19639 fans
« Dave, je vais continuer à enregistrer et à me produire avec toi, mais je ne te parlerai plus jamais. » Sam Moore.
Ce jour-là, David Prater (ténor né le 9 mai 1937 dans la petite commune d’Ocilla, en Georgie) veut devenir riche, et célèbre. Il participe donc en décembre 1961 à un concours de chant organisé à Miami par le club King of Hearts. L’épreuve est animée par Samuel David Moore (baryton né le 12 octobre 1935, dans la capitale de la Floride). Les deux ont été nourris de la tradition du gospel : Sam a même décliné l’offre de remplacement de Sam Cooke au sein des Soul Stirrers, afin de se consacrer (influence de Jackie Wilson oblige) à une musique plus profane. Mais auparavant, il a creusé un sillon respectueusement traditionnel au sein des Majestics et des Mellonaires. Quant à Dave Prater, fils d’un modeste ouvrier agricole, et ne survivant que grâce à quelques petits boulots depuis son installation à Miami (1957), il aspire surtout à s’élever sur l’échelle sociale. Il a par ailleurs déjà enregistré – en compagnie de son frère JT – au sein du groupe The Sensational Hummingbirds. Les deux compères sympathisent donc, mettent sur pied une technique de chant basée sur le question-réponse, écument les clubs de la ville dans leur configuration originale de duo, et parviennent à signer un contrat sur le label Roulette (une poignée de singles et un album seront édités entre 1962 et 1964).
DynamiteC’est encore en 1964 qu’ils attirent l’attention de monsieur le Vice-Président d’Atlantic Records (incité à le faire par le producteur Henry Stone, responsable de l’enregistrement de « Please, Please, Please » par James Brown). L’ancien journaliste Jerry Wexler leur offre donc la technologie, le savoir-faire, et la musicalité de Stax Records. Dans ces studios mythiques, Sam & Dave rencontrent les artistes qui seront déterminants pour leur carrière : l’orchestre maison Booker T. & the MG’s (habituels accompagnateurs de Carla Thomas, Wilson Pickett, et Otis Redding), la section de cuivres des Mar-Keys, et, bien sûr, le fabuleux duo d’auteur et compositeurs Isaac Hayes et David Porter.
Cette merveilleuse équipe enregistre donc deux chansons, qui constituent un remarquable…échec. Sans perdre son flegme, elle enfonce le clou avec « You Don’t Know Like I Know », qui, dès décembre 1965, entre dans les classements de vente, pour s’y maintenir quatorze semaines durant. Et 1966 célèbre leur consécration, avec le hit « Hold On I’m Comin’ ». Cette composition, qui a fait danser des générations de jeunes écervelés (numéro un, un million d’exemplaires vendus, et vingt semaines dans les charts), est conséquente de problèmes gastriques. Isaac Hayes reprochait en effet les trop longs, et trop fréquents, séjours de David Porter aux toilettes. Ce dernier, afin de rassurer son coreligionnaire, ne pouvait que hurler à travers la porte : « attends, j’arrive ! » (Hold on, I’m Comin’ !). A quoi tiennent les chefs d’œuvre…En tout état de cause, et suivant les propositions des compositeurs eux-mêmes, Sam se charge du premier couplet avec sa tessiture plutôt aiguë, et Dave assume le deuxième couplet dans une voix plutôt grave : cette formule sera répétée dans la plupart de leurs hits à venir. Enfin, les guildes de moralité, trouvant un caractère explicitement sexuel au titre de la chanson, en provoqueront le changement en « Hold on, I’m A-Comin’ ». L’album Hold On, I’m A-Comin’, que Stax s’empresse d’éditer, sera également numéro un des classements rhythm and blues dix-neuf semaines durant.
