Printemps 2011
Postures est la revue des étudiantes et des étudiants en études littéraires de
l’Université du Québec à Montréal. Créée en 1996 afin d’offrir un espace
de publication scientifique aux travaux étudiants, elle a pour mandat d’en
assurer la promotion et la diffusion. Constituant un lieu de réflexion rigoureux et fertile, la revue de critique littéraire Postures permet, plus largement,
une participation étudiante active à la vie intellectuelle du milieu littéraire. Depuis 2008, Postures est affiliée à Figura, le Centre de recherche sur
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Postures, critique littéraire
Université du Québec à Montréal
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Case postale 8888, succursale Centre-ville
Montréal (Québec) CANADA H3C 3P8
ISSN : 1496-7715
Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2011
Dépôt légal — Bibliothèque et Archives Canada, 2011
critique littéraire
Interdisciplinarités /
Penser la bibliothèque
Printemps 2011
Numéro 13
critique littéraire
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
ACTES DU COLLOQUE
« DISCIPLINER LA LITTÉRATURE »
11 | Préface
Samuel Archibald
17 | Musicalité poétique et poésie musicale :
dialogue entre les arts sous l’égide d’Orphée
dans la poésie franco-allemande du XX e siècle
Julie Deckens
33 | Musicalité et littérarité, Gesamtkunstwerk et wagnérie
Thibault Gardereau
51 | Pour un renouveau de la photographie en littérature
Sandrine Galand
63 | Violences postcoloniales en discours :
perspectives littéraires sur l’élaboration
discursive d’un mythe contemporain
Marie-Pierre Bouchard
81 | La traductologie : entre littérature et linguistique
Rosemarie Fournier-Guillemette
DOSSIER « LIEU ET NON-LIEU DU LIVRE :
PENSER LA BIBLIOTHÈQUE »
99 | Introduction
Jade Bourdages et René Lemieux
Théorie
113 | L’histoire culturelle au singulier :
questions pour une approche bibliographique
à la pensée de John Dee (1527-1609)
Martin Parrot
129 | Sémiose de la bibliothèque de Léonard de Vinci
Nancy Labonté
143 | Une scène de destruction/reconstruction :
la bibliothèque derridienne
Nayelli Castro
Lectures
155 | Le Roman de la Rose :
la bibliothèque du savoir médiéval
Špela Žakelj
171 | À l’intérieur de la bibliothèque borgésienne
Marc Ross Gaudreault
187 | La « bibliothèque de Bibi » : un rêve à interpréter ?
Karine Rosso
199 | « Où furent des livres » :
sur quelques villes numériques de François Bon
Mahigan Lepage
215 | Postface : pyroflexions sur absence d’incendie
Robert M. Hébert
225 | Notices biobibliographiques
231 | Numéros déjà parus
233 | Bon de commande
ACTES DU COLLOQUE
« DISCIPLINER
LA LITTÉRATURE »
Samuel Archibald
Avant-propos
ce qu’il faut d’indiscipline…
L
e vendredi 26 mars 2010, au terme du colloque de jeunes chercheurs de l’AECSEL
Discipliner la littérature, j’ai eu le plaisir
d’animer une table ronde sur le thème de
l’interdisciplinarité avec plusieurs collègues de l’UQAM.
L’idée pour moi était d’offrir aux propos tenus dans
la journée une image en miroir où des chercheurs issus
de disciplines voisines des études littéraires viendraient
éclairer de leurs propres lumières ce champ que,
durant toute la journée, de jeunes chercheurs avaient
tâché d’ouvrir à l’autre. Je me demandais, en fait, ce
que les sciences des religions (à travers Jacques Pierre
et Ève Paquette) et la sociologie (à travers Jean-François
Côté) auraient à dire sur leur propre rapport à l’objet
littéraire. Je voulais aussi savoir, grâce à Monique
Régimbald-Zeiber, comment la peinture traitait et s’appropriait l’écriture comme matériau.
Archibald, Samuel. « Avant-propos : ce qu’il faut d’indiscipline… », Interdisciplinarités / Penser
la bibliothèque, Postures, 2011, p. 11 à 16.
12
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
Comme cela arrive souvent dans ces cas-là, les choses ne se sont pas
déroulées exactement comme prévu. Loin de jouer les bons soldats
d’une armée d’occupation venue investir de son regard le territoire
littéraire, chacun a, à mon sens, livré une réflexion très personnelle
sur la place de la littérature dans sa réflexion, sa pratique, sa vie. Nous
nous sommes ainsi entendus raconter, avec humour, comment l’art
avait été pour Monique Régimbald-Zeiber une façon de dépasser une
résistance instinctive à la prose d’Anne Hébert ; avec spontanéité, par
Jean-François Côté, comment l’amour d’écrivains comme Poe, Stein
et Kerouac s’imposait comme la pierre d’achoppement d’un rapport
de chercheur à la culture américaine ; avec finesse, par Ève Paquette,
comment la littérature s’imposait à la fois comme un contrepoint et
comme une région limitrophe à sa réflexion sur les mythes contemporains ; et, avec grâce, par Jacques Pierre, comment les questions de la
construction du sens et de l’interprétation soulevées tout spécialement,
mais pas uniquement, par le fait littéraire finissent invariablement par
déborder du cadre d’une manifestation culturelle phénoménale et transitoire pour intéresser l’intégralité de notre rapport au monde.
Il n’y eut pas, donc, de négociation entre les études littéraires et les
disciplines hôtes quant à leur souveraineté sur un ensemble d’objets,
ni de débat, irénique ou orageux, sur la part qui reviendrait à chacun
au sein de la méthodologie mouvante des études interdisciplinaires.
Au lieu de cela, une notion est apparue et a intégré la discussion d’une
manière si naturelle que je n’arrive plus à me souvenir de la bouche de
qui, exactement, elle est sortie 1.
L’indiscipline.
C’est une idée séduisante avec laquelle j’aimerais jongler ici.
L’indiscipline dont il fut question ce jour-là et que l’on verra travailler en ces pages n’est pas le contraire de l’interdiscipline. Elle n’est pas
un « tout se vaut » anarchique à opposer crûment aux grandes avenues
transdisciplinaires qu’ont représentées et que continuent de représenter, chacune en son lieu et en son temps, la sémiologie, le poststructuralisme et les études culturelles (et auxquels on a souvent et à tort
reproché, du reste, un laisser-aller méthodologique). Se déployant
moins au niveau des macrostructures de recherche que sur un terrain
individuel et subjectif, l’indiscipline devrait être considérée comme
l’attitude, voire la sensibilité spécifique, qui amène une chercheure ou
un chercheur à s’engager sur la voie de l’interdisciplinarité.
1 Je crois que c’est venu de Monique Régimbald-Zeiber, mais qu’on me pardonne si je me trompe.
Dans cette optique, l’indiscipline ne devrait pas non plus être perçue comme une incapacité, chez celle ou celui qui la pratique, à fonctionner au sein d’un champ disciplinaire précis, mais plutôt comme
une intériorisation profonde des usages et potentialités de celui-ci, de
même qu’une acceptation sereine de ses limites. Voyons l’indiscipline,
d’une main, comme ce regard qui admet qu’un angle disciplinaire
ne saurait épuiser la portée de son objet et, de l’autre, comme une
volonté de ne pas laisser cette portion congrue d’altérité dans l’œuvre
lui échapper complètement, quitte à en poursuivre très loin la trace.
En effectuant d’impressionnantes trajectoires transdisciplinaires sur
la piste d’objets ou de pratiques invitant à de tels périples, les textes ici
rassemblés témoignent tous, à différents degrés, de cette indiscipline.
Indiscipline de Julie Deckens, qui, en lisant Rilke, Apollinaire,
Desnos, Jouve et Bachmann, accompagne la figure d’Orphée le temps
de quelques entrechats des deux côtés de cette ligne de faille qui sépare
et réunit tout à la fois, dans la poésie franco-allemande du XXe siècle,
poésie et musique, musicalité poétique et poésie musicale.
Indiscipline musicale, encore, que celle de Thibault Gardereau,
qui, reconstituant le wagnérisme personnel de l’écrivain et occultiste
Joséphin Péladan, en arrive à une radiographie imposante de la présence de Wagner dans l’imagination littéraire du XIXe siècle.
Indiscipline de Sandrine Galand, qui revisite l’essai La Chambre claire
de Roland Barthes et les notions, désormais classiques en ce qui a trait
à la photographie, de punctum, de studium et de ça a été. Empruntant à
la psychanalyse de Serge Tisseron et à la philosophie de l’art de DidiHuberman, elle réévalue avec justesse la place parfois indue occupée
par la pensée de Barthes dans la réflexion littéraire sur la photographie.
Indiscipline de Marie-Pierre Bouchard, qui, partie sur la piste de
l’homme-crocodile, mythe matérialisé dans le roman Mon oncle du
Congo de l’écrivaine belge Lieve Joris, en arrive à une compréhension
d’une grande acuité du concept de « bouc émissaire », tel que l’a construit
l’anthropologie de René Girard, et de la mécanique sacrificielle qui est
aux sources de la violence postcoloniale.
Indiscipline paradoxale que celle de Rosemarie Fournier-Guillemette,
qui, avec Benjamin, Meschonnic, Mounin, Oseki-Dépré et Steiner, entre
autres, parvient à situer la traductologie au confluent des études littéraires et de la linguistique, et à cerner ainsi un champ disciplinaire, tout
en laissant librement sa réflexion éclore en considérations plus vastes sur
la mobilité des cultures et le caractère fluide de l’idée même d’altérité.
13
Avant-propos : ce qu’il faut d’indiscipline…
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
L’indiscipline que je veux saluer ici naît de travaux menés avec
application et intuition, minutie et audace, assurance et hésitation,
et toujours, sans doute, en équilibre entre ces postures opposées.
L’indiscipline est une aptitude de voyage qui naît de la maîtrise d’un
territoire précis, d’une capacité de l’interprète, pour reprendre la belle
expression de Ricœur, à « se mettre en route vers l’orient du texte 2 ».
Elle n’est peut-être finalement que le sobriquet un peu canaille d’un
autre mot, « ouverture », dont on trouvera des exemples lumineux dans
les pages qui suivent.
2 Paul Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 156.
Julie Dekens
Musicalité poétique
et poésie musicale
dialogue entre les arts sous l’égide d’Orphée
dans la poésie franco-allemande du xx e siècle
D
ans l’un des articles son Dictionnaire, Pierre
Brunel note qu’« Orphée n’est pas seulement la figure du musicien, il est l’amant de
la musique, et cette lyre qu’il tient à la main
est sa maîtresse » (Brunel, 1988, p. 1093). Dans ce mythe 1, en
effet, la musique est essentielle : elle intervient dans l’épisode
de la descente aux enfers où le héros charme les divinités de
l’Hadès et obtient la permission de remonter avec Eurydice,
dans celui de l’expédition des Argonautes et dans celui de sa
mort où, malgré la violence des ménades, Orphée continue à
chanter. Selon Eva Kushner,
[Orphée] en est venu à représenter les dons les plus
caractéristiques de l’esprit grec : la musique qui apaise
et qui transforme, la parole qui persuade, la poésie si
indissolublement liée à la musique, et qui peut exprimer
les louanges des dieux et l’histoire des choses depuis les
origines. (Kushner, 1961, p. 53.)
1 Nous travaillons à partir de la définition de Gilbert Durand : « Le mythe
apparaît comme un récit (discours mythique) mettant en scène des personnages, des décors, des objets symboliquement valorisés, segmentables
en séquences ou plus petites unités sémantiques (mythèmes) dans lesquels
s’investit obligatoirement une croyance […] » (Durand, 1979, p. 34).
Dekens, Julie. « Musicalité poétique et poésie musicale : dialogue entre les arts sous l’égide
d’Orphée dans la poésie franco-allemande du XXe siècle », Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque, Postures, 2011, p. 17 à 32.
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
Sans la musique, le mythe n’est rien, car elle est ce qui permet au
chantre de Thrace de révéler sa puissance. Au XX e siècle, les poètes
reprennent le principe selon lequel « l’antiquité est à tout le monde »
(Egger, 2007, p. 875) et plongent leur esthétique dans un récit qui met
au premier plan la problématique de la musicalité et interroge les possibilités d’enchanter le monde par le son. Or, si l’on prend les travaux
de Michèle Finck, il apparaît que le texte poétique du XX e siècle se
nourrit de cette tension entre attrait et répulsion de la musicalité : le
poète serait l’« inventeur d’une acoustique » (Finck, 2004, p. 9) qui
confère au lecteur une importance particulière, car il n’y a « pas de poésie sans qu’un être soit présent dans chacune des cellules phoniques,
rythmiques et silencieuses de son verbe » (Ibid., p. 20). Si autrefois la
mélopée d’Orphée était synonyme de magie et de pouvoir, qu’en est-il
à l’époque moderne ?
En Europe, la voix d’Orphée ne s’est jamais tue : elle appartient
à la catégorie des « perceurs de frontières 2 » (Gracq, 1967, p. 154) qui
traverse à la fois le temps et l’espace. En France, en Allemagne et en
Autriche, la mélodie orphique persiste malgré le temps qui la sépare de
son origine, notamment dans l’œuvre de Guillaume Apollinaire, Robert
Desnos, Pierre-Jean Jouve, Ingeborg Bachmann et Rainer Maria Rilke.
Chez ces cinq poètes modernes, Orphée prend une importance toute
particulière : Le Bestiaire ou cortège d’Orphée d’Apollinaire se trouve être
le seuil d’une œuvre poétique majeure ; les poèmes « La Caverne » et
« La Voix » de Desnos interrogent de façon originale le mythe ; les deux
« Orphée » de Matière céleste de Jouve ainsi que « Dunkles zu sagen »
d’Ingeborg Bachmann nous plongent au plus profond des Enfers ; les
pièces 1, 3 et 26 de la première partie des Sonnets à Orphée de Rilke sont
autant d’invitations à communier avec le chantre de Thrace.
Pour eux, Orphée est une voix, « la voix que la lumière fit entendre »
(Apollinaire, 1972, p. 145) et « la voix qui vient de si loin » (Desnos,
1999, p. 1163), autrement dit un personnage qui se caractérise avant
tout par le chant. Cette voix est tendue entre beauté (l’amour d’Orphée
pour Eurydice, la magie de la lyre) et horreur (les enfers, la mort des
personnages et la violence des ménades), une tension productrice de
sens, car il apparaît qu’Orphée et la musique ne semblent pas se départir de ce combat manichéen 3.
2 L’expression est certes sortie de son contexte car Julien Gracq l’utilise à propos de la littérature
comparée, mais il semble toutefois qu’elle s’applique très bien au fonctionnement du mythe en
général et d’Orphée en particulier, notamment dans un corpus tel que le nôtre, tant dans l’espace
francophone que germanophone.
3 Il existe une « dualité de la musique » (Finck, 2004, p. 13) que l’on retrouve dans les mythes fondateurs
de la musique, où les contraires coïncident entre une face lumineuse et une seconde, ténébreuse.
Selon M. Finck, la musique fonctionnerait comme une Janus bifrons (Ibid., p. 12), où la face obscure
serait une menace pour la poésie. Cette tension se retrouverait d’ailleurs dans les dieux inventeurs de
la poésie, Apollon et Hermès, Apollon associant musique, lumière et vérité, Hermès « infléchi[ssant] la
musique vers la nuit, la magie, la ruse, le mensonge, l’éros et la mort. » (Id.)
Le Chant de deuil :
Orphée pleure Eurydice
Dans la majorité des réécritures du mythe, que ce soit au XXe siècle
ou à d’autres époques, une caractéristique perdure : Orphée chante,
non son bonheur, mais son malheur absolu, le deuil d’Eurydice. C’est
donc un chant désespéré qui mêle mort et souffrance : chez Jouve,
la harpe d’Orphée aux « sons si expirants » « pleur[e] [d]es accords »
( Jouve, 1995, p. 155), tandis que Bachmann « ne sai[t] dire que l’obscur » 4 (Bachmann, 1978, p. 32). Le poème se transforme en élégie
adressée à cet autre à jamais perdu que le « je » poétique essaie de ne
pas oublier :
N’oublie pas que toi aussi, soudain,
ce matin-là, quand ta couche
était encore humide de rosée et que l’œillet
dormait sur ton cœur,
tu vis le fleuve noir
qui passait à tes côtés 5.
(Bachmann, 1978, p. 38.)
Eurydice est celle pour laquelle Orphée chante et son souvenir hante
les poèmes : Desnos l’a perdue dans « La Caverne » où il ne retrouve
que « sa piste » (1999, p. 1163), Jouve s’adresse à cet « Amour vertigineux qu[’il] ne peu[t] revoir / Pour la sauver des morts » (1995, p. 155),
Bachmann entretient le contact avec un « tu » discret 6 et Rilke dédie ses
poèmes à une jeune danseuse décédée, Wéra Ouckama Knoop 7.
Le chant de deuil évoque la souffrance du jeune homme : les cris,
les pleurs, le désespoir. Le premier « Orphée » de Jouve se transforme
ainsi en litanie : « Que c’est la voie l’ineffable voie la voie trouvée » ;
« les fumées les fumées les fumées les fumées » (1995, p. 155). Les répé4 Toutes les traductions d’Ingeborg Bachmann sont de l’auteur : « weiß ich nur dunkles zu sagen. »
5 « Vergiß nicht, daß auch du, plötzlich, / an jenem Morgen, als dein Lager / noch naß war von
Tau und die Nelke / an deinem Herzen schlief, / den dunklen Fluß sahst, / der an dir vorbeizog. »
(Bachmann, 1978, p. 38.)
6 Le texte de Bachmann est ponctué de marques de la première et de la deuxième personne. La
première personne, sujet des verbes, est bien celle qui agit : le « je » est placé au centre du poème
puisque le « tu » n’est en position syntaxique de sujet qu’à une reprise. Le choix d’Ingeborg Bachmann est aussi conforté dans l’utilisation des articles possessifs : si les sept « dein- » prennent le pas
sur l’absence de « mein- », ils sont surtout en position de complément, encore une fois. Le « tu »
est ainsi majoritairement passif, il se positionne par rapport au « je » et non inversement. S’il reste
l’interlocuteur du « je » poétique, le « tu » n’a pas la parole et c’est bien ce qui fait sa discrétion :
Eurydice ne chante pas chez Bachmann, elle reste muette, enfermée dans son rôle de spectre qui
marche dans les traces d’Orphée.
7 Dans Les Sonnets à Orphée, toute référence à Eurydice a disparu. De la figure féminine ne persiste
qu’une mention discrète, le nom d’une jeune danseuse décédée trop tôt et qui a inspiré à Rilke son
recueil. Dans le mythe, Eurydice motive le chant d’Orphée : c’est par sa disparition que le chantre
de Thrace descend aux Enfers, charme les divinités de l’Hadès et révèle la puissance magique de sa
lyre. Ici, nous assistons au même phénomène autour de la figure de Wéra Ouckama Knoop, la « belle
amie d’enfance » (Rilke, 2006, p. 149) à qui est adressé le sonnet I, 25 et l’ensemble du recueil.
19
Musicalité poétique et poésie musicale : dialogue entre les arts
sous l’égide d’Orphée dans la poésie franco-allemande du xx e siècle
20
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
titions sans ponctuation juxtaposent les sons et la douleur : une musicalité lugubre ressort alors de ces vers qui laissent une grande place au
deuil jamais véritablement terminé, à tel point que le « je » en appelle à
sa propre mort : « Lacérez-moi de vos dents » (ibid., p. 156). La cascade
de supplices que l’on retrouve dans le poème de Jouve s’apparente
dès lors au chant d’Orphée décrit par Ovide dans le dixième livre des
Métamorphoses 8 lorsque le héros tente une descente dans l’Hadès ou
essaie de dépasser sa propre disparition :
Horribles creux offerts à tous les vents
Suavités bombées et chaudes et l’odeur
De marécage et de rose sous les cratères
Qui mordent !
( Jouve, 1995, p. 156.)
Le poème de Jouve est une descente vers le néant de la mort, mais
aussi une descente en soi-même, puisque cet « Orphée » opère une
transition entre le « il » du début, à valeur indéfinie, et le « je » de la
deuxième partie, où Orphée et le poète se confondent :
Une harpe ayant plusieurs cordes brisées
Mais résistante de couleur et d’or sur le fond bleu
Acharnée, et des mains coupées
Touchent en pleurant les accords,
Il se fait parfois des sons si expirants
Il s’ouvre en cet instant des volcans si terribles
Et tant de mâle ciel est architectural
Avec le calme et l’éternelle nudité,
Que c’est la voie l’ineffable voie la voie trouvée.
[…]
Je tremble je faiblis je la vois et je veux
La voir… elle retombe nue aux gémonies.
( Jouve, 1995, p. 156.)
Ainsi, le « je » poétique prend les attributs du chantre de Thrace,
notamment dans son rapport avec les femmes — peut-être devrait-on dire
la femme, qu’elle soit nommée, comme l’Hélène des Années profondes, ou
non, comme ici — ainsi que dans celui qu’il entretient avec la mort.
8 « Il osa descendre par la porte du Ténare jusqu’au Styx; passant au milieu des peuples légers
et des fantômes qui ont reçu les honneurs de la sépulture, il aborda Perséphone et le maître du
lugubre royaume, le souverain des ombres; après avoir préludé en frappant les cordes de sa lyre il
chanta ainsi […]. Tandis qu’il exhalait ces plaintes, qu’il accompagnait en faisant vibrer les cordes,
les ombres exsangues pleuraient; Tantale cessa de poursuivre l’eau fugitive […]. Alors pour la
première fois des larmes mouillèrent, dit-on, les joues des Euménides, vaincues par ces accents; ni
l’épouse du souverain, ni le dieu qui gouverne les enfers ne peuvent résister à une telle prière; ils
appellent Eurydice; elle était là, parmi les ombres récemment arrivées; elle s’avance, d’un pas que
ralentissait sa blessure. » (Ovide, 1992, pp. 320-322.)
Ce dernier est une des thématiques centrales de son œuvre. En effet,
si elle n’est pas exclusive à Orphée chez Jouve, elle est particulièrement
approfondie dans le cadre du mythe : « [l]e sentiment de l’imminence
de la mort […] apparaît comme nécessaire à la création poétique. Parce
qu’elle nous met en face de nos limites, la mort force l’esprit à l’achèvement des formes. » (Kushner, 1961, p. 275.) Le poète est sensible à
cet aspect du mythe, car il y trouve une profondeur créatrice fascinante. Comme la figure mythique, Jouve brandit à la fin de ce poème
« La lyre tout en haut tenant son chant tué » ( Jouve, 1995, p. 156), seul
espoir : la poésie vainc la cacophonie des ménades.
Chez Bachmann ou Desnos, les ténèbres sont omniprésentes (« les
flocons noirs de l’obscurité 9 » (Bachmann, 1978, p. 38) ; « Il descend
dans la nuit » (Desnos, 1999, p. 1163) : en entrant dans le poème, le
lecteur pénètre lui aussi dans les profondeurs de la terre, cette fameuse
caverne évoquée par Desnos. Du mythe, il ne reste que la peur, qui
guide les pas du « je » dans cet au-delà dépourvu d’espoir. L’angoisse
transparaît alors dans le chant, notamment dans le jeu des rimes
du sonnet de Desnos, entre « Orphée » et « hantée », et le lecteur est
conduit au plus profond des enfers du mythe :
Voici dans les rochers l’accès du corridor,
Il descend, dans la nuit, au cœur de la planète.
(Desnos, 1999, p. 1163.)
Seuls Rilke et Apollinaire semblent capables de nous ramener vers
la surface, puisque chez eux persistent l’espoir et l’envie de retrouver le
chant pur du mythe originel, sans toutefois basculer dans les ténèbres
éternelles. L’Orphée rilkéen se caractérise ainsi par l’élévation :
Ô pur surpassement !
Oh ! mais quel arbre dans l’oreille du chant d’Orphée 10 !
(Rilke, 2006, p. 100-101.)
Le mouvement ascendant, appuyé notamment par l’utilisation des
points d’exclamation, n’est absolument pas gratuit. En effet, si les textes
de Jouve nous transportent vers le bas, ici le poète choisit au contraire
d’évoquer la remontée, dès le premier poème de son recueil. Ce qui
compte dans le mythe pour Rilke, c’est précisément l’ascension, celle
du « je » poétique, du chant et d’Orphée.
Celui d’Apollinaire n’évoque quant à lui à aucun moment les enfers
dans Le Bestiaire. De la magie d’Orphée ne persiste que la puissance de
9 « der Finsternis schwarze Flocken ».
10 « O reine Übersteigung ! / O Orpheus singt ! O hoher Baum im Ohr ! »
21
Musicalité poétique et poésie musicale : dialogue entre les arts
sous l’égide d’Orphée dans la poésie franco-allemande du xx e siècle
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
la musique : « Mes doigts sûrs font sonner la lyre » (Apollinaire, 1972,
p. 146). Il est ainsi assez clair que pour le poète français, Orphée n’est
pas qu’un amoureux désespéré. Il ouvre aussi à la lumière d’Apollon,
à la beauté de l’art et celle de la vie. La musique, élément essentiel du
mythe, serait peut-être l’un des moyens de parvenir à la perfection.
D’ailleurs, on notera que, de tout notre corpus, seuls Apollinaire et
Rilke respectent le système traditionnel des rimes 11. Cette différence
est essentielle, car les liens que ces derniers établissent entre musicalité
et poésie ne sont pas du tout les mêmes que chez les autres auteurs.
Chez Apollinaire, on observe une grande confiance dans le mythe et
la musique. Dès l’ouverture de son recueil consacré à Orphée, le poète
demande d’« Admire[r] le pouvoir insigne / Et la noblesse de la ligne »
(Apollinaire, 1972, p. 145) et de suivre ses « doigts sûrs qui font sonner
la lyre » (ibid., p. 146). Ici, pas de doute : Orphée est resté un enchanteur, un héros grec qui maîtrise le chant et les hommes. De même,
Rilke loue les possibilités du chant, qu’il considère comme une condition de l’existence du poète 12, comme il l’a écrit dans ses Lettres à un
jeune poète. Pour lui, Orphée est le chant, car « Quand cela chante, c’est
Orphée 13. » (Rilke, 2006, p. 109), mais ce n’est pas un chant qui plonge
dans l’angoisse métaphysique : il conduit au cœur même de la poésie
et des interrogations esthétiques. Son chant est avant tout apollinien,
alors que chez Bachmann et Jouve, il est surtout dionysiaque :
Apollon, en tant que dieu de toutes les facultés créatrices de formes, est
en même temps le dieu divinateur. Lui qui, d’après son origine, est « l’apparaissant » rayonnant, la divinité de la lumière, il règne aussi sur la belle
apparence du monde intérieur de l’imagination. La vérité supérieure, la
perfection de ces états en contraste avec la réalité quotidienne lacunairement intelligible, la conscience profonde de la réparatrice et salutaire
nature du sommeil et du rêve, sont symboliquement l’analogue, à la fois,
de l’aptitude à la divination, et des arts par lesquels la vie est rendue
possible et digne d’être vécue. […] cette pondération, cette libre aisance
dans les émotions les plus violentes, cette sereine sagesse du dieu de
la forme. Conformément à son origine, son regard doit être « solaire » ;
même lorsqu’il exprime le souci ou la colère, le reflet sacré de la vision
de beauté n’en doit pas disparaître. (Nietzsche, 1994, p. 49-50.)
Le chant harmonieux, issu du dieu de la Beauté et de la Perfection, représente l’idéal de la poésie, depuis l’origine. En effet, la lyre d’Apollon,
confiée à Orphée, est dans la littérature latine ce qui permet à Orphée de
11 Desnos respecte les rimes dans son sonnet « La Caverne », mais le deuxième poème de notre corpus — « La Voix » — s’en passe. L’utilisation discontinue du système rimique par Desnos le place à
part. Apollinaire et Rilke en font un usage bien plus régulier, notamment dans les textes qui nous
intéressent.
12 « Gesang ist Dasein. » (Rilke, 2006, p. 104-105.) Traduction personnelle : « Le chant est existence ».
13 « ists Orpheus, wenn es singt. » (p. 108)
faire se mouvoir la nature et d’émouvoir les dieux eux-mêmes. Or, dans
Les Sonnets de Rilke, le chant est un principe organisateur du son et du
monde : grâce à Orphée, le silence se fait et le monde écoute (I, 1).
Le principe dionysien de la musique, s’il n’en reste pas moins présent
aux côtés de l’apollinisme 14, s’éclipse parfois dans ces vers, pour mieux
mettre en valeur cette perfection idéale que le poète tente d’approcher
en reprenant le mythe d’Orphée.
Mais quand la poésie rejoint l’aspect dionysiaque de l’écriture 15,
c’est pour que le chant de deuil se concentre sur la violence du monde.
On ne peut les séparer. L’harmonie naît de la cruauté, comme dans le
récit originel. Ainsi, Apollinaire reprend le mythe d’Hermès dans la
représentation d’une tortue-lyre (les cordes de l’instrument auraient été
façonnées par le jeune dieu à partir des boyaux de l’animal), la « voix »
de Desnos traverse « les fracas de la vie et des batailles, / L’écroulement
du tonnerre et le murmure des bavardages » (Desnos, 1999, p. 1171) et
la violence des « Vulves féroces » ( Jouve, 1995, p. 156) déchire l’Orphée
de Jouve : la musique bascule dans le bruit le plus anarchique, symbolisé dans le mythe antique par les ménades, servantes de Dionysos,
dont les cris sont rendus par l’utilisation d’exclamatives dans le premier poème de Jouve. Il n’est donc pas seulement question d’harmonie
ici, mais bien de vacarme assourdissant, comme si le bruit (« Ménades
de sommeil qui hurlez à la mort » ( Jouve, 1995, p. 158) tentait de remporter la bataille engagée contre le chant — incarné par Orphée. Dans
le mythe, l’harmonie apollinienne remportait la victoire, puisque la
tête du chanteur persistait malgré la mort. Ici, il y a une véritable mise
en danger du son.
Cette crise est essentielle, car pour Jouve, poésie et musique sont
intimement, ou plutôt originellement liées : « C’est, en fait grâce à la
musique, qui est pour lui comme une langue maternelle, que Jouve
entrera en poésie. » (Bonhomme, 2008, p. 26.) La victoire des ménades,
symboles du chaos et du bruit brut, incarne de ce fait l’angoisse la
plus pure. Pour le poète qui entend fonder l’écriture dans le sang 16, la
musique est « ce contrepoint des douleurs et des chairs. » (Bonhomme,
2008, p. 221) Le mythe d’Orphée est pour lui ce qui lui permet de
rejoindre non seulement l’origine poétique, mais aussi — et surtout —
14 Selon Nietzsche, « [c]es deux instincts si différents s’en vont côte à côte, en guerre ouverte le plus
souvent, et s’excitant mutuellement à des créations nouvelles, toujours plus robustes, pour perpétuer en elles le conflit de cet antagonisme que l’appellation « art », qui leur est commune, ne fait
que recouvrir ; jusqu’à ce qu’enfin, par un miracle métaphysique de la « Volonté » hellénique, ils
apparaissent accouplés ». (Nietzsche, 1994, p. 47.)
15 Pour Nietzsche, « la musique dionysienne faisait naître en eux l’effroi et le frisson ». (Ibid., p. 55.)
16 « De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce que l’on écrit avec son propre sang. Écris avec du sang
et tu apprendras que le sang est esprit. » (Bonhomme, 2008, p. 74.)
23
Musicalité poétique et poésie musicale : dialogue entre les arts
sous l’égide d’Orphée dans la poésie franco-allemande du xx e siècle
24
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
la source vitale. Comme pour un pacte faustien, le sang scelle le lien
entre les deux parties : poète et poésie.
La trace étouffée du son :
le mutisme d’Orphée ?
Cette mise en danger est aussi un risque, celui qui, outre le bruit et
la cacophonie, expose Orphée dans ces quelques poèmes à ce qui peut
en apparence sembler être son pire ennemi : le son s’étouffe, petit à
petit, jusqu’à mourir. Comme le montre Martin Heidegger dans ses
Chemins qui ne mènent nulle part, à partir d’une citation d’Hölderlin, le
lecteur et le « je » poétique partent sur les « trace[s] du dieu enfui », ce
que Rilke nomme la « trace infinie 17 » (Rilke, 2006, p. 151). Cette métaphore est aussi présente dans le sonnet de Desnos : « Eurydice est passée par là, voici son pied / Dans la terre marquée mais la piste se brise »
(Desnos, 1999, p. 1163) ; et plus loin « Ces autres pas qui vont ailleurs
sont ceux d’Orphée » (id.). De fait, il ne reste justement d’Orphée et du
mythe qu’un son étouffé, cette « voix qui vient de si loin » évoquée par
Desnos dans le second poème. Le chant d’Orphée n’est plus la mélopée envoûtante des Métamorphoses d’Ovide : « Le bruit du monde ici se
dissout et s’endort » (id.). La régularité du vers, le balancement binaire et
les jeux sonores (allitération en [s] et assonance en [i]) participent à cette
atténuation générale. De la même manière, toujours dans « La Caverne »,
le vacarme est assourdi : la ménade 18 « s’endort dans le bois interdit »
(Desnos, 1999, p. 1163). Le sommeil est ce qui fait basculer le poème
dans le monde du rêve, et non plus le chant, comme chez Apollinaire
qui évoque dans « La Tortue » le « cortège » du titre du recueil :
Les animaux passent aux sons
De ma tortue, de mes chansons.
(Apollinaire, 1972, p. 146.)
Ici, pas d’assourdissement : Apollinaire charme les êtres par son chant,
alors que chez Desnos, l’envoûtement ressemble plutôt à une chute
dans un état second, comme lors des expériences d’hypnose dont il
était adepte. La poésie se trouve dans cet endroit mystérieux où le son
s’atténue jusqu’à ne devenir qu’un souvenir lointain, comme dans les
rêves où la réalité perd de sa puissance.
Chez Jouve aussi le sommeil gagne des vers pourtant dominés en
apparence par le bruit : les « Ménades retentissantes » ( Jouve, 1995,
p. 158) du premier vers se transforment en « Ménades de sommeil qui
17 « Du unendliche Spur ! » (Rilke, 2006, p. 150)
18 L’emploi du singulier est significatif, puisque dans le mythe ces femmes sont en groupe.
hurlez à la mort » (id.). Si la cacophonie persiste avec l’utilisation du
verbe « hurlez », il est clair qu’un léger assourdissement vient perturber
la reprise du mythe. Le texte est envahi par le « calme » de l’avant-dernier vers de la première strophe :
Il s’ouvre en cet instant des volcans si terribles
Et tant de mâle ciel est architectural
Avec le calme et l’éternelle nudité,
Que c’est la voie l’ineffable voie la voie trouvée.
(Ibid., p. 155.)
Dans la suite du texte, la voix du « je » s’éteint presque à la troisième
strophe, « Je tremble je faiblis je la vois et je veux / La voir… » (id.),
jusqu’à ne devenir qu’un souvenir persistant à l’oreille du poète et du
lecteur. Rilke insiste particulièrement sur cet aspect : chez lui aussi,
le chant d’Orphée n’est qu’une trace assourdie, ce qui est d’ailleurs
renforcé par la construction même du recueil, adressé à un personnage qui ne parle pas. En effet, dans Les Sonnets, Orphée n’a jamais
véritablement la parole : le « je » poétique se distingue du « il », celui
qu’il nomme « dieu-chanteur 19 » (Rilke, 2006, p. 103). Rilke engage un
monologue avec lui, sans que ne nous parvienne directement le chant
d’Orphée : nous n’en percevons que ce que le troisième sonnet évoque
dans le dernier vers, « Rien d’autre qu’un souffle. Une brise en Dieu.
Un vent 20. » (Ibid., p. 105.)
Le risque principal pour le mythe est alors peut-être de disparaître
tout à fait avec ce souffle persistant : dans ces textes, et plus particulièrement dans Les Sonnets à Orphée, le silence menace sans cesse. Ainsi,
dans le premier poème de Rilke, lorsque Orphée chante, le monde
est plongé dans un profond silence : « Et tout s’est tu 21. » (Rilke, 2006,
p. 101). De même, dans « La Caverne » de Desnos, « le bruit du monde
ici se dissout et s’endort » (Desnos, 1999, p. 1163). Si l’univers se tait dès
qu’Orphée entre en scène, il ne semble pas toutefois que les hommes
soient capables de comprendre le sens de ce soudain mutisme : seul
le poète peut saisir les sons étouffés qui parviennent jusqu’à lui. Ainsi,
les questions de Desnos, notamment la dernière « Ne l’entendez-vous
pas ? » (ibid., p. 1171), résonnent comme un appel désespéré à l’humanité.
Comme souvent, le poète issu de la tradition orphique se transforme en
messager et apporte aux hommes le sens de ce qu’ils ne peuvent comprendre : Desnos répète alors ce que lui a confié « la voix » : « Elle dit “ la
peine sera de peu de durée ” / Elle dit “ la belle saison est proche ” » (id).
19 « Singender Gott. » (Rilke, 2006, p. 102)
20 « Ein Hauch um nichts. Ein Wehn im Gott. Ein Wind. » (Ibid., p. 104)
21 « Und alles schwieg. » (Ibid., p. 100)
25
Musicalité poétique et poésie musicale : dialogue entre les arts
sous l’égide d’Orphée dans la poésie franco-allemande du xx e siècle
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
C’est aussi le cas d’Apollinaire qui apporte « la voix que la lumière
fit entendre » (Apollinaire, 1972, p. 145), de Bachmann qui affirme
connaître « du côté de la mort la vie » (Bachmann, 1978, p. 32), l’une des
caractéristiques essentielles du mythe, et de Rilke qui entend « accueillir
le chant 22 » (Rilke, 2006, p. 101). Dans Les Sonnets, le silence est un instant
essentiel, où poète et lecteur peuvent méditer ensemble, au sein même
des poèmes, ou bien entre chaque pièce. Le silence, comme en musique,
n’est pas l’absence de sens comme il est l’absence de son : il est ce qui
crée le sens, exactement comme le chant est, selon Rilke, « créateur » 23
(ibid., p. 151).
L’ère du soupçon
Ce qui naît ici, ce n’est pas seulement la place privilégiée du silence,
mais l’ébranlement de la musicalité. Ainsi, Apollinaire, qui en apparence
conservait sa confiance en elle, nous met en garde contre les « mortelles
chansons » des « volantes sirènes » (Apollinaire, 1972, p. 168), ces personnages mythologiques qui dans le recueil constituent le double inversé
d’Orphée, êtres maléfiques et inquiétants qui utilisent le son non pour
émerveiller, mais pour mettre en danger ceux qui les écoutent. Ainsi,
comme dans le mythe, la musique garde ici une face particulièrement
sombre, mais au lieu de l’attribuer à Orphée, Apollinaire décentre la
problématique et la place dans une autre figure. C’est certainement
pour la même raison qu’il ne retranscrit pas dans ce recueil la mort
d’Orphée ni la descente aux enfers. La face obscure de la musique est
évoquée autrement. Cette entreprise de déstabilisation de la musicalité dans le Bestiaire est extrêmement complexe, puisqu’elle passe par
la déconstruction de l’harmonie apollinienne : notons l’utilisation de
termes complexes qui contraste avec la simplicité générale du style,
la dislocation de la syntaxe, la dégradation de certains rythmes, etc. Il
apparaît que la confiance d’Apollinaire va à la poésie et non prioritairement à la musique. Comme il l’écrit dans L’Esprit Nouveau et les poètes,
« il serait dangereux du moins absurde […] de réduire la poésie à une
sorte d’harmonie imitative qui n’aurait même pas pour excuse d’être
exacte » (Apollinaire, 1991, p. 947). Il ne faut en aucun cas surestimer
l’importance de la musicalité dans les vers apollinairiens, et c’est certainement ainsi qu’il faut comprendre « le pouvoir insigne / Et la noblesse
de la ligne » (Apollinaire, 1972, p. 145). La « ligne » représente le dessin,
comme le soulignent les notes 24, mais aussi le vers, et dans le premier
22 « Dies zu empfangen. » (Rilke, 2006, p. 100.)
23 « dein erbauendes Spiel. » (Ibid., p. 150)
24 « Il loue la ligne qui a formé les images, magnifiques ornements de ce divertissement poétique. »
(Ibid., p. 175.)
quatrain du recueil, Apollinaire juxtapose écriture — muette puisque
figée sur la page du Bestiaire — et chant — nécessairement oral :
Orphée
Admirez le pouvoir insigne
Et la noblesse de la ligne :
Elle est la voix que la lumière fit entendre
Et dont parle Hermès Trismégiste en son Pimandre.
(Ibid., p. 145.)
Si vers et voix sont intimement liés, notamment par leur proximité
entre les vers deux et trois, ils n’en sont pas moins séparés. La poésie
refuse de se laisser abuser par la musique qui ne semble plus salvatrice.
Si les jeux sonores restent, Jouve et Bachmann se passent totalement de rimes. Ils restreignent le champ de la musique pour mieux
l’évoquer. À moins que, comme chez Desnos, la musique ne soit plus
qu’une voix, a capella ? Ceci expliquerait chez lui l’absence de lyre dans
ces deux poèmes. La puissance de la voix lierait alors d’autant plus
Orphée et le poète moderne, celui qui « dit » et celui qui « écoute ».
Ainsi, Bachmann « di[t] l’obscur 25» (Bachmann, 1978, p. 32), mais ne
chante pas. La parole aurait-elle pris le pas sur la mélopée ? Dans tous
les cas, aucun de nos auteurs ne tombe totalement sous le charme d’Orphée. Il ne reste que la dérision, l’angoisse ou le silence d’un mythe
qui ne nous parvient plus que par bribes : chez Apollinaire, la légèreté supplante la grandeur apollinienne ; chez Jouve, la harpe possède
« plusieurs cordes brisées » (Apollinaire, 1999, p. 155) qui entravent la
musique et empêchent l’enchantement ; chez Bachmann, le mutisme
menace l’instrument avec sa 26 « corde du silence 27» (Bachmann, 1978,
p. 32) ; tandis que chez Rilke, la lyre est devenue « étroite 28 » (Rilke,
2006, p. 105), pire, elle forme une « grille » 29 (ibid., p. 109). Comment
jouer dans ces conditions ?
Il ne reste alors à ces poètes qu’une seule possibilité : puisque le
souvenir du chant d’Orphée est suffisamment puissant pour revenir au
e
XX siècle, mais trop faible pour « traverse[r] les fracas de la vie et des
batailles » (Desnos, 1999, p. 1171) sans dommage, il ne faut pas tenter
de couvrir la voix d’Orphée. De toute manière, c’est peine perdue :
les ménades s’y essaient dans les réécritures de la mort du personnage,
mais le chant d’Orphée sort vainqueur… En tout cas chez Rilke : « tu
25 « Dunkles zu sagen. »
26 L’emploi du singulier est considérablement réducteur.
27 « Die Saite des Schweigens. »
28 « die schmale Leier » (Rilke, 2006, p. 104.)
29 « Der Leier Gitter » (Ibid., p. 108.)
27
Musicalité poétique et poésie musicale : dialogue entre les arts
sous l’égide d’Orphée dans la poésie franco-allemande du xx e siècle
28
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
chantes toujours encore 30 » (Rilke, 2006, p. 151). Chez Jouve, le poème
est plus ambigu. Il semble que la victoire des ménades soit totale,
puisqu’elles dominent le texte et que le chant d’Orphée est « tué »
( Jouve, 1995, p. 155).
En réalité, ce qui domine à présent est l’écoute : la relation s’inverse,
celui qui était autrefois actif devient passif. C’est notamment ce que
l’on retrouve dans « La Voix » de Desnos où le poète n’est plus actif,
mais passif :
Je l’écoute. Ce n’est qu’une voix humaine
Qui traverse les fracas de la vie et des batailles,
L’écroulement du tonnerre et le murmure des bavardages.
(Desnos, 1999, p. 1163.)
Rilke, lui, veut « érig[er] un temple dans l’écoute 31 » (Rilke, 2006,
p. 101). Le poète n’est donc plus nécessairement celui qui chante, il
acquiert un statut différent et ambigu puisque finalement, le texte n’est
pas production, mais reproduction. Les plaintes combinées d’Orphée et
du poète moderne se juxtaposent le temps du poème et nous pouvons
relire le vers de Bachmann « Tous deux nous nous plaignons maintenant 32 » (Bachmann, 1978, p. 32) avec un autre regard : Orphée,
Eurydice et le poète se superposent dans l’espace poétique moderne.
Ainsi, sous l’égide d’Orphée se crée un nouveau statut poétique :
« On a assisté à une métamorphose, c’est vrai, celle du mage provincial
en messager pour les Temps modernes. C’était la plus inattendue de
ses vocations. » (Brunel, 2001, p. 54.) Le poète ne chante plus nécessairement avec Orphée, il devient auditeur puis reproducteur du son. On
peut alors se demander ce que sont devenus les enchanteurs du siècle
précédent : il semble qu’à mesure que le temps progresse, les pouvoirs
magiques des poètes diminuent. À moins que l’enchantement ne se
situe à un autre niveau et que la fascination n’opère non plus dans
la puissance apollinienne, mais dans le chant dionysiaque. Le mythe
d’Orphée et sa réécriture sont peut-être bien ce qui permet — selon
le mot d’Eva Kushner dans sa conclusion — de « révéler certains traits
[du] tempérament littéraire » (Kushner, 1961, p. 347) de chaque auteur.
Plus qu’un motif, il est une « nécessité intérieure » (ibid., p. 348)… Le
rapport à la musique aussi.
30 « Dort singst du noch jetzt. » (Ibid., p. 150.)
31 « Tempel im Gehör. » (Ibid., p. 100.)
32 « Beide klagen wir nun. »
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Coll. Classiques de la philosophie. Paris : Le Livre de Poche, 224 p.
Thibault Gardereau
Musicalité et littérarité
Gesamtkunstwerk et wagnérie
L’influence du wagnérisme
en France au XIXe siècle
L
e wagnérisme, qui est prépondérant tant
pour Joséphin Péladan que pour son œuvre,
mit presque un demi-siècle à s’imposer en
France. Des premières tentatives à monter
ses opéras entre 1839 et 1842 à la consécration posthume 1
entre 1885 et 1888, notamment avec la publication de La
Revue wagnérienne, Richard Wagner connut les affres de
l’échec. Les représentations houleuses de Tannhäuser en
mars 1861 sont le reflet amer de ce long cheminement.
En effet, malgré un an de répétitions, ce fut un désastre :
le spectacle fut tant décrié par les critiques et par les compositeurs français qu’il n’y en eut que trois représentations. Au sortir de la première, Hector Berlioz, qui n’était
plus l’ami du compositeur germanique à ce moment-là,
1
Wagner est mort en 1883.
Gardereau, Thibault. « Musicalité et littérarité, Gesamtkunstwerk et wagnérie », Interdisciplinarités /
Penser la bibliothèque, Postures, 2011, p. 33 à 50.
34
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
rayonnait : la presse et le public n’étaient pas prêts pour la musique de
Wagner, et en particulier pour sa conception de l’œuvre d’art totale, de
l’allemand Gesamtkunstwerk.
Alors qu’au XVIIIe siècle les symphonistes épiloguaient sur la primauté
de la musique ou de la poésie, Wagner publia en 1851 un ouvrage intitulé Oper und Drama, exposant sa théorie du drame lyrique selon laquelle
la musique et la poésie doivent fusionner afin d’atteindre l’œuvre d’art
totale. Cette interpénétration devait mener l’auditeur-spectateur à la
synesthésie — définie comme une relation subjective et suggestive qui
s’établit spontanément entre une perception et une image appartenant
au domaine d’un autre sens —, dans le but de toucher son cœur et son
âme. De là, toute la mystique wagnérienne. Cette nouvelle esthétique se
décline autour de quatre grands principes moteurs : le passage sans rupture du récitatif à l’air, de la déclamation au chant ; la mélodie infinie,
unendliche Melodie ; la réhabilitation du rôle de l’orchestre ; et, enfin, l’utilisation du leitmotiv, dans le dessein de parvenir à l’harmonie globale
de l’œuvre. Cette conception wagnérienne se transcende à Bayreuth
puisque musique, poésie, théâtre, décor, costumes… y fusionnent en un
syncrétisme absolu.
Au XIXe siècle, seule l’élite littéraire y entrevit une possibilité novatrice aussi bien pour la musique que pour la littérature. C’est pourquoi Charles Baudelaire, Catulle Mendès, Paul Verlaine et Jules
Champfleury réhabilitèrent lentement le génie allemand après le
fiasco de Tannhäuser. En 1865, Théophile Gautier écrivit une nouvelle
intitulée « Spirite » dans laquelle ses héros s’entretiennent des œuvres
wagnériennes, cependant que le 15 avril 1869 parut l’article d’Édouard
Schuré qui faisait finalement connaître l’œuvre théorique et révolutionnaire de Wagner en France (Schuré, 1869, pp. 948-991). La même
année, Mendès, Auguste de Villiers de L’Isle-Adam et Judith Gautier,
la femme de Théophile, partirent en pèlerinage à Tribschen, où résidait le maître. Ils en revinrent pleins d’articles laudatifs, qui, une fois
publiés, permirent au wagnérisme de se répandre lentement dans les
milieux mondains, artistiques et littéraires.
En 1888, cet engouement ainsi que ce concept d’œuvre d’art totale
poussèrent le Sâr 2 Péladan 3 à assister en 1888 à trois auditions de
2 Péladan s’est attribué lui-même ce titre mythologique, ce qui n’est pas un cas rare à l’époque
puisque la fin du XIXe siècle fut féconde en dérives de ce genre.
3 Comme le Sâr Péladan est un personnage haut en couleur, dont la vie fut rocambolesque et sérieuse
à la fois, nous le présentons brièvement en citant Verlaine, qui lui-même cite Barbey d’Aurevilly,
car cette description apporte un nouvel éclairage à sa tentative de réaliser l’œuvre d’art totale : « J’ai
toujours fait en Joséphin Péladan la différence entre l’homme de talent considérable, éloquent, profond souvent, et que tous ceux capables de comprendre et d’apprécier doivent, sous suspicion de
mauvaise foi insigne, admettre sinon admirer au moins en grande partie, et le systématique, le sans
doute très sincère mais le certainement trop encombrant sectaire, qu’il se dénomme Sâr ou Mage, à
qui Barbey d’Aurevilly disait déjà dans une préface à son Vice suprême : n’usez donc de magie que de
celle du Talent… […]. Un bonnet d’astrakan, un pourpoint de soie, des bottes de chamois blanches,
et un manteau composaient son costume […] » (Verlaine, 1900, p. 201).
Parsifal à Bayreuth, suivies chacune de trois illuminations qui menèrent
à la création des trois ordres de la Rose-Croix, du Temple et du Graal 4,
mais qui eurent également deux autres conséquences. La première :
Péladan voulut dès lors être l’instigateur d’une littérature wagnérienne
en adoptant la méthode de composition et aussi la technie 5 musicale
dans l’écriture. La seconde : la publication en 1890 d’un récit sous la
forme d’un opéra : Cœur en peine 6. Quelques années plus tard, Péladan
inventa pour sa « pastorale kaldéenne », Le Fils des Étoiles (Péladan,
1895, p. 2), le néologisme wagnérie, qui devait désigner un nouveau
genre littéraire, largement influencé par la musique.
À l’aune de toutes ces informations, une série de questions nous
viennent à l’esprit : Pouvons-nous considérer Cœur en peine comme une
wagnérie ? Quelle est la capacité de représentation de la musique ? La
littérature a-t-elle su intégrer les modalités de la musique ou est-ce simplement une tentative de réalisation du mythe wagnérien de l’œuvre
d’art totale ? Pour mieux répondre à ces interrogations, nous étudions
dans le détail les correspondances formelles, les imbrications thématiques entre la musique et la littérature, et le rôle symbolique de la
musicalité vis-à-vis de la littérarité.
Pour une poétique fusionnelle :
musique et littérature
Ainsi, chez Péladan, le roman est construit comme une symphonie.
Les parties indiquent des mesures rythmiques auxquelles correspond
la narration : prélude, andante, allegro, adagio, largo, à l’exception du
dernier qui représente le final : « Le château de Rose-Croix » 7. De la
même façon que Wagner, qui remplace l’ouverture orchestrale par un
prélude complètement relié à l’histoire et distillant déjà l’atmosphère,
Péladan met en place tous les éléments de son drame wagnérien dans
4 Ce fut alors la renaissance du mouvement rosicrucien en France, qui était mort à la fin du XVIIIe siècle.
5 Le terme « technie » se rapporte aux lois du système harmonique que Péladan tente de transcrire
dans son récit.
6 Cœur en peine narre l’histoire de Bêlit, héroïne romantique et désespérée, qui est à la recherche de
l’amour. Un soir, alors qu’elle se promène sur la plage, elle décide de s’allonger sur un rocher près
de la mer pour se laisser aller à la contemplation. S’ensuit une valse d’émotions, de sentiments, de
réminiscences littéraires, de souvenirs d’enfances et de rétrospectives existentielles se juxtaposant
à des divagations, des états d’âme et des réflexions sur la vie et sur l’amour, jusqu’au moment où
une barque vient déposer, derrière une falaise dans une crique, un couple en train de se disputer.
La voix suave et chaleureuse de l’homme la séduit complètement, et elle intervient oralement
et invisiblement dans la discussion mouvementée et philosophique. C’est alors que se produit le
coup de foudre; l’homme est lui aussi attiré par le son de cette voix inconnue. Mais, malgré cela,
il repart avec sa maîtresse, et Bêlit s’évanouit. À son réveil, elle croit être la victime d’une hallucination, et un messager du Sâr Mérodack l’attend pour la conduire au château de la Rose-Croix où
elle aura trois révélations, répondant à ses interrogations existentielles. Notons au passage qu’il est
facile de se représenter un opéra dans la mesure où les actions se succèdent en une seule nuit et
que le décor est aisément concevable sur les planches d’un opéra.
7 Cette forme symphonique atypique pourrait s’apparenter à la symphonie numéro 1 en ré majeur de
Gustave Mahler puisque le schéma de sa symphonie est : lent, traînant, très confortable/puissant,
agité, mais pas trop rapide/solennel et mesuré, sans traîner/tourmenté, agité.
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Musicalité et littérarité, Gesamtkunstwerk et wagnérie
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
une scène d’exposition intitulée « Prélude ». Aussi, dans le premier
chapitre, titré « Le bain du soir », il brosse le portrait de l’océan et de
ses tumultes sonores ; dans le deuxième chapitre, « Douloir ! », il présente l’héroïne ; dans le troisième chapitre, « Le combat de Mérodack
contre Tamti », il introduit la fable mythologique à valeur symbolique
sur laquelle se base tout le récit ; puis, dans les quatrième et cinquième
chapitres, soit « La dette du R+C » et « L’appel de l’océan », il prépare
l’imbroglio. Viennent ensuite un « Andante de la vie morte », un « Allegro
du désir espéreur », un « Adagio du vain effort », un « Largo des voix dans
la nuit » et un final dont le rythme est syncopé, parfois lent, parfois
tout en accélération. La structure correspond bien à celle d’un opéra.
De même, contrairement au théâtre, qui apprête le dénouement dès la
fin de la grande scène du troisième acte, l’écrivain élabore le final du
récit à partir du quatrième mouvement. C’est donc dans le « Largo des
voix dans la nuit » que débute un long dialogue/duo (Péladan, 1890,
pp. 198-267) qui dure soixante-neuf pages. Ce procédé, dont la longueur est typique à Wagner et qui se retrouve dans tous ses opéras 8,
dénoue ici l’intrigue :
ELLE
Je suis lasse ; rentrons ; minuit est dépassé, et il nous faut une heure,
à votre ban [sic] rameur ; et puis au lit, mon amoureux.
LUI
La voix s’est tue tout à fait dans le silence, la voix se tait aussi dans mon
âme ; partagé entre cet appel fantastique et vos caresses, je me sens
dédoublé ; un Tammuz voudrait vous quitter sur l’heure et trouver le
corps de cette voix ; l’autre Tammuz, séduit par votre émotion si rare et
d’autant précieuse, ne songe plus qu’à vous, qui seriez si divine si votre
cœur battait toujours aussi fort qu’en ce moment. Permettez-moi un appel
dernier vers la falaise.
ELLE
Non, Tammuz… je t’aime.
LUI
Tant que nous sommes à portée de la voix, ô lunatique.
(Ibid., pp. 266-267.)
Cette prose symphonique est également cadencée inlassablement
par le bruit de l’océan, tantôt houleux, tantôt calme, qui revient sous
forme d’indications non pas scéniques ni romanesques, mais sonores :
« dans l’air froidi, la voix océane devient sourde et mugissante, l’eau,
plus lourdement frappe les galets, la lame se plombe au pied de la falaise.
Des cris d’oiseaux inquiets percent de leur note aiguë le grandissement
8 À titre d’exemple, le duo de Tristan et Isolde dans l’opéra du même nom dure trois quarts d’heure.
de la mer et de sa houle » (ibid., p. 173). En choisissant l’océan, c’est-àdire un élément naturel en mouvement perpétuel, l’auteur évoque plus
facilement, au niveau de la forme, la présence cruciale de l’orchestre 9
et, par extension, de la musique puisque celle-ci est toujours mouvante.
Chaque notation océanique sous-entend le jeu de l’orchestre et insinue
son rythme : « Comme un fauve s’étire, la vaste mer à l’étroit en son
lit déroule de longues lames énervées, et son bruit ressemble à l’ahan
d’une foule, s’harmonise, rythmique et lent » (ibid., p. 31). Parfois, les
sous-chapitres — dont les titres empruntent aussi à la terminologie musicale : lagnoso, toccatina, stiracchiato, lentando — sont uniquement consacrés à l’océan. Cela suggère une période exclusivement instrumentale.
D’autres fois, l’océan revient au milieu de la narration pour instiller
un arrière-fond sonore irréductible ou pour modifier la cadence. La
mélodie océanique est alors constante sauf lorsqu’une page blanche
vient à cinq reprises l’interrompre (ibid., pp. 88, 152, 192, 274 et 276).
D’ailleurs, quatre de ces blancs typographiques symbolisent le silence,
permettent de changer de ton et découpent Cœur en peine en cinq actes
de façon à ce que la structure de cette prose symphonique demeure
fidèle à celle d’un opéra. En fait, le premier blanc balise la fin du prélude et de l’andante 10 (acte I) et annonce l’allegro (acte II) de même que
la variation du tempo, et ainsi de suite. Le dernier blanc sert, quant à
lui, à ponctuer doublement le final et à capter l’attention du lecteur.
Qui plus est, les nouvelles normes du drame musical devaient, selon
Wagner, définitivement associer voix et orchestre dans un tout indivisible. En ce sens, l’orchestre de Wagner n’est plus le simple accompagnateur de l’action dramatique, il en est la matière première, le principe moteur ; la voix se fond comme un instrument à la symphonie, qui
devient le support de l’expression. C’est ce qui se passe dans le roman
de Péladan, où « la voix se résout dans le silence remuant » (ibid., p. 43),
c’est-à-dire, par métaphore, dans l’orchestre. S’appuyant sur ce procédé, Péladan intercale de temps à autre dans la trame narrative la voix
de l’héroïne avec celle de l’océan, formant de la sorte un ensemble
indissociable :
Heureux qui peut orbiter à la lumière un monde, un peuple ou mieux
un seul cœur, et vivre en ce cœur aimé ! consolé celui qui trouve un écho
à sa voix au grand orgue de l’ambiance élémentaire ! Bêlit s’étonne de
la fermeté soudaine de ses pensées ; la violence redoutable de la mer la
soutient, l’affirme et flatte son malheur. L’Océan a entendu sa plainte,
l’Océan l’a écoutée pleurer, et il se plaint à son tour ; il parle de sa voix
9 De la sorte, l’auteur s’inspire directement de l’opéra Tristan et Isolde, dans lequel l’orchestre représente de manière inverse l’océan. Nous pourrions ainsi aller jusqu’à dire que l’opéra wagnérien et
la wagnérie de Péladan sont tous les deux humides, car la musique est souvent représentée aussi
bien en littérature qu’en musique sous la forme liquide.
