L'Inégalité Est-Elle Injuste ? Les Riches, Les Pauvres, L'Incitation Au Travail Et L'Envie
L'Inégalité Est-Elle Injuste ? Les Riches, Les Pauvres, L'Incitation Au Travail Et L'Envie
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UNIVERSITÉ DE NEUFCHÂTEL
RÉSUMÉ :
Il existe un important argument en faveur des inégalités de richesse, à savoir « l’argu-
ment de l’incitation au travail ». Selon cet argument, les inégalités sont justes car elles
motivent les riches à travailler davantage, ce qui augmente la richesse collective et
améliore le sort des plus démunis – par l’investissement, l’épargne et la redistribution.
Cet argument est problématique car il existe un argument parfaitement similaire qui peut
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être utilisé pour critiquer les inégalités. Il s’agit de « l’argument de l’envie ». Selon cet argu-
ment, les inégalités sont injustes car elles motivent les plus démunis à nuire aux intérêts
des plus riches, ce qui détériore la situation économique collective. La similitude des deux
arguments a pour conséquence que, si les partisans des inégalités veulent utiliser l’argu-
ment de l’incitation au travail en faveur de leur position, ils sont contraints d’admettre
simultanément l’argument de l’envie à l’encontre de leur position. Pour sortir de cette
situation difficile, les anti-égalitaristes avancent plusieurs arguments pour montrer que
l’envie des pauvres et le besoin d’incitation au travail des riches doivent être traités diffé-
remment. Dans cet article, nous soutenons, contre les anti-égalitaristes, qu’il n’existe
aucune raison de traiter différemment l’envie et le besoin d’incitation au travail.
ABSTRACT:
There is an important argument in favor of wealth inequalities, namely the “incentives
argument”. According to this argument, inequalities are legitimate because they moti-
vate advantaged people to work more, which in turn increases society’s wealth and
improve the situation of the worst-off – through investment, saving, and redistribution.
This argument faces a difficulty because there is a perfectly similar argument that can
134
be used to criticize inequalities, namely the “envy argument”. According to this argument,
big inequalities are unjust because they motivate the worst-off to harm the better-off,
which in turn harms the economic situation of all. The similarity between the two argu-
ments implies that, if advocates of inequality want to use the “incentives argument” to
defend their position, they are forced to accept also the envy argument against their own
position. To get out of this difficult situation, anti-equalitarians put forward various
arguments to show that envy and motivation to work must be treated differently. In this
article, we argue, against anti-equalitarians, that there is no good reason to treat envy
and the need for incentives differently.
1. LES PRINCIPES DE JUSTICE
Une société est une entreprise collaborative dont le but est d’améliorer les condi-
tions de vie de ses participants (Rawls, 2009, p. 159). En effet, la vie en société
doit permettre d’obtenir des résultats mutuellement avantageux, c’est-à-dire des
résultats meilleurs pour chacun que ce que permettrait une existence autarcique.
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La difficulté consiste alors à déterminer quels sont les « principes de justice » qui
doivent régler la vie en société. Dans son ouvrage Théorie de la justice, John
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Rawls propose une conception de la justice selon laquelle des politiques sociales
et économiques justes sont des politiques qui permettent d’améliorer la situation
des personnes les plus défavorisées de la société. Le principe de justice qu’il
propose consiste ainsi à « maximiser les attentes sur le long terme des plus dému-
nis » (Rawls, 2009, p. 95-109). Cette théorie nous intéressera particulièrement
dans cet article, car elle incarne parfaitement le type de théorie que nous visons
par notre critique.
Selon la théorie de John Rawls, toute inégalité est a priori injuste, car aucune
différence dans les capacités naturelles ou sociales (moralement arbitraire) ne
peut justifier une différence dans les attentes sur le long terme des citoyens d’une
même société. Il existe néanmoins, selon Rawls, une situation qui rend accep-
tables les inégalités dans les attentes sur le long terme ; de telles inégalités sont
justes dans la mesure où elles servent d’incitations pour les plus riches à travail-
ler davantage, ce qui permet d’augmenter la richesse collective – notamment
par l’investissement, l’épargne et la redistribution.
des limites à la taille des inégalités incitatives qui peuvent être considérées
comme justes. Cet argument s’appelle « l’argument de l’envie », en référence à
l’envie que les plus démunis éprouvent à l’égard des plus riches.
