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Catharsis

2015, Arts et Émotions

There is a long history of the uses of the term 'catharsis'. Nowadays the term usually designates a process by which the production of strong emotions by adequate representations (literature, cinema, videogames, etc.) or by real events frees the subject (the reader, the spectator, the gamer, etc.) of those very emotions. Freud also had a specific understanding of what catharsis means, and he used the word to designate what would later become the “psychoanalytic method”. However, there is a long way between those modern understandings of catharsis and the original meaning Aristotle gave to the term in his ‘Poetics’. According to Aristotle, the catharsis produced by tragedy is linked to the emotions of pity and fear. Although pity and fear are two opposite affects depending on the position of the subject relatively to an event, the spectator of the tragedy is bound to experience both of them simultaneously because of the ethical similarity the playwright must keep between him and the tragic hero. But pity and fear are also two opposite affects on the physiological level: pity is a warm affect, fear a cold one. Catharsis is then a physiological balancing of pity by fear, of warmth by cold, and reciprocally, and this continuous suppression of excesses of temperature through the tragic imitation, while bringing a feeling of relief and pleasure, rids the spectator of all excessive affects. This physiological process of catharsis, as Aristotle understood it, has little to do with the current acceptions of the notion.

La catharsis musicale et tragique chez Aristote

Aristote lui-même n'est sans doute pas le premier à avoir utilisé le terme de catharsis pour désigner un effet particulier des arts -ou de ce qu'aujourd'hui nous considérons comme des arts. Selon son disciple Aristoxène de Tarente (IV e siècle av. J.-C.), « les Pythagoriciens pratiquaient la purification (katharsei) du corps par la médecine et celle de l'âme par la musique 3 ». Selon une scolie de l'Iliade (XXII, 391), ils se rassemblaient au printemps pour écouter des mélodies apaisantes, conformément à un rituel qu'ils appelaient catharsis 4 .

Même si ces témoignages doivent être pris avec précaution, il est de fait que, dans les textes que nous avons conservés, c'est bien au sujet de la musique qu'Aristote parle pour la première fois de catharsis, au livre VIII de la Politique. Dans le chapitre 6 (1341 a 21-24), il distingue d'abord les spectacles destinés à l'instruction (mathêsin) et ceux qui visent la purification (katharsin), auxquels convient une musique particulière : l'instruction forme l'intellect, la purification vise les émotions. Au chapitre suivant (1342 a 5-16), il constate qu'après l'écoute de chants sacrés provoquant l'extase certaines personnes au tempérament émotif, enclines à la pitié ou sujettes à la terreur, trouvent le calme « comme par l'effet d'une médecine et d'une purification (katharseôs) ». « Chez tous, ajoute-t-il, se produisent un certain degré de purification (tina katharsin) et un soulagement mêlé de plaisir. » Dans ce contexte musical propre au livre VIII de la Politique, le terme de catharsis provient selon toute vraisemblance d'un emprunt au discours pythagoricien : il y avait en effet dans la purification ou catharsis pythagoricienne une dimension religieuse, encore assez sensible dans le contexte du livre VIII. Les précautions oratoires prises par Aristote signalent assez sa prudence à l'égard d'un concept qu'il n'a pas encore fait sien totalement, de même que cette remarque en passant : « ce que nous entendons par purification (katharsin), nous en parlons ici de façon grossière (haplôs), mais nous en reparlerons plus clairement dans les livres sur la poétique » (1341 b 38-40).

La Poétique utilise de fait le terme de catharsis pour qualifier l'effet ultime de la tragédie dans la fameuse définition du chapitre VI : « La tragédie est l'imitation d'une action sérieuse et entière ayant de l'étendue, dans un langage relevé d'assaisonnements dont chaque forme est employée séparément selon les parties, par des gens en action et non par du récit, [imitation] accomplissant au moyen de la pitié et de la terreur (di' eleou kai phobou) la catharsis de telles émotions » (1449 b 21-28). Chaque terme de cette définition particulièrement dense renvoie à des explications qui précèdent ou qui suivent à l'intérieur du traité, et vise à distinguer la tragédie d'autres formes littéraires voisines comme la comédie (dont l'action n'est pas « sérieuse ») ou l'épopée (qui n'utilise que du « récit »). Chaque terme, sauf ceux qui composent la toute dernière partie de la définition, à savoir : « la catharsis de telles émotions ». Nulle part ailleurs, ni avant ni après, la Poétique ne reparle de cette catharsis, en contradiction avec l'annonce d'Aristote dans la Politique.

