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L'Inégalité Est-Elle Injuste ? Les Riches, Les Pauvres, L'Incitation Au Travail Et L'Envie

L'article examine les arguments pour et contre les inégalités de richesse, en se concentrant sur l'argument de l'incitation au travail qui soutient que les inégalités motivent les riches à travailler davantage, ce qui profite à l'ensemble de la société. En revanche, l'argument de l'envie suggère que ces inégalités peuvent inciter les plus démunis à nuire aux intérêts des plus riches, affectant ainsi négativement l'économie collective. L'auteur soutient qu'il n'y a pas de raison valable de traiter ces deux arguments différemment, remettant en question les justifications des inégalités.

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L'article examine les arguments pour et contre les inégalités de richesse, en se concentrant sur l'argument de l'incitation au travail qui soutient que les inégalités motivent les riches à travailler davantage, ce qui profite à l'ensemble de la société. En revanche, l'argument de l'envie suggère que ces inégalités peuvent inciter les plus démunis à nuire aux intérêts des plus riches, affectant ainsi négativement l'économie collective. L'auteur soutient qu'il n'y a pas de raison valable de traiter ces deux arguments différemment, remettant en question les justifications des inégalités.

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Les ateliers de l'éthique


The Ethics Forum

L’INÉGALITÉ EST-ELLE INJUSTE ? LES RICHES, LES PAUVRES,


L’INCITATION AU TRAVAIL ET L’ENVIE
Judith Notter

Volume 15, numéro 1-2, automne 2020 Résumé de l'article


Il existe un important argument en faveur des inégalités de richesse, à savoir
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1077532ar « l’argument de l’incitation au travail ». Selon cet argument, les inégalités sont
DOI : https://doi.org/10.7202/1077532ar justes car elles motivent les riches à travailler davantage, ce qui augmente la
richesse collective et améliore le sort des plus démunis – par l’investissement,
Aller au sommaire du numéro l’épargne et la redistribution. Cet argument est problématique car il existe un
argument parfaitement similaire qui peut être utilisé pour critiquer les
inégalités. Il s’agit de « l’argument de l’envie ». Selon cet argument, les
inégalités sont injustes car elles motivent les plus démunis à nuire aux intérêts
Éditeur(s)
des plus riches, ce qui détériore la situation économique collective. La
Centre de recherche en éthique (CRÉ) similitude des deux arguments a pour conséquence que, si les partisans des
inégalités veulent utiliser l’argument de l’incitation au travail en faveur de leur
ISSN position, ils sont contraints d’admettre simultanément l’argument de l’envie à
l’encontre de leur position. Pour sortir de cette situation difficile, les
1718-9977 (numérique) anti-égalitaristes avancent plusieurs arguments pour montrer que l’envie des
pauvres et le besoin d’incitation au travail des riches doivent être traités
Découvrir la revue différemment. Dans cet article, nous soutenons, contre les anti-égalitaristes,
qu’il n’existe aucune raison de traiter différemment l’envie et le besoin
d’incitation au travail.
Citer cet article
Notter, J. (2020). L’INÉGALITÉ EST-ELLE INJUSTE ? LES RICHES, LES PAUVRES,
L’INCITATION AU TRAVAIL ET L’ENVIE. Les ateliers de l'éthique / The Ethics
Forum, 15(1-2), 134–162. https://doi.org/10.7202/1077532ar

© Centre de recherche en éthique (CRÉ), 2021 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à
Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
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L’INÉGALITÉ EST-ELLE INJUSTE ? LES RICHES, LES
PAUVRES, L’INCITATION AU TRAVAIL ET L’ENVIE
JUDITH NOTTER
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

UNIVERSITÉ DE NEUFCHÂTEL

RÉSUMÉ :
Il existe un important argument en faveur des inégalités de richesse, à savoir « l’argu-
ment de l’incitation au travail ». Selon cet argument, les inégalités sont justes car elles
motivent les riches à travailler davantage, ce qui augmente la richesse collective et
améliore le sort des plus démunis – par l’investissement, l’épargne et la redistribution.
Cet argument est problématique car il existe un argument parfaitement similaire qui peut
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

être utilisé pour critiquer les inégalités. Il s’agit de « l’argument de l’envie ». Selon cet argu-
ment, les inégalités sont injustes car elles motivent les plus démunis à nuire aux intérêts
des plus riches, ce qui détériore la situation économique collective. La similitude des deux
arguments a pour conséquence que, si les partisans des inégalités veulent utiliser l’argu-
ment de l’incitation au travail en faveur de leur position, ils sont contraints d’admettre
simultanément l’argument de l’envie à l’encontre de leur position. Pour sortir de cette
situation difficile, les anti-égalitaristes avancent plusieurs arguments pour montrer que
l’envie des pauvres et le besoin d’incitation au travail des riches doivent être traités diffé-
remment. Dans cet article, nous soutenons, contre les anti-égalitaristes, qu’il n’existe
aucune raison de traiter différemment l’envie et le besoin d’incitation au travail.