10 Comme dans un opéra, le prélude et l’acte I forment un unique tout.
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Musicalité et littérarité, Gesamtkunstwerk et wagnérie
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
indicible, le houlement [sic] de l’eau empêche l’âme de sentir ses tressaillements ! (Ibid., p. 175.)
Ainsi, nous pourrions aller jusqu’à cette distinction : le discours, ci-dessus mené en style indirect libre, s’apparenterait à la voix de la chanteuse, et la narration correspondrait à l’orchestre. Parfois, les deux
chantent à l’unisson, sans rupture, car « [l’héroïne] mêle sa frêle voix au
rauquement de foudre de l’Océan furieux » (ibid., p. 178). Outre les indications narratives évoquant des indications sonores sur une partition
comme « [l]a tonalité change sur demi-mesures, et sans transition passe
d’un mode à l’autre » (ibid., p. 156), le lecteur peut aussi relever plusieurs voix narratologiques. Souvent, il ne sait plus qui prend en charge
l’énoncé, qui parle et à partir de quel point de vue, car les voix énonciatives sont plutôt floues. Sur le plan musical de l’œuvre, plusieurs voix
chantantes apparaissent, ce qui rapproche le texte d’un roman symphonique. L’auteur va même jusqu’à assimiler ses personnages fictifs à des
instruments de musique : « le Sâr Ilov [parla avec] une voix de lyre
profonde et modulante » (ibid., p. 45), ou alors il leur attribue un timbre
particulier : « sa voix, grosse et cuivrée, sonne » (ibid., p. 278).
En quelques mots, « les mille épisodes de cette symphonie fantastique
[qui] se succèdent » (ibid., p. 38) ressemblent formellement à un drame
wagnérien. Tous les procédés structurels abondent dans le sens d’une
poétique fusionnelle entre la musique et la littérature et poussent le lecteur à tendre l’oreille pour écouter en lisant cette wagnérie. Nonobstant
ces expédients formels, la musicalité peut-elle aussi transparaître ou
disons transpirer dans le contenu thématique ?
Pour une thématique wagnérienne,
mythique et lyrique
Tout d’abord, toute une série de thèmes chers à Wagner traverse le
récit de Cœur en peine et tente ainsi de rapprocher l’écrit du musical. Le
Graal y court comme un motif et se fait le symbole de l’amour idéal
et impossible à la fois : « l’amour fut montré possible à tous […] ; qu’il
soit replacé sur la cime où il habite entre le chef-d’œuvre et la sainteté :
qu’on s’y prépare comme à un art, mais laissez-lui son caractère de vase
précieux, de grand œuvre et de long labeur » (ibid., p. 79). Le couple
invisible sur la plage est également une représentation métaphorique
du couple légendaire formé par Tristan et Yseult. Au demeurant, des
héros mythologiques, tels Tristan, Parsifal et Brunehilde, s’incarnent
tour à tour dans les personnages romanesques. Mais, étrangement,
Péladan tire le héros wagnérien vers la magie, la kabbale et l’occultisme
en y faisant constamment référence. Il souhaite de la sorte prendre ses
distances de la rigueur du naturalisme, tout comme Wagner cherchait
à s’éloigner du réalisme, mais cette direction peut aussi témoigner d’un
désir de montrer le pouvoir surnaturel, mystérieux et inexprimable de
la musique. Même les Walkyries sont là : « On dirait la préparation
d’un combat cosmique ; les éléments se recueillent et concentrent leur
force avant de vider quelque querelle héroïque. Le décor s’approprie,
au passage d’une chevauchée de Valkyries, à la voix formidable d’un
Wotan en courroux » (ibid., pp. 173-174). Toutefois, le thème récurrent
demeure celui du vaisseau fantôme — thème expressément évoqué dans
le chapitre « Wagnérisme ». N’oublions pas que le « cœur en peine » du
récit est celui d’une femme en quête de l’Amour, comme le Hollandais
volant, juif errant de la mer, l’était d’une femme fidèle. Ce thème directeur refait surface tout au long de ce roman-poème symphonique, en
notations furtives et sonores : « il revient, le terrible motif du Vaisseau
Fantôme, le chœur blasphématoire des matelots maudits ; et la colère
déçue du Hollandais, [Bêlit] l’éprouve à ce rythme d’avirons invisibles
et qui va faiblissant » (ibid., p. 268).
Ensuite, dans la préface de son Théâtre complet de Wagner, Péladan
professait que sa mission sacrée était d’inaugurer une race de dramaturges wagnériens en revenant « vers la légende et le mythe » 11 (1894,
p. XIV), qui seraient, selon lui, abstraits et laisseraient ouvert le champ
des possibles. Son œuvre, comme en témoigne Cœur en peine, présente
un panthéon de dieux hétéroclites et disparates. Un des chapitres déjà
mentionné s’intitule « Le combat de Mérodack contre Tamti » (1891,
p. 15) et narre cette légende kaldéenne avec des personnages divins. À
la lumière de ce que nous venons d’avancer, musique, littérature et
mythe 12 seraient donc irréductibles les uns par rapport aux autres. Le
mythe offrirait la matière idéale de représentation, aussi bien musicale
que littéraire, puisqu’il permettrait au récit d’agir sur le plan de l’imaginaire. Les symboles mythiques deviendraient par là même producteurs
d’images universelles, originaires aussi bien pour l’auditeur que pour le
lecteur en sollicitant leur imagination :
[A]u-dessus d’eux, des oiseaux étranges, perroquets démesurés, paons
énormes, volent, par groupes commandés par des phénix portant dans
leur patte gauche un charbon ardent inextinguible. Sur les flancs du
grand défilé, les chimères sautent en serre-file et battent des ailes. Enfin
viennent les grands taureaux de Kaldée, les énormes bêtes ailées à face
royale, aïeux de tout symbole. Le sol tremble sous leurs sabots, leur aile
11 Toute l’époque fin de siècle proclamait d’ailleurs ce retour vers le mythe.
12 Nous utilisons céans la définition qu’en donne Paul Ricœur : « Le mythe est un récit traditionnel
portant sur des événements arrivés à l’origine des temps et destinés à fonder l’action rituelle des
hommes d’aujourd’hui et, de manière générale, à instituer toutes les formes d’action et de pensée
par lesquelles l’homme se comprend lui-même dans son monde » (Ricœur, 1960, pp. 12-13).
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déchire l’air, et leur tiare brille de gemmes que le soleil n’éteint pas.
(Ibid., p. 159.)
Nous revenons ainsi à la théorie de l’instantanéité et de la spontanéité
éphémère de la musique que Péladan essaie de traduire à travers le kaléidoscope du mythe : « les images arrivent successives, colorées et s’effacent avec un parfum froid, propre aux choses évaporées, aux impressions mortes, aux sensations lointaines » (ibid., p. 64). La diégèse semble
fugitive. Comme la musique, elle véhicule les pensées, les fantasmes et
les rend concevables une fraction de seconde, le temps d’une sensation.
Enfin, ce récit, qui est en fait en grande partie un long monologue
intérieur, oblige à reconsidérer ce procédé sous l’angle de la musicalité. À cet égard, rappelons que l’auteur Édouard Dujardin, émule de
Wagner, a inventé, ou du moins systématisé, le monologue intérieur
dans son roman Les Lauriers sont coupés, roman que lut James Joyce
avec grande attention. Dujardin, mélomane averti, rédigea et publia
ensuite ses réflexions sur le monologue intérieur en se référant au
leitmotiv wagnérien et à la mélodie infinie qui, selon lui, ont permis
la création du monologue intérieur en littérature. D’un côté, écrit-il :
« [l]e leitmotiv à l’état pur est une phrase isolée qui comporte toujours
une signification émotionnelle, mais qui n’est pas reliée logiquement à
celles qui précèdent et à celles qui suivent, et c’est en cela que le monologue intérieur en procède » (Dujardin, 1931, p. 55). Péladan emploie
du reste des mélodies personnalisées grâce auxquelles le lecteur reconnaît personnages, situations et sentiments. Il y a, par exemple, les pronoms personnels en majuscules « ELLE » et « LUI », qui reviennent inlassablement et qui, en plus de désigner les personnages, représentent
l’Homme et la Femme, de même que l’expression éponyme « cœur
en peine » qui réapparaît plusieurs fois dans la narration, distillant une
atmosphère triste et une impression de solitude. D’un autre côté,
[l]a grandeur du poète se mesure surtout par ce qu’il s’abstient de dire
afin de nous laisser dire à nous-mêmes, en silence, ce qui est inexprimable ; mais c’est le musicien qui fait entendre clairement ce qui n’est
pas dit, et la forme infaillible de son silence retentissant est la mélodie
infinie 13. (Wagner, 1861, p. XII)
Ce serait donc par la juxtaposition discontinue de réflexions, d’idées,
de sentiments, d’impressions émergeant de ces courants intérieurs
que sont la conscience et l’inconscience, que le monologue intérieur
procéderait de l’écriture wagnérienne et, par voie de conséquence, de
la musique. En termes de sémiotique, le monologue intérieur serait
la représentation du musement. Il en résulte que Cœur en peine semble,
13 Ce texte, qui précède la présentation des premiers opéras du musicien, a été rédigé en français par
Wagner lui-même.
par instants, incompréhensible, car le monologue intérieur, comme la
musique, sacrifie tout au nom de l’instantanéité et, de ce fait, se débarrasse également de la causalité du récit. Dans ces circonstances, l’intrigue se résume en une suite d’introspections, d’images, de faits, d’états
d’âme, telle une sorte d’envolée lyrique qui ressemble aux effets que
produit la musique sur l’esprit : « rêveries sans objet, vagues tendresses,
imaginations hardies […]. Désirs confus, émois sans cause, jolies tristesses » (Péladan, 1891, p. 40). Comme dans l’œuvre wagnérienne, les
sentiments et le musement deviennent le sujet même du roman. La narration traduit l’affect des protagonistes. De plus, elle se veut musicale
puisque « rien ne s’identifie si exactement que la musique et le sentiment » (ibid., p. 11). Comme il n’y a rien de nouveau sous le soleil de la
littérature et de la musique, nous retrouvons la conception de Diderot,
pour qui « [l]a vraie musique dramatique ne peut être autre chose que
le cri ou le soupir de la passion noté et rythmé » (Diderot, 1986, p. 153).
Toutes les émotions sont alors exacerbées, poussées jusqu’à la pureté
primitive. Les héros évoluent uniquement dans ce monde de l’idéal, de
l’abstrait, et par extension, de la musique. L’héroïne cherche l’amour
parfait, achevé, et le protagoniste désire atteindre l’abstraction, l’inspiration épurée. Ils se déplacent presque dans un au-delà dans lequel les
sentiments humains sont trop vils et trop restreints pour eux.
De cette façon, nous pouvons arguer que nous retrouvons bien le
drame wagnérien et son opulence dans ce roman, et ce, à travers l’emploi
de thèmes wagnériens, la richesse du vocabulaire mythologique, l’utilisation du mythe comme vecteur de l’imaginaire, la profusion d’états
d’âme, de souvenirs, et l’association très libre d’événements qui se succèdent et s’enchaînent d’une manière parfois illogique. Conséquemment,
le récit suscite la même impression chatoyante, fournie et parfois
incohérente que procure la musique lors de l’écoute. C’est dire que
cette interpénétration de thèmes caractérise ce nouveau genre péladien
qu’est la wagnérie. Néanmoins, avant d’arriver à un constat définitif,
nous devons nous poser une dernière question : ce texte visuel et auditif apporte-t-il de l’eau au moulin de la capacité représentative ou descriptive de la musique ?
Les noces d’Euterpe et de Calliope
A priori, l’histoire de Bêlit symbolise la pensée amoureuse et philosophique de l’auteur : l’homme et la femme sont en quête de l’amour
idéal qu’ils ne trouveront pas, tout comme Parsifal n’atteindra pas le
Graal : « la vie aussi a juré […] que jamais l’homme idéal ne se réunirait
à la femme idéale ; la société a juré encore que jamais le génie ne touchera la main pleine d’or de la beauté » (ibid., pp. 232-233). Elle illustre
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aussi sa conception très musicale du monde : l’Homme n’évolue pas
dans un monde uniquement habité par des êtres humains, mais par
des voix, lui-même étant une voix. Dès lors, l’Homme ne cherche pas
l’amant idéal, mais la voix idéale et aspire à « répondre [en tant qu’]
écho fidèle et harmonieux à un verbe » (ibid., p. 138), sinon, il « ne
pou[rrait] rien jouer de la grande musique qui [est] en [lui] » (ibid.,
p. 247). Si nous suivons l’idée de l’auteur, l’union de deux êtres constitue la rencontre de deux ensembles de sons produits par les vibrations
de deux cordes vocales, qui forment, dans ce cas précis, un seul ton.
L’héroïne déclare d’ailleurs : « je joins ma voix à sa voix » (ibid., p. 253).
C’est pourquoi Péladan fait de la voix une des forces élémentaires du
monde, qui serait indéfectiblement liée à l’ouïe et à la perception des
sons 14, des sentiments et des émotions. Pourtant, à un moment du récit,
« [d]eux mots ont […] plus de force que la présence caressante de la
rivale » (ibid., p. 263). Comme l’auteur le sous-entend lui-même, le mot
et, par extension, le Verbe sont essentiels, tout autant que la manière
de les exprimer. Dans son optique, musique et littérature doivent par
conséquent fusionner pour former une œuvre unique.
A fortiori, la musique semble permettre l’union mystique anima/animus, et la musicalité d’atteindre un tant soit peu « le récit à l’état pur »
(Genette, 1969, p. 63). D’ailleurs, Péladan a pris soin de rendre son
récit auditif en jouant avec les sonorités, les alliances de mots et la ponctuation ou son absence 15. Ainsi, à certains moments, son roman s’écoute
plus qu’il ne se lit ou se comprend. Nous sommes ici dans une dialectique qui se veut anti-mimétique et anti-diégétique. Le récit semble aller
au-delà de cette dichotomie légendaire entre mimesis et diégèse puisque
seul compte le ressenti narratif. L’auteur ne retranscrit pas la réalité, il
donne à lire la réalité elle-même. Il ne raconte plus les choses, ni ne les
montre, mais essaie plutôt de faire éprouver « la chose même », de la
restituer dans son intégralité, dans son authenticité immédiate. D’une
part, il en résulte que seules les émotions sont dépeintes avec précision.
L’exemple le plus probant est situé à la fin du « Largo des voix dans
la nuit », lorsque l’écho de la voix de l’héroïne véhicule sa passion et
trouble le héros qui désire alors la connaître, car « c’est cette voix du
cœur qui seule au cœur arrive » (Musset, 1836, p. 217). Cette conception
14 Nous retrouvons cette conception dans le Nouveau Testament, notamment avec l’épisode de l’Immaculée Conception dans lequel Marie conçoit Jésus Christ en entendant le souffle sacré. La voix de
Dieu pénètre son oreille, puis Marie, tout en restant vierge, enfante un fils. Si l’on en croit La Bible,
nous constatons la puissance irréductible de la voix et l’importance du phénomène de l’écoute,
tout comme le préconise Péladan.
15 L’absence de ponctuation joue dans le récit presque le rôle de métronome, car l’axe syntagmatique
du langage propre à chaque être humain cadence inconsciemment le texte. Nous tenons à rappeler que nous sommes à la fin du XIXe siècle et que l’absence de ponctuation n’est, certes, pas une
chose nouvelle puisque Mallarmé et Rouault l’utilisent, mais elle est l’apanage de la poésie et non
du roman.
musicale et poétique de l’existence, dans laquelle le perçu prend une
place non négligeable, amène Cœur en peine aux frontières du non-récit.
À maintes reprises, la narration essaie de faire sentir les choses plutôt
que de les raconter ou de les représenter. D’autre part, la musicalité
semble également permettre de saisir l’insaisissable en-soi en donnant
vie aux voix intérieures de l’auteur, du narrateur, des personnages,
dans la mesure où « [l]’être sentimental pense par image » (Péladan,
1891, p. 112). Comme la musicalité véhicule des images, elle serait non
seulement l’inductrice des sentiments puisque « la musique seule par
retour de notes frappées au milieu d’un contrepoint d’arabesque traduit
ses stases » (id.), mais aussi la productrice de ces sentiments, car située
au début et à la fin de la chaîne sémantique et émotionnelle. Péladan
illustre cette conception, entre autres, lorsque l’océan, devant lequel
l’héroïne se tient, devient un écran paranoïaque, une sorte d’immense
tache d’encre de Rorschach sur laquelle elle projette ses fantasmes,
ses images, ses obsessions, ses aspirations… et qui la pousse, malgré
elle, à la méditation, à la réminiscence et à la contemplation. Grâce à
l’océan, grâce à la musique, elle se sent libre d’être elle-même. C’est
ce qui incite Péladan à déclarer : « [l]a liberté, c’est le droit de monter
vers l’idée » (ibid., p. 93). La musicalité permettrait donc au texte littéraire de se libérer d’un carcan classique, traditionnel, conservateur afin
d’atteindre l’abstrait. Cet idéal mystique se retrouve également chez le
héros qui avoue à sa compagne : « après vous, il n’y a que l’abstrait »
(ibid., p. 210). Dans ces conditions, la conception péladienne de la littérature est celle de la forme impeccable, comme l’est la musique, et ce,
malgré la difficulté que pose une telle transposition.
A postériori, Cœur en peine permet de faire un lien supplémentaire entre
musique et poésie. En effet, Péladan se serait ingénié à transcrire le langage de la pureté non déchiffrable et à rendre concret cette voix indicible et ineffable qui est au-delà du langage humain. Il a tenté de rendre
perceptible « la musique des sphères 16 », celle-là même qui orchestre,
régit le monde et permet sa cohésion, son harmonie. Sa wagnérie serait
ainsi une transposition poétique de la symphonie. Le lecteur peut y voir
des fortissimo, des leitmotive, des thèmes qui s’entrecroisent, des blancs
représentants des soupirs et des silences. Musique et poésie semblent
indissociables, car, à l’écoute d’une musique, « tout de suite la réminiscence devient littéraire » (ibid., p. 36). Selon Mallarmé, « La musique
et les lettres [il faut comprendre la poésie] sont la face alternative ici
élargie vers l’obscur ; scintillante là, avec certitude, d’un phénomène, le
seul, je l’appelai l’Idée ! » (Mallarmé, 1945, p. 649). Musique et poésie
16 C’est la conception de Cicéron.
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Musicalité et littérarité, Gesamtkunstwerk et wagnérie
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
ont alors une puissance de suggestion et de rêve inaliénable et elles se
complètent l’une l’autre pour atteindre l’idéal.
Le divorce inexorable
d’Euterpe et de Calliope
Comme le désirait Wagner pour la musique, l’ambition de Péladan
était de réaliser l’œuvre d’art totale en « transpos[ant] dans le roman,
les procédés du poème et de la musique » (Dujardin, 1931, p. 57). Pour
ce faire, il essaie de concilier plusieurs genres : la poésie, la musique,
le roman, la symphonie et le théâtre d’opéra. Cet amalgame donne,
et nous reprenons l’avis de Corneille à propos de sa pièce L’Illusion
comique, « un estrange monstre ! » (Corneille, 1985, p. 5) ; un monstre
qui tente d’atteindre cette impossible fusion des arts. Toutefois, l’intégration de procédés éminemment wagnériens à même Cœur en peine
nous permet d’affirmer que ce récit peut être considéré comme une
wagnérie, mais de là à dire qu’il y a une littérature wagnérienne, le pas
reste difficile à franchir. Certes, la musique influence la littérature dans
la mesure où elle lui permet de rendre compte d’une musicalité ou de
musiquer un texte, mais aussi parce qu’elle alimente l’imaginaire de
l’écrivain. Il est également indéniable que le monde est sensuel, donc,
musical, et que la musique a une capacité de représentation infinie,
mais aussi très subjective ; capacité que Rainer Maria Rilke illustre en
ces termes :
Moi, qui comme enfant déjà étais si méfiant à l’égard de la musique (non
parce qu’elle me soulevait plus violemment que tout hors de moi-même,
mais parce que j’avais remarqué qu’elle ne me déposait plus où elle
m’avait trouvé, mais plus bas, quelque part dans l’inachevé), je supposais
cette musique sur laquelle on pouvait monter, monter, debout, très droit,
de plus en plus haut, jusqu’à ce que l’on pensât que l’on pouvait être à
peu près au ciel, depuis un instant déjà. (Rilke, 1966, p. 113.) 17
Néanmoins, et là où le bât blesse, c’est que même si Péladan semble
donner la primauté à la musique dans un premier temps, la musicalité,
dans un second temps, ne demeure qu’un outil permettant à la littérarité
d’essayer de transformer un texte en « un récit à l’état pur » (Genette,
1969, p. 63). Elle « est ainsi reconduite, sinon à la littérarité, du moins
à la littérature » (Wanlin, 2005). En d’autres mots, nous revenons sans
cesse au vieux rêve mallarméen que caressait aussi Péladan 18 : « le livre
17 « Ich, der ich schon als Kind der Musik gegenüber so mißtrauisch war (nicht, weil sie mich stärker als alles
forthob aus mir, sondern, weil ich gemerkt hatte, daß sie mich nicht wieder dort ablegte, wo sie mich gefunden hatte, sondern tiefer, irgendwo ganz ins Unfertige hinein), ich ertrug diese Musik, auf der man aufrecht
aufwärtssteigen konnte, höher und höher, bis man meinte, dies müßte ungefähr schon der Himmel sein seit
einer Weile. » (Rilke, s. d., p. 60)
18 L’auteur tient à remercier Marie-Pierre Bouchard pour sa relecture consciencieuse.
dispense du Drame et doit un jour le remplacer. Il est musique […],
[et] les plus hautes émotions, celles de l’Art et celles de l’Idée, c’est la
poésie qui nous les dispensera, et non pas la musique ! » (Mallarmé,
1945, p. 1115).
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Musicalité et littérarité, Gesamtkunstwerk et wagnérie
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Musicalité et littérarité, Gesamtkunstwerk et wagnérie
Sandrine Galand
Pour un renouveau
de la photographie
en littérature
Aucun art ne me donne cette sensation. Aucune peinture,
aucune fiction, aucune musique ne me conduit vers
ce lieu presque indicible où, en regardant un présent
construit par la photographie, je peux croiser les
flottements du cœur et de l’âme d’un passé qui s’éloigne
et se cogne contre aujourd’hui. [Arlette Farge, 2000, p. 8.]
I
l n’est plus nouveau de relier photographie
et littérature. D’abord comprise comme une
forme de reproduction de la réalité, la photographie a bien vite été pensée, au même titre
que la peinture, la sculpture, la littérature, comme un
art, se libérant par le fait même des poncifs sur la ressemblance qui l’accablaient. À maintes reprises depuis,
les discours littéraire et photographique se sont amalgamés. À l’instar de leurs confrères historiens de l’art, les
littéraires ont étudié l’image photographique, ses fondements techniques, esthétiques, symboliques, et ses
intrications possibles avec le texte. Or, pour diverses
raisons, il s’est avéré que cette réflexion n’a pas suivi
l’évolution fulgurante de son objet. En ce qui a trait à
Galand, Sandrine. « Pour un renouveau de la photographie en littérature », Interdisciplinarités /
Penser la bibliothèque, Postures, 2011, p. 51 à 62.
52
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
la littérature et à la photographie, nous ne pouvons nous en cacher :
le discours théorique se réfère presque automatiquement à la sémiotique visuelle développée par Roland Barthes, comme si tout ouvrage
finissait inévitablement par s’en réclamer. Bien qu’intéressante sur de
nombreux points — elle n’a pas été discutée durant tout ce temps sans
raison — elle s’avère bien vite insuffisante puisque érigée majoritairement — et Barthes ne s’en cache pas, d’ailleurs ! — sur des considérations personnelles, subjectives. L’œuvre centrale de cette sémiotique,
La Chambre claire, demeure, pour l’essentiel, une oraison funèbre pour
la mère de l’auteur, tout juste décédée. Barthes eut beau tâcher d’indiquer que ses réflexions s’ancraient dans l’expérience de ce deuil, ses
propres réserves n’ont pas empêché que son point de vue soit utilisé
comme modèle, comme absolu de la photographie pendant de nombreuses années par le discours littéraire.
C’est néanmoins pour son caractère profondément subjectif que je
privilégierai d’abord cette réflexion de Barthes pour ensuite l’écarter.
Je souhaite revoir les concepts centraux de sa théorie — le punctum,
le studium, le ça a été, etc. — afin de mettre en lumière leurs forces et
leurs limites respectives, et ensuite chercher à les réactualiser à travers
de la théorie de l’image dialectique développée par Georges DidiHuberman. Cette réflexion, je l’espère, me permettra de cerner davantage la nature de ce langage que partagent parfois, le temps d’un texte,
la photographie et l’écriture.
Au jardin d’hiver
Barthes amorce son livre en annonçant clairement son l’intention :
il désire « formuler le trait fondamental, universel sans lequel il n’y
aurait pas de Photographie » (Barthes, 1980, p. 22), et ce, à partir de
mouvements, d’impressions personnelles. Or, une centaine de pages
plus loin, force est de constater qu’il n’a pas trouvé ce trait fondamental, mais qu’il n’a pu que fixer ce qu’il nomme « une vérité », mais
une vérité pour lui seul (ibid., p. 171). La Chambre claire devient ce fil
d’Ariane permettant à Barthes de nommer sa vérité, de réfléchir à la
seule photo qui ne comptât réellement pour lui 1 ; le livre s’offre donc
davantage comme le tombeau de sa mère qu’il vient tout juste de perdre
que comme une œuvre réflexive centrale sur la photographie. D’ailleurs,
Barthes n’hésite pas à placer l’affect au cœur de sa réflexion. Il écrit :
« Je voulais l’approfondir [la Photographie] que par “ sentiment ” ; je vou1 Point de pivot de sa réflexion, cette photo, la désormais mythique photographie du Jardin d’Hiver,
habite toute la seconde partie de l’œuvre. Elle devient ce par quoi Barthes réfléchit l’essence de
son objet d’étude : « La Photo du Jardin d’Hiver était mon Ariane, non en ce qu’elle me ferait
découvrir une chose secrète (monstre ou trésor), mais parce qu’elle me dirait de quoi était fait ce fil
qui me tirait vers la photographie. » (Barthes, 1980, p. 114.)
lais l’approfondir, non comme une question (un thème), mais comme
une blessure. » (Ibid., 1980, p. 42.) Mais où nait-elle, cette blessure ?
Il remarque qu’une dualité entre deux éléments est bien souvent à la
base de l’intérêt que suscitent chez lui certaines photographies. Leur
coprésence éveille l’affect. Il cherche alors à les nommer. Dans un premier temps, il réfléchit à ce champ, cette étendue qu’on « perçoit assez
familièrement en fonction de [notre] savoir, de [notre] culture » (ibid.,
1980, p. 47). Il le nomme studium. Pour le dire autrement, le studium est
ce qui, dans une photo, éveille un intérêt humain, un intérêt général,
« dont l’émotion passe par un relais raisonnable d’une culture morale
et politique » (ibid., 1980, p. 48). Par exemple, il note que dans une
photo de William Klein, intitulée Premier mai à Moscou, prise en 1989,
il est possible d’avoir une idée de l’habillement des Russes à Moscou
cette année-là, il remarque la casquette d’un enfant, le foulard sur la
tête d’une vieille dame, les coiffures, etc. Or, ce qui vient perforer cette
émotion moyenne, ce sentiment de familiarité par rapport à une photo
donnée, c’est, selon l’expression de Barthes, ce qui me pointe, ce qui
transperce soudain la photographie pour venir m’atteindre, m’émouvoir, moi, individu singulier. C’est le deuxième temps. C’est le punctum. Piqûre, petit trou, petite coupure, le punctum n’en est pas moins
poignant. Nous comprenons qu’au studium, véritable système codifié,
s’oppose, ou se superpose, le punctum qui, lui, n’a rien à voir avec un
système de codes, quel qu’il soit. Il est propre à l’affect.
Fondamentalement ancré dans la subjectivité de Barthes, le concept
de punctum échappe constamment au lecteur, car les exemples que choisit Barthes pour illustrer son propos sont des punctums qui le blessent,
lui. Cependant, il spécifie qu’il ne faut pas confondre punctum et choc.
Une photo qui blesse n’est pas forcément une photo qui crie (entendre
une photo qui choque) (ibid., 1980, p. 70). Pour Barthes, ceci explique
qu’une photographie de guerre, par exemple une photo-journalisme,
soit une photo qui éveille une certaine forme d’empathie — et donc un
studium, mais que les horreurs qu’elle dévoile ne soient pas nécessairement plus prenantes que le simple portrait d’une jeune fille afghane,
cliché sans aucun élément extérieur indiquant une quelconque forme
de pauvreté, voire de détresse. Il suffit d’un minuscule détail qui interpelle, qui s’impose à soi, et seulement à soi, comme essence unique
de l’image pour qu’une photographie qui ne faisait que crier (ou tout
bonnement se taire) se mette à blesser. De plus, Barthes souligne que
ce qui a été mis intentionnellement par le photographe ne saurait
nous poindre, ne saurait être punctum, puisque celui-ci se doit d’être
dans l’indicible. C’est donc la dimension profondément subjective du
concept de punctum que l’on doit cette impression de flou, d’insaisissable qui sous-tend La Chambre claire.
53
Pour un renouveau de la photographie en littérature
54
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
En parcourant les divers clichés l’ayant marqué, Barthes note que
ce qu’il y a de particulier avec la photo, contrairement aux autres systèmes de représentation, c’est qu’on ne saurait nier qu’il y a nécessairement eu une chose réelle placée devant l’objectif. Alors que dans le
langage, le référent est toujours l’absent, en photographie, la chose a été
là. Irrémédiablement là. C’est ce que Barthes définit comme le Référent
Photographique : le ça-a-été. Ce que je regarde, ça a été. À partir de là,
toute la notion de punctum se déplace. Il devient désormais plus qu’un
simple détail qui poigne. Il est attaché à ce référent, ce ça-a-été. Le punctum, « c’est : cela va mourir. [C’est lire] en même temps : cela sera et cela
a été » (ibid., 1980, p. 150). C’est frémir d’une catastrophe qui a déjà eu
lieu. Ainsi, confrontés à une photographie, nous serions automatiquement placés devant la coprésence de deux temps : l’un anthropologique,
sociologique, un temps de l’humain, ce studium qui est percé, transfiguré
lorsque l’autre, un je-ne-sais-quoi vient nous poindre, lorsque ce punctum
emplit la vue de force et nous rappelle qu’il est impossible d’oublier que
ce que nous voyons a été, mais n’est déjà plus.
Le monde et son image
À la suite de La Chambre claire, les notions de studium, de punctum
et de ça-a-été, véritable ossature de la théorie de Barthes, ont teinté une
grande partie du discours portant sur la photographie, que ce soit dans
le milieu des arts visuels ou de la littérature. Enveloppées d’un discours
théorique de plus en plus vaste, ces notions ont été appelées à une relecture, car, si Barthes observe longuement les deux concepts de studium
et de punctum, jamais il ne les fait réellement dialoguer. Bien que l’on
comprenne que là n’était pas l’intention de l’auteur, la lecture de
l’œuvre semble suggérer qu’un concept prévaut sur l’autre, que l’un
vient scander l’autre. Le studium nous donne l’impression d’exister que
dans l’attente qu’un punctum le légitimise. Or, davantage qu’un simple
cadre référentiel attendant d’être transpercé par le détail du punctum,
le studium nous permet de comprendre à quel « morceau » du monde
appartient l’image ; le studium est ce qui ancre la photographie dans un
présent et ce qui nous la rend lisible. Faute de définir profondément
l’essence de son concept, Barthes semble soutenir que le propre de la
photographie est d’être référentiel, idée contre laquelle Serge Tisseron,
psychanalyste s’étant vivement intéressé aux réflexions de Barthes,
nous met en garde :
La réflexion sur la photographie est constamment menacée par deux
pièges. Le premier consiste à croire que la photographie est un pur reflet
du monde. À ce titre, elle serait moins une forme de création qu’une
forme d’enregistrement du réel. Elle ne serait donc pas un art. Le second,
à l’inverse, consiste à penser toute photographie comme un ensemble de
signes porteurs de signification. […] Pourtant ces deux pièges conduisent
chacun à une impasse. D’une manière ou d’une autre, ils contribuent à
nous rendre la photographie incompréhensible. (Tisseron, 1996, p. 17.)
Bien que l’idée de la photographie comme « reflet » du monde ne soit
plus la norme, particulièrement après l’arrivée de la technologie numérique, elle demeure une douce illusion, un mythe que nous aimons
bien entretenir, particulièrement lorsque, comme Barthes, nous nous
retrouvons confrontés à des photographies d’un temps passé. Toutefois,
cette illusion que « le monde serait semblable à son image photographiée en entretient une autre qui consiste à croire que le monde serait
semblable à l’image que nous en avons. » (Tisseron, 1996, p. 18) Il n’y
a pas, en photographie, une chose telle que l’objectivité. À travers sa
lentille, le photographe perçoit une version du monde qu’il propose
en appuyant sur le déclencheur, et celui qui regarde ensuite le cliché
en reçoit une tout autre version. Et aucune n’est entièrement le monde
lui-même, en son expérience physique. Dès lors, le ça-a-été dont traite
Barthes ne peut plus être pris comme une certitude. Il est certes une
« vérité de la photographie prise dans sa généralité, mais il est tout aussi
surement un mensonge de la relation que chacun noue avec chaque
photographie. » (Ibid., 1996, p. 147.) Nous serions naïfs de croire que le
ça-a-été d’une quelconque photographie est semblable à ce que nous
sommes tentés d’y voir, ce que Tisseron nomme le « ça a été ainsi ».
Nous ne pouvons pas, jusqu’à un certain degré, douter de l’existence
du référent de la photographie. Quelque chose a été photographié, peu
importe les modifications que nous permette le numérique. Toutefois,
nous pouvons nous leurrer quant à notre appréciation de ce référent :
sur « la vérité de son “ ça a été ” pousse le mensonge de mon “ ça a été
tel que je le vois ” » (id.). Ainsi, dans son désir d’étudier la photographie
à partir de l’affect, Barthes a fini par la figer en un objet non seulement capable, mais ayant la charge d’imposer un présent éternel. Il
s’est rangé sous une bannière réflexive où photographier et embaumer
devenaient deux actions comparables : celui qui contemple un cliché
vit une micro-expérience de la mort et celui qui photographie pose
un geste d’embaumeur (Barthes, 1980, p. 30). La théorie du punctum
a permis de faire naitre au plus profond de chacun un rapport unique
et personnel à la photographie, mais, ce faisant, elle a ancré son objet
dans une mélancolie profonde. La photographie, pour Barthes, renvoie invariablement à la mort puisqu’elle sera toujours la trace d’un
objet, d’une personne, d’une présence désormais changée, désormais
absente. Cette absence sera certes déguisée par sa propre image, mais
le fera dans l’imposition d’un présent immuable.
55
Pour un renouveau de la photographie en littérature
56
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
Entrer dans l’image
comme on entre en religion
Paradoxalement, malgré la subjectivité qui sous-tend toute l’œuvre
de La Chambre claire, jamais son auteur ne se prononce, jamais il n’entre
dans les photographies. Son regard, son analyse est extérieure, excentrique ; il n’est jamais ailleurs que devant l’image, en dépit d’un désir
intuitif d’y plonger. La photographie demeure pour Barthes une surface : « Il faut donc me rendre à cette loi : je ne puis approfondir, percer la Photographie. Je ne puis que la balayer du regard, comme une
surface étale. » (Ibid., p. 164.) Or, simplement sur le plan technique, la
photographie sollicite le regard différemment que peut le faire la peinture, ou toute autre forme d’image picturale. Une photographie nous
demande d’entrer dans l’image, de nous commettre, et de reconstruire
ses différents plans :
Alors que les formes d’une surface peinte peuvent être suivies par un
regard qui reste à l’extérieur de la toile, une photographie nous incite
à reconstruire la place des objets dans la profondeur de l’espace représenté et celle du photographe au moment de sa prise de vue. Si peinture et photographie nous placent chacun à la fois « devant » et « dans »
l’image, la première privilégie plutôt le premier de ces rapports alors que
la seconde oblige absolument son spectateur à entrer « dans l’image ».
(Tisseron, 1996, p. 118.)
Ainsi, malgré sa fusion presque mélancolique avec les objets de son
étude, Barthes n’arrive pas à se laisser toucher par l’image. Par le punctum, il pressent sa dangereuse profondeur, mais persévère pourtant à
chercher quelque chose derrière la photo, une chose à laquelle il faudrait accéder. Cette distance que prend l’auteur avec son objet d’étude
lui est néanmoins salutaire puisqu’elle lui permet d’aller jusqu’au bout
de la Chambre claire sans s’égarer dans la douleur du deuil. Mais s’il
n’y avait rien derrière la photo, mais plutôt une présence dans la photo,
qui émanerait vers nous ? Comme si toute image, plus qu’un seuil ou
une surface, était une crypte.
Ce sentiment d’une image-crypte est également l’intuition de Georges
Didi-Huberman qui, à travers ses nombreuses réflexions, a soulevé le
concept de l’image dialectique. Pour Didi-Huberman, cela signifie que,
lorsque nous regardons une chose — qu’elle soit sculpturale, photographique, picturale —, cette chose nous regarde en retour. Afin d’illustrer
cette affirmation pouvant paraitre étrange, voire inquiétante, l’historien
donne en exemple la situation d’un homme contemplant un cercueil.
Devant le tombeau, l’homme voit, certes, le tombeau, le corps qu’il
renferme, donc il voit ce que Didi-Huberman nomme « l’évidence d’un
volume ». Mais, en face de lui, il y a l’inévitable présence de ce qui regarde
l’homme, c’est-à-dire le destin d’un corps semblable au sien, vidé de
sa vie, de sa parole, c’est-à-dire un évidement, « l’évidence d’un vide »
(Didi-Huberman, 1992, p. 17-18) ou, pourrait-on dire, l’évidence d’une
crypte 2. Il n’est donc pas aisé de laisser l’image être dialectique. Devant
l’angoisse de ce vide qui s’ouvre à nous, Didi-Huberman souligne
qu’il arrive souvent que nous nous refusions à l’image, et ce, de deux
manières antagonistes. D’abord, nous pourrions décider d’en rester à
ce que nous voyons, récusant la temporalité de l’image, niant sa charge
mémorielle, en bref, nous dire : je vois ce que je vois, le reste n’existe
pas. Didi-Huberman nomme cette posture l’exercice de la tautologie.
L’homme de la tautologie dépouille l’image (ou même l’objet, dans le
cas du tombeau) de toute histoire, et le tombeau contemplé n’est jamais
qu’une boite faite de certains matériaux, de dimensions quelconques.
(Ibid., 1992, p. 19.) À l’opposé, nous pourrions, devant l’immense force
de ce qui nous regarde, aller au-delà de ce que nous voyons et de ce qui
nous regarde, et chercher ce « quelque chose d’autre » après l’image,
outrepassant la matérialité de l’objet, nous créant une fiction qui n’a
plus rien à voir avec cet objet-photo que nous avons entre les mains.
Une telle posture, exercice de la croyance, est propre à l’imaginaire
chrétien : si le corps du cercueil est sans vie, c’est simplement parce
qu’ailleurs cette vie a été reprise, et que « le corps y sera rêvé comme
restant beau et bien fait, plein de substance et plein de vie » (ibid., 1992,
p. 21). Une fois appliqué à la photographie, cela signifierait que, devant
le portrait d’une amante disparue, l’homme de la croyance se complairait dans la construction d’une fiction consolatrice et refuserait — ou pis
ne reconnaitrait plus — l’immédiateté et la réalité de la photographie.
Par l’exercice de la croyance, le réel est refusé au profit d’une fiction
d’un temps qui se réinvente au-delà de l’image.
L’image telle que la comprend Didi-Huberman ne nécessite pas que
nous choisissions entre ce que nous voyons ou ce qui nous regarde,
entre tautologie et croyance : c’est ce qui nait entre notre regard et ce
qui exhale de la photographie qui compte. C’est l’oscillation du pendule, c’est le flux et le reflux. Les images dialectiques
nous font ainsi constamment hésiter entre l’acte de voir leur trop sombre
forme extérieure et l’acte de toujours prévoir leur espèce d’intériorité
dépliée, vide, invisible en soi. Elles ont beau représenter un ordre d’évidence visible […], elles deviennent bien vite des objets de l’inévidence,
2 La crypte, pour les psychanalystes Nicolas Abraham et Maria Törok, est comprise comme une
forme de « faux Inconscient », un espace qui se crée dans le Moi lorsqu’un travail de deuil n’est
pas normalement achevé. La crypte est de l’ordre de l’inavoué, du non-dit, du refoulé (Abraham
et Took, 1978). Sans m’engager davantage dans une étude psychanalytique de l’image, gardons de
cette conception de la crypte l’idée d’une force inconsciente, qui traverse la photographie et qui
nous parle de nous, mais qui le fait, contrairement au punctum de Barthes, dans un volume et la
profondeur même de l’image.
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Pour un renouveau de la photographie en littérature
58
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
des objets capables de présenter leur convexité comme le soupçon même
d’un vide et d’une concavité à l’œuvre. (Ibid., 1992, p. 76.)
Elles sont donc porteuses d’une latence. La profondeur de l’image, cette
crypte, n’est pas nécessairement manifeste. À l’instar du punctum qui
perce parfois à retardement, la concavité à l’œuvre des images dialectiques ne se donne pas forcément au premier regard. Elle est potentielle, susceptible de surgir à tout moment. Pour cette raison, certains
ne la verront jamais. Ils resteront pèlerins de la tautologie ou pèlerins
de la croyance. Mais une fois conscients de cette latence, de ce vide
que nous soupçonnons, notre voir est inquiété. Nous sommes en attente
d’un surgissement. Par là, j’entends que l’image « exige de nous que
nous dialectisions notre propre posture devant elle […]. C’est-à-dire que
nous pensions ce que nous saisissons d’elle en face de ce qui nous y
«saisit», en face de ce qui nous y laisse, en réalité, dessaisis » (Ibid., 1992,
p. 67). À mon sens, ce dessaisissement, si propre à l’acte d’écrire, est
peut-être ce langage que partagent parfois, le temps d’un texte, la photographie et l’écriture. Même si le terme de dessaisissement connote
une certaine inaction, cet état n’est pas passif. Au contraire, il est travail. Le dessaisissement nécessite une rigoureuse réceptivité afin de ne
pas laisser filer le texte qui se fait. Ainsi que l’écrit Didi-Huberman,
il s’agit véritablement d’une dialectisation de notre écriture, de notre
regard. La poète Louise Warren disait : « Je dois rencontrer la forme
vide, la forme évidée de toute matière, je dois aller vers l’invisible, me
détacher, me désapprendre. » (Warren, 2006, p. 40) Dupe est celui qui
se présente devant l’écriture en conquérant, car elle aura tôt fait de le
laisser dépourvu de toutes certitudes d’écriture, une fois ce vide surgi.
Comme la photographie vient vers celui qui la contemple, le texte — en
écriture ou en lecture — sait venir vers soi. Une rencontre se fait dans le
langage, qu’il soit texte ou image.
Ce rapprochement, qui semblait presque impossible lorsque nous
considérions la photographie telle que Barthes le faisait, c’est-à-dire
comme un objet mélancolique, devient fertile maintenant que nous
la pensons comme un objet dynamique, duquel il est possible d’être
regardé autant qu’il est d’usage qu’il soit regardé. Écrire est cette
expérience du vide, de ce que nous saisissons du texte à l’œuvre, mais
également ce qui, dans le texte même, nous saisit, nous dessaisit, parfois bien contre notre gré. Barthes n’en était pas très loin en parlant
d’un frémissement devant une catastrophe ayant déjà eu lieu, de cette
confrontation à un indicible, à une certaine concavité se cachant derrière l’apparente convexité de la photographie. La blessure du punctum
qui nous prend et nous renverse s’apparente aisément avec le sentiment vécu parfois dans l’intimité de la lecture et de l’écriture. Combien
de fois n’a-t-on pas entendu des lecteurs s’écrier, se sentant interpellés
par une composante, voire l’entièreté du texte : « Ce live a été écrit
pour moi ! » Ou encore, pensons à ces écrivains qui ne peuvent expliquer pourquoi, une fois arrivés à ce qu’ils pensaient être le cœur de leur
texte, un tout petit mot les a obligés à tout reprendre du début « parce
que tout d’un coup le voilà » (Dillard, 1996, p. 100). Mais l’intuition
qu’a eue Barthes du punctum n’est pas complète en soi. Là où DidiHuberman réfléchit à deux forces complémentaires, c’est-à-dire moi et
l’image, et l’image et moi, Barthes réfléchit à une voix se subordonnant
à une autre. Indirectement, il superpose à la voix de la collectivité (ce
que tout le monde sent, tout le monde peut comprendre) la voix de sa
singularité (ce que je sais, ce que je ressens de plus que les autres). Il est
excentré à l’image. Il n’y rentre jamais, mais se contente plutôt de l’insérer dans la culture, dans le monde, puis de faire parler cette image du
monde à nous. Chez Didi-Huberman, au contraire, nous plongeons.
Nous plaçons l’image en nous et nous plaçons dans un même mouvement, dans l’image. Et alors, seulement, serons-nous prêts à reprendre
La Chambre claire et à nous laisser porter, dans une lecture nouvelle, par
l’écriture de Barthes, si juste, malgré tout, d’être subjective.
Là où Barthes réfléchissait à une surface, Didi-Huberman nous ouvre
à un lieu, avec toutes ses composantes d’espace, de profondeur, du
proche et du lointain, du temps qui les sépare. Comme le texte dépasse
la simple surface du papier, la photographie « réintroduit dans l’image
l’unité indissociable du corps du sujet et de l’espace de la représentation » (Tisseron, 1996, p. 172). Notre façon de comprendre l’image
depuis la Renaissance est renversée. Nous ne sommes plus devant
elle. Nous n’avons plus besoin de la lire, de la déchiffrer absolument.
Elle n’est pas un système de codes qu’il nous faudrait organiser. Tout
comme le sujet écrivant n’est pas détaché de sa page, hors d’elle, mais
plutôt corps écrivant, celui contemplant une photographie — que ce
soit à travers la lentille de son objectif ou directement entre ses mains
— n’est pas séparé d’elle. Au contraire, il est un corps regardant — plein
de sa subjectivité, de sa mémoire — qui se laisse bercer entre un devant
et dedans de l’image.
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Pour un renouveau de la photographie en littérature
60
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
Bibliographie
ABRAHAM, Nicolas et Maria TÖROK. 1978. L’Écorce et le noyau.
Paris : Éditions Flammarion, 481 p.
BARTHES, Roland. 1980. La Chambre claire. Paris : Éditions
Gallimard, 192 p.
DIDI-HUBERMAN, Georges. 1992. Ce que nous voyons, ce qui nous
regarde. Paris : Les Éditions de Minuit, 208 p.
DILLARD, Annie. 1996. En vivant, en écrivant. Paris : Christian
Bourgois Éditeur, 146 p.
FARGE, Arlette. 2000. La Chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv.
Coll. « Fictions et cie ». Paris : Éditions du Seuil, 151 p.
TISSERON, Serge. 1996. Le Mystère de la chambre claire : Photographie
et inconscient. Paris : Les Belles Lettres, 187 p.
WARREN, Louise. 2006. Bleu de Delft. Québec : Éditions TYPO, 127 p.
Marie-Pierre Bouchard
Violences postcoloniales en discours
perspectives littéraires sur l’élaboration
discursive d’un mythe contemporain
D
’aussi longtemps que les anthropologues et les spécialistes de l’exotisme
se souviennent, l’appréhension de
l’altérité a toujours été une constante au
cœur des différentes visions du monde qui se sont succédé de l’Antiquité grecque et latine à la Renaissance
européenne du XVIe siècle. En fait, bien avant que les
navigateurs des grands voyages d’explorations maritimes du XVe siècle n’aient accepté d’achever au nom,
qui de l’Espagne, qui de la France, qui de l’Angleterre
et qui du Portugal, la « réunification christique de l’univers » (Affergan, 1987, p. 40), déjà, l’étranger apparaissait à travers le voile fantasmagorique d’un univers où
les limites de la réalité empirique n’avaient d’égales
que celles de l’imagination. À la fois attirante et repoussante, juste et cruelle, l’altérité se révélait alors dans une
ambivalence justifiée par une ignorance complète de la
part des peuples qui formeraient un jour les différentes
Bouchard, Marie-Pierre. « Violences postcoloniales en discours : perspectives littéraires sur
l’élaboration discursive d’un mythe contemporain », Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque,
Postures, 2011, p. 63 à 80.
64
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
puissances européennes. Cette propension à pallier l’irréductibilité de
l’altérité par les miracles de l’invention ne se démentit pas malgré la
rencontre, les grands voyages et la colonisation. Aussi, dès 1866, un
homme tel que Sir Samuel Baker pouvait constater avec assurance
[qu’]aucune des races du Bassin du Nil, sans exception, ne possède une
croyance en un Être suprême ni aucune forme du culte ou de l’idolâtrie ; l’obscurité de leur esprit n’est pas même éclairée par un rayon de
superstition. Ils ont l’esprit aussi stagnant que les marais qui fondent leur
monde étriqué. (Baker cité par Thomas et Luneau, 1975, p. 9.)
Aujourd’hui encore, bien que d’autres lectures soient venues enrichir
notre perception occidentale des diverses religions et mythologies africaines, le continent noir demeure une terre de mystères, un continent
mythifié 1. Peu importe le cumul des années, l’Afrique reste, selon plusieurs (Hurbon, 2002 ; Nga Ndongo, 1998), cet enfant violent, primitif
et sauvage. Ses peuples croient encore à la magie de leurs sorciers, à
la force de leurs grigris et à la capacité qu’ont certains hommes de se
métamorphoser. C’est que, pour de nombreux Occidentaux, l’Afrique
et, de façon plus extensive, l’espace postcolonial constituent cette part
de l’humanité qui se refuse tantôt aux bienfaits de la modernité, tantôt
aux sacrosaintes lois du marché et du développement. L’idéologème
est devenu si courant, grâce à l’hypermédiatisation en contexte de
mondialisation, qu’il mène parfois à l’autodépréciation de certaines
populations (Nga Ndongo, 1998) et à la justification de la dénégation
du droit et de la justice selon le principe de deux poids deux mesures
dans l’application des règles régissant l’ordonnancement international
(Hurbon, 2002, p. 121).
Aussi, essuyant les déceptions et les critiques du monde industrialisé, l’Afrique, ainsi que la quasi-totalité de l’espace postcolonial, offre
à l’Occident l’occasion d’alimenter une archive d’images empruntée aux modèles interprétatifs développés dans les belles années de
l’aventure coloniale et qui contribue à reléguer cette région du monde
à son rôle mythique et séculaire de « bouc émissaire ». Du moins,
c’est ce que nous apprend, par une mise en abime de cette pensée
mythique persécutrice, Lieve Joris au sein de son roman Mon oncle
du Congo (1990). En effet, reprenant dans le cadre de sa narration le
mythe congolais de l’homme-crocodile, cette dernière déconstruit les
mécanismes de la pensée mythique telle que développée par René
Girard (1982) afin d’échafauder une structure textuelle qui reprend le
modèle de l’ensemble des relations Nord-Sud depuis l’avènement des
régimes coloniaux. Toutefois, avant d’entrer dans les modalités de ce
1 À cet égard, nous tenons à spécifier que, tout au long de cet article, nous concevrons le « mythe » à
partir d’une approche fonctionnaliste inspirée des Malinowski, Durkheim, Caillois et Girard.
dire persécuteur que nous donne à voir l’appareil narratif développé
par Joris, un bref rappel des stéréotypes de la persécution qui, selon
Girard, sont inhérents à l’élection d’un bouc émissaire, s’avère nécessaire. Ensuite, après avoir pénétré dans le texte afin de voir comment
ces mécanismes sont à l’œuvre dans le roman de Joris, l’enchâssement
des récits que porte la trame narrative nous permettra d’aborder l’une
des nombreuses facettes discursives qui composent l’actualité des violences postcoloniales, à savoir l’invention épistémologique de l’Afrique
par l’Occident.
I. Le bouc émissaire : répétition
mécanique d’un discours tenant
de la pensée mythique
Cerner le propre du mythe de façon objective n’est pas chose aisée ;
car, objet d’un questionnement ontologique humain, cette parole
ouverte se compare à un surgissement difficilement saisissable. Produit
du désir, celui de comprendre et de raconter, de croire et de partager, elle suscite crainte, intérêt, fascination, condescendance et mépris.
Parole métaphorisée d’un dit souvent inexprimable, sa théorisation se
révèle d’autant plus ardue que sa nature sacrée invite au jugement :
organe identitaire puissant, elle se donne à toutes les prises de position.
Aussi, face au mythe, personne ne peut se montrer indifférent : l’on
croit ou l’on ne croit pas. Et c’est ici, dans ce choix, dans cette appartenance à une communauté de croyants ou d’incrédules que reposent
les fondements de la pensée fonctionnaliste sur le mythe. Car, pour
les tenants d’une telle approche, bien qu’objet d’une narrativité, voire
parfois d’un travail esthétique, le mythe relève plus de la charte que de
l’art de raconter. En fait, véritable mode d’emploi de la vie en société,
le mythe, pour nombre de fonctionnalistes, ne peut se comprendre en
dehors du monde de l’action, mais, surtout, de l’interaction, car, bien
souvent, il n’est perçu que comme un simple commentaire sur une
pratique rituelle qui, elle, vise à organiser le monde.
Au croisement de nombreuses approches socioanthropologiques du
mythe, la théorie développée par Girard s’oriente autour de cette idée
générale qui veut que tout mythe trouve son origine dans une violence
réelle tournée contre une victime tout aussi réelle. C’est que, selon
lui, « les mythes sont trop nombreux à relever du même modèle pour
qu’on puisse attribuer la répétition de ce modèle à autre chose qu’à
des persécutions réelles » (Girard, 1982, pp. 41-42). Aussi, contre cette
majorité de théoriciens de la religion qui refuse de voir autre chose
dans le mythe qu’une parole appartenant à l’ordre du fantasme, Girard
65
Violences postcoloniales en discours : perspectives littéraires
sur l’élaboration discursive d’un mythe contemporain
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
propose un autre regard, une nouvelle façon de concevoir la pensée
mythique :
Ce sont les mêmes stéréotypes persécuteurs partout mais personne ne
s’en aperçoit. Une fois de plus, c’est l’enveloppe extérieure, historique
ici, religieuse là-bas, qui détermine le choix de l’interprétation, ce n’est
pas la nature du texte considéré. Nous retrouvons la ligne invisible qui
traverse notre culture ; en deçà nous admettons la possibilité de violences réelles, au-delà nous ne l’admettons plus et nous remplissons le
vide ainsi créé par toutes les abstractions du pseudo-nietzschéisme à la
sauce linguistique déréalisante. Nous le voyons de mieux en mieux : à
la suite de l’idéalisme allemand, tous les avatars de la théorie contemporaine ne sont jamais que des espèces de chicanes destinées à empêcher
la démystification des mythologies, de nouvelles machines à retarder le
progrès de la révélation biblique [soit celui de la révélation du mécanisme du bouc émissaire.] (Ibid., p. 164.)
Partant d’une hypothèse structurale qui postule l’existence d’un
schème transculturel de la violence collective, dont il serait possible
d’esquisser les différentes lignes de force et qu’il nomme le « mécanisme du bouc émissaire », René Girard se donne pour mission de
mettre à jour cette rhétorique persécutrice inconsciente afin d’en désamorcer les principes moteurs.
1.1. Le bouc émissaire : une question de structure
Ainsi, tout débute par la constatation qu’il existe, au sein des différents « textes de persécution », une certaine structure commune à
l’ensemble des sociétés. En effet, selon lui, quel que soit le contexte
sociohistorique ou les causes véritables des crises qui déclenchent les
grandes persécutions, les « comptes rendus de [ces] violences réelles,
souvent collectives, rédigés dans la perspective des persécuteurs » (ibid.,
p. 17) sont tous affectés par des distorsions qui leur sont caractéristiques.
Au nombre de quatre, ces stéréotypes de la persécution — que sont la
présence d’une situation de crise où règne une indifférenciation généralisée, de crimes indifférenciateurs, de signes de sélection victimaire et
d’une certaine forme de violence — se retrouvent toujours juxtaposés,
en partie ou en totalité, dans chacun des appareils narratifs considérés
comme étant des textes de persécution. Et chacun d’entre eux, bien
qu’ils soient tous de nature différente, participe à la mise en place d’un
contexte, d’une structure sociale et d’un appareil discursif propices à la
désignation d’un bouc émissaire, soit cette victime « qui n’a sans doute
rien fait de ce qu’on lui reproche, mais que tout en elle la désigne pour
servir d’exutoire à l’angoisse ou à l’irritation de ses concitoyens » (ibid.,
p. 47). Aussi, dans la logique persécutrice telle que pensée par Girard,
le principe structurant du bouc émissaire s’ancre toujours dans une
situation de crise où règne une indifférenciation généralisée. Le bouc
émissaire ne se profile jamais qu’à l’ombre de cette impression angoissante pour les membres d’une société en perte de contrôle, ressentie
comme une perte de la structure sociale et une délitescence de l’ordre
culturel. Premier stéréotype de la persécution, cet état de crise, parce
qu’il relève d’une désagrégation des rapports humains, implique donc
nécessairement le sujet agissant au sein de ces rapports sociaux. Ceci
aura pour conséquence de nous mener au second stéréotype de la persécution qui pourrait se résumer par la simple expression de « crimes
indifférenciateurs ».
Ce qu’il faut comprendre à ce moment de l’analyse structurale que
mène Girard, c’est que plutôt que de se porter responsables, « les individus […] ont tendance à blâmer soit la société dans son ensemble,
ce qui ne les engage à rien, soit d’autres individus qui leur paraissent
particulièrement nocifs pour des raisons faciles à déceler » (ibid., p. 24).
Et c’est précisément à cet instant que la dynamique de la persécution
s’enclenche ; car l’ensemble des persécuteurs désignera une victime
qu’ils accuseront de crimes — tels que le parricide, l’inceste et la bestialité — qui s’attaquent « aux fondements même de l’ordre culturel, aux
différences familiales et hiérarchiques sans lesquelles il n’y aurait pas
d’ordre social » (ibid., p. 25). Par la mécanique même de l’accusation,
une nouvelle communauté se compose, celle des persécuteurs, et cette
masse nouvellement formée tâche alors d’assouvir son appétit de violence. Réactionnaire, elle rêve de se purger de tous les éléments qui la
corrompent : impurs, traitres, monstres et autres étrangers. Elle cherche
chez sa victime la différence, non pas celle nécessaire à tout système
social, mais plutôt l’anormalité, celle par laquelle se révèle la fragilité
de la collectivité. La foule traque donc ce qui diffère autrement, élevant
ainsi l’anomalie au rang de stéréotype de la persécution. Enfin, après
la crise, après les accusations et les signes de sélection victimaire, tel
le fait d’être malade, infirme, différent ou étranger, ne reste plus que
la violence elle-même, sans cause, celle d’une communauté entièrement tournée vers un groupe spécifique d’individus, sa victime, son
bouc émissaire. Aussi, avec Girard, faut-il penser la violence comme
le dernier des stéréotypes de ce processus persécuteur que constitue le
mécanisme du bouc émissaire.