Feu d’artificeAprès l’enregistrement d’un nouveau succès (« When Something is Wrong With My Baby », deuxième position dans les hit-parades, et l’un des rares exemples où Dave débute la chanson), le duo traverse l’année 1967 comme dans un rêve, partageant l’affiche de la tournée Hit the Road Stax Tour/Volt Revue avec Arthur Conley, Carla Thomas, et Otis Redding, puis celle du Sweet Soul Tour avec Percy Sledge et de nouveau Arthur Conley, aux Etats-Unis tout d’abord, et en fin d’année en Europe. Dans le premier cas, et plus d’une fois, le duo vole la vedette à Otis Redding, qui refusera par la suite de partager l’affiche avec lui. On les surnomme désormais « Double Dynamite », en conséquence de leur musique, véritable creuset de toutes les musiques contemporaines (l’électricité du rock alimentée par la ferveur du gospel, et les racines sudistes d’une soul âpre et sensuelle), et, surtout, leurs concerts, les plus éruptifs qui soient à l’époque. C’est d’ailleurs le titre retenu pour leur deuxième album, Double Dynamite, qui offrira trois nouveaux hits.
Mais c’est le 10 août 1967 que se déroule un événement considérable dans la course du monde libre : c’est en effet ce jour-là que Sam & Dave enregistre leur chanson la plus emblématique, et l’une des mélodies fondatrices de la soul music : « Soul Man ». Un million d’exemplaires vendus en cinq semaines (premier disque d’or de Sam & Dave), en tête des classements rhythm and blues sept semaines durant (et deuxième des classements pop pendant trois) : l’air marque durablement les esprits, et leur vaut un Grammy Award pour la meilleure performance rhythm and blues de l’année. Nombre d’institutions considèrent de nos jours « Soul Man » comme la chanson la plus importante des cinquante dernières années. Au mois d’octobre, le troisième album du duo fort judicieusement intitulé Soul Men (cinquième position des charts rhythm and blues) est sans nul doute l’un des albums les plus importants de la soul music.
Le 5 janvier 1968, ils enregistrent un nouveau tube, « I Thank You », vivement baigné d’une atmosphère gospel, repris plus tard avec profit par ZZ Top. Avec « You Don’t Know What You Mean to Me », Sam & Dave font des infidélités à leurs compositeurs fétiches Hayes et Porter, mais s’offrent un nouveau tube grâce à cette chanson composée pour eux par Eddie Floyd et le guitariste Steve Cropper. Au mois d’octobre, leur nouvel album I Thank You sort sur le label Atlantic, qui est arrivé au terme de son contrat avec Stax. S’ouvre alors le beau livre des merveilleuses aventures de Sam et Dave, désormais têtes d’affiche : Sam & Dave chantent au Japon, et en Europe. Sam & Dave donnent plus de deux cents quatre vingt concerts par an. Sam & Dave s’achètent un avion, et louent les services de trente cinq personnes en tournée. Sam & Dave sont dans le poste de télévision (le Ed Sullivan Show), ou le premier ensemble noir à se produire sur la scène du Fillmore East, ou les vedettes du World Fair de Montréal.
Poudre d’escampetteLe triomphe se prolonge en 1969 avec le single « Soul Sister, Brown Sugar », mais l’harmonie n’est plus que de façade. Au cours des très nombreux concerts (assez curieusement, plutôt organisés dans des universités) surfant sur cette incroyable vague de succès, les relations entre les deux chanteurs se détériorent : ils ne se croisent plus que sur scène, ils en viennent parfois aux mains en coulisses, Sam est affecté par une addiction exponentielle à l’héroïne, et Dave, considérant qu’on ne lui réserve plus désormais que la part congrue du duo, omet à plusieurs reprises de remplir des engagements de spectacles. Ces conflits (plus du tout larvés) auront comme conséquence de multiples séparations (au cours desquelles chacun de son coté en profite pour enregistrer quelques 45 tours), immanquablement suivies d’autant de rabibochages à l’emporte-pièce (et principalement dictés par des impératifs financiers). Mais cette situation hystérique interdit également toute maturation artistique : Sam & Dave, après une trajectoire aussi météorique qu’étincelante, se contentent désormais de gérer leur glorieux passé. Au mois de janvier 1969, Atlantic édite un Best of : cette collection des hits sortis en singles est un triomphe sans surprises.
