Le Canon Krupp et le bombardement de Paris
I.
[modifier]On se souvient de l’attention mêlée d’étonnement qu’excitèrent à l’exposition universelle de 1867 les produits métallurgiques de M. Krupp, dont l’usine est établie à Essen, dans la Prusse rhénane. Il y avait là des blocs d’acier du plus formidable modèle ; le métal était compacte, homogène, à grains fins, brillans, bien serrés, bien fondus. Tous les métallurgistes s’arrêtaient devant ces échantillons ; mais ils les connaissaient de longue date, et déjà dans les précédentes expositions universelles, en 1855 à Paris, à Londres en 1862, ils avaient pu les admirer. Les artilleurs eux-mêmes avaient applaudi aux merveilleux essais de M. Krupp, et plusieurs fois ils avaient remarqué ses gros canons d’acier, dont quelques-uns se chargeaient par la culasse. Le métal employé, le mode de chargement, les dimensions énormes adoptées pour la pièce, étaient autant de nouveautés.
En 1867, la Prusse ne s’était pas contentée d’exhiber ses produits métallurgiques. Sûre que l’exploitation des mines est en même temps que l’agriculture un des principaux élémens de la richesse territoriale d’un peuple, elle avait pris plaisir à nous faire connaître, sous une forme parlant à l’œil, les étonnans progrès de ses exploitations souterraines, surtout pour le minerai de fer et le charbon, qui tous les deux interviennent si grandement aujourd’hui dans la défense des états. Sous l’aspect de cubes empilés les uns sur les autres, correspondant chacun à une période de temps donnée et représentant le poids ou la valeur des matières extraites, la Prusse indiquait aux plus ignorans quelle marche prodigieuse elle avait suivie depuis le commencement de ce siècle dans les arts industriels, car les cubes allaient en croissant avec rapidité du sommet à la base, de la période de la Prusse d’Iéna à celle de la Prusse de Sadowa ; mais tout cela devait rester lettre morte pour nos gouvernans, et ceux-ci devaient passer à peu près indifférens devant les canons d acier de M. Krupp, dont nos places fortes et principalement Paris allaient, avant trois ans, éprouver les funestes effets.
C’est avec l’acier que sont fondus presque tous les canons de l’artillerie prussienne, surtout avec l’acier Krupp. On sait, que trois métaux sont de préférence employés à la confection des canons : la fonte de fer, qui est encore en usage dans l’artillerie de place et de marine, — le bronze, qui est, pour ce cas spécial, un alliage d’environ quatre-vingt-dix parties de cuivre pour dix d’étain, — l’acier, qui ne diffère de la fonte de fer qu’en ce qu’il renferme quelques millièmes seulement de carbone, tandis que celle-ci en contient toujours quelques centièmes pris à divers corps étrangers. Cette faible différence dans la composition chimique suffit pour faire de ces deux métaux, la fonte de fer et l’acier, non-seulement deux produits complètement distincts du métal originel, le fer, mais encore entièrement dissemblables. La fonte a un point de fusion moins élevé que celui de l’acier : elle devient liquide vers 1,100 degrés du thermomètre centigrade, tandis que le point de fusion de l’acier est placé entre 1,500 et 1,800 degrés ; la contexture, la ténacité, la dureté, l’élasticité des deux métaux, sont aussi très différentes, et l’acier offre en général un avantage très marqué sur la fonte. Quelques parties de carbone en plus ou en moins sont la principale cause de ce phénomène. La chimie nous fournit tous les jours bien d’autres faits de cette espèce, dus au jeu mystérieux des atomes des corps. L’acier Krupp se distingue de la plupart des aciers du commerce en ce qu’il forme une sorte de métal particulier encore plus homogène, plus tenace, plus résistant que les autres aciers, et aussi en ce qu’il s’obtient en grandes masses par la fusion, résultat dû d ailleurs à des pratiques dont M. Krupp n’a jamais révélé tout le secret. Quoi qu’il en soit, c’est avec cet acier de qualité supérieure, exceptionnelle même, que sont faits la plupart des canons prussiens, surtout les canons de siège braqués sur Paris.
Il n’est pas besoin d’insister sur les avantages que l’acier présente, non-seulement sur la fonte de fer, mais encore sur le bronze, dans la fabrication des bouches à feu. L’acier fondu permet, par une plus grande ténacité, de réduire les dimensions et par suite le poids des pièces ; par une étonnante dureté, il met l’âme de celles-ci à l’abri des déformations, et alors qu’une pièce de fonte lisse peut résister à peine à mille coups, une pièce de bronze à deux mille, une pièce d’acier rayée peut supporter un nombre de coups beaucoup plus considérable. L’échauffement de la pièce par le tir ne présente pas non plus le phénomène, qui se produit souvent avec le bronze, d’une sorte de liquation, laquelle, à la température d’environ 300 degrés, séparant l’étain du cuivre, met la pièce hors d’emploi. L’acier offre enfin un autre avantage sur le bronze, c’est qu’il se laisse forger sous le marteau. Le seul inconvénient du nouveau métal est qu’il faut pour les bouches à feu des qualités d’acier exceptionnelles, comme les aciers Krupp, très coûteux à obtenir, très difficiles à trouver en grandes masses ; en outre, on ne pourra se servir d’anciennes bouches à feu d’acier dans la construction d’un nouveau matériel lors d’un changement de modèle, ce qui entraînera des pertes très notables pour les états qui auront adopté les canons d’acier.