Ainsi, derrière tout mythe se cache une violence originelle ; derrière
toute collectivité se terre une pulsion de mort projetée vers l’autre,
l’étranger, celui qui est différent. Mais plus qu’un simple crime nécessaire au bon fonctionnement de l’ordre social, la pensée mythique se
veut également un témoignage : témoignage d’une violence qui a déjà
été, d’une violence qui est, d’une violence à venir et d’une victime, tou-
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sur l’élaboration discursive d’un mythe contemporain
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
jours la même, car toujours différente. Cependant, de la même façon
que le concevait Caillois, Girard pense le mythe en termes d’évolution ; car toute narrativité n’existe que dans le temps et par l’histoire.
Par conséquent, si la société évolue, son bagage mythologique en fera
de même. Ce n’est donc pas sans raison qu’au cours des siècles les
représentations de la violence ont tendance à s’effacer progressivement
au sein du canon mythologique de nombreuses sociétés occidentales ; à
la violence collective a succédé la violence individuelle, celle des héros
de la mythologie grecque et latine ; et à la violence individuelle s’est
creusée la marque de l’absence symptomatique de toutes formes de
violence mythologiques. C’est qu’au discours de la pensée mythique, la
modernité a préféré un autre discours, celui de la science et de la raison,
sans pour autant que ne disparaisse le mécanisme du bouc émissaire.
En fait, bien que les représentations persécutrices aient disparu peu à
peu des différentes formes de discours tout au long de l’histoire occidentale, les violences, elles, n’ont jamais diminué ni en quantité ni en
intensité. Le bouc émissaire existe toujours, à la seule différence près
que son visage ne s’impose plus aussi durablement dans nos sociétés
contemporaines. Ainsi, comme nous l’apprendra notre brève analyse
du jeu narratif qu’élabore Joris autour du mythe de l’homme-crocodile
dans son roman Mon oncle du Congo, « le mythe, loin d’être figé, [participe] d’un incessant remaniement de sa forme et de ses contenus, qui
passe, par conséquent, par des phases de démythification, sources de
remythisation cyclique » (Wunenburger, 1994, p. 2). Historique, mouvant, instable, le bouc émissaire ne porte donc pas qu’un seul visage.
Polymorphe et fonctionnel, il se transforme au gré des besoins identitaires de sa communauté.
II. Mon oncle du Congo :
un récit, deux boucs émissaires
2.1 Le mythe de l’homme-crocodile ou le leurre
d’un bouc émissaire voulu primitif
Selon Girard, l’expression « bouc émissaire » parle d’elle-même.
Lorsque quelqu’un s’écrie : « la victime est un bouc émissaire », personne
n’hésite quant au sens à lui donner ; tout le monde s’accorde sur l’innocence de la victime, sur le caractère collectif, spontané et inconscient du
soulèvement, de même que sur la finalité sociale de cette polarisation de
la violence. Toutefois, comme nous l’avons déjà souligné, s’il est aisé de
reconnaitre le mécanisme de cet inconscient persécuteur au sein d’un
corpus historique, il n’en va pas de même des récits mythiques ; car leur
dimension sacrée, bien souvent, nous aveugle par leur syncrétisme et
leur caractère ambivalent. En effet, comme le remarque Girard, « Les
persécuteurs médiévaux et modernes n’adorent pas leurs victimes, ils
les haïssent seulement. Ils sont donc aisément repérables en tant que
tels. Il est plus difficile de repérer la victime dans un être surnaturel
qui fait l’objet d’un culte. » (Girard, 1982, p. 60.) Aussi, aux confins de
l’Afrique, terre de la pensée magique selon de nombreux ethnologues,
s’il y a mythe, il y a nécessairement bouc émissaire et c’est ce que
nous confirme le roman de Lieve Joris, cette auteure belge qui, un jour,
quitta son pays pour partir sur les traces de son oncle missionnaire.
Par le truchement de sa narration bigarrée, composée à la fois de
chansons, de monologues narrativisés, de narration soutenue et de discours rapportés, l’auteure nous convie à partager la vision qu’elle a
eue du Congo, au lendemain de son indépendance. À cet effet, un peu
comme le ferait un carnet de voyage, l’appareil narratif de Joris nous
brosse un portrait quasi exhaustif de son itinéraire, de ses rencontres,
des chemins qu’elle a parcourus et des gens qu’elle a rencontrés. Et en
plein coeur de ce tableau du Congo peint par la main d’une étrangère
figurent mythes et mythologies africains au sein desquels se démarque
le personnage de l’homme-crocodile. Plus qu’une simple figure fantastique et fantasmagorique, l’homme-crocodile découle d’un mythe :
il est un bouc émissaire, et, par sa mise en récit, ce que nous livre le
roman consiste en une articulation de la structure et des stéréotypes de
la persécution tels que développés par René Girard. À cette fin, par
une mise en abime, le texte nous révèle ce mécanisme au sein d’un
dialogue, entre la protagoniste et un jeune Congolais, tenu au détour
d’une mort, pire, au détour d’une scène anthropophage :
J’interroge Chico sur le crocodile de la veille. Est-ce qu’il a vraiment
mangé une femme ? — Ce n’était pas un vrai crocodile, dit-il, mais un
ndoki, un vieillard qui se change en crocodile.
Les missionnaires m’ont déjà parlé de ces esprits maléfiques, mais tout
ça semblait si loin, je pensais que seuls les vieux des villages reculés de
brousse y croyaient encore. Chico est jeune, il a suivi des études et il
est de la ville. — Tu crois à ces choses-là ? Il rit. — Même si je n’y croyais
pas, elles se passent ici ! Il m’explique dans le détail comment procède le
ndoki : s’il veut faire du mal à quelqu’un, il attend la nuit. Puis il quitte
discrètement le village et va prier dans un coin isolé. Tout en priant, il se
change en crocodile. Il attire alors sa victime à l’eau et porte son coup.
— Tu en as déjà vu à l’œuvre ?
— Non, bien sûr que non, on ne peut les voir que si on est soi-même un
ndoki. Mais il est déjà arrivé que quelqu’un tire un coup de feu dans la
queue d’un de ces crocodiles et, le lendemain, le vieux ndoki du village
avait une blessure à la jambe.
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Violences postcoloniales en discours : perspectives littéraires
sur l’élaboration discursive d’un mythe contemporain
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
Je lui demande si les ndokis peuvent aussi blesser les Blancs. — Non, dit-il,
catégorique, car vous avez des ndokis plus forts que les nôtres, vous avez
des machines, des fabriques, des ordinateurs. ( Joris, 1990, pp. 245-246.)
Ainsi, avant même que le lecteur ne prenne conscience du caractère
mythique de la mort de cette jeune femme, déjà, le texte nous pose
dans l’atmosphère interlope du crime, dans l’univers angoissant de la
transgression : une femme a été tuée, pire, elle a été dévorée ; ici commence notre incursion dans le monde mythique du bouc émissaire.
Tout d’abord, au sein du mythe, il y a crime d’indifférenciation :
le ndoki est une créature mi-homme, mi-animal. Le jour, il se meut
sous une apparence humaine, il est un vieillard, un exclu, un faible.
Particulièrement exposé à la persécution de par les infirmités qui sont
généralement le lot de la vieillesse, le ndoki, lorsqu’il a forme humaine,
conforte les thèses de Girard qui soutiennent qu’infirmités et difformités réelles « tendent à polariser les esprits “ primitifs ” contre les individus qui en sont affligés. » (Girard, 1982, p. 29.) Mais, plus encore,
parce qu’il prend volontairement une forme animale quand advient la
nuit, le ndoki transgresse la frontière qui différencie l’homme de l’animal et devient cet être indifférencié qui pèche par bestialité. Toutefois,
plus qu’une simple transgression corporelle, le crime du ndoki ne se
limite pas à sa seule polymorphie. En effet, l’homme-crocodile se fait
également pécheur par la préméditation de ses forfaits : il choisit délibérément sa victime et attend son heure, semant, du coup, un certain
désordre au sein de la communauté des hommes.
C’est qu’il faut garder à l’esprit que le ndoki est un être mythique
invisible et insaisissable ; il ne peut donc jamais être formellement
accusé de son crime. Aussi, à la manière de ces sorcières qui, si elles
possèdent un animal familier, passent pour lui ressembler, et dont ce
même animal apparait bien souvent comme « une espèce d’avatar,
une incarnation temporaire ou un déguisement utile au succès de certaines entreprises » (ibid., p. 75), le ndoki emprunte au crocodile son
apparence et sa force pour accomplir ses actes répréhensibles. Il tue,
mais toujours sans remord et sans aucune condamnation. Il n’est toutefois pas un être invulnérable ; il peut être blessé par la violence des
hommes, comme en témoigne la blessure à la jambe du vieux ndoki du
village. Mais, malgré cette blessure, ce dernier demeure maitre et roi
du jeu. Sa nature monstrueuse, tant sur le plan physique que morale,
fait de lui le parfait bouc émissaire sur lequel peuvent se canaliser la
violence et les angoisses de la communauté. D’ailleurs, dès qu’il y a
mort suspecte au cœur du roman, c’est à ce dernier qu’incombe la responsabilité de la disparition.
Face au mythe du ndoki, nous n’avons donc d’autres choix que celui
de constater qu’il répond à au moins trois des quatre stéréotypes de
la persécution qu’a su élaborer René Girard au sein de son essai sur
le bouc émissaire : il y a tout d’abord présence de crimes indifférenciateurs, il y a ensuite présence de signes de sélection victimaire et,
enfin, cela se manifeste dans une certaine forme de violence. Par ce
fait même, à en croire Girard, nous sommes bien en présence d’un
appareil discursif dont la rhétorique est entièrement tournée vers la
désignation d’un bouc émissaire ; car « c’est la juxtaposition de plusieurs stéréotypes dans un seul et même document qui fait conclure
à la persécution. » (Ibid., p. 37.) Cependant, en ce qui a trait au dernier stéréotype, soit celui de la crise sociale et culturelle caractérisée
par une indifférenciation généralisée, bien que cet état ne semble pas
présent au sein des discours tenus sur le mythe des ndokis, une chose
cependant revient constamment au cœur de chacun d’entre eux et qui
peut se comprendre comme une peur qu’entretiennent nombre de
Congolais à l’égard de l’éducation occidentale dont ont pu bénéficier
les nouvelles générations. À la manière d’un sous-entendu, d’une accusation presque imperceptible, se profile à travers ces discours l’ombre
d’un second bouc émissaire. À cet effet, à deux reprises dans le roman,
le spectre mythique du ndoki vient hanter le cours de la narration afin
d’épouvanter l’un des jeunes étudiants considérés comme éléments
perturbateurs par l’ensemble de la collectivité. Il en sera ainsi de Tope :
Depuis qu’il vit en ville, il est assailli de doutes. Dans sa tribu, les femmes
ne peuvent pas manger d’œufs, ça les rend stériles, disent les anciens. Il
y a réfléchi et croit qu’il existe une autre raison. Il n’y a pas beaucoup
d’œufs au village, les hommes veulent les garder pour eux, c’est pourquoi ils disent que ça rend les femmes stériles. Mais quand il l’a dit timidement à son père, celui-ci s’est fâché : comment osait-il douter de ce
que disaient les anciens, ils pourraient lui faire du mal. Depuis lors, Tope
ne sait plus que penser. Il fait le même chemin que Louis mais en sens
inverse. Il connait les mythes et les tabous de la forêt, il a été nourri de
ces récits qui étaient tellement nouveaux pour Louis et ses amis. Depuis
qu’il est étudiant, il veut échapper à ce vieux monde. Il a cru y arriver à
Kisangani, mais pendant les vacances, il a senti comme son village qui
le réaspirait.
— Les anciens ne veulent pas que nous évoluions, dit-il, ils ont peur que
nous ne nous occupions plus d’eux. Il ose parler de ses doutes à son
père, mais il a peur de la génération de ses grands-parents, qui possèdent
des forces que personne ne peut comprendre.
Il lui est arrivé une chose horrible il y a quelques jours. […] Le vieux
était furieux. Tope s’était excusé, mais le pêcheur avait continué à vociférer, il avait juré à Tope qu’il n’arriverait pas vivant à Kisangani, qu’il
se ferait manger par en route par un crocodile. Tope n’était pas rassuré.
Mais les pêcheurs des autres pirogues lui avaient dit de ne pas s’en faire,
71
Violences postcoloniales en discours : perspectives littéraires
sur l’élaboration discursive d’un mythe contemporain
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
les hommes de cette région ne pouvaient pas se changer en crocodiles.
( Joris, 1990, pp. 245-246.)
À travers ce témoignage, en filigrane, l’état d’une crise sociale se
dessine : entre les générations, le fil s’est rompu, l’ordre ne tient plus
et tend à se renverser. Désormais, grâce à l’éducation occidentale, c’est
une autre façon de concevoir le monde qui est privilégiée, et la science
a ceci de particulier qu’elle cherche la loi là où la pensée mythique
se contentait de la croyance. Par conséquent, par l’introduction d’une
nouvelle forme de savoir, l’ordre culturel s’effrite et laisse place à une
situation de crise, terre fertile s’il en est de la persécution. Cependant,
si un nouveau bouc émissaire fait son apparition au sein du roman, il
n’est pas nécessairement conforme aux stéréotypes de la persécution
tels que répertoriés par Girard.
En effet, si signes de sélection victimaire il y a au sein du témoignage de Tope, ils pointent tous dans une seule et même direction :
l’étudiant. Aussi, contrairement à cette idée de Girard qui donnait une
place prépondérante au physique dans le choix de la victime, la narration de Joris, elle, situe l’anormalité uniquement au niveau moral,
voire intellectuel. En fait, malgré sa jeunesse, sa force, sa vigueur et
sa beauté, l’étudiant devient la cible de choix des persécuteurs par sa
façon autonome de penser ; car il ne se conforme pas à la tradition. Il
préfère le jugement de la raison à la croyance de la religion, l’observation empirique à la pensée mythique. C’est donc parce qu’il a choisi de
différer autrement, de raisonner en-dehors de la sphère mythologique
ancestrale, que les membres de la communauté accusent l’étudiant :
« comment osait-il douter de ce que disaient les anciens, ils pourraient
lui faire du mal ». À l’ombre du texte se profile donc la silhouette d’une
violence qui, elle, est bien réelle.
Dans la même logique, Girard rappelle, au sujet de l’élection du
bouc émissaire, qu’à travers lui, « ce n’est pas l’autre nomos qu’on voit
dans l’autre mais l’anomalie, ce n’est pas l’autre norme, mais l’anormalité ; l’infirme se fait difforme ; l’étranger devient apatride. » (Girard,
1982, pp. 34-35.) Pour cette raison, l’étudiant, tel que le dépeint l’appareil narratif de Joris, se situe toujours à mi-chemin entre la ville et
le village, entre l’université et le palabre, entre la raison et la pensée
mythologique : il n’a pas de place fixe, pas de chez soi ; il est cet apatride dont parle Girard. Aussi, pour toutes ces raisons, l’étudiant sera le
bouc émissaire de la violence collective projetée sur le personnage du
ndoki, devenu dès lors instrument de cette pulsion agressive. Par lui,
la communauté retrouve un ordre que sa présence, de prime abord,
semblait troubler. De monstre assassin et anthropophage, il devient
vengeur, redresseur de torts, pilier de l’ordre social. Du même coup, il
confirme cette hypothèse de Girard qui soutient que le sacré primitif,
soit le sacré des diverses sociétés mythico-rituelles, consacre toujours
« le retournement bénéfique de la toute-puissance maléfique attribuée
au bouc émissaire » (ibid., p. 66). Ainsi, tant dans le mythe en général
qu’au sein du mythe de l’homme-crocodile rapporté par Joris, « l’ordre
absent ou compromis par le bouc émissaire se rétablit ou s’établit par
l’entremise de celui qui l’a d’abord troublé. » (Id.) Et aussi longtemps
que les causes extérieures qui minent l’ordre de la société persisteront,
il y aura un bouc émissaire, seul capable de maintenir au sein du chaos
une certaine forme de différence. Aussi, rejeton du désordre, le bouc
émissaire consiste en cette créature hybride qui rappelle aux membres
d’une société ses tabous, ses craintes et son identité par la projection de
ses angoisses sur un seul et même individu. Toutefois, par une mise en
abime de ce récit mythique mu par le mécanisme du bouc émissaire,
le texte de Joris révèle ses rouages afin de mieux transmettre au lecteur ses pistes d’interprétations. Aussi, parce qu’elle nous force à voir
derrière le mythe une rhétorique menant à l’élection d’un bouc émissaire, la narration de Joris nous montre à lire entre les lignes d’autres
discours et à voir dans d’autres récits la part de mythe qu’ils recèlent.
2.1 En guise de conclusion :
le « Tiers-Mythe », un autre
« Bouc-Hémisphère »
En 1955, en plein cœur du mouvement anticolonialiste qui soulevait l’Afrique et d’autres continents au moment de la guerre des
Indépendances, Aimé Césaire écrivait :
Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser
le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le
réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine
raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au
Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte,
une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et
qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de
son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène
qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces
traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions
punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous
ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette
jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le
progrès lent, mais sûr de l’ensauvagement du continent. (1955, p. 11.)
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Violences postcoloniales en discours : perspectives littéraires
sur l’élaboration discursive d’un mythe contemporain
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
Ainsi, à la lumière de ces propos, l’Europe, à en croire Césaire, redevient sauvage : sa civilisation permet le meurtre, le viol et le massacre ;
plus, elle tolère et génère une violence primitive et originelle. Aussi,
depuis l’avènement de la modernité, et de manière encore plus exacerbée depuis l’aventure coloniale, les différents Empires coloniaux,
notamment la France si nous nous en tenons aux dires de Césaire,
ont entamé une étrange métamorphose : retirant cette peau qui faisait
d’eux des hommes, ils se sont mués progressivement en bête.
Par ces paroles enflammées, ce qu’Aimé Césaire nous apprend, c’est
que, derrière sa pensée soi-disant rationnelle, son flegme moderne
et l’objectivité de ses sciences, le monde occidental n’a pas quitté, à
l’instar de ces nombreuses peuplades « primitives », un certain univers
mythico-rituel. L’Occident, par le truchement de ce nouveau mythe
rationalisé que plusieurs nommeront tantôt « Modernité », tantôt
« Progrès » et tantôt « Science », s’est désigné un autre bouc émissaire.
Du moins, c’est ce que soutiennent Césaire et les tenants de la négritude ; c’est ce que dénoncent Edward Saïd et son orientalisme ; c’est ce
que proclament Moura et tous les théoriciens qui s’acharnent à décrire
l’ère postcoloniale ; et c’est également ce que critiquent, par la voie
littéraire, Lieve Joris et ses stratégies d’énonciation. En ce sens, écriture terroriste, Mon oncle du Congo démythifie un mythe pour mieux en
dénoncer un autre, soit celui qui s’articule autour du « Tiers-Mythe » et
de son « Bouc Hémisphère » 2.
À cet effet, dès l’incipit, le texte nous donne ses indices ; car, bien
qu’il s’ouvre sur un voyage, un pèlerinage, un lieu de rencontre — « Je
suis partie en Afrique sur les traces de mon oncle missionnaire. » ( Joris,
1990, p. 17) —, il y a malaise : « Moi aussi, en ce matin froid de septembre, je me sens mal à l’aise au bastingage du Fabiolaville. » (Id.) Ainsi,
dès le tout début de la narration, la confrontation entre le présent de la
protagoniste, le présent du Congo indépendant, son passé d’Occidentale et celui de son oncle missionnaire s’avère problématique. Jamais,
au fil de la narration, il n’y aura réellement de place pour l’échange,
ce dont témoigne l’appareil narratif du roman qui, entièrement placé
sous l’égide du discours rapporté, du monologue narrativisé et du récit
d’évènements, n’octroie la parole qu’à une seule et unique voix. Aussi,
menée à la première personne du début à la fin, la narration de Joris
ne fait place à l’autre que parce qu’elle se sait médiatrice, que parce
qu’elle ne veut plus « se contenter de fournir [à son lecteur] un rêve
qui le soulage » (Butor, 1969, p. 76). Par ce fait même, lorsque le récit
mythique du ndoki nous est rapporté, nous n’avons jamais accès à lui
2 Nous empruntons ces néologismes à Fidèle Pierre Nze-Nguema (1989).
que par le truchement d’un discours indirect narrativisé. Du coup, Joris
force son lecteur à prendre conscience de la distance qui le sépare de
ces peuples voulus « primitifs » par l’Occident ; car sa narration met à
jour un procédé qui, depuis l’avènement de la pensée rationnelle, permet à l’homme occidental de dire l’autre sans jamais lui céder la parole.
Aussi, à la manière de Tacite, Joris s’empare de la voix de l’autre et la
fait sienne. « Pour Rancière, cette appropriation de la parole de l’autre,
ce déplacement du dire, sous couvert de faire parler un anonyme, permet paradoxalement […] de donner à un homme du peuple une identité historique mais sans libérer sa parole. » (Rosier, 1999, p. 17.) De là,
le Congolais est mis à distance et se voit repoussé aux confins de son
monde primitif peuplé de « croyances et de comportements persécuteurs
de type mythologique. » (Girard, 1982, p. 65.)
Toutefois, ironie du sort, l’Africain n’est pas le seul à vivre dans un
univers mythico-rituel et il ne se gêne pas à nous le faire savoir : « vous
avez des ndokis plus forts que les nôtres, vous avez des machines, des
fabriques, des ordinateurs ». Par un retournement discursif, soit par
le retour d’un discours direct au sein d’une narration menée en discours indirect narrativisé, Chico établit, grâce à sa remarque, un jeu de
miroirs réfléchissants ; si l’Afrique a ses mythes, l’Occident en possède
également, et l’un d’entre eux porte un nom, celui de progrès. À ce
sujet, il est toujours bon de se rappeler qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, « les
Occidentaux [firent] de la science une idole pour mieux s’adorer euxmêmes » (ibid., p. 299) remplaçant, du même coup, les anciens mythes
par celui du progrès. Autrement dit, « par [l’avènement] du mythe
d’une supériorité moderne proprement infinie, le mythe d’une humanité se libérant et se divinisant peu à peu par ses propres moyens»
(id.), l’Occident se dota d’une nouvelle divinité à adorer. Mais, pour
qu’un tel mythe puisse s’instaurer au sein de cette mosaïque de sociétés
guerroyantes qui composaient alors l’Europe du XVIIIe et du XIXe siècle,
la désignation d’un bouc émissaire s’avérait nécessaire pour résorber
l’état de crise. C’est ainsi que l’Occident traça progressivement une ligne
de démarcation entre deux mondes : le monde des ténèbres (l’Orient) et
le monde des lumières (devenu l’Occident) (Nze Nguema, 1989, p. 33).
Entre l’autre et le soi, la distance devint alors de plus en plus grande et,
dans cet interstice qui en vint à prendre des dimensions monstrueuses,
l’incompréhension, le préjugé et la méprise s’infiltrèrent aisément.
Ainsi, au cœur de cette brèche fictionnelle naquirent certains discours que s’évertue à nous rapporter Lieve Joris dans le cadre d’une
narration écartelée entre une pléthore de discours rapportés : « les Noirs
sont lâches, ajoute-t-il. » ( Joris, 1990, p. 58), « Ils ne se sentent pas responsables de ce qu’on leur donne, ils laissent tout se déglinguer. » (ibid.,
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Violences postcoloniales en discours : perspectives littéraires
sur l’élaboration discursive d’un mythe contemporain
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
p.85), « Ils vont essayer de me soutirer de l’argent par tous les moyens,
dit-il, ils trouvent toujours un formulaire mal rempli ou au besoin ils en
fabriquent un. » (ibid., p.35). Les différents peuples d’Afrique en furent,
du coup, mythifiés :
Les Lokele, dit Raskin, une tribu qui habite un peu plus haut sur le
fleuve, vivent dans l’eau, ils peuvent y rester cachés pendant des heures
sans se faire remarquer. Quand le Fabiolaville entre au port, ils montent à
bord et regagnent la rive à la nage, avec la marchandise volée. Il y en a
qui arrivent même à transporter un frigo sur leur dos. (Id.)
Aussi, si la révolution scientifique a pu entrainer des progrès techniques,
technologiques et économiques, elle n’a pourtant mené à aucun progrès
humain. Au contraire, discours mythique des Temps modernes, elle a
plutôt concouru à l’élection de nouvelles victimes, à la désignation de
nouveaux boucs émissaires. En ce sens, qu’elle soit mythico-rituelle ou
rationnelle, primitive ou moderne, la conscience collective de toute
société repose sur le corps sacrificiel d’une victime qui, de tout temps,
a su encaisser les accusations, les coups et les railleries d’une foule faite
violence, d’une communauté redevenue meute, le temps d’une crise.
Le bouc émissaire est donc cet être qui, sans raison aucune, en plein
cœur de l’anomie, se voit sacrifier pour mieux se faire sanctifier par le
reste de sa collectivité.
En somme, tantôt homme-crocodile, tantôt Noir, tantôt continent,
le bouc émissaire est toujours ce que la société n’est pas : il est cette
altérité posée sous le signe de la négativité, le miroir inversé dont a
besoin toute collectivité afin de conforter sa propre identité. Et c’est
ce que Lieve Joris a compris au sein de son roman Mon oncle du Congo.
En figeant dans la fixité des mots un mythe, celui venu du Congo d’un
être mi-homme mi-crocodile, elle a saisi que ce n’est qu’à l’écart de soi
que le mythe devient réellement un objet de savoir, que ce n’est que
par sa déconstruction que la pensée mythique révèle sa vraie nature.
Aussi, par un déplacement épistémologique, l’appareil narratif de Mon
oncle du Congo montre le réel là où bien souvent les hommes s’entêtent
à ne voir que de la fiction ; au sein du roman, des étudiants ont vraiment disparu, un vieillard a effectivement reçu une balle dans la jambe
et les Blancs nourrissent véritablement une peur des Noirs à coup de
fables, de préjugés et de fausse empathie. Par sa narration, Joris aide
ainsi son lecteur à rendre conscient l’inconscient, elle lui montre à
voir la violence sans fondement dont est capable une communauté en
crise. Et, du même souffle, elle sauve le mythe en lui redonnant son
visage de bouc émissaire ; car, pour perdurer dans le temps, demeurer
vivant, « c’est-à-dire fécond, créateur, imaginatif » (Wunenburger, 1994,
pp. 2-3), le mythe doit toujours être remis en question. De ce fait, il
semble que Joris ait senti, voire pressenti, que ce n’est qu’en différant
de lui-même que le mythe redevient mythique, religieux et éthique, et
peut faire advenir un autre monde que celui qu’insinue le mécanisme
du bouc émissaire. Pour ce faire, elle choisit alors la littérature ; elle
choisit de figer dans sa forme le mythe afin de poser une distance entre
le mythe et la réalité, entre l’individu et le mythe et entre l’individu et
sa réalité. En ce sens, la littérature mine le mythe afin de révéler, par le
biais d’un bouc émissaire présent dans le texte, le mécanisme persécuteur. Par une mise en abime, elle rappelle ce qu’un jour René Girard a
dit à propos des évangiles. C’est-à-dire qu’
il existe un point, un moment où la violence ne peut plus expulser la
violence, et que la division contre soi-même atteint le point critique,
c’est-à-dire le point de la victime émissaire qui devient point de nonretour car, même si elle ramène en apparence un ordre ancien, en réalité, elle le détruit à tout jamais, sans l’expulser le moins du monde, tout
au contraire en se faisant expulser par lui et en révélant la puissance
ordonnatrice de la violence. (Girard, 1982)
Pointer du doigt le mécanisme pour mieux l’enrayer, montrer le cycle
pour mieux marquer sa fin, voilà tout le pouvoir qu’ont les mots d’une
certaine littérature que l’on qualifie, parfois, de postcoloniale.
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Violences postcoloniales en discours : perspectives littéraires
sur l’élaboration discursive d’un mythe contemporain
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
Bibliographie
Œuvre à l’étude
JORIS, Lieve. 1990. Mon oncle du Congo. Trad. par M. Hooghe. Coll.
« Terres d’aventure ». Paris : Acte Sud, 360 p.
Monographies
CÉSAIRE, Aimé. 1955. Discours sur le colonialisme. Paris : Présence
africaine, 58 p.
GIRARD, René. 1982. Le Bouc émissaire. Coll. « Le Livre de Poche /
biblio essais ». Paris : Grasset, 313 p.
HENTSCH, Thierry. 2002. Raconter et mourir : aux sources narratives de
l’imaginaire occidental. Montréal : Presses de l’Université de Montréal,
490 p.
N’TANDOU, Jean Baptiste. 1986. L’Afrique mystifiée. Coll. « Points de
vue ». Paris : L’Harmattan, 173 p.
NZE-NGUEMA, Fidèle Pierre. 1989. Modernité, Tiers-Mythe et BoucHémisphère. Paris : Publisud, 172 p.
ROSIER, Laurence. 1999. Le discours rapporté. Histoire, théories, pratiques.
Coll. « Champs linguistiques ». Paris : Bruxelles : Duculot, 325 p.
THOMAS, Louis-Vincent et René LUNEAU. 1975. La terre africaine
et ses religions : traditions et changements. Paris : L’Harmattan, 335 p.
Parties de monographies
BUTOR, Michel. 1969. « L’usage des pronoms personnels dans
le roman ». Essais sur le roman, pp. 73-88. Coll. « Idées », Paris :
Gallimard.
CAILLOIS, Roger. 1938. « Fonction du mythe ». Le mythe et l’homme.
Les essais VI, p. 13-36. Coll. « nrf ». Paris : Gallimard.
LALLEMENT, Michel. 2005. « Fonctionnalismes et théorie des
systèmes ». Histoire des idées sociologiques : de Parsons aux contemporains,
pp. 81-109. Coll. « Circa ». Paris : Armand Colin.
LALLEMENT, Michel. 2006. « Émile Durkheim et l’École française
de sociologie ». Histoire des idées sociologiques : des origines à Weber,
pp. 147-187. Coll. « Circa ». Paris : Armand Colin.
MALINOWSKI, Bronislaw. 2001. « Le rôle du mythe dans la vie ».
Trois essais sur la vie sociale des primitifs, pp. 119-141. Trad. par S.
Jankélévitch. Paris : Petit Bibliothèque Payot.
SAID, Edward. 1980. « Introduction ». L’orientalisme. L’Orient créé par
l’Occident, pp. 13-42. Paris : Seuil.
Articles de périodiques
DÄLLENBACH, Lucien. 1980. « Réflexivité et lecture », Revue
des sciences humaines. Vol. 177, pp. 23-37.
HURBON, Laënnec. 2002. « Violence et raison dans la Caraïbe :
le cas d’Haïti ». Notre Librairie : Penser la violence. No 148 (juilletseptembre), pp. 116-122.
NGA NDONGO, Valentin. 1998. « L’image de l’Afrique dans les
médias européens ». Sociétés africaines et diaspora : L’Afrique en représentation, no 9, pp. 33-51.
WUNENBURGER, Jean-Jacques. 1994. « Mytho-phorie : formes et
transformations du mythe ». Religiologiques. No 10 (automne), pp. 49-70.
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Violences postcoloniales en discours : perspectives littéraires
sur l’élaboration discursive d’un mythe contemporain
Rosemarie
Fournier-Guillemette
La traductologie
entre littérature et linguistique
La traduction est un phénomène d’invisibilité.
Partout présente, elle est le plus souvent cachée et
on présume de sa fidélité à l’original. Pourtant, à la
réflexion, le concept de fidélité est stérile, puisqu’il
se heurte à l’impossibilité de traduire à la fois le fond
et la forme du texte littéraire. Que doivent préserver
les traductrices et traducteurs d’une œuvre ? Sur ce
terrain, plusieurs écoles de pensée s’affrontent, favorisant, d’un côté, les normes de la culture d’arrivée, et
de l’autre, l’inscription de l’œuvre dans son contexte
d’émergence. La première solution — qui est souvent
celle privilégiée par les éditeurs — peut sembler la plus
adéquate pour certains, mais elle suppose une sujétion
du texte aux normes culturelles et linguistiques du pays
d’arrivée. Seule une recherche exhaustive sur le roman,
l’auteur et le contexte d’émergence peut alors garantir
une traduction fidèle à la lettre. Le point de vue du traducteur révèle alors toute son importance : le contenu
Fournier-Guillemette, Rosemarie. « La traductologie : entre littérature et linguistique », Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque, Postures, 2011, p. 81 à 96.
82
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
de la traduction dépend du jugement du traducteur sur le texte et sur
la traduction en général.
La traduction et son pendant oral, l’interprétation, sont des pratiques
qui font depuis toujours partie de la vie sociale et culturelle. Pourtant,
elles n’ont été que très récemment théorisées au sein d’une discipline
reconnue, soit la traductologie, souvent considérée comme une branche
de la linguistique. Bien entendu, avant ce moment théorique, nombreux
sont les traducteurs qui ont témoigné de leur expérience et qui ont tenté
de mettre en place des préceptes ou des méthodes. Beaucoup de ces
écrits portent sur la traduction de la Bible, texte fondateur de la culture
occidentale, mais un certain nombre de penseurs se sont aussi penchés
sur la traduction du texte littéraire, instituant ainsi des questionnements fondamentaux qui traversent encore aujourd’hui cette discipline.
J’explorerai dans le cadre de cet article la manière dont les théoriciens
qui se sont penchés sur la traduction se sont attachés au point de vue
littéraire ou linguistique, afin de démontrer que l’étude des traductions
littéraires relève d’une réelle interdisciplinarité — ou même multidisciplinarité — qui seule permet une analyse efficace des traductions.
Tout d’abord, je présenterai les différents écueils auxquels se
heurtent les penseurs du traduire en explorant, selon différents points
de vue, des sujets souvent problématisés par les théoriciens de la traduction littéraire. Ces points nodaux théoriques, comme le statut de la
traduction et du traducteur, la nécessité de la traduction et ses conditions de possibilité, sont les principes qui fondent la traductologie.
Les questionnements fondamentaux
de la traduction littéraire
En premier lieu, beaucoup s’interrogent sur la possibilité de la traduction littéraire. En effet, si on tient pour acquis qu’il existe une sorte
d’essence de l’œuvre d’art, une « âme » littéraire qui existerait indépendamment du texte, et devant le défi que représente, par exemple, la
traduction d’un obscur poème de Mallarmé, on peut se demander si
l’essence de ce poème peut être transférée dans une autre langue. Ce
déplacement d’un espace linguistique à un autre peut se révéler difficile, puisque, comme l’avance Walter Benjamin : « Ce qu’elle [l’œuvre
littéraire] a d’essentiel n’est pas communication, n’est pas message. »
(Benjamin, 2000, p. 245.) Benjamin retire donc l’œuvre littéraire du
schéma de communication et considère que ce n’est pas le « message »
du texte qui doit être décodé et recodé, mais cette ineffable essence. Il
différencie donc le visé — le mot — et le mode de visée — la littérarité —, qui
est l’élément qui doit être traduit (ibid., p. 251). Le concept du « mode
de visée » semble alors plus approprié que le « signifié » saussurien ;
car il ne se limite pas au signe, mais englobe toutes les dimensions du
texte littéraire. Ainsi, Benjamin situe l’essence de la traduction au-delà
du mot. Dans un même ordre d’idées, Henri Meschonnic dénonce la
réduction de la pratique traduisante au seul domaine de la langue —
le code — et affirme que « c’est le discours, et l’écriture, qu’il faut traduire » (Meschonnic, 1999, p. 12). Ces deux chercheurs répondent à
l’appropriation de la traductologie par les linguistes en affirmant que
traduire la littérature ne se réduit pas au simple décodage/recodage,
mais relève d’une appréhension de l’œuvre d’art comme un tout. Pour
Benjamin comme pour Meschonnic, la nécessité de traduire est indubitable, malgré les difficultés auxquelles le traducteur se mesure lorsque
l’objet de son intervention est un texte littéraire.
La plupart des penseurs, tout particulièrement les romantiques allemands, s’entendent sur ce point : la grande littérature doit être traduite.
Gœthe parle de Weltliteratur — « littérature mondiale » — et souligne
l’importance de la traduction dans la construction d’une littérature universelle plus riche, comme le signale Berman : « L’apparition de la littérature mondiale ne signifie pas la fin des littératures nationales : elle
est leur entrée dans un espace-temps où elles agissent les unes sur les
autres et cherchent à éclairer mutuellement leurs images. » (Berman,
1984, p. 91.) La traduction est alors un moyen d’enrichir le texte, et
même d’enrichir les langues, puisqu’elle réitère l’œuvre et en répète
la poésie dans un autre idiome. Plus que la critique, elle permet un
regard singulier sur le texte. Léon Robel affirme qu’un « texte doit être
considéré comme l’ensemble de toutes ses traductions significativement différentes », ce qui signifie qu’un « texte qui ne peut être traduit n’a aucun
sens » (Robel, 1973, p. 60, c’est l’auteur qui souligne). La traduction
semble donc, en plus de rehausser le texte et la langue, être une des
conditions de possibilité de l’œuvre d’art.
Les théoriciens cités jusqu’ici sont issus de la tradition littéraire ;
leur point de vue reflète leur allégeance. Pourtant, la traductologie
est une branche de la linguistique, tout comme l’enseignement de la
traduction relève généralement des départements de science du langage. Qui, entre le linguiste et le littéraire, a le droit de traduire ? Cette
interrogation en soulève une autre : en effet, la légitimité du traducteur
dépend intimement de la discipline à laquelle on rattache la traduction. Linguistique et littérature s’entredéchirent pour la reconnaissance
de cette primauté. Meschonnic, comme on l’a vu plus haut, situe la
traduction du texte littéraire au-delà des mots, dans le discours et l’écriture, comme ses collègues littéraires. Georges Mounin, de son côté,
ramène résolument la traduction vers la linguistique : « Les problèmes
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La traductologie : entre littérature et linguistique
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
théoriques posés par la légitimité ou l’illégitimité de l’opération traduisante, et par sa possibilité ou son impossibilité, ne peuvent être éclairés
en premier lieu que dans le cadre de la science linguistique. » (Mounin,
1963, p. 17, c’est l’auteur qui souligne). Aussi, Mounin considère que la
traduction est un phénomène de bilinguisme qui ne saurait être éclairé
que par la linguistique et par la recherche intensive des universaux du
langage, ce à quoi George Steiner acquiesce : « We know next to nothing
of the organization and storage of different languages when they cœxist in the
same mind. How then can there be, in any rigourous sense of the term, a “ theory
of translation ” ? » (Steiner, 1998 [1975], p. 309). En effet, selon ce dernier, il ne sera possible d’élaborer une théorie de la traduction que
grâce à une totale compréhension du plurilinguisme, éventuellement
fournie par la psychologie et la linguistique. Les points de vue opposés des différentes factions montrent que la légitimité du traducteur est
fortement tributaire de la discipline — littérature ou linguistique — à
laquelle on rattache la pratique de traduction et sa théorisation.
Quel est donc le statut du traducteur, qu’il soit littéraire ou linguiste ?
Selon l’école de pensée à laquelle on se rattache, il peut être un passeur, permettant aux œuvres de s’épanouir au sein d’une autre langue
et d’une autre culture, ou bien un traitre, qui dénature l’œuvre d’art en
la décomposant et la recomposant, ce processus occasionnant d’irréparables pertes. Mona Baker, qui se penche sur l’apport stylistique du
traducteur, commente la place qui lui est généralement laissée : « a
translator cannot have, indeed should not have, a style of his or her own, the
translator’s task being simply to reproduce as closely as possible the style of the
original » (Baker, 2000, p. 244). Selon cette vision des choses, peu d’espace est offert au traducteur pour élaborer ce texte au statut imprécis.
Par ailleurs, le traducteur est parfois théoricien, dans la lignée de ceux
qui ont depuis des millénaires commenté leur travail. Ces praticiens et
théoriciens ont généralement tendance à prôner une critique des traductions plus souple et moins axée sur les couples traduisible/intraduisible et fidélité/trahison, et leur approche de la traduction est souvent
plus pragmatique. Par exemple, Ladmiral remarque : « Le métier de
traducteur consiste à choisir le moindre mal ; il doit distinguer ce qui
est essentiel de ce qui est accessoire. » (Ladmiral, 1979, p. 18-19) Enfin,
dans le monde de l’édition, le traducteur est souvent relégué à un statut plus que secondaire, son nom n’apparaissant que très rarement
sur la page couverture, contrairement à l’éditeur, au présentateur de
l’œuvre ou même au critique qui l’a encensée. Lorsqu’il est question de
théâtre ou de poésie, le traducteur occupe à l’occasion une place plus
importante, surtout s’il s’agit d’un poète ou d’un dramaturge reconnu.
Toutefois, dans le monde du roman, qui représente une part très large-
ment majoritaire de la littérature publiée, il est plus que discret, soumis
au bon vouloir des éditeurs et à leurs exigences matérielles.
Tout comme le traducteur est, selon la perception générale, plus
qu’un commentateur sans être tout à fait un auteur, le texte traduit se
situe à mi-chemin entre l’objet mécanique et l’œuvre d’art. Là encore,
par contre, les opinions divergent. Certains considèrent la traduisibilité comme une condition de possibilité de l’œuvre d’art, d’autres se
lancent à la recherche d’universaux censés unifier la pratique traductive. Benjamin idéalise les « bonnes » traductions et affime : « En elles
la vie de l’original, dans son constant renouveau, connait son développement le plus tardif et le plus étendu. » (Benjamin, 2000, p. 247248.) Berman admet aussi l’existence d’un tel pouvoir fécond du texte
traduit : « La traduction mériterait son séculaire statut ancillaire si elle
ne devenait pas enfin un acte de décentrement créateur conscient de
lui-même. » (Berman, 1984, p. 40.) De même, Meschonnic fait remarquer : « La bonne traduction doit faire et non seulement dire. Elle
doit comme le texte, être porteuse et portée. » (Meschonnic, 1999,
p. 22, c’est l’auteur qui souligne.) Par contre, tout cela s’applique à la
« bonne » traduction, celle qui bonifie au lieu d’appauvrir le texte original. Si ce statut idéalisé est généralement partagé par tous, la traduction
médiocre ou même ordinaire est plutôt considérée comme une contrefaçon avilissante, et la recherche de ses nombreux défauts constitue
une pratique courante de la critique des traductions, au détriment de
l’apologie des bonnes traductions. Ainsi, au-delà de la séparation entre
littérature et linguistique, on retrouve dans la critique de la traduction
de nombreuses approches, qu’Oseki-Dépré a divisées en trois catégories, explicitées ci-dessous. Cette typologie permettra de plus aisément
caractériser et distinguer les différentes approches des traducteurs analysés, afin d’alimenter ma réflexion sur la traductologie.
La typologie d’Oseki-Dépré
Dans son ouvrage intitulé Théories et pratiques de la traduction littéraire,
Inês Oseki-Dépré propose une typologie des théories de la traduction
littéraire. Elle divise ces théories en trois catégories : les théories prescriptives, les théories descriptives et les théories prospectives. Avant de
décrire ces trois approches théoriques, il est important de préciser que,
comme Oseki-Dépré le mentionne, le système proposé est subjectif, et
ses catégories ne sont pas étanches ; certains théoriciens, malgré leur
appartenance à un courant théorique, puisent quelques idées dans les
autres systèmes de pensée. En dépit de ces défauts, inhérents à tout
système de classification, la typologie d’Oseki-Dépré offre un regard
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La traductologie : entre littérature et linguistique
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critique et autoréflexif souvent absent des théories de la traduction, qui
permet de cerner le point de vue du traducteur.
Les théories prescriptives
Tout d’abord, Oseki-Dépré présente les théories prescriptives, ou
classiques, qui mettent de l’avant un ensemble de règles pour traduire.
Elle en offre une première définition : « Les théories prescriptives de la
traduction rejoignent les théories normatives de la langue française. »
(Oseki-Dépré, 1999, p. 19.) Elle rappelle plus loin que celles-ci prônent
« la clarté, l’élégance et la lisibilité » (Oseki-Dépré, 1999, p. 23). Une
première caractéristique des théories prescriptives est donc la préservation de l’intégrité de la langue d’arrivée, ce qui a pour conséquence
de masquer l’opération traduisante au lecteur, qui n’y détecte pas de
présence étrangère. Par exemple, dans la France du XVIII e siècle, il
existe un courant appelé « les belles infidèles » au sein duquel on prône
une adaptation des textes étrangers à la culture, à la belle langue et à la
morale françaises. Un autre aspect important des théories prescriptives
est l’établissement d’un ensemble de règles de traduction. Par exemple,
saint Jérôme affirme que, pour le texte religieux, « le texte à traduire est
à respecter au nombre près de mots, voire des lettres de l’original »
(id.). Lemaistre, traducteur français du XVIIe siècle, édicte dix règles
pour traduire, d’allégeance plutôt littéraliste, où on retrouve entre
autres l’importance de rendre le texte comme s’il avait été écrit par
l’auteur dans la langue d’arrivée, d’être le plus fidèle possible à la longueur du texte d’origine et à ses procédés, tout en prescrivant quelques
règles de style, à propos de la longueur des vers — préférablement de
cinq, sept ou huit pieds — ou des « allitérations cacophoniques », qu’il
déplore et recommande d’éliminer (ibid., p. 33-34).
Oseki-Dépré range aussi dans la catégorie des théories prescriptives les déformations signalées par Berman, qui dénonce les différents procédés de la traduction ethnocentrique, comme l’allongement,
l’ennoblissement, la destruction des rythmes, des réseaux significatifs,
etc. Même si Berman se situe plutôt, dans sa manière de penser la traduction, dans les théories descriptives, son énumération de pratiques à
proscrire le rattache à une perspective prescriptive. On retrouve donc
dans les théories prescriptives une volonté de mettre en place des préceptes pour une bonne méthode de traduction, celle-ci devant généralement, sauf pour Berman, qui affiche une visée absolument contraire,
masquer l’origine étrangère de l’œuvre de manière à donner au lecteur
l’impression d’un texte original. Ces théories ne sont pas l’apanage
des anciens : Mounin, avec sa recherche d’une grammaire universelle
qui permettrait d’uniformiser et d’automatiser la pratique traductive,
et Eco, avec la préférence qu’il marque pour l’adaptation du texte au
lectorat d’arrivée dans Dire presque la même chose (Eco, 2007), se situent
eux aussi dans une pensée prescriptive. De plus, on remarque que la
volonté de systématisation qui caractérise les théories prescriptives est
souvent la marque des théoriciens qui penchent vers la primauté de
l’aspect linguistique, plutôt que littéraire, de la traduction. Si cette position est souvent celle maintenue par le monde éditorial, soucieux de
la qualité normative de la langue, la volonté prescriptive de Berman
relève d’une préoccupation éthique tout à fait différente.
Les théories descriptives
Les théories descriptives, ou modernes, de la traduction littéraire
sont celles qui « ne fournissent de jugements de valeur qu’en dernière
instance » (Oseki-Dépré, 1999, p. 45) : elles sont donc moins attachées à trouver la bonne méthode pour traduire qu’à décrire et rendre
compte du processus de traduction, en étudiant le paratexte, le rôle
de l’éditeur, le projet du traducteur, etc. Les théoriciens qui insistent
sur le procédé plutôt que sur le résultat font en effet la description, et
non la prescription, de l’acte de traduire. Les notes sur la traduction de
Paradise Lost de Milton par Chateaubriand constituent un bon exemple
de théorie descriptive. Chateaubriand y explique son projet de faire
une traduction littérale du poème de douze mille vers de Milton, en
gardant vivant le jeu d’intertextualité à l’œuvre dans l’original et en
préservant son style simple, sans fioritures. Puisque l’anglais de Milton
est fortement latinisé, empreint de références à la Bible, aux auteurs
grecs et latins de l’Antiquité, à Dante et à d’autres, il faut le traduire
adéquatement : « le mot à mot est insuffisant et source d’erreurs, et il
ne faut pas le confondre avec la littéralité » (ibid., p. 50). Il faut donc
traduire les réseaux de sens tout autant que les mots du texte, et forcer
la langue d’arrivée vers celle de départ.
Bien que l’inventaire des pratiques traductives ethnocentriques présenté par Berman dans La traduction et la lettre ou L’auberge du lointain
m’ait plus haut servi d’exemple de théorie prescriptive, ce théoricien se
situe souvent dans une perspective descriptive, puisque Berman prend
Chateaubriand pour traducteur modèle. Ainsi, il se refuse à une critique des traductions qui jugent le texte traduit, mais pense une critique
enrichissante et informée, marquée par une volonté d’amélioration de
la traduction :
La critique est en son fond illustrative : illuminée par l’œuvre elle l’illumine
à son tour […]. Il appartient au critique, et d’éclairer le pourquoi de
l’échec traductif (nous retrouvons là, d’une certaine manière, nos sociosémio-critiques, mais sans leurs concepts et leur type de discours), et
de préparer l’espace de jeu d’une retraduction sans faire le « donneur de
conseils ». (Berman, 1995, p. 17, c’est l’auteur qui souligne.)
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Berman désire donc s’éloigner des jugements dogmatiques, normatifs
et prescriptifs, qui visent généralement à détruire plus qu’à construire.
Le système d’évaluation qu’il construit repose sur des considérations
éthiques et poétiques, qu’il formule bien entendu après avoir décrit
avec minutie les caractéristiques de la traduction analysée.
Il est certain que le portrait dessiné ici n’est pas exhaustif et ne reflète
pas l’intégralité des mouvements au sein des théories descriptives. On
remarque toutefois que ces théories sont caractérisées par un souci de
communication entre les traditions littéraires, par la mise en avant de
la description des mécanismes littéraires, sociaux et culturels à l’œuvre
dans le monde de la traduction, soit sur un mode objectif, provenant de
la linguistique, comme chez Mounin et Steiner, soit sur un mode subjectif, axé vers une appréciation littéraire, dans la lignée de Meschonnic
et de Berman (Oseki-Dépré, 1999, p. 97). Déjà, la séparation souvent
induite entre les théoriciens relevant de la linguistique et ceux relevant
de la littérature se fait moins importante, la typologie d’Oseki-Dépré permettant une appréhension plus englobante des théories de la traduction.
Les théories prospectives
Les théories prospectives, ou artistiques, mettent de l’avant la traduction comme un processus littéraire créatif. Oseki-Dépré note qu’ainsi « la
traduction constitue une activité ouverte et, pourquoi pas, artistique »
(id.). De nombreux souscourants existent parmi les théories prospectives et leur objet d’étude est très souvent la poésie, réputée particulièrement difficile à traduire puisque sa forme et son fond sont intimement liés. Il est à remarquer que les théories prospectives se détachent
du problème de la fidélité au texte original, puisqu’elles insistent sur le
rôle créatif du traducteur. On y distingue plusieurs courants : le littéralisme, la traduction-recréation et la transcréation poétique.
Le courant littéraliste est, comme une partie des théories descriptives
de la traduction, fortement inspiré de Châteaubriand. Non seulement
ce dernier a-t-il décrit avec acuité les divers procédés à l’œuvre dans
Paradise Lost, mais il s’est aussi permis de plier la langue française pour
y faire entendre Milton. Dans une perspective prospective, ce type de
littéralisme créatif cherche à faire communiquer l’essence de l’œuvre
et celle de l’être humain, la traduction constituant un moyen d’atteindre,
à travers l’amalgame et la correspondance des langues, la langue essentielle. Comme le fait remarquer Oseki-Dépré, « [l]e vrai traducteur est
donc celui qui préserve l’intouchable et même pas transmissible, comme
l’est la parole de l’écrivain dans l’original » (ibid., p. 103). Ce point de vue
est fortement inspiré de l’essai de Benjamin intitulé « La tâche du traducteur » (Benjamin, 2000, p. 244-262), qui y présente une vision essentialiste frisant le mysticisme. En continuité avec la pensée des romantiques
allemands, Benjamin conçoit la traduction comme un enrichissement,
non seulement de la langue d’arrivée, mais aussi de l’œuvre elle-même.
Moins marqué par les envolées philosophiques que le courant littéraliste, le courant de la traduction-recréation provient d’un questionnement pratique sur la traduction de la poésie. En effet, comme je l’ai
mentionné, l’œuvre poétique présente une difficulté de traduction particulière par sa construction complexe, tant sur le plan du fond que de
la forme. Le traducteur doit alors récréer le poème dans la langue d’arrivée et, pour ce faire, il doit effectuer des choix qui entrainent nécessairement des pertes et des ajouts. D’après Oseki-Dépré, « la traduction
poétique entraine inévitablement un processus de création littéraire.
Dans ce sens, la traduction peut être conçue comme une fonction spécialisée de la littérature. » (Oseki-Dépré, 1999, p. 113.) Le traducteur
de poésie « sait que son poème doit aboutir au poème original » (id.) et,
selon le courant de la traduction-recréation, ce transfert ne peut se faire
qu’en endossant pleinement le rôle de créateur littéraire qui est celui
du traducteur.
Enfin, le courant de la transcréation poétique, dont l’exemple cité
par Oseki-Dépré est Ezra Pound, consiste à traduire en toute liberté,
comme l’auteur aurait écrit s’il l’avait fait dans la langue d’arrivée. Cette
position suppose qu’il est possible pour le traducteur de se glisser dans
la peau de l’auteur, de savoir ce qu’il aurait voulu dire, en transposant
le contexte d’émergence dans la culture d’arrivée. Le problème posé
par cette approche est le risque d’une traduction ethnocentrique, occasionnée par le détachement de l’œuvre de son contexte de création. En
effet, le courant de la transcréation poétique repose sur la possibilité
d’interpréter objectivement le texte original pour le refaire, mais en
supposant qu’il aurait été écrit dans la langue d’arrivée. L’exemple de
Pound est parlant, puisque cet homme de lettres a traduit de la poésie
chinoise avec beaucoup de liberté, ce qui laisse à craindre une abondance de déformations de type colonialiste.
En résumé, les théories prospectives s’éloignent du critère de fidélité à
la lettre pour adopter une fidélité à l’essence de l’œuvre : « L’intraduisibilité
de la poésie — et son corollaire, la recréation poétique — met en évidence l’essence du fait littéraire. Qu’est-ce qui est intraduisible, en effet,
sinon ce qui fonde la littérarité, soit le signe poétique ? » (Oseki-Dépré,
1999, p. 127.) Les théoriciens prospectifs rejettent donc toute tentative
de systématisation et de rationalisation, faisant valoir l’aspect artistique
insaisissable de tout texte. Ils constituent donc la branche des théories de la traduction qui s’éloigne le plus du point de vue linguistique,
quelques fois — comme chez Pound — au détriment d’un transfert plus
fidèle du message et du sens du texte original.
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La traductologie : entre littérature et linguistique
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
En somme, la traduction littéraire présente de nombreux défis, qu’on
peut sans doute attribuer à la spécificité de l’œuvre d’art, son essence
indéchiffrable, qu’elle soit imputée à l’inspiration mystique de son auteur
ou à la complexité de la langue littéraire. Cette part insaisissable du
texte littéraire, qui complique tant le travail de traduction en brouillant
le code, est certainement présente dans de nombreuses œuvres, mais le
transfert du sens ne saurait se faire sans une étude exhaustive du système
linguistique dans lequel l’œuvre littéraire s’inscrit.
La traductologie, entre linguistique et littérature
Prenons pour exemple la traduction de ce passage tiré de The Color
Purple (1982), dont deux traductions ont été proposées. La première
est issue de la traduction officielle du roman, faite en 1984 par Mimi
Perrin. La seconde est proposée par Bernard Vidal dans un article
intitulé « Le Vernaculaire noir américain : Ses enjeux pour la traduction envisagés à travers deux œuvres d’écrivaines noires, Zora Neale
Hurston et Alice Walker », publié en 1994 dans la revue TTR : traduction, terminologie, rédaction. Les voici, mises en parallèle avec l’original :
Dear God,
Cher bon Dieu,
Cher Bon Djé
My mama dead. She die
screaming and cussing.
She scream at me. She
cuss at me. I’m big. I
can’t move fast en ough.
By time I git back from
the well, the water be
warm. By time I git the
tray ready the food be
cold. By time I git all the
children ready for school
it be dinner time. He
don’t say nothing. He set
there by the bed holding
her hand an cryin, talking bout don’t leave me,
don’t go. (Walker, 1982,
p. 2).
Ma maman elle est
morte. Tout ce tempslà, elle a pas arrêté de
me crier dessus. De
me dire des injures.
C’est que me voilà
grosse, et alors je me
bouge pas vite. Le
temps de remonter du
puits, l’eau était tiède.
Le temps de lui faire
son plateau, le repas
était froid. Le temps
de préparer les petits
pour l’école, c’était
déjà l’heure de manger. Lui il disait rien.
Il restait là assis près
du lit, à tenir la main
à la mère. Il pleurait
qu’elle ne pouvait pas
le quitter comme ça.
(Walker, 1984, p. 10).
Mo moman lé morte.
Li mort pas contente
contre moin.
Li guélé apé moin.
Mo grosse.
Mo li pas capab aller
vite.
Ça fait quand mo
revini du puits-là,
l’eau li té chaude.
Quand mo préparé le
manger, le manger li
té froid.
Quand mo préparé yé
zenfants pour l’école,
l’est déjà l’heure apé
dîner.
Mo popa li dit rien.
Li assis-là côté so lit.
Li tient so main-là. Li
pleuré. Li dit : « To pas
quitté moin, to ni pas
allé. » (Vidal, 1994,
p. 196).
L’extrait proposé 1 est tiré d’un roman épistolaire écrit en vernaculaire
noir américain, la langue familière parlée par les Afro-Américains. Ce
sociolecte est issu d’une créolisation de l’anglais — la langue du maître —
et de nombreuses langues africaines, notamment le wolof, lingua franca
en Afrique durant de nombreux siècles. Son usage familier et littéraire
relève, à l’image du joual québécois, d’une revendication politique et
culturelle. On remarque dans l’original la présence de nombreuses
caractéristiques linguistiques propres au Black English. Par exemple,
dans « the water be warm », « the food be cold » et « it be dinner time », le mot
« be » n’est pas un usage impropre du verbe « to be », mais bien un marqueur aspectuel d’origine africaine, qui signifie que l’action concernée
est répétitive et habituelle (Green, 2002, p. 48). Perrin utilise l’imparfait
pour marquer cette quotidienneté, mais sa solution a le désavantage
de ne pas dévier de la norme linguistique française. L’AAE se distingue
aussi par des particularités phonétiques : dans l’extrait, on remarque
l’élision du « r » central dans le mot « cussing » — pour « cursing » — et
celle du « g » final dans « cryin » — pour « crying ». Si la traduction de
Perrin ne comporte aucune déviation phonétique, celle de Vidal en
abonde, son exotisation extrême en comportant même beaucoup plus
que l’original.
Le VNA se caractérise aussi par l’usage de mots courts, ce qui en
fait une langue rythmée et expressive. Dans cet extrait, l’original est
composé de mots d’une ou au maximum deux syllabes, avec une prédominance des mots d’une seule syllabe, puisque seuls une dizaine de
mots — « mama », « screaming », « cussing », « enough », « water », « children »,
« ready », « dinner », « nothing », « holding » et « talking » — en comportent
deux. Perrin utilise dans sa traduction de nombreux mots de deux syllabes, ainsi que quelques mots de trois syllabes. Toutefois, ces mots
ne sont pas complexes, et reflètent assez bien le vocabulaire élémentaire de Celie, malgré l’absence de fautes d’orthographe et de grammaire, sauf pour le traitement des phrases négatives. Chez Vidal, on
retrouve encore moins de mots, mais leur longueur est d’une étendue
semblable à ce qu’on retrouve dans la version de Perrin. Aussi, à cause
de l’influence créole, les mots utilisés sont plus simples, même plus
que dans l’original. Les deux traductions proposées sont légèrement
allongeantes : celle de Perrin compte quatorze mots et trente syllabes
de plus, celle de Vidal trois mots et seize syllabes de plus. Toutefois,
la version de Vidal est physiquement plus longue, puisqu’il effectue
un retour à la ligne après presque toutes les phrases, alors que, dans
l’original et chez Perrin, il s’agit d’un paragraphe d’un seul tenant. Le
1 J’utiliserai sans distinction vernaculaire noir américain (VNA), Black English et African American
English (AAE).