Dans un second temps, nous étudierons une objection à notre argument. Selon
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Nous envisagerons ensuite une dernière objection à notre argument, selon lequel
l’envie et le besoin d’incitation au travail devraient être traités de la même
manière. Selon cette critique, l’envie présente des caractéristiques (non morales)
problématiques, que ne présente pas le besoin d’incitation au travail. Cette diffé-
rence justifierait le choix de ne pas tenir compte de l’envie des pauvres dans nos
théories politiques. Après avoir répondu à cette ultime objection, nous conclu-
rons que les principales raisons avancées pour traiter différemment le besoin
136
Dans sa Théorie de la justice, Rawls défend l’idée que les inégalités servent de
motivation pour les riches à investir leur fortune dans la société et pour les plus
talentueux à déployer leurs efforts, ce qui permet simultanément d’améliorer les
conditions de vie des plus démunis. La perspective d’un gain personnel, l’at-
tente de meilleures perspectives individuelles, génère alors un accroissement du
travail des plus avantagés, qui suscite une augmentation de la richesse collective,
notamment par l’innovation, l’investissement, l’épargne et la redistribution,
améliorant ce faisant la situation des plus démunis. Ce lien causal entre la moti-
vation au travail des mieux lotis et l’amélioration de la situation des plus dému-
nis implique ainsi que les inégalités (incitatives) sont favorables aux plus
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démunis.
Or, selon Rawls, une mesure ou une politique sociale est juste dans la mesure où
elle favorise le sort des plus défavorisés (Rawls, 2009, p. 91). De ce fait, étant
donné que les inégalités incitatives favorisent les plus défavorisés, en encoura-
geant les mieux lotis au travail, le philosophe considère que ces inégalités sont
justes. Le raisonnement de Rawls peut être résumé de la façon suivante :
Selon Rawls, le gouvernement doit donc autoriser les mieux lotis d’une société
137
contre les fortes inégalités cette fois. Nous nommons cet argument « l’argument
de l’envie ».
Dans une société très inégalitaire, le risque consiste dans le fait que les plus
démunis de la société peuvent, motivés par l’envie, désirer réduire les inégali-
tés en réduisant la fortune des riches, même si cela n’améliore pas leur propre
situation, voire la détériore5. Autrement dit, les pauvres sont prêts à sacrifier
leurs propres intérêts pour réduire des inégalités6. On peut imaginer, par exem-
ple, que l’envie pousse les pauvres à la révolte, suscitant ainsi des désordres
sociaux désavantageux aussi pour eux-mêmes7. Or, à nouveau, la théorie de
Rawls considère comme injuste toute règle de répartition des biens socioécono-
mique qui désavantage les plus démunis. De ce fait, les fortes inégalités
138
devraient être considérées comme injustes dans sa théorie, car elles sont nuisi-
bles aux intérêts des plus démunis eux-mêmes.
À nouveau, la structure générale d’un tel argument contre une forte inégalité
pourrait être rendue de la manière suivante :
1) Toute politique sociale ou économique qui dété- Prémisse normative
riore la condition des plus défavorisés est injuste
plus défavorisés8.
L’argument de l’envie : Une forte inégalité est injuste, car elle suscite chez
les plus démunis un désir de nuire aux mieux lotis,
ce qui porte atteinte aux intérêts de tous les
membres de la société.
Dans cet article, nous nous demanderons si, étant admise la similarité entre l’ar-
gument de l’envie et celui de l’incitation au travail, il existe une raison de les trai-
ter différemment. Il nous faut toutefois, au préalable, nous prémunir contre une
potentielle critique empirique de l’argument de l’envie. En effet, quelqu’un pour-
rait arguer qu’il est tout simplement faux que de fortes inégalités, à cause de
l’envie, soient néfastes pour les plus démunis. Selon cette critique, l’argument
de l’envie ne fonctionne pas, car sa prémisse motivationnelle (3) est fausse ; de
fortes inégalités ne créent pas d’envie et de désordres sociaux.
contraire, comme l’affirment certains auteurs, ce sont les faibles inégalités qui
causent en réalité le plus d’envie (Ben-Ze’ev, 1992) et de perte d’estime de soi
(Boudon, 1977) : les êtres humains ayant tendance à comparer leur sort avec
celui de personnes qui possèdent un statut similaire, ils envient les personnes
un peu mieux loties qu’eux-mêmes, mais ils n’envient pas les personnes forte-
ment mieux loties. Il est donc faux que les fortes inégalités nuisent aux plus
démunis, car il est faux que de fortes inégalités génèrent de l’envie.
1) Par exemple, au lieu de supposer que l’envie des pauvres les pousse
à une agitation sociale nuisible à leurs propres intérêts, il est possible
d’accepter une relation causale beaucoup plus directe; de grandes
inégalités, en causant de l’envie, portent atteinte directement à la
qualité de vie des plus démunis, qui font l’expérience d’une perte d’es-
time de soi10. Dans ce contexte, les fortes inégalités nuisent directe-
ment aux plus pauvres, en sapant les bases de l’estime de soi, qui est
un bien essentiel à toute vie humaine réussie. Il reste donc vrai que de
fortes inégalités portent atteinte aux intérêts des plus démunis, même
en l’absence de troubles sociaux. L’argument de l’envie contre les
fortes inégalités conserve toute sa validité.
causale, plus indirecte, entre l’envie et le sort des plus démunis. Dans
cette relation causale, l’expérience de l’inégalité amène les plus dému-
nis, notamment au sein d’une démocratie, à nuire aux intérêts des plus
riches par l’intermédiaire de leurs choix politiques – plutôt que par
des troubles sociaux. Motivés par l’envie, les pauvres décident, par
leurs décisions politiques, de nuire aux plus riches même si, ce faisant,
ils portent atteinte également à leurs propres intérêts11. À nouveau, il
reste donc vrai que de fortes inégalités portent atteinte aux intérêts
des plus démunis, même en l’absence de troubles sociaux. L’argument
de l’envie contre les fortes inégalités conserve toute sa validité.