Les canons de siège prussiens appartiennent principalement aux modèles dits de 6, de 12 et de 24 rayés, se chargeant par la culasse. Le poids des obus lancés par ces canons est respectivement de 7, 14 et 28 kilogrammes. Les gros canons Krupp, dont on a tant parlé, sont des pièces de 48 et 96 (il y en a même quelques-unes d’un plus fort calibre) lançant jusqu’à 8 kilomètres des projectiles de 50 et de 94 kilogrammes[1]. Tous ces projectiles sont de forme cylindrique terminée en ogive, massifs ou creux, c’est-à-dire à l’état de boulets pleins ou d’obus. La surface cylindrique est munie extérieurement de saillies annulaires destinées à retenir une enveloppe ou chemise de plomb qui fait corps avec le projectile. Celui-ci est d’ailleurs en fonte de fer. L’avantage de l’enveloppe de métal mou (le zinc, le cuivre rouge, conviendraient presque aussi bien que le plomb, et sont même employés à la fabrication des ailettes directrices de nos obus et de nos boulets) est de forcer le projectile dans les rayures de la bouche à feu, de supprimer ainsi le vent ou passage du gaz provenant de la déflagration de la poudre, et par suite les battemens du projectile dans l’âme de la pièce ; on donne par ce moyen une grande tension à la course ou trajectoire que parcourt le projectile à la sortie du canon, en d’autres termes, on vise plus loin et plus juste, et la force de pénétration du projectile est plus grande, ce qui veut dire qu’il conserve, en arrivant au but, une bien plus grande vitesse.
L’augmentation de la portée, de la justesse du tir, de la force de pénétration, n’est pas le seul avantage qu’offre le chargement par la culasse sur l’ancien mode de chargement par la bouche. La manœuvre du chargement est en outre facilitée et accélérée surtout pour les canons de gros calibre ; l’emploi de l’écouvillon après chaque coup n’est pas absolument nécessaire, l’âme de la pièce peut être visitée et réparée plus aisément, le danger d’une inflammation accidentelle de la poudre dans la chambre du canon est évité. Dans le tir par embrasures, les servans sont mieux à couvert pendait le chargement, enfin la fabrication elle-même des pièces est plus aisée, les rayures sont plus faciles à obtenir. Ajoutons que, si l’on est obligé de laisser une pièce entre les mains de l’ennemi, il n’est pas même besoin de l’enclouer, on n’a qu’à emporter le levier ou le coin qui ferme l’obturateur de la culasse, et la pièce est mise ainsi hors de service.
Les opposans au mode de chargement par la culasse objectent que ce système offre encore plus d’inconvéniens, à savoir : la complication introduite dans la construction de la pièce, la difficulté et souvent l’impossibilité de trouver en masses suffisantes un acier homogène, sans défauts, enfin la facilité avec laquelle la fermeture de la pièce peut être endommagée surtout par le tir de l’ennemi, et les dangers qui sont la conséquence d’un maniement vicieux de la fermeture. En somme, ils voient dans les nouveaux canons une arme délicate, sujette à une foule de détériorations et redoutable pour les servans. « Le chargement par la culasse, disent-ils, obligeant à se servir de projectiles forcés dans les rayures et augmentant par suite la pression des gaz sur le métal de la pièce, l’emploi d’un acier fondu de premier choix est indispensable, et cette qualité est presque impossible à obtenir. Si nos canons de marine en fonte de fer se chargent par la culasse (et l’on comprend dans l’entre-pont étroit d’un navire tous les avantages de ce système), c’est qu’ici la mobilité, la légèreté n’est plus le caractère essentiel des pièces, dont on ne craint pas d’augmenter le poids en leur donnant en même temps une très grande résistance au moyen de manchons d’acier qui les recouvrent extérieurement. »
Bien que nous n’ayons pas qualité pour prononcer dans le débat, nous pensons qu’il faut voir dans le canon d’acier le véritable canon de l’avenir, comme aussi dans l’aciérie véritable métal de la guerre moderne. Nul n’ignore qu’à toutes les époques, quand une invention s’est produite qui a du changer quelquefois la face du monde, cette invention a eu du premier jour et ses détracteurs et ses prôneurs exagérés ; puis tout est rentré peu à peu dans la juste mesure, et l’invention a fait naturellement son chemin. Pour ne parler que des choses de la guerre, ce qui a lieu aujourd’hui pour les canons et l’acier Krupp, si fortement attaqués par nombre d’artilleurs, si énergiquement soutenus par d’autres, a eu lieu quand les premiers fusils ont détrôné l’arbalète, quand le fusil à pierre a remplacé le fusil à mèche, la baïonnette la pique, le fusil à percussion le fusil à pierre. De quelles objections n’a-t-on pas même accueilli, il y a trois ans, notre chassepot, le modèle par excellence du fusil à tir rapide ! Ici nous n’accusons personne ; ce qui s’est vu dans les oppositions que l’on signale se reverra encore et toujours. C’est là un fait inhérent à la façon dont procède l’esprit humain, et tous les canons Krupp du monde n’y peuvent rien.
