"... bien qu'il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d'industrie que nous en quelques-unes de
leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n'en
témoignent point du tout en beaucoup d'autres ; de
façon que s'ils font mieux que nous ne prouve pas
qu'ils ont de l'esprit, car à ce compte ils en auraient
plus qu'aucun de nous et feraient mieux en toute
autre chose ; mais plutôt ils n'en ont point, et c'est la
nature qui agit en eux selon la disposition de leurs
organes ; ainsi qu'on voit qu'une horloge, qui n'est
composée que de roues et de ressorts, peut compter
les heures et mesurer le temps plus justement que
nous avec toute notre prudence."
René Descartes, Discours de la méthode, 1637,
Ve partie, Classiques Larousse 1934, pp. 52-53
octobre 2013
Brochure éditée par "un réseau contre le spécisme"
20 rue Cavenne, 69007 Lyon
Contact :
[email protected]
ou tél. 04 75 21 44 91
Idée de Nature,
humanisme et négation
de la pensée animale
Yves Bonnardel
La Raison des plus forts
Le texte reproduit ici reprend, légèrement modifiée, la version écrite
d’une intervention lors du colloque intitulé “De la négation de la pensée animale” qui s’est tenu à l’Université Parix V René Descartes
en novembre 2009 à l’initiative des associations Droits des animaux
et Tribune animale (Sciences-Po Paris). Il a été publié dans le recueil
La Raison des plus forts (éd. IMHO, Paris, 2010).
Nous avons vu que les sens et
les intuitions, les différentes émotions
et facultés, comme l'amour, la
mémoire, l'attention et la curiosité,
l'imitation, la raison, etc., dont
l'homme se vante, peuvent être
trouvés à l'état naissant, ou même
pleinement développés, chez les
animaux inférieurs.
Les animaux dont nous avons
fait des esclaves, que nous ne voulons
pas considérer comme nos égaux.
Charles Darwin, Carnet B
(1837-1838) [réf. en fin de livret]
Lorsque nous parlons de prendre en compte les intérêts fondamentaux des autres êtres sensibles, sentients1, nous nous heurtons systématiquement à l’idée
de Nature. Celle-ci est invoquée
pour nier que les animaux sont
des individus conscients, voire
1. Sentience : «[…] le fait que certains
êtres ont des perceptions, des émotions,
et par conséquent […] des désirs, des
buts, une volonté qui leur sont propres. » (Estiva Reus,. 2005).
.
née, ou du moins équilibrée, où
tous les éléments «naturels»
auraient une place «naturelle»,
et contribueraient ainsi, en
tenant leur rôle, à l’harmonie du
Tout. Elle sert toujours plus ou
moins de modèle, de norme. Il
faut agir de telle ou telle manière
pour que tout reste dans l’ordre ;
sinon surgit le reproche d’être
«contre-nature». Les objets naturels doivent rester tels qu’ils sont,
sous peine d’être dénaturés,
dégénérés, et d’amener le chaos
ou en tout cas une déperdition
d’harmonie, de pureté, etc.
Toute chose censée faire partie
de la Nature (avec un grand «N» :
il s’agit de la totalité) se voit attribuer dès lors une nature (avec un
petit «n»), qui définit ce qui est
essentiel en elle, ce qu’il faut respecter en elle. C’est sa nature qui
la fait être ce qu’elle est, qui lui
dicte son rôle, sa place, qui est
programme ou code2.
L’idée de Nature est tout autre
que celle de réalité. La notion de
réalité désigne ce qui est ; c’est
une description de ce qui existe.
La notion de Nature se donne
comme une description, mais
représente en fait ce qui doit être :
qu’ils éprouvent des sensations et
des sentiments/émotions. Ils
seraient de simples spécimens
interchangeables de leur espèce,
les rouages d’un ordre naturel,
programmés, soumis à des instincts, ne réagissant qu’automatiquement à des stimuli. Simples
organismes « animés », on leur
dénie ainsi toute subjectivité,
toute intériorité, tous désirs propres (Olivier & Reus, 2005a). Ils
n’existent pas pour eux-mêmes,
à la recherche de leurs propres
satisfactions, mais sont des instruments d’une fin qui les
dépasse, qu’il s’agisse de la
bonne marche des écosystèmes
ou de la survie de leur espèce. En
fin de compte, ils sont au service
du Tout, de la Nature, à laquelle
ils sont censés appartenir. Ils en
sont des parties et on ne leur
reconnaît de valeur que relative,
en fonction du rôle qu’ils sont
censés y jouer.
Qu’est-ce que
l’idéologie de la Nature ?
Qu’est-ce donc que la Nature ?
Une notion qui désigne le
monde comme totalité ordon-
2. Hier c’était le sang, aujourd’hui ce
sont les gènes qui sont censés être le
support de la nature des êtres.
a. Les références bibliographiques
figurent à la fin du livret.
2
1836-1844: Geology, transmutation
of species, metaphysical enquiries.
British
Museum
(Natural
History); Cambridge:Cambridge
University Press: Notebook B,
Transmutation of species (18371838), p. 231 (Le Corail de la vie,
Carnet B (1837-1838), Traduit
de l'anglais par Maxime Rovere,
Coll. Rivages Poche / Petite
Bibliothèque, éd. Rivages , 2008,
p. 179).
L’humanisme est-il anti-égalitaire ?,
Lyon, tahin party, 2002
Alika Lindberg, Lorsque les singes hurleurs se tairont, Paris,
Presses de la cité, 1976
Lucien Malson, Les enfants
sauvages, Paris, coll. 10/18,
UGE, 1964
David Olivier, «Le subjectif
est objectif. Prendre la sensibilité
au sérieux», Cahiers antispécistes
n°23, déc. 2003
Claude Elsen, J'ai choisi les animaux, Paris, Stock, 1970
Luc Ferry et Jean-Didier
Vincent, Qu’est-ce que l’homme ?,
Paris, Odile Jacob, 2000
David Olivier, Estiva Reus,
«La science et la négation de la
conscience animale. De l’importance du problème matièreesprit pour la cause animale»,
Cahiers antispécistes n°26, nov.
2005
Colette Guillaumin, Sexe, Race
et Pratique du pouvoir : l'idée de
Nature, Paris, côté-femmes, 1992
Estiva Reus, «Sentience !»,
Cahiers antispécistes n°26, nov.
