l’apprentissage du français » /
- les facteurs liés aux valeurs identitaires : « Elle a aussi un accent
bizarre et un peu drôle ; je ne sais pas si je serais capable de
l’apprendre ». / On doit changer de voix si l’on veut parler cette
langue ». / « […] je n’arrive pas à mémoriser aucun de ces mots. Je ne
sais pas pourquoi ». / « [ …] ces accents sont difficiles. J’aurais de
peine à les prononcer ». / « J’aimerais l’apprendre, mais ce qui me
poserait problème c’est l’effort que je dois faire pour prononcer ce "R"
bizarre […] / « […] pour moi il est important de l’apprendre ».

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 116


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

- les facteurs culturels : « Même s’il est très connu pour sa culture, le
français est le plus difficile de toutes les langues parce que les Français
et les Monténégrins ne s’expriment pas de la même manière ». /
« Cette langue est très importante en Europe. La manière française de
parler est la plus difficile en Europe ». / « Cela nous gêne, nous les
Monténégrins, d’entendre le français ». /

Tous ces facteurs jouent un rôle important dans la formation


des attitudes du domaine affectivo-sonore. Pour pouvoir les
examiner en profondeur, et les systématiser plus pertinemment,
nous y reviendrons plus loin dans notre recherche, afin de les
analyser aussi par rapport à certains concepts et explications
psychanalytiques.
2) la complexité et les difficultés à l’égard du domaine
linguistique du français est aussi un domaine important qui pourrait
être motivant ou démotivant au niveau de l’appropriation
langagière. Même s’ils se sont déclarés ici favorables à
l’apprentissage du français, les élèves, dans les citations qui suivent,
ont pourtant ajouté des arguments liés au domaine de complexité de
l’orthographe, de la morphologie et de la morphosyntaxe :

27. « Le français a la grammaire la plus difficile au monde ! », (EP, 258,


G1),
28. « Cette langue a beaucoup de mots. Les numéros français sont très
intéressants » (EP, 107, G1),
29. « Le français a beaucoup de mots difficiles à écrire » (EP, 159, G1),
30. « Cette langue me plaît. Mes parents m’ont pourtant dit de ne pas la
choisir parce que la grammaire de la langue française est très
compliquée. En plus, ils ne parlent pas cette langue et par conséquent
ils ne pourraient pas m’aider avec elle » (EP, 91, G1),
31. « Il me paraît assez difficile car ses mots s’écrivent à l’inverse » (EP,
265, G1),
32. « Le français a beaucoup de règles. Cela complique
l’apprentissage » (EP, 272, G1),
33. « C’est une langue difficile car elle a beaucoup de verbes et de
règles d’orthographe » (EP, 289, G1),
34. « Pourquoi dans le français on doit employer devant chaque mot ce
« LA » ? Cela m’énerve ! » (EP, 54, G1),
35. « Quand tu écoutes cette langue, c’est beau. Si tu veux écrire les
lettres de cette langue cela devient infernal parce qu’il a beaucoup de
tirets qui s’écrivent au-dessus des lettres » (EP, 218, G1),
36. « Il y a beaucoup d’expressions langagières dans cette langue, ce
qui me plaît » (EP, 209, G1),

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 117


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

37. « Ce que j’aime dans cette langue, c’est le sens de la parole » (EP,
167, G1),
38. « Les autres me disent que la grammaire française est très difficile
au point que nous ne pouvons pas l’apprendre. Moi, je ne suis pas tout
à fait d’accord avec eux parce que ma sœur étudie le français et elle est
une bonne étudiante » (EP, 193, G1),
39. « Beaucoup de mots compliqués en français, c’est ce qui le rend
intéressant » (EP, 292, G1),
40. « Cette langue me plaît, mais elle a des mots difficiles et trop
lourds » (EP, 244, G1),
41. « La culture française : la beauté ! La langue française : un poids
lourd ! » (EP, 169, G1).