Une des raisons que mettent le plus volontiers en avant ceux qui attaquent les canons d’acier se chargeant par la culasse, c’est, on l’a dit, la difficulté d’obtenir en masses et en qualités suffisantes cet acier lui-même pour la fonte des bouches à feu. Le moindre défaut, la moindre fissure, le moindre vide intérieur, ce que les hommes du métier appellent des pailles, des criques, des soufflures et qu’on rencontre si souvent dans les masses de métaux fondus, ont ici un inconvénient des plus graves ; ils diminuent, annulent presque la ténacité du métal, et la pièce peut éclater. Sans doute ; mais ce que M. Krupp a si bien obtenu en Allemagne, c’est-à-dire des blocs énormes d’acier fondu qui depuis quinze ans et plus faisaient dans toutes les expositions et sur tous les marchés, l’admiration des connaisseurs, l’administration française ne pouvait-elle l’obtenir elle-même, fût-ce au moyen de quelques encouragemens donnés à propos aux industriels ? Dans les usines du Creusot et dans celles de Rive-de-Gier, pour n’en pas citer d’autres, on aurait pu, si le gouvernement avait poussé les métallurgistes dans cette voie, rivaliser avec les usines de M. Krupp. Nous avons pour cela les minerais, les combustibles, les fondans et les ouvriers convenables. Ne recevant aucune impulsion du côté de l’état, les industriels, qui de préférence travaillent pour les arts de la paix plutôt que pour ceux de la guerre, n’ont fait que des progrès lents dans leurs procédés de fabrication de l’acier, et ils ont fini par oublier leurs intérêts eux-mêmes. C’est ainsi que l’on a vu, à la dernière exposition de 1867, l’Angleterre et l’Allemagne nous devancer non-seulement dans la fabrication des canons, mais même dans celle des rails d’acier, qui offrent un si grand avantage sur les rails en fer. Le Creusot, notre plus grand établissement métallurgique, sentit la blessure, et il venait d’adopter deux des principaux procédés de fabrication en grand de l’acier fondu, celui de l’Anglais Bessemer et celui du Français Martin, quand la guerre avec la Prusse éclata. == II. ==
On connaît la forme ogive-cylindrique des obus que nous ont envoyés les Prussiens. Ces projectiles éclatent au moyen de fusées dites percutantes. Au moment où l’obus frappe le sol, une petite tige métallique terminée en pointe ou percuteur agit sur une capsule fulminante vissée sur la tête de l’obus, et le feu est mis à la poudre. L’obus éclate et les morceaux, au nombre d’une vingtaine et de grosseurs diverses, en sont projetés au loin, la plupart en avant, souvent à plusieurs centaines de mètres. La gerbe de projection affecte une forme d’éventail dont le centre est précisément le point qu’a touché l’obus. La chemise de plomb, bien que fortement laminée, striée, principalement sur la face qui s’appuyait sur la partie inférieure de l’âme du canon, est elle-même violemment séparée de l’obus, du moins dans beaucoup de cas, et elle va en larges lamelles, parfois tordues et contournées de mille façons, accroître le nombre des dégâts produits par le déchirement de la fonte.
Quand la capsule ne part pas, ce qui a lieu si l’obus tombe sur une terre grasse, humide ou poreuse, le projectile ouvre dans le sol en y pénétrant une large ouverture, de 50 à 60 centimètres de diamètre à l’entrée et d’une profondeur variable, suivant la vitesse que conservait le projectile et la nature du sol traverse, mais qui peut atteindre 2 ou 3 mètres ; on dirait la tanière d’une bête fauve. L’inclinaison du trou est celle qu’avait l’obus en arrivant et la direction celle du tir. Quelquefois l’obus éclate au fond de la chambre qu’il s’est faite, et alors la terre au-dessus est soulevée en dôme et fissurée jusqu’à la surface. Quand l’obus na pas éclaté, il serait très dangereux de l’aller chercher sans quelques précautions. Dans tous les cas, il convient de le plonger dans un seau d’eau, et de faire ensuite dévisser la capsule par un homme du métier. On vide alors lentement la poudre, et cet énorme pain de sucre de métal, revêtu sur toute la partie cylindrique d’une chemise de plomb intacte qui trahit çà et là les projetions annulaires de la fonte, ou les vives rayures produites par le passage rapide du projectile dans l’âme du canon, forme une espèce d’objet d’art bien fait pour tenter les collectionneurs. La tête même du projectile, le dôme ogival, porte sur le côté qui est violemment entré dans le sol une série de stries convergentes qu’on dirait faites au burin, et qui proviennent du frottement de la pierre sur le métal animé d’une énorme vitesse. Vers l’œil ou partie ouverte de l’obus, taraudée intérieurement pour le vissage de la fusée percutante, est une sorte de canal incliné qui traverse la fonte, allant, du dehors au dedans. C’est par là que passe une petite broche métallique interposée entre la capsule et le percuteur. Par le mouvement de rotation rapide que le projectile opère sur lui-même en sortant du canon, cette petite broche ne tarde pas à être projetée au loin en vertu de la force centrifuge, et au moment du choc le percuteur peut agir librement sur la tête de la capsule ; jusque-là, l’intervention de la broche avait pour but de prévenir tout danger d’une inflammation anticipée.