2005
Colette Guillaumin, L’idéologie
raciste. Genèse et langage actuel,
Paris, Folio essais, Gallimard,
2002
Estiva Reus, Préface à La Nature
de John Stuart Mill, éd. ADEP,
Paris, 1998
Luc Ferry, Le Nouvel ordre écologique, Paris, Grasset, 1992
Clément Rosset, L’Anti-Nature,
Paris, Quadrige, Presses universitaires de France, 1973
Jean Hamburger, L'Homme et
les hommes, Paris, Flammarion,
1976
Élisabeth Hardouin-Fugier,
David Olivier, Estiva Reus, Luc
Ferry ou le rétablissement de l’ordre.
23
20 rue Cavenne, 69007 Lyon,
contre 2,30 euros port compris)
Bibliographie :
Y. Bonnardel, «La prédation,
symbole de la Nature», Cahiers
antispécistes n°14, déc. 1996
Il est temps de l’avouer : ce texte
emprunte plusieurs paragraphes
à divers articles de Yves
Bonnardel publiés dans les
Cahiers antispécistes (tous les textes
des Cahiers sont disponibles sur
Internet), dont tout particulièrement “De l’appropriation... à
l’idée de Nature” ; il emprunte
également plusieurs passages
importants à la Préface qu'a
écrite Estiva Reus à La Nature de
John Stuart Mill.
Yves Bonnardel, «Qui va à la
chasse garde sa place», Cahiers
antispécistes n°15-16, avril 1998
Yves Bonnardel, «Contre
l'apartheid des espèces», dans
Yves Bonnardel, David Olivier,
James Rachels et Estiva Reus,
Espèces et éthique. Darwin : une
(r)évolution à venir, Lyon, tahin
party, 2001
Yves Bonnardel (d’après un
texte de Estiva Reus), Pour en
finir avec l’idée de Nature et renouer
avec l’éthique et la politique, Lyon,
tahin party, 2007 (http://tahinparty.org)
Alain, Les Dieux, Liv. II, chap.
IV., Paris, Gallimard, 1934, p.
180.
Hannah Arendt, Le Système
totalitaire. Les origines du totalitarisme, Paris, Essais, Points, Seuil,
1972
Daniel B. Botkins, Discordant
Harmonies. A New Ecology for the
Twenty-first Century, New York,
Oxford, Oxford University
Press, 1990
Yves Bonnardel, «Droits de
l'animal, “version française”»,
Cahiers antispécistes n°2, 1992
(http://cahiers-antispecistes.org)
Florence Burgat, Animal, mon
prochain, Paris, Odile Jacob,
1997, p. 88
Yves Bonnardel, «Pour un
monde sans respect», Cahiers
antispécistes n°10, 1994a
Charles Darwin, in Barrett, P.
H., Gautrey, P. J., Herbert, S.,
Kohn, D., Smith, S. eds., 1987,
Charles Darwin's notebooks,
Yves Bonnardel, Une liberté qui
subjugue, Lyon, 1994b (non
publié, disponible à l’adresse
22
c’est une prescription plus ou
relief ou le cycle de l’eau, tous
moins voilée, qui vise à faire
concourent à leur manière (qui
l’économie d’une réflexion éthicorrespond à leur place naturelle
que sur le monde en
dans cet ordre) au
« La notion de Nature
lui substituant un rapfonctionnement harse donne comme une
port de type religieux.
monieux de l'ensemdescription, mais c’est
On quitte alors toute
ble, et ne sont plus
une prescription plus
rationalité pour entrer
perçus que dans ce
ou moins voilée »
dans le domaine de la
cadre. Ainsi, ils n'ont
mystique la plus commune,
d'autre valeur à nos yeux que
omniprésente de la Modernité
relative à la fonction qu'ils rem(Rosset, 1973).
plissent.
En voici une illustration
Le naturalisme est la croyance
(Hamburger, 1976) :
en l’existence de la Nature, en
l'existence d'un ordre naturel. La
«… tout ce que la morale humaine
Nature est censée être l’ensemble
réprouve avec force, l'injustice,
de ce qui existe – hormis les
l'inégalité, la cruauté, n'a, chez
humains censés dénoter. Elle est
l'animal, aucun sens. Pour l'animal,
la totalité, perçue comme une
la finalité semble bien différente :
puissance, une sorte de vaste
c'est avant tout la survie, survie
organisme, un ordre ou un équiindividuelle et plus encore survie
libre fonctionnant harmonieusede l'espèce. Peut-être même l'animent. En tant que totalité,
mal est-il programmé en fonction
l’«ordre» se voit investi d’une
d'un plus vaste dessein, à savoir un
valeur infiniment supérieure à
équilibre sur la Terre entre toutes
celle accordée à chacun des «éléles espèces vivantes. »3 (p. 105)
ments» qui le composent. Toute
chose prétendue faire partie de
3. Hamburger enchaîne avec un
cet «ordre naturel» n'est plus
exemple de «régulation naturelle»
considérée que par rapport à la
par la prédation, qui, associé à des
considérations de programmation et
totalité. Du coup, ces «choses
de finalité, ne signifie rien d’autre que
naturelles», quelles qu'elles
le fameux : «ils se mangent entre eux,
soient, toutes choses inégales par
ils sont faits pour cela.» L’auteur était
ailleurs, sont mises sur un plan
un scientifique bien connu et il est
d’équivalence : les individus aniintéressant de retrouver chez lui cette
fameuse croyance naturaliste que les
maux, les végétaux, l'humus, le
3
comme on le fait pour les
humains. Leur vie et leurs actes
sont perçus uniquement dans
leur rapport à la supposée totalité, comme ayant pour cause et
pour but une participation à la
totalité, à l’ordre.
Ou bien encore :
«Les zones humides forment
donc un milieu bien équilibré, où
chaque espèce tient son rôle. Si
certains foisonnent, ce n'est, en fin
de compte, que pour en alimenter
d'autres, prédatrices. Ce cycle si
bien ordonné de la Nature… »4
Une telle vision du monde,
lorsqu’elle est transférée dans
On voit à travers ces exemples
l’ordre social, porte un nom :
combien les individus animaux
totalitarisme. Lorsque seule la
sont réduits à n’être que de simTotalité (l’ordre social) est enviples rouages de l’Ordre. Il sont
sagée, lorsqu’elle seule se voit
au service du Tout, ils n’existent
attribuer une valeur, lorsque les
que par et pour le Tout. Ainsi on
individus ne sont plus appréhenne considère pas que leur propre
dés qu’en tant qu’utiles à la comvie leur importe et que cela est
munauté (Arendt, 1972)… On
important, comme on le fait
pour les humains. « Une telle vision du voit ici que cette idéoOn ne considère pas monde porte un nom : logie sociale totalitaire
trouve son exact
leurs actions comme totalitarisme »
parallèle dans l’idée
résultant de leurs
de Nature moderne.
propres désirs et aversions,
tions, portant à nos regards de
très nouveaux (et souvent très
anciens) horizons. Il semble vraisemblable qu’elle génère une
onde de fond qui emporte sur
son passage une grande part du
monde que nous connaissons.