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Nous avons vu que l’argument de l’incitation au travail sert à justifier les inéga-
lités (incitatives). De son côté, l’argument de l’envie sert à critiquer les fortes
inégalités – même incitatives. Leur étude respective montre, par ailleurs, que
les deux arguments partagent exactement la même structure. En effet, tous les
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6. L’IMMORALITÉ DE L’ENVIE
Étant donnée la similarité de structure entre les deux arguments, l’un en faveur
et l’autre contre les fortes inégalités, accepter l’un semble contraindre à accep-
142
La réponse de John Rawls est la suivante : l’envie est immorale alors que le
besoin d’être motivé au travail n’est pas immoral. En effet, l’envie est une atti-
tude moralement condamnable, parce qu’elle consiste à souhaiter le mal d’au-
trui. À l’inverse, le besoin d’être incité au travail n’est pas une attitude morale-
ment condamnable, puisqu’elle n’implique aucun désir de nuire à autrui.
Or, selon Rawls et les critiques de l’égalité, les attitudes immorales de l’être
humain ne doivent pas être prises en compte dans la définition des principes de
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société. Seules les motivations et tendances humaines qui ne sont pas morale-
ment problématiques doivent être prises en considération.
En résumé, John Rawls fait une distinction entre, d’une part, les motivations
humaines moralement condamnables et, d’autre part, les motivations humaines
qui ne sont pas moralement condamnables. Cela lui permet de soutenir qu’il est
143
approprié d’ignorer l’envie, mais qu’il n’est pas approprié d’ignorer le besoin
d’incitation au travail dans la formulation des principes de justice. Ce faisant, il
rejette l’argument de l’envie à l’encontre des inégalités et admet l’argument de
l’incitation au travail en faveur des inégalités.
Cependant, bien que nous rejoignions cet argument, nous développerons dans cet
article une autre approche ; nous critiquerons la thèse selon laquelle l’asymétrie
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Nous soutiendrons ainsi que, tout comme l’envie, le besoin d’incitation au travail
reflète également une attitude immorale, qu’il exprime également une disposi-
tion immorale de caractère. Il n’existe donc pas de distinction morale entre l’en-
vie et le besoin d’incitation au travail qui justifierait de traiter différemment
l’argument de l’envie et celui de l’incitation au travail.
Nous conclurons notre article par une question qui nous permettra d’élargir la
portée de notre argument : une fois admis le caractère symétrique d’un appel à
l’envie des pauvres et d’un appel au besoin d’incitation au travail des riches,
faut-il ignorer ou intégrer ces faits psychologiques dans la définition des prin-
cipes de justice ?
Avant de continuer notre analyse, nous ouvrons une section pour traiter le cas
particulier de John Rawls. En effet, bien que le philosophe refuse explicitement
de tenir compte de l’envie dans la formulation des principes de justice, il accorde
néanmoins à l’envie une place importante dans l’élaboration de son modèle de
144
société idéale. Nous verrons toutefois que, parmi les stratégies adoptées par le
philosophe, l’une contredit son intention de ne pas intégrer l’envie dans la défi-
nition des principes de justice, alors que l’autre rencontre le problème que nous
soulevons dans cet article, à savoir le traitement asymétrique injustifié de l’en-
vie et du besoin d’incitation au travail.
productivité des travailleurs les plus talentueux – et donc de servir les intérêts
économiques des plus défavorisés – deviennent incompatibles avec une saine
estime de soi (Rawls, 2009, p. 576-577). Or, l’estime ou respect de soi étant un
« bien premier », il n’est jamais légitime de lui porter atteinte, même pour un
accroissement de la richesse commune. En ce sens, aucune atteinte aux bases du
respect de soi des pauvres n’est permise, même si cela permet d’augmenter la
richesse collective. En conclusion, selon Rawls, si des inégalités incitatives
importantes génèrent une envie excusable (car commune à tous les êtres
humains), qui elle-même porte atteinte à l’estime de soi des plus démunis, alors
ces inégalités ne sont plus légitimes.
Ainsi, Rawls admet indirectement des limites supérieures aux inégalités incita-
tives, limites fondées précisément sur l’envie excusable que les plus démunis
éprouveraient dans une société où les grandes disparités de richesses seraient
perceptibles. Toutefois, comme le fait remarquer Tomlin (2008), l’adoption de
cette stratégie implique que la théorie de Rawls prête désormais le flanc à la
critique des anti-égalitaristes, selon laquelle sa théorie (égalitariste) est motivée
par l’envie (Walsh, 1992).