Du reste, ce n'est pas la seule bizarrerie de la Poétique, qui promet un développement sur la comédie, dont il est pourtant à peine question dans le reste de l'ouvrage (1449 b 20-21). On a donc émis depuis longtemps l'hypothèse qu'il existait un second livre maintenant perdu de ce traité : un livre traitant notamment de la comédie, et où le phénomène de la catharsis eût été présenté dans le détail -à moins que la Politique ne fît référence à une tout autre oeuvre (un dialogue sur les poètes, par exemple). L'histoire mouvementée des manuscrits d'Aristote dans l'Antiquité peut expliquer aisément de telles pertes 5 .

Le plaisir qui vient de la pitié et de la terreur

Il existe toutefois un passage éclairant assez parallèle à la définition donnée plus haut : « Puisque le poète doit agencer le plaisir qui procède de la pitié et de la terreur au moyen de l'imitation, il est clair qu'il faut produire ce résultat en agissant sur les faits » (1453 b 11-14). S'il était question plus haut d'une imitation « accomplissant au moyen de la pitié et de la terreur la catharsis de telles émotions », il s'agit à présent d'« agencer le plaisir qui vient de la pitié et de la terreur au moyen de l'imitation » : on retrouve ici presque tous les termes qui entouraient la mention de la catharsis, la catharsis en moins. En lieu et place de cette dernière apparaît le « plaisir », un plaisir qui n'est ni le plaisir cognitif général lié à l'imitation et à la reconnaissance intellectuelle de la chose représentée dans la représentation (1448 b 12-17), ni le plaisir esthétique dû à la matérialité même de l'imitation, c'est-à-dire à ses « assaisonnements » (hêdusma, 1450 b 16) -le chant, le vers, le spectacle -, mais le « plaisir propre » à la tragédie (hêdonê oikeia, 1453 a 36 et 1453 b 11). C'est ce plaisir propre à la tragédie qu'Aristote cherche à définir (1462 b 12-13).

Il est important que ce plaisir provienne de la pitié et de la terreur, car il s'agit de deux affects symétriques relativement à un même événement, selon le point de vue dont il est considéré : une situation identique provoque de la terreur chez qui la vit de l'intérieur, et de la pitié si l'on observe de loin ses effets sur autrui. Aristote explique ce mécanisme par deux fois dans la Rhétorique. Une première fois, pour définir la crainte (phobos) : « Pour parler en général, sont à craindre (phobera) toutes les choses qui, lorsqu'elles arrivent à d'autres ou les menacent, sont propres à exciter la pitié (eleeina) » (1382 b 24-26). Et une seconde fois, de manière rigoureusement inverse, pour définir la pitié : « En un mot, il faut admettre ici également [comme pour la crainte] que toutes les choses que l'on craint (phobountai) pour soi-même émeuvent la pitié (eleousin) quand elles arrivent à autrui » (1386 a 27-29).

La terreur et la pitié constituent donc des émotions antagoniques, dépendant strictement de la position du sujet par rapport à l'événement. En règle générale, dans une situation réelle, l'implication du sujet étant directe et sa position univoque, tout se passe de façon simple : on éprouve soit de la crainte, soit de la pitié, jamais les deux en même temps. Les deux émotions sont exclusives l'une de l'autre.

Il en va tout autrement dans la tragédie, qui offre au spectateur des objets fictifs, posés devant lui pour être regardés dans le cadre d'un spectacle. Or, la réaction émotionnelle provoquée par l'imitation -et une imitation reconnue comme telle -n'est pas tout à fait de même nature que celle que susciterait le même événement dans la réalité : à la différence d'une situation réelle, l'affect tragique ne peut apparaître qu'au terme d'un processus complexe, dont Aristote indique çà et là les éléments.