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choix de Vidal renforce l’oralité et la poéticité de l’extrait, en faisant un
texte qui respire mieux, où chaque affirmation de Celie est martelée.
Par contre, la disposition originale marque plutôt l’accumulation que
l’affirmation, ce qui est certainement plus en accord avec le ton de
cette lettre.
On remarque de nombreuses répétitions dans l’original, qui ont
pour effet de rythmer le texte en plus d’insister par itération sur certains termes. D’abord, il y a l’entrée en matière, où l’abondance des
cris et des jurons, tout comme la présence de la mort, est signalée par
la répétition : « My mama dead. She die screaming and cussing. She scream at
me. She cuss at me. » Chez Perrin comme chez Vidal, une partie de cette
répétition est évacuée. Si, dans la version de Vidal, le verbe « mourir » est répété, aucune des trois répétitions n’est présente chez Perrin,
alors qu’il s’agit de la traduction la plus longue. On retrouve aussi dans
l’extrait une anaphore, puisque trois phrases suivies débutent par « by
time I git ». De plus, ces extraits affichent une scansion semblable —
huit pieds/cinq pieds, huit pieds/quatre pieds et douze pieds/quatre
pieds. Chez Perrin, la répétition est présente, avec « le temps de », et
la scansion est partiellement préservée (huit/quatre, huit/six, douze/
huit), quoique la traductrice y ajoute un effet de gradation ascendante
en augmentant petit à petit le nombre de pieds. La version de Vidal est
semblable (huit/quatre, huit/six, onze/huit), sauf que l’anaphore n’est
pas tout à fait respectée, puisque la première phrase débute par « ça
fait quand mo », alors que les autres commencent par « quand mo ».
L’effet répétitif est moins marqué dans le premier exemple que dans le
second, mais il est évident que, dans le cas de ce passage où la répétition est primordiale, les traducteurs ont tenu à ce qui soit préservée la
prose de Walker, avec plus ou moins de succès.
La traduction de Perrin fait subir au texte de Walker beaucoup de
réaménagements syntaxiques, ce que Berman appelle la rationalisation,
qui consiste à remanier la construction des phrases. Cette déformation
est présente un peu partout dans l’exemple, sauf peut-être dans le passage anaphorique. Ainsi, le début de l’extrait est remanié, tout comme
la fin, où, d’une phrase, Perrin en fait deux, tout en laissant tomber
certains détails. De même, Vidal divise en quatre la dernière phrase
de l’original, et y insère une réplique, introduite par un deux-points et
encadrée par des guillemets. Rationalisation, ennoblissement, destruction des rythmes, destruction des systématismes et destruction ou exotisation des réseaux langagiers vernaculaires, les traductions de Perrin
et de Vidal, bien que visant juste sur certains aspects, comportent de
nombreuses déformations décriées par Berman (Berman, 1999 [1985]).
Il s’agit donc dans les deux cas de traductions ethnocentriques procé-
dant par, chez Perrin, une normalisation et, chez Vidal, une exotisation
de la langue vernaculaire.
Conclusion
Cette analyse rapide nous indique comment linguistique et littérature sont toutes deux sollicitées lorsqu’il s’agit d’analyser la traduction
d’un texte littéraire. J’ai choisi ici, pour les besoins de la démonstration, un cas extrême — celui du vernaculaire noir américain tel que
transcrit par Alice Walker —, mais les mêmes chemins peuvent être
suivis pour l’étude de toute traduction. Dans un monde où le rapport à
l’Autre prend une importance grandissante et où le principe d’universalité est ébranlé par la multiplicité des points de vue, les théories de
la traduction littéraire apportent un éclairage particulier grâce à leur
attachement à la chose culturelle. Toutefois, traduire est quelquefois
trahir, et la traduction, si elle est menée de manière ethnocentrique,
peut contribuer à entretenir les idées reçues plutôt que de garantir la
transmission. La traduction est une lame à double tranchant, comme
le fait remarquer Maria Tymoczko : « As with any intellectual theory,
translation theory has the potential to be used for good or ill, for oppression or
liberation. Like translation itself, translation theory can be a two-edged sword.
What is clear at present is that translation studies dœs not stand in a neutral
place. » (Tymoczko, 2006, p. 30.) La prétendue neutralité du traducteur
est un masque qui se lézarde : la traduction objective n’existe pas, elle
est toujours l’œuvre d’un sujet. Il est alors essentiel de comprendre les
enjeux qui se dessinent dès lors qu’on transfère une œuvre littéraire
d’une langue à l’autre. Il va sans dire que le point de vue et les allégeances théoriques du traducteur influencent ses choix, risquant alors
de produire une traduction ethnocentrique et de fausser la lecture de
l’œuvre. Pourtant, un travail minutieux sur la lettre permet de réaliser
une traduction de qualité qui renouvelle langue et littérature nationales.
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La traductologie : entre littérature et linguistique
94
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
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OSEKI-DÉPRÉ, Inês. 1999. Théories et pratiques de la traduction littéraire. Paris : Armand Colin, 283 p.
ROBEL, Léon. 1973. « Pour une théorie de la traduction poétique ».
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STEINER, George. 1998 [1975]. After Babel: Aspects of Language and
Translation. 3e éd. Oxford : Oxford University Press, 560 p.
VIDAL, Bernard. 1994. « Le Vernaculaire noir américain: Ses enjeux
pour la traduction envisagés à travers deux œuvres d’écrivaines
noires, Zora Neale Hurston et Alice Walker ». TTR. Vol. 7, no 2,
p. 165-207.
WALKER, Alice. 1982. The Color Purple. New York : Harcourt, 290 p.
_______. 2008 [1984]. La couleur pourpre. Trad. de l’américain par
Mimi Perrin. Coll. « Pavillons poche ». Paris : Robert Laffont, 346 p.
DOSSIER
« LIEU ET NON-LIEU
DU LIVRE : PENSER
LA BIBLIOTHÈQUE »
Jade Bourdages
et René Lemieux
Introduction
« Lieu et non-lieu du livre :
penser la bibliothèque »
Chercheur, moi ? Oh, évitez ce mot ! —
Je suis seulement lourd — tant de livres !
Je tombe, et tombe sans cesse
Et finis par atteindre le fond !
[Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir]
L
a bibliothèque est le lieu, d’abord physique,
de la rencontre entre le lecteur et l’objetlivre, mais aussi des lecteurs entre eux ;
intellectuel ensuite, entre le lecteur et la
culture conçue comme totalité, mais aussi, encore une
fois, des lecteurs entre eux, entretenant peut-être sans
le savoir les mêmes sources théoriques ou les mêmes
objets d’étude. Bien vite, on se rend compte que le topos
de la bibliothèque est paradoxal et que la rencontre
n’arrive pas vraiment. Phénoménologiquement, on
doit plutôt constater un non-lieu. D’une part, la « totalité » de la culture est le résultat d’une longue sélection
Bourdages, Jade et Lemieux, René. « Introduction au dossier “ Lieu et non-lieu du livre : penser
la bibliothèque ” », Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque, Postures, 2011, p. 99 à 110.
100
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
et, parmi tous les écrits jamais produits, certains perdurent dans leur
existence, alors que d’autres ne prennent jamais place sur les étagères.
D’autre part, la bibliothèque semble plutôt être le lieu où la rencontre
entre lecteurs devient la moins probable : chacun, en silence, dans
l’anonymat, requiert pour son travail l’absence d’autrui.
Cette propriété paradoxale de la bibliothèque, celle d’être à la fois
le pôle de la rencontre dans l’identité d’une culture totale et le pôle
de la déliaison, ressemble à ce que Claude Lefort remarquait à propos des élections, moment où le peuple forme en même temps une
unité substantielle et où le social est fictivement dissout, « le citoyen se
voyant extrait de toutes les déterminations concrètes pour être converti
en unité de compte » (Lefort, 2007 [1982], p. 466).
Le pôle de l’unité de la culture (le lieu du livre, la bibliothèque) est
aussi, simultanément, le lieu de la déliaison des individualités utilisatrices de cette culture. Et pour continuer dans l’analogie avec Lefort,
nous pourrions parler de la bibliothèque comme « lieu vide du savoir »,
non pas le lieu où il n’y a plus de savoir, mais le lieu même où le savoir
peut continuellement être remis en question. Chacun, en silence, dans
son coin, ou son cubicule, et dans sa relation personnelle avec le livre,
est appelé à se taire pour méditer son allégeance renouvelée à la civilisation de l’homme typographique. Le poste de travail en bibliothèque
est à la culture ce qu’est l’isoloir à la démocratie : en même temps le
garant de l’égalité devant l’accès au savoir-pouvoir, et la certitude que sa
voix ne puisse être entendue que si elle entre dans le calcul. Au vu de cette
consubstantialité, nous suggérons de qualifier la bibliothèque de non-lieu
du livre, ou son utopie ; d’où une première question que nous poserions
quant à ce lieu du savoir : comment en faire un lieu de rencontre ?
***
Le non-lieu appelle une référence à l’Utopie de Thomas More. Au
premier sens, vulgaire, la bibliothèque comme lieu intellectuel est bien
un lieu « imaginaire », l’image quelque peu irréelle d’une ressource civilisationnelle inépuisable. En ce sens, la polysémie du « u » d’utopie sied
à l’image qu’on a de cette bibliothèque. D’abord, on y voit le sens du
εὖ- grec (audible dans la prononciation anglaise de Utopia), le lieu du
Bien, idée suprême du panthéon des vertus platoniciennes. Toutefois,
dans son acception plus prosaïque et plus matérielle, la bibliothèque
possède aussi l’autre signification du « u », cette fois celui de la négation
οὐ- grecque : la bibliothèque est alors un lieu externe à la culture, une
manière de détacher les Belles Lettres de leur contemporanéité plus
ordinaire. Ce détachement est à l’image de l’île d’Utopie, ancienne
presqu’île dont l’isthme a été coupé par ses habitants afin de protéger
leur « meilleure forme de gouvernement » des influences extérieures.
De même, la modernité naissante protègera ce qui vaut vis-à-vis la
trivialité du contemporain, jugé inférieur, en détachant une partie
d’elle-même pour viser la conservation. De fait, c’est sans doute à la
Renaissance que ce principe prendra son ampleur et sa forme actuelle.
Avec l’introduction en Europe de l’imprimerie typographique par
Gutenberg, la quantité d’ouvrages publiés explose, avec pour conséquences l’impossibilité de lire tout le corpus littéraire et, en même
temps, la conscience, pour la culture européenne, de sa propre limite
à l’autoréflexivité totale. Cette culture s’est donc sans doute sentie obligée d’accueillir en son cœur une extériorité, toujours accessible, où les
biens culturels seraient protégés pour les générations futures qui, elles,
auraient le loisir de lire à leur tour ces livres devenus trop nombreux.
Or, on nous dit de toute part que la bibliothèque est en danger et
qu’avec elle c’est toute la civilisation occidentale qui décline : la bibliothèque comme rejeton culturel se numérise et troque le papier pour des
octets. La première conséquence de ce changement est à la fois la perte
de son matériau originel, mais aussi une obsession compulsive à devoir
tout garder 1. Deuxième conséquence : la bibliothèque numérique
via Internet est de plus en plus accessible, partout, à n’importe quel
moment, à condition de jouir d’un accès aux technologies de l’information et de la communication. La bibliothèque, nous le verrons bientôt,
est devenue accessible à la plèbe via satellite, et ses locaux se trouvent
envahis de toutes parts par des barbares aux mains graisseuses.
C’est bien ce que semble nous dire Daniel Tanguay, professeur
de philosophie à l’Université d’Ottawa, dans un numéro récent de
la revue Argument, avec un dossier intitulé « L’art de lire en suspens »
(2008-2009). Son article peut valoir de critique excessive à l’égard de
l’état actuel de la bibliothèque, mais demeure néanmoins représentatif
d’une nostalgie devant l’effritement de ce que la bibliothèque représente pour certains. Tanguay se demande ce qu’est devenue notre civilisation qui s’est constituée par « une certaine sacralisation de l’objetlivre » (Tanguay, 2008-2009, p. 8). Pour ce bibliophile autoproclamé, la
lecture est le moyen par lequel l’individu peut espérer « communiquer
à l’éternité des œuvres de penser » (ibid., p. 41). Il présente donc un
texte sous la forme d’une visite narrée de la bibliothèque de l’Université d’Ottawa et remarque, après un voyage de deux ans à l’étranger,
les changements qu’elle a subis. D’abord, la fin du silence : on a installé
des postes informatiques, créant un va-et-vient insupportable pour qui
1 Nous apprenions récemment la décision de la Library of Congress de Washington, l’Alexandrie
moderne, de conserver « digitalement » la totalité des messages d’au plus 140 caractères générés sur
Twitter depuis 2006, ce qui représente, en moyenne, près de 50 millions de « gazouillis » quotidiens.
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Introduction au dossier « Lieu et non-lieu du livre : penser la bibliothèque »
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
veut lire en paix ; mais surtout, la fin des rites et coutumes associés à
la bibliothèque, jusqu’au plus connu, l’« interdiction de manger et de
boire » (ibid., p. 44). En effet, cas assez extraordinaire dans les annales
de l’histoire du livre, la bibliothèque universitaire a ouvert intra muros
un café Second Cup™. La nouvelle « formule » de la bibliothèque universitaire, c’est le confort, la détente et la restauration, expression, pour
Tanguay, de l’abolition de la frontière entre lieu public et lieu privé. À
l’opposé de cette nouvelle donne de la bibliothèque, Tanguay précise
ce qu’était autrefois, dans son temps, la bibliothèque :
Dans l’ancien monde, on entrait dans une bibliothèque comme on
pénétrait dans un sanctuaire en adoptant une attitude propre au lieu :
modeste, recueillie, et, pour tout dire, un peu malaisée. Cette attitude
physique et mentale requise par le lieu préparait aux mystères de la
connaissance qui devaient s’accomplir dans la bibliothèque (Id.).
Daniel Tanguay, toutefois, place le lecteur devant un choix à faire
immédiatement : d’un côté, son prieuré idéalisé, un lieu pour « pratiquer l’ancien culte » (ibid., p. 50) de la lecture avec ses ouailles assoiffés
de savoir ; de l’autre, le diagnostic qu’il fait de ce nouvel établissement,
un lieu de marchandage pour produits spécialisés, avec pour clientèlecible les étudiants. Le nouvel impératif de ce lieu n’est plus le respect
pour la « communication avec les esprits défunts » (ibid., p. 48), mais
la convivialité et la détente pour l’engrangement des profits. Devonsnous pourtant vraiment choisir entre le sanctuaire de Tanguay et le
lieu proposé par les nouvelles élites administratives de l’Université
d'Ottawa qui veulent, à coup de signature de monopole commercial
sur le campus, nous obliger à « être à l’aise » et à dépenser sur place 2 ?
À bien y penser, les deux attitudes sont tout à fait semblables.
Non pas dans leurs intentions, bien sûr, mais dans leurs effets. Une
des conséquences de l’installation dans la bibliothèque de l’Université d’Ottawa d’un café sis aux côtés du comptoir de prêts au rez-dechaussée, et de faux-foyers, fauteuils et compagnie aux étages, a été
de retirer une grande partie de la collection pour les reclasser dans
un entrepôt à l’extérieur du campus, où l’accès se fera par commande
intra-bibliothèque. Du point de vue du livre, le privilège de se situer
2 Il y a déjà un problème à nous proposer ce choix. L’institution « bibliothèque » défendue par Tanguay
est déjà un lieu « utopique » (au sens d’ « imaginaire »). Faut-il rappeler que la bibliothèque était
autrefois un lieu bruyant, où chacun lisait à voix haute? Au IVe siècle, saint Augustin s’étonne, dans
les Confessions, de voir saint Ambroise lire « sans bouger les lèvres » : vox autem et lingua quiescebant
(Livre VI, chap. 3). De même, faut-il aussi rappeler que la supposée tranquillité de l’étude n’a rien
à voir avec l’enseignement avant l’éducation nationale obligatoire ? Au Moyen-Âge, par exemple,
le maître enseignait alors en lisant à haute voix les livres que les étudiants devaient retranscrire
entièrement — ce qui leur tenait lieu à la fois de bibliothèque personnelle et de rédaction de thèse
à la fin de leurs études —, et qu’à tout changement de rythme de cette lecture par le professeur,
celui-ci pouvait se voir hué par les étudiants qui n’hésitait pas à siffler et à taper du pied pour le
faire ralentir (McLuhan, 1962, p. 95). La bibliothèque sacrée de Tanguay est un endroit imaginaire
qui n’a d’existence que dans son seul refus du monde contemporain.
sur une étagère se reçoit désormais en fonction d’un rapport mathématique calculé sur la base du nombre de fois qu’il est emprunté et sur la
période de l’emprunt. La moyenne des factorisations déterminera une
ligne arithmétique de l’accessibilité à la culture : tablette en deçà de
la ligne, entrepôt au-delà. N’assistons-nous pas là au geste, reproduit
de manière caricaturale, de l’extériorisation du livre au regard de la
culture ambiante — pour le protéger, pour le conserver —, geste premier
de la Renaissance ? Ne voyons-nous pas sous nos yeux la même logique
à l’œuvre, quelque chose comme une deuxième bibliothécarisation de
la culture, celle-là même qu’idéalise Tanguay ? Si, pour les uns, c’est
l’impératif de la sauvegarde de l’élite intellectuelle, pour les autres, c’est
l’impératif de l’augmentation de l’achalandage commercial par un aménagement plus dynamique et convivial de la bibliothèque. En définitive,
ce qui les distingue, ne se résumerait-il pas à deux projets politiques
différents pour la culture ?
Dans Règles pour le parc humain, tiré d'une conférence prononcée
en 1997, Peter Sloterdijk décrit l’humanisme comme « un fantasme
communautariste » qui procède sur le modèle de la « société littéraire
dans laquelle les participants découvrent, par le biais des lectures canoniques, leur amour commun pour des émetteurs qui les inspirent »
(Sloterdijk, 2000, p. 10). La crise de cet humanisme — celle diagnostiquée par Tanguay — n’est pas l’effet de « quelque humeur décadente »
d’êtres humains incapables d’« accomplir leur pensum littéraire » (ibid.,
p. 13), mais la réalisation même de la finalité de cet humanisme bourgeois à travers la société de masse. Ce qu’on voit à l’œuvre avec la
modernisation de la bibliothèque, ce que Tanguay thématisait sous
le couvert du dogme de l’« étanchéité entre institution et marché »
(Tanguay, 2008-2009, p. 50), n’est l’expression que d’une lutte entre
deux modes de domestication de l’homme : d’une part, l’ancien humanisme et la sacralité de la lecture et de l’institution, d’autre part, le nouvel impératif du self-enjoyment par l’achat et le crédit. Ce problème de la
bibliothèque comme institution — au contraire de Tanguay qui y trouve
un combat pour la survie de l’« ancien monde » — pourrait-il être pensé
différemment ? Pourrait-on suggérer de penser la bibliothèque contre la
bibliothèque ?
***
La bibliothèque peut prendre plusieurs formes, mais, toujours, elle
possède un même désir de conservation contre la destruction, des
manuscrits de Nag Hammadi — retrouvés dans des jarres en terre cuite
dans un désert d’Égypte — à la bibliothèque d’Aby Warburg — rescapée de la terreur nazie et déménagée en catastrophe à Londres après
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Introduction au dossier « Lieu et non-lieu du livre : penser la bibliothèque »
104
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
la prise de pouvoir du parti nazi en Allemagne. Ce dernier exemple
montre que, bien souvent, la sauvegarde des livres passe par une opposition au pouvoir en place, aux institutions actuelles.
Walter Benjamin déballant au regard de tous sa bibliothèque privée,
dans une suite de miniatures sur sa collection personnelle, exprime
bien le besoin de sortir les livres d’une valeur d’usage et d’une valeur
d’échange (notamment pour les protéger de la politique d’État, de sa
violence par la politique de patrimoine et de commémoration). La
bibliothèque comme lieu privé, qui découle du geste de collectionner
les livres, devient un mode de résistance politique face à l’institution
(celle des nostalgiques de l’ancienne domestication humaniste, mais
aussi celle prônée par l’abstraction marchande de l’expérience collective proposée par la nouvelle élite du management), ou encore, c’est
« faire la sourde oreille à toutes les mises en garde venant du quotidien
de la vie juridique » (Benjamin, 2000, p. 45). La fonction du livre collectionné, « à l’abri de l’échange tout comme de l’usage » (Ibid., p. 23),
devient la ressource pour repolitiser le passé, ce que Jennifer Allen, en
introduction à Benjamin, explique bien :
À la recherche de vieux objets usagés, le collectionneur sauve de l’oubli
un travail passé tout en revendiquant son propre droit de créer. Benjamin,
dépossédé de sa signature et de son public, a transformé la collection en
acte de survivance et de résistance politique. Son éloge de la possession,
loin d’être un plaidoyer bourgeois pour la propriété privée, révèle la
défense d’une pratique intellectuelle mais aussi le désir de réintroduire l’expérience particulière — et sensible — dans la sphère publique. (Ibid., p. 24)
Il ne s’agit donc pas de sacraliser la valeur du passé, mais de rendre sa
puissance au Nouveau. Doit-on penser, comme le suggèrerait peut-être
Benjamin, que c’est la collection privée qui nous sauvera de l’abstraction de l’expérience collective, de la bibliothèque ou du musée ? D’où
une nouvelle question que nous aimerions poser, excessive, sans doute :
au-delà de la collection, doit-on brûler toutes les bibliothèques pour
revenir à la possibilité d’un nouveau « commun » ?
***
Le texte de Daniel Tanguay pourrait laisser un goût d’autodafé à
tous ses lecteurs : qu’on le prenne comme « acte de foi » pour l’ancien
monde, ou comme désir vif de l’incendier aussitôt. C’est peut-être la
littérature qui permet la remise en question la plus subtile, mais juste,
des finalités de la bibliothèque, on pense à la critique du personnage de
l’autodidacte dans La Nausée de Jean-Paul Sartre — lisant l’entièreté des
livres de la bibliothèque par ordre alphabétique, il échappe par mauvaise fois à la contingence du monde en prétendant un regard total,
mécanique et abstrait, sur la culture —, mais aussi au bibliothécaire
aveugle (autre Borges) du monastère dans Le Nom de la rose d’Umberto
Eco, devenu meurtrier pour rendre impossible la lecture d’un traité aristotélicien sur le rire. La bibliothèque semble être, pour la littérature, une
source de méfiance par sa tendance à rendre étranger son savoir, comme
elle est source, aussi, d’un désir d’écrire au-delà du savoir convenu (la
bibliothèque comme « arsenal », chez Maurice G. Dantec).
Nous aimerions déplacer vers la bibliothèque ce que Roland Barthes
disait de la littérature lors de sa leçon inaugurale au Collège de France :
La littérature est désacralisée, les institutions sont impuissantes à la protéger et à l’imposer comme le modèle implicite de l’humain. Ce n’est
pas, si l’on veut, que la littérature soit détruite ; c’est qu’elle n’est plus gardée : c’est donc le moment d’y aller. (Barthes 1978, p. 40-41.)
Maintenant que la bibliothèque n’est plus gardée, il est peut-être temps
de la revisiter. C’est bien ce que nous a proposé le philosophe Robert
Hébert en postface au présent dossier, sous forme de pyroflexions,
avec l’histoire oubliée de l’incendie de la bibliothèque de l’Hôtel du
Parlement de Montréal en 1849. Fidèle à son approche d’interprétation
des restes (voir notamment Hébert, 1992), il questionne l’état des lieux
de ce lieu devenu non-lieu — radical, cette fois —, jusqu’à être oublié
par les historiens de la destruction de bibliothèques. Sa « visite » à la
bibliothèque incendiée le conduit à la maison, elle aussi incendiée, de
Papineau, qui sert désormais de décor glauque aux étudiants d’art plastique du cégep du Vieux-Montréal. Avec lui, nous voudrions penser
que le feu de la destruction, une fois les restes revisités, pourrait nous
conduire à quelque chose comme une nouvelle réflexion sur l’humanité : l’huminance, comme l’écrivait Claude Gauvreau dans Un partisan, une pièce inédite de 1971, retrouvée récemment dans les boîtes
de Gaëtan Dostie. À l’humanité de la Renaissance, transmise jusqu’à
nous comme anthropotechnique ou élevage de troupeau, nous aimerions
penser que les contributions ici réunies en répondent à la manière de
Gauvreau, avec son mot occulte, en retrait devant « humanité », et aux
abords de « lumière » :
Je suis dangereux parce que, étant moindre que le parfait jusqu’au
degré zéro de l’huminance, je suis mortellement mon metteur en scène.
(Gauvreau, s.d.)
Peut-être, simplement, nous faut-il cesser de penser être les derniers sur
terre, ou qu’après nous, c’est la fin de la civilisation, que, finalement,
les changements et les mutations que vivent la bibliothèque (notamment avec le numérique), sont une chance pour celui qui sait voir et
penser, une chance nouvelle pour appréhender la culture.
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Introduction au dossier « Lieu et non-lieu du livre : penser la bibliothèque »
106
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
Nous aimerions penser que les contributions présentées répondent
aux questions posées ci-dessus : sur la possibilité (1) de la rencontre
dans un non-lieu ; sur la possibilité (2) de penser la bibliothèque hors
des alternatives proposées par l’ancienne garde, ou encore (3) hors de
l’institution. Nous avons l’espoir que ces contributions formulent, chacune à sa manière, chacune de son lieu singulier, une nouvelle pensée
de la bibliothèque, sans cette lourdeur que redoutait Nietzsche, et avec
un peu plus de légèreté, peut-être celle de l’huminance de Gauvreau.
C’est selon ce critère que nous invitons le lecteur à les lire.
***
Les contributions au dossier ont été réparties entre les sections « théorie » et « lectures ». Pour donner une image préliminaire de cette répartition, nous proposerions de voir la section « théorie » comme une peinture de Giuseppe Arcimboldo, peintre italien du XVIe siècle. Les objets
d’étude de ces contributions, qui vont de Léonard de Vinci à Jacques
Derrida, en passant par John Dee, sont à l’image du Il Bibliotecario d’Arcimboldo, un portrait entièrement composé de livres. Ces premières
contributions ont peut-être eu comme question de départ « comment
faire un visage » à partir de la bibliothèque d’un auteur. La section
« lectures » pourrait ressembler — avec un peu d’imagination — à la
même toile d’Arcimboldo, mais cette fois parodiée par Francis Bacon
— comme il le fit du portrait du pape Innocent X de Velásquez. Avec
les « lectures », il s’agit presque, pour reprendre les mots de Deleuze
et Guattari, de « défaire le visage » des auteurs étudiés, de la littérature
médiévale au site Web tierslivre.net, en passant par Jorge Luis Borges et
Victor-Lévy Beaulieu.
Dans son article « L’histoire culturelle au singulier », Martin Parrot,
avec une perspective en histoire des idées, remet en question les études
historiques de l’occultiste anglais John Dee (1526-1609), en particulier
celle de Deborah E. Harkness. John Dee conversait avec les anges et
inscrivait ces conversations dans ses manuscrits ; un casse-tête pour les
historiens qui ne savent que faire de ces donnés, ou comment les classer : religion, magie ou science ? Parrot propose plutôt, par le biais de
John Dee, de remettre en question nos typologies modernes pour comprendre l’époque : les conversations angéliques sont, au même titre
que la liste des livres de la bibliothèque de Dee, une part de son savoir.
Dans un esprit similaire, Nancy Labonté propose, avec « Sémiose
de la bibliothèque de Léonard de Vinci », une remise en question des
typologies appliquées au savoir de Léonard de Vinci (1452-1519) par
ses biographes. À l’aide des théories sémiotiques, elle parvient à montrer que la bibliothèque de l’humaniste italien (ici, une liste de lecture)
devient, sous la plume des historiens, un moyen à partir duquel une
conceptualisation du personnage « Léonard de Vinci » peut être faite,
et propose même, pour sa part, de voir dans cette bibliothèque un personnage à part entière.
Dans le dernier texte de la section théorique, « Une scène de destruction/reconstruction », Nayelli Castro nous offre une nouvelle scène
de la tour de Babel à partir de la traduction de Jacques Derrida en
espagnol. La bibliothèque, ici, se réfère à la citation dans le texte —
la citation comme collection du savoir — de Derrida, d’où le choix
impossible du traducteur : traduire ou ne pas traduire la citation ? Les
conséquences sont alors la perte du lien entretenu dans l’original entre
le texte à traduire et le texte cité. En tant que lectrice des traductions
espagnoles, Castro nous invite à voir ces traductions comme destruction de la bibliothèque derridienne, mais aussi reconstruction d’une
nouvelle, cette fois pour le lecteur qui aura accès à un autre lieu du
savoir, aux limites de l’agrammaticalité.
Si les textes plus théoriques étaient diversifiés par leurs approches
disciplinaires autres que littéraire — historique, sémiotique, traductologique — les textes de la section « Lectures » le sont aussi, mais cette fois
dans la diversité des thèmes employés et des auteurs lus. Špela Žakelj
nous propose une lecture très complète d’un roman du XIIIe siècle avec
son article « Le Roman de la Rose : la bibliothèque du savoir médiéval ».
Seul article à avoir pour objet un texte antérieur à la Renaissance, il
nous donne des pistes de réflexion sur la modernité à venir, notamment par la structure double du roman, due au fait, d’abord, que deux
auteurs ont participé à son écriture — Guillaume de Lorris et Jean de
Meun —, mais aussi parce que le dernier, commentateur du premier,
fait du texte une bibliothèque à part entière, reprenant tous les genres
et toutes les questions de l’époque. Pour Žakelj, l’allégorie médiévale
devient la métaphore de la bibliothèque, comme la bibliothèque est
aussi la métaphore de l’allégorie. Elle y voit l’articulation nécessaire
vers la Renaissance et une allégorie qui permet d’éviter la destruction.
Marc Ross Gaudreault offre, avec « À l’intérieur de la bibliothèque
borgésienne », un article original qui prend pour point de départ un
texte moins convenu dans la discussion sur la bibliothèque chez Jorge
Luis Borges, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent ». La lecture de ce
texte de Borges et la conception de la temporalité qui y est formulée
permettent à Gaudreault de faire l’équation livre = labyrinthe, et de
voir l’objet-livre comme un « intriguant carrousel, une valse de stimuli
intellectuels dont les ramifications, à la manière de fractales, se répercutent vers l’infini ».
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Introduction au dossier « Lieu et non-lieu du livre : penser la bibliothèque »
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
Karine Rosso, avec « La “ bibliothèque de Bibi ” », relit pour nous
le Don Quichotte de la démanche de Victor-Lévy Beaulieu pour voir dans
la bibliothèque de Bibi, mentionnée dans ce livre, à la fois le lieu
total de l’intertextualité (interprétation assez répandue, telle qu’elle le
démontre), mais aussi le lieu secret (peut-être le non-lieu) de l’auteur, le
lieu de l’articulation entre le livre et la vie, ou pour reprendre ses mots
« le lieu ultime où le rôle de la littérature est questionné ».
Finalement, Mahigan Lepage nous donne une lecture précise de
François Bon avec son article « Où furent des livres » dans lequel le rôle
de la métamorphose numérique de la bibliothèque est questionnée, et
ce à partir de la représentation de la ville et de l’urbanité. La bibliothèque contemporaine, notamment avec l’apport du numérique et des
nouvelles technologies disponibles, implique « une mémoire de la littérature active, fluide, partout accessible, autrement dit : une mémoire
inscrite dans le présent même du monde ».
Nous tenons encore une fois à remercier chaleureusement Robert
Hébert pour sa très belle postface, de même que les contributeurs au
dossier, ainsi que le comité de rédaction de Postures pour leur aide dans
l’évaluation et le peaufinage des contributions reçues.
Bibliographie
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Éditions Flammarion, 380 p.
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DANTEC, Maurice G. [s.d.] Métacortex. Cartographie des profondeurs.
Entrevue accordée à Jack Griffin et Christian Monnin à la bibliothèque Albert le Grand (Montréal), disponible en ligne :
http://www.mauricedantec.com/video/video.php/video/
deux-heures-d-entretiens-avec-maurice-g-dantec
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Paris : Éditions Grasset & Fasquelle, 634 p.
GAUVREAU, Claude. [s.d.] Un partisan. Pièce inédite [1971].
HÉBERT, Robert. 1992. Le Procès Guibord. Ou L’interprétation des restes.
Montréal : Éditions Triptyque, 193 p.
LEFORT, Claude. 2007. « Démocratie et avènement d’un ‘lieu vide’ »,
d’abord publié dans Psychanalystes, no 2, 1982, republié dans Le temps
présent. Écrits 1945-2005. Paris : Éditions Belin, pp. 461-469.
MCLUHAN, Marshall. 1962. The Gutenberg Galaxy : The Making of
Typographic Man. Toronto : University of Toronto Press, 297 p.
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gouvernement. Trad. par Marie Delcourt. Paris : Éditions Flammarion,
248 p.
NIETZSCHE, Friedrich. 2000. Le Gai Savoir. Trad. par Patrick
Wotling. Paris : Éditions Flammarion, 439 p.
SARTRE, Jean-Paul. 1938. La Nausée. Paris : Éditions Gallimard, 250 p.
SLOTERDIJK, Peter. 2000. Règles pour le parc humain. Une lettre en
réponse à la « Lettre sur l’humanisme » de Heidegger. Trad. par Olivier
Mannoni. Paris : Éditions Mille et une nuits, 62 p.
TANGUAY, Daniel. 2008-2009. « Dossier L’art de lire en suspens » et
« Une visite à la bibliothèque », dans Argument. Politique, société, histoire.
Vol. 11, no 1, pp. 8-9 et 40-51.
109
Introduction au dossier « Lieu et non-lieu du livre : penser la bibliothèque »
Théorie
Martin Parrot
L’histoire culturelle
au singulier
questions pour une approche bibliographique à
la pensée de John Dee (1527-1609)
L
’époque colore l’individu, affirmait Lucien
Febvre dans Le problème de l’incroyance au
e
XVI siècle. L’humain du passé n’est pas
à approcher seul ou du point de vue de
nos rubriques, de nos catégories, martelait-il. Le grand
péché de l’historien serait de se consacrer à l’étude de
ce qui fait sens d’après l’outillage mental de sa propre
époque, un type d’anachronisme constamment attaqué
par Febvre. En histoire, il en allait, pour l’auteur, de la
sensibilité des gens d’une époque. Il désignait ainsi les
croyances, les sensations, les désirs, les pensées ; mais
aussi la possibilité qu’un savoir, ou un désir, émerge
plus qu’un autre, que le paysage culturel ait une certaine texture partagée, un impératif qui, pour l’historien, n’aura rien de familier (Febvre, 2003, pp. 15-16).
C’était en 1942.
Parrot, Martin. « L’histoire culturelle au singulier : questions pour une approche bibliographique
à la pensée de John Dee (1527-1609) », Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque, Postures, 2011,
p. 113 à 128.
114
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
À l’aube de la microstoria italienne et de l’histoire culturelle au sens
large, qui prend son essor dans les années soixante-dix et quatre-vingt,
l’outillage conceptuel de Febvre fut critiqué pour son manque de flexibilité et pour le déterminisme culturel qui y transpirait 1. Toutefois, c’est
bel et bien de sensibilité au sens où Febvre l’entendait qu’il est toujours
question dans nombre d’historiographies de la subjectivité, du corps et
de la perception apparues au cours des dernières décennies. Les difficultés conceptuelles, elles aussi, restent entières, et les débats méthodologiques fourmillent toujours.
Les travaux de Deborah E. Harkness, européaniste à la University of
Southern California, s’inscrivent dans cette trajectoire plus récente. Non
seulement approche-t-elle des individus, des objets et des métaphores
en termes ethnographiques dans son étude The Jewel House : Elizabethan
London and the Scientific Revolution (Harkness, 2007, pp. 255-256), mais
elle affirme aussi vouloir immerger le lecteur « […] in the sights, sounds,
smells, and personalities of science as it was understood in London during the
Elizabethan period » (Harkness, 2007, p. 14). On retrouve une approche
similaire à celle de l’histoire culturelle dans ses recherches antérieures :
John Dee’s Conversations with Angels : Cabala, Alchemy, and the End of Nature
et « The Nexus of Angelology, Eschatology, and Natural Philosophy in
Dee’s Angel Conversations and Library », où, interrogeant les conversations angéliques du docteur John Dee (1527-1609), l’auteure cherche
à comprendre la vision du monde de ce dernier et de ses contemporains, bref, leur sensibilité.
Le cas de Dee, un casse-tête pour les historiens, est particulièrement
intéressant. Magicien, mathématicien et conseiller à la cour d’Elizabeth I,
il était un des piliers de la Renaissance anglaise. Le grand défi en ce qui le
concerne est double : parvenir à situer ses conversations avec des anges
dans le cadre de l’histoire intellectuelle de l’époque élisabéthaine et à les
intégrer dans la définition de sa propre sensibilité. Comment l’historien
peut-il donner à l’œuvre de Dee une certaine cohérence malgré ses incursions dans le monde de la magie et de la mystique, et comment peut-il
passer de l’œuvre au personnage ? Voyant les conversations angéliques
comme l’indice d’une extravagante superstition, ou même de la folie, plusieurs chercheurs en font fi ou n’abordent tout simplement pas le personnage de Dee dans leurs recherches. C’est particulièrement le cas dans le
1 Voir notamment The Cheese and the Worms de Carlo Ginzburg, ainsi que « Intellectual History or Sociocultural History ? The French Trajectories » de Roger Chartier. Le premier critique Febvre, mais aussi
Robert Mandrou, autre représentant du mouvement des annales, pour leur incapacité à faire état de
l’autonomie des gens étudiés et à leur permettre leur individualité, mais aussi quelque originalité que
ce soit aux champs de culture « d’en bas » (les savoirs des petits desquels nous n’avons que peu de
témoignages directs) (Ginzburg, 1992, pp. XI, XIX, XXIII-XXIV). Chartier se fait l’écho de Ginzburg en
notant que l’approche de Febvre n’arrive pas à établir des distinctions, à rendre compte de différences
culturelles entre groupes sociaux à l’intérieur d’une même époque, ou même entre individus, non plus
qu’à problématiser les relations de pouvoir ou la création d’habitudes (Chartier, 1982, pp. 18-23).
domaine de l’histoire des idées. Par les questions méthodologiques qu’il
soulève, donc, et ce, même si nous avons accès à du matériel historique
de qualité, quoique fragmentaire, le concernant (ses œuvres manuscrites
et sa bibliothèque), Dee s’avère être une riche énigme quand il s’agit de
penser le « comment » de l’approche historiographique.
Harkness tente de faire sens de la pensée de Dee dans le contexte
de la culture scientifique et religieuse du 16e siècle, ainsi que de la relation entre ses conversations angéliques et ses autres poursuites intellectuelles (i.e. alchimie, navigation, géographie, mathématiques, etc.).
C’est par sa bibliothèque qu’elle y parvient, particulièrement en établissant des relations entre les annotations trouvées dans plusieurs de ses
livres, le contenu de ceux-ci et leur apparition dans les conversations
angéliques, tout en se demandant comment les livres et les activités
rituelles s’illuminent mutuellement et nous permettent de parler de la
sensibilité de Dee. C’est cette approche, ce passage de la bibliothèque
au lecteur, que je vise à questionner succinctement. Qu’est-ce que ce
passage conceptuel implique comme détours et raccourcis épistémologiques pour l’historien ? Où se situe le rapport entre l’expérience de la
lecture et, dans ce cas-ci, celle de la divination ? Quelles toiles de fond
partagent-elles ? Ce passage conceptuel est-il significatif pour penser ce
qu’est une culture et, surtout, celle d’un individu ?
John Dee, les livres et la magie
John Dee affirmait pouvoir recevoir des révélations angéliques au
moyen de séances rituelles de divination. Il était assisté dans cette
activité par un médium du nom d’Edward Kelley qui consultait une
lamelle d’obsidienne polie ou bien une boule de cristal afin d’entendre
les esprits invoqués par Dee et de rapporter leurs messages. Certaines
de ces énigmatiques conversations nous sont parvenues grâce à la survivance de cinq manuscrits dans lesquels le magicien rend compte de
ses travaux invocatoires.
Dee possédait la plus importante collection de livres et de manuscrits de toute l’Angleterre de la Renaissance. Située dans sa demeure
de Mortlake, près de Londres, sa bibliothèque était constamment visitée par des étudiants, des poètes et des intellectuels londoniens, ce qui
amena Dee à parler de sa maison comme étant la « Mortlacensi Hospitali
Philosophorum peregrinantium » [L’hospice de Mortlake pour philosophes
errants] (Sherman, 1995, pp. 30, 39-40). Harkness a étudié plusieurs
livres ayant fait partie de cette collection, dont des copies qu’elle a
trouvées à Mortlake et que Dee avait annotées. Intéressée par la pensée scientifique et religieuse de Dee, elle cherche à savoir pourquoi il
115
L’histoire culturelle au singulier : questions pour une approche
bibliographique à la pensée de John Dee (1527-1609)
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
est passé, dans un mouvement qui n’est pas sans rappeler le Faust de
Marlowe, de la science naturelle à la divination, en quête de révélations,
mais aussi pourquoi il a cherché à converser avec des anges au lieu de
se prêter à la contemplation de Dieu, comme le prescrivait la piété chrétienne de l’époque. C’est à partir des livres d’angéologie et d’eschatologie de Mortlake qu’Harkness prétend répondre à ces questions, tracer la
sensibilité — la mentalité — de Dee, et retrouver l’origine culturelle des
questions de Dee et des révélations apparaissant dans les conversations
angéliques (Harkness, 1999, pp. 4, 117, 130 ; 2006, pp. 276-277, 279).
Le 14 mars 1582, à Mortlake, Dee invoqua les anges Uriel et
Michaël. Kelley était avec lui. Cette séance, comme le note Harkness,
est particulièrement intéressante pour les historiens. Elle témoigne de
l’usage répété de références bibliographiques par Dee afin de mieux
comprendre les révélations angéliques dont Kelley et lui-même sont
les instigateurs et les témoins. Voici donc trois brefs extraits des notes
de travail prises lors de cette séance. Leur présentation respecte l’ordre
chronologique. Ils prennent place suite à la relation d’une vision où
l’ange Uriel fabrique un objet rond sur lequel il inscrit les lettres NA
avant que Michaël le donne à manger à un esprit s’avérant être « l’ange
de la profession » de Dee (Dee, 2003, pp. 76-77).
(I)
Dee [en tant que narrateur] — Then E.T. [Kelley] asked me, yf there were such
Angels of a mans Profession : and I answered yea ; as in Agrippa and other, is
declared.
Michaël — Leaue your folly : Hold thy peace. Haue you not red, that they that
cleaue unto God, are made like unto him.
(II)
Michaël — He hath eaten strength against trubble : He hath eaten nothing : and
in eating, he hath eaten all things. The name NA, be praysed in trubbles.
(III)
Michaël — I will reveale thee this ring: which was never revealed since the death
of Salomon : with whom I was present. I was present with him in strength, and
mercy. Lo, this it is. This is it, wherewith all Miracles, and diuine works and
wonders were wrowght by Salomon : This is it, which I have revealed unto thee.
This is it, which Philosophie dreameth of. This is it, which the angels skarse
know. This is it, and blessed be his Name : yea, his Name be blessed for euer.
[…]
Dee [en tant que narrateur] — It shewed to be a Ring of Gold : with a seale
graued in it : and had a rownd thing in the myddle of the seale and a thing like a V,
throwgh the top of the circle : and an L, in the bottome: and a barr ------- cleaune
throwgh it : And had these fowre letters in it, P E L E. (Dee, 2003, pp. 77-79).
Non seulement Dee fait-il directement référence à l’œuvre d’Henri
Cornelius Agrippa (1486-1535) en répondant à son médium lors de la
séance, mais il ajoute dans ses notes de travail des références bibliographiques à chacun de ces trois moments. La première renvoie au De
occulta philosophia d’Agrippa, tandis que les deux autres renvoient au De
verbo mirifico de Johannes Reuchlin (1455-1522), deux œuvres au cœur
du développement de la pensée occulte, et en particulier de la cabale
chrétienne, qui caractérise la Renaissance. Chose intéressante, comme
le note Harkness, on ne trouve pas de référence à « PELE » dans le De
verbo mirifico, mais plutôt dans deux autres livres connus et annotés
par Dee : le De occulta philosophia, ainsi qu’une collection de textes de
Pseudo-Denys l’Aréopagite (Ve siècle). Dans le second cas, à la surprise des historiens, le nom « PELE » apparaît bien dans le livre, mais
il fut ajouté au texte par Dee, qui semble avoir pris connaissance de
ce nom ailleurs (Harkness, 2006, p. 280). Joseph H. Peterson, éditeur
d’une version des manuscrits de Dee, a trouvé une référence à PELE
dans le troisième tome du De occulta philosophia (Dee, 2003, p. 80, n99).
C’est d’ailleurs dans le même chapitre que l’on trouve une référence
à « NA », un nom divin qui, d’après Agrippa, doit être invoqué lors
de troubles ou perturbations (comme d’ailleurs le révèle Michaël aux
deux hommes lors des séances invocatoires…)
Pour Harkness, ces extraits de la séance du 14 mars 1582 témoignent
de l’étroite relation entre les activités invocatoires de Dee et sa bibliothèque. Au-delà des ouvrages de magie et de cabale chrétienne, on
trouve aussi des références, dans les conversations angéliques, à des
ouvrages de mathématique, d’astrologie et de géographie, notamment
ceux de Gerardus Mercator (1512-1594) et de Pomponius Mela (Ier siècle),
où Dee cherche les indices d’une géographie angélique 2 telle qu’elle lui
est révélée lors de certaines conversations avec les anges. Il semble donc
que nous pouvons clairement établir un lien entre ses diverses activités
intellectuelles et magiques (Harkness, 2006, pp. 276, 280). Suivant cette
approche, les conversations angéliques, non plus exclues, ignorées, ou
relayées au statut d’insignifiantes superstitions, prennent non seulement
leur place dans la vie et les travaux de Dee, mais deviennent des sources
de premier plan pour pouvoir parler du personnage.
Cela dit, après avoir interrogé ce phénomène, nous en sommes toujours à un niveau plutôt général si l’on veut parler de Dee. Si les éléments
des conversations qui sont corroborés dans certains livres sous forme de
références et d’annotations nous donnent une idée de ce qui pouvait
2 En mai 1584, à Cracovie, lors de son long séjour en Europe centrale, Dee obtient un livre des
révélations d’un esprit nommé Nalvage. Ce livre, intitulé Liber Scientiae Auxilii et Victoriae Terrestris,
contient la description des 91 régions de la Terre telles que gouvernées par des puissances angéliques (Cousins, 1989, pp. 162-163).
117
L’histoire culturelle au singulier : questions pour une approche
bibliographique à la pensée de John Dee (1527-1609)
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
mouvoir Dee dans le monde et à travers ses différentes activités, la
bibliothèque ne prend toujours pas corps, elle ne nous dit que très peu
sur sa sensibilité. En histoire, on donne généralement de la texture à
un phénomène — une forme précise, singulière — de deux façons : dans
le temps et dans l’espace. C’est-à-dire que le phénomène étudié, quelle
que soit sa taille (un individu, un groupe social, un concept, une ville,
un État, une mer, etc.), doit avoir une dispersion d’étendue variable
dans ce qui trace ses contours et le situe. Il se doit, en quelque sorte,
d’être inscrit ou, tout simplement, de s’inscrire dans un monde donné.
Si l’historiographie événementielle et conservatrice du XIXe siècle à
aujourd’hui se limite surtout à lier entre eux une quantité d’îlots dans
le temps ou à expliquer de vastes phénomènes sociaux par un seul événement (la vie et l’œuvre d’un philosophe, d’un écrivain, d’un prince
ou d’un ministre quelconque), l’histoire culturelle, tenant compte de
la chronologie, vise surtout l’exploration du lieu dans lequel son objet
d’étude prend forme, ses horizons dans le paysage d’une époque. C’est
précisément ce que vise Harkness dans ses travaux sur Dee, et, si la
bibliothèque du magicien fait des manuscrits une source pertinente en
démontrant leur place dans les activités intellectuelles et religieuses du
personnage, elle nous permet aussi, d’après Harkness, d’élargir son
monde en y cartographiant les rapports de proximité entre ses travaux et la vie des œuvres qu’il possédait dans leurs divers milieux (par
exemple, la réception du De occulta philosophia et du De verbo mirifico).
Les livres ayant leurs propres temporalités, la bibliothèque permet
aussi d’inscrire Dee, ses intérêts et ses lectures, dans les circonstances
les entourant.
C’est le matériel historique qui donne sa malléabilité à un phénomène. L’historien qui se veut empirique et minimaliste, celui qui, loin
des visées théoriques a priori de l’activité mentale narcissique et de l’autoabsorption, vise la découverte d’un monde nouveau (Le Roy Ladurie,
1982, p. 27), devra jouer avec le matériel, tester sa résistance, le lier et le
délier jusqu’à ce qu’une perspective satisfaisante soit tracée. Toutefois, la
possibilité de deux faux pas apparaît : (1) l’historien peut subsumer son
objet de recherche dans des ensembles et catégories a priori (science,
religion, magie, etc.) qui ne feront aucun sens pour l’objet étudié, c’està-dire l’expliquer par un ensemble générique qui ne nous dira rien de
nouveau sur sa spécificité ; (2) la perspective acquise, ou tracée, peut ne
pas permettre l’ouverture de champs, donc le changement, et geler le
temps en une cohésion toute artificielle. L’ouvrage de Harkness, il me
semble, glisse vers ces deux faux pas de l’interprétation historique. C’est
ce glissement qui m’intéresse et c’est par celui-ci que sera problématisé
le passage de la bibliothèque au lecteur dans les travaux de l’historienne
afin d’en dégager des questions plus larges pour le développement de
l’histoire biographique.
Harkness, la bibliothèque et les catégories
Harkness approche principalement Dee par les conversations angéliques et sa bibliothèque. Elle-même reconnaît que les journaux manuscrits intriguent les historiens, car ils ne peuvent simplement être situés
dans une catégorie plus qu’une autre (ici, dans le cas des études sur
Dee, on pense surtout à la science, à la magie et à la religion). Voulant
rendre compte de la complexité des activités divinatoires de Dee,
Harkness fait état de plusieurs éléments provenant de la science médiévale de l’optique (en les situant dans les conversations comme dans la
bibliothèque du Magicien, ou encore dans ses œuvres publiées), ainsi
que d’approches protestantes à la prière. À ces éléments importants
dans l’interprétation que fait l’auteure de Dee s’ajoute que, contrairement aux demandes et motivations trouvées dans les grimoires et
livres de magie « populaires » (i.e. trouver un trésor, trouver l’amour,
guérir, enchanter, maudire, se protéger des maléfices, etc.), les pratiques magiques de Dee visent la connaissance des desseins de Dieu et
la transformation du monde tel qu’il était à la fin du XVIe siècle en un
nouvel Éden (Harkness, 1999, pp. 1-6, 39-41, 122-130). Ces éléments,
distincts de ce que Harkness conçoit être la magie à la Renaissance,
l’incitent à considérer qu’il y a absence de références concrètes à la
magie dans les conversations angéliques. Ce serait plutôt, pour l’historienne, de religion dont il serait ici question. Harkness martèle donc
que la magie, et l’hermétisme au sens large, n’est pas un registre signifiant dans les travaux de Dee. Il y a, bien sûr, un contexte pour un
tel argument. Depuis les années 1960, Dee apparaît surtout dans les
recherches en histoire de la magie et de l’hermétisme comme ayant été
un magicien pour lequel la science et la religion étaient des domaines
d’activités secondaires. Se réappropriant le personnage, Harkness tente
de rendre compte de la complexité de ses intérêts et de sa perspective
sur le monde.
Science, religion, magie, que sont ces ensembles catégoriaux ?
Harkness a raison de critiquer les approches simplistes de la vie et de
l’œuvre de Dee ; toutefois, en concluant que les conversations angéliques sont avant tout un phénomène religieux et scientifique, ne
tombe-t-elle pas dans le même panneau que certains des historiens qui
l’ont précédée, ceux qu’elle critique pour leur usage appauvrissant des
catégories mobilisées ? Harkness est consciente de la difficulté d’établir
la pertinence de ces trois catégories (science, religion, magie) pour les
119
L’histoire culturelle au singulier : questions pour une approche
bibliographique à la pensée de John Dee (1527-1609)
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
gens de la Renaissance. Elle se tourne donc vers deux personnages
dont les œuvres étaient connues de Dee afin de comprendre comment celui-ci conceptualisait la magie : Agrippa et Francesco Giuntini
(1523-1590) :
Dee and his contemporaries drew fine — sometimes very fine — distinctions
between magic, religion, and natural philosophy in an attempt to relieve the
tensions among them. Often, authors of the period made a particular point of
excepting communication with angels from other forms of magic, as did Giuntini.
Prior to Giuntini, the positive results that might be had from communication
with angels were suggested by Agrippa. In De occulta philosophia Agrippa
outlined a system of occult beliefs and practices that was at once natural, spiritual, magical, and deeply religious. His system relied heavily on the fusion of
mathematics and language present in cabala, which became a chief element in
Dee’s angel conversations. But Agrippa placed a far greater emphasis on the wonder-working potential of [magical] names and their use in summoning spirits
and angels. (Harkness, 1999, p. 123.)
D’après Harkness, Dee a une approche religieuse de ces séances invocatoires, et non magique. Elle met en relief l’absence d’invocations
magiques et d’usage de fumigations tels qu’ils occurrent chez Agrippa,
mais, aussi, une emphase jugée religieuse sur les Écritures saintes (ibid.,
pp. 122-124). La forme des prières invocatoires de Dee, les objets rituels
qu’il utilisait, les questions qu’il posait, la chorégraphie de l’activité
rituelle, ainsi que ce qu’il notait dans ses journaux de travail sont toutefois, comme l’a démontré Stephen Clucas, en étroite relation avec l’Ars
Notoria, soit les traditions magiques dont témoignent des livres tels que
le De occulta philosophia, mais aussi différents grimoires circulant surtout
sous forme manuscrite à l’époque de Dee. Brièvement, l’Ars Notoria
[…] claim[s] to pass on techniques and mysteries which had originally been revealed to King Solomon through a ministering angel sent to him by God. The various
practices promise the practitioner or operator a means of attaining a vast knowledge and power by mediate or immediate revelation. (Clucas, 2006, p. 241.)
Il semble bien difficile, et improductif, de distinguer a priori entre religion et magie à cette époque. C’est particulièrement le cas lorsqu’on
étudie l’histoire de telles pratiques rituelles. Clucas et Harkness n’arrivent pas à la même conclusion parce qu’ils ne posent pas la même
question, et ce, même s’ils interrogent tous deux le même texte. C’est
bien normal. Ceci dit, le constat de Harkness quant à la distinction
entre magie et religion, ainsi que son besoin d’articuler une interprétation au moyen de catégories générales et mal définies témoignent des
limites de l’usage bibliographique dans le cas précis des activités et de
la sensibilité de Dee.
Histoire, bibliographie et singularité
Les historiens, surtout ceux qui explorent l’histoire pré-XIXe siècle,
ont rarement le luxe de travailler avec des sources dépourvues d’ambiguïtés. Les conversations angéliques de Dee en sont un excellent
exemple. Harkness prétend pouvoir illuminer notre compréhension
de Dee en explorant celles-ci en relation avec la bibliothèque du magicien, cela en un double mouvement. Premièrement, la bibliothèque
lui permet de justifier la place des conversations angéliques dans les
poursuites intellectuelles, religieuses et magiques de Dee, soit le fait
que celles-ci sont bel et bien unies en un tout fort complexe renvoyant
à des œuvres provenant de plusieurs champs de savoirs. La bibliothèque sauve, en quelque sorte, les conversations en en dévoilant la
portée. Deuxièmement, la bibliothèque lui permet de tracer le contour
des motivations de Dee et, dans certains cas, de sa lecture (annotations). C’est ce deuxième mouvement qui s’avère fragile méthodologiquement. Au moyen des livres qui ont été en sa possession, on ne
peut parler de Dee que par proximité ou estimation en le rattachant
à ce que, peut-être, ces livres signifiaient pour lui ou pour d’autres à
cette époque. Chez Harkness, ces « autres » sont toujours liés à Dee
par la « culture anglaise » ou par sa bibliothèque. La bibliothèque
devient un lieu d’ancrage où Dee prend forme pour l’historien. Ce
« prendre forme » se fait par glissements. Il nécessite, afin que l’on ne
se limite pas au constat « Dee a une bibliothèque », que la bibliothèque
elle-même devienne le centre de multiples connexions au moyen des
livres à divers champs de savoirs. La bibliothèque prend forme à un
niveau très général. Ici apparaît toutefois la possibilité d’un passage
de la bibliothèque au lecteur. Dans l’optique d’une histoire culturelle
biographique, quel genre de matériau les livres que Dee possédait sontils pour l’historien ? Mon argument est que les livres ne nous disent
absolument rien sur lui tant qu’il ne fait rien avec eux.
C’est lorsqu’il s’exprime que Dee est intéressant, qu’il prend forme
et texture. C’est par l’expression que la culture apparaît, sa culture. La
bibliothèque prise au sens large est tout simplement insignifiante. Pour
le philosophe, l’historien ou le critique littéraire, c’est dans des moments
particuliers, ou dans des séries de moments particuliers, que la bibliothèque acquière une singularité, qu’elle soit un matériel historique pour
tracer un phénomène ou un objet d’étude comme tel. Dans le cas précis
de la tentative d’appréhender John Dee, un anglais du XVIe siècle, elle
s’avère utile, mais a aussi des limites évidentes dans l’optique d’un certain minimalisme méthodologique et d’un goût pour la précision (à distinguer de l’objectivité). Les livres font partie de l’univers de Dee, mais,
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L’histoire culturelle au singulier : questions pour une approche
bibliographique à la pensée de John Dee (1527-1609)
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
bien qu’ils aient pu grandement l’influencer, tant qu’il ne les mentionne
pas, nous ne pouvons en parler que par détours. En faisant différentes
connexions avec les mathématiques, la philosophie classique, le néoplatonisme, l’astrologie, l’alchimie, la géographie, etc., nous sommes
à même d’inscrire Dee dans un monde, toutefois pour nous sans particularités. Les connexions seules ne nous aident pas à comprendre la
sensibilité du personnage. Ceux qui prétendront le contraire devront
faire l’usage de substituts, ce qui implique le recours à des typologies
variées fondées sur la généralisation, soit l’exact opposé de la spécificité.
Pouvons-nous éviter les généralisations ? Je ne pense pas, du moins
pas en histoire, mais nous pouvons approcher la singularité différemment, avec soin, afin d’interroger un individu dans son expression.
C’est avant tout la différence qui devrait donner un sens d’être, une
texture à l’objet ou à l’individu étudié. Non pas la différence avec, mais
la différence tout court, la différence qui est. J’aimerais ici passer de
l’examen de l’approche de Harkness à l’épistémologie pour suggérer
non pas un modèle, mais une posture méthodologique dans la pratique
de l’histoire de la culture qui s’avère particulièrement importante pour
l’histoire biographique. Je m’inspire à cet effet de certaines observations de Gilles Deleuze et de Maurice Merleau-Ponty.
