Dominique Valéra : « La vérité, ce sont des choses simples »
Plus jovial avec l’âge, un soupçon moins intimidant qu’à l’époque où il balayait ses adversaires comme un lion en chasse, Dominique Valéra a désormais soixante-treize ans. Il est pourtant toujours le « King », présent et solaire, offrant un karaté éternel et sa vision toute personnelle de l’engagement dans la voie. Sans se payer de mots, mais avec une sincérité et une intégrité absolues.
Dominique Valéra, les jeunes pratiquants ne connaissent pas les circonstances dans lesquelles vous avez débuté et pratiqué le karaté…
C’était une autre époque effectivement ! Mes parents étaient des réfugiés politiques espagnols et j’ai vécu mes premières années dans une cabane au bord du Rhône, à Lyon, notamment le terrible hiver 1954 où l’abbé Pierre a commencé sa campagne pour les indigents. J’étais en colère contre la terre entière et je me battais. À l’école, je me souviens d’un professeur qui me disait « l’Espingoin, au tableau ! » et tout le monde riait. J’avais sept ans. Comme j’étais violent, on m’a mis au judo, chez un maître italien qui s’appelait Nazaret. À ce moment-là, si le professeur n’était pas content de toi, il pouvait t’en allonger une, et si tu te plaignais à la maison, tu prenais la deuxième. Le sport a commencé à me sauver la vie. J’ai appris au judo que la violence ne me servait pas contre les plus costauds que moi. J’étais têtu et je voulais gagner, et j’ai compris que le moyen, c’était la technique.
Et le karaté ?
J’avais toujours voulu faire de la boxe et ma mère ne voulait pas. Le curé trouvait que c’était une bonne idée pour moi un sport de combat… et le judo n’y suffisait pas. J’avais tendance à vouloir finir les combats en frappant ! Au cinéma, il y avait toujours les actualités avant le film et j’ai vu, un jour, un reportage sur un Japonais. En plus, il donnait des coups de pied ! C’était encore mieux. Le karaté était quasiment inconnu, mais j’ai eu de la chance. Il y avait un club à cent mètres de chez nous, tenu par Jean Perrin et François Sanchez, le « Renaissance du 8e », un gros club. Le curé a dit à ma mère que l’on portait des costumes blancs, alors elle s’est laissée convaincre. Elle ne savait pas qu’ils avaient tendance à devenir rouges tous les week-ends ! J’avais treize ans et j’ai cessé de me battre à l’extérieur à partir de cette époque.
« En 1964, j’ai reçu ma ceinture noire des mains de Hiroo Mochizuki »
Le karaté vous a-t-il convenu ?
J’étais doué. J’avais un rapport naturel aux mouvements. Pour moi, quand on me montrait mawashi, c’était un coup de pied dans la g… Et je me suis souvent fait punir pour ça ! On ne dit pas ça sur un tapis. Maintenant, je ne le dis plus que pour faire rire les mômes. J’avais une bonne mémoire corporelle, j’apprenais un kata en une soirée. Surtout, ils ont continué à me mettre dans le cadre sur les fondamentaux, la ponctualité, le respect, l’hygiène… Un jour, Monsieur Perrin a refusé de me laisser monter tant que je ne m’étais pas lavé les pieds. J’ai refusé de le faire… parce que j’étais un bourricot. Mais, la fois suivante, j’avais intégré. J’ai compris aussi que les autres sont nécessaires. Ils sont là pour te soutenir dans l’adversité, pour tenir le sac quand tu frappes. La vérité, ce sont des choses simples. C’est quand tu commences dans cette clarté que tu te développes sainement. Jusqu’à devenir un grand-père heureux…
Avez-vous rapidement été compétiteur ?
Cela faisait partie de la pratique. La compétition était un bon moyen d’apprendre. Je tapais, j’étais disqualifié, le professeur me disait « tape au corps » et j’apprenais quelque chose. Écouter, c’est avancer. Je voyais l’intérêt de suivre les conseils, cela me rendait plus habile, plus intelligent pour passer les caps. En plus, à chaque compétition, on avait le droit à un débrief individuel très précis. C’était une éducation.