Il s’agit d’une question passionnante, fascinante. Mais elle
concerne aujourd’hui avant tout
les non-humains ; pour eux, qui
vivent généralement des vies
atroces et connaissent des morts
épouvantables, la question est
absolument vitale. De la façon
dont nos sociétés l’affrontent
dépend le sort de plus d’êtres
chaque année qu’il n’a jamais
existé d’humains à la surface de
la terre…
Cet enjeu-là est premier. En
soi, il est colossal.
Toute vie subjective et
personnelle évacuée
choses qui existent répondent à un
dessein, à un destin, vaste ou dérisoire, à un programme, et ont finalement un sens.
4. «La vie agitée des eaux dormantes»,
Ça m'intéresse n°16, juin 1982, p. 50.
En fait, la notion d’«équilibre écologique», l’un des plus omniprésents poncifs de la vulgarisation écologique, est
très critiquée d’un point de vue scientifique, comme l’expose notamment
Botkins (1990). [Comme déjà dit, les
références des ouvrages sont données
en dernières pages.]
Depuis quelques années seulement, on n’ose plus guère invoquer la notion d’instinct : les animaux jusqu’à récemment agissaient par instinct, n’agissaient
que par instinct5. La notion ser5. La notion d’instinct n’est plus utilisée
par les éthologues car trop imprécise
et ne rendant pas compte de la réalité ;
4
21
appartenance à un groupe biologique : l’espèce. Il remet en cause
l’évidence de la plus inaperçue –
parce que perçue comme naturelle – de nos identités : l’humanité. Dans les sociétés contemporaines, l’humanisme s’est imposé
sans partage ; il proclame l’humanité comme valeur suprême,
qu’il s’agisse du groupe correspondant à l’ensemble des membres de l’espèce humaine, ou
bien des valeurs dénommées
humaines, censées exprimer
notre commune humanité.
L’idée d’une espèce supérieure
(élue) fait tout autant obstacle à
l’idée d’égalité que celle d’une
race supérieure (élue)…
êtres sensibles, êtres de plaisirs et
de douleurs, êtres de malheur et
de bonheur. Contempler le ciel
des idées a toujours permis de
piétiner aux pieds les intérêts
concrets des uns et des autres. Il
s’agit ni plus ni moins que de
prendre en compte, enfin, la réalité…
– Critiquer les morales et systèmes hiérarchiques : la critique du
spécisme rompt avec l'essentialisme hérité du Christianisme en
refusant de considérer une quelconque échelle d'essence qui
donnerait respectabilité ou supériorité, qui fonderait une hiérarchie (sous-êtres, sur-hommes…).
Le mouvement égalitariste ne
veut considérer que les intérêts
(au sens de désirs, par exemple)
des individus et non pas les évaluer sur une échelle de «dignité».
Ce qui importe moralement,
c'est ce qui importe à l'individu
sensible lui-même ; ce qui fait
l'intérêt de sa vie, c'est ce qui lui
fait l'intérêt de sa vie.
– Revendiquer un environnementalisme non spéciste : il ne s’agit
plus de préserver la Nature, mais
de mettre en avant tout autant
les intérêts des autres êtres sensibles que ceux des humains à
bénéficier d’un environnement
faste, quel qu’il soit… (Bonnardel,
2001)
– Refuser l’identité humaine :
le mouvement vers l’égalité
nécessite de repenser ce qui
constitue le rapport inaugural de
nos sociétés, ce piédestal sur
lequel nous avons hissé notre
On le voit, si la question animale reste encore marginale, elle
déborde pourtant de toute part
le cadre étroit qui lui est alloué,
prête à entr’ouvrir sous nos pas
de nouveaux abîmes d’interroga-
20
vait à nier qu’ils puissent éprouver quoi que ce soit : leurs réactions étaient proprement machinales et n’étaient pas du même
ordre que les réactions humaines. Leurs désirs n’étaient pas de
vrais désirs, individuels comme
les nôtres, mais servaient un but
étranger à l’individu lui-même.
L’instinct était le relais de l’espèce en l’individu, la courroie de
transmission de la Nature en l’individu, ce qui lui permet de bien
remplir sa fonction au sein du
Tout, de tenir son rôle naturel.
duelle qui serait à elle-même sa
propre fin : ces sensations sont
elles aussi tout au plus l’instrument du destin naturel qui leur
est assigné dans l’ordre du
monde.
Les documentaires animaliers
insistent beaucoup sur la prédation et la fornication animales,
«fonctions vitales» par excellence, aisément reliées à la nécessité, à la survie de l’individu ou
de l’espèce. S’ils peuvent difficilement faire l’impasse sur le fait
que les tout jeunes mammifères
sont extrêmement joueurs, le disDepuis que les progrès de
cours affirme de façon insistante
l’éthologie cognitive nous ont
que cette propension à s’amuser
forcé de reconnaître tout de
leur permet d’apprivoiser le
même l’existence de sensations
monde et de se former à la dure
animales et de désirs, on insiste
lutte pour la vie. Que jouer soit
volontiers sur l’adéquation des
aussi utile aux anicomportements des
« La notion d’instinct maux est utilisé
non-humains et de ce
n’est plus utilisée... » comme une sorte de
qu’ils ressentent au
négation de leur plaisir propre,
rôle qu’ils sont censés jouer dans
personnel : leur comportement
la Nature. Si l’on veut bien pardevient «instrumental», «profois leur concéder quelques sengrammé», «requis par la survie»,
sations, celles-ci ne leur donnent
«nécessaire»… et la motivation
ainsi pas pour autant une imporpersonnelle «jouissance» en est
tance en propre, une vie indivicomme annulée. De même par
exemple des comportements
on oublie que dès les années 1950 et
sexuels des bonobos : on insiste
les définitions données par Lorenz et
lourdement sur leur «fonction
Tinbergen, on ne pouvait plus opposer
sociale d’apaisement des teninstinct et intelligence comme négation l’un de l’autre.
sions», qui met l’accent finale-
5
ment non plus sur les intérêts
concrets et immédiats des individus sentients, mais sur une supposée fonction au sein d’entités
plus abstraites comme le groupe
social ou l’espèce.