Dans Différence et répétition, Deleuze a une approche de la singularité voisine de ma critique méthodologique des travaux d’Harkness.
S’en inspirer sera ici productif. Réfléchissant sur l’altérité, il observe
que trop souvent la distribution de singularités est mystifiée et posée
comme une opération divine, un jeu joué quelque part au-delà. Il note
que cette approche accommode la raison suffisante qui ne questionne
que rarement ses propres règles opératoires et ne parvient pas à rendre
compte de l’altérité. Deleuze nomme cette distribution sédentaire, c’està-dire un sens du jeu qui s’articule sur la logique du même, soit une
règle catégorique a priori agissant à titre d’identité invariante et générique subsumant
[…] des hypothèses opposées auxquelles elle fait correspondre une série
de coups, de lancers, de jets numériquement distincts, chargés d’opérer
une distribution de ces hypothèses ; et les résultats des coups, les retombées, se répartissent d’après leur conséquence suivant une nécessité hypothétique, c’est-à-dire d’après l’hypothèse effectuée. (Deleuze, 2008, p. 361.)
Ce mode d’interprétation connaît toujours déjà ce qu’il cherche. Ses
hypothèses, en tant que probabilités, sont toujours déjà localisées dans un
ensemble répondant à une règle. Celui-ci distribue, d’après une logique
souveraine, des résultats, des interprétations, sur un spectre accepté. Ceci
n’est pas un jeu. Les catégories sont, en principe, closes ; elles sont ce par
quoi un sens d’être est distribué à des êtres selon une règle proportionnelle a priori. Les termes même de l’identité sont ici définis avant la lettre.
On ne peut trouver ainsi de singularités. Les catégories pour Deleuze
sont des modes de distribution sédentaire, elles ne reconnaissent que ce
qui leur est familier (Deleuze, 2008, pp. 361-362, 364).
L’auteur oppose à la distribution sédentaire la distribution dite nomade.
Les deux modes de distribution sont conçus par l’auteur comme des
notions descriptives, d’où leur intérêt pour les historiens. Leur différence
réside dans la façon dont elles opèrent épistémologiquement. La distribution nomade opère sous forme de jeu pour lequel chaque jet de dés
crée sa propre règle. Il n’y a pas ici d’unité a priori, car chaque tentative
est formellement différente, chaque tentative est une singularité ouverte
par le même acte. Sans origine, l’identification est futile, et, sans hypothèses et proportions fondées sur une équivalence a priori, on ne trouve
avec la distribution nomadique qu’autant de questions qu’il y a de jets
de dés et d’affirmations qu’il y a de résultats différentiels. C’est ainsi
que Deleuze fait de ce mode de distribution un complexe de temps et
d’espace qui impose ses propres paysages. Irréductibles et incomparables, les singularités distribuées ne sont pas identifiables par l’espace
qu’elles occupent, elles ne peuvent pas êtres subsumées, et ne s’ouvrent
qu’en ne se posant jamais. Elles sont nomades et c’est précisément ce
qui leur donne forme, soit l’indéfini (Deleuze, 1968, pp. 362-365).
Il est bien évident qu’on trouve plusieurs points d’entrée à tout sujet
historique ; ceci dit, j’insiste sur l’importance de rendre compte de la
singularité dans la pratique de l’histoire. Cela ne rend pas seulement
le récit achevé beaucoup plus intéressant, mais agit aussi au niveau
opératoire, ou analytique, du travail d’interprétation de l’historien.
C’est ce que j’ai tenté de démontrer ici par ma critique de l’approche
d’Harkness. Il faut, autant que possible, se débarrasser des catégories et
typologies qui, en tant que raccourcis, ne sont pas toujours fructueuses
pour parler d’un objet précis, et ce, malgré la fréquente pauvreté des
sources rencontrées par l’historien. C’est appauvrir Dee que de l’interroger en tant que phénomène historique en prenant pour acquis qu’on
peut l’expliquer, parler de sa vie, de ses projets, de ses œuvres, etc.,
au moyen de catégories a priori. « C’est dans la différence, écrivait
Deleuze, que le phénomène fulgure, s’explique comme signe, et que
le mouvement se produit comme “ effet ” » (ibid., p. 80). Il ne faut pas
multiplier les points de vue, « […] mais bien que chaque point de vue
soit déjà la chose, ou que la chose appartienne au point de vue » (ibid.,
p. 79). Il faudrait donc, en second lieu, faire sens, donner forme par
la différence, soit par ce qui n’a pas de corollaire, ce qui est singulier.
Bref, il nous faut comprendre comment Dee s’arrache à son monde et
123
L’histoire culturelle au singulier : questions pour une approche
bibliographique à la pensée de John Dee (1527-1609)
124
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
y retourne. L’usage qui est fait de la bibliothèque par Harkness invite
exactement à l’opposé.
Maurice Merleau-Ponty notait que pour Edmund Husserl chaque
production culturelle ouvre des champs de culture où elle pourrait vivre,
mourir, et perpétuellement vivre à nouveau, c’est-à-dire être redécouverte sous une nouvelle forme. Ceci prend pour acquis un concept bien
particulier de « tradition » fondé sur la différence. Merleau-Ponty y fait
ainsi référence en discutant de peinture :
C’est ainsi que le monde dès qu’il l’a vu, ses premières tentatives de
peindre et tout le passé de la peinture livrent au peintre une tradition,
c’est-à-dire, commente Husserl, le pouvoir d’oublier les origines et de donner au passé, non pas une survie qui est la forme hypocrite de l’oubli,
mais une nouvelle vie, qui est la forme noble de la mémoire. (MerleauPonty, 2008, p. 95.)
Le peintre réinvente continuellement la peinture. Par la bibliothèque,
ou son époque, John Dee peut acquérir une cohésion, il peut être inscrit dans le temps et l’espace. Parler de John Dee, ce n’est toutefois pas
cela, mais plutôt étudier comment les gestes et les paroles, les attitudes,
sont reproduites et s’ouvrent en de nouveaux horizons, eux-mêmes des
jalons de l’histoire personnelle et culturelle du Magicien.
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bibliographique à la pensée de John Dee (1527-1609)
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
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Nancy Labonté
Sémiose de la
bibliothèque de
Léonard de Vinci
ce qu’est devenu un des fragments du Codex
de Madrid ii sous la re-figuration des biographes
Martin Kemp, Daniel Arasse et Fritjof Capra
L
éonard de Vinci (1452-1519), peintre de
la Renaissance italienne, captive l’imaginaire. Ses archives rassemblent ses idées et,
parfois, des listes de produits du marché,
le calcul de ses dépenses et, ce qui est à l’origine de cet
article : deux listes de livres qui sont généralement reconnues comme étant des traces de ses activités d’étude.
La bibliothèque comme « collection de livres » représente une entité qui, à elle seule, fascine en caractérisant
la personne qui l’a colligée. L’examen des différentes
représentations de la bibliothèque personnelle de
Léonard de Vinci révèle que les biographes décrivent
cette bibliothèque chacun à leur manière. Le fait que l’inventaire soit diversifié et hétéroclite ne règle pas la question, car les interprétations qui découlent de cette mise
Labonté, Nancy. « Sémiose de la bibliothèque de Léonard de Vinci : ce qu’est devenu un des
fragments du Codex de Madrid II sous la re-figuration des biographes Martin Kemp, Daniel
Arasse et Fritjof Capra », Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque, Postures, 2011, p. 129 à 142.
130
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
en ordre sont multiples. Pourquoi les représentations biographiques de
la bibliothèque personnelle de Léonard de Vinci forment-elles chaque
fois un ensemble différent ? Pour répondre à cette question, j’envisage
pour ma part plusieurs hypothèses ; je retiendrai toutefois principalement dans ma présente réflexion des arguments justifiant l’utilité des
concepts fondamentaux en sémiotique pour élucider un problème
d’interprétation.
Pour tenter de dégager des éléments de réponse, le statut caractéristique de cette bibliothèque sera comparé dans trois biographies. Il y a
lieu de lire cette bibliothèque comme un signe parce qu’il s’agit d’un élément fini, arbitraire, dont la signifiance est une récurrence dans toutes
les biographies. L’exposé débutera par une description sémiotique.
L’hypothèse qui sera posée en premier lieu propose que la bibliothèque
personnelle de Léonard de Vinci peut être analysée selon la proposition
de Philippe Hamon (1977) sur le statut sémiologique du personnage.
Après cette exploration, une seconde hypothèse positionnera les biographes en fonction de leur proximité à la trace archivistique afin de
dessiner les contours de la sémiose 1 de ce fragment d’archives datant du
tout début du XVIe siècle.
La perspective des biographes
En 1981, Martin Kemp, professeur en histoire de l’art à Oxford, offre,
dans The Marvellous Works of Nature and Man, la lecture d’un spécialiste
interdisciplinaire de Léonard de Vinci. Un autre historien de l’art, Daniel
Arasse, directeur d’étude à l’École des hautes études en sciences sociales
de Paris, publie Les rythmes du monde en 1997 et présente Léonard de
Vinci dans le contexte culturel de l’Italie du XV e siècle. Enfin, Fritjof
Capra, professeur de physique au Schumacher College en Angleterre
et directeur fondateur du Center for Ecoliteracy à Berkeley, Californie,
vient de publier la traduction de son livre, Léonard de Vinci, homme des
sciences, qui donne à voir une perspective sur l’émergence d’un paradigme scientifique postmoderne autour de la personne de De Vinci. Ces
trois ouvrages forment un corpus qui représente très bien la vaste collection biographique exposant habituellement la bibliothèque de l’artiste
comme la preuve de ses connaissances.
1 La sémiose est un processus sémiotique en expansion qui fait que le signe évoque toutes les occurrences précédentes dans la dynamique de l’augmentation suscitant toutes les occurrences subséquentes (selon Charles Sanders Peirce, philosophe à l’origine de la sémiotique pragmatique, contemporain américain de Ferdinand de Saussure, linguiste suisse ayant inauguré le volet européen de la
sémiologie structurale).
Les documents d’archives qui comportent les listes de livres ayant
hypothétiquement appartenu à Léonard de Vinci 2 sont publiés sous
la forme de fac-similés commentés. Le premier inventaire provient
du Codex Atlanticus et a été publié en 1888 par Jean-Paul Richter.
Il s’agit de 40 titres dont la compilation par Léonard de Vinci sera
approximativement datée de la décennie de 1490 — il faut préciser que
la datation des archives est aussi matière à interprétation. Mais c’est
surtout à partir du second inventaire que les biographes de l’artiste
décriront les activités intellectuelles de Léonard de Vinci en intégrant
sa bibliothèque dans leurs récits. Ce second inventaire fait partie du
Codex de Madrid II qui a été découvert tardivement en 1965. L’historien
des sciences et des technologies de l’Université de Californie, Ladislao
Reti, date cette deuxième liste de 116 titres à la première décennie du
e
XVI siècle, soit 10 ans après l’inventaire du Codex Atlanticus, alors que
Léonard de Vinci avait déjà plus de 50 ans. Il l’a premièrement publiée
dans le Burlington Magazine en 1968 et, ensuite, sous forme de livret
en 1972, pendant qu’il travaillait à la compilation et à la traduction du
Codex de Madrid II. L’article et le livret fournissent également une transcription commentée des 116 entrées, une recherche bibliographique et
un entrecroisement avec la liste des 40 livres déjà publiée par Richter.
Cet extrait du Codex de Madrid II semblait capital pour l’auteur, car il
a fait paraître sa recherche bibliographique et ses commentaires avant
la fin de ses travaux sur le codex en entier. Cette compilation sera
reprise pour transmettre l’essence de la personne de Léonard de Vinci,
mais jamais mot à mot — c’est-à-dire que les biographes interprètent
eux-mêmes la liste 3 en constituant une narration dont la diégèse réelle
demeurera voilée.
Martin Kemp reconnaît les travaux de Ladislao Reti sur la traduction
et les commentaires du Codex de Madrid II, qui agissent comme traces
dans son propre ouvrage. Des fragments de description de la bibliothèque figurent un peu partout dans The Marvellous Works of Nature and
Man comme la preuve des connaissances philosophiques et scientifiques de l’artiste. Toutefois, Kemp en fait un résumé plus spécifique en
page 240, c’est-à-dire aux trois quarts de l’ouvrage. De plus, il remarque
2 Il y a un consensus pour dire que ces livres ont appartenu à Léonard de Vinci. Faudrait-il se poser
la question à nouveau? Peut-être s’agit-il de listes de lectures potentielles qu’il prévoyait faire ou de
celles qu’il avait déjà réalisées sans nécessairement détenir ces ouvrages ?
3 Umberto Eco, dans Vertige de la liste (2009), propose une exploration muséale de l’objet « liste »
(le livre accompagnait une exposition au Musée du Louvre en novembre 2009). Il retrace cette
habitude de la liste à l’Iliade d’Homère. L’énumération, selon lui, réapparait au Moyen-âge et à la
Renaissance et les critères de classement de l’époque se basaient sur l’essence ou la propriété des
objets – mais en général, on retrouve des regroupements désordonnés. La liste de livres prélevée
dans le Codex de Madrid II n’est ni ordonnée ni détaillée. Il s’agit d’une liste pratique non classifiée
qui mentionne des livres par auteur, une caractéristique physique, le sujet ou une portion du titre.
Reti en dégagea les références bibliographiques les plus précises qu’il soit possible de trouver.
131
Sémiose de la bibliothèque de Léonard de Vinci
132
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
dans la liste la présence des carnets de l’artiste lui-même, à peu près les
seules références traitant de l’art — ce qui est en fait une hypothèse de
Reti. Il divise cet inventaire selon quatre catégories assez larges :
[…] we find as expected a substantial section concerned with natural
philosophy 4 (more than forty books) and, less expectedly, an even larger
group of literary works (if we include in this category a few dictionaries
and grammars). There are only ten relating to art, architecture and engineering, and eight volumes of a religious nature. […] Particularly notable
are three mathematical works which can be shown to have exercised a
direct influence on his thought at this time. (Kemp, 1981, p. 240.)
Ensuite, Daniel Arasse, dans Les rythmes du monde, semble ignorer
la source première du fac-similé d’archives et base son témoignage
sur celui d’un proche collaborateur de Reti, le professeur Augusto
Marinoni 5 de Milan. La description de la bibliothèque est concentrée
dans le premier chapitre de la biographie alors qu’il aborde la culture
du contexte historique. Si cette distribution de l’information met en
lumière — et en valeur — la bibliothèque personnelle, Arasse critique
pourtant radicalement la vie intellectuelle de Léonard de Vinci : « ce
n’est pas une bibliothèque de technicien […]. Mais ce n’est pas non
plus une bibliothèque de “ lettré ” » (Arasse, 1997, p. 38). Il déplore le
fait que cet inventaire ne présente pas les thèmes de la culture classique
(philosophie, théologie, etc.) ni aucun texte humaniste. Enfin, il y a lieu
d’interroger les allégations de Daniel Arasse, car comme on peut le voir
dans la liste de Reti, l’inventaire comporte en effet ce genre d’ouvrage.
Arasse utilise une trace déjà affectée par l’interprétation de Marinoni.
Selon lui, cette bibliothèque « reflète avec précision la formation qu’a
reçue Léonard » (ibid., p. 39) et celle-ci se limite à l’enseignement de
la scuole d’abaco 6, cours professionnel de calculs conçu pour les marchands et les artisans. Pour servir les arguments de sa thèse, l’artiste est
positionné par Daniel Arasse dans son rapport à la tradition savante,
dans un clivage social profilé sur « la distinction aristotélicienne entre
épistémè, science théorique, et technè, pratique visant à la production de
biens matériels — distinction à laquelle s’oppose radicalement Léonard »
(ibid., pp. 36-37). Arasse précise que c’est une « donnée fondamentale si
4 Avant le Siècle des Lumières, la philosophie naturelle mêlait référents, significations et signes.
Michel Foucault, dans Les mots et les choses (1990) signale : « La nature, comme jeu des signes et des
ressemblances, se referme sur elle-même selon la figure redoublée du cosmos » (p. 46). Ainsi, on
peut lire dans cette natural philosophy, une zone du savoir relevant de l’épistémè, mais bien avant
qu’elle n’engendre le concept appliqué de science. Les idées sur la nature provenaient de l’observation et de l’interprétation qui occupaient simultanément le discours philosophique.
5 Marinoni collabore avec Reti durant une quinzaine d’années. On retrouve quelques ouvrages
collectifs où leurs articles se côtoient. Malgré les différences dans leurs approches du savoir de
l’artiste, le professeur de littérature italienne Marinoni était bien placé pour aider Reti à retracer
certains ouvrages. Le mérite du déchiffrage de l’inventaire revient toutefois à Reti. Marinoni a
publié, en 1974, Scritti Letterari (Milano : Biblioteca universale Rizzoli) sur les écrits de Léonard de
Vinci, où il interprète les travaux de Reti sur le fragment d’archives.
6 École d’abaque.
l’on veut cerner sa position dans la culture de son temps » (ibid., p. 36).
Il est clair que la nomenclature de son classement vise à accentuer
l’importance du groupe des ouvrages culturels :
La moitié des livres (58 sur 116) porte sur les sciences (51 ouvrages) et
les techniques (7 ouvrages) ; l’autre moitié se répartit en trois groupes
d’importance inégale : 25 ouvrages de littérature profane, 14 de littérature religieuse et morale, 16 portant sur le latin, sa grammaire et son
vocabulaire. (Ibid., p. 38.)
Finalement, Fritjof Capra insère sa description de la bibliothèque
un peu après le début de Léonard de Vinci, homme des sciences. La bibliothèque de Léonard de Vinci par Capra a été puisée chez Martin Kemp,
mais ne se limite pas au résumé se trouvant à la page 240 de The
Marvellous Works of Nature and Man. Capra compile plutôt l’ensemble
des sujets que Kemp aura disséminés tout au long de son ouvrage. Son
« Léonard », personnage racine de la science d’approche connexionniste,
aurait accumulé une bibliothèque couvrant un large spectre de sujets :
Plus de la moitié d’entre eux traitent de matières scientifiques ou philosophiques : ouvrages de mathématiques, d’astronomie, d’anatomie et de
médecine, d’histoire naturelle 7, de géographie et de géologie, mais aussi
d’architecture et d’art militaire. Trente ou quarante autres sont des livres
de littérature, et une douzaine, que Léonard consulte sans doute pour
peindre des sujets religieux, se rapportent à l’histoire sainte. (Capra,
2010, p. 86.)
Les différences entre les trois inventaires révèlent le projet de chacun des biographes. Kemp veut exposer l’interdisciplinarité de l’artiste
en détaillant la liste selon des catégories larges et inclusives. D’un
autre côté, en ne décrivant pas précisément les sujets de la première
moitié des titres sur « les sciences et les techniques », Arasse omet par
le fait même tout renseignement qui pourrait contredire ses propos.
Capra entreprend le chemin inverse : il détaille la première moitié de
la bibliothèque dans le but de mettre en lumière sa théorie sur l’esprit
scientifique de Léonard de Vinci, qu’il présente d’entrée de jeu dans le
titre comme un « homme des sciences ».
Il ne s’agit pas d’en savoir plus sur les biographes eux-mêmes, mais
bien de maîtriser le processus de signifiance qui mène d’un fragment
d’archives à un « récit historique ». Quel est le rôle de cette bibliothèque
7 Il est nécessaire de faire la remarque que la nomenclature des sujets mise de l’avant par les biographes n’est pas nécessairement fidèle aux appellations de l’époque. Par exemple, l’approche de
« l’histoire naturelle » surgit au courant du XVIe siècle avec l’effort taxonomique de nommer et de
classer les objets naturels selon une convention commune. Ce qui fait suite aux histoires naturelles,
comme les dénombre Foucault (1990), qui rassemblaient tous les faits entourant un objet. Par
exemple, une plante suscitait autant la description de ses parties que l’analogie avec le cosmos,
ainsi que les recettes alimentaires et apothicaires qui lui conféraient une utilité. Par ces appellations
d’histoire naturelle et de natural philosophy, Capra et Kemp désignent des ouvrages de réflexion
empirique et philosophique sur la nature (voir la note 2).
133
Sémiose de la bibliothèque de Léonard de Vinci
134
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
qui devient une trace importante de la quête de Léonard de Vinci ? Si
les descriptions de la bibliothèque sont telles qu’elles sont, c’est probablement que les messages des descriptions sont plus complexes que ce
qu’elles donnent à voir.
Un signe qui joue un rôle
Si la bibliothèque de Léonard de Vinci agit à titre de signe dans
les biographies, à partir de quel dénominateur commun pourrait-on
comparer ces trois bibliothèques sur les plans de l’expression et du
contenu ? À des fins d’analyse, les données ont été compilées selon une
méthode statistique à partir de ce que les citations donnent à lire. Le
Tableau 1 donne en pourcentage le nombre d’ouvrages appartenant
à chaque modalité du savoir, soit le savoir épistémique (« natural philosophy » et « histoire naturelle » 8 ), le culturel (littérature et grammaire
latine), le technique (architecture, peinture religieuse, arts militaires) et
le scientifique (mathématiques, astronomie et géologie, par exemple,
quand ces sciences sont nommées en tant que telles). Il s’agit d’un
calcul basé sur la quantité de chacun des groupes de contenu. De cette
manière, la lecture a été normalisée. Les parenthèses indiquent à quel
autre savoir une entrée se rattache puisque certaines descriptions généralisent les contenus.
Tableau 1
Division du savoir (en %) dans la description de la bibliothèque personnelle de Léonard de Vinci selon trois biographes
Savoirs
Kemp
Arasse
Capra
Épistémique
e
39
0
60
Culturel
c
42
50
30
Technique
t
18
50
10+(e)
Scientifique
s
1+(e)
(t)
(e)
(Kemp 1981, Arasse 1997 et Capra 2010.)
8 Voir les notes 2 et 7.
Un autre calcul, sur le plan de l’expression cette fois, a permis de déterminer la division du savoir à laquelle chacun des biographes accorde le
plus d’importance, en termes de nombre de syllabes. La case qui représente cette donnée a été mise en caractère gras dans le Tableau 1.
Les deux observations qu’on peut faire à première vue sont l’absence du savoir épistémique dans la description de Daniel Arasse et
la quasi-absence du savoir scientifique chez Martin Kemp. De plus,
si, pour Kemp, la mention spécifique de contenu scientifique n’est pas
explicite, ce savoir y est quand même adjoint parce que la « natural philosophy » incluait les sciences, avant qu’elles ne soient nommées ainsi.
En tenant compte de l’importance formelle des énoncés, il est révélateur de voir que, chez Arasse, c’est le savoir culturel qui demande le
plus d’élaboration, alors que, chez Capra, c’est le scientifique — et cela
sert bien leurs propos. Ensuite, chez Kemp, le savoir le plus élaboré
sur le plan de l’expression est celui qui est le moins élevé en termes
de pourcentage sur le plan du contenu, et c’est le savoir technique — la
tension que cela crée laisse entrevoir un regret (« only ten ») que Kemp
compense en développant la rubrique.
Si le signe-bibliothèque remplit un rôle précis, celui-ci est différent
chez chacun des biographes. Dans une synthèse formulée sous forme
d’équations, cette différence est encore plus concrète. La bibliothèque
de Martin Kemp (K.) divise également l’ensemble des savoirs épistémique et scientifique et l’ensemble du savoir culturel, en ce qu’ils sont
plus volumineux que l’ensemble du savoir technique :
K. {e,s} > t = c > t
La bibliothèque de Daniel Arasse (A.) regroupe en deux parties équivalentes l’ensemble des savoirs scientifique et technique ainsi que
l’ensemble du savoir culturel :
A. {s,t} = c
La bibliothèque de Fritjof Capra (C.) présente un grand ensemble de
savoirs épistémique, scientifique et technique, plus volumineux que
l’ensemble des ouvrages sur le savoir culturel :
C. {e,s,t} > c
Pour faire suite à cette synthèse sémiotique, il est intéressant de poursuivre l’exploration selon la vision de Umberto Eco, pour qui le signe
dépasse en qualité et en attributs le premier aliquid stat pro aliquo de
Saint Augustin. Klinkenberg, résumant la pensée de Eco (Klinkenberg,
1996, pp. 33-42), affirme qu’il y aurait trois familles de signes. La première, qui a été exposée, concerne le signe de substitution. Il y a aussi
135
Sémiose de la bibliothèque de Léonard de Vinci
136
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
des signes qui fonctionnent comme la trace d’un code ; c’est cette forme
qui contribue à l’élaboration de l’hypothèse qu’on va voir maintenant.
La troisième famille regroupe quant à elle les signes qui figurent comme
instruments de structuration de l’univers ; cette troisième facette sera au
centre de l’hypothèse qu’on verra en conclusion.
Le personnage-bibliothèque
Philippe Hamon présenta en 1977 une théorie intéressante sur le
statut sémiologique du personnage, c’est-à-dire que le personnage peut
être analysé selon une approche sémiologique (ou sémiotique, car
on parle de plus en plus de l’une ou de l’autre formule également)
parce qu’il est un signe. Si la construction du personnage historique
contribue à fictionnaliser le récit historique selon Ricœur, en le mettant en relation avec un objet, on observe dans tout le corpus étudié la
concrétisation de la quête de Léonard de Vinci. La théorie de Hamon
part d’une typologie du signe au sein de laquelle les signes anaphoriques
constituent le dernier type. Ils permettent de passer d’une linguistique
du signe à une linguistique du discours : « on quitte en effet les structures d’ordre proche (échelle du syntagme) pour passer à des structures
d’ordre lointain (échelle du texte) » (Hamon, 1977, p. 122). En tant
qu’unité, un signe peut jouer un rôle et, dans cette relation avec les personnages, il peut lui-même être un personnage. Si la biographie n’est
pas une œuvre littéraire, c’est à tout le moins un récit fictionnalisant le
passé. Et pour Hamon, le personnage n’a pas l’obligation de relever du
domaine littéraire. De plus, cette unité n’est pas exclusivement anthropomorphe 9. De cette façon, la bibliothèque personnelle de Léonard de
Vinci peut créer un « effet-personnage » dans les biographies puisqu’elle
est toujours là (comme le docteur Watson avec Sherlock Holmes). En
analogie à sa typologie du signe, Hamon distingue trois catégories de
personnages 10. En premier lieu, il décrit les personnages-référentiels. Dans
les récits de la bibliothèque de Léonard, la plupart des biographes s’entendent pour dire qu’il a accumulé des connaissances par ses relations
avec des « lettrés » — c’est ici le contrat de suspension de l’incrédulité
inhérente au récit qui donne un effet de réel créé par le recours à des
personnages-référentiels. En second lieu, la catégorie des personnagesembrayeurs crée des effets de perspective comme les marques de la
présence du biographe ou les auteurs non présents auprès de l’artiste.
Par exemple, Martin Kemp pense que Léonard de Vinci a probablement lu Nicolas de Cues afin de parfaire ses connaissances scienti9 Lire à ce sujet Hamon, 1977, pp. 118-119.
10 Ibid., p. 122.
fiques 11. Inversement, Daniel Arasse, de son côté, dit que Léonard de
Vinci n’a pas lu Nicolas de Cues, mais que leur parenté d’esprit lui
laisse croire qu’il « est vraisemblable qu’il en a eu une connaissance
orale » (Arasse, 1997, p. 69). Finalement, les personnages-anaphores, catégorie dans laquelle le personnage-bibliothèque semble reposer, créent
un espace de sens. Ce sont ceux par qui « l’œuvre se cite elle-même
et s’organise comme tautologique » (Hamon, 1977, p. 123). La bibliothèque participe à la narration comme un personnage, mais elle réfère
bien plus au système de la biographie qu’à autre chose. Cela était perceptible dans le Tableau 1 par les spécifications particulières que les
biographes infèrent dans leurs descriptions.
Autocitation anaphorique
Définir l’anaphore nécessite tout un appareil épistémologique dont
les limites dépassent la présente exploration. Pour la définir brièvement, en premier lieu, il y a soit la figure de rhétorique impliquant la
répétition d’un rhème en début de phrase, soit la figure grammaticale
des procédés d’accumulation par identification. Dans une définition
plus théorique, la linguiste Marion Pescheux dit que la répétition de
l’anaphore grammaticale « utilise pour l’identification les catégories
sémantiques qui font partie de l’armature explicite de la grammaire »
(Pescheux, 2008, p. 5), par exemple les pronoms, le verbe faire, et les
déterminants comme dans l’expression : « sa » bibliothèque.
Utilisée comme figure discursive telle que la présente Hamon, elle
procède d’une relation d’anaphorisation entre deux entités, dont la
précédente est répétée dans l’anaphore ; il s’agit d’une relation d’identification. Ici, la précédente, c’est /artiste-deVinci/, tandis que l’anaphorisation passe dans la description de « sa » bibliothèque. Pescheux
précise dans ce cas : « Il y a anaphore sémantique (au sens restreint)
quand un terme condensé (ou dénomination) reprend une expansion
syntagmatique antérieure » (ibid., p. 5). Le personnage-bibliothèque
jouant le rôle d’anaphore serait alors une dénomination de l’expansion
textuelle de Léonard de Vinci, mise en discours dans la biographie. Ce
procédé relève d’une condensation du fragment d’archives, comme la
trace provenant premièrement de l’interprétation de Ladislao Reti et
se prolongeant dans la sémiose constituée des biographies, pour mettre
l’artiste en relation avec des savoirs qui le représentent.
Ce procédé de condensation du fragment d’archives ramène le propos à l’idée de la trace telle qu’élaborée par Ricœur, à partir de la méditation d’Emmanuel Lévinas : « Lévinas parle de la trace dans le contexte
11 Kemp, 1981, p. 243.
137
Sémiose de la bibliothèque de Léonard de Vinci
138
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
de l’épiphanie du visage » (Ricœur, 1985, p. 182). La trace, dans cette
perspective, « signifie sans faire apparaître » (ibid., p. 183), au contraire du
récit qui voudrait bien donner corps.
Sémiose d’un fragment d’archives
Dans les biographies étudiées, en quoi les relations anaphoriques
entre le personnage-référentiel de Léonard de Vinci et le personnageanaphore de sa bibliothèque diffèrent-elles ? Pour répondre à cette problématisation reformulée à la lumière de notre exploration sémiotique,
il serait intéressant de relever les fonctions de communication mises en
jeu chez chacun des biographes, selon l’approche de la communication
de Jakobson.
En un sens, Fritjof Capra est le seul qui modifie la fonction poétique
de manière volontaire et explicite de sorte que son message servira à
mettre en relation métonymique l’artiste et l’homme des sciences. Selon
lui, la bibliothèque et le savoir de Léonard de Vinci se composaient
des titres qu’on retrouve dans ses archives, ainsi que de ceux qu’il
avait empruntés à des amis, un total « virtuel » d’environ 200 titres :
« bibliothèque substantielle à la Renaissance 12, même pour un lettré »
(Capra, 2010, p. 86). Perception opposée à celle de Daniel Arasse, qui
affirme : « il ne faut pas penser que Léonard lisait les livres savants
que sa bibliothèque pouvait effectivement contenir » (Arasse, 1997,
p. 41). De plus, il a été exposé que Daniel Arasse modifie lui aussi le
message, ce qui fait en sorte que le personnage-anaphore représente
une zone de savoir qui ne se situe ni du côté épistémè et ni de celui
de technè. La fonction poétique, travaillée insidieusement par Daniel
Arasse, contourne le référent du fragment d’archives présenté par Reti
et installe une tendance esthétisante induisant une interprétation des
thèmes de la bibliothèque de Léonard de Vinci. La sélection arbitraire
des informations et leur réorganisation dans une poétique particulière
procèdent d’une évaluation subjective. Comme dit Ricœur, l’analyse
de l’élagage institutionnel des archives peut dénoncer « le caractère
idéologique de la discrimination » (Ricœur, 1985, p. 172). Arasse et
Capra utilisent cette anaphore pour évoquer une idéologie particulière
dans la dialectique : /artiste-deVinci = non lettré/ vs /artiste-deVinci =
lettré/. Ce qui est tout à fait différent dans l’énoncé de Martin Kemp,
c’est que le fragment du Codex de Madrid II présente manifestement
12 Un fait économique n’a pas été abordé par ces biographes. Or, il faut considérer que l’invention
des techniques de l’imprimerie coïncide avec la naissance de Léonard de Vinci. Ce procédé était
le produit d’artisans qui, bien que le papier venait d’être introduit en Italie et que l’imprimerie bénéficiait des avancées typographiques des caractères mobiles et de la presse inventée par
Gutenberg au début de la décennie de 1450, faisaient le travail de mains d’hommes, car l’imprimerie
n’était pas encore une technologie mécanisée. Par conséquent, le livre était coûteux.
un inventaire de titres qu’on accepte comme symptôme d’une accumulation de connaissances dont le signe informe sur la personne de
l’artiste. Son personnage-anaphore joue sur la fonction référentielle
pour caractériser un artiste polyvalent et interdisciplinaire — d’ailleurs,
ce jeu de la fonction référentielle l’oblige à référer, tout au long de son
ouvrage, aux livres qu’aurait lus l’artiste. Par la force des choses, le fait,
pour Kemp, de ne mentionner le second inventaire des cinquante ans
de Léonard de Vinci seulement qu’aux trois quarts de sa biographie
marque un respect de la diégèse absent des préoccupations des deux
autres biographes. La relation anaphorique dans ce cas implique : /
artiste-deVinci = chercheur interdisciplinaire/, un peu à la manière
dont le présentait Reti au tout début de la sémiose.
Une partie de la réponse à la question des différences entre les biographes peut être énoncée comme suit : la fonction métasémiotique de
la bibliothèque de Léonard, qui le suit partout dans ses biographies, n’est
pas de citer intégralement un fragment de ses archives, mais d’informer
sur le code particulier que le biographe expose. Cet enjeu porté par
l’anaphore, sous la forme de la reprise, décrit des attributs de l’artiste
et opère la propriété du signe comme instrument de structuration de
l’univers à travers la succession des interprétations des savoirs de cette
personne fascinante et quasi mythique que devint Léonard de Vinci.
La quête du savoir de Léonard de Vinci trouve sa preuve dans sa relation avec la trace archivistique d’une accumulation de livres ; c’est bien
là le but de l’historien. Avec les lunettes de Peirce, on pourrait dire que
la trace est un représentamen 13 en relation avec l’objet dynamique qui
n’est pas tout à fait une bibliothèque, mais plutôt l’indice de son accumulation : la quête d’un savoir épistémique chez Kemp, d’un savoir
culturel chez Arasse et la quête d’un savoir scientifique chez Capra. Le
recours au personnage-anaphore de la bibliothèque que tous les biographes considèrent comme un passage obligé contribue à l’expansion
de la sémiose par l’effet-personnage — on s’attache à cette figure !
Conclusion
Pourrait-on dire que les biographes se répondent l’un l’autre dans
cette entreprise de dépeindre une figure historique ? À partir d’un document d’archives, Martin Kemp témoigne d’un artiste polyvalent ayant
marqué son époque. Une quinzaine d’années plus tard, Daniel Arasse
élabore sa lecture en y ajoutant son expertise d’italianologue. Un peu
plus critique, il étire la fonction de la trace vers un travail du message,
13 Le représentamen est, selon Klinkenberg (1996) : « la chose qui représente », c’est-à-dire, une couche
matérielle du signifiant formel, avant même qu’il ne s’engage dans la signification.
139
Sémiose de la bibliothèque de Léonard de Vinci
140
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
esthétisant l’interprétation en plan rapproché, ce qui « décontextualise » la trace pour servir son argument. Cela est encore plus manifeste
lorsque Fritjof Capra utilise le génie de Léonard de Vinci dans le but
de présenter quelques radicelles primitives de la pensée scientifique de
type holistique ou connexionniste. Son parti-pris au sein du message
même fait un gros plan sur les détails scientifiques. Le maniement de la
fonction esthétique — comme l’effet du jeu du téléphone arabe — transforme l’histoire qui devient une œuvre de quasi-fiction 14.
Afin de garder le caractère tout à fait scientifique de l’interprétation,
faudra-t-il un historien convaincu pour classifier cette liste de livres
selon une grille moderne telle que le système de Dewey ou, encore
mieux, celui de la Library of Congress ? Les « nuages » de la condensation des titres dans l’une ou l’autre des nomenclatures des branches
du savoir donneraient une idée plus objective de l’inventaire, bien que
décontextualisée, encore une fois. Il serait enfin plus aisé de reproduire
fidèlement la description. Les biographes étudiés dans cet article errent
entre le niveau du dicisigne de Peirce et celui de l’argument. Dans l’expansion de la signifiance d’un fragment d’archives datant du début du
e
XVI siècle, ce traitement normalisé selon la discipline de la bibliothéconomie ajouterait alors à la sémiose un légisigne symbolique argumental 15
de type déductif. Néanmoins, les re-figurations successives seraient
soit déviées dans leurs trajectoires, ou soit transformées en n’offrant
plus le loisir de la flexibilité des nomenclatures pour jouer le jeu du
personnage-bibliothèque.
14 Le crédit de cette interprétation de la trace documentaire pouvant être affectée par la fonction
poétique au point qu’elle devienne une œuvre revient à madame Catherine Saouter, professeure à
l’Université du Québec à Montréal. Il s’agit d’une théorie inédite qui a été présentée dans le cadre
d’un séminaire de sémiotique. C’est avec un grand respect pour les travaux de cette professeure que
la sémiose de la bibliothèque personnelle de Léonard de Vinci est appréhendée selon cet angle.
15 Le légisigne symbolique dans la trichonomie du signe de Peirce se compose de la portion des signes – entre
autres linguistiques – relevant d’un code socialement admis dont la substitution arbitraire est une
propriété. L’interprétant, cette dynamique de la relation entre le représentamen /légisigne/ et l’objet /
symbolique/, peut être un effet de rhème (purement présent sans valeur de vérité), de dicisigne (en
tant que référence subjective) ou d’argument. Ce dernier compose un processus de mise en discours
par le biais de l’hypothèse – soit l’abduction, l’induction ou la déduction.
Bibliographie
ARASSE, Daniel. 1997. Léonard de Vinci. Le Rythme du monde. Paris :
Hazan, 543 p.
CAPRA, Fritjof. 2010. Léonard de Vinci : Homme des sciences. Paris :
Actes Sud, 278 p.
ECO, Umberto (et Musée du Louvre). 2009. Vertige de la liste. Paris :
Flammarion, 408 p.
FOUCAULT, Michel. 1990. Les mots et les choses, une archéologie des
sciences humaines. Paris : Gallimard, 398 p.
HAMON, Philippe. 1977. « Pour un statut sémiologique du personnage ». Poétique du récit, dir. Genette et Todorov. Paris : Éditions du
Seuil, p. 115-180.
KEMP, Martin. 1981. Leonardo Da Vinci : The Marvellous Works of
Nature and Man. Oxford : Oxford University Press, 381 p.
KLINKENBERG, Jean-Marie. 1996. Précis de sémiotique générale.
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RETI, Ladislao. 1968. « The Two Unpublished Manuscripts of
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The Burlington Magazine. Vol. 110, no 779, février 1968, p. 81-91,
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RETI, Ladislao. 1972. The Library of Leonardo Da Vinci. Los Angeles :
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RETI, Ladislao (et Léonard de Vinci). 1974. The Madrid Codices
(5 volumes). New York : McGraw-Hill.
RICHTER, Jean-Paul (et Léonard de Vinci). 1888. The Notebooks of
Leonardo Da Vinci, volume 2. Project Gutenberg, consulté le 18 décembre
2010 URL :
http://www.gutenberg.org/cache/epub/4999/pg4999.html
RICŒUR, Paul. 1983. Temps et récit. t.3 : Le temps raconté (3 tomes).
Paris : Éditions du Seuil, 426 p.
141
Sémiose de la bibliothèque de Léonard de Vinci
Nayelli Castro
Une scène
de destruction/
reconstruction
la bibliothèque derridienne
Pourquoi la bibliothèque ?
O
n pourrait commencer cette réflexion
sur la bibliothèque, son lieu ou son
non-lieu, thème qui sert de fil conducteur aux réflexions de ce numéro de
Postures, en prenant le livre comme point de départ. En
effet, les livres sont le référent premier auquel renvoie
la bibliothèque, si bien que la conservation, l’organisation et l’accès aux livres restent quelques-uns de ses
objectifs principaux.
Or, pourquoi ce stockage ? Établie par Kant au XVIIIe
siècle, la distinction entre un livre (opera) et l’exemplaire
qui le représente (opus) pourrait s’avérer utile pour
répondre à cette question. D’après cette distinction, le
Castro, Nayelli. « Une scène de destruction/reconstruction : la bibliothèque derridienne »,
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque, Postures, 2011, p. 143 à 152.
144
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
livre n’est pas une « chose » (Sache), mais le discours ou « le simple usage
des forces » d’un auteur lorsqu’il s’adresse au public des lecteurs, « en
son nom » (Kant, 1995 [1785], p. 123). Cette conception du livre coïncide et, en même temps, s’oppose à celle soutenue par Jacques Derrida
dans les termes suivants :
L’idée du livre, c’est une idée de totalité, finie ou infinie, du signifiant ;
cette totalité du signifiant ne peut être ce qu’elle est, une totalité, que
si une totalité du signifié lui préexiste, surveille son inscription et ses
signes, en est indépendante dans son idéalité. (1967, p. 30.)
La conservation du livre ne se justifie donc pas seulement du fait
qu’il est un objet matériel, mais du fait qu’il est un discours, un logos.
Autrement dit, les livres ont non seulement une valeur matérielle, mais
aussi, osons le dire, une valeur spirituelle ; et leur emmagasinage dans
les bibliothèques tient justement à la conservation de cette spiritualité
accumulée. La bibliothèque devient dès lors un sanctuaire où la possibilité de reconstruire le passé ne s’épuise jamais : le contenu spirituel qui y est gardé est la matière informe pour les constructions le
plus variées de la mémoire. On y trouve pourtant non seulement de
quoi refaire le passé, mais également de quoi imaginer les peurs et les
horreurs qui hantent l’imaginaire. Qui plus est, la bibliothèque détient
aussi bien la force de l’autorité et de la tradition que celle de la subversion (Raven, 2004, p. 28).
La force et la valeur symbolique d’une bibliothèque peuvent être
particulièrement constatées lors des épisodes historiques menant à sa
destruction. En effet, de la bibliothèque d’Alexandrie aux bibliothèques
détruites tout au long du XX e siècle par des conflits militaires ou par
des désastres naturels, l’anéantissement ou la désagrégation des bibliothèques suscite les plus vives réactions : on n’hésite pas à qualifier l’acte
de barbarie, de perte irrécupérable, voire de crime contre le passé d’un
peuple (ibid., p. 8). Pour documenter ces épisodes de perte et de barbarie, l’Unesco a entrepris d’établir une liste des bibliothèques détruites
ou perdues au XXe siècle, projet qui est à son tour encadré par un autre
projet dont le nom, « Lost Memories », est révélateur à bien des égards
(Unesco, 1996). L’objectif de ce projet documentaire, assure-t-on, n’est
pas de dresser un monument funéraire aux mémoires inévitablement
perdues, mais de sensibiliser les responsables des bibliothèques et de
prévenir, là ou cela est possible, la dégradation des ressources documentaires. Cela étant, le projet pourrait s’avérer utile encore d’une
autre façon : en motivant la reconstruction des bibliothèques perdues.
Or, souvenons-nous que les livres ne sont pas seulement des objets
(opus), mais aussi des discours (opera). Dès lors, la destruction des
bibliothèques peut être conçue non seulement comme la destruction
matérielle des livres, mais aussi comme la destruction des discours.
Cependant, est-il vraiment possible de détruire un discours et comment parvient-on à le faire ? J’aimerais proposer ici d’interroger les
possibilités de destruction et de reconstruction de la bibliothèque par
la traduction, et ce, à partir de la bibliothèque du philosophe français
Jacques Derrida (1930-2004). Autrement dit, je tenterai de revisiter
la bibliothèque derridienne telle qu’elle pourrait être détruite, puis
reconstruite dans ses traductions en espagnol.
Des bibliothèques itinérantes
et des bibliothèques reconstruites :
un bilan de pertes ?
La traduction a parfois été jugée comme l’un des moyens de détruire
le discours d’autrui. Les reproches aussi bien que les éloges adressés
aux traductions tiennent justement, pour la plupart, à l’effet destructif
ou reconstructif que les traducteurs arrivent à produire. En d’autres
termes, les trahisons qu’on attribue aux textes traduits sont très souvent
des listes de pertes d’éléments que le texte traduit n’aurait pas conservés. De même, les traductions qui méritent le qualificatif de « recréations » ou, tout simplement, de « bonnes traductions », atteignent ce
statut du fait d’être arrivées à tout « récupérer » du texte de départ.
Dans le cas particulier des traductions de textes philosophiques, cela
implique de récupérer la bibliothèque du philosophe traduit. Pensons,
par exemple, au cas d’Athénée de Naucratis (né environ en 170 de
notre ère) à qui on attribue un Banquet des sophistes, encore conservé de
nos jours, et dont l’importance consiste à citer de nombreux ouvrages
perdus de l’Antiquité et à permettre, donc, par l’intermédiaire des citations, la reconstruction d’une bibliothèque à tout jamais perdue, voire
« d’une partie importante de notre passé » (Chambat-Houillon et Wall,
2004, p. 28). C’est ainsi que grâce aux citations et aux références faites
dans un texte, on assiste à des scènes simultanées de destruction et de
reconstruction de bibliothèques insérées dans des textes déterminés.
La traduction des textes du philosophe Jacques Derrida peut être
comparée au Banquet des sophistes d’Athénée de Naucratis, non pas parce
que les multiples citations de la tradition philosophique occidentale
qu’on y trouve renvoient à des textes perdus, mais plutôt parce qu’à
l’aide de ces citations, il est possible de reconstruire des parties précises
de la bibliothèque derridienne, voire l’échafaudage de son discours.
Mais avant d’analyser la façon dont cette bibliothèque est détruite, puis
145
Une scène de destruction/reconstruction : la bibliothèque derridienne
146
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
reconstruite en traduction, il convient de signaler le fonctionnement
des citations dans les textes de l’auteur 1.
Il n’y pas de nouveauté à dire que le projet théorique de la déconstruction a de fortes racines dans la tradition philosophique occidentale dont
il cherche à démontrer l’essoufflement. Très souvent, la démonstration
a recours à de nombreuses citations qui font l’objet de lectures minutieuses s’intéressant surtout à l’écriture et aux formes textuelles, plutôt qu’au sens qu’on tente de véhiculer par celles-ci. Chez Derrida, la
citation ne sert donc pas seulement à réfuter ou à appuyer une ligne
d’argumentation, mais aussi à retourner les mots d’un auteur contre le
raisonnement qu’il prétendait construire. Autrement dit, cet emploi de
la citation sollicite le texte cité, si par solliciter on entend le sens attribué à
ce verbe au XIXe siècle, à savoir « remuer, agiter, ébranler violemment »,
mais aussi « tourmenter, inquiéter », « exciter, provoquer » et « chercher
à gagner ». Les citations convoquées par les écrits de Derrida ne font pas
seulement partie de sa bibliothèque, mais permettent de reconstruire
une bibliothèque racontant une autre histoire de la philosophie.
Il n’est pas sans importance dès lors de rappeler que l’examen auquel
les citations sont soumises se fonde souvent sur leurs formes linguistiques. Autrement dit, l’argumentation est développée sur la base des
termes et des formulations dans des langues déterminées, telles que le
grec, le latin, l’allemand ou les traductions françaises des œuvres philosophiques originalement écrites dans ces langues-là.
Le défi que cet emploi des citations lance aux traducteurs des textes
derridiens n’est donc pas à négliger. En effet, face à de nombreuses citations des philosophes qui ont souvent déjà été traduits, les traducteurs
sont confrontés à de longues recherches relatives aux propos cités par
Derrida, pour constater que, finalement, la traduction existante ne dit
pas exactement la « même chose » que celle à partir de laquelle Derrida
construit son argumentation.
La traduction en espagnol de La carte postale en est un exemple. Dans
sa préface, Tomás Segovia, le traducteur de Derrida et de Lacan, se
réfère à ces difficultés de traduction dans les termes suivants :
Étant donné la nature du texte, il n’aurait pas été adéquat d’employer
des traductions espagnoles « autorisées » des fragments cités par Derrida :
j’aurais dû confronter ces versions avec leurs originaux, avec les traductions françaises citées et avec les versions de Derrida lui-même. Par
exemple, en ce qui concerne les citations de la « Lettre volée », j’ai suivi
le plus possible les versions de Baudelaire citées : c’était la seule façon
1 Je remercie René Lemieux de m’avoir suggéré l’image de la destruction de la bibliothèque derridienne qui inspire ces pages.
de faire pour que les commentaires de Derrida restent compréhensibles ;
de même, pour ceux de Lacan, j’ai été obligé de faire une chose que le
lecteur jugera peut-être déconcertante : j’ai parfois retraduit certains passages des Écrits de Lacan, dont j’ai signé la traduction espagnole « autorisée ». (Segovia, 2001, p. 245. Je traduis.)
La traduction de Marges de la philosophie en est autre exemple. Carmen
González Marín, la traductrice espagnole, a recours au même procédé,
c’est-à-dire qu’elle retraduit toutes les citations incluses dans les essais
composant le volume, sans pour autant prévenir le lecteur de cette
démarche. Avertissement qui s’avère peut-être superflu du fait que
les notes en bas de page et les très nombreuses références auxquelles
Derrida renvoie restent en français. Retenons l’exemple de la version en
espagnol du dernier essai du recueil, « Signature événement contexte ».
Présenté au Congrès international des sociétés de philosophie de
langue française tenu à Montréal en 1971, le texte propose une réflexion
sur le concept de « communication », la possibilité infinie de « citer » (itérabilité) et le pouvoir performatif de la signature ; réflexion très proche
des préoccupations qui se présentent dans le présent article 2. Pour
l’instant, il est important de considérer que pour se construire, cette
réflexion cite l’Essai sur l’origine des langues de Condillac, la traduction
française des Logische Untersuchungen de Husserl et celle de How to do
things with words de John L. Austin. Or ces citations ne peuvent pas être
délimitées ou séparées du texte de l’auteur : elles s’y trouvent greffées
de sorte que, pour la traduction de ce texte, il ne s’agit pas seulement de
se familiariser avec le jargon derridien, mais également avec celui des
auteurs cités dont les propos sont tissés au texte de Derrida. En d’autres
termes, les citations de ces auteurs font désormais partie du discours où
elles se retrouvent insérées. Étant donné que les langues dans lesquelles
Husserl et Austin se sont exprimés sont l’allemand et l’anglais, même en
citant les traductions françaises, Derrida reprend très fréquemment des
formulations dans ces langues-là pour développer son propos. Citons,
par exemple, le passage où il s’agit de démontrer que l’agrammaticalité
d’une expression ne peut jamais être absolue, toute expression et toute
formulation étant susceptibles d’acquérir du sens :
C’est donc seulement dans un contexte déterminé par une volonté
de savoir, par une intention épistémique, par un rapport conscient à
l’objet comme objet de connaissance dans un horizon de vérité, c’est
dans ce champ contextuel orienté que « le vert est ou » est irrecevable.
Mais, comme « le vert est ou » ou « abracadabra » ne constituent pas leur
contexte en eux-mêmes, rien n’interdit qu’ils fonctionnent dans un autre
contexte à titre de marque signifiante (ou d’indice, dirait Husserl). Non
2 Sur cette question, on pourra se référer à Jacques Derrida traductor, Jacques Derrida traducido. Entre la
filosofía y la literatura (Castro-Ramírez, 2007).
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Une scène de destruction/reconstruction : la bibliothèque derridienne
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
seulement dans le cas contingent où, par la traduction de l’allemand en
français « le vert est ou » pourra se charger de grammaticalité, ou (oder)
devenant à l’audition où (marque de lieu): « Où est passé le vert (du
gazon: le vert est où) », « Où est passé le verre dans lequel je voulais vous
donner à boire ? ». Mais même « le vert est ou » (the green is either) signifie
encore exemple d’agrammaticalité. (1972, p. 381.)
À son tour, la version en espagnol dit :
Así pues, solamente en un contexto dominado por una voluntad de saber,
por una intención epistémica, por una relación consciente con el objeto
como objeto de conocimiento en un horizonte de verdad, en este campo
contextual « el verde es o » es inaceptable. Pero, como el « verde es o »
o « abracadabra » no constituyen su contexto en sí mismos, nada impide
que funcionen en otro contexto a título de marca significante (o de índice,
diría Husserl). No sólo en el caso contingente en el que, por la traducción
del alemán al francés « el verde es o » podría cargarse de gramaticalidad,
al convertirse o (oder) en la audición en dónde (marca de lugar): « Dónde
ha ido el verde (del césped : dónde está el verde) », « ¿ Dónde ha ido el
vaso en el que iba a darle de beber ? ». Pero incluso « el verde es o » (The
green is either) significa todavía ejemplo de agramaticalidad. (2003, p. 361.)
L’un des enjeux de cette traduction est justement de parvenir à franchir les seuils linguistiques représentés tout en sauvant l’argument décrivant le passage du non-sens de la proposition « le vert est ou/où » au
« sens », même si cela implique « l’absence de signifié » ou l’agrammaticalité. Le fragment devient particulièrement complexe en espagnol du
fait qu’on y parle de la traduction vers le français, alors que le lecteur lit
la traduction en espagnol. De même, l’ensemble des homophonies suggérées — vert/verre, ou/où — semble impossible à reconstruire en espagnol (verde/vaso, o/dónde), de sorte que le passage de « Où est passé
le vert (du gazon : le vert est où)/ Dónde ha ido el verde (del césped :
dónde está el verde) » au « Où est passé le verre dans lequel je voulais
vous donner à boire ?/ ¿Dónde ha ido el vaso en el que iba a darle de
beber ? » reste très obscur. L’argumentation derridienne, sa référence à
Husserl et la critique implicite du projet de définition d’une grammaire
logique pure excluant tous les cas d’« agrammaticalité » demeurent, et
ce, paradoxalement, agrammaticales.
Doit-on alors conclure que la bibliothèque derridienne en tant que
discours (opera) a été détruite ? Serait-il possible de dépasser le cliché de
la traduction comme trahison ? Il est en tout cas souhaitable de pouvoir
répondre par l’affirmative à cette dernière question. Or, déterminer
dans quelle mesure la destruction de la bibliothèque derridienne, soit
la destruction du discours qui se construit à partir de ces citations multiples, force à admettre que, loin de se limiter à une affaire de fidélité
ou d’infidélité au texte derridien, il s’agit d’une intertextualité complexe
qui comprend, en l’occurrence, des textes de trois univers sociohistoriques, soit la philosophie allemande, la philosophie française et la
philosophie en langue espagnole 3.
La question appelle donc à la distinction des différents niveaux auxquels les citations ont lieu. Au niveau le plus abstrait, les traductions
d’une tradition de pensée fonctionnent comme des citations qui représentent cette « tradition source » dans une « tradition cible ». Le texte
traduit s’insère donc dans l’univers textuel de la tradition importatrice
comme une citation, un fragment de la tradition importée. Dans ce
sens-là, les citations de Husserl dans le texte derridien équivalent à
des citations de la philosophie allemande dans un texte philosophique
français. Il s’agit là d’une perspective certes questionnable, car il resterait à prouver en quoi Husserl représente la tradition allemande sans
retomber dans un déterminisme culturel. Cependant, l’image dit bien
des choses à propos de la construction de la tradition philosophique :
comment en effet nier qu’elle est constituée par des bibliothèques itinérantes continûment détruites et reconstruites dans des aires linguistiques différentes ?
À un niveau plus concret, où un traducteur est tenu responsable
de parler « au nom de l’auteur », de reconstruire son discours et les
références qui constituent sa bibliothèque, le mouvement décrit dans
le premier niveau pourrait s’inverser. C’est-à-dire qu’au lieu de reconstruire la bibliothèque dans et pour la tradition importatrice, ce serait
le lecteur étranger qui semblerait rendre visite à la bibliothèque du
philosophe traduit. Ainsi, pour certains, « quand le traducteur fait bien
son travail, il veut moins insérer le discours d’autrui dans son propre
discours qu’il ne veut nous insérer, nous les lecteurs (et de façon corollaire, lui-même) dans le contexte du texte traduit » (Chambat-Houillon
et Wall, 2004, p. 42).
Ce double mouvement ne fait que reprendre et représenter la perspective herméneutique avancée déjà au XIXe siècle par Schleiermacher
(1999 [1813]). Il reste que, de nos jours, l’actualité de cette perspective
repose sur le fait que ce n’est ni l’auteur ni le lecteur qui bougent de
manière indépendante, mais qu’ils le font en tant que représentants de
leurs contextes sociohistoriques, en tant que sujets constitués par un
ensemble de discours précis.
3 On ne pourrait formuler cette tradition sous la bannière « philosophie espagnole » sans, ce faisant,
exclure toutes les écoles de pensée latino-américaines. Dès lors, on s’y réfère en employant la formulation « philosophie en langue espagnole », ce qui, en soi, mériterait une analyse que je ne peux
pas entreprendre ici.
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
Conclusions
Reposons alors la question : doit-on faire le deuil de la bibliothèque
derridienne du fait qu’elle semble inévitablement détruite dans ses
traductions ? Faut-il pleurer cette annonce apocalyptique de la mort
de son discours (logos) ? La bibliothèque itinérante qu’est devenue la
tradition philosophique permettrait-elle que la traduction soit quelque
chose de plus que l’opus que Kant avait opposé à l’opera ?
Je tenterai de répondre à ces questions de deux façons. Souvenonsnous tout d’abord que si d’un ton apocalyptique on s’empresse de mettre
en garde contre la disparition et la destruction de la bibliothèque, cet
avertissement peut également être considéré comme l’une des craintes
hantant nos esprits, au moins depuis la naissance de la philosophie, à
savoir celle de la mort de la parole en tant que logos. En effet, comme
Derrida l’a par ailleurs montré, rien n’est plus paradoxal qu’annoncer la mort du livre à un moment où l’on assiste à la prolifération des
bibliothèques et à des formes de diffusion dépassant toutes les attentes.
De même, comment soutenir la thèse de la destruction du discours et
de la bibliothèque derridiens par ses traducteurs, alors que Derrida est
un des philosophes le plus traduits et cités ? Dans ses propres termes :
« Mort de la parole » est sans doute ici une métaphore : avant de parler
de disparition, il faut penser à une nouvelle situation de la parole [et de
la bibliothèque et de la traduction], à sa subordination dans une structure où elle ne serait plus l’archonte. (Derrida, 1967, p. 18.)
Cette première réponse, conduisant vers le changement de statut
de la bibliothèque en tant que logos ou discours, permet d’aborder une
deuxième perspective, celle de l’itérabilité d’un discours ou de sa possibilité d’être infiniment répété, cité et déplacé, soit détruit et reconstruit.
En d’autres termes, les traductions des textes derridiens peuvent être
considérées comme des citations in extenso de cette écriture qui a perdu
son statut privilégié pour donner lieu à une scène où les plus « improbables signatures », celles de ses traducteurs, remettent en mouvement
sa bibliothèque itinérante.
Bibliographie
CASTRO-RAMIREZ, Nayelli M. 2007. « Derrida traductor, Derrida
traducido. Entre la filosofía y la literatura ». El Colegio de México.
Mémoire de maîtrise.
CHAMBAT-HOUILLON, Marie France, et Anthony WALL. 2004.
Droit de citer. Rosny-sous-bois : Éditions Bréal.
DERRIDA, Jacques. 1967. De la grammatologie. Paris : Les Éditions de
Minuit.
_______. 1972. Marges de la philosophie. Paris : Les Éditions de Minuit.
_______. 2003 [1989]. « Firma, acontecimiento, contexto ». Márgenes
de la filosofía. Trad. par Carmen González Marín. Madrid : Cátedra,
pp. 349-372.