Mais le déménagement à New York du label (et des artistes) semble avoir vidé Sam & Dave de leur substance : les singles (parfois des fonds de tiroir de la glorieuse épopée Stax) sont désormais des échecs. On envoie alors le duo à Miami et dans les studios de Muscle Shoals : c’est une nouvelle déconvenue. En octobre 1971, un nouveau titre raté (le single « Soul Sister, Brown Sugar ») sonne le glas de leur collaboration avec Atlantic. Néanmoins, le duo reste une incontestable attraction sur scène : il se produit en Europe en 1972 et 1973 (Turquie et Angleterre), réservant aux Etats-Unis leurs prestations dans des clubs plus modestes, ou des attractions nostalgiques, ou dans n’importe quel endroit qui veuille bien les accueillir.
En 1975 est enregistré leur nouvel album Back at’ Cha, qui, produit par Steve Cropper, recueille de bonnes critiques, mais des ventes modestes. En 1976, le virtuose de la basse électrique Jaco Pastorius a le bon goût de faire appel à eux pour son premier album solo. En 1977, c’est à Londres que Sam & Dave enregistrent deux nouveaux 45 tours, dont une reprise des Beatles (« We Can Work it Out »). En 1978, le duo enregistre de nouvelles versions de leurs standards pour des collections bon marché, puis se retire brièvement du monde de la musique (qui pour vendre des voitures, qui pour rallier le cabinet d’un homme de loi).
Grâce à Dan Ackroyd et John Belsuhi, le film éponyme des Blues Brothers (1979) et une nouvelle version de l’hymne « Soul Man » braque derechef l’attention internationale sur eux. La même année, les deux vétérans officient en tant que première partie de la tournée américaine de The Clash, puis se produisent en concert aux côté du groupe revivaliste Sha Na Na. Mais leurs profondes divergences interdisent désormais à Sam & Dave de construire ensemble quelque chose s’inscrivant dans la durée : c’est au concert du nouvel an 1981, qu’à San Francisco, ils tirent définitivement leur révérence.
Feu éternelDavid Prater tente de se produire avec un certain Sam (Daniels), pour une illusoire suite de ses aventures musicales, et envisage même d’éditer un nouvel album sous l’appellation de Sam & Dave. Une judicieuse plainte déposée par Sam permet à Atlantic Records de reconsidérer le projet. Prater abandonne alors le monde de la musique : il est arrêté en 1987 pour trafic de drogue, alors qu’il tente de vendre dix dollars de crack à un policier en mission. Il disparaît le 9 avril 1988, dans un accident sur la route de la maison maternelle, à Sycamore (Géorgie).
Sam Moore, quant à lui, accepte plusieurs cures de désintoxication. Il enregistre en 1988 une nouvelle version de « Soul Man » : celui qui lui donne la réplique n’est autre que Lou Reed. Il participe ensuite à plusieurs tournées sous l’appellation alambiquée de Sam and Dave’s Legendary Sam Moore, puis aux côtés des Blues Brothers. En 1989, il accepte un petit rôle dans la sympathique mais anecdotique comédie Tapeheads (avec Tim Robbins et John Cusack), puis on peut l’entendre dans l’album Human Touch de Bruce Springsteen. Il est de l’aventure cinématographique de The Blues Brothers 2000. En 1992, Sam & Dave sont honorés par le Rock and Roll Hall of Fame.
En 2002, Sam Moore voit son premier album solo, Plenty Good Lovin' (enregistré en 1969) enfin édité : il est produit par King Curtis, et accueille Aretha Franklin au piano. La même année, Moore participe au documentaire (présenté au festival de Cannes et au Sundance Film Festival) de Don Alan Pennebaker, Only The Strong Survive. En 2006, il enregistre un deuxième opus, sur l’initiative de son épouse Joyce, authentique rassemblement d’un certain gotha de la pop adulte : Overnight Sensational bénéficie en effet de la collaboration de Jon Bon Jovi, Mariah Carey, Eric Clapton, Nikka Costa, Billy Gibbons (ZZ Top), Billy Preston, Bruce Springsteen, Steve Winwood et de quelques autres. En 2008, le candidat à l’élection présidentielle des Etats-Unis Barack Obama utilise « Hold On, I’m Comin’ » comme thème de campagne.