Ce ne sont ainsi plus vraiment
des arguments qui sont mobilisés
contre la reconnaissance d’une
subjectivité des animaux, mais
plutôt des contournements : si
l’on admet finalement du bout
des lèvres qu’ils puissent ressentir
sensations, sentiments et émotions, éprouver aversions et
désirs, manifester une volonté,
on met l’accent sur le fait que,
au-delà des simples intérêts personnels de l’individu, ses comportements sont «utiles», «nécessaires», «instrumentaux», «fonctionnels» vis-à-vis d’exigences
supérieures. Bref, toujours, l’individu animal reste un simple
organisme naturel et n’existe fondamentalement pas «pour luimême», mais pour «autre chose»
qui le dépasse.
aime sa mère, ou qu'il craint la
mort, ou seulement qu'il voit
l'homme. L'œil animal n'est pas un
œil. L'œil esclave non plus n'est pas
un œil, et le tyran n'aime pas le
voir.»
La nature des animaux :
prédateurs et proies
Dans le cadre de cette vision
du monde en terme de Nature,
les choses ont une essence qui
fait qu’elles sont ce qu’elles sont
et pas autre chose, qu’elles ont
telle ou telle propriété et pas
d’autres. Cette «nature» qui leur
est propre organise leurs caractéristiques, leur croissance, leur
devenir et garantit qu’elles resteront à la place qui leur est assignée dans «l’ordre du monde»,
qu’elles y assureront leur rôle.
«Mère Nature» est ainsi censée
donner à chaque élément dit
naturel, sa nature. On associe
une finalité à cette supposée
«nature» des choses, les êtres
composant une catégorie «de
même nature» sont faits pour
quelque chose ou destinés à se
comporter
d’une
certaine
manière. Ce n’est qu’en accomplissant ce pour quoi ils sont faits
qu’ils réalisent leur vraie nature.
Un chat est ainsi censé réaliser sa
Comme le disait le philosophe
Alain (1934) :
«Il n'est point permis de supposer l'esprit dans les bêtes, car cette
pensée n'a point d'issue. Tout l'ordre serait aussitôt menacé si l'on
laissait croire que le petit veau
6
pertinente, mais bien plutôt celle
entre une matière sensible et une
matière inanimée, entre ces choses réelles qui éprouvent des sensations, qui dès lors ressentent
des désirs et de ce fait agissent en
fonction de fins qui leur sont propres, et ces autres choses qui
n’éprouvent rien, n’ont pas d’intérêts, auxquelles rien n’importe,
qui ne donnent aucune valeur
aux événements et aucun but à
leur existence. Entre les êtres
sensibles et les choses insensibles,
entre les animaux, pour faire
vite, et les cailloux ou les plantes.
seule réalité qui compte réellement (Olivier, 2003).
– Critiquer l’idéologie de la Nature :
l’idée de Nature en tant qu’ordre
ou équilibre harmonieux, en
tant que totalité et fonctionnalité
n’est pas justifiée scientifiquement et perdure pour des raisons
idéologiques20. De même de l’idée
d’essence, de nature des choses et
des êtres. La critique s’impose
parce que l’idée de Nature sert à
justifier la domination, l’ordre
établi : les humains seraient par
nature carnivores (ou : omnivores),
et devraient donc le rester.
– Opérer une révolution éthique :
jusqu’à présent, l’exigence
morale n’a guère osé s’affirmer
en tant que telle, mais a toujours
dû s’habiller des oripeaux de la
religion, de la mystique (le naturalisme, tout particulièrement)
de l’appartenance identitaire
(valorisation de la race ou de
l’humanité…) et de l’égoïsme
qui l’accompagne (qu’il s’agisse
de l’individualisme libéral humaniste ou du salut individuel chrétien)… L’éthique désormais
semble pouvoir rompre avec
l’adoration des «valeurs supérieures», l’Humanité, la Liberté,
la Civilisation, etc., pour se courber vers la tourbe : nous. Nous,
– Remplacer la distinction
Humanité/Nature par celle entre
choses inanimées et êtres sentients :
s’il y a des différences radicales à
établir dans le réel, elles ne résident pas dans les oppositions
entre naturel et humain, naturel
et social, naturel et artificiel, inné
et acquis, etc. D’un point de vue
scientifique, philosophique tout
autant qu’éthique, ce n’est pas
cette distinction entre supposés
«êtres de liberté» et «êtres de
nature» qui semble désormais
20. On trouvera une esquisse d’une
telle critique globale dans Bonnardel
(2007).
19
nations arbitraires comme le
sont celles fondées sur les critères
d’espèce ou d’intelligence
(liberté, raison…) des individus,
les analyses que j’ai esquissées cidessus impliquent quelques conséquences que je ne vais qu’énumérer comme autant de pistes à
creuser :
vation, l’apprentissage, l’éducation ou même les phénomènes
de modes dans des sociétés d’oiseaux, de mammifères marins,
de rats, et, bien évidemment, de
singes.
Retenons surtout ceci : l’idéologie humaniste se donne comme un anti-naturalisme ; pourtant, on vient de le voir illustré
– Démanteler le système d’approici, elle nécessite l’idée de Nature
priation d’êtres sentients : les aniqui est utilisée comme repoussoir
maux ne peuvent être propriété
d’une part, comme toile
« Sans le support de d’autrui parce qu’ils
de fond d’autre part,
l’idée de Nature, sont sentients, qu’ils
sur laquelle la liberté
l’idée d’Humanité ont leurs propres
humaine et la dignité
peut-elle toujours intérêts, leur propre
censée en découler
conscience. Autant
faire barrière à
peuvent faire relief et
celle d’égalité ? » la critique de l’idée
contraste.
de nature peut aider
Sans l’idée de Nature,
à combattre le système d’approque reste-t-il du statut spécifique
priation spéciste des animaux,
et exclusif lié à l’Humanité ?
autant en retour, abolir leur
Sans le support de l’idée de
appropriation favorisera la
Nature, l’idée d’Humanité peutreconnaissance du fait qu’ils
elle toujours faire barrière à celle
vivent une vie propre, une vie
d’égalité ?
subjective riche qui vaut pour
elle-même, de la même façon
que nous vivons pour nousmêmes et que notre vie subjective a – est – une valeur en soi.
La libération animale
Si l’on pense, comme moi, que
l’éthique impose de revoir fondamentalement notre façon de traiter les autres animaux, et que
l’idée d’égalité par définition ne
saurait se satisfaire de discrimi-
– Reconnaître finalement que le
subjectif est objectif : ce que nous
sentons et ressentons non seulement est réel, mais est même la
18
qu’ils ont à tenir une place naturelle dans l'ordre naturel, dans
l’ordre des choses, qui est leur
place adéquate. C’est en restant
à leur place qu’ils sont parfaits,
qu’ils jouent pleinement leur
rôle, qu’ils réalisent leur essence,
leur nature profonde. Cette
place, ce rôle correspond toujours en fait à la fonction qui leur
est imposée socialement par le
système de domination ou de
stigmatisation qu’ils subissent.