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151
Une scène de destruction/reconstruction : la bibliothèque derridienne
LECTURES
Špela Žakelj,
Université de Ljubljana
Le Roman de la Rose
la bibliothèque du savoir médiéval
R
assemblant tous les aspects du Moyen
Âge poétique, le Roman de la Rose touche
à peu près tous les genres du XIIIe siècle
et présente pour ainsi dire la somme de
la littérature médiévale 1. Cette œuvre, probablement la
plus importante de la littérature allégorique médiévale,
« tant par ses dimensions que par sa perfection technique » (Strubel, 1989, p. 199) 2, construit, pour parler
métaphoriquement, toute une bibliothèque du savoir
1 Le Roman embrasse quasiment toutes les formes et styles de la littérature
médiévale : de la littérature épique à la poésie troubadouresque et au roman
courtois, jusqu’aux moralisations et aux essais critiques, voire philosophiques, sans oublier l’exégèse, domaine principal de la littérature sacrée.
2 Dès l’époque médiévale, la tendance à la réduction et à une interprétation
plus intelligible du Roman de la Rose se révèle à travers plusieurs remaniements du texte. Celui de Gui de Mori date de la fin du XIIIe siècle; les autres,
dont le plus connu est celui de Jean Molinet, datent au XIVe siècle. La misogynie de Jean de Meun (cet aspect sera abordé, avec plus de précision, plus
loin dans l’article) a par ailleurs suscité, au début du XVe siècle, une première
polémique littéraire, la fameuse « Querelle du Roman de la Rose ». Cette querelle oppose les adversaires de Jean de Meun, parmi lesquels se trouve Christine de Pizan, aux admirateurs du style et des idées du maitre, dont Jean de
Montreuil et les frères Pierre et Gontier Col. Le Roman de la Rose, l’une des
œuvres les plus lues au Moyen Âge, représente aussi une bibliothèque quasiment inépuisable de motifs et de thèmes : les poètes des XIVe et XVe siècles,
de même que ceux de la Renaissance en feront encore l’éloge.
Žakelj, Špela. « Le Roman de la Rose : la bibliothèque du savoir médiéval », Interdisciplinarités /
Penser la bibliothèque, Postures, 2011, p. 155 à 170.
156
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
et de l’imaginaire médiéval. Cette abondante bibliothèque est parsemée d’innombrables allégories et autres allusions à double sens qui ont
pour effet de rendre très difficile une lecture littérale de l’œuvre.
Le Roman de la Rose est écrit par deux auteurs. La première partie,
composée vers 1230 par Guillaume de Lorris, est « l’un des exemples
les plus accomplis de la tradition dite “ courtoise ” » (Strubel, 1992, p. 6).
Après la mort de Guillaume 3, le travail est repris, entre 1269 et 1278,
par Jean de Meun, qui en fait un traité philosophico-critique. Malgré
la cohérence narrative du Roman, « il s’agit en fait de deux œuvres bien
différentes par l’idéologie et l’esthétique » (Strubel, 1989, p. 199), chacune comprenant divers thèmes et procédés poétiques attribuables aux
différentes références littéraires des deux auteurs. L’écriture et l’intention
de la deuxième partie, considérablement plus longue, diffèrent radicalement de la première. L’auteur de la première partie, le noble lettré, reste
vis-à-vis de son œuvre uniquement écrivain. Pour sa part, son successeur, clerc érudit, est autant lecteur qu’écrivain : il s’inscrit tout autant
comme continuateur que critique de la première partie du Roman.
Dans les 4000 vers de Guillaume de Lorris, domine une esthétique
de la contemplation et de l’émerveillement, doublée d’une perfection
formelle. Les règles de la fin’amor sont intégrées à une trame narrative
qui adopte la forme allégorique. La cohérence de cet ensemble est due
« à la maitrise de l’amplification métaphorique, à la capacité d’assimilation et de transformation de matériaux et de procédés divers, issus de
registres romanesque et lyrique » (Strubel, 2002, p. 139). Par contre, la
seconde partie, composée de plus de 17 000 vers, est d’un style et d’une
finalité fort différents : le discours est majoritairement philosophicocritique et s’éloigne la plupart du temps de la forme allégorique. La
quarantaine d’années qui séparent l’écriture des deux parties montre
surtout l’abime qui existe entre deux considérations opposées de la
poésie française, rattachées à deux époques différentes : l’une penchée
vers la nostalgie d’un passé glorifié, l’autre vers une ère nouvelle, celle
d’un humanisme renaissant.
Dans le Roman de Jean de Meun, l’introduction des références philosophiques permet à l’auteur de mener une réflexion critique, voire
ironique. En effet, la pensée de Jean ne s’accorde pas avec celle de
Guillaume, le premier s’opposant aux idées exposées par le second.
L’ironie de Jean de Meun se mêle à l’expression allégorique pour parvenir à une construction nouvelle : l’allégorie ironique 4. Ce procédé
3 La mort de Guillaume de Lorris est mentionnée dans la deuxième partie du Roman, vv. 10591-3
(Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Roman de la Rose, 1992, p. 566).
4 Terme introduit par Strubel (1989).
repose sur les possibilités du double sens (autorisé par l’allégorie), qui
sont exploitées dans un but polémique.
Le répertoire des œuvres compris dans la « bibliothèque » du Roman
diffère radicalement d’une partie à l’autre 5, chacune détenant un style
et un fondement idéologique propres. C’est pour cette raison qu’il est
possible de constater que le Roman se construit selon l’image d’une
bibliothèque à deux étages : le premier étage (la première partie)
représente une construction allégorique bâtie sur plusieurs références
à l’art d’aimer, tandis que le second étage (la deuxième partie) devient
une forteresse du savoir philosophique et, en même temps, le miroir
déformant de la première partie.
Dans cet article, nous proposons donc de nous attarder à cette image
de la bibliothèque à deux étages. D’abord, nous allons expliquer sa
structure allégorique : il est question d’analyser le fondement structurel
de cet édifice. Ensuite, nous allons exposer le répertoire des œuvres
qui composent les deux étages bien différents de la bibliothèque du
Roman. Finalement, il sera possible de comparer les idées principales
tirées de ce répertoire afin de voir pourquoi la deuxième partie du
Roman se situe à la fois en opposition et en continuité de la première
partie.
L’allégorisation comme fondement
de la bibliothèque du Roman
L’écriture allégorique médiévale se caractérise généralement par la
rhétorique du double sens 6 en développant « une analogie première
par une série d’images étroitement subordonnées, liées par une métonymie permanente » (Strubel, 1992, p. 11). Ainsi, dans le Roman, le récit
allégorique à caractère symbolique 7 présente un enchainement d’actes
mettant en scène des personnages divers dont les attributs, le costume,
les gestes et les faits ont valeur de signes. Les personnifications des
abstractions se meuvent dans un lieu et dans un temps également symboliques 8. L’essence de la narration allégorique se donne ainsi comme
5 Bien qu’il y ait quelques références communes dans les deux parties du Roman (par exemple, celle
d’Ovide), chaque auteur les interprète à sa manière et les adapte à ses idées et ses fins.
6 Cette notion est empruntée aux auctores du XIIe siècle, notamment à Macrobe, Prudence et Martianus Capella, par les philosophes de l’École de Chartres, dont Bernard Silvestre et Alain de Lille.
Ces derniers ont surtout contribué à la « laïcisation » de l’allégorie : « l’affabulation se détache de
l’idée du salut, essentielle chez Prudence, et se tourne vers la représentation d’entités abstraites »
(Strubel, 2002, p. 115).
7 Il faut remarquer que la distinction romantique entre allégorie et symbole n’est pas acceptable
pour le Moyen Âge. Malgré la thématique profane, la construction allégorique du Roman dérive
effectivement des règles de l’exégèse biblique.
8 Le lieu et le temps concrets du Roman renvoient à un lieu et un temps abstraits (âme humaine,
initiation à l’amour).
157
Le Roman de la Rose : la bibliothèque du savoir médiéval
158
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
« un système de relations entre deux mondes » (Morier, 1975, p. 65) où
la signification immédiate et littérale du texte — les personnages mis en
scène — renvoie à une signification abstraite et générale — la personnification, par les personnages des vices ou des vertus 9.
L’essentiel de toute œuvre allégorique médiévale réside dans son
aspect prémonitoire : en tant que narration qui se prête à l’exégèse,
elle se présente comme la préfiguration d’évènements ultérieurs. Le
cadre du Roman de la Rose se présente de la sorte comme un songe
qui consiste en « la préfiguration des heurs et des malheurs à venir,
car bien des gens rêvent la nuit, de façon détournée, toutes sortes de
choses que l’on voit par la suite ouvertement » (Guillaume de Lorris
et Jean de Meun, 1992, p. 43) 10. Strubel explique que « covertement/
apertement [de façon détournée/ouvertement] est une métaphore traditionnelle de l’opposition entre le sens caché et l’interprétation dans
les textes allégoriques » (1992, p. 43). L’allégorie médiévale est donc
aussi réécriture et réinterprétation des formules poétiques antérieures
qui appartiennent à trois courants littéraires : le roman, le lyrisme et
l’exégèse. Aussi, en plus de constituer, par sa structure singulière, une
bibliothèque à deux étages, le Roman peut être considéré comme une
bibliothèque d’œuvres anciennes.
La bibliothèque à deux étages :
deux répertoires d’œuvres différents
Dans le récit de Guillaume de Lorris, cette bibliothèque repose sur
un code d’amour courtois, un art d’aimer prenant modèle à la fois
sur l’Ars amatoria et les Métamorphoses d’Ovide 11, sur la pédagogie du
comportement amoureux exprimée dans De Arte honeste amandi 12 par
André le Chapelain, sur le modèle de la poétique troubadouresque
(qui favorise le « je » du poète) et sur les schémas romanesques en
vigueur à la fin du XII e et au début du XIII e siècle (qui confèrent une
9 Les personnages à l’aspect malveillant sont les personnifications des vices, par exemple Avarice,
Envie, Papelardie (hypocrisie religieuse). Ils s’opposent aux personnages à l’aspect bienveillant qui
sont les personnifications des vertus, par exemple Largesse, Franchise, Courtoisie.
10 La traduction du Roman en français moderne est en prose (édition et traduction de Strubel, 1992),
tandis que le texte original est en vers : « Que songe sont senefiance / Des biens au genz et des anuiz, /
Que li pulsor songent de nuiz / Maintes choses covertement / Que l’en voit plus apertement » (p. 42).
Cette citation laisse à penser que Guillaume de Lorris a sans doute connu l’œuvre de Macrobe, auteur
d’un commentaire de Somnium Scipionis (ouvrage où l’allégorie sert à interpréter le songe).
11 L’Ars Amatoria, traité d’Ovide sur l’art d’aimer, est d’une inspiration différente : ses conseils sur
l’amour sont plutôt ironiques, mais Guillaume les a pris à la lettre sans tenir compte de l’intention
ironique de l’auteur. La présence des Métamorphoses dans la première partie du Roman de la Rose est
sporadique : l’évocation d’Envie à la p. 56 reprend celle d’Ovide. Chez Jean de Meun, les citations
d’Ovide sont encore plus nombreuses, mais comme Jean saisit les nuances de l’ironie ovidienne
beaucoup mieux que son prédécesseur, elles évoluent vers une perspective nouvelle.
12 Traité composé pour la comtesse Marie de Champagne, protectrice de Chrétien de Troyes, qui
donne une définition théorique de l’amour et tente d’en codifier les différentes figures.
place importante au voyage initiatique) et, finalement, sur la littérature
allégorique, alors nouvelle 13. S’ajoute à ces sources la poésie goliardique 14, notamment le poème Carmen de rosa, qui « détourne la citation
biblique ou liturgique ou l’éloge marial au profit d’une érotique toute
profane » (Payen, 1984, p. 107).
En comparaison, l’œuvre de Jean de Meun, véritable somme des
connaissances de l’époque, se révèle une anthologie de citations : les
digressions qui comportent des citations véhiculent diverses idées
morales, sociales, politiques et philosophiques appartenant aux poètes
et philosophes antiques et médiévaux. Parmi les auteurs latins cités,
nommons Boèce (avec son De consolatione philosophiae), Ovide (à la
fois avec l’Art d’aimer et les Métamorphoses), Cicéron, Virgile, Sénèque,
Horace, Lucain et Tite Live. Le répertoire des auteurs grecs est, quant
à lui, plus ou moins limité à Aristote, Platon et Homère. Soulignons
que Jean de Meun reprend ou paraphrase plusieurs passages d’Alain
de Lille, l’un des représentants les plus connus de l’École de Chartres,
qui lui sert constamment de modèle idéologique.
Jean de Meun a trouvé dans la première partie du Roman un cadre
convenable pour montrer et appuyer son savoir et exposer ses idées,
qu’il pose le plus souvent dans la bouche de Raison. Avec son attitude de raisonneur, il prive le texte des sources lyriques, en cultivant le
sens au détriment de la passion. Le jeu poétique devient donc une ruse
pour instruire le public au lieu de rester, comme le prescrit l’imaginaire
romanesque, une expérience merveilleuse conduisant à un monde
magique. En parallèle de ces changements thématiques et stylistiques,
la continuation du Roman de la Rose recourt aux méthodes de la disputatio, le récit proprement dit étant relégué au second plan. Traducteur
et interprète d’Aristote et de Platon, de Boèce, de Végèce, d’Abélard, de Guillaume de Saint Amour et d’Alain de Lille, Jean de Meun
reprend leur style et leur pensée ; ce faisant, il ajoute à la narration une
dimension intellectuelle nouvelle et aborde des problèmes politiques
et sociaux de son époque. Ainsi, utilisant au maximum le procédé de
l’amplificatio, l’auteur greffe sur la narration d’amples discours adressés
au protagoniste qui sont à prendre stricto sensu : il soustrait de la sorte le
texte à l’allégorisation proprement dite. Par-delà la construction allégorique, le poème de Jean de Meun est un montage idéologique mêlé à la
13 L’allégorisation comme fondement de l’exégèse biblique est d’abord réservée au seul domaine de
la théologie. Les analogies entre les idées abstraites (le général) et le monde quotidien (le vécu)
ne sont transmises dans la littérature profane en langue vernaculaire qu’à partir du XIIIe siècle. La
forme allégorique est donc, au début du XIIIe siècle, encore un procédé nouveau dans la littérature.
14 Chansons de clercs écoliers vagabonds, de thématique profane, le plus souvent composées
en rimes dissyllabiques. L’œuvre la plus connue de la poésie goliardique, la Carmina burana
(après 1230), réunit les chansons de 250 auteurs inconnus dont le plus prolifique est un poète qui
écrit sous le pseudonyme d’Archipoeta.
159
Le Roman de la Rose : la bibliothèque du savoir médiéval
160
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
satire, à l’ironie subtile et à une raillerie ouverte. Néanmoins, l’ironie de
Jean de Meun n’est jamais destructrice : « elle se mêle de sympathie pour
les errements du jeune homme, à qui elle finit par donner un regard plus
lucide et plus complet sur les choses de l’amour » (Strubel, 1992, p. 34).
La tradition courtoise dans la bibliothèque
de Guillaume de Lorris
La première partie du Roman de la Rose construit une bibliothèque
de l’allégorisme érotique issu de la tradition courtoise. Cet allégorisme
englobe alors toute une bibliothèque d’œuvres préexistantes dont les
éléments sont « recomposés selon un projet nouveau, et trouvent ainsi
une nouvelle profondeur de champ, la senefiance » (Strubel, 2002, p. 139).
Le récit s’ouvre sur la « reverdie », topos représentatif de la poésie
troubadouresque 15. Avant d’amorcer son itinéraire initiatique à travers
le paysage allégorique 16, l’auteur, qui est à la fois le protagoniste (récit
à la première personne), définit ainsi le cadre spatiotemporel du récit
onirique. Le thème principal du Roman, issu de la théorie de l’art d’aimer, est l’initiation amoureuse qui prend place dans le verger entouré
d’une muraille 17. Un système d’oppositions nettes s’établit entre les
figures peintes sur la muraille du verger (Avarice, Pauvreté, Vieillesse,
etc.), qui n’ont pas accès à la vie courtoise, et les habitants du verger
(Largesse, Richesse, Jeunesse, etc.), personnifications des valeurs courtoises, qui procèdent du grand chant courtois.
L’allégorie la plus riche en connotations érotiques dans le texte de
Guillaume est probablement la Fontaine de Narcisse, le miroir qualifié
de périlleux 18 qui capte le reflet du bouton de rose, objet de désir du
15 « Li oissel qui se sont teü / Tant qu’il ont le froid eü / Et lou tens d’yver et frerin, / Sont en may pour
le tens serin / Si lié qu’il mostrent en chantant / Qu’an lor cuers a de joie tant, / Qu’il lor estuet chanter par force ». Traduction en français moderne : « Les oiseaux qui se sont tus aussi longtemps qu’ils
ont subi le froid et le mauvais temps d’hiver, sont en mai, avec le temps serein, si contents qu’ils
manifestent par leur chant toute la joie qui remplit leur cœur et les force à chanter » (Guillaume de
Lorris et Jean de Meun, Roman de la Rose, 1992, pp. 44-45). À comparer par exemple avec la chanson
Li nouveaus tems et mais et violette de Chatelain de Coucy où il y a le même topos introductif.
16 Il s’agit de l’initiation à l’amour. Le paysage concret du Roman (le verger) est en effet l’allégorisation de l’âme humaine à l’état amoureux.
17 Ce jardin, dont le propriétaire est Deduit (la personnification du loisir), est locus amoenus par excellence
ou, en d’autres termes, lieu de la prédilection de la rencontre amoureuse dans la tradition courtoise.
18 Les mêmes motifs, dont Guillaume a pu s’inspirer, apparaissent déjà dans la tradition romanesque
et poétique du XIIe siècle. Dans le roman arthurien, la fontaine située sous le pin renvoie aux représentations du Paradis. L’exemple le plus connu est la fontaine de Brocéliande dans le Chevalier au
lion de Chrétien de Troyes (XIIe siècle). Le pin « est à la fois un symbole de pérennité et de mort [...]
Les occurrences de l’archétype pin/fontaine impliquent presque toujours l’union de l’amour et de
la mort » (Strubel, 1992, p. 111). Le péril du miroir que représentent les yeux de la dame aimée est
chanté par le troubadour Bernard de Ventadour (XIIe siècle), dans la Canso 31. Sa poésie avait été
traduite en langue d’oïl, et les deux premières strophes figurent dans le roman Guillaume de Dole de
Jean Renart du début du XIIIe siècle. Payen (1984, p. 110) rappelle que le vrai titre de ce roman est
précisément le Roman de la Rose ; son influence sur l’œuvre de Guillaume de Lorris n’est toutefois
pas prouvée.
protagoniste. La Fontaine de Narcisse, cet espace mystérieux où nait
le désir, « serait ainsi le lieu où l’amant-trouvère choisit son destin, son
itinéraire » (Baumgartner, 1984, p. 49) 19. Introduisant la thématique
de l’itinéraire, l’auteur fait passer la narration de la forme lyrique à la
forme romanesque 20. Or, la quête s’organise par le biais de l’imaginaire et de l’idéologie de la fin’amor, telle qu’elle se présente dans la
poésie troubadouresque et dans les traités sur l’amour. Les règles de
la fin’amor sont expliquées par le dieu Amour auquel s’oppose le personnage de Raison ; ce dernier, qui emprunte le principe de l’altercatio
(débat entre les notions) 21, cherche à persuader le poète-amant d’abandonner son entreprise. Gravitent désormais autour du héros les acteurs
qui sont les personnifications et les concrétisations de sentiments, de
valeurs ou de défauts qui émanent dans la plupart des cas de l’image
même de la rose 22. Un seul baiser est volé à la rose, grâce aux conseils
pratiques d’Ami et à l’incitation de Vénus, l’incarnation de la sexualité
féminine. Cependant, à ce moment, la rose se trouve enfermée dans un
château construit par les personnifications malveillantes qui en interdisent l’accès au protagoniste. Comme à ce point le récit de Guillaume
reste inachevé, il est possible de le nommer « le seul rêve allégorique
sans réveil » (Strubel, 1992, p. 15).
À travers la structure de l’action prenant modèle sur les éléments
typiques du roman arthurien, les rencontres, les arrêts et les lieux archétypaux 23 s’esquisse la quête initiatique du héros solitaire. Les portraits
des personnages du verger rappellent à leur tour la codification des éléments rhétoriques dans le roman 24. Néanmoins, la combinaison des éléments familiers au registre romanesque — l’amour, l’aventure et le merveilleux — suit une logique différente, inhérente plutôt aux dimensions
de la tradition lyrique. Guillaume de Lorris a probablement trouvé les
19 Baumgartner compare la fontaine de Narcisse au Siège qui attend l’élu dans les romans du Graal
(1984, p. 49).
20 Jusqu’à la scène avec la Fontaine de Narcisse, l’auteur imite l’écriture « circulaire » (avec les descriptions du paysage, les répétitions, etc.), propre à la poésie lyrique. Introduisant la thématique de
la quête, omniprésente dans le roman arthurien, il passe au dynamisme « vectoriel » (description
des évènements multiples) de la narration, propre au roman.
21 À noter que le débat du cœur et de la raison au moment de l’éveil à l’amour fait partie de la tradition romanesque dans la littérature médiévale.
22 Doux regard, Bel Accueil, Franchise et Pitié contre Danger, Malebouche, Honte, Peur et Jalousie,
qui commanderont chez Jean de Meun une véritable armée, justifient l’antagonisme entre des
données contradictoires. L’opposition la plus caractéristique entre Bel Accueil et Danger repose
sur l’antithèse qui définit l’essence même de l’amour, l’union de la bienveillance et de la méfiance,
du désir et de la crainte, de l’intérêt et de la résistance.
23 Par exemple, avant d’entrer dans le verger de Deduit, Amant longe une rivière – lieu de passage
dans l’Autre Monde dans le roman arthurien.
24 La description est descendante (cheveux, front, yeux, nez, bouche, vêtement – comparés avec des
matières précieuses), les expressions superlatives tendent vers la perfection esthétique. Le portrait
physique est généralement suivi par une esquisse du portrait moral où l’on passe du statique au
dynamique. Le portrait d’Oiseuse, qui rappelle les descriptions de la beauté féminine chez Chrétien de Troyes, fait figure de prototype pour tous les personnages du verger. Voir aussi J. Batany
(1984, p. 10).
161
Le Roman de la Rose : la bibliothèque du savoir médiéval
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
métaphores, le vocabulaire amoureux et les significations de ses personnifications chez Thibaut de Champagne, Blondel de Nesle et Châtelain
de Coucy, trouvères qui ont poursuivi la tradition des troubadours, bien
que l’influence directe de la poésie occitane ne soit pas exclue 25.
Dans l’œuvre de Guillaume, « l’allégorie, pour la première fois,
exprime non les mouvements de l’âme en général, mais la subjectivité
propre du narrateur » (Zink, 1985, p. 161). Pour parler de « l’allégorie psychologique, la mieux représentée dans la première partie du Roman de la
Rose » (MacQueen, 1978, p. 64), il faut donc prendre en considération le
changement fondamental dans le domaine de la psychomachie 26, qui ne
consiste plus, comme chez les auteurs latins, en la seule action du combat,
mais porte l’attention sur l’objectif du combat, qui est, dans la littérature
allégorique médiévale en général, le salut de l’âme. Ainsi, le thème de la
quête dans le roman médiéval s’assimile à l’aventure intérieure qui mène
à la découverte de soi-même. Par ailleurs, la psychomachie est transformée en expérience individuelle qui restera une tendance dominante
jusqu’à la fin du Moyen Âge et surtout dans les époques suivantes 27.
La première partie du Roman de la Rose est donc « un véritable carrefour : point d’aboutissement de multiples courants (lyrisme, roman,
exégèse) » (Strubel, 2002, p. 139) du XIIIe siècle. Toutefois, le cadre du
songe, la thématique de l’itinéraire et l’évocation de la vie intérieure
dans une œuvre narrative en vers ne sont pas l’invention de Guillaume
de Lorris. Son apport original consiste d’abord en la réécriture et la
réutilisation à d’autres fins des schémas déjà constitués. Ce qui est une
nouveauté, c’est le principe même de la création en tant que combinaison des modèles et des matériaux. Plus précisément, l’originalité
de Guillaume de Lorris consiste dans l’insertion des motifs-clés de
la lyrique courtoise dans le flux narratif et dans la transposition des
procédés allégoriques dans le registre romanesque 28. L’écriture allégorique dans le Roman de la Rose, tout en permettant à l’auteur d’échapper
au pur didactisme formel, attribue ainsi une dimension nouvelle aux
25 La place privilégiée donnée au regard, le motif du baiser volé et la notion de l’amor de loing par
laquelle passe la fin’amor sont les éléments archétypaux de la poésie occitane dont les traductions
en langue d’oïl étaient nombreuses au temps de Guillaume de Lorris.
26 Le combat des valeurs, le plus souvent le combat des vices et des vertus pour l’âme humaine.
27 La tendance à la généralisation est respectée dans la littérature médiévale jusqu’au XIIIe siècle où,
selon Zink (1985, pp. 27-74) la mise du particulier, de l’individuel voire du subjectif commence à
évincer les schémas littéraires préalablement construits.
28 En ce qui concerne la jonction de l’allégorie et du roman, Hicks problématise la notion de roman
dans l’œuvre allégorique. L’essentiel du récit romanesque reposant, au moins dans sa définition
médiévale, sur l’individualisation, il constitue un « processus fatal pour l’allégorie » (Hicks, 1999,
p. 75). À partir du XIIe siècle, le roman est défini comme le récit en vers ou en prose, racontant
les aventures (au sens de « ce qui advient ») de héros imaginaires ; la littérature allégorique évitait jusqu’alors l’individualisation. Toutefois, le principe généralisant s’approche, au cours du XIIIe
siècle, du principe individualisant : il est alors possible de parler de la subjectivité littéraire qui
définit le texte comme « le produit d’une conscience particulière » (Zink, 1985, p. 8). Cela permet
donc l’individualisation dans la littérature allégorique.
formes littéraires empruntées au répertoire de la poésie lyrique et au
cadre de la narration romanesque.
La bibliothèque de la critique
et du savoir de Jean de Meun
Étage « somptueux » de cette vaste bibliothèque médiévale, parce
que puisant dans un bassin des références littéraires et philosophiques
beaucoup plus vaste que la première partie, la continuation du Roman
conserve le cadre allégorique du schéma général proposé par Guillaume
et aboutit sur une fin prévisible : Amour rassemble son armée et
conquiert le château de Jalousie. Finalement, la Rose est cueillie 29.
Cependant, le texte de Jean de Meun est, comme nous l’avons déjà
mentionné, un poème philosophico-scientifique. Disciple de Raison,
il prend pour modèle Socrate 30, ironiste par excellence de l’Antiquité.
Or, sa critique est explicite, parce qu’il satirise les idées de Guillaume
en s’y opposant ouvertement, orientant la narration contre deux cibles
omniprésentes dans le courant de la littérature morale et satirique du
e
XIII siècle, les femmes et les moines 31. La satire et l’ironie sont exposées
dans les digressions multiples, issues de la narration primaire.
La critique des moines mendiants est donnée par le personnage
de Faux Semblant, personnification de l’hypocrisie, qui figure déjà
dans la première partie de l’œuvre, où il est nommé Papelardie. Faux
Semblant parle comme un moine mendiant tout en révélant sa nature
hypocrite : « Mais moi, revêtu de ma simple robe, trompant les trompés
et les trompeurs, je vole les volés et les voleurs » (Guillaume de Lorris
et Jean de Meun, 1992, p. 621) 32. La teneur de son propos est complètement en opposition avec l’ensemble du texte : « à aucun moment, il
n’est récupérable au sein d’un “ art d’aimer ”, car sa visée est purement
pamphlétaire, politique et d’actualité » (Strubel, 2005, p. 384). Par là,
le rôle important attribué à Faux Semblant dans la deuxième partie du
Roman dévoile l’éloignement ironique de la première partie de l’œuvre
et par-là une construction nouvelle du second étage de la bibliothèque.
La critique la plus ardente de Jean de Meun est orientée contre les
femmes. À la différence de la première partie où la femme est à la
29 L’intention de la métaphore initiale du Roman, la cueillette de la rose, y est remplacée par d’autres
métaphores (dont celle de la consommation) qui s’éloignent de la résolution de Guillaume.
30 Raison se déclare l’amie de Socrate dont il faut suivre l’exemple (Guillaume de Lorris et Jean de
Meun, 1992, p. 384).
31 Un aperçu des sujets le plus souvent satirisés dans la littérature française du XIIIe siècle est donné
par Serper (1969) qui démontre que l’hypocrisie des moines mendiants et l’infidélité féminine
provoquent le plus souvent l’écriture satirique.
32 Extrait original : « Je qui vest ma simple robe, / Lobanz lobez et lobeours, / Robe robez et robeours »
(Guillaume de Lorris et Jean de Meun, 1992, p. 620).
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Le Roman de la Rose : la bibliothèque du savoir médiéval
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
fois l’inspiratrice et la destinataire du récit 33, Jean de Meun s’adresse à
des hommes, comme l’ont fait avant lui Ovide et André le Chapelain
dans leurs traités sur l’art d’aimer. Dénonçant le désir amoureux et
prônant le modèle de la sagesse antique, il exprime dès le début le
mépris des choses fortuites, dont l’amour pour la femme, et s’oppose
à l’insouciance de la jeunesse, l’antipode de la sagesse. Il réintroduit
le personnage de Raison qui, lors de sa discussion avec Amant, propose une autre variante du rapport entre l’amour et la sagesse : il le
réoriente vers deux formes d’amour contradictoires, l’amour de Dieu
(caritas) et l’amour charnel (cupiditas), souvent associé au désir sexuel.
Ironiquement, l’amour courtois, loué dans la première partie du Roman,
devient l’amour pécheur. Soulignons que cette conception basée sur
l’oxymore est reprise d’Alain de Lille 34 : « L’amour c’est une paix haineuse, l’amour c’est une haine amoureuse […] c’est la raison pleine de
folie, c’est la folie raisonnable » (Guillaume de Lorris et Jean de Meun,
1992, p. 257) 35. La souffrance amoureuse est comparée à l’enfer : « les
larmes et la chaleur sont les expressions de la passion amoureuse aussi
bien que du supplice. Amour est un diable » (Rossman, 1975, p. 133).
Si la deuxième partie du Roman de la Rose peut être considérée
comme un traité contre l’amour courtois, voire une « anthologie de
la misogynie » (Strubel, 1992, p. 27), c’est qu’elle s’oppose à la glorification de la femme aimée et à l’idéalisation du sentiment amoureux,
définies dans la poésie courtoise et défendues dans la première partie
du Roman. Jean de Meun sous-entend par l’amour la charité, du moins
l’amour désintéressé, l’amour du prochain. Selon lui, l’amour idéal pour
la femme n’est pas possible ; il n’y a que le désir charnel, l’aspiration des
hommes à perpétuer leur espèce. Lorsqu’il donne la parole à Ami et à la
Vieille, il réinterprète et actualise l’Ars amatoria ovidien dans une perspective nouvelle. Les conseils de Vieille adressés à Bel Accueil doublent
en effet ceux d’Ami à l’Amant : « Il ment, Amour, le fils de Vénus, et làdessus personne ne doit le croire : celui qui le croira, il le payera cher »
(Guillaume de Lorris et Jean de Meun, 1992, p. 695) 36. L’oppression des
femmes par les hommes est illustrée par l’exemple du mari jaloux. Ce
dernier substitue l’instinct sexuel à tout idéalisme amoureux, traitant
le monde féminin d’une manière ouvertement misogyne : « Vous êtes
33 Guillaume de Lorris l’explicite : « La matiére est bone et nueve : / Or doint dieus qu’an gre le
reçoive / Cele pour cui je l’ai empris ». Traduction en français moderne : « Le sujet est bon et neuf.
Puisse Dieu accorder qu’il soit bien accueilli par celle pour qui je l’ai entrepris ! » (Guillaume de
Lorris et Jean de Meun, 1992, pp. 44-45).
34 La définition paradoxale de l’amour se trouve dans son ouvrage De Planctu Naturae, alors que
Raison, l’incarnation de la Philosophia, est un personnage-clef dans son Anticlaudianus.
35 Extrait original : « Amours ce est pais hayneuse, / Amours est haine amoreuse […] C’est raisons
toute forsenable, / C’est forsenerie raisnable » (Guillaume de Lorris et Jean de Meun, 1992, p. 256).
36 Extrait original : « Ci ment amours li filz Venus, / De ce ne le doit croire nus : / Qui le croit, il le
comparra » (Guillaume de Lorris et Jean de Meun, 1992, p. 694).
toutes, vous serez ou vous fûtes, en acte et en intention, des putes ! »
(Guillaume de Lorris et Jean de Meun, 1992, p. 496) 37.
Le discours de Nature, la plus longue digression de la deuxième partie du Roman et la plus opposée aux idées exposées dans la première,
présente une vaste revue des sujets les plus divers, dont l’astronomie, la
cosmogonie, les lois de l’optique, le libre arbitre, les vices de l’humanité,
etc. Avec ce personnage, Jean de Meun « substitue aux codes, litotes et
euphémismes caractéristiques de l’esprit courtois, une provocante […]
glorification du désir physique, de l’instinct et de la nature » (Strubel,
1992, p. 7). Il « échappe de l’impasse du pur désir en reconnaissant sa
fonction naturelle, non courtoise » (Poirion, 1999, p. 25). L’initiation
amoureuse se retirant au profit de l’apprentissage philosophique et
moral, il s’agit ici d’une quête du savoir plutôt que d’une quête de la
rose ou de l’amour. Amant, le héros du Roman, doit devenir Penseur :
il évolue au sein d’un univers géré par Nature, où les disciplines — histoire, science, religion — se confondent, pour y trouver sa liberté, sa
vérité, son sens. Jean de Meun démystifie d’une manière tantôt satirique, tantôt ironique le monde anachronique et ritualisé proposé dans
la première partie de l’œuvre 38. À la fin, le rêveur ne se réveille pas
seulement du rêve de la rose, mais aussi « du rêve d’une relation, qui
s’appelle l’allégorie » (Whitman, 1996 p. 269).
Une bibliothèque qui marque
la continuité de la pensée médiévale
L’allégorisation, qui, au XIIIe siècle, apparait pour la première fois dans
la littérature médiévale profane en langue vernaculaire, constitue la structure textuelle du Roman de la Rose. Elle se joint, dans la première partie de
cette œuvre, à l’idéologie de la poésie et du roman courtois. La littérature
courtoise compose, avec son fondement idéologique, la bibliothèque de
Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du Roman.
Cette première partie restant inachevée, son continuateur, Jean de
Meun, construit en ce sens le deuxième étage de la bibliothèque du
Roman. La bibliothèque de Jean est composée d’un répertoire d’œuvres
plutôt critiques et philosophiques. Ainsi, le deuxième étage diffère du
37 Extrait original : « Toutes estes, serez ou fustes / De fait ou de voulenté, pustes ! » (Guillaume de
Lorris et Jean de Meun, 1992, p. 496).
38 Guillaume met en scène le jardin clos de Deduit où se trouve la Fontaine de Narcisse, ce que Jean
remplace par un autre espace, le parc de l’Agneau, situé dans le pré du Bon Pasteur et arrosé par la
Fontaine de Vie. En outre, la forme carrée du jardin de Deduit est remplacée par la forme circulaire
du parc de l’Agneau. Il y a d’autres motifs importants qui changent d’une partie à l’autre : l’olivier
de la première partie est remplacé par le pin, l’escarboucle par le clair cristal. À Narcisse, amoureux
de sa propre image, est substitué Pygmalion, l’artiste capable, à force de désir et à l’aide de Vénus,
d’animer la matière inerte et de retrouver « l’âge d’or » de la plénitude dont le mythe traverse d’un
bout à l’autre le travail de Jean de Meun, redonnant sens à l’histoire et à l’évolution de l’humanité.
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Le Roman de la Rose : la bibliothèque du savoir médiéval
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
premier tantôt par la quantité des œuvres anciennes qu’il contient, tantôt
par l’idéologie qui sous-tend celles-ci. Les idées de Jean apportent à la narration un point de vue nouveau sur les principales idées (telle la conception de l’amour courtois) exposées dans la première partie du Roman.
Introduisant l’ironie dans un texte allégorique, Jean de Meun
construit une bibliothèque différente de la première. Toutefois, si l’étage
somptueux composé par Jean éclipse celui construit par Guillaume,
il ne le détruit pas. Jean s’affranchit du contenu de la bibliothèque de
Guillaume, mais en conserve la forme. L’allégorie permet ainsi d’éviter
la destruction. De fait, la deuxième partie de l’œuvre, tout en détournant
progressivement le procédé allégorique de la généralisation vers l’individualisation, respecte le cadre de la narration onirique. En outre, le
deuxième Roman suit la continuité temporelle de la pensée médiévale,
qui se dirige naturellement vers une ère nouvelle, la Renaissance. Aussi
n’y a-t-il pas rupture : la seconde partie du Roman de la Rose adopte une
posture collaborative vis-à-vis de la première, quoique cette alliance
n’aille pas sans accrocs.
Bibliographie
BATANY, Jean. 1984. « Miniature, allégorie, idéologie : Oiseuse et
la mystique monacale récupérée par la classe de loisir ». Études sur le
Roman de la Rose. J. Dufournet (éd.). Paris : Champion, pp. 7-36.
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Champion, pp. 37-52.
DE LORRIS, Guillaume et Jean DE MEUN.1992. Le Roman de la
Rose. A. Strubel (éd.). Paris : Livre de Poche, 1150 p.
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Impossible Romance ». Yale French Studies. No 95, p. 65-80.
MACQUEEN, John. Allegory. London : Meuthen & Co., 82 p.
MORIER, Henri. 1975. Dictionnaire de Poétique et de Rhétorique. Paris :
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PAUPHILET, Albert. 1979. Poètes et romanciers du Moyen Âge. Paris :
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1305 p.
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Études sur le Roman de la Rose. J. Dufournet (éd.). Paris, Champion,
1984, pp. 103-144.
POIRION, Daniel. 1999. « Mask and Allegorical Personification ».
Yale French Studies. No 95, p. 13-32.
ROSSMAN, Vladimir R. 1975. Perspectives of Irony in Medieval French
Literature. La Haye : Mouton, 198 p.
STRUBEL, Armand. 1989. La Rose, Renart et le Graal. La littérature
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_______. 1992. « Introduction ». Guillaume de Lorris et Jean de Meun.
Le Roman de la Rose. A. Strubel (éd.). Paris : Livre de Poche, p. XI-LXVII.
_______. 2002. « Grant senefiance a » : Allégorie et littérature au Moyen Âge.
Paris : Champion, 464 p.
_______. 2005. « Jean de Meun : La digression comme principe d’écriture ». La digression dans la littérature et l’art du Moyen Âge : actes du 29 e
colloque du CUER MA. C. Connochie-Bourgne (éd.). Aix-en-Provence :
Publications de l’Université de Provence, pp. 377-390.
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Le Roman de la Rose : la bibliothèque du savoir médiéval
168
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
WHITMAN, Jon. 1996. « Dislocations : The crisis of allegory in the
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(éd.). Stanford : University Press, pp. 259-279.
ZINK, Michel. 1985. La subjectivité littéraire. Paris : PUF, 267 p.
Marc Ross Gaudreault
À l’intérieur
de la bibliothèque
borgésienne
Nous vous avons bien eu ! Vous êtes tombés
dans le panneau, avouez-le… !
[Une marionnette et son ventriloque]
C
elui qui, posant les yeux sur le titre de la
présente analyse, s’attendra à lire un essai
sur la (célébrissime ?) nouvelle de Jorge
Luis Borges « La Bibliothèque de Babel »
sera déçu. Il ne sera pas question des délires de bibliothèque infinie du génial Argentin aveugle, oppressé par
son propre travail à la Bibliothèque de Buenos Aires,
emploi qu’il détestait. Ni de société dysphorique fondée
sur le mysticisme généré par une bibliothèque totale
d’où n’émerge qu’un non-sens infini, et dont les individus sont tous des bibliothécaires plus ou moins déments.
Ni même de la critique sous-jacente de la religion et du
dogmatisme en lettres que sous-tend le récit. Nada.
Gaudreault, Marc Ross. « À l’intérieur de la bibliothèque borgésienne », Interdisciplinarités /
Penser la bibliothèque, Postures, 2011, p. 171 à 186.
172
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
Paf. Alors là, quelle claque…
C’est peu dire, ce piège, par lequel s’ouvre cet essai, est en lui-même
étonnamment borgésien. Le maître n’aurait pas fait mieux… (Enfin,
peut-être que si, mais bon, soyons fous, permettons-nous de rêver…)
Un titre banal, qu’un lecteur non-averti prendra certainement pour
une introduction (une invitation ?) à parcourir les salles hexagonales de
la bibliothèque infinie précédemment nommée. Et pourtant, l’exergue
qui vient tout de suite après, cet étonnant incipit, anonymement signé,
laisse présager le faux, la fiction, la moquerie intellectuelle, l’invitation
aux jeux de la fiction. Car il faut toujours garder cela en tête, en lisant
Borges. L’Argentin n’est-il pas sinon l’inventeur 1, du moins celui qui
répandit, pour ne pas dire qui popularisa, ce procédé singulier qu’est le
simulacre d’essai littéraire ? À preuve, le lecteur non averti qui, pour la
première fois, parcourt « L’approche d’Almotasim » ou mieux encore
« Examen de l’œuvre d’Herbert Quain », ne peut que se laisser prendre
dans la toile arachnéenne tissée par l’analyse pointue, la critique borgésienne intelligente qui n’est, finalement, que supercherie. Car le génie
borgésien transforme les commentaires critiques, les analyses littéraires
au sens strict, les citations savantes en autant d’éléments fictionnels,
comme le souligne d’ailleurs Mario Vargas Llosa dans le cahier des
éditions de l’Herne consacré au maître argentin :
Ce que ces citations et ces associations ont de scientifique perd de son
importance dans les contes de Borges, elles planent gracieuses, surprenantes, souriantes, dissociées de leur origine (réelle ou inventée) pour
remplir une fonction différente (c’est-à-dire fictive) à l’intérieur du récit.
L’auteur les a transformées en quelque chose d’aussi personnel et original que les anecdotes ou les personnages de ses histoires. (Vargas Llosa,
2004, p. 21.)
Et au lecteur contemporain qui, se croyant bien malin, se réfère à la
couverture du recueil contenant ces deux pseudo-essais, au titre minimaliste de Fictions 2, pour se conforter quant à l’origine fictive de ceuxci, rappelons simplement que lors de leur première publication en
1941, ces pseudo-essais — de même que la fameuse « Bibliothèque de
Babel » — se retrouvaient dans les pages d’un recueil nommé Le jardin
1 Il est important de souligner que Borges, malgré le fait qu’il fut celui qui exploita le mieux (et en
ce sens, popularisa) ce procédé alors nouveau de l’essai fictif, n’en est pas l’inventeur – le titre
revenant à Thomas Carlyle et ce, dès 1833-1834, années de la sérialisation de Sartor Resartus : « En
faisant comme s’il écrivait [dans Sartor Resartus] le compte rendu et le résumé d’un livre inexistant,
Carlyle inventa une forme que Borges [qui, adolescent, admirait cet auteur proto-fasciste et proesclavagiste, avant de le répudier avec vigueur à l’âge adulte] allait développer jusqu’à ses conséquences ultimes : le faux compte-rendu d’une œuvre imaginaire d’un écrivain inexistant. » Emir
Rodriguez Monegal, Jorge Luis Borges. Biographie littéraire, Paris : Gallimard, 1983, p. 156. Ainsi
naissent « L’approche d’Almotasim » (1935), « Pierre Menard, auteur du Quichotte » (1939), « Tlön
Uqbar Orbis Tertius » (1940) et « Examen de l’œuvre d’Herbert Quain » (1941).
2 Jorge Luis Borges, Fictions, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1965, 185 p.
aux sentiers qui bifurquent 3. Il faut conséquemment se mettre dans la
peau de ces premiers lecteurs qui ne pouvaient qu’envisager la possibilité de l’existence de ces faux corpus. Ceux-ci, à n’en pas douter, sont,
comme l’exergue du présent essai le laissait présager, tout comme les
lecteurs de la présente analyse, véritablement tombés dans le panneau 4…
Blablabla. Ça digresse, ça digresse… En
bout de ligne, de quoi ça parle cet essai ?
« L’intérieur » et la « bibliothèque » auxquels fait référence le titre
de notre analyse désignent, ensemble, les organes vitaux de l’être de
la chose-bibliothèque : l’objet-livre. Parce qu’il n’est point de bibliothèque sans livres. Une bibliothèque n’abritant aucun livre ne sera
jamais qu’une étagère.
Certes, le livre, en tant que thème, apparaît, dans l’œuvre borgésienne, comme un véritable leitmotiv ; mais dans Le jardin aux sentiers
qui bifurquent, il est un organe-livre en particulier qui attire l’attention
par son seul titre, qui se réverbère dans le reste du recueil : Le jardin
aux sentiers qui bifurquent, le livre au cœur de l’intrigue de la nouvelle
du même nom et aussi du recueil. Un titre auquel « Examen de l’œuvre
d’Herbert Quain », pseudo-essai précédant immédiatement la nouvelle, fait explicitement référence :
Il n’y a pas d’Européens (raisonnait-il [Herbert Quain]) qui ne soit un écrivain en puissance ou en acte. Il affirmait aussi que des divers bonheurs que
peut procurer la littérature, le plus élevé était l’invention. Puisque tout
le monde n’est pas capable de bonheur, beaucoup de gens devront se
contenter de simulacres. C’est pour ces « écrivains imparfaits », qui sont
légions, que Quain rédigea les huit récits du livre Statements. Chacun
d’eux préfigure ou promet un bon argument volontairement gâché par
l’auteur. L’un d’eux — non le meilleur — insinue deux arguments. Le lecteur, distrait par la vanité, croit les avoir inventés. Du troisième, The rose
of yesterday, je commis l’ingénuité d’extraire Les ruines circulaires, un des
récits du livre Le jardin aux sentiers qui bifurquent. (Borges, « Examen de
l’œuvre d’Herbert Quain », 1965, pp. 88-89.) 5
3 On l’aura deviné, il s’agit de la première partie du recueil Fictions, soit les huit nouvelles regroupées sous l’appellation Le jardin aux sentiers qui bifurquent ; la seconde partie de Fictions correspondant aux neuf nouvelles d’Artifices.
4 D’ailleurs, Emir Rodriguez Monegal, dans son excellente biographie littéraire du maître argentin,
avoue d’emblée s’être fait prendre en lisant, pour la première fois, « L’approche d’Almotasim » : « moi
aussi j’ai cru à l’existence de ce roman, et très consciencieusement j’ai noté dans mes carnets le nom
de cet auteur imaginaire avec les divers renseignements s’y rapportant. » (Monegal, 1983, p. 313).
5 Notons que la mention de la nouvelle « Les ruines circulaires » dans l’« Examen de l’œuvre d’Herbert Quain » comme faisant partie de Statements, un pseudo-livre fictif, une mise en abyme qui
aurait été écrit par l’écrivain tout aussi fictif Herbert Quain, confère à la nouvelle « Les ruines
circulaires » un statut particulier — celui d’une nouvelle qui serait tout entière une mise en abyme.
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À l’intérieur de la bibliothèque borgésienne
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
Pour le lecteur de 1941, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une référence
directe au livre qu’il tient dans ses mains — sorte de mise en abyme autoréférentielle… Et tournant la page, on imagine la surprise de ce même
lecteur de débuter une nouvelle qui s’intitule « Le jardin aux sentiers
qui bifurquent », surprise qui va grandissante lorsque cette même nouvelle tourne autour d’un ouvrage également intitulé… Le jardin aux sentiers qui bifurquent. C’est cette dernière nouvelle, où labyrinthe et temps
sont omniprésents, qui retiendra notre attention.
Mais avant de poursuivre avec l’analyse de la nouvelle à proprement parler, il nous faut, à nouveau, digresser, afin de mieux cerner les
particularités du fantastique borgésien, qu’il convient de qualifier de
« néo-fantastique », et dont l’effet (fantastique) diffère en profondeur de
la production du genre 6.
Une AUTRE digression ? Encore ? ! ? Pfft.
Bon, puisqu’il faut tout expliquer…
Et effet fantastique il y a 7. Pourtant, cela ne va pas de soi — le fantastique, que Roger Caillois, dans Obliques précédé de Images, images…,
définit en le juxtaposant à la présence du surnaturel dans la diégèse
— lequel
apparaît comme une rupture de la cohérence universelle. Le prodige
y devient une agression interdite, menaçante, qui brise la stabilité
d’un monde dont les lois étaient jusqu’alors tenues pour rigoureuses et
immuables. Il est l’Impossible, survenant à l’improviste dans un monde
d’où l’impossible est banni par définition. (Caillois, 1975, pp. 14-15.)
Traditionnellement, cette présence du surnaturel provoque, dans la
logique du récit, une déchirure qui, chez les protagonistes ou dans la
narration en général, entraîne des conséquences insolites, funestes,
étranges, ambigües, et /ou terrifiantes. Mais le néo-fantastique de
Borges a cette particularité : toute trace de surnaturel y est évacuée
pour être remplacée par un insolite provoqué par un jeu intellectuel
6 Il est à noter que le propos de cette digression (les particularités de l’effet fantastique chez Borges)
est une reprise de certains éléments d’un article que nous avons précédemment publié dans la
revue Québec Français. Voir Gaudreault (2010).
7 Au sujet de l’effet fantastique, voir le remarquable ouvrage de Rachel Bouvet, Étranges récits,
étranges lectures. Essai sur l’effet fantastique (2007). L’essentiel de l’argumentaire de Bouvet, éminemment convainquant, s’articule autour de l’indétermination, véritables lacunes d’information qui « ont
pour effet de créer un suspense, de mettre le lecteur en attente d’une explication, d’un complément d’information. Le discours s’organise autour d’un vide, d’un manque » (ibid., p. 19). Ainsi,
« [l]e plaisir de l’indétermination, c’est de se laisser happer par le vide, de ne rien offrir en compensation, de se laisser glisser au bord de l’abîme, juste pour avoir la sensation d’être à la dérive,
d’avoir perdu pour un temps les repères familiers et rassurants du monde quotidien » (ibid., p. 62).
Notons cependant que l’effet fantastique subit des variations d’un lecteur à l’autre : « L’effet fantastique n’est pas quelque chose d’automatique ; certains lecteurs, irrités par tel ou tel aspect du texte
ou bien voulant l’interpréter à tout prix, ne le ressentiront jamais. » (Ibid. p. 2.)
fondé sur l’érudition — notamment la métaphysique — où celle-ci, au
même titre que le surnaturel dans le fantastique plus classique, vient
s’opposer à la réalité intra- ou extradiégétique :
Qu’est-ce d’ailleurs que ce « Fantastique sans Surnaturel » dont il [Borges]
se réclame ? […] Le Surnaturel semble ici être remplacé par des données
qu’on peut s’autoriser à nommer « métaphysique » : le mot fait concurrence à « Fantastique » dans le discours critique qui cerne et enveloppe
l’écrivain argentin. (Fabre, 1992, p. 457.)
L’effet fantastique, s’il est souvent associé à un sentiment de terreur
(notamment depuis Lovecraft), passe néanmoins tout autant par le
jeu sur l’étrange, l’ambiguïté ou le doute — et ce sont sur ces derniers
aspects que table le fantastique borgésien. « Le jeu avec la peur n’intéresse pas Borges » (ibid., p. 468), nous rappelle Jean Fabre dans son très
pertinent Le miroir de sorcière. Essai sur la littérature fantastique. Il ajoute
d’ailleurs que « Borges emploie une paléo-psychologie permettant une
relation avec le fabuleux et un détournement de la métaphysique de
l’ordre du transcendantal vers la sphère de l’esthétique. » (Ibid., p. 470.)
Le but avoué serait alors de créer un effet fantastique par le jeu sur
la vraisemblance ; non pas une reproduction exacte du réel, mais une
volonté de rendre le récit le plus près possible de ce qui pourrait être le réel —
en d’autres termes, lui donner une crédibilité… qui peut très bien n’être
qu’une apparence de crédibilité, tout en étant véritablement fausse,
fictive. Dans ce contexte, le recours à la métaphysique vient embrumer le lecteur de son aura d’autorité, mais le lecteur idéalisé auquel
Borges adresse ses nouvelles ne devrait pas être dupe : il doit être en
mesure de déceler le simulacre, l’apparence qui se donne pour réalité.
Irène Bessière, dans son incontournable Le récit fantastique : la poétique
de l’incertain, abonde dans le même sens : « L’insolite ne correspond
pas, dans ses nouvelles, à la description d’un procès de déréalisation,
mais à la révélation de l’organisation et de la désorganisation des apparences. » (Bessière, 1974, p. 153.) Et c’est ainsi que la métaphysique,
mais aussi la linguistique, la psychanalyse et tout l’éventail analytique
au service de l’essayiste deviennent les éléments constitutifs des fictions
néo-fantastiques de Borges :
elle [l’érudition, immense, de Borges] remplit une fonction exclusivement littéraire qui dénature ce que cette érudition contient de connaissance spécifique, en la remplaçant ou en la subordonnant à la tâche
qu’elle accomplit dans le récit : tantôt décorative, tantôt symbolique.
Ainsi, dans les contes de Borges, la théologie, la philosophie, la linguistique et tout ce qui apparaît comme savoir spécialisé devient littérature,
perd son essence et acquiert le statut de fiction, redevenant partie et
contenu d’une fantaisie littéraire. (Vargas Llosa, 2004, p. 57.)
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À l’intérieur de la bibliothèque borgésienne
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
C’est bien joli ça, mais il n’était pas
question d’une sorte de jardin bizarre… ?
Sans être une mise en abyme en entier comme l’est, nous l’avons
vu, « Les ruines circulaires », « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », dont
le titre, rappelons-le, renvoie à celui du recueil, lequel est mentionné
à la toute fin de l’« Examen de l’œuvre d’Herbert Quain », débute
néanmoins avec l’introduction d’une mise en abyme, puisque le récit
est raconté, ou plutôt est retranscrit, à partir d’une déclaration écrite
et signée par le « docteur Yu Tsun, ancien professeur d’anglais à la
Hochschule de Tsingtao » (Borges, « Le jardin… », 1965, p. 91). Aussi, il
convient de mentionner, au passage, que le fait que « [l]es deux pages
initiales manquent » (ibid., p. 91) ajoute une forme de mystère, d’étrangeté au récit : une lacune qu’il convient d’appeler une indétermination 8.
Que peuvent bien, en effet, contenir ces pages manquantes ? La question ne peut que rester en suspens, fruit de multiples conjectures pour
le lecteur. Le ton est donné : Borges impose déjà la réflexion, principe
premier de son néo-fantastique, à son lecteur, alors que ce dernier,
déjà perdu dans le labyrinthe formel borgésien imposé par les fauxsemblants et les simulacres analytiques de l’« Examen de l’œuvre de
Quain » dont il vient à peine de terminer la lecture, s’apprête à pénétrer dans le labyrinthe narratif du « Jardin aux sentiers qui bifurquent ».
C’est pas trop tôt… Non mais, on s’y perd,
dans cette analyse…
L’admonition des enfants de toujours tourner à gauche pour trouver
la maison du professeur Albert prend des allures de prophétie : « Le
conseil de toujours tourner à gauche me rappela que tel était le procédé commun pour découvrir la cour centrale de certains labyrinthes. »
(Ibid., p. 96.) La suite place le labyrinthe au centre de l’intrigue :
Je m’y entends un peu en fait de labyrinthes : ce n’est pas en vain que
je suis l’arrière-petit-fils de ce Ts’ui Pên, qui fut gouverneur du Yunan et
qui renonça au pouvoir temporel pour écrire un roman qui serait encore
plus populaire que le Hung Lu Meng, et pour construire un labyrinthe
dans lequel tous les hommes se perdraient. Il consacra treize ans à ces
efforts hétérogènes, mais la main d’un étranger l’assassina et son roman
était insensé et personne ne trouva le labyrinthe. (Id.)
Personne n’ayant trouvé le labyrinthe de Ts’ui Pên, il y a là une indétermination qui force autant le narrateur que le lecteur à se questionner
8 Terme qui renvoie, on l’aura deviné, au concept d’indétermination fantastique que théorise Rachel
Bouvet dans sa thèse Étranges récits, étranges lectures. Essai sur l’effet fantastique (2007).
sur l’emplacement du labyrinthe — on ne perd pas une construction aussi
monumentale, puisque, mythe hellénique obligeant, le premier signifié
qui vient à l’esprit demeure celui d’une colossale architecture, avant
d’envisager, comme le narrateur, Yu Tsun, d’autres formes possibles
de labyrinthes :
Sous des arbres anglais, je méditai : ce labyrinthe perdu, je l’imaginai
inviolé et parfait au sommet sacré d’une montagne, je l’imaginai infini,
non plus composé de kiosques octogonaux et de sentiers qui reviennent,
mais de fleuves, de provinces et de royaumes… Je pensai à un labyrinthe
de labyrinthes, à un sinueux labyrinthe croissant qui embrasserait le passé
et l’avenir et qui impliquerait les astres en quelque sorte. (Ibid., p. 96.)
Il faut savoir, avant de poursuivre, que Borges éprouve une fascination particulière pour les labyrinthes, pour ne pas dire LE Labyrinthe,
celui du Minotaure, commandé par le roi Minos à l’architecte Dédale
pour y enfermer le monstrueux fils de sa femme, un hybride humain/
taureau — Borges ira même, plus tard, jusqu’à raconter, du point de
vue du Minotaure, le célèbre mythe 9 —, aussi sommes-nous en droit de
nous demander s’il n’y avait pas déjà, à l’époque de la première publication du Jardin aux sentiers qui bifurquent, une volonté de reproduire,
au-delà du thème, la symbolique du funeste Labyrinthe minoen ; ce qui
fait d’ailleurs dire à Monegal :
Lien paradoxal, le Labyrinthe fixe à jamais le mouvement symbolique
de l’extérieur vers l’intérieur, de la forme vers la contemplation, du
temps vers l’absence de temps. Il représente aussi le mouvement inverse,
de l’intérieur vers l’extérieur, selon une progression bien connue. Au
centre du Labyrinthe il y a un être, un monstre ou un dieu (parce que la
monstruosité est parfois un attribut divin). Dieu ou monstre, au centre
du Labyrinthe il y a un mystère. (Monegal, 1983, p. 57. Je souligne.)
Et qu’est-ce qu’on peut en perdre du
temps quand on est perdu…
Nous en venons ainsi, et nécessairement, à la temporalité singulière
qu’implique l’insertion d’un labyrinthe dans un récit. Phénoménologiquement parlant, le temps passé à l’intérieur du labyrinthe semble
détaché de l’extérieur ; il y a une sorte de coupure marquée par les murs
du labyrinthe, par sa frontière physique qui confère une relativité certaine au passage du temps de celui qui parcourt les corridors du dédale.
Cet écoulement relatif du temps est nécessairement provoqué par la
9 Il s’agit de la nouvelle le « Domaine d’Astérion », dans le recueil L’Aleph. Sa particularité est de ne
rien révéler de la nature du narrateur et du lieu qu’il habite : « Dans ce cas particulier, il [Borges,
par l’entremise de la focalisation interne] tente de cacher au lecteur la véritable identité d’Astérion.
En évitant les mots «Minotaure» et «Labyrinthe», il réussit à préserver le mystère et à augmenter
le suspense, comme dans les bons romans policiers. » (Monegal, 1983, pp. 58-59.)
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
perte de repères sensoriels de celui qui s’est perdu dans le labyrinthe.