Dans la plupart des cas cités ci-dessus, nous ne voyons pas ce


qui aurait pu influencer les attitudes des élèves liés aux difficultés
linguistiques du français, sauf dans les cas EP, G1 : 91, 193, que nous
allons commenter ci-dessous.
Dans les deux premiers cas (EP, 91, G1 et EP, 193, G1), c’est
l’influence de la famille qui a joué un rôle dominant dans la
formation des attitudes à l’égard du système linguistique du
français. Dans le premier cas, l’influence des parents aura pour
conséquence une attitude plutôt négative chez l’enfant parce qu’on
lui a fait croire que si ses parents ne savent pas parler une langue
étrangère, il ne peut pas franchir tout seul les difficultés liées à
l’appropriation de cette langue (« Mes parents m’ont pourtant dit de
ne pas la choisir parce que la grammaire de la langue française est
très compliquée. En plus, ils ne parlent pas cette langue et par
conséquent ils ne pourraient pas m’aider avec elle »). Cette attitude
des parents peut être étudiée dans un domaine plus large, au niveau
de la construction de la personnalité et d’identité de leur enfant, ce
qui est très important. Ses parents lui disent implicitement : « Sans
nous, tu n’es pas capable d’être autonome. Tu as besoin de nous
pour franchir les difficultés. Sans nous tu seras perdu ». Nous dirions
que ce souci des parents de protéger toujours l’enfant au sens de ne
pas lui laisser la possibilité d’avoir des difficultés et de pouvoir les
franchir tout seul est une manière de ne pas vouloir le regarder
grandir en tant que personne ; il pourrait être, par ses qualités
acquises et son intelligence, au même niveau que ses parents ou
même pourrait les dépasser. Cela est parfois difficile d’accepter car
les parents pensent que cela diminuera leur "rôle de parents".

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 118


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

Il est normal que les parents conseillent leur enfant afin que
celui-ci puisse prendre une bonne décision. Mais l’enfant dont il est
question ici n’a pas eu conscience qu’il pouvait choisir et décider
tout seul ; il n’a pas été conseillé car il dit : « Les parents m’ont dit de
ne pas la choisir ». Ici l’attitude positive de l’enfant « Cette langue me
plaît » n’est pas assez forte pour combattre l’attitude imposée par
ses parents.
La stratégie concernant la rééducation des attitudes doit, en
premier lieu, prendre en considération tous les types de
manipulations mentales que les parents peuvent exercer,
consciemment ou inconsciemment, sur leurs enfants. Éduquer les
parents à surmonter leurs propres limites à l’égard des attitudes
sera indispensable ici.
Heureusement, dans le cas EP, 193, G1, nous avons un
exemple où l’enfant résiste aux influences de son entourage (« Les
autres me disent que la grammaire française est très difficile au
point que nous ne pouvons pas l’apprendre »), parce que quelqu’un
de son milieu familial, ici sa sœur, parle déjà cette langue, ce qui lui
servira de modèle pertinent sur lequel il s’appuiera (« Moi, je ne suis
pas tout à fait d’accord avec eux parce que ma sœur étudie le
français et elle est une bonne étudiante »).
Nous avons donc voulu comprendre à travers ces
explications le déséquilibre entre le nombre d’élèves qui ont choisi
la langue française (15 élèves) comme deuxième langue étrangère et
le nombre de ceux qui avaient des attitudes positives à l’égard de
cette langue (173 élèves), mais ne l’ont finalement pas choisie.