ABSTRACT:
There is an important argument in favor of wealth inequalities, namely the “incentives
argument”. According to this argument, inequalities are legitimate because they moti-
vate advantaged people to work more, which in turn increases society’s wealth and
improve the situation of the worst-off – through investment, saving, and redistribution.
This argument faces a difficulty because there is a perfectly similar argument that can
134

be used to criticize inequalities, namely the “envy argument”. According to this argument,
big inequalities are unjust because they motivate the worst-off to harm the better-off,
which in turn harms the economic situation of all. The similarity between the two argu-
ments implies that, if advocates of inequality want to use the “incentives argument” to
defend their position, they are forced to accept also the envy argument against their own
position. To get out of this difficult situation, anti-equalitarians put forward various
arguments to show that envy and motivation to work must be treated differently. In this
article, we argue, against anti-equalitarians, that there is no good reason to treat envy
and the need for incentives differently.
1. LES PRINCIPES DE JUSTICE

Une société est une entreprise collaborative dont le but est d’améliorer les condi-
tions de vie de ses participants (Rawls, 2009, p. 159). En effet, la vie en société
doit permettre d’obtenir des résultats mutuellement avantageux, c’est-à-dire des
résultats meilleurs pour chacun que ce que permettrait une existence autarcique.
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

Bien entendu, dès lors qu’est reconnu le caractère mutuellement avantageux de


la vie en société, il devient nécessaire de déterminer, d’une part, la manière dont
sont réparties les tâches et les charges et, d’autre part, la manière dont est redis-
tribué le « surplus collaboratif » (Dietsch, 2008) résultant de l’organisation
collective. Les « principes de justice » sont précisément les normes qui règlent
la répartition des fonctions et des richesses au sein de la société. Ils fixent le
contenu des objectifs sociaux et économiques et déterminent la répartition des
charges et des bénéfices entre les citoyens.

La difficulté consiste alors à déterminer quels sont les « principes de justice » qui
doivent régler la vie en société. Dans son ouvrage Théorie de la justice, John
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

Rawls propose une conception de la justice selon laquelle des politiques sociales
et économiques justes sont des politiques qui permettent d’améliorer la situation
des personnes les plus défavorisées de la société. Le principe de justice qu’il
propose consiste ainsi à « maximiser les attentes sur le long terme des plus dému-
nis » (Rawls, 2009, p. 95-109). Cette théorie nous intéressera particulièrement
dans cet article, car elle incarne parfaitement le type de théorie que nous visons
par notre critique.

Selon la théorie de John Rawls, toute inégalité est a priori injuste, car aucune
différence dans les capacités naturelles ou sociales (moralement arbitraire) ne
peut justifier une différence dans les attentes sur le long terme des citoyens d’une
même société. Il existe néanmoins, selon Rawls, une situation qui rend accep-
tables les inégalités dans les attentes sur le long terme ; de telles inégalités sont
justes dans la mesure où elles servent d’incitations pour les plus riches à travail-
ler davantage, ce qui permet d’augmenter la richesse collective – notamment
par l’investissement, l’épargne et la redistribution.

[L]es attentes plus grandes permises aux entrepreneurs les encouragent


135

à faire des choses qui augmentent les perspectives de la classe labo-


rieuse1. (Rawls, 2009, p. 109)

D’après ce raisonnement, la perspective de conditions de vie supérieures à celles


des moins bien lotis permet d’« inciter » les plus favorisés à déployer des efforts
supplémentaires dans leur travail, ce qui est bénéfique à l’ensemble de la société.
C’est pourquoi il faut les autoriser à s’enrichir davantage et à améliorer leur
situation personnelle. Ces « inégalités incitatives » (Tomlin, 2008, p.110) sont
donc considérées comme justes dans la perspective rawlsienne. Nommons cet
argument « l’argument de l’incitation au travail ». En principe, cet argument
autorise des inégalités illimitées, aussi longtemps qu’elles servent de motivation
au travail2.
Le présent article se propose de critiquer cet « argument de l’incitation au
travail » avancé par Rawls – et par d’autres défenseurs des « inégalités incita-
tives3 ». Pour ce faire, nous suivons la structure suivante : tout d’abord, nous
montrerons qu’il existe un autre argument, ayant exactement la même structure
que l’argument de l’incitation au travail, mais qui parvient à la conclusion oppo-
sée, selon laquelle de fortes inégalités sont injustes. Selon cet argument, il existe
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

des limites à la taille des inégalités incitatives qui peuvent être considérées
comme justes. Cet argument s’appelle « l’argument de l’envie », en référence à
l’envie que les plus démunis éprouvent à l’égard des plus riches.

L’argument de l’incitation au travail et celui de l’envie étant parfaitement simi-


laires, nous soutiendrons qu’ils devraient être traités de la même manière. Le
premier sert de justification aux inégalités incitatives (potentiellement illimi-
tées), le second sert à empêcher que ces inégalités (même incitatives) deviennent
trop importantes, au point de générer de l’envie.

Dans un second temps, nous étudierons une objection à notre argument. Selon
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

cette objection, l’envie et le besoin d’incitation au travail ne doivent pas être


traités de la même manière, car la première est une attitude moralement condam-
nable, ce qui n’est pas le cas du second. Cette différence justifierait donc le fait
de ne pas tenir compte de l’envie dans le choix des principes de justice, tout en
tenant compte du besoin d’incitation au travail.