La fracture avec le monde extérieur l’enferme dans un microcosme
relatif, comme si le labyrinthe constituait un ensemble singulier de
coordonnées spatio-temporelles qui désobéirait à l’écoulement physique, imperturbable du temps — comme si la vitesse de la succession
interminable des points-instants futurs en points-instants passés pouvait
singulièrement être modifiée à l’intérieur du labyrinthe. Et pourtant…
Einstein, dans l’élaboration de sa théorie de la relativité générale, nous
apprend que l’écoulement du temps est tributaire du référentiel d’un
observateur — en d’autres termes, qu’il n’est pas fixe, et c’est là l’une
des grandes révolutions apportée par la théorie d’Einstein —, Newton
théorisant plutôt que l’écoulement du temps est immuable. Ainsi, à des
vitesses avoisinant celle de la vitesse-limite, c’est-à dire, de la vitesse de
la lumière, le temps ralentit son cours de manière exponentielle. Il en
est de même aux abords d’un trou noir, au point où le temps s’arrête
complètement à sa surface. Du strict point de vue de la phénoménologie, l’expérience sensible du temps nous renvoie ainsi à une assertion
semblable : alors que l’expérience de l’attente ou de l’ennui nous met
devant un temps newtonien, mis à nu, réduit à sa plus simple expression de succession infinie des instants 10, le travail, les loisirs, l’occupation quotidienne nous font paraître le passage du temps de manière
relative, c’est-à-dire, d’autant plus rapidement que notre cerveau est
absorbé par les tâches qui lui sont confiées. Certes, il s’agit d’un rapprochement comportant une part de simplification outrancière — mais
Einstein lui-même utilisait une métaphore similaire pour parler de la
relativité, dans cette célèbre boutade : « Placez votre main sur un poêle
une minute et ça vous semble durer une heure. Asseyez-vous auprès
d’une jolie fille une heure et ça vous semble durer une minute. C’est ça
la relativité. » De la même façon, le lecteur assidu, qui se plonge dans
un livre, enivré par les mots, fait une expérience du temps similaire à
celui qui se perd dans le labyrinthe : à l’évidence, l’acte phénoménologique de la lecture provoque, dans l’esprit du lecteur, un envahissement
par les multiples signifiés des lexèmes constituant le livre parcouru — et
l’intellect, recréant l’univers (intradiégétique) que l’auteur avait précédemment couché sur le papier, se perd, comme dans le labyrinthe, dans
les dédales de la fiction… et le temps, de sembler suspendre son cours,
alors même que les heures défilent. Sorti du labyrinthe, le marcheur,
comme le lecteur qui ferme son livre, est surprit que le jour soit tombé.
10 Étienne Klein exprime d’ailleurs la phénoménologie de l’ennui en ces termes : « l’ennui désintoxique notre rapport au temps : rien ne s’y passe, sauf le temps qui passe. Il nous met donc en contact
avec un temps réduit à la seule succession des instants, débarrassé de tout ce qui d’ordinaire l’enrobe et
le parasite. » (Klein, 2004, p. 60. Je souligne.) Et le physicien de rajouter : « Finalement, seul l’ennui
nous donne l’occasion de chiquer du temps “pur”, c’est-à-dire un temps très proche du temps
physique. » (Ibid., p. 61.)
Ce lien intrinsèque entre labyrinthe et temps n’échappe pas à Borges
ni aux protagonistes qu’il met en scène. Au moment de la révélation
de l’équivalence de l’entreprise de Ts’ui Pên, c’est-à-dire que roman
et labyrinthe ne font qu’un, le professeur Albert présente le tout de la
manière qui suit :
Un labyrinthe de symboles […]. Un invisible labyrinthe de temps. […]
Ts’ui Pên a dû dire un jour : Je me retire pour écrire un livre. Et un autre : Je
me retire pour construire un labyrinthe. Tout le monde imagina qu’il y avait
deux ouvrages. Personne ne pensa que le livre et le labyrinthe étaient un
seul objet. (Borges, « Le jardin… », 1965, p. 99.)
Cette mention d’un labyrinthe de symboles et de temps fait directement référence à l’objet-livre. Nul besoin d’élaborer sur les symboles
que contient un livre, dont, justement, le symbolisme du Labyrinthe
devient l’écho, et l’interrelation entre livre et temps est manifeste. À la
fois temporel parce qu’inscrit dans une époque par le seul acte d’écriture qu’il impose, l’objet-livre demeure également intemporel par
l’invariabilité de son message, c’est-à-dire, la juxtaposition des mots qui
le composent — celui-ci traversera le temps, plus ou moins favorisé par
les rééditions, demeurant toujours le même, fixe.
Mais la composition particulière des manuscrits de Ts’ui Pên en une
sorte de labyrinthe temporel, fait transcender le seul rapport au temps
de l’objet-livre à un autre niveau, comme l’expose successivement le
professeur Albert dans trois citations-clés :
[L]a confusion qui régnait dans le roman me fit supposer que ce livre
était le labyrinthe. Deux circonstances me donnèrent la solution exacte
du problème. L’une, la curieuse légende d’après laquelle Ts’ui Pên s’était
proposé un labyrinthe infini. L’autre, un fragment de lettre que je découvris. (Ibid., p. 99.)
Ce fragment de lettre se lit comme suit : « Je laisse aux nombreux avenirs (non à tous) mon jardin aux sentiers qui bifurquent. » (Id.) À ce
fragment s’ajoute l’explication du professeur Albert :
Je compris sur-le-champ ; le jardin aux sentiers qui bifurquent était le roman
chaotique ; la phrase nombreux avenirs (non à tous) me suggéra l’image
de la bifurcation dans le temps, non dans l’espace. […] Dans toutes les
fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en
adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable
Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs,
divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. De là, les contradictions
du roman. (Ibid., p. 100.)
Comme nous l’avons déjà laissé entendre un peu plus haut, normalement, le dédale est une distorsion spatio-temporelle exclusivement
sensorielle, phénoménologique, et non physique. Le narrateur, en
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conjecturant sur la possibilité d’un labyrinthe temporel, traverse la frontière de la stricte sensibilité phénoménologique pour faire entrer la
distorsion spatio-temporelle qu’est le labyrinthe dans la physique posteinsteinienne — du moins, puisqu’il s’agit d’une fiction (mise en abyme
au sein d’une autre mise en abyme), des implications philosophiques de
celle-ci. Les manuscrits de Ts’ui Pên, lequel est complètement obsédé
par le temps 11, s’apparentent alors à un manifeste d’une vision du temps
qui a toutes les apparences du temps relativiste, c’est-à-dire, de l’espacetemps tel que les physiciens le conçoivent depuis Einstein — alors même
que Ts’ui Pên aurait écrit ces manuscrits avant l’annus mirabilis (1905)
de la publication des travaux sur la relativité restreinte du célébrissime
physicien —, ce qui ferait de Ts’ui Pên (s’il eût existé dans notre univers
extradiégétique) ni plus ni moins qu’un précurseur par rapport à cette
même théorie de la relativité :
L’explication en est claire. Le jardin aux sentiers qui bifurquent est une
image incomplète, mais non fausse, de l’univers tel que le concevait Ts’ui
Pên. À la différence de Newton et de Schopenhauer, votre ancêtre ne
croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de
temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se
coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités. (Borges, « Le jardin… », 1965, p. 103.)
Ici, la mention d’Arthur Schopenhauer et d’Isaac Newton n’est pas un
hasard. D’une part, Borges (qui, rappelons-le, a composé sa nouvelle en
1941, décennie où la théorie de la relativité commençait à peine à être
mieux comprise par le grand public) avait la pensée de Schopenhauer
en très haute estime, et connaissait très bien l’œuvre de celui-ci ; aussi,
il est évident que la philosophie du temps exprimée dans les manuscrits
de Ts’ui Pên vient s’opposer, par son rapprochement avec la relativité,
au temps cyclique défendu par le philosophe allemand 12. De même,
l’espace-temps d’Einstein rendait obsolète le temps newtonien — en
effet, dans le cadre de la relativité, temps et espace sont indissociables :
11 « Je sais que de tous les problèmes, aucun ne l’inquiète et ne le travaille autant que le problème
abyssal du temps. Eh bien, c’est le seul problème qui ne figure pas dans les pages du Jardin. Il
n’emploie pas le mot qui veut dire temps. […] Le jardin aux sentiers qui bifurquent est une énorme
devinette ou parabole dont le thème est le temps; cette cause cachée lui interdit la mention de son
nom. Omettre toujours un mot, avoir recours à des métaphores inadéquates et à des périphrases
évidentes, est peut-être la façon la plus démonstrative de l’indiquer. » (ibid., p. 102.) L’obsession de
Ts’ui Pen pour le temps fait d’ailleurs écho à celle de Borges, auquel il consacre tout un volet de
ses Conférences : « Le temps est un problème essentiel. Je veux dire que nous ne pouvons pas faire
abstraction du temps. » (Borges, 1985, p. 204.)
12 En effet, la relativité réaffirme la linéarité du temps. Aux tenants de l’éternel retour (conception
cyclique du temps), tel Schopenhauer, la physique répond, par la bouche d’Étienne Klein, de
manière cinglante : « l’existence de cycles dans le temps ne signifie nullement que le temps est
lui-même cyclique. » (Klein, 2004, p. 82) Klein précise toutefois que, puisque la linéarité du temps
est tributaire de la causalité, « selon la formule consacrée, […] “les mêmes causes produisent les
mêmes effets” […] : certains phénomènes [isolés] se reproduisent tels quels, dès lors que leurs
causes se répètent. » (Ibid. p. 90.)
Un événement est quelque chose qui arrive en un point particulier de
l’espace à un moment particulier. Aussi peut-on le spécifier par quatre
nombres ou coordonnées. Encore une fois, le choix des coordonnées est
arbitraire […]. En Relativité, il n’y a pas de véritable distinction entre
l’espace et les coordonnées de temps, tout comme il n’y a pas de véritable
différence entre deux coordonnées de l’espace. (Hawking, 1989, p. 46.)
Il s’agit bel et bien d’un temps moderne que cherche à illustrer Borges
à travers cette mise en abyme (d’une mise en abyme), un temps, ou
plutôt un espace-temps, qui admet la possibilité des univers parallèles,
comme le souligne François Taillandier :
De la même façon « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » nous fait vivre
concrètement une autre hypothèse, celle des temps parallèles, où nous
vivons simultanément toutes les variantes possibles de notre vie ; et il
nous la fait vivre comme un cauchemar. Le personnage sait qu’il vit
aussi toutes les autres variantes, mais il n’en est pas moins prisonnier
de celle-ci, la pire. Le temps n’existe peut-être pas mais nous sommes
prisonniers du temps, nous sommes le temps ; je ne vis peut-être qu’une
variante, mais je suis contraint de la vivre comme si elle était ma seule
vie. (Taillandier, 1993, p. 94.)
Comment ça, des « univers parallèles » ?
C’est quoi ce délire ? !
Nous savons aujourd’hui que la physique possède une théorie, invérifiable en laboratoire, selon laquelle, comme Borges à travers Ts’ui Pên
l’affirme, l’espace-temps serait constitué d’une infinité d’espace-temps
métriques de Minkowski 13 formant une trame, infinie autant dans le
futur, le passé que le présent, parce que comportant tous les événements
possibles — aussi improbables puissent-ils paraître — depuis le commencement de l’Univers : la théorie du Multivers. Chaque événement,
ainsi que chaque effet causal qui lui sont possiblement rapportés, formeraient un Univers indépendant dont l’existence demeurerait indécelable pour tous les autres Univers causals, et vice versa. Toutefois, leur
interrelation demeure possible et certainement envisageable, dans la
mesure où différents futurs possibles provenant de différentes trames
13 Nommé ainsi d’après Hermann Minkowski, qui fut le premier à élaborer un continuum espacetemps à quatre dimensions. Ses travaux ont par la suite été utilisés par Einstein dans l’élaboration
de sa théorie de la relativité générale. Dans la représentation graphique de Minkowski, chaque
événement peut être représenté par un cône de lumière tridimensionnel dans un espace-temps
à quatre dimensions. Ce cône, appelé « cône de lumière future », représente tous les événements
possibles (improbables autant que probables) pouvant survenir dans l’avenir et qui découlent du
point-événement présent situé au sommet du cône. De même, un second cône de lumière opposé,
appelé « cône de lumière passé », représente tous les événements passés ayant mené, par leurs
effets causals, au point-événement présent situé au sommet de ce cône – de sorte que les sommets
des deux cônes opposés correspondent. Tout ce qui est situé en dehors de ces deux cônes, nommé
« l’Ailleurs », ne peut pas influencer le point-événement présent (tant dans le futur que dans le
passé), puisque rien, dans le cadre de la relativité, ne peut aller plus vite que la lumière. Pour de
plus amples détails, voir Hawking, 1989, pp. 47-50.
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À l’intérieur de la bibliothèque borgésienne
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
temporelles peuvent aboutir au même point-événement à venir — c’està-dire, causer un événement qui serait, pour chacun des Univers mis
en cause, exactement le même, mais à partir de prémisses qui pourraient
être en partie différentes — et Borges, à travers Ts’ui Pên, l’a compris :
« Dans l’ouvrage de Ts’ui Pên, tous les dénouements se produisent ;
chacun est le point de départ d’autres bifurcations. Parfois, les sentiers
de ce labyrinthe convergent ». (Borges, « Le jardin… », 1965, p. 101).
En amalgamant au thème du labyrinthe cette théorie de l’espacetemps, encore nouvelle (et mal comprise par une large frange du public)
au moment de l’écriture du « Jardin aux sentiers qui bifurquent », Borges
cherche à construire une indétermination fondée sur l’érudition. Cette
érudition ne reposerait pas sur la métaphysique, comme Jean Fabre
l’affirmait en parlant de son œuvre en général (et qui correspond, grosso
modo, à l’essentiel de son argumentaire à propos de l’Argentin dans Le
miroir de la sorcière), mais plutôt sur une certaine érudition scientifique,
au sens dur du terme. Borges étant fasciné par le temps et les labyrinthes, il allait alors de soi qu’il se devait d’écrire une nouvelle qui en
serait la quintessence fantastique — mais d’un fantastique proprement
borgésien, où la forme demeure au centre de l’effet de doute et d’étrangeté que l’Argentin offre au lecteur puisque, rappelons-le, les manuscrits de Ts’ui Pên englobent tous les possibles passés, présents, et futurs
de ses protagonistes. Un tel récit, même en étant simplement la mise en
abyme d’une mise en abyme, ne peut que donner le tournis, provoquer
le vertige chez le lecteur idéalisé, le même que celui de l’« Examen de
l’œuvre d’Herbert Quain », qui, nécessairement, arrêtera momentanément sa lecture pour tenter d’imaginer une telle œuvre ; et l’esprit chavire, puisqu’il semble impossible d’en concevoir toute la portée dans
notre monde extradiégétique : un tel ouvrage, qui prétend dépeindre
tous les possibles — lesquels sont infinis — ne serait-il pas volumineux au
point de faire pâlir la plus vaste des encyclopédies ? Ne serait-ce pas
une sorte de récit total, qui ne pourrait jamais réellement prétendre
avoir de fin, autre que celle de la mort de son auteur 14 ? Et en ce sens,
par la seule masse de ses pages, cet ouvrage n’occuperait-il pas la place de
toute une bibliothèque ? Et par extension, si cet ouvrage, qui prétend couvrir l’infini des possibles, en venait à être complété (ce qui est une aporie), cette bibliothèque qui le contient ne devrait-elle pas être elle-même infinie
14 Ce qui fait dire à François Taillandier : « “ Le jardin aux sentiers qui bifurquent ” suppose un roman
labyrinthique, qui relaterait non seulement une histoire réelle mais toutes ses variantes possibles.
Or de ce roman nécessairement inachevé, l’histoire qui nous est contée n’est pas seulement
une évocation, mais, tout aussi nécessairement, un fragment : une des variantes du temps, dans
laquelle le personnage comprend enfin le mystérieux roman, mais doit tuer celui qui en donne la
clé. Cette vertigineuse “ mise en abyme ” ne paraît pas suffire à l’auteur : avant même que nous en
ayons pris connaissance, dès les premières lignes, on nous signalait que le témoignage du narrateur est incomplet : autre recours à la notion de fragment, symbolisant et annonçant l’ensemble de
la structure. » (Taillandier, 1993, p. 89.)
pour espérer inclure un ouvrage lui-même infini (ce qui, avouons-le, évoque
étrangement l’idée générale derrière cette autre nouvelle qu’est « La
Bibliothèque de Babel »…) ? Et en couvrant l’étendue infinie de tous les
possibles, l’ouvrage infini de Ts’ui Pen n’en viendrait-il pas, in extensio,
à relater, au fil de ses tomes occupant un espace physique infini et
relevant nécessairement du labyrinthe (déjà qu’il est aisé de se perdre
dans les rayons d’une bibliothèque aux dimensions nationales…), des
intrigues qui, poussant la fiction dans ses ultimes retranchements, pourraient bien être extradiégétiques, c’est-à-dire bien réelles, anéantissant
ainsi, de manière bien angoissante (et fantastique !) il faut l’avouer, la
frontière entre la réalité et la fiction ? Toutes ces questions soulevées
font ainsi dire à Irène Bessière que c’est toute la cohésion de l’univers,
du réel, qui est ainsi remise en question à travers l’existence improbable des manuscrits de Ts’ui Pên :
Les thèmes du labyrinthe et de l’espace démultiplié reprennent l’antinomie de la raison et de la déraison pour dessiner la quête sans fin et
l’image d’un centre caché, pour imposer la vanité de tout discours.
L’architecture du réel se confond avec celle de la parole humaine, à la
continuité illusoire […]. Cette possibilité de la polyvalence, de la bifurcation du sens, installe l’indétermination en même temps qu’elle figure une
cohésion de l’univers, qui ne peut être définie rationnellement. (Bessière,
1974, p. 155.)
Ah d’accord ! Et c’est ainsi qu’on en
revient à la bibliothèque !
Le livre insensé de Ts’ui Pên et son labyrinthe ne font qu’un — le livre
EST le labyrinthe et vice versa. Dès lors, Borges, au même titre que le
roman de Ts’ui Pên, se joue de ses lecteurs en les faisant bifurquer, se
retourner, revenir sur leurs pas, dans un dédale de mots et de mises en
abyme où la fiction se fait l’écho de la forme labyrinthique privilégiée
par les auteurs : Borges, mais aussi ses créations (Ts’ui Pên, mais aussi
Herbert Quain, Pierre Menard et Mir Bahadur Ali), sortes de disciples
fictifs, pour ne pas dire carrément d’avatars du modèle borgésien de
l’écrivain fantastique. Exit alors la progression ultra-rapide qu’appelle
d’ordinaire le récit fantastique : ici la confusion est maîtresse et force,
chez le lecteur, les retours en arrière et, par le fait même, la relecture…
au beau milieu du récit !
Il n’y a, finalement, qu’en saisissant les enjeux de ce que le contenu
des pages d’un objet-livre peut devenir, lorsque poussé vers son absolu
totalisant (et l’abrutissement paradoxal de la tâche pour y parvenir),
vers l’étourdissement intellectuel qu’évoque seulement la possibilité
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À l’intérieur de la bibliothèque borgésienne
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
d’une bibliothèque infinie comportant un seul ouvrage infini explorant
tout l’infini des possibles, que l’on peut saisir toutes les implications de
la bibliothèque borgésienne. Borges, véritable maestro des labyrinthes
thématiques et formels, nous invite, par le truchement de réflexions
sur la bibliothèque, mais surtout ses organes-livres, dans un intriguant
carrousel, une valse de stimuli intellectuels dont les ramifications, à la
manière de fractales, se répercutent vers l’infini — au point où la raison
du lecteur, vacillant devant les vertigineuses possibilités présentées à
son entendement, se fracture, et tel un papillon brisant la soie de son
cocon, émerge vers un nouveau mode de compréhension des possibles
offerts par la fiction.
Bibliographie
BESSIÈRE, Irène. 1974. Le récit fantastique : la poétique de l’incertain.
Paris : Librairie Larousse, 256 p.
BORGES, Jorge Luis. 1965. Fictions. Paris : Gallimard, coll. « Folio »,
185 p.
BORGES, Jorge Luis. 1985. « Le Temps » Conférences. Coll. « Folio
essais ». Paris : Gallimard, p. 203-216.
BOUVET, Rachel. 2007. Étranges récits, étranges lectures. Essai sur l’effet
fantastique. Québec : Presses de l’Université du Québec, 239 p.
CAILLOIS, Roger. 1975. Obliques précédé de Images, images… Paris :
Stock, 256 p.
FABRE, Jean. 1992. Le miroir de sorcière. Essai sur la littérature fantastique. Paris : Librairie José Corti, 517 p.
GAUDREAULT, Marc Ross. 2010. « Borges et l’essai fantastique » in
Québec Français. No 159 (Automne), p. 29-32.
HAWKING, Stephen W. 1989. Une brève histoire du temps. Du big bang
aux trous noirs. Coll. « Champs ». Paris : Flammarion, 245 p.
KLEIN, Étienne. 2004. Les tactiques de Chronos. Coll. « Champs ».
Paris : Flammarion, 220 p.
MONEGAL, Emir Rodriguez. 1983. Jorge Luis Borges. Biographie littéraire. Paris : Gallimard, 577 p.
TAILLANDIER, François. 1993. Jorge Luis Borges. Coll. « Écrivain ».
Paris : François Bourin, 204 p.
VARGAS LLOSA, Mario. 2004. Un demi-siècle avec Borges. Paris :
L’Herne, 91 p.
185
À l’intérieur de la bibliothèque borgésienne
Karine Rosso
La « bibliothèque
de Bibi »
un rêve à interpréter ?
D
ans Don Quichotte de la démanche, de VictorLévy Beaulieu, le personnage d’Abel
Beauchemin fait un rêve étrange : les
membres de sa famille, guidés par
son frère Jos, s’introduisent dans les souterrains de sa
conscience afin de s’emparer de son projet d’écriture.
Alors qu’ils sillonnent la mémoire d’Abel et refusent,
faute de temps, d’entrer dans les différentes maisons
d’enfance des Beauchemin, un édifice sort brusquement
de terre et s’impose à eux : c’est la « bibliothèque de
Bibi ». Cette bibliothèque, aux rayons « si hauts que
l’œil se fatigu[e] avant que d’en voir la fin », n’est pas
sans rappeler « la bibliothèque totale sous forme de tour
sacrée » (Beaulieu, 2001, p. 93) qu’évoquent mystérieusement Abel et Jos au début du roman. Le clin d’œil à
Borges est ici trop évident pour ne pas être déterminant.
Selon André Lamontagne, cette allusion s’inscrit dans
une représentation canonique et postmoderne de la
Rosso, Karine. « La “ bibliothèque de Bibi ” : un rêve à interpréter ? », Interdisciplinarités / Penser
la bibliothèque, Postures, 2011, p. 187 à 198.
188
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
bibliothèque : l’allégorie serait pour lui « limpide ». Beaulieu chercherait par là à rappeler, comme l’ont fait avant lui Borges ou Calvino,
que « la mémoire de l’écrivain est autant intertextuelle, qu’historique et
familiale » (Lamontagne, 1993, p. 34).
Sans vouloir réfuter ces affirmations (que nous jugeons d’ailleurs
justes), nous croyons toutefois qu’il importe de resituer l’évocation
de la bibliothèque dans le labyrinthe du rêve d’Abel, mais aussi dans
l’économie d’ensemble de Don Quichotte de la démanche. Car, s’il est
vrai que cette représentation s’inscrit dans le lieu (ou le non-lieu) de la
mémoire d’Abel, son statut onirique lui confère également le pouvoir
de représenter une série de thèmes évoqués dans le roman. En effet, on
retrouve, à travers les évènements qui se déroulent à l’intérieur de la
bibliothèque de Bibi, la même violence, la même douleur et la même
obsession pour les thèmes du regard et de la mort que dans l’ensemble
du texte de Beaulieu. La présence d’Abel dans le songe, par exemple,
lisant au centre des colonnes de livres, alors que sa femme Judith l’implore à genoux de se préoccuper de sa souffrance, n’est pas sans rappeler la réflexion du narrateur sur les rapports qu’entretiennent l’écriture,
la littérature et la vie. Cette réflexion obsessionnelle est nourrie, dans
le récit, par un puissant sentiment de culpabilité qui tend à opposer le
monde littéraire à l’existence humaine. À ce titre, la bibliothèque totale
de Bibi pourrait symboliser non seulement, comme on l’a souvent souligné, l’« intertextualité généralisée » (Pelletier, 1993, p. 7) qui caractérise l’écriture de Beaulieu, mais aussi le temple sacré où l’écrivain vit
retranché, le lieu ultime où le rôle de la littérature est questionné.
Véritable porte d’entrée vers les profondeurs de la quête littéraire,
la bibliothèque imaginaire d’Abel invite à plonger dans le gouffre de
la culpabilité de l’écrivain et à se perdre, avec lui, dans les souterrains
de sa réalité.
La bibliothèque de Bibi : entre voracité
intertextuelle et postmodernité
Prétendre que ce lieu se situe en abîme du retranchement et du
questionnement coupable de l’écrivain dans le roman ne signifie pas
que l’on nie les liens entre l’intertextualité — particulièrement soutenue
dans l’écriture de Beaulieu — et la représentation de la bibliothèque de
Bibi. La pratique intertextuelle de Victor-Lévy Beaulieu est si « intense,
expansive et proliférante » (ibid., p. 7) qu’elle traduit un désir de totalité
qui ne peut que s’incarner dans cette « tour sacrée », dans cette collection de livres infinie. Il n’est donc pas étonnant que plusieurs travaux
de recherche (dont ceux de Jacques Pelletier, auteur de nombreux
articles et ouvrages sur l’œuvre beaulieusienne) se soient attardés au
contenu de la bibliothèque totale évoquée dans Don Quichotte de la
démanche. Le nombre imposant d’écrivains et de textes convoqués dans
ce roman qui, outre le dialogue avec Cervantès et Joyce, comprend
des références à Miron, Ferron, Ducharme, Nelligan, Mallarmé, Zola,
Dostoïevski, Lowry, Faulkner, Melville, Burroughs, Herman Broch,
Aimé Césaire, Homère, Virgile, Freud, saint Thomas d’Aquin, et j’en
passe, permet effectivement de croire que le narrateur de Don Quichotte
de la démanche et son double, Abel Beauchemin, puisent dans les rayons
sans fin d’une bibliothèque universelle, aussi diversifiée qu’éternelle.
La pratique de l’intertextualité dans l’écriture beaulieusienne est telle
que certains l’ont associée à une sorte de cannibalisme ou à une « boulimie de lecture » (ibid., p. 8) qui, comme dans le cas de l’anthropophagie littéraire, tendrait à dévorer les œuvres d’autrui pour nourrir une
entreprise d’écriture. En effet, les travaux de Jean Morency (1993) et
de Michel Nareau (2003) ont établi un rapport entre l’anthropophagie
culturelle d’Oswald de Andrade et la façon qu’a l’écriture de Beaulieu
d’engouffrer les géants littéraires. Selon ces auteurs, il y aurait dans la
pratique intertextuelle de Beaulieu des éléments qui s’apparentent à la
dévoration cannibalique proposée par Andrade, car l’absorption (et la
digestion) de l’autre servirait à construire et à définir la démarche de
l’écrivain. Certaines images présentes dans Don Quichotte de la démanche
soulignent d’ailleurs la volonté du narrateur de mastiquer, d’avaler une
quantité d’auteurs et d’ouvrages :
Mon si pauvre Abel ! J’ai tant de pitié pour toi. Pourquoi la vie ne te
suffit-elle pas ? Des livres ! Ta peau jaunit comme les vieux romans que
tu achètes, que tu entres en fraude dans la maison, dans des grands sacs
bruns, comme s’il s’agissait d’épicerie. (Beaulieu, 2001, p. 126.)
Ce commentaire de Judith, qui survient dans la mémoire d’Abel alors
qu’il refuse précisément de s’alimenter, confirme son besoin intarissable
de consommer les mots des autres, comme s’il « ne croyait plus aux
forces vivifiantes de la nourriture » (ibid., p. 100) et que seule la littérature avait le pouvoir de le maintenir en vie. Plongé dans le labyrinthe
de sa conscience, où il ne trouve que des simulacres de sa mort, Abel
se laisse mourir et la littérature devient, peu à peu, son principal mode
d’appréhension du réel. Son frère Jos se transforme en Quichotte, son
autre frère traduit Joyce, Judith est identifiée à Molly Bloom, etc. : tout
se passe comme si les lectures d’Abel s’introduisaient dans ses souvenirs,
ses visions, ses cauchemars. L’image de la bibliothèque qui surgit dans
son rêve alors que les membres de sa famille sillonnent son esprit est, en
ce sens, assez révélatrice puisqu’elle semble accentuer l’impression qu’il
189
La « bibliothèque de Bibi » : un rêve à interpréter?
190
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
n’existe, pour Abel, plus de distinction possible entre le réel, le rêve et
la littérature. Son univers intérieur est habité par cette collection incalculable de livres qui se juxtaposent et s’entremêlent au passé historique
et familial. Comme si le flux entre le réel, le livre et le rêve était si fort
qu’il devenait « très difficile de séparer la référence textuelle de la référence au monde » (Rabau, 2005, p. 32).
Or, cette représentation onirique de la bibliothèque qui amalgame
réel et intertextualité n’est pas étrangère à une certaine idée postmoderne selon laquelle le monde est un texte qui s’écrit à travers les récits
des autres. Comme le souligne André Lamontagne, le fait que l’édifice
de la bibliothèque surgisse, dans le songe, entre les maisons d’enfance
et la maison des ancêtres (deux lieux fondateurs de l’histoire des
Beauchemin), semble indiquer que Beaulieu cherche à s’inscrire dans
le sillon de Borges ou de Calvino, pour qui l’intertextualité fait partie
intégrante de la mémoire de l’écrivain. Cette mémoire intertextuelle
qui siège aux côtés de la mémoire familiale participerait à créer, dans
la psyché d’Abel, une continuité visible et absolue entre le passé historique et littéraire du romancier. Liée à la mise en cause de la conscience
historique, mais aussi à une dynamique intertextuelle marquée par la
profanation de ce que Lyotard nomme « les métarécits de légitimation »
(1979, p. 30), la représentation de la bibliothèque soulignerait, selon
Lamontagne, « les traits typiquement postmodernes » (1993, p. 36) du
roman. Dans ses travaux sur l’intertextualité dans Don Quichotte de la
démanche, Lamontagne relève en effet plusieurs passages qui « traduisent
une démythification de l’écriture […] et une désacralisation des œuvres
qui forment le canon de la littérature occidentale » (1993, p. 36). Cette
dynamique intertextuelle postmoderne, présente dans la parodie, le
travestissement et l’ironie face à la figure du Quichotte, par exemple,
serait aussi notable dans le comportement du narrateur fictif : tout au
long du récit, Abel « pill[e] comme un barbare » (Beaulieu, 2001, p. 98)
dans les textes des autres, il multiplie les plagiats littéraires, il profane
les œuvres de ses auteurs préférés. De plus, « la chosification des auteurs
et la personnification des livres » (Lamontagne, 1993, p. 36) participent
à la contestation de la vérité immanente de la littérature et, à ce titre,
ils n’appuient que davantage la configuration postmoderne du roman.
La bibliothèque au banc des accusés
S’il semble indéniable que la dynamique intertextuelle et la représentation de la bibliothèque dans Don Quichotte de la démanche peuvent
être lues en fonction de la poétique postmoderne, il n’en demeure pas
moins que, contrairement à ce que soutient Lamontagne, l’apparente
limpidité de l’allégorie « borgésienne » disparaît dès qu’on se préoccupe des nombreuses composantes qui n’appartiennent qu’à l’univers
de Beaulieu. Car, s’il est vrai que la bibliothèque de Bibi ressemble à
la bibliothèque de Babel et que la quête d’Abel s’apparente à celle des
hommes qui, dans la nouvelle de Borges, parcourent la bibliothèque
à la recherche du livre ultime, plusieurs éléments séparent également
les deux allégories. Dans le texte de Beaulieu, par exemple, Abel est
l’unique lecteur de l’immense « tour sacrée » ; personne autour de lui ne
semble intéressé à se perdre dans les rayons infinis du monde littéraire.
Vivant dans ce « pays sans peuple dont le passé n’est qu’une longue et
vaine jérémiade, dont la littérature n’est qu’une inqualifiable niaiserie »
(Beaulieu, 2001, p. 328), il n’a pas à s’opposer aux milliers de « pèlerins [qui] s’étrangl[ent] dans les escaliers divins » (Borges, 1994, p. 76).
Totalement retranché dans son univers littéraire, seul dans sa bibliothèque éternelle, il est isolé par ses proches qui l’accusent de se préoccuper des « héros de papiers » (Beaulieu, 2001, p. 290). Tous, même
ses personnages de romans qui reviennent le hanter, le considèrent
comme celui qui s’est détourné du monde populaire de « Morial-Mort »
(Montréal-Nord), celui qui, au nom de la littérature, s’est rendu coupable de délaisser les siens.
Du coup, la bibliothèque comme métaphore des possibilités infinies
de la littérature devient non seulement le lieu où la pertinence et le
sens de cette dernière sont questionnés, mais aussi le lieu où l’écrivain
est condamné. Alors qu’Abel s’accuse successivement d’avoir tué sa
mère, d’avoir enlevé sa femme à son frère Steven, d’avoir « aspir[é] par
son sexe » (ibid., p. 118) la négresse Johanne, de laisser son père seul
depuis des semaines, d’avoir tué le bébé mort-né de Judith et sa chatte,
la Mère-Castor, ces victimes, sous la figure de Judith, reviennent le
hanter sur ce qu’elles croient être le lieu du crime : la bibliothèque
imaginaire où il s’est retiré. L’ensemble de sa culpabilité est résumée
par le témoignage de Judith qui, au centre des colonnes de livres, supplie Abel de la regarder : « Tandis que tu lis, me voici à la veille de
mon accouchement et tu ne t’en préoccupes pas, me laissant seule dans
mon rêve. Pourquoi Abel ? Pourquoi je ne vois aucun sens à ma souffrance ? » (ibid., p. 280).
Si cette citation de Judith met en scène l’indifférence d’Abel qui, pendant qu’elle le supplie, reste stoïque au centre de la bibliothèque, elle
est également intéressante dans la mesure où elle soulève la question
de la quête de sens. Car c’est bien pour trouver un sens à sa souffrance
qu’Abel écrit. Le récit de Don Quichotte de la démanche, construit autour
de la réflexion sur le sens de la mort et de la création littéraire, relate ses
séances d’écriture où il tente, entre deux nuits passées à l’hôpital, de faire
191
La « bibliothèque de Bibi » : un rêve à interpréter?
192
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
revenir Judith. Or, l’écriture éloigne de la vie, trahit les gens qu’on aime,
isole dans la vanité et dans le mensonge. Ce qui pousse Abel à « s’enfoncer dans son roman comme dans un ventre maternel » (ibid., p. 198) finit
par le couper de la « vraie vie » et de sa « vraie » famille, d’où la tentative
dérisoire de vouloir se racheter auprès de cette dernière en écrivant.
Dans le songe, les victimes innocentes de l’écriture coupable, celleslà mêmes qui, comme Judith ou la Mère-Castor, souffrent et meurent
du manque d’attention d’Abel, pénètrent donc la bibliothèque pour
l’implorer et l’accuser. Dans une horrible crise de désespoir, Judith
« se laisse tomber de tout son long, elle devient une roulade effrénée »
(ibid., p. 280) et termine, dans une immense douleur, par accoucher.
Mais, au lieu de mettre au monde un enfant mort-né, comme c’est le
cas à la fin du roman, Judith accouche des chats qui se ruent sur Abel
pour le griffer, le mordre et le déchiqueter. Ils s’attaquent à ses yeux
et s’acharnent jusqu’à ce qu’enfin les pages de l’album sur ses genoux
cessent de tourner. Puis, dans un mouvement effréné, la Mère-Castor
est empoignée par Jos qui l’étrangle et la propulse « sur un des rayons de
la bibliothèque comme une énorme chiure de mouche » (ibid., p. 281).
Incapable de se défendre ou de secourir les siens, Abel est abandonné
à lui-même alors que les personnages s’éloignent des colonnes de livres
pour poursuivre leur ascension dans le rêve. Ce sont les frères d’Abel
qui secourent Judith et qui tentent de l’éloigner de la violence inouïe
de la bibliothèque.
La lâcheté et l’égoïsme d’Abel, qui sont mis en cause tout au long
du roman, se retrouvent donc résumés dans ce lieu où il subit le jugement des siens. Alors que le roman effectue un circuit englobant et
répétitif qui place la faute au centre de la réflexion sur l’acte d’écrire,
la bibliothèque devient un véritable tribunal où se joue et se dénoue le
sort de l’écrivain. À tour de rôle, Abel, les chats et les livres sont victimes, coupables, juges et témoins. Quant à Judith, figure éternelle de
la mère sacrifiée, elle demeure prisonnière du cauchemar d’Abel qui
transforme la bibliothèque en « Maison des morts ». Comme si, une fois
la sentence d’Abel prononcée, l’immense collection de livres devait
céder sa place aux cercueils et aux fantômes du passé.
Le lieu de l’aveuglement et de la mort
Ce glissement du rêve, qui marque le passage de la bibliothèque de
Bibi vers une maison peuplée des cercueils des membres de la famille
Beauchemin, n’est pas fortuit. Le trajet funèbre qui relie le monde littéraire à la mort commence dès les premières lignes du roman, quand
Abel comprend « au beau milieu d’une phrase, alors qu’il cherche ses
mots » (ibid., p. 9), qu’il va mourir. La quête littéraire d’Abel, qui obéit
à la nécessité de créer le mythe collectif de sa tribu, est donc d’emblée
placée sous l’égide de la mort. Car les mots jugés « desséchés, desquamés, ignobles » (ibid., p. 256) sont incapables de transformer l’histoire
familiale en un récit mythique ou épique, comme le souhaiterait le
personnage-narrateur. Les nombreux enchâssements qui constituent
les strates de l’écriture se retrouvent altérés par l’impression d’une
conscience défaillante, impuissante, qui est incapable de saisir le réel
par l’écriture. À travers les formes multiples des remords d’Abel, ses
« autoreproches », mais aussi les errements du récit, se construit la
figure d’un écrivain qui se condamne lui-même à errer dans le souterrain de la réalité et qui, par un « désir furieux de remplir des pages et
des pages » (ibid., p. 85), semble s’abandonner à une mort annoncée…
Cependant, si l’écriture de Don Quichotte de la démanche semble
mettre en scène la trahison de l’univers mythique de la tribu des
Beauchemin par l’inadéquation des mots et des choses, elle dévoile
aussi l’hésitation à commettre la faute du langage. L’équivoque sémantique et le refus de la clôture narrative ne révèlent pas seulement une
certaine culpabilité devant l’impuissance des mots à rendre compte
du réel, mais aussi une conscience coupable de faire advenir, à travers eux, une autre réalité. Car les mots ne sont pas qu’inadéquats,
ils sont aussi magiques : ils ont la capacité d’engendrer un monde
qui supplante le réel. Pourvus du pouvoir de créer des monstres, les
mots « envahissent le monde hostile pour le rendre fou et pour le tuer
aussi » (ibid., p. 256). Ils s’échappent, sous l’apparence de vulgaires
pantins, de la conscience et du regard de l’écrivain :
C’était une usine à mannequins, enfin quelque chose dans ce genre-là,
totalement automatisée. « Quels monstres notre frère Abel fabrique-t-il
ici ? » dit Steven. Jos examina le premier mannequin. « Ce n’est pas de
la ripe pressée, dit-il. Je croyais que c’était ça, mais j’étais dans l’erreur.
Regarde, Géronimo. C’est de la chair, de la vraie chair ! […] Mets ta
main ici, Steven. Les cœurs battent. Toutes ces choses vivent. Et ça
n’arrête pas de sortir de cette machine tout au fond. On dirait un œil
proéminent. » (Ibid., p. 278. Je souligne.)
Ce passage tiré du cauchemar d’Abel semble signaler que les
monstres littéraires, une fois créés, sont libres de se soustraire à la
volonté de l’écrivain. Toutefois, le fait qu’ils prennent vie dans un « œil
proéminent » n’est pas sans importance : ce sont de fait les yeux d’Abel
transformés en « deux marbres rouges dans le visage » (ibid., p. 280) qui
sont précisément visés par les chats dans la bibliothèque, et ce, jusqu’à
ce que l’un des deux globes oculaires roule par terre dans une immense
traînée de sang. Par l’œil qui est investi d’un pouvoir d’autorité (on n’a
193
La « bibliothèque de Bibi » : un rêve à interpréter?
194
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
qu’à penser au pouvoir du mauvais œil), c’est donc l’autorité du créateur qui est questionnée, car c’est de cette autorité coupable qu’émergent les monstres de la vérité. Par ailleurs, la pratique de l’écriture,
quand elle revêt des désirs d’absolu, de totalité ou de « Grand Œuvre »,
permet de « voir clair », elle lève le voile sur « tout [ce qui] est mort,
tout [ce qui] est finalement devenu à l’image de ce pays » (ibid., p. 348).
« Le Mal est dans ma lucidité » (ibid., p. 301), déclare Abel, qui sent
peser sur son regard lucide la force de la malédiction de l’écrivain. Et,
pour se libérer de cette malédiction, celle-là même qui lui fait voir les
chevaux de l’apocalypse, il somatise un « mal d’yeux » (ibid., p. 140) qui
le rendrait enfin aveugle, enfin capable de fermer les yeux sur ce que
la vie a de plus laid et de plus triste. Au fil du récit, chaque fois que la
mort s’approche ou que le spectacle du monde devient profondément
affligeant, les yeux d’Abel se remplissent de toiles d’araignées ou de
papillons blancs. Comme si, face à la vision d’un monde désenchanté,
d’un « pays dépeuplé, à la croisée des chemins » (ibid., p. 328), seule la
cécité avait le pouvoir de le libérer de sa souffrance.
Le temple sacré de l’auteur sanctifié
Même si Abel cherche à travers cette cécité un châtiment qui le libérerait de son sentiment de culpabilité, force est de constater que la faute
collective, elle, continue de l’habiter. Le « pourrissement » qui se terre
en lui se retrouve non seulement « dans chacun des douze membres »
(ibid., p. 301) de la famille Beauchemin, mais dans l’ensemble de la
société. En demeurant délibérément dans les souterrains de la réalité
que la société décide d’ignorer, l’écrivain tente le rachat du barbarisme
commun, hérité. Abel ne dit-il pas, à propos de cette façon qu’il a d’incarner tous les corps malheureux de la famille Beauchemin, qu’il sent
qu’il doit à travers eux « expier une faute collective » (id.) ? Or, ce sacrifice au nom d’une collectivité n’est pas sans rappeler l’image centrale
de la chrétienté. Plusieurs travaux ont effectivement établi un lien entre
le romantisme de « la passion d’Abel » et la figure du « messie supplicié » (Baril, 2003, p. 221) en invoquant, entre autres, que « le corps
violenté et abîmé que l’on trouve dans Don Quichotte de la démanche (et
plus largement dans l’œuvre de Beaulieu) appelle le rapprochement
avec l’esthétique baroque où abondent les images du corps souffrant,
écrin de douleur et de jouissance » (Pelland, 2003, p. 260). Comme si
l’écriture de la « Grande Tribu » ou du « roman total » correspondait à
un chemin de croix dans lequel le personnage écrivain acceptait d’être
stigmatisé, sacrifié.
Mais, si Abel incarne la figure christique capable d’accomplir le
rachat des péchés, il est permis de penser que la bibliothèque sous forme
de « tour sacrée » symboliserait, dans le songe, le temple de l’écrivain
sanctifié. Le fait qu’Abel y soit surélevé, « assis sur une pile de livres »
(Beaulieu, 2001, p. 279), évoquerait l’autel où l’on vient communier et
où Judith, à genoux, vient l’implorer. Le culte que voue Abel aux livres
et sa conception « métaphysique » de la littérature qui, à l’instar de
Bataille et Blanchot, la considère comme un Absolu, soutendent une
« survalorisation de l’écrivain, sa représentation comme prêtre voué à
la célébration du corps mystique du texte » (Pelletier, 1993, p. 9). Cette
sacralisation de l’écriture et de l’écrivain est d’autant plus visible dans
le roman qu’elle est dédoublée d’une présence importante d’intertextes
religieux (Lamontagne, 1993, p. 38). Construit autour d’un triangle
amoureux basé sur trois figures bibliques, Abel, Caïn-Steven et Judith,
le récit reprend à son compte le thème de la rivalité entre les frères et
reproduit le meurtre symbolique d’Abel. Le fait que ce dernier soit
immolé dans une bibliothèque ne fait que souligner le lien étroit entre
sa quête littéraire, marquée par le sceau de la trahison des siens, et
l’espoir que l’écriture du Grand Œuvre puisse être un salut pour l’humanité. Car, dans un monde qui refuse d’assumer sa propre obscurité,
sa culpabilité, seul l’écrivain peut se présenter comme étant le nouveau
Sauveur, la nouvelle figure sacrificielle d’une société aliénée.
Entre abymes et opacité
Loin de représenter qu’une image liée à l’intertextualité, l’allégorie de la bibliothèque semble donc être associée à une réflexion sur
le rôle de l’écriture qui lui confère, par ailleurs, un caractère sacré.
De plus, les évènements qui s’y déroulent laissent transparaître que sa
présence dans le rêve sert à représenter une série d’éléments centraux
du roman. Les thèmes de la violence, de la souffrance, ainsi que le
questionnement sur le sens réel de l’écriture s’y retrouvent convoqués.
Les contours de la culpabilité individuelle et collective de l’écrivain
sont également tracés à travers le motif obsédant du regard. La limpidité apparente de l’allégorie, liée aux canons de la poétique postmoderne, est traversée d’une série d’éléments entremêlés qui, à travers
le rêve, cherchent à être interprétés. Par conséquent, même si le texte
permet clairement d’inscrire la bibliothèque de Bibi dans une filiation
qui amalgame la mémoire de l’écrivain et l’intertextualité, un nuage
dense et opaque, formé de plusieurs strates d’écriture, semble entourer
la structure en abyme de cette représentation. À l’image du roman, qui
associe rêve, fiction et réalité, la bibliothèque de Bibi rend compte du
questionnement sur le statut de la réalité et brouille délibérément les
cartes de la réflexivité.
Bien que la bibliothèque ne constitue pas le point culminant du parcours qu’effectue la famille Beauchemin dans la conscience de l’écri-
195
La « bibliothèque de Bibi » : un rêve à interpréter?
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
vain, on peut affirmer qu’elle se situe au centre de la quête du roman,
et ce, même si la recherche du projet d’écriture, véritable mobile de
l’intrusion allégorique des siens, se poursuit dans le songe jusqu’à ce
que ceux-ci pénètrent dans la maison « du pays plus loin que l’enfance »
(Beaulieu, 2001, p. 288). C’est dans cette dernière maison, peuplée des
patriarches de la famille Beauchemin, que se cache la genèse du roman
d’Abel et c’est précisément dans ce lieu que Jos s’empare du projet de
son frère pour plaider en faveur d’une réelle transformation sociale :
…je refuse que nous soyons seulement des phrases sous la plume de
mon frère. Ce que je veux, c’est que le rêve de nous-mêmes, commencé
il y a des milliers d’années par celui qui ne savait même pas encore
qu’il s’appellerait un jour Beauchemin, s’accomplisse, non dans quelques
mots alambiqués, destinés à moisir sur une étagère, mais dans un quotidien renouvelé. (Beaulieu, 2001, p. 290.)
Toutefois, si la « cosmogonie révolutionnaire » que propose Jos
questionne le pouvoir des mots, elle s’oppose de manière encore plus
virulente à l’écrivain de la famille qui est accusé de se réapproprier
le monde de ses ancêtres pour son propre compte : « Je te volerai ton
monde, Abel, car tu es indigne de lui, ne pensant qu’à t’en servir alors
qu’il aurait fallu que tu le serves. » (Beaulieu, 2001, p. 290.) Si la littérature est accusée, c’est donc principalement l’écrivain qui est visé
et désavoué au milieu de sa collection de livres. La quête littéraire
d’Abel est certes condamnée dans le lieu où l’héritage collectif devrait
être honoré, mais l’écrivain, lui, est châtié dans sa bibliothèque, dans
le véritable lieu de son retranchement et de sa fuite perpétuelle. À la
fois emblème de l’avidité de l’écrivain, tour sacrée où il est célébré,
et inquisition où il est sacrifié, la bibliothèque témoigne ainsi de la
quête égoïste et métaphysique de l’auteur qui, envers et contre tous les
membres de sa tribu, choisit d’écrire la fange et la souffrance humaine
pour que la société cesse de les ignorer. Pour qu’enfin, dans la clarté
aveuglante de la lucidité, advienne le miracle de la beauté…
Bibliographie
BARIL, Geneviève. 2003. « Abel Beauchemin, messie, supplicié et
chevalier de l’écriture apocalyptique ». Victor-Lévy Beaulieu, un continent à
explorer. Coll. « Séminaires ». Montréal : Les éditions Nota bene, 451 p.
BEAULIEU, Victor-Lévy. 2001. Don Quichotte de la démanche.
Montréal : Éditions Typo, p. 279.
BORGES, Jorge Luis. 1994. « La Bibliothèque de Babel ». Fictions.
Trad. de l’espagnol par P. Verdevoye, Ibarra et Roger Caillois. Paris :
Gallimard, 185 p.
LAMONTAGNE, André. 1993. « Entre le récit de la fondation et le
récit de l’autre : l’intertextualité dans Don Quichotte de la démanche ».
Tangence. Vol. 41, p. 32-42.
LYOTARD, Jean-François. 1979. La condition postmoderne. Coll.
« Critique ». Paris : Éditions Minuit, 109 p.
MORENCY, Jean. 1993. « Américanité et anthropophagie littéraire
dans Monsieur Melville ». Tangence. Vol. 41. p. 54-68.
NAREAU, Michel. 2003. « L’appropriation dans Monsieur Melville de
Victor-Lévy Beaulieu. Modalités, enjeux et significations ». Victor-Lévy
Beaulieu, un continent à explorer. Coll. « Séminaires ». Montréal : Les
éditions Nota bene, 451 p.
PELLAND, Johanne. 2003. « Un navire romantique sur une
mer baroque ». Victor-Lévy Beaulieu : Un continent à explorer. Coll.
« Séminaires ». Montréal : Éditions Nota Bene. 451 p.
PELLETIER, Jacques. 1993. « Victor-Lévy Beaulieu : l’intertextualité
généralisée ». Tangence. Vol. 41, p. 7-31.
RABAU, Sophie. 2002. L’intertextualité. Coll. « GF-Corpus/Lettres ».
Paris : Flammarion, 254 p.
197
La « bibliothèque de Bibi » : un rêve à interpréter?
Mahigan Lepage
« Où furent des livres »
sur quelques villes numériques de François Bon
D
epuis trente ans, François Bon poursuit
une exploration du monde contemporain à travers les figures de l’usine — Sortie d’usine (1982), Temps machine (1993),
Mécanique (2001), Daewoo (2004) —, du paysage — Le
Crime de Buzon (1986), L’Enterrement (1992), Paysage fer
(2000) —, du rock — Limite (1985), Rolling Stones (2002),
Bob Dylan (2007), Led Zeppelin (2008) — et enfin de la
ville — Décor ciment (1988), Calvaire des chiens (1990), Un
fait divers (1993a), C’était toute une vie (1995), Parking
(1996), Prison (1997), Impatience (1998), Tumulte (2006),
etc. En regard des autres figures de l’écriture bonienne,
la ville me semble posséder un statut particulier : elle
s’inscrit dans un rapport privilégié au livre. Rapport
complexe, voire conflictuel, qui lie et oppose à la fois la
ville et le livre, renvoyés dos-à-dos comme l’avers et le
revers d’une même pièce — ce que suggère la symétrie
quasi anagrammatique des deux mots, le « v » et le « l »
Lepage, Mahigan. « “ Où furent des livres ” : sur quelques villes numériques de François Bon »,
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque, Postures, 2011, p. 199 à 214.
200
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
s’échangeant les syllabes aux voyelles fixes. Il faut voir comment l’auteur
parle, dans ses leçons de poétique regroupées sous le titre Exercice de la
littérature, de sa première confrontation intensive à la ville :
C’était à Bobigny, ces quatorze mois, au quatorzième étage d’une des six
tours de la cité Karl-Marx. Très récemment, j’ai encore été pris à partie
par un habitant, pour avoir publié dans Décor ciment une image pour
moi symbole de cette opposition dans la permanence de rituels rendus
obsolètes par la mutation dans l’occupation même de l’espace : au 31
décembre à minuit, de dizaines de fenêtres perchées jusqu’à cinquante
mètres en l’air, dans le ciel blafard de la grande ville, des gens tapant des
casseroles. Les rituels de mort, puisque je voyais d’en haut l’église dite
Karl-Marx, j’en avais mesuré l’écart et la rémanence mêlés. Mais durant
ces quatorze mois, pas d’écriture. Beaucoup de notes, et la sensation
d’un obstacle sans fissure ni faille. Si je parlais d’une perception monochrome de Bobigny, ville grise, on me répondait là-bas que je voyais
mal. M’avait beaucoup étonné, dans un appartement de cette tour, trois
étages sous le mien, qu’on ait suspendu au milieu du salon, comme dans
une ferme autrefois, un vrai fusil de chasse et le faux trophée en plastique d’un cerf.
Ce que j’éprouvais comme cassure, c’est que les outils dont je disposais
pour écrire, malgré cette remontée de la langue, malgré des outils de perception aussi aigus et forts que ce que la lecture de Proust et Faulkner nous
induisent, ne me permettaient pas l’accès au réel par quoi la phrase de
Proust ou la phrase de Faulkner se rendaient poreuse leur articulation au
monde qui faisait leur contenu même, et cette plus vieille passion chevillée au fait littéraire, par cette articulation au monde. (Bon, 2008a, p. 14.)
François Bon fait alors le constat d’une inadéquation, dans la situation
contemporaine, de la bibliothèque et du monde présent, du livre et de
la ville. Les outils hérités des livres (Proust, Faulkner…) deviennent
inopérants devant la nouvelle réalité urbaine, caractérisée par l’uniformisation de l’espace et par ce que Marc Desportes appelle le « hors
d’échelle », c’est-à-dire « ce qui prive l’habitant des marques permettant
l’articulation du sens » (2005, p. 358). Il y a, d’une part, l’univers des
représentations établies, déposées dans les livres, et, d’autre part, l’univers des représentations non établies, qui ressortissent à la ville et au
présent immédiat — comment, par exemple, les habitants de Bobigny
se représentent eux-mêmes, hommes dans la ville, en décalage de l’héritage, de la bibliothèque, de la culture. Bon découvre, en tentant pour
la première fois de faire un livre des images de la ville, que ces deux
univers ne coïncident plus.
On peut considérer la séquence des écrits urbains de Bon comme
une suite de redéfinitions du rapport entre le livre et la ville. Dans
Décor ciment, la ville est encore écrite depuis le livre : l’univers des représentations établies, c’est-à-dire la « bibliothèque » au sens figuré, prime
encore sur les représentations non établies, issues de la nouvelle réalité
urbaine, ainsi qu’en témoigne la forme faulknérienne des monologues
alternés et les références nombreuses et structurantes à la Bible. Plus
tard, Bon va instaurer un espace de dialogue entre la ville et le livre,
entre le monde présent et la bibliothèque : un espace médian où la
représentation sera mise en procès, où le « non-établi » des représentations urbaines accédera peu à peu au livre. Dans Calvaire des chiens et Un
fait divers, cet espace prend la forme d’un film en construction, alors que
dans Parking et Impatience, il se présentera comme une scène quasi théâtrale où des voix se chargent de dire la ville. Entre-temps, avec C’était
toute une vie et Prison, l’auteur aura parfaitement inversé le rapport entre
le livre et la ville, tel qu’il avait initialement posé dans Décor ciment :
c’est le livre désormais qui s’écrit depuis la ville, à partir de la parole des
citadins eux-mêmes, recueillie lors d’ateliers d’écriture 1.
Le rapport ville/livre se complique singulièrement quand apparaissent, au tournant du XXIe siècle, de nouvelles modalités de rédaction, de publication et de circulation de l’écrit. À partir de ce moment,
le livre n’est plus le seul support de l’écriture de François Bon ; il le
cède petit à petit aux supports numériques. Tumulte, qui paraîtra chez
Fayard en 2006, procède d’une expérience Internet menée pendant
un an sur le site tumulte.net. Le livre demeure l’« horizon » du projet,
mais cet horizon tend à se confondre à un autre horizon, celui de la
ville, ainsi que le suggère cette phrase inscrite quasiment à la toute
fin du texte : « Ce Tumulte touche à sa fin : les livres et les villes en
deviennent l’horizon, et les deux horizons lentement se superposent
et se confondent » (Bon, 2006, p. 437). L’auteur commettra encore un
autre livre-ville après Tumulte, à savoir L’Incendie du Hilton (2009). Il
y inscrira paradoxalement l’effacement même du livre, sa « consomption », en accordant une grande importance symbolique à un incendie
sans conséquence au Salon du livre de Montréal.
Je me pencherai ici sur quelques expériences plus strictement numériques, afin d’y observer la reconfiguration, voire l’abolition progressive du rapport du livre et de la ville. Est-il possible d’écrire la ville
en dehors de l’idée du livre ? Et y a-t-il encore place pour une « bibliothèque » dans ces « villes sans livres » qu’invente François Bon ? Ce
sont là les questions qui me guideront dans mon survol de deux villes
écrites, deux villes numériques récemment construites : Société des amis
de l’ancienne littérature (2008b) 2 et Habakuk (formes d’une guerre) (2009a) 3.
1 Pour une reconstitution plus détaillée de ce parcours, voir la troisième partie de ma thèse de doctorat, partie intitulée « Villes, ou l’envers du livre » (Lepage, 2010, p. 195-281).
2 Désormais, les références à ce texte seront indiquées au moyen du symbole SA, suivi du folio.
3 Désormais, les références à ce texte seront indiquées au moyen du symbole HA, suivi du folio.
201
« Où furent des livres » : sur quelques villes numériques de François Bon
202
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
Ce survol sera suivi d’un bref aperçu du chantier Tiers Livre (tierslivre.
net), lieu d’une expérience continue d’écriture non livresque.
Société des amis de l’ancienne
littérature : la ville comme musée
Les textes de la Société des amis… ont d’abord paru sur une base
quotidienne ou régulière sur Tiers Livre avant d’être proposés en un
bloc sur publie.net. Cela n’est pas sans importance : l’idée du livre s’en
trouve, à l’intérieur même du texte (ou des textes), déplacée, et avec
elle l’idée de la ville, qui lui est coextensive. De tous les écrits existants de Bon, la Société des amis est celui qui fait le plus de place aux
thèmes du livre et de l’ordinateur. Ceux-ci s’y trouvent hissés à égalité
du thème de la ville. Le sous-titre choisi pour la réédition du texte en
2009 est très parlant : Interrogations neuves des usages de la ville aux temps
numériques. La Société des amis interroge la ville dans le langage. Mais
cette interrogation est modifiée, étant donnée la transformation de la
conscience autoréflexive de l’écriture, laquelle ne se conçoit plus tant
comme livre que comme flux.
Le texte-titre (« Société des amis de l’ancienne littérature ») inscrit cette
opposition du livre et du flux dans l’espace de la ville :
La Société des amis de l’ancienne littérature (c’était le nom officiel) tenait
à en conserver la coutume.
