Rencontre avec Catherine Audard : «Vivre en homme ou femme libre»

Le libéralisme n’est pas disqualifié par la crise économique, affirme la philosophe Catherine Audard. Son idéal politique d’émancipation, fondé sur 
les droits de l’homme 
et la justice, continue 
de former le socle de nos démocraties modernes.

Dans Qu’est-ce que le libéralisme ?, vous donnez à voir la très grande pluralité du libéralisme. Qu’est-ce qui fonde selon vous l’appartenance commune à la même tradition intellectuelle de courants différents voire opposés, songeons par exemple à John Rawls et à Friedrich von Hayek ?

Hayek s’est rendu célèbre en affirmant en 1976 que la « justice sociale est une expression creuse, une corruption intellectuelle ». À peu près à la même date, Rawls s’est illustré en construisant une théorie libérale de la justice sociale. Ils sont pourtant tous deux des libéraux. Comment expliquer ce paradoxe ? Ne serait-il pas plus pertinent de parler des libéralismes ? Dans mon livre, j’ai essayé de comprendre l’origine à la fois historique et conceptuelle de ces extraordinaires distorsions de sens tout en pariant sur l’unité du mouvement.

Si l’on distingue entre les concepts clés ou constitutifs du libéralisme et des concepts adjacents, influencés par d’autres idéologies, on comprend mieux comment le conservatisme a pu, dans le cas de Hayek, influencer sa version du libéralisme, ou le socialisme celle de Rawls. Des penseurs peuvent partager un même noyau d’idées, mais les compléter par des idées empruntées à d’autres courants politiques. Sur cette base, j’ai donc essayé de dégager la théorie normative du libéralisme qui lui donne son unité, depuis ses formes premières au XVIIe siècle jusqu’aux auteurs contemporains. Cette théorie définit la société « bonne » ou « juste » comme étant celle où l’individu est « souverain », où chacun est le meilleur juge de ses intérêts et de la conduite de sa vie. Cela implique, avant tout, la liberté de conscience et aussi que chacun soit laissé aussi libre d’agir et d’entreprendre que possible, tant qu’il ne nuit pas à autrui et n’attente aux intérêts vitaux de personne. C’est le sens de la liberté des Modernes. Enfin, l’État doit être soumis à des principes de justice qui contrôlent son action, ce que l’on appelle l’État de droit, et le seul pouvoir politique légitime est celui qui respecte les deux fondements normatifs de la théorie libérale : les principes de liberté et d’égalité des personnes. Ces trois piliers, souveraineté de l’individu, liberté des Modernes et État de droit, forment le noyau normatif commun à tous les penseurs du libéralisme. Le libéralisme se définit donc plus par son « esprit » que par une position politique stable et clairement définie.

 

La crise actuelle du capitalisme semble avoir aussi entraîné la crise du libéralisme. Quelles réponses celui-ci est-il susceptible d’apporter à ses critiques ?

La crise a surtout montré que les théories économiques contemporaines, interventionnistes ou néolibérales, n’ont pas été capables d’anticiper sur la crise bancaire et financière actuelle et sur ses conséquences économiques. Cela donne raison à John M. Keynes, mais aussi à Hayek qui, tous deux, étaient persuadés que l’économie n’est pas une science, mais un art, et qui, tous deux, ont eu malheureusement des disciples dogmatiques qui ont transformé leurs intuitions en slogans.

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La crise a été l’œuvre aussi bien des gouvernements de gauche, interventionnistes, qui ont encouragé le crédit facile, comme l’administration Clinton dans les années 1990 pour développer l’accès à la propriété pour les couches populaires, que des gouvernements de droite qui ont cru que l’enrichissement serait indéfini grâce à « l’exubérance des marchés » (Alan Greenspan). Tout le monde est responsable, même si les excès des banquiers étaient à la fois les plus visibles et les plus évitables. Keynes déjà en 1919 dénonçait la coupable ignorance des gouvernements qui se dissimulait derrière la défense du laisser-faire.

Est-ce que le libéralisme sortira vaincu de la crise ? Je ne le pense pas. Grâce à la libéralisation des échanges économiques, de la production comme de la consommation, des centaines de millions d’êtres humains sont sortis de la pauvreté la plus abjecte, celle où l’on vit avec moins d’un dollar par jour. La supériorité du libéralisme sur tous les autres systèmes économiques s’est imposée parce qu’il libère les énergies, les talents et l’innovation. Le problème est plutôt du côté de l’action des gouvernements pour encadrer, améliorer et réguler les marchés financiers, car aucune idéologie ne peut fournir de recette et le dosage entre interventionnisme et libéralisation est extrêmement difficile à réaliser.