Dans un troisième temps nous répondrons à cette objection en argumentant que


l’incitation au travail, tout comme l’envie, exprime un vice de caractère. En
d’autres termes, nous soutiendrons que, si l’envie des pauvres est un vice, alors
le besoin des riches d’être motivés au travail l’est aussi.

Nous envisagerons ensuite une dernière objection à notre argument, selon lequel
l’envie et le besoin d’incitation au travail devraient être traités de la même
manière. Selon cette critique, l’envie présente des caractéristiques (non morales)
problématiques, que ne présente pas le besoin d’incitation au travail. Cette diffé-
rence justifierait le choix de ne pas tenir compte de l’envie des pauvres dans nos
théories politiques. Après avoir répondu à cette ultime objection, nous conclu-
rons que les principales raisons avancées pour traiter différemment le besoin
136

d’incitation au travail et l’envie ne sont pas concluantes. Cela implique donc


que quiconque défend l’argument de l’incitation au travail pour autoriser les
inégalités de richesse doit également accepter l’argument de l’envie pour impo-
ser des limites à ces inégalités incitatives.

2. L’ARGUMENT DE L’INCITATION AU TRAVAIL EN FAVEUR DES


INÉGALITÉS

Dans sa Théorie de la justice, Rawls défend l’idée que les inégalités servent de
motivation pour les riches à investir leur fortune dans la société et pour les plus
talentueux à déployer leurs efforts, ce qui permet simultanément d’améliorer les
conditions de vie des plus démunis. La perspective d’un gain personnel, l’at-
tente de meilleures perspectives individuelles, génère alors un accroissement du
travail des plus avantagés, qui suscite une augmentation de la richesse collective,
notamment par l’innovation, l’investissement, l’épargne et la redistribution,
améliorant ce faisant la situation des plus démunis. Ce lien causal entre la moti-
vation au travail des mieux lotis et l’amélioration de la situation des plus dému-
nis implique ainsi que les inégalités (incitatives) sont favorables aux plus
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démunis.

Or, selon Rawls, une mesure ou une politique sociale est juste dans la mesure où
elle favorise le sort des plus défavorisés (Rawls, 2009, p. 91). De ce fait, étant
donné que les inégalités incitatives favorisent les plus défavorisés, en encoura-
geant les mieux lotis au travail, le philosophe considère que ces inégalités sont
justes. Le raisonnement de Rawls peut être résumé de la façon suivante :

1) Toute politique sociale ou économique qui Prémisse normative


améliore la condition des plus défavorisés est
juste4.
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2) Si les mieux lotis travaillent davantage, Prémisse descriptive


alors la société dans son ensemble en béné-
ficie – ce qui inclut les plus défavorisés.

3) Les mieux lotis ne sont motivés à travailler Prémisse descriptive


davantage que si cela sert suffisamment (motivationnelle)
leurs propres intérêts.

4) Une politique qui autorise les inégalités incita- Conclusion descriptive,


tives est bénéfique pour les plus défavorisés. à partir de (2) et (3)

5) Une politique qui autorise les inégalités incita- Conclusion normative,


tives est juste. à partir de (1) et (4)

Selon Rawls, le gouvernement doit donc autoriser les mieux lotis d’une société
137

à augmenter leur fortune personnelle, même si cela augmente les inégalités,


lorsque cette inégalité sert d’incitation au travail. En résumé, la thèse de « l’ar-
gument de l’incitation au travail » est la suivante :

L’argument de l’incitation au travail : Les inégalités incitatives sont justes,


car elles favorisent les plus démunis,
en offrant aux mieux lotis une motiva-
tion à travailler davantage.
3. L’ARGUMENT DE L’ENVIE CONTRE LES INÉGALITÉS

L’argument de l’incitation au travail que nous avons exposé dans la section


précédente sert de justification à certaines inégalités sociales et économiques.
Cet argument rencontre toutefois une difficulté. Celle-ci provient du fait qu’il est
possible de développer un argument ayant exactement la même structure, mais
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contre les fortes inégalités cette fois. Nous nommons cet argument « l’argument
de l’envie ».

L’envie se caractérise par le fait d’éprouver des sentiments négatifs à l’égard


d’une autre personne simplement parce que la situation de cette personne est
meilleure que la nôtre, sans que cette inégalité ne change quoi que ce soit à notre
propre situation. L’envie, sous sa forme la plus sombre, à savoir « l’envie noire »,
peut pousser une personne à sacrifier ses propres intérêts dans l’unique but de
porter atteinte à la personne enviée (Miceli et Castelfranchi, 2005, p. 456).

Nous reprenons ainsi la définition proposée par John Rawls :


VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

Nous pouvons […] définir l’envie comme la tendance à éprouver de


l’hostilité à la vue du plus grand bien des autres, même si leur condi-
tion plus favorisée que la nôtre n’ôte rien à nos propres avantages. Nous
envions ceux dont la situation est supérieure à la nôtre […] et nous
voulons les priver de leurs plus grands avantages même s’il est néces-
saire pour cela que nous renoncions nous-mêmes à quelque chose.
(Rawls, 2009, p. 575)

Dans une société très inégalitaire, le risque consiste dans le fait que les plus
démunis de la société peuvent, motivés par l’envie, désirer réduire les inégali-
tés en réduisant la fortune des riches, même si cela n’améliore pas leur propre
situation, voire la détériore5. Autrement dit, les pauvres sont prêts à sacrifier
leurs propres intérêts pour réduire des inégalités6. On peut imaginer, par exem-
ple, que l’envie pousse les pauvres à la révolte, suscitant ainsi des désordres
sociaux désavantageux aussi pour eux-mêmes7. Or, à nouveau, la théorie de
Rawls considère comme injuste toute règle de répartition des biens socioécono-
mique qui désavantage les plus démunis. De ce fait, les fortes inégalités
138

devraient être considérées comme injustes dans sa théorie, car elles sont nuisi-
bles aux intérêts des plus démunis eux-mêmes.