145
Rawls se trouve donc partagé entre deux stratégies contradictoires : d’un côté,
il admet parfois que l’envie ressentie par les plus démunis – en tant qu’il s’agit
d’une envie caractéristique de l’être humain – impose des limites supérieures
aux inégalités incitatives, du fait de l’atteinte aux bases du respect de soi. Cette
stratégie contrevient cependant à son ambition déclarée de ne pas tenir compte
de l’envie dans la formulation de ses principes de justice (Ball, 1986, p. 231-
232). De l’autre côté, Rawls rejette l’argument de l’envie – en arguant que l’en-
vie exprime une déficience morale. Il doit alors reconnaitre que sa théorie ne
permet pas en principe d’imposer des limites supérieures aux inégalités de
richesse. Mais, surtout, il doit offrir une bonne raison de traiter différemment
l’envie et l’incitation au travail ; pourquoi adapter ses principes de justice à celle-
ci mais pas à celle-là ? Comme nous le verrons dans la prochaine section, l’ap-
pel à une distinction morale entre les deux attitudes est insuffisant14.
ment condamnable de l’envie, fait face à une difficulté. En effet, certains philo-
sophes ont soutenu que, tout comme l’envie des pauvres, le besoin des riches
d’être incités au travail est lui aussi moralement condamnable. En n’acceptant
pas de travailler pour augmenter la richesse collective, si cela n’améliore pas
suffisamment15 leur situation personnelle, les mieux lotis commettent une faute
morale.
Or, si le manque de motivation des mieux lotis est considéré, lui aussi, comme
moralement condamnable, alors il faudrait le traiter de la même manière que
l’envie. Cela impliquerait, soit de ne tenir compte ni de l’un ni de l’autre dans
la formulation des principes de justice, soit de tenir compte des deux. Or, Rawls
146
et les partisans des inégalités incitatives tiennent compte du besoin d’être moti-
vés au travail par l’augmentation des inégalités, mais ils ne tiennent pas compte
de l’envie. Cette différence de considération n’est pas justifiée.
Nous avons critiqué les auteurs qui opèrent une distinction morale entre l’envie
et le besoin d’incitation au travail. En suivant Cohen, nous affirmons que le
besoin d’incitation au travail est également moralement condamnable. Néan-
moins, il est possible de contester notre critique de deux manières : selon la
première, on contesterait simplement l’idée que le besoin d’incitation au travail
des mieux lotis soit un vice. Selon la seconde, on affirmerait que l’envie possède
des caractéristiques problématiques (non morales) que ne possède pas le besoin
d’incitation au travail. Selon nous, ces deux réponses échouent. De ce fait, nous
considérons que le besoin d’incitation au travail doit être considéré de la même
manière que l’envie ; si le premier justifie certaines inégalités, la seconde justi-
fie d’imposer des limites à ces mêmes inégalités.
Nous avons affirmé que le besoin d’incitation au travail des mieux lotis devait
être traité de la même manière que l’envie, car il exprime aussi une disposition
immorale. Plus précisément, il est immoral de refuser de travailler pour amélio-
rer le sort des plus démunis si cela ne sert pas (suffisamment) nos propres inté-
rêts, de la même manière qu’il est immoral de vouloir nuire à quelqu’un
simplement parce que nous ne supportons pas la vue de sa supériorité. L’envie
des pauvres et le besoin d’incitation au travail des riches sont deux attitudes
immorales.
effet, l’envie consiste à désirer faire du tort à autrui, alors que le manque de
motivation au travail n’implique aucun désir de nuisance. Une personne qui
refuse de travailler si cela n’augmente pas suffisamment les inégalités n’a pas le
désir malveillant de causer un tort à autrui. L’envie est ainsi une disposition
malveillante alors que le besoin de motivation au travail ne l’est pas. N’étant
pas immoral, le besoin de motivation au travail doit donc être pris en compte
dans le choix de nos principes d’organisation sociale. En conséquence, les inéga-
lités incitatives doivent être autorisées (sans limite) afin de motiver les riches à
travailler (indirectement) dans l’intérêt commun.
Pour répondre, nous allons procéder en trois étapes : en premier lieu, nous
soutiendrons qu’il n’est pas possible de départager les traits de caractère mora-
lement problématiques de ceux qui ne sont pas moralement problématiques
avant de posséder un critère de justice. Dans la définition des principes de vie
collective, le critère de justice est antérieur aux distinctions morales pertinentes
pour l’organisation sociale. Ces dernières ne peuvent donc pas servir de base à
la définition du critère de justice, dont elles dépendent. En second lieu, nous
préciserons, avec Cohen, ce qui pose problème dans l’attitude des plus riches.
147
Pour finir, nous montrerons qu’il n’existe pas de limites au type de chantage que
les riches peuvent utiliser envers les pauvres et que Rawls ne possède pas d’ar-
gument pour différencier, d’un point de vue moral, les attitudes distinctement
immorales et les attitudes dont le caractère immoral apparait moins directement.