En particulier, il recommande au dramaturge, en citant l'exemple d'OEdipe, de choisir pour personnage principal un homme qui, « sans exceller dans la vertu et la justice, tombe dans le malheur, sans pourtant que ce soit par vice et méchanceté, mais à cause de quelque faute » (1453 a 7-10). Il convient ainsi de préserver la possibilité d'une identification du public avec le héros, qui doit n'être ni un parfait dépravé ni un parangon de vertu, mais s'inscrire dans une relation de similarité éthique avec le spectateur, car le mécanisme de l'affect tragique ne peut s'enclencher proprement que dans le cadre d'une relation empathique entre l'audience et ce qu'elle voit sur la scène.

Que se passe-t-il en effet selon Aristote dans le processus tragique ? D'une part, quand le héros est frappé injustement d'un malheur, le spectateur éprouve à son égard la même émotion que dans une situation réelle : de la pitié. D'autre part, comme il s'agit d'une imitation de la réalité, le spectateur reconnaît aussi une valeur exemplaire aux événements qui surviennent sur la scène ; il peut s'identifier au personnage ; il assiste au malheur d'un « semblable ». Il éprouve de la peur.

Plus précisément, deux types de peur. En premier lieu, une peur par identification : il peut partager la crainte d'un personnage face à un événement redouté qui le menace. Mais sur un autre plan, même si le personnage ne manifeste pas spécifiquement la peur, le spectateur peut et doit, quant à lui, la ressentir : une peur par extrapolation, celle de devenir un jour victime d'un malheur semblable à celui qui frappe le personnage. Dans la Rhétorique, Aristote définit ainsi la terreur comme « une peine ou un trouble consécutifs à l'imagination d'un mal à venir pouvant causer destruction ou peine » (1382 a 21-22). La terreur est donc toujours au rendezvous du public à cause de la force empathique qu'exerce, selon Aristote, la bonne intrigue tragique.

Cette exemplarité des événements représentés par la tragédie, leur capacité à valoir pour d'autres individus que ceux qui sont figurés sur la scène -et en particulier pour les spectateurs -constitue aux yeux du philosophe une caractéristique essentielle de la fiction poétique : « la poésie, écrit Aristote dans la Poétique, est plus philosophique et plus importante que l'histoire, car la poésie exprime plutôt le général, et l'histoire le particulier » (1451 b 5-7).

La conséquence de ce mécanisme d'empathie est que le spectateur de la tragédie éprouve simultanément terreur et pitié. Ou, plus exactement, il ressent d'abord de la pitié, celle qu'il éprouverait normalement dans une situation réelle, et ensuite seulement, par identification, de la terreur. Ces deux émotions ne sont donc pas choisies au hasard par Aristote dans la Poétique comme de simples exemples d'émotions suscitées par la tragédie : elles sont -et elles seulesles émotions tragiques par excellence, toujours couplées l'une à l'autre dans le cadre de l'imitation théâtrale. Ce point-là est d'une importance capitale pour la compréhension du mécanisme de la catharsis aristotélicienne.

La dimension physiologique de la catharsis

Or, si la pitié et la terreur sont des émotions symétriques sur le plan cognitif, Aristote les considère également comme antagonistes sur le plan physiologique. D'après le traité Du mouvement des animaux, la peur refroidit le corps tandis que la hardiesse (qui est sous cet aspect de même nature que la pitié) l'échauffe (8, 701 b 33 -702 a 10). Le Problème XXX, 1, que les meilleurs philologues actuels attribuent à Aristote ou à son entourage le plus proche 6 , va exactement dans ce même sens : le réchauffement de la bile noire provoque hardiesse et pitié, et vice-versa ; son refroidissement prédispose à la peur, de même que « la terreur refroidit » (953 a 33-36, 954 a 10-13). Il y a donc là une interaction complète du physiologique et du psychologique, bien soulignée par le traité De l'âme (403 a 16-19) : « Toutes les passions de l'âme semblent bien aller de concert avec le corps : le courage, la douceur, la peur, la pitié, l'audace, ou encore la joie ainsi que l'amour et la haine. Car en même temps qu'elles le corps subit une modification. » L'énigme de la catharsis tragique trouve ici sa solution. Dans la très grande majorité de ses occurrences, le mot de catharsis désigne dans le corpus aristotélicien une purification physiologique, par le flux menstruel, l'éjaculation ou une purge artificielle, par exemple. Cependant, toute purification n'exige pas une évacuation à proprement parler : l'idée première de la catharsis physiologique est celle du retour à l'équilibre par un soulagement des excès, excès qui ne sont pas nécessairement de substances à évacuer, mais parfois seulement de froid ou de chaleur. Ainsi, selon le Problème V, 40, la marche dans le froid opère une purification par le contraste de l'échauffement interne et du froid externe (885 a 25-26). De façon générale, une médecine « purifie » en équilibrant un excès pathologique par un excès exactement inverse (Problème I, 42, 864 a 23 et 864 a 10-11).