Ainsi, les êtres naturels (c’est-àdire, ici, les êtres vivants dominés) sont programmés par la
«Nature» en général et par leur
propre «nature» en particulier, à
remplir leur rôle pour la plus
grande gloire de l'harmonie du
monde (Lindberg, 1976)8 :
nature de félin, ou de carnivore.
S’il n’agit pas conformément à
cette nature, il sera perçu comme
«dégénéré» ou, si c’est en conséquence d’une action humaine,
«dénaturé»6…
La croyance est ainsi omniprésente en des «natures» des êtres.
Or, toutes les catégories d’êtres
dominés ou stigmatisés, à un
moment ou un autre de notre
histoire occidentale, se sont vues
rangées dans la case «Nature».
Cela ne concerne pas uniquement les animaux. Les discours
sont légion qui affirment comme
une évidence la «naturalité» des
esclaves, des Noirs et des autres
peuples colonisés, des femmes,
des enfants, des animaux7, mais
aussi du peuple, des fous, des
marginaux, des homosexuels…
Leur caractère «naturel» signifie
«Jamais je n'ai empêché un animal prédateur d'attraper un moineau, un rat ou un lapin, jamais je
ne me suis indignée de voir un serpent manger un petit mammifère :
la nature les a fait prédateurs, il
tous deux nefaut
font qu'exercer
qu'ils lui naturelobéislement(p.
leur
fonction de prédateur.»9
sent.»
192)
6. Les essences sont essentielles ; on
ne doit pas y toucher. Ainsi ne faut-il
pas mélanger des choses déclarées de
nature différente. Le même réflexe
fait haïr les métissages.
7. Les membres des groupes dominants
ne se considèrent eux-mêmes comme
«naturels» que lorsqu’il s’agit de justifier la domination, ainsi elle-même
doublement naturalisée ; ainsi des
pulsions sexuelles irrépressibles des
violeurs, du carnivorisme des
humains, de la maturité responsable
des adultes, etc.
8. Alika Lindberg était militante de la
défense animale et du Front national.
9. «Les animaux : que savent-ils d'euxmêmes ?», Ça m'intéresse n°16, juin 1982,
p. 19.
7
Ou bien encore :
(Bonnardel, 1996 et 1998), comme l’illustre Lindberg (1976) :
«Mais pourquoi en vouloir à
Goupil de croquer un volatile,
alors que nous ne nous choquons
pas de voir une hirondelle gober
une mouche ? Nous blâmons le
premier et louons l'autre, pourtant
tous deux ne font qu'exercer naturellement leur fonction de prédateur.»9
«S'il en est ainsi forcément dans
des civilisations comme les nôtres
où aucune sélection naturelle n'élimine les faibles, les débiles mentaux, les contrefaits, qu'on garde
jalousement en vie, il existe dans la
nature une “injustice”, une inégalité entre les êtres sans laquelle la
vie serait impossible.» (p. 107)
On voit bien comment la
Nature, la fonction et l'utilité
pour l'Ordre prétendent légitimer toute chose. Il semble bien
aussi que la principale «fonction»
des animaux, par nature, soit
d’être des proies ou des prédateurs.
et :
«Je suis un partisan inconditionnel de la sélection naturelle, car la
Nature ne peut pas se tromper.»
(p.167)
Le «chacun sa place» trouve
L'idéologie naturaliste est dantout naturellement sa
gereuse. Pas seulement « Pratiquement tous
solution chez les anipour les non-humains. les mouvements réacmaux puisque Nature
Pratiquement tous les tionnaires font appel
agit directement en
mouvements réaction- à l’idée de Nature »
eux. La sélection
naires font appel à
naturelle fait le reste.
l’idée de Nature, pour légitimer
Du fait de leur liberté, le «prole patriarcat ou pour justifier le
blème» ne peut se résoudre chez
racisme, la monarchie ou le rétales humains que s'ils deviennent
blissement des «hiérarchies natu«sages», en apprenant à rester à
relles», pour combattre la licence
leur «juste» place dans la hiérardes mœurs, l'homosexualité, la
chie sociale, désormais perçue
perte du masculin et du féminin
aussi
comme
naturelle
ou celle des valeurs éternelles…
(Lindberg, 1976) :
La référence à la prédation est
«… il était un bon chef, un vrai
centrale pour justifier nombre de
chef, comme un roi devrait toudominations intra-humaines
8
Je ne vais pas m’appesantir ici
sur la réfutation logique des thèses humanistes. Je renvoie pour
cela à un petit livre, Luc Ferry
ou le rétablissement de l’ordre.
L’humanisme est-il anti-égalitaire ?
(2001) Notons simplement ici
que l’on retrouve à la base de
l’argumentation de Ferry la
croyance naturaliste en une
détermination étroite des animaux «par leurs gènes». Ils n’ont
ni individualité, ni véritable
liberté ou volonté. Leur intelligence est en fait un instinct. La
preuve ? Ils sont déjà en naissant
ce qu’ils seront plus tard !
C’est parce qu’il est libre,
contrairement aux autres animaux, que «l’Homme» doit se
voir accorder une dignité particulière, qui légitime que lui et lui
seul possède des droits. C’est la
révérence qu’on doit porter à la
liberté (et non simplement à l’intelligence ou la raison), ou à l’humanité en tant qu’elle est synonyme de liberté, qui donne à
«l’être» humain sa valeur singulière dans un monde par ailleurs
dénué de toute subjectivité
(Ferry & Vincent, 2000) :
«Le critère, pour Rousseau, est
ailleurs : dans la liberté ou, comme il dit, dans la “perfectibilité”,
c’est-à-dire dans la faculté de se
perfectionner tout au long de sa vie
là où l’animal, guidé dès l’origine
et de façon sûre par la nature, est
pour ainsi dire parfait “d’un seul
coup”, dès sa naissance. La preuve ?
Si on l’observe objectivement [souligné par nous], on constate que la
bête est conduite par un instinct
infaillible, commun à son espèce,
comme par une norme intangible,
une sorte de logiciel dont elle ne
peut jamais vraiment s’écarter. La
nature lui tient lieu tout entière de
culture…»
Il n’existe plus aujourd’hui
d’éthologues et autres spécialistes des comportements des animaux qui oseraient dire, en
reprenant les termes de
Rousseau ou de Kant, c’est-àdire des termes d’il y a plus de
deux siècles, que les animaux
sont «rivés à leur nature», «soumis entièrement à leur instinct»,
«programmés» pour agir de telle
ou telle sorte (Burgat, 1997), etc.