À quatorze ans, j’ai commencé comme soudeur à la chaîne dans une fabrique de ventilateurs. Je m’entraînais le soir et le week-end et il fallait que je prenne mon samedi pour les compétitions. Alors, les vacances étaient plutôt réduites. Il n’y avait pas de cadeau. Ma mère voulait que j’obtienne un diplôme. J’ai bossé pendant trois ans le soir, pour un CAP de soudeur qui ne m’a jamais servi. En 1964, j’ai reçu ma ceinture noire des mains de Hiroo Mochizuki, qui a dit « c’est bien, bien », parce qu’il ne savait pas dire très bien, comme il me l’a raconté plus tard ! À dix-huit ans, j’étais troisième de la coupe de France, puis champion de France en 1966. Ensuite, j’ai fait mon service militaire, à vingt ans, et j’ai repris le titre en 1969. Je l’ai aussi décroché en 1971, 1973 et 1975. J’ai commencé à donner des cours. Je ne cherchais pas spécialement à sortir de la condition d’ouvrier, mais tant qu’à travailler, autant faire ce qu’on aime le plus.
« J’étais copain avec Johnny, avec qui j’ai passé des vacances, avec Polnareff que j’ai accompagné en Tunisie, Sardou et d’autres »
Vous aviez une véritable notoriété nationale…
Le karaté remplissait les salles avec, aussi, un public de non pratiquants ! Coubertin était plein à craquer. Et les gens aimaient bien me voir combattre parce qu’il se passait toujours quelque chose. Pour moi, un combat de karaté, c’est comme une accumulation de gros nuages menaçants et tout d’un coup, c’est l’éclair ! Ils voulaient voir ça. Il y avait les « people » comme on dit, j’étais copain avec Johnny, avec qui j’ai passé des vacances, avec Polnareff que j’ai accompagné en Tunisie, Sardou et d’autres. Je suis même devenu entraîneur national en Espagne, à la demande du Prince Juan Carlos. J’y allais une semaine par mois et, le soir, je lui donnais des cours particuliers au Palais.
En 1975, il y a le fameux « incident » de Long Beach. Quel bilan en tirez-vous aujourd’hui ?
C’était le début des compétitions internationales. En 1970, j’avais été troisième d’un championnat du monde individuel au Japon. En 1972, nous sommes champions du monde par équipes – un sacré groupe de caractères très forts — mais je me blesse au pied et ne fais pas le championnat individuel. Pas de championnat mondial en 1973 ni en 1974, les groupes ne parvenaient pas à s’entendre. Jacques Delcourt a fait un gros boulot pour remettre une organisation mondiale sur pied avec des Japonais. Mais il avait dû beaucoup concéder. Il y avait trois équipes japonaises et l’arbitrage était orienté. Et la France avait montré sa force, alors on était un peu l’ennemi… Je reprends l’entraînement fort pour être champion du monde et je me fais disqualifier sur une simulation. Je suis monté en pression, je frappe l’arbitre et ça part en échauffourée. Je n’avais pas le droit de faire ça. Il aurait fallu garder le contrôle, réagir politiquement… mais bon, ce n’est pas ce qui s’est passé. J’ai dû assumer ça toute ma vie et j’ai payé un prix énorme. On m’en parle encore ! J’ai pourtant fait autre chose que de taper des arbitres. Mais, au fond, je crois que cette rébellion a fait changer les choses. Ils se sont rendus à l’évidence que les choses devaient changer et l’arbitrage est devenu plus neutre.
« L’erreur, ce n’est jamais la discipline qui la commet »
Que vous a appris le full-contact ?
