monologue dramatique avec invocation aux murs, aux autels, aux images, aux statues du monastère ; au monologue succèdent les récits et les réflexions, les confessions et les lieux communs, combinés dans un savant désordre, où chaque partie a sa place calculée en vue de l’effet, chaque sentiment, son nombre de vers mesuré pour le contraste ; vient ensuite une comparaison développée entre le calme pur de la vierge sage et les fiévreuses agitations de la vierge folle, comparaison brusquement interrompue par l’apparition d’un fantôme sortant, pour ainsi dire, d’un songe ; enfin, dernier tableau, le ciel s’entrouvrant, Abélard appelle Héloïse auprès de lui à la place qu’il lui a réservée à ses côtés. Habilement ordonnée[1], cette suite de scènes laisse dans l’esprit quelques images saisissantes, et partout on y sent la vie de l’art ; mais la vérité des sentiments, la seule aujourd’hui qui nous touche, comment y est-elle respectée ?
Le rapprochement est curieux à faire, sous ce rapport, entre Pope et Bussy-Rabutin. Le fonds de l’imitation chez l’épistolier et chez le poète est le même, et l’on a quelque raison de penser que Pope, comme les autres, n’a travaillé que d’après Bussy-Rabutin. Mais tandis que l’un s’abandonne au ton de la simplicité négligée, l’autre se tend jusqu’au lyrisme. On sent d’autant mieux, par le contraste, à quels écarts, le champ de la fantaisie une fois ouvert, les imaginations les plus heureuses sont exposées. Leur premier mot est, aux extrêmes opposés, un égal contre-sens. Pope suppose qu’Héloïse a complètement oublié Abélard. « Quoi ! aimerais-je encore ? » se demande-t-elle. Elle s’étonne qu’une lettre ait réveillé en elle quelque sentiment. Ce n’est qu’après une longue hésitation qu’elle semble reconnaître la main qui l’a écrite, et elle se reproche de l’avoir devinée. « Nom cher et fatal, je ne veux plus te prononcer ; ne passe plus ces lèvres… ; que ma main s’arrête… ; mais je viens de l’écrire, c’est à mes larmes à l’effacer. » À entendre Bussy-Rabutin, un commerce régulier de correspondance n’a jamais cessé d’exister entre Héloïse et Abélard, et le courrier est là qui attend, pour la reprendre, la réponse à l’épitre qu’il vient d’apporter. « J’aurais eu le plaisir de vous renvoyer votre lettre effacée par mes larmes, dit-elle, si l’on n’était venu un peu trop tôt me la demander. » Poursuivons. En l’invitant à la réplique, Héloïse badine et se joue. « Si vous voulez attendre pour écrire que vous ayez des choses agréables à me mander, j’ai peur que
- ↑ Voir Villemain, Tableau de la littérature française au xiiie siècle, i, leçon vii, p. 140.