À nouveau, la structure générale d’un tel argument contre une forte inégalité
pourrait être rendue de la manière suivante :
1) Toute politique sociale ou économique qui dété- Prémisse normative
riore la condition des plus défavorisés est injuste

2) En cas de désordres et de conflits sociaux,


la situation économique de l’ensemble de Prémisse descriptive
la société se détériore – ce qui inclut les
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plus défavorisés8.

3) De grandes inégalités causent de l’envie Prémisse descriptive


auprès des plus défavorisés, suscitant chez (motivationnelle)
eux un désir de nuire à la propriété des
riches ou de se révolter, ce qui engendre
désordres et conflits sociaux.

4) Une politique qui autorise de grandes inégalités Conclusion descriptive,


porte atteinte à la situation des plus défavorisés. à partir de (2) et (3)
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

5) Une politique qui autorise de grandes inégalités Conclusion normative,


est injuste. à partir de (1) et (4)

La conclusion normative de l’argument soutient que le gouvernement doit inter-


dire des inégalités trop importantes, afin de ne pas susciter de l’envie auprès des
plus défavorisés, ce qui risque d’être néfaste pour la société dans son ensemble.
En résumé, « l’argument de l’envie » pourrait être exprimé comme suit :

L’argument de l’envie : Une forte inégalité est injuste, car elle suscite chez
les plus démunis un désir de nuire aux mieux lotis,
ce qui porte atteinte aux intérêts de tous les
membres de la société.

4. UNE CRITIQUE EMPIRIQUE DE L’ARGUMENT DE L’ENVIE


139

Dans cet article, nous nous demanderons si, étant admise la similarité entre l’ar-
gument de l’envie et celui de l’incitation au travail, il existe une raison de les trai-
ter différemment. Il nous faut toutefois, au préalable, nous prémunir contre une
potentielle critique empirique de l’argument de l’envie. En effet, quelqu’un pour-
rait arguer qu’il est tout simplement faux que de fortes inégalités, à cause de
l’envie, soient néfastes pour les plus démunis. Selon cette critique, l’argument
de l’envie ne fonctionne pas, car sa prémisse motivationnelle (3) est fausse ; de
fortes inégalités ne créent pas d’envie et de désordres sociaux.

Cette contestation de la validité empirique de la prémisse (3) peut être dévelop-


pée de deux manières. La première approche affirme qu’il est faux que l’envie
pousse les plus démunis à nuire aux intérêts des plus riches. Selon elle, même
affectés par l’envie, les plus démunis ne répondraient pas par une révolte sociale,
car ils craignent d’empirer encore leur sort9. Il est donc faux que les inégalités
nuisent aux plus démunis, car il est faux que l’envie cause des désordres sociaux.

La seconde manière de contester la validité empirique de la prémisse (3) consiste


à nier que les fortes inégalités causent de l’envie auprès des plus démunis. Au
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contraire, comme l’affirment certains auteurs, ce sont les faibles inégalités qui
causent en réalité le plus d’envie (Ben-Ze’ev, 1992) et de perte d’estime de soi
(Boudon, 1977) : les êtres humains ayant tendance à comparer leur sort avec
celui de personnes qui possèdent un statut similaire, ils envient les personnes
un peu mieux loties qu’eux-mêmes, mais ils n’envient pas les personnes forte-
ment mieux loties. Il est donc faux que les fortes inégalités nuisent aux plus
démunis, car il est faux que de fortes inégalités génèrent de l’envie.

Pour répondre à cette double critique empirique de l’argument de l’envie, nous


avançons trois raisons de ne simplement pas en tenir compte pour la suite :
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1) Tout d’abord, l’objection générale que nous développons dans la suite


de l’article resterait valable contre Rawls et les critiques de l’égalité,
même si la prémisse (3) de l’argument de l’envie était fausse. En effet,
Rawls souscrit à l’idée que ce sont bien les fortes inégalités – et non
les faibles inégalités – qui génèrent envie et instabilité sociale (Rawls,
2009, p. 576-579). De la même manière, lorsque les anti-égalitaristes
critiquent les politiques égalitaires comme étant motivées par l’envie,
leur propos porte également sur les grandes inégalités – et non sur les
petites. Ainsi, les deux principales cibles du présent article, les anti-
égalitaristes et Rawls, adhèrent à la prémisse empirique (3) de l’ar-
gument de l’envie. Le problème est simplement qu’ils refusent,
ensuite, de considérer que cet argument peut justifier une réduction
des inégalités. Or, il s’agit précisément du point que nous critiquerons
par la suite : étant donné qu’ils admettent la prémisse (3), Rawls et les
anti-égalitaristes n’ont pas de bonne raison de refuser l’argument de
l’envie contre de fortes inégalités.