Figure 885

Figure 42

La catharsis peut donc se comprendre comme une action d'équilibrage physiologique : la pitié provoquée par la tragédie accumule la chaleur dans le corps ou les humeurs ; la terreur, en retour, soulage cet excès de chaleur. Il y a équilibrage puisque la terreur se manifeste en proportion exacte de la pitié qui l'a précédée, et c'est ce soulagement dans un mouvement alternatif perpétuel qui provoque du plaisir. Sans faire partie des « choses agréables par nature », pitié et terreur le deviennent « par accident », pour reprendre les définitions de l'Éthique à Nicomaque, qui définit « comme agréables par accident les choses opérant une cure » (VII, XIV, 7, 1154 b 16-18).

La catharsis tragique a donc pour rôle, par le jeu alterné de la pitié et de la terreur, de débarrasser le spectateur de toutes les émotions qui leur sont corrélées, à savoir celles qui, comme ces deux-là, sont associées à un changement de température humorale, soit échauffement soit refroidissement. Selon le Problème XXX, 1, relèvent du premier cas la colère, la bienveillance, la hardiesse, l'exaltation, l'euphorie, l'impudence, la loquacité et la sensualité : autant d'affects qui appartiennent à la famille de la pitié. Dans celle de la terreur, causée par la froideur du mélange, se rencontrent la lâcheté, les tremblements, la dépression, le chagrin, la stupidité et la taciturnité. On peut ainsi paraphraser le fameux passage de la Poétique : « l'imitation tragique accomplit au moyen de la pitié et de la terreur la purification [du spectateur ou du lecteur en le délivrant] des émotions du même genre ». Tel est le plaisir propre à la tragédie selon Aristote.

On voit par là que la catharsis tragique aristotélicienne a peu de rapport avec l'usage contemporain le plus courant du concept de catharsis. Ce dernier, en effet, suppose une action de type homéopathique, selon laquelle la représentation de la violence calmerait les pulsions violentes en vertu d'un mécanisme de défoulement. Or, pour Aristote, l'effet de la catharsis est de type allopathique : l'apaisement des émotions a lieu non parce que la terreur éprouvée au théâtre guérirait de la terreur réelle (et de même pour la pitié), mais parce que pitié et terreur se contrecarrent mutuellement. Le recours actuel au concept de catharsis doit donc moins à Aristote directement qu'à des interprétations philologiquement erronées de la Poétique.

En revanche, ce que dit Aristote sur la tragédie vaut également en théorie pour ce que nous nommons aujourd'hui littérature, puisque selon lui la tragédie agit tout aussi bien sur le simple lecteur que sur le spectateur : l'effet de catharsis peut résulter d'une simple lecture du texte tragique sans l'accompagnement d'un spectacle (Poétique, VI, 1450 b 17-20 ; XIV, 1453 b 3-7 ; XXVI, 1462 a 12). Cela implique qu'un texte de littérature, au sens moderne du terme, un texte nu, pourrait avoir la capacité d'agir sur le corps, de le modifier et même de le soigner. Il y a là de quoi enrichir ou transformer notre conception des pouvoirs de la littérature en faisant éclater le cadre purement intellectualiste où, depuis le romantisme, on a trop tendance à les confiner.

BIBLIOGRAPHIE