L’objection potentielle que nous étudions affirme que l’envie est moralement
problématique parce qu’elle consiste à vouloir faire du tort à autrui – quitte à
nuire à ses propres intérêts – alors que le besoin d’incitation au travail n’est pas
moralement problématique, car il n’implique pas d’intention de nuire. Toute-
fois, une telle réponse induit un changement de cadre normatif : nous passons
du critère rawlsien, selon lequel la justice requiert de contribuer à l’amélioration
du sort des plus démunis, à un simple critère de non-nuisance, selon lequel la
justice requiert de ne pas porter atteinte au bien d’autrui. Nous avons donc
changé de critère de justice.
démunis alors que l’individu qui abaisse son effort refuse de contribuer à amélio-
rer le sort des plus défavorisés. Dans ces deux cas, l’individu agit à l’encontre
de son sens (rawlsien) de la justice. Ainsi, même s’il est possible de considérer
que la faute morale est de gravité différente, il reste que les deux attitudes, l’en-
vie et le besoin d’incitation au travail, expriment tous deux une forme de défi-
cience morale dans la théorie de Rawls.
En résumé, si nous acceptons le cadre normatif proposé par John Rawls, alors
aussi bien l’envie que le besoin d’incitation au travail représentent des attitudes
moralement problématiques. En ce sens, lorsque notre objecteur soutient que
nous commettons une erreur en traitant le besoin d’incitation au travail comme
immoral, il change en fait de cadre normatif. En d’autres termes, il refuse le
cadre normatif proposé par John Rawls. Le problème provient alors du fait que,
148
2. Si le taux d’imposition est fixé à 40%, (a) les riches talentueux produi-
sent davantage que lorsque le taux d’imposition est de 60% et (b) la
situation des plus démunis est meilleure sur le plan matériel
3. Donc, la taxation des plus riches ne doit pas passer de 40% à 60%.
volonté des riches. Or, il ne fait pas sens de qualifier d’immorale une loi
physique.
2. Si le taux d’imposition est fixé à 60% au lieu de 40%, (a) nous – les
riches talentueux – travaillerons moins et (b) votre situation (aux
pauvres) sera détériorée.
Dans cette situation, les riches décident de ne plus contribuer au bien commun
s’ils ne reçoivent pas une récompense suffisante, de la même manière qu’un
149
Remarquons encore que Cohen admet tout à fait qu’il existe des situations dans
lesquelles certains membres de la société ont le pouvoir de mener un tel chan-
tage à la collectivité et aux plus démunis. Dans un tel cas, pour des raisons prag-
matiques, il peut être raisonnable de « payer la rançon » et de renoncer au
prélèvement d’un impôt supplémentaire. Toutefois, cela ne signifie pas du tout
que cette augmentation de l’inégalité soit juste ou moralement acceptable. Au
contraire, ce n’est que dans une société profondément injuste, dans laquelle les
parties ne possèdent pas des pouvoirs politiques équivalents, dans laquelle des
classes sociales vivent des vies séparées, qu’un tel chantage peut avoir lieu
(Cohen, 2008, p. 83). Or, le fait que quelque chose soit nécessaire dans une
société profondément injuste ne présente aucune implication pour définir ce
qu’est une société juste.
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Nous avons envisagé jusqu’à présent des individus riches et/ou talentueux qui
menacent de réduire leur effort personnel dans le cas où les règles de vie
commune seraient modifiées en vue de donner une part plus grande du surplus
de production aux individus les plus démunis. Toutefois, rien n’exclut que nos
individus bien lotis fassent usage de menaces différentes : au lieu de menacer de
réduire leur temps de travail, leurs investissements ou l’usage de leurs talents
entrepreneuriaux, ils peuvent menacer de tout simplement quitter le pays, ou
même de dissimuler leur revenu.
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Puisque l’État souhaite retenir les hauts revenus, il doit leur offrir une
compensation pour la perte d’utilité qu’ils connaissent en raison de la
hausse d’impôt. […] Le coût pour les finances publiques [de la perte
fiscale] s’élève au nombre de citoyens menaçant de quitter le pays
multiplié par le taux d’imposition. [Cet effet négatif a pour consé-
quence sociale] d’accroître le poids social des agents menaçant d’émi-
grer : leur accorder un degré de priorité plus élevé est en effet la seule
façon de leur offrir une compensation. (Trannoy et Simula, 2007)
150
p. 107).
Néanmoins, comme il devrait être désormais évident, après notre argument, des
individus idéaux dans la théorie de Rawls ne décideraient pas non plus, motivés
par l’idée de justice, de réduire leur temps de travail en l’absence de récompense
suffisante. Dans le contexte idéal de la théorie de la justice, dans lequel les indi-
vidus reconnaissent le principe de différence et agissent en fonction de lui, les
riches ne choisiraient ni de réduire leur effort, ni de dissimuler leurs ressources, ni
de changer de lieu d’imposition tout en sachant que cela porterait atteinte non
seulement à leurs propres intérêts, mais surtout aux intérêts des plus démunis.