Les trois images principales liées au choix du français repérées


dans le Groupe 1
Après l’analyse du corpus du Groupe 1, nous avons pu
extraire trois images principales liées à la « perception » de la
langue française.
Avant d’aborder ces trois images, soulignons que la notion
d’image est étroitement associée à la manière dont les attitudes et
les représentations liées aux langues se génèrent et se reflètent dans
la conscience (ainsi que dans l’inconscient) de nos enquêtés. Elles
dévoilent comment les enquêtés « voient » une langue, si leur
« perception » est dirigée et influencée par le « regard » des autres
(famille/école/amis/institutions). C’est pourquoi elles peuvent
coïncider dans certains exemples, que nous allons étudier, avec les
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Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

stéréotypes, comme le souligne Alén Garabato, (2003) dans son


article « Les représentations interculturelles et les images des
langues romanes en milieu étudiant espagnol (galicien) », qui nous a
inspirée à employer ici la notion d’image d’une langue.
Nous sommes bien consciente que chacun d’entre nous se
forge une image plus ou moins idéalisée d’une langue, ce qu’elle est
ou ce qu’elle devait être. Ces représentations d’une (des) langue (s),
que ce soit la nôtre ou celle des autres, ont, plus ou moins, une
influence directe sur nos comportements, nos manière d’apprendre,
d’enseigner et se reflètent aussi sur la manière de « percevoir » les
locuteurs de ces langues11. C’est pourquoi la question de l’image des
langues est liée à la manière dont nous nous positionnons, en tant
que sujets ou en tant que groupes, face à d’autres langues, groupes
et cultures12.
Revenons maintenant aux trois images principales liées à la
langue/culture françaises.
Premièrement, nous devons constater que la plupart des
réponses (79%) concernant le choix ou le rejet de la langue
française chez les élèves se réfèrent à la « voix » mais aussi au
« rythme » de la langue française. Les exemples suivants montrent
que les affects (amour/haine/plaisir/refus) liés à cette image sont
évidents :

42. « C’est la plus belle langue que j’aie jamais entendue. Elle est pleine
de mots tendres. Pour moi, cette langue est dotée d’un pouvoir » (EP,
304, G1),
43. « Le français a ce “R” bizarre. Je ne l’aime pas à cause de ce “R” qui
est tout à fait différent de notre "R" » (EP, 146, G1),
44. « Le français c’est la langue des chats. Ils ronronnent comme les
chats avec ce « R » bizarre. Cela ne me plaît pas » (EP, 72, G1),
45. « C’est une langue qui repose la gorge lorsque tu la parles » (EP,
290, G1),
46. « Je ne l’ai pas choisi. Je hais le français. Leur accent m’énerve »
(EP, 65, G1),
47. « On prononce les mots français en souriant » (EP, 225, G1),

11 Nous nous appuyons ici sur un article de Matthey (éd.), « Les langues et
leurs images », IRDP & Editions L.E.P., Neuchâtel & Lausanne, 1997, disponible
sur le site Internet https://www.irdp.ch/data/secure/2211/document/Call_
Imagedeslangues.pdf traitant la notion d’image des langues.
12 Ibid.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 120


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

48. « Il y a beaucoup de mots étranges en français. Je ne peux pas


l’apprendre car je dois changer de voix » (EP, 12, G1),
49. « C’est une langue qui a un bel accent. C’est la langue de l’amour et
de la beauté de l’esprit humain » (EP, 102, G1),
50. « Les lettres françaises sont douces tandis que les lettres des
autres langues sont plutôt dures. C’est la raison pour laquelle j’ai
choisi cette langue » (EP, 211, G1),
51. « J’aime leur accent » (EP, 66, G1),
52. « Ce qui est beau dans cette langue, ce sont les mots et leur
sonorité » (EP, 220, G1),
53. « Il me plaît car il a une prononciation bizarre, c’est pourquoi il est
unique. Je l’ai choisi à cause de cela. Rares sont ceux qui peuvent
l’apprendre » (EP, 120, G1),
54. « Ce que je n’aime pas dans la langue française, ce sont les Français.
Ils parlent trop vite ! » (EP, 57, G1),
55. « C’est une langue magnifique qui vient d’un pays magnifique. Les
Français prononcent cette langue avec beaucoup d’amour » (EP, 33,
G1),
56. « C’est la langue la plus difficile. Mon père dit que les Français
aiment manger les mots comme s’ils avaient toujours faim tandis que
les Italiens prononcent clairement les mots » (EP, 88, G1),
57. « Le français me plaît. Les Français sont des gens pleins
d’émotions. Ils sourient toujours. Quand j’étais chez ma tante en
France, j’ai vu que les Français se faisaient très souvent la bise. » (EP,
94, G1).