2) En second lieu, il est possible de formuler l’argument de l’envie sans


140

référence à des désordres sociaux, sans référence au fait que l’envie


pousse les pauvres à la révolte sociale. En effet, l’argument de l’en-
vie pourrait s’accommoder d’autres relations causales entre l’envie et
le sort des plus démunis.

1) Par exemple, au lieu de supposer que l’envie des pauvres les pousse
à une agitation sociale nuisible à leurs propres intérêts, il est possible
d’accepter une relation causale beaucoup plus directe; de grandes
inégalités, en causant de l’envie, portent atteinte directement à la
qualité de vie des plus démunis, qui font l’expérience d’une perte d’es-
time de soi10. Dans ce contexte, les fortes inégalités nuisent directe-
ment aux plus pauvres, en sapant les bases de l’estime de soi, qui est
un bien essentiel à toute vie humaine réussie. Il reste donc vrai que de
fortes inégalités portent atteinte aux intérêts des plus démunis, même
en l’absence de troubles sociaux. L’argument de l’envie contre les
fortes inégalités conserve toute sa validité.

1) L’argument de l’envie pourrait reposer sur encore une autre relation


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causale, plus indirecte, entre l’envie et le sort des plus démunis. Dans
cette relation causale, l’expérience de l’inégalité amène les plus dému-
nis, notamment au sein d’une démocratie, à nuire aux intérêts des plus
riches par l’intermédiaire de leurs choix politiques – plutôt que par
des troubles sociaux. Motivés par l’envie, les pauvres décident, par
leurs décisions politiques, de nuire aux plus riches même si, ce faisant,
ils portent atteinte également à leurs propres intérêts11. À nouveau, il
reste donc vrai que de fortes inégalités portent atteinte aux intérêts
des plus démunis, même en l’absence de troubles sociaux. L’argument
de l’envie contre les fortes inégalités conserve toute sa validité.
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

3) Finalement, nous pourrions développer une critique empirique similaire


contre l’argument de l’incitation au travail, en contestant le lien supposé
entre l’augmentation des inégalités et l’augmentation de la richesse
collective. En effet, certaines études empiriques montrent que, contrai-
rement à ce qu’affirment les anti-égalitaristes, les fortes inégalités sont
nuisibles à l’augmentation de la richesse collective, car elles influen-
cent négativement la motivation des moins bien lotis à travailler (Ku et
Salmon, 2012). Selon ces études, la croissance de la richesse collective
diminue avec l’augmentation des inégalités, car l’effet de démotivation
sur la majorité de la population présente des conséquences économiques
négatives plus importantes que l’effet de démotivation sur les riches.
Or, si tel est le cas, alors l’argument de l’incitation au travail se trouve
complètement retourné; les personnes qu’il faut inciter au travail sont
les moins bien loties, et les inégalités constituent des freins à leur moti-
vation. Pour augmenter la richesse collective, il faudrait donc empê-
cher, plutôt qu’autoriser, la croissance des inégalités.

1) En ce sens, si nous voulions reconsidérer les bases empiriques de l’ar-


141

gument classique de l’envie, nous devrions également reconsidérer


les bases empiriques de l’argument classique de l’incitation au travail.
Dans le présent article, toutefois, nous nous intéressons à ces argu-
ments dans leur forme classique et supposons que leurs prémisses
motivationnelles respectives sont correctes.

En conclusion, même s’il était possible de contester la prémisse motivationnelle


de l’argument de l’envie, il ne s’agit pas de l’élément qui nous intéresse dans cet
article. Notre propos consiste simplement en ceci : une fois admise la structure
de ces deux arguments, il n’existe pas de bonne raison de les traiter différem-
ment : si l’argument de l’incitation au travail justifie de fortes inégalités, l’ar-
gument de l’envie justifie de son côté la réduction des inégalités.
5. LA SIMILARITÉ DES ARGUMENTS

Nous avons vu que l’argument de l’incitation au travail sert à justifier les inéga-
lités (incitatives). De son côté, l’argument de l’envie sert à critiquer les fortes
inégalités – même incitatives. Leur étude respective montre, par ailleurs, que
les deux arguments partagent exactement la même structure. En effet, tous les
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deux débutent avec la même prémisse normative : une politique économique ou


sociale est juste si elle améliore le sort des plus défavorisés et une politique
économique ou sociale est injuste si elle porte atteinte à la situation économique
des plus défavorisés.

