Né le 21 septembre 1934 à Montreal (Canada), le fils de tailleur juif Leonard Norman Cohen a connu plusieurs vies contenues dans la même écorce d'homme.
Lycéen amateur de country et de flamenco, il change de rayon lorsqu'il découvre la poésie de Garcia Lorca. En dix ans, Leonard Cohen trouve le temps d'écrire quatre recueils de poèmes (Let Us Compare Mythologies, 1956 ; The Spice Box of Earth, 1961 ; Flowers for Hitler, 1964 ; Parasites of Heaven, 1966) et deux romans (The Favorite Game, 1963 ; Beautiful Losers, 1966). Des livres qui connaissent généralement un grand succès critique. A la sortie de Beautiful Losers, un critique du Boston Globe ira jusqu'à écrire : « James Joyce n'est pas mort. Il vit à Montréal sous le nom de Leonard Cohen. »
En parallèle, Cohen étudie à l'université de McGill (Montreal) puis à New York. Grâce à une bourse de l'université d'Ottawa, il s'installe ensuite sur l'île grecque de Hydra, avec une jeune Norvégienne, Marianne Jensen (« Well, you know that I love to live with you / But you make me forget so very much / I forget to pray for the angels / And then the angels forget to pray for us » dans « So Long, Marianne ».) En la quittant, il quitte aussi la Grèce, et se lance dans une carrière de chanteur (« Je ne pouvais pas payer ma note d'épicerie. ») Son intention est d'enregistrer un disque de country à Nashville mais, chemin faisant, il découvre la scène folk new-yorkaise (Phil Ochs, Tim Hardin, Tim Buckley...), en pleine expansion dans le sillage de Bob Dylan. Judy Collins enregistre deux de ses compositions (« Suzanne » et « Dress Rehearsal Rag » ) sur In My Life (1966), et lui-même se fait connaître au festival folk de Newport, en 1967.
En 1968, quand Cohen sort son premier disque (simplement titré The Songs of Leonard Cohen), il a déjà 34 ans, même si la musique est entré près de vingt ans plus tôt dans sa vie, sous la forme d'un groupe influencé par la country : The Buckskin Boys. Cette longue attente explique l'extrême maturité de son premier effort. Le temps de trois disques (Songs of Leonard Cohen, 1968 ; Songs from a Room, 1969 ; Songs of Love And Hate, 1971) orchestrés par Bob Johnston (producteur de Simon & Garfunkel, Bob Dylan et Johnny Cash), Leonard Cohen se fait l'apôtre d'un folk épuré, intimiste, à la froideur hivernale (« It's cold in the morning, the end of december... » dans « Famous Blue Raincoat » ), déjà gorgé de références religieuses.
Après ces trois albums en quatre ans, Leonard Cohen n'a de cesse de se réinventer, de chercher. Une période qui coïncide paradoxalement avec des moments de profonde dépression dans la vie du chanteur qui se retire régulièrement à Mount Baldy, un monastère zen au sud de Los Angeles. Cohen s'ouvre sur l'extérieur : lui le spectateur de la marche du monde, à qui on avait suffisamment reproché sa présence silencieuse en Grèce après le coup d'Etat des généraux, s'engage du côté israélien en 1973, durant la guerre du Kippour. Puis se livre, quinze ans plus tard, à des prophéties politiques sur First We Take Manhattan (« They sentenced me to twenty years of boredom / For trying to change the system from within / I'm coming now, I'm coming to reward them / First we take Manhattan, then we take Berlin »...) ou « Democracy » Plus ouvert sur le monde extérieur, il se fait pourtant plus rare aux yeux du public, espaçant ses tournées et sa production, ne livrant plus que huit disques en trente-cinq ans. En 1975, Bob Dylan (son opposé, en terme de prolixité et de débit vocal) lui dédicacera d'ailleurs son album Desire de ces mots : « This one's for Leonard, if he's still here ».