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Les critiques du versement de dividendes ont soutenu qu’il était immoral pour
une entreprise de faire usage du chômage partiel, coûteux à la collectivité et
défavorables aux travailleurs, tout en distribuant des bénéfices aux actionnaires.
Mais l’argument intéressant provient surtout des défenseurs du versement des
dividendes. Ils ont soutenu qu’il ne fallait pas interdire la distribution des divi-
dendes car l’effet risquait d’être l’inverse de celui escompté : les entreprises ne
renonceraient pas à la distribution de dividendes, mais renonceraient plutôt aux
mesures de réduction de l’horaire de travail (RHT) et à leurs employés. Selon cet
argument :
151
Si un tel creusement des inégalités est autorisé sous prétexte que « les entre-
prises choisiront de licencier plutôt que de verser les dividendes », ce qui nuira
aux plus démunis, cela montre que les principes de répartition des charges et
des avantages sont adaptés pour convenir à des attitudes injustes et immorales
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2
des mieux lotis. Dans un tel contexte, il semble difficile de justifier l’exclusion
de l’envie des plus démunis dans la formulation de ces mêmes principes, en
avançant pour seule raison que l’envie est immorale.
Pour rappel, notre thèse soutient que le besoin d’incitation au travail doit être
traité de la même manière que l’envie. Dans la section précédente, nous avons
nié qu’il existe une différence morale entre les deux attitudes. Une seconde
critique de notre thèse consisterait à identifier une caractéristique (non morale)
de l’envie, qui la rend problématique et que ne possède pas le besoin d’incita-
tion au travail. Marc Fleurbaey avance une objection de ce type. Selon lui,
Dans un second sens, les termes approprié et inapproprié sont utilisés avec une
signification proprement morale : il ne s’agit plus de savoir si l’émotion repré-
sente adéquatement l’objet, mais s’il est moralement acceptable ou inacceptable
pour une personne d’éprouver cette émotion. Par exemple, il est possible qu’il
soit toujours immoral (wrong) d’être amusé par une blague raciste et qu’il soit
toujours immoral d’éprouver de l’envie. Cependant, le fait que rire à une blague
raciste et qu’éprouver de l’envie soient toujours moralement condamnables ne
permet pas de déduire que les blagues racistes ne sont jamais drôles et que nos
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[To] commit [a] moralistic fallacy is to infer, from the claim that it
would be wrong or vicious to feel an emotion, that it is therefore unfit-
ting. We shall contend, to the contrary, that an emotion can be fitting
despite being wrong (or inexpedient) to feel. (D’arms et Jacobson,
2000, p. 69)
condamnation de l’envie comme représentant mal son objet n’est pas justifiée:
elle repose sur un « sophisme moraliste ».
L’exemple du chagrin
tisme.
(C) Par conséquent, il n’est pas triste de perdre son époux. La tris-
tesse n’est pas une réponse appropriée à la perte de son conjoint
ment condamnable, mais il reste vrai que leur émotion représente adéquatement
son objet : les riches possèdent des avantages qui manquent aux pauvres.
10. CONCLUSION
Jusqu’à présent, nous avons vu qu’il existe deux arguments de même structure,
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fondés tous les deux sur une prémisse normative, une prémisse descriptive et
une prémisse motivationnelle, qui parviennent à des conclusions normatives
contraires concernant les inégalités. Nous avons soutenu qu’il n’existe pas de
raisons de traiter ces deux arguments différemment. Nous avons vu ensuite qu’il
est possible de contester notre thèse, soit en montrant que l’envie possède des
caractéristiques non morales problématiques, soit en montrant que le besoin d’in-
citation au travail n’est pas moralement condamnable. Nous avons répondu à
ces objections et nous soutenons donc toujours la thèse selon laquelle l’argu-
ment de l’envie et l’argument de l’incitation au travail sont équivalents. Si nous
tenons compte du besoin d’incitation au travail dans le choix des principes de
justice, alors il faut tenir compte aussi de l’envie.
Nous avons fait porter notre critique principalement sur la théorie de John Rawls,
du fait que l’auteur admet explicitement la thèse que nous critiquons, à savoir
l’acceptation de l’argument de l’incitation au travail et le rejet de l’argument de
l’envie. Toutefois, notre propos porte plus largement sur toute théorie qui ferait
appel à l’argument de l’incitation au travail pour justifier des inégalités : une
telle théorie devrait simultanément faire appel à l’argument de l’envie pour
155
imposer des limites aux inégalités. Par exemple, un utilitariste qui justifie les
inégalités par l’augmentation des richesses collectives qu’elles permettent
devrait aussi intégrer les effets négatifs des inégalités sur le bien-être des plus
démunis (envieux). De la même manière, un théoricien qui condamne les théo-
ries égalitaires comme étant motivées par l’envie ne peut pas, simultanément,
justifier les inégalités par leurs effets incitatifs sur le travail.