On connaît les dégâts que produit un obus en tombant sur un édifice. D’abord il y fait une large brèche, il l’ébranle sur sa base, et, en éclatant à l’intérieur, continue ses effets de démolition. L’expansion subite des gaz dus à la combustion de la poudre ajoute ses terribles effets à ceux de la projection violente des nombreux et lourds éclats de l’obus ; mais il est rare qu’un commencement d’incendie soit provoqué par tous ces phénomènes. Pour mettre le feu aux édifices, on se sert spécialement de bombes et d’obus incendiaires du genre de ceux qu’on appelle carcasses, et présentant trois ou quatre trous ou évens. Ceux-ci donnent issue à la flamme provenant d’uns composition chimique fusante introduite à l’intérieur. Les substances surtout employées sont des sels et des liquides explosibles. Ces derniers temps, le pétrole a joué un grand rôle dans ces compositions, et l’on sait quel abus les Prussiens ont fait de cette huile minérale pour leurs projectiles incendiaires au bombardement de Strasbourg. Disons enfin un mot des obus à balles. Ces obus portent sur leur culot, au centre, une ouverture fermée par une forte vis d’acier, et par où l’on introduit un nombre variable, suivant le calibre de la pièce, de 200 à 500 balles, entre lesquelles on coule du soufre. Ces obus doivent éclater en l’air, à temps c’est-à-dire à un moment calculé, en avant du point que l’on vise. On se figure les effets meurtriers de ces projectiles tombant sur les hommes d’une batterie. Les Prussiens s’en sont peu servis contre nous.
Autrefois le feu était mis aux bombes et même aux obus ordinaires par un artifice fusant qui continuait à brûler assez longtemps en arrivant à terre. C’était alors, dit la légende, que de courageux soldats se dévouaient à une mort presque certaine pour aller couper la mèche d’un coup de sabre et même l’arracher à la main ; au siège de Sébastopol, on citait des actions de ce genre. Tout cela n’est que de la fable ; il n’y a jamais eu de mèches à couper, et les procédés scientifiques mis en usage pour l’ignition d’un obus ne vous laissent d’autre moyen de préservation que de vous coucher à terre, à plat ventre, si vous pouvez ou si vous osez, en entendant le cri traditionnel : gare la bombe ! ou le sifflement du projectile, qui en annonce la venue d’aarez loin. Les mauvais plaisans appellent cette manière de faire saluer l’obus. Dans un fort, le long des remparts, on a comme protecteurs les hauts talus de terre ou traverses, et les amas de gabions sur lesquels vient mourir le projectile ; on a aussi les parapets, les assises de sacs à terre, enfin les casemates et les abris blindés aux formes capricieuses établis sur tant de points de nos fortifications. Surpris, loin de tout abri protecteur, à défaut de la position horizontale, qui convient si peu à des militaires, surtout à des officiers, et qui souvent ne préserve guère, on peut s’appuyer contre les talus, contre les levées de terre, qui règnent partout le long des courtines et en quelques endroits des bastions. L’immense espace resté vide au milieu de ceux-ci est cependant un point très dangereux à traverser, c’est pourquoi on y a quelquefois établi des espèces de murs en terre verticaux alternant entre eux, et le long desquels on peut, comme on dit, se défiler, d’où le nom de défilemens que l’on donne à ces sortes d’ouvrages.
S’il est impossible de prévenir l’éclatement d’un obus, il n’en est pas de même de celui des bombes incendiaires. Un seau d’eau ou mieux de sable, une couverture mouillée, jetés à la hâte sur celles-ci, quand elles continuent encore à brûler et lancent la flamme par leurs évens, suffisent généralement à les rendre impuissantes. Il en est de même pour les boulets rouges, qui ne sont plus employés aujourd’hui, et dont il était très facile d’éteindre les incendies au début. Dans une maison, dans un édifice, on peut du reste atténuer beaucoup les effets des projectiles explosifs ou inflammables en répandant un lit de sacs à terre ou une couche de sable sur les planchers, en blindant les façades à la base, en calfeutrant soigneusement toutes les ouvertures, car il est à remarquer que les obus entrent volontiers par les fenêtres. Les caves, quand elles sont bien construites, sont un abri à peu près sûr, pourvu encore qu’on en ait soigneusement bouché les soupiraux. À vrai dire, il n’y a pas d’étage qui soit à l’abri des obus. On croit d’ordinaire que les étages supérieurs sont les seuls véritablement exposés. Le bombardement de Paris a démontré que le fait était inexact, et les projectiles lancés de Châtillon, à la distance de plus de 7 kilomètres, sont venus tomber sur nombre de maisons de la rive gauche, dans les cours, les rez-de-chaussée, les entre-sols, et jusque dans les caves.