Les notions qui se regroupent autour du « corps sonore » de


la langue française et qui le désignent sont ambivalentes, c’est-à-dire
qu’elles expriment l’attrait ou le refus vis-à-vis de cette langue :
a) « des mots tendres [...] dotés d’un pouvoir » / « cette
langue repose la gorge » / « on prononce les mots français en
souriant » / « les lettres françaises sont douces » / « langue qui a un
bel accent ».
Nous voyons ici que la « beauté » de la langue
française réside avant tout dans « sa sonorité » (EP, 220, G1). Ces
« mots tendres », ces lettres « douces », qu’on prononce en
« souriant », font qu’on a l’impression de reposer la gorge en les
articulant.
b) « je ne l’aime pas à cause de ce "R" bizarre qui est tout à
fait différent de notre "R" » / « Leur accent m’énerve » / « [...]
beaucoup de mots étranges. Je ne peux pas l’apprendre parce que je
dois changer de voix ».

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 121


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

C’est ici la caractéristique de certains sons liés au français,


comme par exemple le son "R", puis « les mots étranges » et
« l’accent » qui rendent cette langue « bizarre », énervante, et pas
acceptable pour la prononciation, car elle exige aussi, entre autres,
qu’on « change de voix ».
Mentionnons également que la notion de plaisir ou celle de
déplaisir envers la mélodie de la langue française est ici concrétisée
dans trois segments importants, à savoir :

L’amour ou le mépris des personnes parlant cette langue (« Les Français


mangent les mots » / « ils parlent trop vite » / « Les Français sont les
gens pleins d’émotions. Ils sourient toujours » / « Ils ronronnent
comme les chats » / Les Français prononcent cette langue avec
beaucoup d’amour ») pourraient représenter des stéréotypes. Nous
nous référons ici à la notion de stéréotype donnée par Alén Garabato
(2003 :13) qui affirme que :
« le stéréotype est un type de représentation la plus réductrice de la
réalité. Ruth Assy l’a défini comme le « prêt-à-porter de l’esprit »
(Assy, 1991 : 9). C’est l’image préconçue13 que nous avons de la
réalité et qui nous permet le mieux d’appréhender le quotidien et de
donner un sens au monde qui nous entoure ».

D’un autre côté, les recherches menées dans le domaine de la


psychanalyse nous montrent que « l’amour ou la haine des langues
seraient comparables à l’amour ou à la haine envers une personne :
échappant à la logique rationnelle et répondant à la logique
libidinale » (Atienza et Riaňo, 2004 : 55). Cela signifierait que,
comme dans le cas de l’amour éprouvé envers un être humain, les
qualités ou les défauts qui devraient les caractériser ne leur
appartiendraient pas à proprement parler. Ils seraient, au contraire,
un effet de transfert (Ibid., 2004 : 55). Atienza et Riaňo (2004 : 23-
66) ajoutent aussi que :

« Quelque chose du passé du sujet se ferait présent au contact de la


matière sonore de la langue avec un résultat bouleversant. C’est du
signe – positif ou négatif – de ce bouleversement – dont les racines
seraient à trouver dans des expériences très primitives, fondatrices du
sujet, liées peut-être à l’étape polylangue. […] Les signifiants
particuliers de la langue étrangère auraient la capacité d’évoquer des

13
C’est nous qui soulignons.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 122


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

expériences psychiques – positives ou négatives – lointaines, celles de


l’époque où les interactions avec l’entourage, avec la mère en
particulier, étaient médiatisées par le langage prélinguistique où les
sons de toutes les langues étaient prononcés ».