Nous sommes ainsi parvenus, au terme de notre analyse, à une conclusion condi-
tionnelle : si le besoin d’incitation au travail des plus talentueux justifie une
augmentation des inégalités (incitatives), alors l’envie des plus démunis justifie
qu’il existe des seuils à ces inégalités. La question qui reste ouverte est alors la
suivante : faut-il ou non intégrer l’incitation au travail et l’envie dans la défini-
tion des principes de justice ? En termes plus généraux, faut-il tenir compte des
motivations humaines générales dans la définition des règles de vie en société ?
Il existe une raison générale de vouloir tenir compte des tendances naturelles de
l’être humain dans l’élaboration de modèles sociaux : le fait qu’un modèle de
société doit être humainement réalisable, c’est-à-dire qu’il doit être possible
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sans trop de difficulté, pour un être humain normal, de se conformer aux règles
générales de la vie en société (Estlund, 2011; Nurock, 2011; Scheffler, 1992).
S’il est trop difficile, pour un être humain, de vivre selon les règles d’un modèle
social donné, alors ce modèle est considéré soit comme irréalisable, soit comme
inhumain. Dans le premier cas, le modèle est considéré comme utopiste, dans le
sens qu’il ne pourra jamais être réalisé dans les conditions physiques, écono-
miques et psychologiques que nous connaissons. Dans le second cas, il est consi-
déré comme cruel et inhumain, dans le sens qu’il n’est réalisable qu’au prix de
grands sacrifices et de grandes souffrances de la part des citoyens. Dans les deux
cas, un modèle politique qui ignore les tendances fondamentales de la nature
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Nous avons admis que l’envie fait partie des tendances fondamentales de la
nature humaine. Selon la « contrainte humaniste », il s’ensuit que seuls les
systèmes politiques qui tiennent compte de cette tendance naturelle sont humai-
nement réalisables. De ce fait, les systèmes politiques qui ignorent la tendance
des pauvres à envier les riches sont des systèmes sociaux, au mieux, irréalistes,
au pire, inhumains. C’est pourquoi les modèles (trop) inégalitaires de la vie en
société doivent être rejetés.
Nous avons également admis que le besoin d’incitation au travail fait partie des
156
Dans le même ordre d’idée, les systèmes politiques collectivistes ont été criti-
qués pour ignorer le fait que l’être humain est incapable de renoncer complète-
ment à son intérêt personnel.
Les théoriciens du socialisme soviétique avaient primitivement supposé
que leur système pouvait se passer des stimulants qui se font valoir
dans une économie libre et dont la plupart tiennent à l’égoïsme de l’in-
dividu. Ils avaient cru pouvoir les remplacer par l’enthousiasme et la
conscience socialistes. Cette conception s’est bientôt heurtée aux
données réelles de la nature humaine qui est loin d’être guidée par une
AU TO M N E / FA L L 2 02 0
inhumaine, du fait qu’elle exige des parents d’abandonner leurs enfants au soin
de l’État, ce qui s’oppose à l’amour particulier que les parents éprouvent à
l’égard de leurs propres enfants21. La « contrainte humaniste » peut ainsi être
utilisée pour critiquer une grande variété de théories morales et politiques.
Pour décider, finalement, si le choix d’un modèle de société doit tenir compte de
l’envie et du besoin d’incitation au travail, il faudra déterminer si la « contrainte
humaniste » est valide ou non. Il existe, selon nous, de bonnes raisons de penser
que la contrainte humaniste n’est pas valide, lorsqu’elle porte sur les motiva-
tions humaines. Mais nous ne pouvons pas défendre cette position dans le
présent article. Pour le moment, il nous suffit d’avoir tracé la direction à suivre
pour répondre à la question fondamentale : l’envie des pauvres justifie-t-elle de
réduire les inégalités ?
157
NOTES
1
Cet argument trouve dans la littérature différentes formulations. Par exemple : « Du fait [des]
différences de productivité, il arrive un moment où une politique de transfert des plus produc-
tifs vers les autres décourage les premiers de produire, réduit donc ce qui est transférable, et
finit par nuire aux plus défavorisés, la recherche de plus de justice se retournant contre elle-
AU TO M N E / FA L L 2 02 0
société où les richesses sont inégalement partagées (Schoeck, 2006; Schwarz, 2004). Selon de
nombreux auteurs, l’envie est même l’unique motivation des défenseurs de l’égalité (sur ce
sujet voir (Tomlin, 2008). Dans l’histoire de la philosophie politique, la charge contre l’éga-
lité, comme étant basée sur l’envie, a été soutenue de manière plus ou moins explicite par
Aristote (2014), Nietzsche (1908), Freud (1921) ou Nozick (1974). Pour d’autres références,
voir l’article de Robert Young (1987) (1987) et celui de Florent Guénard (2008).