On a vu que l’obus en chemin se trahit par une sorte de sifflement particulier. Cette vibration de harpe éolienne, ceux qui l’ont entendue une fois ne l’oublient jamais. Ce sifflement provient du fouettement de l’air au passage du projectile, animé d’une très grande vitesse, de 300 à 400 mètres environ par seconde. Comme la vitesse diminue à mesure que l’obus s’avance, l’intensité du sifflement diminue aussi, mais le bruit s’entend de très loin, souvent pendant plusieurs secondes, et par conséquent à une distance de 2 ou 3 kilomètres. L’oreille apprécie aisément la direction dans laquelle arrive le projectile, et l’extrême sensibilité de cet organe devient ainsi un véritable moyen de préservation, car l’obus passe si vite qu’on ne le voit pas venir, qu’on ne l’aperçoit pas dans l’air, même la nuit, avec les nouveaux engins. On l’entend éclater, on peut même être touché par lui, alors qu’on le croit encore assez loin. Le bruit que produit L’explosion de l’obus est un bruit tout spécial : il ne saurait se comparer à celui de la détonation du canon étendu à peu de distance, c’est comme un son mat, sourd accompagné des répercussions de l’écho et des vibrations que les débris du projectile font entendre en frappant les murs ou le sol La nuit, toute cette musique a quelque chose de sinistre, et si l’on est dans la sphère d’activité du bombardement, c’est-à-dire dans la partie visée et atteinte, on ne dort guère.
III.
[modifier]Le 27 décembre au matin, l’ennemi a commencé à bombarder nos forts. Il a ouvert ses feux sur les forts de l’est, Rosny, Noisy, Nogent. Ce sont ceux qui gardent la route d’Allemagne, par où les Prussiens opèrent surtout leur ravitaillement. L’ennemi n’a pas tardé à lancer ses projectiles sur les forts du sud, ceux de Bicêtre, Montrouge, Vanves et Issy. Ce dernier a même été choisi comme principal objectif par les canonniers allemands, et l’on comprend cette préférence, si l’on réfléchit que c’est par le Point-du-Jour, qu’Issy défend en partie, que les Prussiens ont de tout temps annoncé vouloir faire brèche sur l’enceinte continue de Paris. La ville elle-même a bientôt reçu sa part directe du bombardement, et dans la nuit du 5 au 6 janvier les obus ont commencé à pleuvoir sur tous les quartiers de la rive gauche, du Jardin des Plantes à Grenelle. Depuis lors, la pluie de fer et de feu s’est parfois ralentie, mais ne s’est guère plus arrêtée jusqu’au 27. Enfin le 21 janvier vers neuf heures du matin le bombardement a été violemment ouvert sur les forts et sur la ville de Saint-Denis, dont on a pris la vieille basilique comme point de mire de feux convergens. Le lendemain, dans l’espace d’une heure il y tombait 120 obus. En outre, des incendies très graves ont été allumés dans la ville par les bombes. Toutes les nuits, souvent même dans la journée, les quartiers populeux de la partie sud de Paris, ou de nombreux établissemens religieux, hospitaliers, scientifiques, existent depuis des siècles, ont été mitraillés sans distinction, sans pitié, pour rien. La croix de Genève, visible de plusieurs lieues sur le dôme élevé de quelques édifices où flotte le drapeau international, n’a pas même été respectée ; bien mieux, on s’est servi de ce signal pour guider le tir, et l’hôpital militaire du Val-de-Grâce, avec beaucoup d’autres ambulances, a été maintes fois atteint par les obus.
Le bombardement de Paris n’a été précédé d’aucune sommation, d’aucun avertissement, comme il est d’usage entre peuples civilisés. Si la guerre n’est qu’un duel, on devrait au moins se prévenir au moment de se bombarder, comme deux adversaires se saluent de l’épée avant de se mettre en garde. Pourquoi mitrailler la nuit des femmes, des enfans, des êtres inoffensifs, endormis ? Ceux-là ne sont pas soldats, et malgré les brutales exigences de la guerre on devrait les respecter ou tout au moins les prévenir. On répond qu’une ville assiégée peut toujours être bombardée sans sommation, et que les mesures préventives sont bonnes pour une ville ouverte. C’est possible, mais les membres du corps diplomatique et consulaire restés à Paris n’en ont pas moins protesté tous ensemble contre un bombardement exécuté sans sommation et comme à la sourdine. Il eût fallu au moins aviser les neutres, les étrangers, et leur donner le moyen de sortir, ce qu’on leur a toujours refusé depuis deux mois.
Il y a longtemps que le bombardement est regardé par tous les militaires dignes de ce nom comme une mesure désormais hors d’emploi, sauf le cas des petites places. Sans parler ici de Vatican, qui a conduit tant de sièges, et qui s’y est étudié avec un soin si paternel à ménager la vie des hommes au dedans comme au dehors, sans parler de Carnot, qui, dans son remarquable livre de la Défense des places fortes, traita les bombardemens comme un procédé barbare, sans résultat, tous les militaires contemporains dédaignent cette manière brutale d’attaquer les villes qui se défendent. « À la guerre, les bombardemens ne sont comptés pour rien, » a écrit Napoléon lui-même.