Les deux arguments accompagnent cette prémisse normative de deux prémisses


descriptives. L’une concerne les effets d’un comportement particulier sur la
situation matérielle des membres de la société. Dans l’argument de l’incitation
au travail, il est admis que l’absence d’investissements, d’épargne et de redis-
tribution nuit à la richesse collective. Dans l’argument de l’envie, il est admis que
les désordres sociaux nuisent à la prospérité collective. La seconde prémisse
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descriptive concerne les motivations de certains membres de la société. Dans le


premier argument, cette prémisse concerne le besoin des riches d’être motivés
au travail par l’anticipation de fortes inégalités. Dans le second argument, cette
prémisse motivationnelle concerne l’envie éprouvée par les pauvres, envie qui
les pousse à la révolte sociale – ou qui les pousse à voter contre les intérêts des
plus riches ou qui leur cause une perte du respect d’eux-mêmes. Enfin, sur la
base de cette combinaison de prémisses normatives et descriptives, les deux
arguments obtiennent une conclusion normative contraire : le premier soutient
que les inégalités (incitatives), même importantes, sont justes, alors que le
second soutient que les inégalités trop importantes sont injustes, même si elles
servent d’incitation au travail. En conclusion, nous voyons que la référence à
des faits au sujet des motivations humaines peut servir aussi bien à défendre
qu’à critiquer les grandes inégalités sociales et économiques.

6. L’IMMORALITÉ DE L’ENVIE

Étant donnée la similarité de structure entre les deux arguments, l’un en faveur
et l’autre contre les fortes inégalités, accepter l’un semble contraindre à accep-
142

ter l’autre. Il semble en effet difficile de justifier d’admettre l’un et de refuser


l’autre, car les deux raisonnements (a) reposent sur la même prémisse normative,
(b) s’appuient sur une prémisse descriptive au sujet des motivations humaines
et (c) tirent une conclusion normative au sujet du caractère juste ou injuste de
certaines inégalités. Pourtant, Rawls accepte de considérer le besoin d’incita-
tion au travail des riches pour définir ce qui est juste ou injuste, mais refuse en
revanche de considérer l’envie des plus démunis. En somme, John Rawls admet
l’argument de l’incitation au travail mais refuse explicitement l’argument de
l’envie. Comment justifie-t-il ce choix ?

La réponse de John Rawls est la suivante : l’envie est immorale alors que le
besoin d’être motivé au travail n’est pas immoral. En effet, l’envie est une atti-
tude moralement condamnable, parce qu’elle consiste à souhaiter le mal d’au-
trui. À l’inverse, le besoin d’être incité au travail n’est pas une attitude morale-
ment condamnable, puisqu’elle n’implique aucun désir de nuire à autrui.

Or, selon Rawls et les critiques de l’égalité, les attitudes immorales de l’être
humain ne doivent pas être prises en compte dans la définition des principes de
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

justice. Autrement dit, les motivations moralement condamnables de l’être


humain ne doivent pas influencer le choix des règles de la vie en communauté.
Comme l’affirme Rawls :

[É]tant donné qu’on considère généralement l’envie comme quelque


chose à éviter et à craindre […], il semble souhaitable que, dans la
mesure du possible, le choix des principes ne soit pas influencé par ce
trait de caractère12. (Rawls, 2009, p. 573)

Selon lui les motivations ou émotions moralement inappropriées ne doivent pas


être prises en compte dans la formulation des principes de base de la vie en
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

société. Seules les motivations et tendances humaines qui ne sont pas morale-
ment problématiques doivent être prises en considération.

De prime abord, la position de Rawls semble intuitivement correcte. En effet, si


nous considérons d’autres vices de la nature humaine, il parait indéfendable d’en
tenir compte dans la formulation des principes de base de la vie en société.
Imaginons, par exemple, que les êtres humains soient naturellement racistes,
violents, machistes, spécistes. Doit-on, pour la seule raison que les êtres humains
sont naturellement racistes, violents, machistes ou spécistes, favoriser un modèle
de société autorisant le racisme, la violence, le machisme ou la maltraitance des
animaux non humains ? Il semble que non. Pour toute motivation humaine,
même si elle est partagée par l’ensemble des êtres humains, si cette motivation
est l’expression d’un défaut moral de caractère, alors il ne faut pas en tenir
compte dans le choix des principes de justice (Estlund, 2011).

En résumé, John Rawls fait une distinction entre, d’une part, les motivations
humaines moralement condamnables et, d’autre part, les motivations humaines
qui ne sont pas moralement condamnables. Cela lui permet de soutenir qu’il est
143

approprié d’ignorer l’envie, mais qu’il n’est pas approprié d’ignorer le besoin
d’incitation au travail dans la formulation des principes de justice. Ce faisant, il
rejette l’argument de l’envie à l’encontre des inégalités et admet l’argument de
l’incitation au travail en faveur des inégalités.

Une première manière de répondre à cet argument consisterait, à la suite


de Tomlin (2008), à soutenir que, dès lors que nous considérons que les principes
de justice doivent être adaptés à la nature humaine, alors cela ne fait aucune
différence que les traits humains en question soient moralement appropriés ou
non. Il s’agit dans les deux cas de faits généraux de psychologie humaine et la
seule question ouverte consiste à décider si les principes de justice doivent être
adaptés à de tels faits.
If we accept Rawls’s definition of envy as a fact of human psychology
or society (as seems plausible), we must choose between fact-insensi-
tive principles or envy-sensitive principles. (Tomlin, 2008, p. 102)

Cependant, bien que nous rejoignions cet argument, nous développerons dans cet
article une autre approche ; nous critiquerons la thèse selon laquelle l’asymétrie
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

entre l’envie et le besoin d’incitation au travail provient d’une distinction dans


leur qualité morale respective.