De fait, ces termes disparaissent
des
discours
scientifiques
contemporains, et les revues de
sciences naturelles ou de sciences
humaines insistent désormais
couramment sur les cultures ou
subcultures animales, sur l’inno-
19. L’Express du 24 sept. 1992, p. 108.
Article paru à l’occasion de la sortie du
Nouvel Ordre écologique.
17
contre l’idée d’égalité animale,
Le Nouvel Ordre écologique (1992),
qui illustre parfaitement les analyses de Guillaumin. Il est obligé
pour sauver le suprématisme
humain de recourir à de fort
vieilles lunes. La thèse fondamentale que Ferry mobilise est
l’argumentation traditionnelle
suivante, dont il fait remonter la
paternité à Rousseau et à Kant :
nence puisqu'il correspond à
l'idéologie actuelle, héritée du
XVIIIe siècle et des Lumières,
quoique puisant ses racines dans
la plus profonde Antiquité :
«C'est une idée désormais
conquise que l'homme n'a point de
nature mais qu'il a – ou plutôt qu'il
est – une histoire.»
«A la vie close, dominée et
réglée par une nature donnée, se
substitue ici l'existence ouverte,
créatrice et ordonnatrice d'une
nature acquise.»
«… aujourd'hui, se trouve au
monde un être qui n'est pas,
comme la totalité des autres êtres,
un “système de montages” mais
qui doit tout recevoir et tout
apprendre…». (pp. 7, 8, 9)18
«… l’homme évolue par l’éducation en tant qu’individu, par la
politique en tant qu’espèce. L’acte
humain par excellence, c’est le
mouvement. C’est précisément ce
qui nous différencie des êtres de
nature qui sont, eux, toujours rivés
à un code : l’instinct pour les animaux, le programme pour les
végétaux. […] Ils sont rivés à leur
nature. Les animaux, eux, n’ont
pas d’histoire. Seul l’homme en a
une, parce qu’il est le seul capable
de se dégager des déterminismes
biologiques pour conquérir sa
liberté. Le droit est antinaturel, le
savoir scientifique est antinaturel.
L’homme est un être d’anti-nature.
C’est la base de l’humanisme.»19
Le journaliste Luc Ferry est le
plus connu des opposants à une
prise en compte des intérêts des
non-humains. Il a écrit un opus
18. Comme le dit Malson, cette nonnaturalité humaine est effectivement
«une idée désormais conquise», historique : ça a été la tâche de l’humanisme
que d’étendre tendanciellement, au
niveau concret, matériel, la reconnaissance progressive pour tous les humains
de leur propriété d’eux-mêmes et, au
niveau idéologique qui lui correspond,
d’étendre la notion de liberté à quasiment tous (les enfants et divers fous
ou malades, notamment, en restent
exclus). L’avènement du capitalisme,
rapport social qui se fonde sur la possibilité aussi étendue que possible de
commercer (échanges marchands),
nécessitait de ce fait la capacité de
posséder et donc préalablement de se
posséder soi-même (Guillaumin, 1992).
16
«Si rien ne nous autorise à torturer, il ne faut pas tomber non plus
dans les excès de certains doux
rêveurs. L'homme est un prédateur. Nier cette vérité élémentaire
relève d'une philosophie hors de la
vie ou de la sensiblerie des mémères à chien-chien, qui ont fait tant
de mal à la cause des animaux, car
il n'est pas difficile de réfuter les
théories des végétariens, des bouddhistes indiens, des vieilles folles
frustrées, etc.» (p. 191)
jours être, comme ils le furent aux
âges où la nature nous dictait
encore ses lois et où tout n'était qu'
“ordre et beauté”, même tuer pour
vivre, même être malade, même
mourir.» (p. 152)
Ou bien :
«La répartition de la population
d'un pays en différentes classes,
n'est pas un effet du hasard, ni de
conventions sociales, elle a une
base biologique profonde… Il faut
que chacun occupe sa place naturelle… La présence de groupes
étrangers indésirables du point de
vue biologique est un danger certain pour la population française.»10
Et Elsen (1970) :
«Que l'homme tue des animaux
pour s'en nourrir, c'est une des lois
de la nature qui l'a fait carnivore.»
(p. 62)
Ou encore :
Enfin :
«Il n'y a pas de survie possible si
l'Occident ne retrouve pas les sources de l'ordre naturel…»11
«L'animal est nécessaire à la
recherche, au même titre que le
lapin est nécessaire à la survie du
renard. L'espèce humaine lutte en
utilisant d'autres espèces.»12
L’invocation de la Nature
apparaît aussi de façon très systématique dans les discours contre
le végétarisme, ainsi encore
Lindberg (1976) :
Je cite ci-dessus volontairement trois personnes qui affirmaient embrasser la cause des
10. Alexis Carrel, février 1943, cité par
Richard Cœurde dans «Voyage en
Lepénie : extrême-droite et écologie»,
Silence n°158, octobre 1992.
11. Jean-Marie Le Pen, Les Français
d’abord, éd. Carère/Lafont, 1984, cité
par R. Cœurde, ibid.
12. Jean-Claude Nouët, président de
la Ligue Française pour les Droits de
l’Animal, cité par Lea di Cecco,
«Expérimentation : peut-on se passer
des animaux ?», Science et Avenir n°511,
sept. 1989, p. 35. À propos de cette
Ligue, lire Bonnardel (1992 et 1994a).