Autrement dit, les affects et les émotions que les sujets


enquêtés témoignent au contact des langues étrangères et qui
expliqueraient leurs attitudes positives ou négatives envers une
certaine langue et envers ceux qui la parlent, proviennent de leur
propre passé inconscient qui se réalise lors de ce contact. N’oublions
pas que l’origine des affects est dans la structure inconsciente des
sujets.

2. L’amour de la culture française (« J’ai choisi cette langue,


car j’aimerais la parler couramment un jour. J’aimerais être comme
les Français. Les Français ont une culture riche » EP, 32, G1). Il est
possible, de nouveau, d’observer ce phénomène de fascination ou de
séduction envers la culture de l’autre à la lumière des recherches
psychanalytiques. Plus précisément, la langue-culture étrangère
pourrait offrir au sujet apprenant la promesse d’une complétude
non réalisable dans la langue-culture maternelle. A travers la
langue-culture étrangère peuvent être vécues des expériences que
l’on n’a pas pu vivre dans le code culturel maternel. En se référant
de nouveau à Atienza et Riaňo (2004 : 57), nous pouvons constater
que

« la passion pour la culture de l’autre, pourrait être une passion


de soi, passion de ce que l’on découvre de soi par l’effet de cette
autre culture. Evidemment, la culture de l’autre est une culture
autre et dans cette mesure, elle permet des vécus autres aussi ».

3. L’imaginaire de la langue étrangère et les métaphores : le


fait d’apprendre une langue étrangère pourrait permettre à un sujet
une place symbolique, grâce à la langue (Anderson, 2003), et il y a là
l’attente d’obtenir quelque chose de gratifiant, comme nous l’avons
déjà souligné. C’est pourquoi le sujet peut se poser la
question suivante : Quelle place idéale aurais-je avec cette langue
autre ? Nous avons extrait, à partir des réponses du Groupe 1, les
différents exemples où la langue française a été décrite par des
métaphores :

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 123


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

58. « C’est une langue très dangereuse ! » (EP, 93, G1),


59. « Elle…C’est quelque chose comme un jouet ou une personne » (EP,
03, G1),
60. « Cette langue peut embellir l’esprit de celui qui l’apprend » (EP,
243, G1),
61. « Elle est très honnête » (EP, 7, 61),
62. « La langue française est très aérienne » (EP, 31, G1),
63. « Cette langue n’a pas de mots grossiers, ce qui me plaît beaucoup »
(EP, 74, G1),
64. « C’est une langue enchevêtrée, belle pour la prononciation » (EP,
235, G1),
65. « Le français : que des bêtises ! » (EP, 108, G1),
66. « Ce n’est pas une bonne langue. Elle n’est pas faite pour moi » (EP,
79, G1),
67. « C’est une langue horrible et laide ! » (EP, 193, G1),
68. « C’est une langue des dames. Une vieille langue. Je l’ai choisie pour
ces raisons » (EP, 148, G1),
69. « La langue française est une langue très élégante et féminine, c’est
pourquoi je l’ai choisie. J’ai l’impression que je deviens une autre
personne. Quand les autres m’entendent parler français ils me
regardent avec beaucoup plus de respect » (EP, 241, G1).