 

Vous montrez un pessimisme mesuré à propos de l’avenir du libéralisme. Pourquoi ?

Essayer de comprendre la nature du libéralisme incite à la fois à l’espoir et à la mélancolie. À l’espoir, tout d’abord, tant les problèmes que se posaient les libéraux ont été transformés par leur approche : la défense des droits fondamentaux, la lutte contre les persécutions religieuses, contre l’esclavage et la ségrégation raciale, contre la terreur d’État et les génocides, ou la démonstration que le protectionnisme économique appauvrit au lieu d’ouvrir des possibilités de prospérité. Le libéralisme a inventé l’idiome moral de la politique moderne, celui des droits de l’homme et de la lutte pour la justice et la dignité, comme celui du développement économique en vue du bien-être de tous, de la « richesse des nations », comme disait Adam Smith, et pas des seules élites au pouvoir. Il demeure à ce titre toujours actuel.

Mais à la mélancolie, aussi, car le libéralisme a peut-être péché par optimisme. Parcourant l’histoire du libéralisme, une impression domine, celle d’une extraordinaire aventure intellectuelle et politique animée par l’ambition quasi utopique de libérer l’humanité du despotisme, de la peur et de la misère, et qui risque d’échouer dans ce projet prométhéen. L’optimisme des libéraux les distinguait des conservateurs, et leur foi dans l’individu, dans le « caractère » et l’effort individuels, les opposait à un socialisme collectiviste. Mais les effets pervers des valeurs mêmes qu’ils défendaient ont peut-être obscurci les réussites et les conquêtes accomplies. La liberté dont se réclame le libéralisme ne peut être qu’ambivalente, un bien dangereux, créateur et destructeur à la fois. Ainsi les méthodes du « nouveau » capitalisme ont assimilé les valeurs du libéralisme classique afin de permettre une plus grande rentabilité du travailleur, au nom même de l’épanouissement individuel. Ainsi l’ultralibéralisme a cherché à détruire une bonne partie des acquis sociaux pour lesquels le libéralisme social du début du XXe siècle s’était battu.

Ensuite, le libéralisme classique a sans doute sous-estimé l’irrationalité et l’incompétence politiques des individus. L’obligation politique et la paix sociale ne peuvent pas dépendre seulement des volontés individuelles, de leur consentement aux institutions. Comme le soulignait Joseph Schumpeter, les choix individuels peuvent être irrationnels et absurdes. Fonder sur eux la démocratie peut conduire au désastre, comme le montre l’exemple de l’Allemagne nazie.

Enfin et surtout, le libéralisme classique a peut-être sous-estimé la peur de la liberté qui anime la plus grande partie de l’humanité et lui a fait, entre autres facteurs, s’accommoder du despotisme. L’individualisme libéral semble ignorer le fait que tout être humain ne peut ou ne veut devenir un individu, que c’est un idéal trop exigeant pour la plupart d’entre eux. Son éloge, par exemple, de la force du « caractère » pour changer un destin est sans doute trop élitiste. L’hostilité à l’individualisme, à sa morale exigeante et la tentation de la tyrannie s’expliquent peut-être alors par ce poids écrasant que représente la nécessité de définir soi-même ses valeurs et d’en assumer, seul, les conséquences.

Toute une tradition de penseurs du « libéralisme de la guerre froide », comme Isaiah Berlin, Karl Popper ou Raymond Aron, influencés par Max Weber et instruits par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et du totalitarisme, défendrait plutôt un « individualisme négatif », plus modeste dans ses ambitions et plus conscient de la fragilité de l’individu, de la force des phénomènes collectifs et de l’influence des structures sociales. C’est plutôt dans leur capacité de résistance, de dissidence que les individus affirment leur liberté, conformément à l’inspiration première d’un John Locke, défendant le droit de résistance au pouvoir injuste. Éviter le pire, non pas promettre le meilleur, voilà le seul espoir compatible avec la défense des libertés. Un libéral est quelqu’un qui n’est « certain que de l’incertitude », mais qui, malgré cela, ressent profondément l’obligation de vivre en homme ou en femme libre.