9
perçus d'un même monde, la
animaux. Ces personnes lutNature, un ordre de la fatalité et
taient pour une amélioration des
du destin, et en même temps de
conditions d'exploitation des anil'harmonie, qu'il serait dangemaux, mais finalement contre la
reux de subvertir en s'en mêlant.
suppression de cette exploitation
Intervenir serait en outre s'imet du statut inférieur qui lui est
miscer dans cet autre ordre, qui
lié. Il est très difficile de savoir si
n'est pas le nôtre, qui nous est
elles utilisaient la notion de
étranger, et serait aussi illégitime
Nature et la référence à l'exisque s’immiscer dans les
tence de la prédation
« Intervenir serait
affaires intérieures d'une
pour justifier leur point
s’immiscer dans
autre Nation. Une telle
de vue spéciste, ou si au
cet ordre qui nous
conception du monde,
contraire elles étaient
est étranger »
lorsqu’elle n’est pas criincapables de se départiquée, fonde le réflexe de sépatir de leur spécisme parce qu'elration qu’on retrouve volontiers
les restaient engluées dans leur
chez des militants animalistes : le
divinisation de la Nature, paralymieux à faire pour les animaux,
sées par l'idée que les animaux
de la part des humains, serait de
font partie de la Nature et relène plus entretenir aucun comvent donc de ses «lois» (dont la
merce avec eux, d’instaurer en
prédation est l'emblème).
quelque sorte un apartheid des
De façon plus générale, consiespèces.
dérant que les animaux appartiennent à la Nature, les humains
ont l'impression que ce sont des
êtres qui n'interviennent pas
dans (ou contre) le cours des choses comme le fait l'humanité,
mais qu'ils sont et restent immergés en son sein ; qu’ils en sont
prisonniers de fait, le subissant
totalement mais sans le subir
vraiment, puisqu'ils sont censés y
être par nature adaptés.
Les dominants,
la liberté et la propriété
La
sociologue
féministe
Colette Guillaumin a montré,
dans une analyse magistrale de
l’idée de Nature qui portait
essentiellement sur le racisme et
sur le sexisme, que dans nos
sociétés les rapports sociaux
d’appropriation d’une classe
d’êtres par une autre, tels que
L’animal et ses malheurs,
l’animal et ses tribulations sont
10
ses thèses, puisqu'elle ne les a
précisément pas élaborées en
pensant les appliquer aux «animaux».
C'est que ceux-ci sont bel et
bien considérés comme des
objets (c'est explicite tant dans le
Code civil que dans le Code
pénal), ils sont vendus et achetés
en tant que marchandises, ils ont
des propriétaires qui ont pratiquement tout pouvoir sur eux17,
bref, ils sont bel et bien appropriés. Et ils sont appropriés collectivement en tant que classe
(catégorie générale correspondant à celle des êtres nonhumains) par une autre classe (la
catégorie des êtres humains) :
tout humain, par exemple, peut
pêcher ou chasser un animal, ce
qui ne signifie rien d'autre que
les animaux, pris en tant qu'ensemble, appartiennent de droit
aux humains (à l'humanité dans
son ensemble), et que pour qu'ils
deviennent la propriété réelle et
concrète d'un individu humain
particulier, il suffit seulement que
celui-ci arrive à s'emparer d'eux,
par force ou par ruse. La loi désigne d'ailleurs un animal sauvage
comme res nullius («chose de personne»). Quant à la descendance
d'un non-humain, tout comme
ses autres productions, elle
appartient ipso facto à son propriétaire.
De fait, pour tout le monde,
«les animaux appartiennent à la
Nature». Et ils sont bien perçus
également comme ayant «une
nature» qui les détermine entièrement, perçus comme des êtres
programmés, des spécimens
indifférenciés de leur espèce,
immergés dans la Nature et soumis à elle via leurs instincts, ou,
comme le dit Guillaumin à propos des femmes, «des êtres clos,
finis, qui poursuivent une tenace
et logique entreprise de répétition, d'enfermement, d'immobilité, de maintien en l'état du
(dés)ordre du monde.» (p. 76)
L’humanisme est
un naturalisme
17. Encore que cela puisse dépendre
de la fonction sociale qui est assignée
à l’espèce à laquelle appartiennent
«naturellement» les individus, ainsi des
«animaux de compagnie» qui, ayant
une autre fonction, sont généralement
mieux traités que les «animaux de
boucherie», etc.
Dans son célèbre livre sur Les
enfants sauvages, Lucien Malson
(1964) nous donne un clair
aperçu du discours humaniste
(c'est-à-dire, spéciste) type, tel
qu'on le rencontre en perma-
15
l'intérieur, sur lesquels le milieu et
qu'ils nouent librement, indivil'histoire sont pratiquement sans
duellement et de façon autoinfluence. Une telle conception
nome leurs propres relations.
s'affirme d'autant plus fortement
Qu'ils se créent ou s'aménagent
que la domination exercée est plus
eux-mêmes leur place dans leur
proche de l'appropriation physique
société et dans le monde. Mais ils
nue. Un approprié sera considéré
savent bien, en tout cas, qu'il
comme ayant à voir avec la Nature
n'en va pas ainsi pour leurs
alors que les dominants n'y vienappropriés, dont la place est par
nent qu'en second mouvement.
contre toute définie. Les domiMais plus encore les protagonistes
nants se posent comme sujets de
occupent par rapport à la Nature
leurs rapports, ils ne peuvent que
une place différente : les dominés
poser les appropriés comme
sont dans la Nature et la subissent,
objets de leurs rapports ; et ce
alors que les dominants surgissent
sont eux qui, disposant égalede la Nature et l'organisent.» (p. 78)
ment des moyens d'expression,
élaborent le discours qui rendra
Et Colette Guillaumin de
compte des rapports d'approconclure ainsi son analyse :
priation. Il y a donc double discours, discours asymétrique : la
«Plus la domination tend à
nature des uns est déterl'appropriation totale,
mination naturelle, l'es- « L’idéologie rend sans limites, plus l'idée
compte, sous une
sence des autres est
de “nature” de l'approliberté. L'idéologie ne forme mystificatrice, prié sera appuyée et
de la réalité des
fait que rendre compte,
“évidente”» (pp. 81-82)
avec exactitude mais rapports sociaux »
sous une forme mystificatrice, de
Et les « animaux » ?
la réalité des rapports sociaux.
Appropriés et naturels !
«L'imputation d'être des groupes
naturels qui est faite aux groupes
dominés est donc bien particulière.
Ces groupes dominés sont énoncés,
dans la vie quotidienne comme
dans la production scientifique,
comme immergés dans la Nature
et comme des êtres programmés de
Il n’aura bien évidemment
échappé à personne que les citations des analyses de Guillaumin
sont directement applicables à
l'appropriation des non-humains.