6
L’envie est problématique car elle incite au « nivellement vers le bas » de l’économie en géné-
ral. Dans la littérature philosophique, Derek Parfit a lancé une importante discussion au sujet
de l’objection du « nivellement vers le bas » associé à l’égalitarisme (Parfit, 1997).
7
Comme le soutien Tomlin (2008, p. 103), l’envie soulève un problème de stabilité lorsque,
comme dans la théorie de Rawls, il n’existe pas de limites de principe à la dimension des
inégalités. S. Ball soutient aussi que la théorie de John Rawls n’admet pas de limites de
principe aux inégalités incitatives : « The difference principle by itself contains no perma-
nent, theoretical boundaries for monitoring the extent of inequality that may satisfy this
general formula ; just as long as the poor would be poorer if the rich were not so rich, there
has been no violation of Rawls’s criterion regardless of how much, or how little, economic
stratification results. » (Ball, 1986, p. 277)
8
Nous admettons que les désordres sociaux empêchent l’investissement, le travail salarié,
portent atteinte à la propriété, etc., ce qui rend impossibles les bénéfices collectifs censés
158
13
Rawls pourrait bien sûr invoquer d’autres considérations pour placer des limites supérieures
à la taille des inégalités légitimes. Par exemple, si de fortes inégalités permettent aux mieux
lotis d’acquérir un pouvoir politique de fait supérieur au reste des citoyens, cela violerait le
premier principe de justice, selon lequel les libertés politiques doivent être également parta-
gées (Boyer, 2018, p. 33; Green, 2013, p. 133). Notre questionnement se concentre toutefois
sur l’argument de l’envie et critique le choix de Rawls de ne pas tenir compte de cet argument
précisément en faveur des restrictions des inégalités.
14
Les rawlsiens soutiennent que, dans la Théorie de la justice, même s’il n’existe pas en droit
de limite supérieure à la dimension que peuvent prendre les inégalités incitatives, les inégali-
tés incitatives ne seront jamais en fait trop importantes. En effet, la priorité des principes
d’égalité des chances et d’égale liberté garantit que personne n’aura la capacité de s’enrichir
d’une manière qui soit nuisible à la cohésion sociale (Boyer, 2018, p. 144; Rawls, 2009, p. 188-
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189). Par ailleurs, même si de grandes inégalités existaient, la liberté d’association garantirait
que ces inégalités ne soient jamais « visibles » pour les plus démunis, et qu’ainsi elles ne
nuisent pas à leur estime d’eux-mêmes (Tomlin, 2008, p. 105; Rawls, 2009, p. 579). Pour
finir, dans la société rawlsienne, chacun possède un statut égal et une importance égale, ce qui
empêche les individus d’éprouver le mépris de soi qui est à l’origine de l’envie (Boyer, 2018,
p. 282; Rawls, 2009, p. 578).
15
« Suffisamment » signifie ici, en accord avec la littérature sur ce thème : « au-delà de la
compensation pour l’effort, qui elle sert uniquement à égaliser les situations ».
16
La description de l’attitude des mieux lotis comme consistant en un « besoin », en une néces-
sité, proche du besoin physique ou physiologique ne correspond pas aux situations qui consti-
tuent notre terreau d’analyse. En effet, comme le remarque Cohen (2008, p. 49), il est possible
que le plein développement des talents des mieux lotis exige que ceux-ci aient accès à des
loisirs plus onéreux. Toutefois, l’accès à de tels loisirs ne requiert pas les (fortes) inégalités
dont nous discutons dans ces lignes. En effet, nous nous intéressons dans ces lignes à des
inégalités d’une ampleur qui dépasse la simple compensation de l’effort ou de l’investissement.
Mieux qu’un besoin d’incitation, le concept de « désir d’inégalité », symétrique à la « haine
des inégalités » caractéristique de l’envie, représente mieux la situation, comme nous le
verrons plus loin. Dans le même sens, dans le domaine des inégalités de rémunérations, Robi-
chaud et Turmel soutiennent que « l’effet de la rémunération sur la motivation permet de justi-
fier certaines inégalités salariales, mais certainement pas de l’ampleur de celles que nous
159
Rawls aborde uniquement le cas de l’envie générale, qui concerne « le genre de biens que
[les plus avantagés] possèdent et non […] des objets particuliers » (Rawls, 2009, p. 174).
Selon Rawls, l’envie particulière étant, précisément, spécifique à des individus particuliers,
elle ne peut pas jouer de rôle dans la définition des principes de justice. Seules les caractéris-
tiques générales – non particulières – des êtres humains constituent des raisons d’adapter les
principes de justice (Rawls, 2009, p. 169). L’argument de Fleurbaey doit donc être analysé
indépendamment de la théorie de John Rawls.
21
« It would be supremely difficult for many parents to surrender their infant children to be
raised by the state. […] [H]umans cannot bring themselves to surrender their children and
so, for that reason, [many consider that] justice does not require it. » (Estlund, 2011, p. 221).
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