D’ordinaire le but qu’on se propose dans un bombardement est d’épouvanter, de terrifier une place en y portant le désordre, la ruine, la mort, en frappant indistinctement sur tous, mais principalement sur les plus faibles, sur les plus innocens, sur les femmes, les enfans, les vieillards, les malades. On espère ainsi jeter le trouble dans la défense, soulever les habitans contre la garnison, et amener le gouverneur de la place à capituler. C’est d’habitude l’effet contraire qui a lieu, et l’on ne réfléchit pas à la somme de haines que l’on amasse sur sa tête, si par hasard on entre dans la ville assiégée. Le bombardement ne fait qu’exaspérer les défenseurs, surtout quand ils sont tous unis dans une idée commune, repousser coûte que coûte l’assiégeant. M. de Bismarck, en nous bombardant, a montré qu’il ne connaissait guère mieux les Parisiens, auprès desquels cependant il a résidé, que les Parisiens ne connaissent les Allemands, dont ils ont eu bien tort de n’aller pas étudier le pays.
Le bombardement s’expliquerait encore dans une ville restreinte, divisée par des factions violentes, ou peuplée d’habitans d’origines et de religions diverses qui vivraient mal ensemble. À Paris, il n’y a point de ces distinctions entre les citoyens. À Mayence, sous la première république, à Dantzig, sous le premier empire, le bombardement pouvait amener la scission entre les Allemands restés dans la place et les Français qui en étaient maîtres. Cette division aurait pu accélérer de quelques jours, peut-être de quelques semaines, la reddition de ces villes. Eh bien ! malgré les bombardemens de Mayence et de Dantzig, qui sont restés fameux dans l’histoire, cette division n’eut pas lieu, même dans ces circonstances critiques ; il fut prouvé une fois de plus que c’est folie de bombarder une ville que l’on assiège, et que ce n’est pas là le moyen de la prendre.
C’est le 5 janvier au matin, vers dix heures, que le premier obus ennemi, franchissant nos remparts, est tombé sur la capitale. Cet obus était sans doute réservé à la partie de l’enceinte qui compose le sixième secteur, et qui s’étend du Point-du-Jour à Passy en passant par Auteuil ; mais depuis ces quartiers de Paris n’ont rien eu à envier à ceux de la rive gauche, sinon pour l’étendue du bombardement, au moins pour la persistance et la continuité. Là encore rien n’a été respecté, pas même les hôpitaux et les asiles. Quant aux personnes atteintes dans tous les quartiers éprouvés, on sait combien de victimes touchantes on compte parmi elles. Ici c’est une mère mutilée avec sa fille en traversant la place du Panthéon, là une pauvre femme frappée dans son sommeil ; ailleurs ce sont des malades, des blessés, au milieu desquels vient éclater le projectile, ou bien dix jeunes écoliers atteints à la fois dans un dortoir, dont la moitié mortellement. Croit-on que notre population, devant ces nouveaux malheurs, ait été le moins du monde ébranlée et ait senti sa virilité faiblir ? Comme il faut qu’en tout le plaisant se mêle au sévère, on a bientôt couru après les obus, on en a recherché les éclats ; les femmes, toujours curieuses, sont venues en nombre à ces spectacles, si bien qu’il a fallu en quelques endroits décréter des mesures de sécurité. Somme toute, chacun a supporté d’un cœur vaillant la situation nouvelle qui lui était faite, et s’est dit qu’au demeurant les Allemands faisaient là beaucoup de bruit pour peu de besogne. Quelques-uns ont pu taxer de faute militaire l’investissement de Paris, qui aura pris près de cinq mois aux Prussiens ; quant au bombardement, il ne peut y avoir qu’une voix pour en condamner l’adoption.
On se plie à tout par l’habitude, même à être bombardé. Nos gardes nationaux n’ont pas bronché un moment devant les projectiles qui leur arrivaient dru comme grêle. C’est à peine si, sur quelques points, à la porte de Saint-Cloud par exemple, les postes ont dû déménager et reculer dès les premiers jours vers le viaduc d’Auteuil, à son tour bien ébréché depuis, leurs sentinelles et leurs corps de garde. À leurs pièces, sur les bastions, nos canonniers n’ont pas sourcillé ; aux ponts-levis de l’enceinte, points de mire de l’ennemi, nos portiers-consignes ont donné à tous l’exemple du courage et du sang-froid. Nos commandans de secteur ont continué aux remparts leurs visites accoutumées, et les officiers ont imité l’exemple de leurs chefs.