Cette recherche musicale patiente (« Je n'ai pas trouvé de moyen simple de faire les choses. Je cherche toujours ») permet à Cohen de se réincarner à plusieurs reprises, du folk tranchant de New Skin for the Old Ceremony (1974) aux symphonies spectoriennes de Death of a Ladies' Man (1977) en passant par la pop synthétique pratiquée depuis le milieu des années 1980. D'où la perplexité de certains fans de la première heure, frustrés de voir ce songwriter au spleen feutré emmener ses synthétiseurs au beau milieu de la circulation, et troquer sa voix feutrée pour un ton de prêcheur, de prédicateur (« There Is a War », « First We Take Manhattan ».)
Leonard Cohen est un homme de paradoxes. Celui d'un chanteur creusant inlassablement les mêmes thèmes («Je n'ai jamais rencontré de gens qui ne parlent pas de la même chose : l'amour cherché, l'amour perdu, les défis ratés, les choses dont ils sont fiers, ceux qui les ont trahis, ceux qui ont été loyaux envers eux...») alors qu'il n'est fait que de déchirures et de contradictions (« La religion m'a aidé à supporter le fait d'avoir plusieurs facettes »). À l'oeuvre plus éclatée qu'on ne le croit généralement, et formant pourtant un tout cohérent (en 2001, le Lillois Olivier Lambin, alias Red, a d'ailleurs repris intégralement Songs from a Room - façon, peut-être, d'affirmer que l'oeuvre de Cohen se prend comme un bloc, ou pas du tout).
Ce sont peut-être ces paradoxes féconds qui expliquent l'immense influence de Cohen. Aujourd'hui, le Canadien fait à la fois figure de père spirituel pour toute l'indie pop des années 1980 (de House of Love aux Pixies, en passant par Ian McCulloch et Robert Forster, tous présents sur la compilation I'm Your Fan, réalisée en 1991 sous l'égide des Inrockuptibles), de compagnon de route pour les vétérans des années 1960 (John Cale, Bob Dylan), de vieux sage pour les poids lourds du rock FM (Billy Joel, Sting, Elton John ou Bono, acteurs du tribute Tower of Songs, en 1995). Et quand, au début des années 1980, un jeune groupe gothique de Leeds a dû se trouver un patronyme, c'est dans l'oeuvre de Cohen qu'il l'a trouvé : The Sisters of Mercy étaient nés.
Pendant que le monde musical n'en finit pas de le célébrer, le vieux barde sort peu à peu de sa retraite bouddhiste, en 1999. Ruiné par une manageuse indélicate, il est contraint à effectuer de longues tournées à un âge avancé pour vivre, voire survivre. Sa santé l'amène parfois à annuler des dates mais peu importe, il continue d'enregistrer et de livrer des albums toujours aussi poignants comme Old Ideas en 2012 ou Popular Problems en 2014, au lendemain de ses quatre-vingts ans. Deux ans plus tard, il met même à genoux la critique avec le splendide You Want It Darker, enregistré en comité restreint avec le fidèle Patrick Leonard et son propre fils, Adam Cohen, à la production. Ce sera le testament du chanteur qui s'éteint peu de temps après à son domicile de Los Angeles, dans la nuit du 7 au 8 novembre 2016, à l'âge de 82 ans. Il rejoint ainsi sa muse Marianne Ihlen, décédée d'une leucémie le 28 juillet à Oslo. Leonard Cohen est inhumé selon le rite juil au cimetière Shaar Hashomayim de Montréal le 10 novembre et son décès n'est rendu public au monde entier qu'à l'issue de la cérémonie.
En trente ans de carrière, Cohen aura été successivement le troubadour à guitare des années 1960, l'homme-orchestre des années 1970, l'entertainer inspiré des années 1980. Romantique et cynique, croyant et païen, intimiste et politique, mélancolique et drôle (« Il y a pas mal de rires étouffés dans mes disques »). Humain, simplement : « Je n'ai jamais rencontré quelqu'un dont la vie intérieure semblait très différente de la mienne. » Il y a du Leonard Cohen en chacun et c'est sans doute pour cela que sa musique appartient à tous.