On retrouvait des récits de lecteurs : c’était un gage de prestige, dans
certaines villes et certains temps, de disparaître plusieurs heures et, qui
dans une chambre, qui dans un train, qui parfois même en pleine ville,
sur un banc public, à une terrasse, de s’absorber dans une lecture sans
flux. Donc on ne recevait rien : réellement, on n’était plus dans le flux.
Les livres qui servaient à ces usages n’étaient pas aptes à recevoir le flux.
Nous avons, désormais, ces cabines hors flux. Nous avons appris combien il est bon, pour l’exercice mental, de se séparer du flux. (SA, p. 5-6.)
La temporalité du récit est complexe. La narration semble provenir
d’un futur indéfinissable. Elle évoque aussi un passé, un temps antérieur aux « temps numériques ». Pourtant, l’interrogation porte bien sur
le présent de la ville et de la littérature. En fait, il semble que le passé et
le futur permettent avant tout de détacher le présent de son actualité,
d’en faire un temps à part entière, selon cette possibilité qu’évoque
Gilles Deleuze dans Cinéma 2 : l’image-temps lorsqu’il pose la question
suivante : « le présent peut-il valoir […] pour l’ensemble du temps ?
oui peut-être, si nous arrivons à le dégager de sa propre actualité, tout
comme nous distinguons le passé de l’image-souvenir qui l’actualisait »
(Deleuze, 1985, p. 131). Bon usera beaucoup, dans sa pratique du fantastique sur support numérique, de l’imparfait comme temps paradoxal
du futur. Son fantastique n’a rien pourtant de futuriste ou de prédictif.
Il est toujours question de la ville d’aujourd’hui, jusqu’en ces aspects
les plus ordinaires et les plus quotidiens. Seulement, le présent, en se
détachant de son actualité, acquiert une sorte de densité historique,
voire archéologique, et devient, à ce titre, observable, questionnable,
mesurable.
Tant et si bien que la ville de la Société des amis apparaît comme une
sorte de musée du présent, ce que suggère d’ailleurs le titre du texte
« Le Nouveau musée mobile des coutumes urbaines » (SA, p. 159-161).
On passe d’un espace à un autre, d’un « Lieu construit pour écrire »
(p. 7-10) au « Cimetière des hommes assis » (p. 11-13), du « Café de
la mort » (p. 60-62) à cet endroit « Où furent des livres » (p. 110), qui
résume parfaitement bien, me semble-t-il, la situation de la bibliothèque dans la ville numérique :
Qu’est-ce qui reste dans une bibliothèque vide ? Et d’abord ce qu’on
installe par la question même : qu’est-ce qui reste de nous, qui avons lu
des livres, quand on les enlève ? Ou bien, de ce que portaient avec eux
les livres, mais qui désignait au-delà d’eux, que reste-il quand on les a
pris ? (SA, p. 107.)
Ainsi le retrait même du livre, la désertion de la bibliothèque, s’inscrivent en creux dans l’écriture non livresque de Bon : « Les livres avaient
disparu, mais ce qui notait le temps, le retrait, l’impératif du parcours
solitaire, se conservait dans les lumières » (SA, p. 108).
En même temps qu’elle interroge la ville, l’écriture de la Société des
amis cherche à décrypter sa propre matérialité. La ville écrite n’est plus
celle d’avant la bascule numérique. Le face-à-face simple du livre et
de la ville est brisé. Désormais, il faut composer avec toutes les pratiques du flux et du blog (« De la condition de blogueur » (SA, p. 72-75),
« Nettoyeurs de blogs » (p. 81-84)). « Nous savons ce avec quoi nous
avons rompu. La bibliothèque est générale, et non plus confinée à ces
anciens silos à livres. Vous y accédez par le flux. Le temps et les lieux
sont dans le flux, par les images, par les documents. » (SA, p. 6.) Il n’y
a plus, d’un côté, la bibliothèque et, de l’autre, le monde présent. La
bibliothèque désormais est « générale ». Elle est dans le monde, dans
l’espace-temps de la ville. « Depuis les lieux de travail, ou dans les gares,
ou bien sûr même chez soi chacun sa machine, les blogs étaient devenus
le premier partage. » (SA, p. 72-73.) L’écriture désormais circule dans le
flux, parmi les images et les mots de la ville. Les textes sont prélevés à
203
« Où furent des livres » : sur quelques villes numériques de François Bon
204
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
cette effervescence, dans une proximité au monde immédiat, à l’image
des photographies qui les accompagnent 4.
Qu’advient-il alors du livre ? Il devient un objet exposé dans le
musée de la ville. Voilà qui apparaît clairement dans le texte intitulé
« Une solution pour le livre » (SA, p. 54-57) :
C’est la solution qu’on avait retenue dans cette ville. Partout où passaient
les gens, partout où ils venaient pour les affaires, pour l’enseignement,
partout où ils venaient pour le loisir, ou la santé, près des garages, des
entrepôts, face à l’hôpital ou dans les lieux de croisements souterrains
des transports, on avait évacué ou réquisitionné ces grandes pièces éclairées qui autrefois étaient celles réservées au commerce.
On y avait mis les livres, ce qui restait des livres. Parfois, on ouvrait aux
visiteurs. Il y avait des dates fixes, selon les lieux, selon les thèmes. Alors
on venait, on étudiait, on recopiait comme aux premiers temps. (SA,
p. 54-55.)
Le livre est devenu un objet ancien (c’est le sens de « l’ancienne
littérature » du texte-titre), précieux et rare, exposé dans de « grandes
pièces éclairées » qui évoquent les salles d’un musée.
La Société des amis apparaît en somme comme une ville-musée,
un dédale de pièces et de lieux évidés (gares, cimetières, chambres,
bureaux, etc.), sans cloisons, où l’écriture circule librement. En contrepartie, Bon ménage, dans sa ville écrite, des espaces qui commémorent
les anciennes pratiques littéraires aimées (d’où le mot « ami » du titre) et
lentement délaissées (« Je ne lis plus beaucoup de livres » — SA, p. 87) :
cabines hors flux, lieux d’étude réservés, etc. Avec la Société des amis,
Bon aura gardé trace de son passage au numérique et donné à ce passage même la forme d’une ville.
Habakuk (formes d’une guerre) :
un monde sans livres
Si la Société des amis ménageait encore des îlots de figuration du livre
graphique dans les pièces de son musée urbain, Habakuk invente un
monde sans livres où la littérature, trop longtemps négligée, renaît de
la ville même tel un cri de colère, une profération :
On le savait : la guerre, là-bas, pouvait arriver ici d’un coup d’avion.
Le dérèglement, s’effectuer en une nuit. Les réseaux informatiques
avaient plusieurs fois montré leur faiblesse. Et l’économie : trop fragile. Chômeurs dans les rues. Les armes compensatoires habituelles,
usées. Les films dans les salles : plus personne. Les piles de livres sur
4 Chaque texte de la Société des amis est en effet chapeauté d’une photo couleur captant un instantané
de la ville d’aujourd’hui.
les tables des quelques supermarchés qui avaient survécu : bien de quoi
s’en moquer. Mais on l’avait répété combien de fois, qu’à tant mépriser la littérature, c’était l’équilibre global qui pouvait s’effondrer ? Trop
tard, disaient les tracts collés sur les murs. Là peut-être était la nouvelle
poésie. Des fous hurlaient aux carrefours : là peut-être était la nouvelle
parole. (HA, p. 4.)
Une « nouvelle parole » surgit, sans médiation. Elle laisse le cinéma et
les livres derrière, procède de l’extraction des signes et des intensités
de la ville : tracts sur les murs, fous au carrefour. Elle refuse toute distance au monde.
D’où son lyrisme. L’énonciation lyrique se caractérise en effet par
une absence de distanciation, parfaitement contraire à l’ironie et à
la polyphonie romanesques 5. Dans Le Roi vient quand il veut, Pierre
Michon rapporte le fait littéraire au refus d’un certain état du monde et
d’un « état des lettres au service de ce monde » (Michon, 2007, p. 17).
Évidemment, [continue Michon], ce refus d’une contemporanéité ressentie comme intolérable obstacle peut être vécu et écrit de façon massivement immédiate, se transformer en œuvre à visage découvert : c’est
la voie royale des maîtres de l’invective directe, des imprécateurs, la
vieille énonciation prophétique dont l’efficacité littéraire est souvent
la plus haute. C’est celle de Bloy, Lautréamont, Rimbaud, de Sade, ou
dans notre siècle d’Artaud, de Céline, peut-être de Beckett, de Thomas
Bernhard. Mais ils sont devenus pour nous des modèles impossibles,
antédiluviens, que la civilisation cool a désamorcés : l’uniformisation
achevée des points de vue a fait basculer leur altérité absolue dans un
vague ridicule toléré ou a suscité sur-le-champ un consensus fantôme
pour consommer leurs œuvres inconsommables (c’est ce qui s’est passé
pour Thomas Bernhard). Plus personne n’a les reins assez solides (ni le
goût d’un risible martyre) pour occuper cette place-là.
Restent les autres, moins suicidaires mais non moins radicaux, non moins
« résistants », qui ont médiatisé leur refus, l’ont déplacé ou maquillé, les
fuyards, les traînards — Genet aurait dit : les traîtres. Et aux œuvres de
ceux-là, il est toujours possible de demander conseil. Je pense notamment aux auteurs qui ont violemment tourné le dos à un certain état du
monde dont ils étaient contemporains, en ont fait une pure négativité, et
ont construit là-contre un dispositif d’écriture ancré dans le deuil d’un
autre état du monde, celui-ci déchu, le plus souvent fantasmatique, et
hypostasié, lui, comme positivité. (Michon, 2007, p. 18)
Michon s’inscrit dans la lignée des auteurs qui se détournent de l’immédiateté du monde contemporain et élèvent des médiations mémorielles. Or, Bon, avec Habakuk, se dresse au contraire frontalement
5 Voir, en complément des travaux de Bakhtine (lequel avait tendance à rejeter la poésie lyrique
précisément en raison de son manque de distanciation et de différenciation), Rabaté, 2001 [1996].
205
« Où furent des livres » : sur quelques villes numériques de François Bon
206
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
devant l’état présent du monde 6. Le nom du prophète désigne précisément cette parole « massivement immédiate » dont parle Michon et
non, comme c’était le cas dans Décor ciment, le maillon d’une chaîne
symbolique associant la ville contemporaine à la Babylone de la Bible.
Habakuk fait mentir Michon. Il fait la preuve de la possibilité contemporaine d’une parole imprécante.
La profération d’Habakuk révèle, en l’attaquant, quelque chose
comme la « peau » du monde présent, sa surface sensible et immédiate. Dans les réunions politiques auxquelles Bon assistait dans les
années 1970, on tendait à opposer la « base » et la « superstructure »
(selon une certaine lecture du marxisme) et à exclure cette dernière
du domaine de la lutte 7. Les discours militants déployaient alors une
temporalité téléologique, tournée vers l’accession à des « lendemains
qui chantent ». En revanche, les mœurs quotidiennes — qui ressortissent
au temps présent, au temps de l’aujourd’hui —, jugées superficielles ou
à tout le moins secondaires, étaient négligées politiquement. Or, Bon,
depuis Sortie d’usine, concentre au contraire son attention esthétique sur
cette surface apparemment superficielle, qui se déploie dans une temporalité présentiste. Dans Habakuk, l’enjeu politique de cette surface est
désigné au moyen d’un mot très fort, celui de « guerre » :
La guerre n’était pas, comme on l’avait pensé autrefois, dans ces armes
de destruction massive, ç’aurait été trop simple. La guerre se faisait de
l’intérieur. La guerre se faisait d’une personne à une personne, et voilà
quels en étaient les signes. Les magasins, comme devenus tristes : les
viandes, sous plastique, méfiance. Les fruits et légumes : origines douteuses, méfiance. Les choses emballées, les mêmes en tous pays, et le
pain mou dans son emballage, c’est comme ça qu’on les avait réduits
à ça. Fermez les yeux : on entendait la ville gronder, bien sourdement.
On marchait dans les tunnels. On examinait les voitures, et pourquoi
elles allaient si vite, trop vite. Les têtes qu’on ne connaissait pas : preuve
de la guerre. Ces bizarreries sous musique mièvre qu’ils vous mettaient
partout : preuve de la guerre. Ces files devant les salles où on retirait un
numéro avant le guichet : preuve de la guerre. L’inquiétude maintenant
était sensible. La guerre avait commencé, et on ne savait pas les formes
de la guerre. (HA, p. 4-5.)
Ainsi le combat politique ne passe plus par les grandes explosions
(« ces armes de destruction massive ») ou les grands soulèvements, mais
6 Avant de le publier sous son propre nom, l’auteur a fait paraître ce texte sur publie.net sous le pseudonyme même d’Habakuk et sous le titre Profération contre l’état du monde et de soi-même.
7 Voir ces phrases inscrites au début de la biographie de Bob Dylan : « On nous apprenait dans nos
réunions politiques que l’histoire avait un substrat, le conflit du capital et des usines. Ce vieux
champ persiste, toujours terriblement douloureux. Et qu’en surface il y avait ces vents malléables
des idéologies, les mœurs qui en étaient le reflet. On s’est réveillés un peu tard, dans un monde où
la consommation à échelle mondiale, le statut de l’image, la distraction devenue industrie avaient
déjà tout retaillé pour nous conduire en douceur » (Bon, 2007, p. 10).
par l’ordinaire et l’immédiat des magasins, des supermarchés, des voitures, des musiques, etc. « La guerre se faisait de l’intérieur » : dans
le domaine du subjectif, du comportement, du sensible (« L’inquiétude
maintenant était sensible »). Interroger les « formes » de la guerre, c’est
élire le domaine esthétique comme terrain de bataille politique.
La nouveauté d’Habakuk ne tient donc pas au territoire esthétique
arpenté — le même depuis Sortie d’usine —, mais à la radicalité avec
laquelle Bon y repousse toute forme de médiation matérielle de la
parole. Une recherche plein texte du mot « livres » (au pluriel) dans le
fichier en format PDF d’Habakuk révèle plusieurs occurrences apparentées : « Moi je n’ai même pas besoin des livres : je les déplie dans mon
souvenir et en déroule les figures, les grimaces, les landes, les splendeurs » (HA, p. 6-7) ; « Le son que je cherche c’est ici, et ces villes où je
marche, non plus dans les livres » (p. 13) ; « On s’est débarrassé, nous,
des livres, par les lire » (p. 14) ; et ainsi de suite. L’héritage, « l’ancienne
littérature » sont tout entiers transposés dans le mental et dans la bibliothèque générale et active, dans la ville et le flux. Ainsi :
Et qu’importe après tout si l’étendue globale des mots, au lieu de se
concentrer dans quelques lieux — celui où tu travailles par exemple (ce
sera aujourd’hui de 11h à 20h avec pause d’une heure) — était cette façon
de repeindre désormais la surface entière du monde ? Il se passait des
événements étranges. On nous refusait les mots matière. On voulait des
mots qui circulent de l’un à l’autre. Même ces blogs, journaux, correspondances et lettres, progressivement finis. Les mots ne devaient pas
avoir de trace. On les déversait là, c’était plaisant, ils glissaient les uns
sur les autres, se répondaient. Jamais de moment qu’on effleurait du
doigt la machine, que surgissait l’écran, et que d’autres mots ne soient
pas déjà présents, pétillants, appelant réponse. (HA, p. 111.)
Plus de « mots matière », plus de « trace », mais ces circulations, ces glissements, ces surgissements de l’écriture à « la surface entière du monde ».
Habakuk précipite la bascule matérielle de la parole écrite. Même les
blogs, alors, sont déjà jugés trop restreints. Bon rêve, pour dire le monde
et la ville, d’une parole absolument libre, sans attache, sans mémoire
autre que vive et présente. Dans son essai sur la littérature romantique,
Jacques Rancière rappelle que l’écriture — ou, comme il l’appelle, la
« parole muette » — est associée, depuis les Grecs, à la démocratie. C’est
d’ailleurs pourquoi Platon s’en méfiait :
[C]e mutisme même rend la lettre écrite trop bavarde. N’étant pas guidée par un père qui la porte, selon un protocole légitime, vers le lieu où
elle peut fructifier, la parole écrite s’en va rouler au hasard, de droite et
de gauche. Elle s’en va parler, à sa manière muette, à n’importe qui, sans
pouvoir distinguer ceux auxquels il convient de parler et ceux à qui cela
ne convient pas. (Rancière, 1998, p. 81-82.)
207
« Où furent des livres » : sur quelques villes numériques de François Bon
208
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
L’errance et la dissipation de la parole écrite ne s’aggravent-elles pas
dans les univers numériques ? Les mots ne se laissent plus même enfermer dans les livres. Ils « pétillent » (pour reprendre le mot de Bon) sous
les yeux de n’importe qui, à tout moment et en tous lieux.
La parole matérialisée — le livre —, après avoir été exposée dans
le musée de Société des amis de l’ancienne littérature, est définitivement
éliminée, « blanchie » pour ainsi dire, à l’intérieur d’une écriture dématérialisée, circulatoire et fluide. L’idée du livre progressivement s’estompe. Restent, de l’autre côté, la ville, ainsi que la nouvelle parole
démocratique qui y ressortit.
Tiers Livre :
continuité de l’écriture non livresque
La nouvelle écriture qu’Habakuk proclame n’est pas une prédiction :
elle existe déjà. Toute une partie du travail littéraire de Bon demeure
invisible à ceux pour qui la littérature se réduit encore au livre, numérique ou non. J’évoquerai, pour finir, une partie de ce travail, à savoir
la portion désignée sous l’appellation de Tiers Livre.
Tiers Livre, c’est d’abord le site Internet personnel de Bon (tierslivre.
net). Le titre rabelaisien est bien choisi. Le mot « livre » y est d’emblée
déplacé comme autre, comme « tiers ». La page d’accueil de Tiers Livre
revêt depuis quelques années les apparences d’une sorte de tableau ou
de registre aux rubriques multiples. Le « blog-journal » s’inscrit dans
la continuité d’une présence Internet amorcée dès 1997 (au moment
où j’écris 8, la rubrique s’intitule : « Tiers Livre, depuis 1997 »). Cette
rubrique mêle chroniques littéraires, réflexions sur l’Internet et le
numérique, prises de position sociales, ainsi que d’autres contenus
relevant du domaine public. Les « Carnets du dehors » (anciennement
« le Petit journal ») recueillent pour leur part des écrits et des images
plus personnels et plus quotidiens. On trouve aussi une rubrique pour
« les Brèves & liens » et une autre pour les commentaires de lecteurs
(« À vous de dire »). Une rubrique assez récente, aujourd’hui nommée
« Publie.net, actu, infos », recense par ailleurs les actualités de la coopérative d’édition publie.net.
Symétriquement aux « Carnets du dehors », il y a enfin les « Carnets
du dedans ». Cette rubrique était anciennement appelée « Tiers Livre,
Face B » 9, appellation qui avait l’avantage d’indiquer un envers du livre,
8 Ces notes ont été prises au mois de juillet 2010. Le site étant en constante transformation, je ne fais
que saisir une photographie du moment.
9 D’ailleurs, l’URL des « Carnets du dedans » en garde trace : http://www.tierslivre.net/faceB.
du Tiers Livre. Cela demeure en tout cas un espace de contingence,
d’imprévisibilité et d’inchoativité de l’écriture, en phase avec l’« atelier
intérieur » de l’auteur. On y trouve un ensemble de « registres des activités » : « registre des lectures », « registre des écoutes », « registre des
notes sur “ écrire ” », « registre de la vie numérique » et « registre des
improvisations ». Sont aussi regroupés ici les « haines, dédains, colères »,
les « rêves, étrangetés », les « guerres, louanges, deuils » (ces rubriques,
comme toutes les autres d’ailleurs, sont régulièrement modifiées et
reconfigurées). Les « Carnets du dedans » recueillent des notations et
des observations ponctuelles et parfois inavouables. Ils laissent place au
déstructuré, au déconstruit qui s’impose souvent en amont du récit ou
de la forme. Cela dit, on y trouve aussi des écrits très construits. Ainsi,
par exemple, cette expérience récente appelée « Buffalo » et sous-titrée
« exercice d’une variation quotidienne sur la construction d’une ville
écrite ». Pendant trente-trois jours, soit du 10 avril au 12 mai 2010, Bon
a produit quotidiennement un morceau d’écriture à partir de photos de
villes américaines de la région des Grands Lacs prises à vol d’oiseau.
Dans la première variation (« cette ville | 001, stries, parking »), on lit :
Tu avais donc décidé d’écrire chaque jour d’un détail de cette ville.
Tu avais décidé que c’était une ville totale. Tu savais qu’il s’y rejouait
le monde tout entier, là, dans ce parking pour l’instant vide, et là tout
aussi bien, dans ces routes de ciment peint qui striaient l’espace, où les
véhicules marchant en parallèle s’ignoraient, et bientôt divergeraient. Tu
savais que c’était infini : le livre ne t’intéressait plus, mais l’explication
des images et du monde, oui 10.
Les « Carnets du dedans » accueillent ainsi une écriture dite « infinie »,
non limitée à l’espace du livre. La numérotation — 001, 002, 003, etc. —
suggère la possibilité d’une continuation, au moins jusqu’à 999 ! À un
certain moment, l’auteur a proposé sur son site une mosaïque des photographies-sources de l’expérience. En cliquant sur l’une d’entre elles,
on passait au texte associé. Bon développe ainsi, avec le projet Buffalo,
une technique littéraire du type « Google Earth », la saisie aérienne des
images du monde urbanisé s’alliant à un usage dense de l’écriture sur
support numérique.
Tiers Livre est enfin le nom donné à une présence Internet qui
dépasse le blog ou le site lui-même. Des milliers de personnes suivent
Bon sur les réseaux sociaux Facebook et Twitter, qui prolongent Tiers
Livre (la page publique de l’auteur sur Facebook s’appelle « François
Bon | Tiers Livre »). Et l’on est bien forcé, à l’usage, d’accepter comme
éventuellement littéraires certains statuts de cent quarante caractères,
10 Voir http://www.tierslivre.net/faceB/spip.php?article69 (page consultée le 10 juillet 2010).
209
« Où furent des livres » : sur quelques villes numériques de François Bon
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Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
lorsqu’il s’agit de proses ultra-brèves à la manière de Daniil Harms (un
auteur auquel Bon fait souvent référence en ces matières 11).
Avant la bascule numérique, l’écriture du présent urbain naissait du
sein de l’opposition ou de l’inversion du livre et de la ville. Maintenant,
le livre s’est retiré pour ne plus occuper qu’un espace restreint dans
l’étendue non bornée des circulations de l’écrit, où les usages littéraires
du langage peuvent aussi se déployer. Alors l’écriture de Bon, à l’image
de la ville qu’elle construit petit à petit, recouvre des espaces de plus
en plus vastes du monde contemporain. Dans le conflit qui opposait
la bibliothèque — l’univers des représentations établies et héritées —
et le monde présent — l’univers des représentations non établies, non
déposées —, il n’y a finalement pas de partage simple. Le mot « bibliothèque » continue de signifier en dehors des « silos à livres » pour indiquer une mémoire de la littérature active, fluide, partout accessible,
autrement dit : une mémoire inscrite dans le présent même du monde.
On assiste en somme à une sorte de confusion de la bibliothèque et du
monde présent, de telle sorte que les représentations non établies, les
représentations de la ville d’aujourd’hui en particulier, rejoignent le
domaine de ce qui est considéré comme « littérature », en dehors du
champ du livre.
11 Voir par exemple Bon et Lepage (à paraître).
Bibliographie
BON, François. 1982. Sortie d’usine. Paris : Minuit.
_______. 1985. Limite. Paris : Minuit.
_______. 1986. Le Crime de Buzon. Paris : Minuit.
_______. 1988. Décor ciment. Paris : Minuit.
_______. 1990. Calvaire des chiens. Paris : Minuit.
_______. 1992. L’Enterrement. Lagrasse : Verdier.
_______. 1993. Temps machine. Lagrasse : Verdier.
_______. 1993a. Un fait divers. Paris : Minuit.
_______. 1995. C’était toute une vie. Lagrasse : Verdier.
_______. 1996. Parking. Paris : Minuit.
_______. 1997. Prison. Lagrasse : Verdier.
_______. 1998. Impatience. Paris : Minuit.
_______. 2000. Paysage fer. Lagrasse : Verdier.
_______. 2001. Mécanique. Lagrasse : Verdier.
_______. 2002. Rolling Stones : une biographie. Paris : Fayard.
_______. 2004. Daewoo. Paris : Fayard.
_______. 2006. Tumulte. Paris : Fayard.
_______. 2007. Bob Dylan : une biographie. Paris : Albin Michel.
_______. 2008. Rock n’ roll : un portrait de Led Zeppelin. Paris :
Albin Michel.
_______. 2008a. Exercice de la littérature. Éditions numériques
Publie.net, http://publie.net/tnc/spip.php ?article29
_______. 2008b. Société des amis de l’ancienne littérature. Éditions numériques Publie.net, http://publie.net/tnc/spip.php ?article192
_______. 2009. L’Incendie du Hilton. Paris : Albin Michel.
_______. 2009a. Habakuk (formes d’une guerre). Éditions numériques
Publie.net, http://publie.net/tnc/spip.php ?article242
211
« Où furent des livres » : sur quelques villes numériques de François Bon
212
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
BON, François et Mahigan LEPAGE. À paraître. « Palper en creux ».
Entretien réalisé le 22 janvier 2008 à Paris, à paraître en 2011 dans
un livre d’entretiens sur la biographie préparé par Robert Dion et
Frances Fortier. Québec : Éditions Nota bene.
DELEUZE, Gille. 1985. Cinéma 2 : l’image-temps. Coll. « Critique ».
Paris : Minuit.
DESPORTES, Marc. 2005. Paysages en mouvement : transport et perception de l’espace, XVIII e-XX e siècle. Coll. « Bibliothèque illustrée des
histoires ». Paris : Gallimard.
LEPAGE, Mahigan. 2010. « François Bon : la fabrique du présent ».
Thèse de doctorat. Montréal : Université du Québec à Montréal,
Département d’études littéraires.
MICHON, Pierre. 2007. Le Roi vient quand il veut : propos sur la littérature. Paris : Albin Michel.
RABATÉ, Dominique (dir.). [1996] 2001. Figures du sujet lyrique. Coll.
« Perspectives littéraires ». Paris : Presses Universitaires de France.
RANCIÈRE, Jacques. 1998. La Parole muette : essai sur les contradictions
de la littérature. Coll. « Littératures ». Paris : Hachette.
Robert M. Hébert
Postface
pyroflexions sur absence d’incendies
Chaque maison ou chaque livre brulé éclaire
le monde ; chaque mot supprimé ou expurgé
résonne sur toute la terre d’un bout à l’autre.
[Emerson, Essais, « Compensation », 1841, tr. S.
Laugier et C. Dufour.]
Parler parler parler avec une loquacité
de lance-flamme.
[Aquin, Trou de mémoire, 1968 — exemplaire
dédicacé à X et acheté d’occasion au Colisée
du Livre.]
Entrée en matières combustibles
Q
u’il y a-t-il de commun entre Montréal,
Sarajevo et Pékin ? Rien à première vue
ou quelques liens… Pierre Vallières
brulant ses dernières énergies pour
une illumination à Sarajevo ? Ou peutêtre l’implantation du Cirque du Soleil
en Chine via Macao ? La balkanisation tranquille du
Canada ajouterait une voix ancienne… Le nouveau
péril jaune d’un hypercapitalisme planétaire, jouets de
pacotille ? Mieux encore, ces trois villes ont accueilli un
Hébert, Robert M. « Postface : pyroflexions sur absence d’incendies », Interdisciplinarités / Penser
la bibliothèque, Postures, 2011, p. 215 à 224.
216
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
jour la torche des Jeux olympiques. Indéniable, on brule… H. rumine
ainsi un commencement de texte, rassemble livres et documents qu’il
a rapportés de sa bibliothèque de bureau. Une jeune amie rencontrée
au café Le Placard lui demande une participation, si jamais… « Lieu
et non-lieu du livre ». Rien que cela ! H. avait regardé le ciel et le
plafond… La taupe songeait à un projet en souffrance. Pourquoi ne
pas saisir l’occasion ? D’une rêvasserie à son inscription matérielle,
incandescente, publique. Voilà donc, on recommence : qu’y a-t-il de
commun entre Montréal, Sarajevo et Pékin ? D’abord, ce fut, ce sont
des capitales d’immenses pays ou d’une petite république… (Canada,
Chine, Bosnie-Herzégovine de façon récente.) Ce furent aussi, par leur
importance en tant que sièges de gouvernement, dans une géographie très précise, singulière, les lieux d’une « biblioclastie » archaïque,
toujours actuelle, « libricides », autodafés hautement symboliques : la
destruction par le feu du Parlement et de sa bibliothèque à Montréal
(1849), le sac du Palais d’été près de Pékin (1860) et le bombardement
de la bibliothèque nationale et universitaire de Sarajevo (1992), dont
les photos ont fait le tour du monde. Guerres civiles, larvée, issue
de la Conquête, ou militaropolitiquement ouverte en Yougoslavie,
expédition punitive des deux puissances France et Angleterre dans la
seconde guerre dite de l’opium en Chine. Les sereines bibliothèques
et les pavillons d’art sont aussi des objets de haine spécifique au cœur
même de ladite civilisation. Quant à l’intérêt mémoriel de chaque
évènement, c’est selon la profondeur ou non des traces psychiques et
de leur métamorphose. Chaque destruction contient une multitude
d’incendies passés et virtuels, elle ne détruit pas ce qu’elle anéantit.
Rien n’est jamais vraiment éteint… Par ailleurs, le spectacle de l’autodafé inspire, peut toujours lancer un message, voilà le risque : conquérants, inquisiteurs en mal de pureté, petits messies, écrivains volontiers
créateurs, librairies en protestation, vaincus de l’histoire acculés à leur
propre immolation… Enfants naturellement curieux. Pyromanie littéraire, vaste sujet… Là-dessus, H. se sent soudainement paralysé, aussi
gauche que s’il écrivait avec un crayon de pyrogravure branché sur une
lourde batterie Motomaster dans son sac à dos. L’image fait-elle même
sens ? Enfin, pour un devoir d’enthousiasme ! Il faut assumer, essaimer
quelques étincelles à partir de quatre récits agrégés à un certain tempo
d’hallucination, points de suspension comme des bouts de mèches…
Depuis l’année de la terreur
Montréal au printemps 1849, cinquante mille habitants en majorité
anglophone… Depuis cinq ans, Montréal est la capitale du CanadaUni. Premier gouvernement responsable mis à l’épreuve. Le premier
ministre Louis-Hyppolite Lafontaine a réussi à rétablir l’usage de la
langue française dans les documents du Parlement, l’amnistie générale a été accordée aux patriotes de 1837-1838… Est proposé le Bill
d’indemnité envers les personnes victimes de la répression et le gouverneur général Lord Elgin a le courage de le sanctionner le 25 avril.
La Gazette appelle alors les torys au combat. Outrage à l’Empire et aux
conquérants. On accourt vers le Parlement sis au marché Sainte-Anne.
C’est l’émeute. Pierres, œufs pourris, jeu de torches. Sorte de Quebec
bashing. Le bâtiment est incendié, y compris les deux bibliothèques de
l’Assemblée et du Conseil législatif, conservant au total près de 23 000
volumes plus des documents d’archives. Évènement que l’historien
Garneau a appelé « notre désastre d’Alexandrie », suivi de quatre mois
de terreur, incendie d’hôtels, agressions diverses sur députés, saccages,
etc 1. Au loin, réaction de Carlyle, penseur de héros et pamphlétaire, se
moquant des marbres d’Elgin la Buche-canadienne et des décombres
bien mérités du Parlement. Mollesse du nouveau Downing Street…
Année de grâce 1849, en ces temps-là : l’Institut canadien fête ses cinq
ans d’existence ; les enfants Louis, Paul et Friedrich n’ont pas encore
atteint l’âge de raison ni le destin de leurs noms propres, Riel, Verlaine,
Nietzsche, et qui vont jouer avec le feu… Beaucoup de congrégations
françaises immigrent au Bas-Canada à la demande de l’évêque Ignace
1 Évènement et contexte sociopolitique sont documentés dans Gilles Gallichan, Livre et politique au
Bas-Canada 1791-1849, Québec, Septentrion, 1991, pp. 318-323 ; les ch. XII-XIII sont consacrés au
contenu de la bibliothèque parlementaire ; Gaston Deschênes, Une capitale éphémère. Montréal et les
évènements tragiques de 1849, Québec, Septentrion, 1999. Amédée Papineau écrira : « Acte inouï
dans l’histoire d’aucun peuple civilisé ! », p. 139.
217
Postface : pyroflexions sur absence d’incendies
218
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
Bourget, « artisan de l’identité nationale » et que l’on semble vouloir
réhabiliter aujourd’hui. Dans la décennie qui suit, la capitale canadienne
se déplace vers une bourgade tranquille à l’ouest, Bytown-Ottawa. Et se
poursuit l’exode des familles canadiennes vers la Nouvelle-Angleterre
au sud. Saisit-on la géographie de ces mouvements giratoires ? Béance
aliénée, déplacement d’utopie, centrifugisme. Actuels… Et une autre
bibliothèque sera bientôt vouée aux flammes de l’enfer par le clergé
ultraromain : celle de l’Institut canadien dès 1858 (tendance libérale
et rouge) avec plus de 4 000 ouvrages, sans compter journaux et périodiques… Une bibliothèque n’est pas seulement un lieu de lecture, mais
aussi un lieu où l’on apprend à oser penser. Librement, par contamination des écritures… Censure, Index, admonitions ecclésiastiques jusqu’à
l’affaire Guibord. Dévotions populaires, exhibitionnisme ultramontain
et triomphe sur la société moderne via le fameux Syllabus. Affaire ellemême enterrée et refoulée pendant plus d’un siècle et qui relève d’une
nouvelle guerre civile entre Canadiens français. Ceci est une autre histoire à radicaliser sous le ciel de saint André des béquilles et du placébo national. Que le thaumaturge pardonne l’impie… De l’année de
la terreur, deux restes sont inscrits dans l’espace topographique de
Montréal : la maison du premier ministre Lafontaine elle-même prise
d’assaut le lendemain, aujourd’hui sur la rue Overdale, ainsi que le
pavillon Alfred-Perry de l’hôpital Douglas (anciennement « Protestant
Hospital for the insane »), nom du commerçant et pompier « incendiaire » devenu philanthrope par la suite…
Vers l’universelle participation
aux cendres
À l’ouverture de la Grande Bibliothèque, il y a plusieurs années, H.
emprunte au hasard l’ouvrage de Lucien X. Polastron, Livres en feu.
Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques (Denoël, 2004), une nouveauté sur les étals du 3e étage. Véritable répertoire de la folie humaine
dans la longue durée… des diverses destructions, d’Alexandrie jusqu’à
Bagdad et la récente guerre d’Irak sans oublier divers dommages en
temps de paix. Un hic, cependant. Aucune mention de l’incendie criminel du Parlement canadien. Situation soudainement étrange : le nom
de Lord Elgin est mentionné à la page 130, mais à propos de l’incendie
du Palais d’été à Pékin dont il fut responsable (alors haut commissaire),
le 18 octobre 1860, après un épisode de pillage, et dont l’effet terrorisant aboutira une semaine plus tard à la signature de la convention
de Pékin, humiliante pour l’Empereur Xianfeng. L’historiographie tendance maoïste se l’est rappelée. Ironie du sort, Lord Elgin, gouverneur
général des Indes, est enterré à St. John in the Wilderness hindoue,
Dharamsala… Rien donc sur la wilderness canadienne 2. Puis vient de
paraitre un autre répertoire, Fernando Báez, Histoire universelle de la
destruction des livres (Fayard, 2008). Dans cette somme dévastologique,
rien de rien. Sentiment personnel d’inexistence sur 500 pages. Même
pas une note en bas de page dans le concert ignifuge de l’humanité,
mais sont mentionnés, par exemple, les cent exemplaires de Harry
Potter brulés au Nouveau-Mexique… Que représentent les 23 000
livres d’un Parlement ? H. rumine en désespoir de cause. Paradoxe
quasi comique, cette concurrence statistique des livres et papiers combustibles. Espérer un palmarès ? Faudrait-il dessiner un thermomètre
des magnitudes ? Réclamer sa part d’universalité à travers la violence
fondatrice et taboue, celle d’une guerre coloniale entamée à la torche
au XVIIIe siècle (petits coups, raids)… Et si la prophétie de Emerson n’a
pas eu lieu, la tradition historiographique québécoise en est peut-être
responsable. Blanc de mémoire de nègres blancs. L’Amérique française
regorge de cas : déportation, vestiges de rébellions, résidus d’utopies,
pseudo-identités tronquées, tourments alphabétiques toujours béants,
absolument universels. L’universalité ne trône pas en dehors, en surplomb, elle git à travers les débris du lieu. Universelle violence : le
monde des valeurs en tant qu’échappées locales. H. entend tous les cris
des vaincus, l’entrelacs des cendres communes contre tous les systèmes
de pensée abstraite. Comment alors penser compensation ? Surgit une
pensée folle, enfantine… Que peut faire la flamme d’une allumette sous
la dernière page de garde de Livres en feu, là où il n’y a pas de texte ? Un
petit trou noir, un stigmate, la trace mnésique du titre et du sujet. Ou
peut-être va-t-il insérer quelques sépales d’Iris versicolore et une feuille
d’érable dans l’ouvrage de Polastron, acheté à cinq exemplaires par le
service d’acquisition de la Bibliothèque et Archives nationales. Cinq
fois l’absence ! Avec l’argent des contribuables. No tax without representation, clamait le vieux Benjamin. Ce sera là la participation volontaire
d’un chercheur autonome. Et dire quelques exemplaires seront peutêtre bazardés, liquidés au nouveau marché du livre sis cette année dans
le hall d’entrée…
D’un reste à ciel ouvert
24 septembre 2010, deuxième visite à la maison de sir Lafontaine.
Découpures d’un journal dans la poche 3. H. est armé d’un parapluie
2 Sur les objectifs de la campagne Angleterre-France et la responsabilité de Lord Elgin, commencer
avec R. Bourgerie et P. Lesouef, Palikao (1860). Le sac du Palais d’Été et la prise de Pékin, Paris, Economica, 1995 ; sur un autre mode, Erik Ringmar, « Liberal Barbarism and the Oriental Sublime : the
European Destruction of the Emperor’s Summer Palace », Millenium, vol. 34, 2006, pp. 917-933.
3 Il s’agit des articles (avec photos) de Norman Lester, « Sauvons la maison Lafontaine, mais érigeons
aussi un monument à Lord Elgin », Le Devoir, 1er avril 2006, et Anne Shields, « La maison La Fontaine n’intéresse pas Québec », Le Devoir, 19 aout 2006. Puisqu’on ne peut attendre aucun geste de
la part d’Ottawa, le pic des démolisseurs est donc aux aguets de l’héritage...
219
Postface : pyroflexions sur absence d’incendies
220
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
et de son vieil Olympus Epic. Température maussade. Métro GuyConcordia. Marcher au sud du boulevard René-Lévesque (ex-Dorchester) jusqu’à la rue Lucien-L’Allier. L’ilot Overdale fait aujourd’hui
l’envie des promoteurs immobiliers. Paysage plutôt désolé, gratte-ciels,
quelques terrains de stationnement… Existe-t-il à Montréal un patrimoine politique à très haute charge symbolique, hormis les statues de
héros et monuments posthumes ou les futures fouilles archéologiques
sous le stationnement de la place d’Youville, vestiges de l’invisible
Parlement ? Non… En piteux état, le cube Lafontaine est drôlement
visible… Im Raume lesen wir die Zeit, « dans l’espace nous lisons le
temps ». Belle formule de Ratzel reprise récemment par l’historien
voyageur Karl Schlögel… Maison placardée derrière un garage et une
brochetterie. H. s’approche lentement, quelques jeunes avec caméras
sont déjà sur le lieu. Il fait le tour, examine, touche les entailles de la
façade, photographie graffitis et pièces calligraphiques sur les quatre
murs, cannettes de bière, condoms, sacs de plastique, tissu déchiqueté.
Le feu de la fornication ? H. revient vers les étudiants. Têtes sympathiques, style Xavier Dolan.
— Nous avons eu la même idée !
Silence. Il comprend qu’ils ne savent pas, ne connaissent pas l’histoire
de ce lieu très glauque ! Petit cours : tentatives de mise à feu le 26 avril
1849, lendemain du grand autodafé, écuries incendiées, bibliothèque
du premier ministre saccagée, agressions diverses. Lieu important.
— Ça parait pas ! (En effet.)
— Qui est La Fontaine ?
Celui qui a donné son nom au parc et au pont-tunnel, si achalandés. H.
ne mentionne pas l’hôpital psychiatrique, ce serait compliqué à développer en association avec l’hôpital Douglas ; méconnue, la maison
réelle demeure là, en trop, hébétée, outrage schizoïde…
— Ça va donner de la valeur à notre film.
Ok… une jeune comédienne à la tête enrubannée s’assoit sur une
chaise. Très expressionniste. Mais qui ferait un film sur l’année de la
terreur ? Et comment s’intitulera l’essai ?
Mort d’une saison. Pas possible ! En quelle langue ?
— Y a pas de son, c’est un film muet.
Le mutisme comme solution à la diglossie fondatrice. Rires. H. les
salue en leur disant que tout tient au montage…
— Souvenez-vous, Eisenstein, Murnau.
Souriant, un jeune homme lève le pouce… Il remonte vers la rue SainteCatherine près de Crescent, se rappelle d’une image précise dans un
restaurant A&W, lui retour d’Europe en septembre 1973. Inscrit sur une
lourde tasse de café avec anse : « The difference is delicious. » Déridant,
en effet. Souvenirs de la librairie d’occasion Cheap Thrills qu’il fréquentait, assez branchée avec microsillons, jazz, littérature américaine… Il
vadrouille jusqu’à la rue Sherbrooke que N. Lester a proposé de renommer rue Elgin. La pluie recommence. Il prend l’autobus qui porterait
forcément ce même nom. Mais il n’y aura jamais de bus Elgin à Pékin, le
fleuve bleu a la mémoire longue, rien n’est éteint…
Jouer avec le feu
dans une belle bibliothèque
C’est le plus grand succès du millénaire, inespéré, qui transcende la
révoltante politicaillerie des élites et la componction d’une commission
sur les accommodements raisonnables. Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Merveilleuse. Voilà donc, H. campe devant les terrasses de lecture (niveau 1) qui séparent les deux « chambres de bois »,
référence au premier roman d’Anne Hébert dont les architectes se sont
inspirés. Clayettes de bouleau jaune, l’un des emblèmes du Québec.
Apaisant, et beaucoup de jeunes grattant leur portable branché sur le
cyberespace. Hygiénique navigation. Mais il y a deux atmosphères
très différentes dans les chambres : régime diurne à la collection universelle de prêt, vivante, colorée, aires de travail lumineux, et régime
nocturne à la Collection nationale, assez froid. La mémoire aidant, H.
se retrouve lui-même environ cinq mètres au-dessus du dépotoir où il a
acheté un jour un exemplaire de Trou de mémoire d’Aquin. Car l’espace
physique de la Grande Bibliothèque chapeaute, on l’oublie, l’ancien
Colisée du Livre qu’il a longtemps fréquenté entre 1984 et 1993, que
certains usagers-libraires appelaient « le gros intestin ». Bandes publicitaires dans chaque vitrine : liquidation de livres. Destin des fonds
de congrégations, séminaires, établissements pénitentiaires, catholica,
canadiana, underground kébécois, bibliothèques personnelles, ménages
d’auteurs. Le tout sous les divers tsunamis atlantiques… Illumination
d’antan. H. sent que ses idées commencent à fuir. Fuite devant quelque
chose d’incontrôlable et qui lui fait peur : « introduire le lance-flamme
en dialectique », écrivait Aquin le Canadien errant 4. H. pénètre main4 Variante pyromane. À propos de Prochain épisode dont l’incipit demeure saisissant « Cuba coule en
flammes au milieu du lac Léman… », Aquin voulait « inciter à lire ce livre et à le bruler aussitôt
après, de telle sorte que vos amis doivent aussi se le procurer », Point de fuite, Montréal, CLF, 1971,
221
Postface : pyroflexions sur absence d’incendies
222
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque
tenant dans la caverne nationale. Trou clair-obscur dans son écrin de
bois, sérénité inodore presque mortifère. Plafond de béton comme un
ciel fermé. Ralentissement des gestes, personnel genre componction.
Certes, un saint des saints pour l’érudit, le libraire pointu, livres rares,
épuisés. Également dépotoir du dépôt légal depuis 1968… Manquent
à l’appel plusieurs revues éphémères ou non, une brochure artisanale. Pour chaque auteur, esse est percipi… Lieu ou non-lieu propice à
la recherche entre chien et loup, celle du feu sacré de la réflexion. Mais
réfléchir sur, avec quoi ? Poids enténébrant de l’histoire et de la littérature dite universelle. Comment faire table rase des héritages hétérogènes, faire une brèche ? Lire pour oser écrire, ne plus réciter sa vulgate
académique, son nouveau bréviaire… H. rumine, rêvasse, papillons
verts des lampes… Prométhée dans la province, torches de pin et de
résine, incendiaires, nuptiales, olympiques, funéraires. Les détecteurs de
fumée ne détectent pas le travail de l’histoire ni le sang de l’écriture dans
les pâtes et papiers… Derrière lui, revenants de papier mâché, squelettes
tassés dans le système Dewey. Quand le doigt court sur les cotes et les
indices du classement dans la bibliothèque, la pensée survole tous les
chaos primitifs, protéiformes : richesse inclassable… « N’éteins pas l’allumette avant d’avoir allumé la bougie » (proverbe créole). La lanterne à
bougie du lecteur ou la fière chandelle d’un créateur en fête ? Puis boum,
il entend la détonation d’une arme à feu. Qu’est-ce encore ? La cervelle
d’Hubert Aquin, le long des volets de bois, neige aux reflets noirâtres…
Silence. Il est dangereux de filer les métaphores dans une bibliothèque
nationale, mais aujourd’hui il y aura relâche : absence d’incendie…
Coda
La connaissance en tant que flux d’informations et de biens immatériels inodores mais lisibles sur des millions d’écrans est-elle un produit
ignifuge ? Vieille taupe habituée aux poussières d’archives, H. l’ignore.
Mais il sait que le temps a toujours raison, déjouant les subterfuges
du progrès technologique, et que les êtres humains brulent aussi de
ce qu’il en est de leur incarnation, leur entrelacs généalogique, leur
interstice hic et nunc. Penser non pas seulement avec sa galaxie de neurones annexée à des prothèses de mémoire via Internet, mais avec ses
poumons et ses pieds d’argile… Qu’il y a-t-il de commun aujourd’hui
entre Montréal, Pékin et Sarajevo ? H. ne sait plus. Oubli actif agrégé
aux musiques du monde dans un café, à la magie des lanternes au
Jardin botanique, avec quelques enfants. Déjà la neige en ce jour
d’Halloween. Le ciel transpose sur un tain bleuâtre la conscience de
p. 32. Ainsi le lance-flamme amicalement proposé permettrait-il d’échapper, à court terme, au
pilon de l’oubli dans les entrepôts de l’éditeur ou du distributeur.
son propre désert, infiniment, sa propre étrangeté par-delà tous les fallacieux cosmopolitismes. Plutôt les météorologiques. Si le monde n’est
pas fait pour aboutir au beau Livre ni à l’utopie Bibliothèque, chaque
livre de connaissance et de désir, chaque opuscule de combat, chaque
texte est créé pour déboucher sur les travaux et les jours de la terre.
Immanence complète. Les cendres n’en seront que plus parlantes…
223
Postface : pyroflexions sur absence d’incendies
Notices biobibliographiques
Marie-Pierre Bouchard
Marie-Pierre Bouchard poursuit actuellement son doctorat à l’Université du Québec à Montréal sous la direction d’Isaac Bazié, après s’être
égarée pendant quelques années à Berlin, à Bruxelles et à Québec
où elle étudiait alors les relations internationales. Depuis 2008 cependant, après avoir croisé sur son chemin les textes de nombreux
auteurs allemands et africains, elle réfléchit à la circulation des discours sur les violences postcoloniales. L’année suivante, une visite à la
prison de Tuol-Sleng, au Cambodge, la met sur la piste du droit ; piste
qu’elle suit désormais avec acharnement. Encore à ce jour, elle reste
convaincue qu’au détour de la loi du texte se profile inéluctablement
l’imaginaire d’une autre loi : celle, juridique, du texte de droit.
Jade Bourdages
Jade Bourdages est candidate au doctorat à l’École d’études politiques
de l’Université d’Ottawa. Elle prépare une thèse en histoire des idées
sur la judéité à l’œuvre dans la pensée continentale (philosophique et
littéraire) de la deuxième moitié du XX e siècle. Chercheure associée
depuis 2005 au Groupe de recherche sur les imaginaires politiques
en Amérique latine (Gripal) à l’Université du Québec à Montréal,
elle est également membre de l’Observatoire des nouvelles pratiques
symboliques (Onoups) de l’Université d’Ottawa.
Nayelli Castro
Nayelli Castro a un baccalauréat en philosophie, une maîtrise en traduction et est candidate au doctorat en traductologie à l’Université
d’Ottawa. Elle s’intéresse aux aspects théoriques de la traduction des
textes philosophiques et à la traduction de Jacques Derrida en espagnol. Sa thèse de doctorat porte sur la traduction de textes philosophiques vers l’espagnol au Mexique entre 1940 et 1970.
225
Notices biobibliographiques
226
Utopie/dystopie : entre imaginaire et réalité
Julie Deckens
Agrégée de lettres modernes, assistante du professeur Peter Fröhlicher
et doctorante en littérature comparée à l’université de Zürich et de
Paris — La Sorbonne, sous la direction de Patrick Labarthe et de JeanYves Masson, Julie Dekens travaille sur la figure d’Orphée dans la
création poétique moderne et contemporaine de langue française,
allemande et suédoise. Elle s’intéresse ainsi tout particulièrement aux
phénomènes de la réécriture et de l’intertextualité, à la mythocritique
et au lyrisme européen du XXe siècle.
Rosemarie Fournier-Guillemette
Rosemarie Fournier-Guillemette est candidate au doctorat en études
littéraires à l’Université du Québec à Montréal, sous la direction de
Lori Saint-Martin. Elle a examiné, dans le cadre de son mémoire,
le travail du traducteur pour la traduction du Black English vers le
français chez trois auteures noires américaines : Zora Neale Hurston,
Alice Walker et Sapphire. Pour ses études doctorales, elle compte
examiner le statut problématique du traducteur et du texte traduit
dans la littérature à la lumière des théories féministes queer. Elle s’intéresse entre autres aux questions de féminisme, de postcolonialisme,
de postmodernisme et de traduction littéraire.
Sandrine Galand
Sandrine Galand poursuit présentement une maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal où elle développe un
projet de création consacré au rapprochement entre le travail de
mémoire et d’archivage convoqué par les albums de photographies
de famille et l’écriture du poème en prose, sous la direction de René
Lapierre. La famille, comprise comme noyau discursif de la constellation langagière dans laquelle se construit notre rapport sémiotique
au monde, est au centre de ses réflexions, conjointement aux problématiques de la mémoire et de l’oubli. Elle œuvre également, à titre
d’auxiliaire de recherche, au sein du Laboratoire NT2.
Thibault Gardereau
Après avoir obtenu sa maîtrise en lettres modernes à l’Université
de Nice-Sophia Antipolis (UNS) en 1998 qui s’intitule Deux formes
du roman de jeune homme fin-de-Siècle : la confession et le journal intime,
Thibault Gardereau s’installe au Québec pour écrire. De cette retraite
enneigée naîtront quatre romans et plusieurs nouvelles. L’écriture ne
faisant pas vivre, il retourne à ses premières amours et devient professeur de littérature au collège Gérald-Godin et chargé de cours à l’Université du Québec à Trois-Rivières, tout en travaillant sur sa thèse.
Ainsi, il analyse Le Nouveau Monde revisité par les écrivains européens de
1890 à 1945. De plus, il a collaboré en tant qu’adjoint de recherche
à différents projets : Véronique Cnockaert commente Au Bonheur des
Dames d’Émile Zola ainsi qu’aux deux volumes du Recueil de Dorais, et
a écrit plusieurs articles.
Marc Ross Gaudreault
Diplômé en chimie analytique, Marc Ross Gaudreault a néanmoins,
après quelques années de pratique, réorienté sa carrière vers les études
littéraires où il s’est spécialisé dans les genres de l’imaginaire et leurs
liens théoriques avec la science. Doté d’une maîtrise en études littéraires, son mémoire s’intitule : « Une ontologie de l’espace-temps ou
l’abîme temporel du Cycle de Dune : de la prescience à la mémoire
génétique ». Sa thèse de doctorat, dirigée à l’Université du Québec à
Montréal par Jean-François Chassay, a pour objet les effets littéraires
des distorsions spatio-temporelles dans le fantastique et la science-fiction – le tout selon une approche épistémocritique.
Robert M. Hébert
Robert M. Hébert est un éternel étudiant. Il interroge les conditions
géographiques, culturelles, historiques et charnelles de toute pensée.
Aux éditions Liber, il a publié L’homme habite aussi les franges (2003)
et Novation. Philosophie artisanale (2004). Il travaille sur plusieurs projets parallèles (généalogie, musique, roman total) en accord avec une
devise de Kafka « Ah ! dormir ! je dormirai quand j’aurai fini mes
études » (Amerika ou le disparu).
227
Notices biobibliographiques
228
Utopie/dystopie : entre imaginaire et réalité
Nancy Labonté
Archiviste depuis plus de 10 ans, Nancy Labonté est actuellement
candidate au doctorat en sémiologie à l’Université du Québec à
Montréal, pour faire suite à une maîtrise en théologie à l’Université de
Montréal. Elle est membre fondatrice des Éditions Gaz Moutarde et
publia plusieurs textes de création, notamment dans les revues Stop,
Exit, Estuaire et Arcade. En sémiotique, elle privilégie une approche
constructiviste et ses champs d’intérêt couvrent, entre autres, la
nourriture et ses traces discursives. À ce propos, elle participe à une
recherche avec le professeur Olivier Bauer sur les aliments figurant
sur la Cène de Léonard de Vinci ainsi que sur ses copies, pastiches
et parodies. C’est ce qui l’a propulsée à étudier la construction du
personnage historique du peintre toscan.
René Lemieux
Politologue de formation, René Lemieux est doctorant en sémiologie
à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent principalement sur les théories de la traduction et de la réception, ainsi que
sur la philosophie française contemporaine. Sa thèse de doctorat a
pour sujet Jacques Derrida étudié comme phénomène culturel et politique dans l’université américaine. Il a codirigé, avec Dalie Giroux et
Pierre-Luc Chénier, le collectif Contr’hommage pour Gilles Deleuze, paru
en 2009 aux Presses de l’Université Laval.
Mahigan Lepage
Mahigan Lepage a complété fin 2010 un doctorat en études littéraires
en cotutelle entre l’Université du Québec à Montréal et l’Université
de Poitiers. Il est actuellement stagiaire postdoctoral à l’Université
Laval. Il s’intéresse principalement aux questions de temps et d’espace dans la littérature narrative contemporaine. Ses recherches sont
étroitement liées à une pratique de l’écriture créative qui a donné
jusqu’à maintenant des récits (Vers l’Ouest, éditions publie.net, 2009 ;
La Science des lichens, éditions publie.net, 2011) et un livre de poésie
(Relief, éditions du Noroît, 2011).
Martin Parrot
Martin Parrot possède une maîtrise de l’École d’Études politiques de
l’Université d’Ottawa, où il a rédigé un mémoire publié sous le titre
La percée de l’écrit : mouvement de l’existence, littérature, et geste politique
dans la philosophie de Jan Patočka. Il a également fait une maîtrise en
Humanités à York University, où il a développé une appréciation
critique de l’approche de Frances A. Yates à l’hermétisme dans une
perspective d’histoire culturelle. Toujours à York, ses recherches doctorales ont pris deux orientations principales : l’étude de l’imagination et de l’épistémologie dans l’histoire et la philosophie française
du XXe siècle ; et l’histoire culturelle de la magie et de la sorcellerie de
l’Europe et de la Nouvelle-France c. 1600-1800.
Karine Rosso
Karine Rosso a complété un Certificat en création littéraire et un
Baccalauréat en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal.
Depuis 2005, elle a publié plusieurs critiques littéraires et théâtrales
dans la revue uqamienne Main Blanche. Elle rédige présentement un
mémoire de maîtrise qui compare un roman de Victor-Lévy Beaulieu
à un roman de l’auteur argentin Ernesto Sábato. Elle est membre de
la Société des études beaulieusiennes et travaille dans le centre de
recherche Babel Borges, sous la direction de Carolina Ferrer.
Špela Žakelj
Špela Žakelj, doctorante en littérature française, est employée à la
Faculté des lettres (Université de Ljubljana de Slovénie), en tant qu’assistante de professeur. Elle s’occupe principalement de la littérature
médiévale et celle de la renaissance. Sa thèse est intitulée « L’ironie et
l’allégorie dans la littérature française du XIIIe siècle ». Elle a publié ses
articles dans Littérature comparée et Arcadia.
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Notices biobibliographiques
NUMÉROS DÉJÀ PARUS
Numéro 1 (printemps 1997) :
Kafka
Numéro 2 (printemps 1998) :
Écriture et sida
Numéro 3 (printemps 2000) :
Littérature et musique
Numéro 4 (printemps 2001) :
Littérature américaine /
Imaginaire de la fin
Numéro 5 (printemps 2003) :
Voix de femmes de la francophonie
Numéro 6 (printemps 2004) :
Littérature québécoise
Numéro 7 (printemps 2005) :
Arts et littérature :
dialogues, croisements, interférences
Numéro 8 (printemps 2006) :
Espaces inédits :
nouveaux avatars du texte et du livre
Numéro 9 (printemps 2007) :
L’infect et l’odieux
Numéro 10 (printemps 2008) : Les écritures de l’Histoire
Hors série (printemps 2009) :
Actes du colloque
Engagement : imaginaires et pratiques
Numéro 11 (printemps 2009) : Écrire (sur) la marge : folie et littérature
Hors série (printemps 2010) :
Utopie/dystopie :
entre imaginaire et réalité
Numéro 12 (automne 2010) :
Post-
Numéro 13 (printemps 2011) : Interdisciplinarités /
Penser la bibliothèque
critique littéraire
Postures est la revue des étudiantes et étudiants en études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Créée en 1996 afin d’offrir un espace de publication scientifique aux travaux étudiants, elle a pour mandat d’assurer la promotion et la diffusion de ceux-ci. Postures paraît deux fois l’an, au printemps
et à l’automne.
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Kafka, no 1, 1997 • Épuisé
Écriture et sida, no 2, 1998 • Épuisé
Littérature et musique, no 3, 2000 • 3 $
Littérature américaine / Imaginaire de la fin, no 4, 2001 • 5 $
Voix de femmes de la francophonie, no 5, 2003 • 5 $
Littérature québécoise, no 6, 2004 • 5 $
Arts et littérature : dialogues, croisements, interférences, no 7, 2005 • 8 $
Espaces inédits : nouveaux avatars du texte et du livre, no 8, 2006 • 8 $
L’infect et l’odieux, no 9, 2007 • 8 $
Les écritures de l’Histoire, no 10, 2008 • 8 $
Actes du colloque Engagement : imaginaires et pratiques, hors série, 2009 • 5 $
Écrire (sur) la marge : folie et littérature, no 11, 2009 • 5 $
Utopie/dystopie : entre imaginaire et réalité, hors série, 2010 • 5 $
Post-, no 12, 2010 • 5 $
Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque, no 13, 2011 • 5 $
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