En 1974, j’avais rencontré Bill Wallace à Berlin et j’avais pu m’entraîner avec lui. C’était différent. Le travail avec les paos, le sac, on se touchait en contrôlant dans le travail de sparring, et c’était plus clair. Le karaté de l’époque avait du mal à trouver l’équilibre, le bon arbitrage. Des tricheurs devenaient champions et j’en avais marre. Mon époque, ce n’était pas ça. Je me souviens d’une finale en 1970 contre Germain Candale, un policier. J’avais mené, mais je le blesse au visage et il saigne. L’arbitre vient le voir, il refuse qu’on s’occupe de lui, il attaque et il m’éclate le nez ! Je pisse le sang. On se regarde, et il met un genou au sol en signe d’abandon parce qu’il estimait avoir perdu. Cet esprit-là avait disparu… Bien sûr, c’était aussi la condition d’un développement international. Et heureusement, on a fait beaucoup de progrès aujourd’hui, avec les bonnes protections, la règle des dix secondes avant disqualification, la vidéo. Ce que je découvrais au full était plus proche de ma conception. Mais personne n’est obligé ! Le football fabrique des envieux, des perdants à la pelle parce que seuls les meilleurs jouent. En karaté, on a la chance de pouvoir proposer toutes les nuances, on s’occupe de tout le monde. La compétition de full, c’est un peu comme la Formule 1, il ne suffit pas d’un permis de conduire. Moi, cette rigueur m’a plu. J’ai souffert le martyre, pour me mettre au niveau physique déjà. Quand tu fais neuf rounds, gagnant ou perdant, tu es content que ce soit fini. Et puis ce que j’ai appris, c’est que l’approche sportive a sa vérité. Les gens complets n’existent pas, tu le comprends sur un ring. La différence, c’est la faculté d’adaptation. Si tu es en retard à ce niveau, tu perds. L’erreur, ce n’est jamais la discipline qui la commet.
Est-ce une expérience indispensable ?
Franchement pas. On ramène tout à la compétition, c’est une bêtise ! Ce qui est important, ce qu’il faut privilégier, c’est le plaisir et le bien-être. Que tout le monde soit impatient de revenir à la séance suivante. On met trop les athlètes en valeur. Il faut plus de plaisir, plus de pratique. Fort par rapport à un autre, qu’est-ce que cela veut dire ? Être fort par rapport à soi-même, d’où l’on part, et fort par rapport à la vie, c’est une autre paire de manches. Dans un cours, il y a dix gars dont le plaisir, c’est de taper, et trente qui viennent pour être bien dans leur peau et progresser en karaté, savoir se défendre. Et ça, ça marche, et même beaucoup !
« Continuer à être dans la justesse »
N’ont-ils pas le droit à la vérité ?
Le plaisir ne s’oppose pas à la vérité. C’est tant mieux, et c’est logique. Tout le monde a envie de vérité. D’une approche plus juste. Mais il faut savoir parler à chacun de son expérience. Faire briller les yeux des enfants, progresser les compétiteurs… Quand j’ai un pratiquant d’une cinquantaine d’années, avocat, père de deux enfants, j’aime lui faire comprendre ce qui sclérose sa gestuelle, l’aider à simplifier, aller à l’essentiel, sortir des stéréotypes. On pourrait dire que c’est mon plaisir à moi. Être une sorte de révélateur. Le karaté, ce n’est pas de la gym. On a tous le droit de progresser sur cette voie.
Qu’est-ce qui vous anime encore aujourd’hui dans la pratique ?
Je ne dirai pas que je veux progresser comme dans les histoires, ce n’est pas trop mon sujet, mais je veux continuer à être dans la justesse. Je trouve que j’ai un meilleur équilibre de mon pied-poing qu’avant, je continue à me passionner pour le timing, le contrôle de la situation. Exploite la situation, ou crée-la ! C’est ça, le Valéra-Ryu. J’aime donner cours aux enfants car j’ai l’impression de le faire de mieux en mieux. J’ai compris qu’ils repèrent les choses visuellement. Les mots, il faut que ce soit eux qui les mettent. Et je m’entraîne, car comme je le dis souvent, être gradé, c’est d’abord la responsabilité de ne pas se dégrader. Pouvoir montrer de l’enthousiasme, avoir la pêche, c’est une motivation pour les gens et, moi, cela me fait plaisir. Bien sûr, maintenant, je m’entraîne pour durer. En dehors des stages, je fais une séance le matin pour garder la qualité gestuelle, un peu de pattes d’ours, ce genre de choses, et une séance d’étirements passifs le soir, en regardant la télé. Et puis j’ai le golf. Ce sont des rencontres, des kilomètres de marche qui font du bien, mais aussi un apprentissage et un travail de précision ultra minutieux. Si tu te trompes d’un demi-centimètre sur la balle, à l’arrivée c’est quarante mètres d’écart. Je fais attention à ce que mange et à ce que je bois. Un verre de vin rouge et un peu de saucisson avec les amis seulement. Alors je souhaite seulement que cela dure le plus longtemps possible.
Photos FFKaraté (Denis Boulanger et Patrick Urvoy)