Il ne faudrait pas croire qu’il n’y ait eu aucune perte à déplorer ; des canonniers, des factionnaires, des passans sur la rue du rempart ont été tués ou blessés. Tout le long du 6e secteur, du bastion 62 à la Seine, d’Auteuil au Point-du-Jour, le mur d’enceinte a été criblé d’obus ; au-delà quelques terrassemens ont été bouleversés ; quelques pièces ont été atteintes et même démontées, et les maisons avoisinantes n’ont pas été non plus épargnées. À la porte d’Auteuil, à la porte de Saint-Cloud, la maison qui servait de lieu de repos aux officiers d’état-major de service a été plusieurs fois visitée par les obus, heureusement en l’absence de ses locataires momentanés. À la porte de Saint-Cloud, un obus, entrant un jour par une encoignure de la chambre, est allé se loger dans la paillasse du lit de camp sans éclater. Au même endroit, les postes de la garde nationale et celui du portier-consigne ont été littéralement criblés, même à travers les sacs à terre. C’est que ce point est précisément à la rencontre du tir des batteries de Sèvres et de Meudon, et ce feu convergent ne cessait pas. En suivant la route militaire, on ne rencontre que maisons défoncées, tout ouvertes par la mitraille, et étalant à l’air leurs façades fissurées, déjetées, partout pénétrées par les obus. On dirait les effets d’un violent tremblement de terre comme on en voit sur la côte du Mexique ou du Pérou. Au cimetière d’Auteuil, un grand nombre de tombes ont été détruites, et le bois de quelques cercueils atteint. L’ennemi a tiré sur le champ des morts avec une véritable furie. Jusqu’au viaduc du Point-du-Jour, on constate les mêmes ruines, surtout sur la rue de Versailles. Il n’aurait pas été prudent de s’aventurer ici, soit dans les rues, soit en pleine campagne ; aussi a-t-on relié le bastion 66 au viaduc de la voie ferrée par un chemin couvert, en zigzags, une sorte de cheminement comme on en fait pour l’attaque des places. En somme, au point de vue militaire, l’effet produit sur ces points par le bombardement est presque nul, si les dégâts sont désastreux pour les immeubles des particuliers. Quelques propriétaires, chassés de leur demeure, par la mitraille, n’ont pu se résigner à abandonner tout à fait les lieux, et on les rencontre rôdant tristement autour de leur maison que visite la nuit la tourbe sinistre des maraudeurs.
La foudre n’a pas plus de caprices, ne produit pas d’effets plus étranges que l’obus. À Auteuil, dans l’écurie de la compagnie des omnibus, un projectile pénètre par la porte en touchant légèrement le sommet d’une des voitures rangées dans la cour. Il éclate, et sur vingt-quatre chevaux il en tue huit et en blesse neuf. Un peu plus loin, un projectile entre par la fenêtre dans le poste sémaphorique et télégraphique de la route de Versailles, traversa trois salles, crève un plancher, et éclate sans blesser personne : on dirait que, comme la foudre, l’obus recherche l’électricité. Dans une cave où étaient disposées des barriques de pétrole, un obus arrive par un soupirail et met le feu à l’huile minérale ; mais voici un fait plus singulier : à l’École des mines, où plusieurs projectiles sont tombés, un d’eux est allé se loger sur la table même du professeur de minéralogie, et il est resté là sans éclater ! Or on sait que M. Daubrée a fait sur les météorites ou pierres tombées du ciel des études très curieuses, très patientes, et qui ont occupé une partie de sa vie. Les météorites, presque entièrement composés de fer, ont à peu près la même composition que les obus. Le projectile de l’École des mines forme donc un échantillon de plus que M. Daubrée pourra joindre à sa collection, car il n’est pas jusqu’à la courbe qu’il a suivie, courbe parabolique, qui ne soit la même pour les astres, pour les météorites et pour les obus.
Le bombardement n’a rien respecté. Des hauteurs de Bagneux, Châtillon, Fontenay, Clamart, Meudon, Sèvres, que les Prussiens connaissent bien, car ce sont ces mêmes points que leurs armées occupèrent en 1814 et 1816, peut-être aussi des hauteurs de l’Hay, qui sont à gauche de Bourg-la-Reine, ils ont envoyé sur Paris, la nuit, leurs obus de 28, 50 et même 94 kilogrammes. Les gigantesques canons Krupp, attendus, par le roi Guillaume avec tant d’impatience, s’en sont donné à cœur joie. Les journaux allemands nous avaient récemment menacés « du plus formidable combat d’artillerie que le monde ait vu jusqu’à présent. » Environ 1,500 canons de tout calibre, depuis celui de 12 jusqu’à celui de 96, et les mortiers monstres qui ont fait merveille devant Strasbourg sont en position. Une quantité de munitions s’élevant à 750,000 charges, soit 500 coups par pièce, est arrivée devant Paris. Tout cela est desservi par 125 compagnies de siège, chacune de 200 hommes, de sorte qu’à l’heure présente l’armée allemande qui battait hier encore nos murs et nos maisons compte au moins 25,000 artilleurs, et tout cela pour un simple bombardement ! Sans doute l’ennemi nous a fait du mal, et nous pleurerons longtemps les victimes frappées par ses obusiers ; mais tout le mal qu’il nous a fait ne vaut pas la peine qu’il a prise. Il a imprimé à Paris une marque d’honneur que rien n’effacera, et il s’est gratuitement imprimé à lui-même une marque d’infamie qu’il aura bien de la peine à laver. Dans tous les quartiers de la rive gauche, pas une église, pas un hôpital, pas une école, pas un palais, pas un lycée, pas un musée, pas un grand établissement public ou privé, rien n’a été épargné, tout a servi de point de mire. On peut ouvrir un plan de Paris, et dans tous les arrondissemens de la partie sud de la ville marquer invariablement à l’encre rouge tous les monumens de ces quartiers comme autant de points plusieurs fois frappés par les obus. Dans la nuit du 8 au 9, qui a été la plus terrible du bombardement, cinquante obus sont tombés autour du Panthéon. Coup sur coup, le Muséum, les Invalides, ont été atteints. On sait avec quelle rage le Luxembourg et le Val-de-Grâce ont été visés. Il y avait là des ambulances, et M. de Moltke, quoiqu’il ait pu répondre en prétextant du brouillard nocturne, le savait bien. Nous avons parcouru les lieux, et nous pouvons affirmer que la justesse du tir allemand est inscrite à chaque pas sur le sol et sur les murs. Les monumens que nous venons de citer sont au premier rang des édifices atteints. On voulait donc anéantir Paris, le Paris littéraire, le Paris scientifique et religieux, qui est tout entier de ce côté-là de la Seine ! Au Muséum, où Buffon, Jussieu, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, des savans qui honorent l’humanité tout entière, ont résidé, ont fait leurs immortels travaux, ont laissé des choses uniques et avec tant de peine rassemblées, est tombée la grêle des obus prussiens, qui ont détruit la magnifique serre des orchidées et une partie des collections d’histoire naturelle, pertes irréparables !