On s’aperçoit tout de suite que cette notion de l’imaginaire14


d’une langue touche non seulement l’identité mais aussi la
construction de l’altérité. Pourquoi l’altérité ? D’abord, parce que
parler une langue étrangère provoque inévitablement des
transformations chez le sujet apprenant. On est contraint, d’une
certaine manière, de changer de voix, c’est-à-dire d’exercer sa
bouche à prononcer des sons différents, ainsi que d’affronter les
pertes de repères inhérentes au passage d’un système linguistique à
un autre. Comme le souligne Anderson (2003 : 350), « apprendre
suppose de prendre en soi, d’introjecter l’objet de la connaissance,
opération dont le prototype corporel est l’incorporation sur le mode
oral ».
C’est pourquoi il y a des langues que l’on envisage
d’apprendre et dont on peut accepter les transformations qu’elles

14 Dans quelques exemples cités ci-dessus (par ex. EP, 148, G1 et EP, 241, G1)
la langue française est personnifiée. Elle ressemble à une femme. Nous avons
les adjectifs qui nous indiquent cela : « féminine », « élégante », « la langue des
dames ». J.-M. Prieur (2005 :135, 202) parle de la figure de « femme-langue ».

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 124


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

exigent, on peut s’y identifier (« Tu dois aimer cette langue pour


pouvoir l’apprendre » EP, 29, G1/ « Cette belle prononciation a une
forte influence sur moi, c’est pourquoi je mémorise facilement et
rapidement cette langue » EP, 288, G1), et d’autres dont nous
excluons même la possibilité (« Le français - c’est une langue très
appréciée dans le monde entier et je sais qu’elle est très utile. Je ne
l’aime pas quand même. Je ne pourrais l’apprendre » EP, 23, G1 /
« C’est une langue incompréhensible. Il n’y a rien ce qui me plaît
dans cette langue » EP, 121, G1 / « Je ne me suis jamais connu avec
la langue française » EP, 171, G1). Finalement, on peut constater que
« chaque individu construit son idéal du moi d’après les modèles les
plus divers » (Freud, 1970 : 157). L’un de ces modèles, nous
ajouterons, pourraient être les relations imaginaires aux langues.
La deuxième image importante, liée à la perception de langue
française chez le Groupe 1, est celle de l’épanouissement personnel.
Une autre langue peut nous procurer une image très valorisée de
nous-mêmes. A côté de cette image idéale, que peut nous procurer la
langue étrangère, il y a aussi un aspect « utilitaire » lié aux langues,
en l’occurrence le français qui se positionne bien sur le marché
linguistique (« Je veux être un guide touristique en français » EP, 45,
G1/ « Je pense que j’ai bien fait de choisir la langue française parce
qu’elle est très utile. Elle occupe la deuxième place au monde » EP,
11, G1/ « La langue française est très appréciée dans le monde parce
qu’il y a beaucoup de gens qui l’utilisent pour communiquer » EP,
181, G1). A ce propos Alén Garabato (2003 : 9) ajoute que :

« le futur apprenant d’une langue est conditionné par tous ces


critères ; sur le marché linguistique15 sera plus cotée la langue dont
l’image répond mieux à ces questions : est-ce une langue qui donne
accès à un travail ? Ses locuteurs ont-ils un niveau social et un pouvoir
économique attractifs ? ».

Mentionnons que 62% de réponses obtenues de la part des


enquêtés étaient liées à l’image mentionnée, mais également que les
réponses concernant le profit personnel s’entremêlaient, dans la
plupart des cas, aux réponses liées à l’image sonore de la langue.

15Alén Garabato (2003 : 9) emprunte ici cette notion à Bourdieu (« Vous avez
dit populaire », Actes de la recherche en sciences sociales, 46, mars, 1983 : 102-
103) mais avec un sens légèrement différent.

Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 125


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

La troisième image concernant la motivation de


l’apprentissage du français qui nous semble importante à citer est
celle liée à la réalisation de voyages à l’étranger (21%). (« Ce qui me
motive le plus à apprendre à parler français, c’est le rêve de visiter
Paris et de voir la Tour Eiffel. J’aimerais y vivre un jour » EP, 194,
G1/ « J’adore voyager. Je voudrais visiter Paris. C’est pourquoi
j’apprends le français » EP, 135, G1). Il est intéressant ici de
constater que, quand il s’agit de la perception des images liées à la
langue française, ce thème de voyage occupe la troisième position (la
première étant celle liée à la « voix » et au rythme).