Cette constatation corrobore
d’ailleurs fortement la justesse de
14
l’esclavage, produisent normaleargumente que la forme mentale
ment une idéologie de la
que prennent les rapports
Nature13.
sociaux d’appropriation (ou :
Selon elle, certains rapports
l’idéologie qui les accompagne)
d'exploitation et de domination
est toujours sensiblement la
sont spécifiques tout en étant
même :
comparables : ce sont les rap«… le fait d'être traitée matérielports par lesquels toute une catélement comme une chose fait que
gorie (classe) d'êtres se trouve
vous êtes aussi dans le domaine
appropriée par une autre. Les
mental considérée comme une
exemples qu'elle cite sont les rapchose. De plus, une vue très utilitaports d'esclavage, ceux de serriste (une vue qui considère en vous
vage et ceux qu'elle appelle de
l'outil) est associée à l'appropriation
sexage. Ce sont des rapports par
: un objet est toujours à sa
lesquels des individus
« Ils leur appar- place et ce à quoi il sert, il
(de la catégorie domitiennent corps y servira toujours. C'est sa
née) sont propriété
et âmes, sont “nature”. […]
d'autres individus : ils
leurs objets »
leur
appartiennent
Corollairement, les sociacorps et âmes, sont leurs objets,
lement dominants se considèrent
doivent en toutes choses agir
comme dominant la Nature elled'après la volonté de leur promême, ce qui n'est évidemment
priétaire, etc. Guillaumin argupas à leurs yeux le cas des dominés
mente que jusqu'à récemment
qui, justement, ne sont que les éléles femmes se trouvaient ainsi
ments pré-programmés de cette
appropriées par les hommes, colNature.» (p. 49)
lectivement au niveau des rapports sociaux généraux, et indiviA ces rapports d'appropriation
duellement, au sein des rapports
correspond donc une représenfamiliaux14. Or, Guillaumin
tation des dominés comme
«objets naturels», comme êtres
13. Ces analyses ont été présentées
initialement dans les n° 2 & 3 des
Questions Féministes (février et mai
1978). Elles ont été republiées depuis,
avec d’autres articles de la même
auteure, dans Guillaumin (1992).
C’est à cette édition que je me réfère.
14. C'est ce rapport d’appropriation
qui s’exerce à l’encontre des femmes
qu'elle nomme « sexage ». Pour de
plus amples développements sur ce
sujet, je renvoie à son livre.
11
«immergés dans leur nature»,
faisant «partie de la Nature». Les
dominés sont perçus comme des
«corps», de la «matière», et leurs
faits et gestes comme des émanations immédiates de leur
«nature» (fonction), d'une Nature
plus ou moins personnalisée
dont ils ne sont plus que des
modes spécifiques d'incarnation15.
Les Noirs esclaves (ou plus tard
colonisés) sont ainsi des corps
vigoureux, mais dénués de subjectivité, de raison : animaux,
grands enfants, irresponsables
qu'il faut protéger d'eux-mêmes,
etc. On observe un discours
similaire à propos des enfants (les
«mineurs»). Les femmes, elles,
sont «le sexe» faible, intuitives et
non rationnelles, illogiques et
capricieuses, écervelées et instinctives, régies par leur utérus
(hystériques) ou leurs ovaires (le
cycle naturel des règles), etc.
C'est parce qu'un être est
approprié, qu'il a un statut de
chose, fonctionnelle comme le
sont des outils, qu'il va (sociopsycho-)logiquement être perçu
comme non individualisé,
comme interchangeable, et
comme dénué de subjectivité (de
conscience, d'intérêts, de volonté
propres), puisqu'il est soumis à la
volonté et aux intérêts du propriétaire. Tout cela s'exprime
donc idéologiquement par un
discours naturaliste ; la nature
d'une chose est sa fonction. Or
les appropriés sont des choses, ne
sont pas leur propre fin, qui
réside dans leur propriétaire. Ils
sont donc fonctionnels, ont donc
une nature. Ils ne sont pas des
individus, mais des incarnations
particulières d'une essence
(nature) commune : leur espèce,
l'éternel féminin, leur race…
La liberté comme essence
(pour les uns), et la détermination naturelle (pour
les autres)
15. Les Noirs sont ainsi des spécimens
du Noir, les femmes, des incarnations
de la Femme, etc., lorsque les hommes
sont par contre des représentants
individués de l’Humanité (Guillaumin,
2002). L’Humanité se caractérise – se
distingue – justement idéologiquement par l’individualisation de ses
«membres». Les animaux, eux, apparaissent comme des spécimens indifférenciés de leur espèce…
Si les appropriés sont dominés,
c'est imputable à leur nature ; de
même, les groupes dominants le
sont par nature. Colette
Guillaumin est très claire sur la
question tant qu'il s'agit des rapports de domination au sein de
12
l'espèce humaine,
rel, de la philosophie ou du politique, du “faire” médité, de la
“praxis”… Peu importent les termes, mais justement du distancié
par une conscience ou un artifice.»
(pp. 70-71)
«le naturalisme ne vise pas indifféremment tous les groupes impliqués dans les rapports sociaux ou,
plus exactement, s'il les concerne
tous, il ne les vise pas de la même
façon ni au même niveau.
L'imputation d'une nature spécifique joue à plein contre les dominés
et particulièrement contre les
appropriés. Ces derniers sont censés relever totalement et uniquement
d'explications par la Nature, par
leur nature ; “totalement”, car rien
en eux n'est hors du naturel, rien
n'y échappe ; et “uniquement”, car
aucune autre explication possible
de leur place n'est même envisagée.
Du point de vue idéologique, ils
sont immergés absolument dans le
“naturel”.
Par contre, les groupes dominants, en un premier temps, ne
s'attribuent pas à eux-même de
nature : ils peuvent, au terme de
détours considérables et d'arguties
politiques, se reconnaître, comme
nous le verrons, quelque lien avec
la Nature. Quelques liens, mais pas
plus, certainement pas une immersion. Leur groupe, ou plutôt leur
monde car ils ne se conçoivent
guère en termes limitatifs, est
appréhendé, lui, comme résistance
à la Nature, conquête sur (ou de) la
Nature, le lieu du sacré et du cultu-
Cette différence de discours
concernant les dominés et les
dominants s'explique bien sûr
par la différence des rapports
qu'ils entretiennent. Les rapports
entre dominants sont supposés
être élaborés par les protagonistes eux-mêmes, librement qui
plus est16 : en tout cas, être agis,
créés. Les rapports d'appropriation, eux, sont imposés aux
appropriés, qui subissent leur
situation. Ceux qui s'y refusent
apprennent ce qu'il leur en
coûte. Ce n'est qu'au sein du rôle
qui leur est assigné et qui reste
celui de dominés, qu'ils peuvent
parfois (rarement) avoir quelque
autonomie. Il n'y a pas d'ambiguïté : quoi qu'on en puisse penser, les propriétaires contractants
peuvent bien avoir l'impression
16. On sait ce qu’il peut en être en
réalité, qu’il s’agisse du fameux
contrat social ou de la liberté de se
salarier, par exemple. Mais ce n’est
pas le lieu de discuter ici du discours
que produisent les propriétaires euxmêmes sur leur propre situation
(Bonnardel, 1994b).
13