C’est assez s’étendre sur des faits que l’histoire impartiale et sévère enregistrera pour la honte de notre ennemi, et sur lesquels l’opinion publique a déjà suffisamment prononcé non-seulement à Paris et en France, mais encore en Europe, dans le monde, sans doute aussi en Allemagne. Donnons cependant quelques chiffres pour montrer une fois de plus l’inanité, disons mieux, la folie des bombardemens comme mesure militaire, alors que les faits que nous venons de citer en révèlent toute la barbarie au point de vue de la civilisation.
En treize jours, du 5 au 18 janvier, on peut calculer qu’il est tombé sur Paris seulement environ 500 obus par jour, qui ont frappé en tout 308 personnes, dont un quart environ sont mortes et les autres plus ou moins grièvement blessées. La moyenne des personnes atteintes a donc été à peu près de vingt-cinq par jour, et il a fallu lancer 20 obus pour chaque personne atteinte. Parmi les victimes, on compte en nombre presque égal les hommes, et les femmes et les enfans ; au commencement, ces derniers étaient en majorité. Le nombre d’édifices privés endommages a été moyennement de cinquante par jour, le double de celui des personnes. Il a fallu par conséquent lancer 10 obus pour atteindre un édifice. La surface occupée par toute la partie mitraillée étant d’environ 2,000 hectares (le quart de la surface de Paris), il faudrait bombarder quatre cents jours pour atteindre chaque maison, ou tout au moins chaque partie superficielle d’un are équivalente à un carré de 10 mètres de côté, soit 100 mètres carrés superficiels. Si l’on estime également au quart du chiffre des habitans la population bombardée, on voit que la chance de chacun d’être touché est encore assez faible ; elle n’est pas de 1 sur 20,000, en comptant 500,000 habitans pour la partie bombardée et 25 personnes touchées par jour. Et comme chacun a pris des précautions, comme le tir de l’ennemi est allé peu à peu s’affaiblissant, le nombre de mauvaises chances a même de beaucoup diminué depuis le 18 janvier, date à laquelle se limitent nos calculs.
C’est le 26 janvier à minuit, après trente jours, que le bombardement s’est arrêté. Il ne nous appartient pas d’examiner ici la phase nouvelle dans laquelle est désormais entrée notre grande lutte avec l’Allemagne ; qu’il nous suffise de répéter une fois encore qu’au point de vue militaire le bombardement tout seul n’eût amené aucun résultat. La population la plus éprouvée, celle de Saint-Denis, après avoir passé plusieurs jours dans les caves, après avoir laissé des morts dans les étages supérieurs des maisons faute de pouvoir leur donner la sépulture, le cimetière lui-même étant devenu inabordable, après avoir vu l’incendie détruire successivement une partie de la ville et tout s’effondrer sous les obus, la population de Saint-Denis était venue se réfugier à Paris, et ne pensait pas plus à se rendre que les habitans de la rive gauche de la Seine. Chacun avait partout haussé son courage au niveau de la situation, et chacun était décidé, coûte que coûte, à tenir devant la mitraille allemande jusqu’à la dernière bouchée, et, comme le voulait Palafox à Saragosse, « jusqu’à la dernière cloison. »
- ↑ Il est à remarquer que tous ces chiffres vont en doublant, et que le poids en kilogrammes de l’obus envoyé par une pièce est à très peu près représenté par le numéro de celle-ci. Il en est de même chez nous pour notre nouvelle artillerie. Dans la marine, au lieu de désigner une pièce par le numéro de son projectile, on la désigne par le chiffre qui correspond au diamètre de l’âme exprimé en centimètres.