Conclusion
A travers la présente recherche nous avons pu constater que
nos idées sur une langue commencent à se former à partir de la
perception de sa « voix ». Cette voix, comme on vient de le voir à
travers les exemples cités, porte en elle plusieurs inscriptions,
d’abord affectives, ensuite culturelles, et aussi esthétiques et
linguistiques, grâce auxquelles se forment des réseaux très
complexes d’associations diverses dans lesquelles se génèrent les
images qui sont à l’origine de la création des idées qui se regroupent
en une attitude (ainsi qu’en une représentation). Celle-ci est, bien
sûr, conditionnée aussi par d’autres facteurs complémentaires et
importants, et qui sont d’ordre personnel, familial et scolaire.
Quant aux attitudes liées à la langue française, il a été
intéressant de constater que c’est premièrement par rapport à son
image sonore que les élèves du Groupe 1 ont réagi en éprouvant le
sentiment du plaisir ou celui du déplaisir, de l’attrait ou du refus.
Nous avons pu voir aussi que différentes composantes ont été
extraites ici par rapport à la « voix » de la langue française,
lesquelles peuvent contrecarrer le désir de l’apprendre. D’une
manière plus concrète, on a pu discerner les quatre
composantes étroitement liées aux difficultés éprouvées devant les
sons du français (le son qui a été le plus commenté étant le son
« R »), à savoir : la composante esthétique, identitaire, culturelle, et
celle du rapport avec la langue maternelle. Parallèlement à ces
difficultés d’origine affectivo-sonore, nous avons discerné aussi des
difficultés au niveau de la grammaire, de la syntaxe et de
l’orthographe liées au français.
Nous avons aussi analysé les différents rapports de nos
enquêtés à l’égard de la langue/culture françaises à l’aide de trois
Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 126
Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

images centrales qui s’entremêlaient l’une avec l’autre. Ainsi en


avons-nous examiné les différents aspects, en commençant par celui
lié à la voix dont les composantes étaient :
- l’amour ou le mépris des personnes parlant cette langue,
- l’amour de la culture française,
- l’imaginaire des langues étrangères et les métaphores.
Les deux autres aspects, l’épanouissement personnel et la
réalisation des voyages, ont complété pertinemment l’importance
du premier.
Il nous a été très important d’étudier ici les sources de la
motivation vis-à-vis de la langue/culture françaises, parce que, selon
nous, la motivation est directement liée à la structuration des
attitudes positives ou négatives vis-à-vis des langues étrangères. Si
une langue nous donne la possibilité de projeter une image valorisée
de nous-même dans l’avenir, c’est-à-dire si elle est la source
d’innombrables possibilités qui peuvent enrichir notre esprit, nous
allons construire des attitudes positives vis-à-vis de cette langue.
Au contraire, on ne peut pas lui conférer du sens, et on va, en
créant des attitudes négatives envers elle, la rejeter du côté de
l’impossibilité de l’apprendre.

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Logos & Littera: Journal of Interdisciplinary Approaches to Text 5 (2) 127


Les attitudes et les representations des élèves Monténégrins…

enquêtes et analyses. Eds. Carmen Alén M. Garabato, Nathalie Auger,


Patricia Gardies and Eva Kotul. Paris : L’Harmattan, 2003.
Jovanović, Ivona et Isidora Milivojević. "La situation et l’image du français dans
le système éducatif monténégrin." La langue et la littérature à l’épreuve
du temps: Actes du IIe colloque international / DEAF 2 (Dire, Écrire, Agir
en Français), (8-9 XI 2013). Eds. Katarina Melić, Tijana Ašić, Biljana
Tešanović, Nikola Bjelić and Milana Dodig. Kragujevac: Faculté des
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ISSN
2336-9884

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