Nous soutiendrons ainsi que, tout comme l’envie, le besoin d’incitation au travail
reflète également une attitude immorale, qu’il exprime également une disposi-
tion immorale de caractère. Il n’existe donc pas de distinction morale entre l’en-
vie et le besoin d’incitation au travail qui justifierait de traiter différemment
l’argument de l’envie et celui de l’incitation au travail.

Afin de nous prémunir contre un maximum de critiques, nous étudierons ensuite


une dernière raison qui pourrait être utilisée pour justifier un traitement différent
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

de l’envie et de l’incitation au travail. Elle consiste à montrer que l’envie,


contrairement au besoin d’incitation au travail, représente mal son objet. L’en-
vie reposerait, selon cette approche, sur une représentation erronée du réel.
Comme nous le verrons, cette critique de notre thèse est infondée : elle repose
sur une confusion entre deux significations du terme « approprié ».

Nous conclurons notre article par une question qui nous permettra d’élargir la
portée de notre argument : une fois admis le caractère symétrique d’un appel à
l’envie des pauvres et d’un appel au besoin d’incitation au travail des riches,
faut-il ignorer ou intégrer ces faits psychologiques dans la définition des prin-
cipes de justice ?

7. LE CAS DE JOHN RAWLS

Avant de continuer notre analyse, nous ouvrons une section pour traiter le cas
particulier de John Rawls. En effet, bien que le philosophe refuse explicitement
de tenir compte de l’envie dans la formulation des principes de justice, il accorde
néanmoins à l’envie une place importante dans l’élaboration de son modèle de
144

société idéale. Nous verrons toutefois que, parmi les stratégies adoptées par le
philosophe, l’une contredit son intention de ne pas intégrer l’envie dans la défi-
nition des principes de justice, alors que l’autre rencontre le problème que nous
soulevons dans cet article, à savoir le traitement asymétrique injustifié de l’en-
vie et du besoin d’incitation au travail.

John Rawls se présente comme un partisan de l’égalité : non seulement il défend


de manière inconditionnelle l’égalité des libertés et, dans un second temps, l’éga-
lité des chances d’accès aux différentes positions sociales (Rawls, 2009, p. 91-
93), mais il considère aussi comme moralement arbitraire toute inégalité de
richesse fondée sur des distinctions individuelles liées à des contingences
sociales ou naturelles (Rawls, 2009, p. 104-105 ; 93). Selon lui, toute inégalité
dans les attentes sur le long terme est donc a priori injustifiée (Boyer, 2018,
p. 142 ; Dupuy, 1988, p. 79). Le philosophe américain autorise toutefois une
forme d’inégalité – celle qui améliore la situation des plus démunis. Nous
l’avons vu, il s’agit de l’inégalité « incitative », qui est fondée sur la reconnais-
sance du besoin de l’être humain d’être « incité » à l’effort, au travail, au déve-
loppement de ses talents, etc. (Rawls, 2009, p. 169)
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

La difficulté avec la position de Rawls au sujet de l’envie provient du fait que


le philosophe traite non seulement le besoin d’incitation au travail, mais égale-
ment l’envie comme une caractéristique universelle de la nature humaine
(Rawls, 2009, p. 572-584 ; Tomlin, 2008, p. 106). En principe, il devrait donc
également admettre explicitement que le fait de l’envie humaine justifie d’im-
poser des limites supérieures aux inégalités incitatives13.

En réalité, Rawls admet une théorie de ce type-là, comme le montre Patrick


Tomlin (2008, p. 112). En effet, Rawls soutient qu’il existe un seuil au-dessus
duquel les inégalités incitatives, bien que permettant toujours d’améliorer la
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

productivité des travailleurs les plus talentueux – et donc de servir les intérêts
économiques des plus défavorisés – deviennent incompatibles avec une saine
estime de soi (Rawls, 2009, p. 576-577). Or, l’estime ou respect de soi étant un
« bien premier », il n’est jamais légitime de lui porter atteinte, même pour un
accroissement de la richesse commune. En ce sens, aucune atteinte aux bases du
respect de soi des pauvres n’est permise, même si cela permet d’augmenter la
richesse collective. En conclusion, selon Rawls, si des inégalités incitatives
importantes génèrent une envie excusable (car commune à tous les êtres
humains), qui elle-même porte atteinte à l’estime de soi des plus démunis, alors
ces inégalités ne sont plus légitimes.

Ainsi, Rawls admet indirectement des limites supérieures aux inégalités incita-
tives, limites fondées précisément sur l’envie excusable que les plus démunis
éprouveraient dans une société où les grandes disparités de richesses seraient
perceptibles. Toutefois, comme le fait remarquer Tomlin (2008), l’adoption de
cette stratégie implique que la théorie de Rawls prête désormais le flanc à la
critique des anti-égalitaristes, selon laquelle sa théorie (égalitariste) est motivée
par l’envie (Walsh, 1992).
145

Rawls se trouve donc partagé entre deux stratégies contradictoires : d’un côté,
il admet parfois que l’envie ressentie par les plus démunis – en tant qu’il s’agit
d’une envie caractéristique de l’être humain – impose des limites supérieures
aux inégalités incitatives, du fait de l’atteinte aux bases du respect de soi. Cette
stratégie contrevient cependant à son ambition déclarée de ne pas tenir compte
de l’envie dans la formulation de ses principes de justice (Ball, 1986, p. 231-
232). De l’autre côté, Rawls rejette l’argument de l’envie – en arguant que l’en-
vie exprime une déficience morale. Il doit alors reconnaitre que sa théorie ne
permet pas en principe d’imposer des limites supérieures aux inégalités de
richesse. Mais, surtout, il doit offrir une bonne raison de traiter différemment
l’envie et l’incitation au travail ; pourquoi adapter ses principes de justice à celle-
ci mais pas à celle-là ? Comme nous le verrons dans la prochaine section, l’ap-
pel à une distinction morale entre les deux attitudes est insuffisant14.

8. L’IMMORALITÉ DU BESOIN D’INCITATION AU TRAVAIL

La critique de l’argument de l’envie, critique fondée sur le caractère morale-


AU TO M N E / FA L L 2 02 0

ment condamnable de l’envie, fait face à une difficulté. En effet, certains philo-
sophes ont soutenu que, tout comme l’envie des pauvres, le besoin des riches
d’être incités au travail est lui aussi moralement condamnable. En n’acceptant
pas de travailler pour augmenter la richesse collective, si cela n’améliore pas
suffisamment15 leur situation personnelle, les mieux lotis commettent une faute
morale.

[C]eux qui réduisent l’usage productif de leurs talents parce qu’ils ne


perçoivent pas une rémunération excédant suffisamment la simple
compensation de leur effort, se comportent en preneurs d’otage. (Arns-
perger et Van Parijs, 2000, p. 106)
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

Cet argument reprend un raisonnement classique développé par Gerald A. Cohen


tout au long de sa carrière contre la justification rawlsienne des inégalités inci-
tatives (Cohen, 1992; 1999; 2008). Selon Cohen, l’absence de motivation des
mieux lotis à travailler pour améliorer le sort des plus démunis, sauf si cela leur
permet d’améliorer suffisamment leur propre situation, met au jour le caractère
vicieux des membres de cette classe sociale. Selon Cohen, en menaçant de
réduire leur travail si, par exemple, les impôts sont augmentés de 40 à 60% (pour
le bénéfice des plus démunis), les riches dissimulent en fait une stratégie de
preneurs d’otages (Cohen, 2008, p. 59). Selon Cohen, en exigeant, en échange
de leur effort supplémentaire pour améliorer le sort des plus démunis, que leurs
propres conditions de vie soient augmentées d’autant plus, les plus talentueux
font usage d’un chantage moralement condamnable.

Or, si le manque de motivation des mieux lotis est considéré, lui aussi, comme
moralement condamnable, alors il faudrait le traiter de la même manière que
l’envie. Cela impliquerait, soit de ne tenir compte ni de l’un ni de l’autre dans
la formulation des principes de justice, soit de tenir compte des deux. Or, Rawls
146

et les partisans des inégalités incitatives tiennent compte du besoin d’être moti-
vés au travail par l’augmentation des inégalités, mais ils ne tiennent pas compte
de l’envie. Cette différence de considération n’est pas justifiée.

Nous avons critiqué les auteurs qui opèrent une distinction morale entre l’envie
et le besoin d’incitation au travail. En suivant Cohen, nous affirmons que le
besoin d’incitation au travail est également moralement condamnable. Néan-
moins, il est possible de contester notre critique de deux manières : selon la
première, on contesterait simplement l’idée que le besoin d’incitation au travail
des mieux lotis soit un vice. Selon la seconde, on affirmerait que l’envie possède
des caractéristiques problématiques (non morales) que ne possède pas le besoin
d’incitation au travail. Selon nous, ces deux réponses échouent. De ce fait, nous
considérons que le besoin d’incitation au travail doit être considéré de la même
manière que l’envie ; si le premier justifie certaines inégalités, la seconde justi-
fie d’imposer des limites à ces mêmes inégalités.

8.1. L’absence de motivation au travail n’est pas immorale


AU TO M N E / FA L L 2 02 0

Nous avons affirmé que le besoin d’incitation au travail des mieux lotis devait
être traité de la même manière que l’envie, car il exprime aussi une disposition
immorale. Plus précisément, il est immoral de refuser de travailler pour amélio-
rer le sort des plus démunis si cela ne sert pas (suffisamment) nos propres inté-
rêts, de la même manière qu’il est immoral de vouloir nuire à quelqu’un
simplement parce que nous ne supportons pas la vue de sa supériorité. L’envie
des pauvres et le besoin d’incitation au travail des riches sont deux attitudes
immorales.

Un anti-égalitariste pourrait alors objecter que nous commettons une erreur : le


besoin d’incitation au travail n’est pas immoral, contrairement à l’envie. En
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

effet, l’envie consiste à désirer faire du tort à autrui, alors que le manque de
motivation au travail n’implique aucun désir de nuisance. Une personne qui
refuse de travailler si cela n’augmente pas suffisamment les inégalités n’a pas le
désir malveillant de causer un tort à autrui. L’envie est ainsi une disposition
malveillante alors que le besoin de motivation au travail ne l’est pas. N’étant
pas immoral, le besoin de motivation au travail doit donc être pris en compte
dans le choix de nos principes d’organisation sociale. En conséquence, les inéga-
lités incitatives doivent être autorisées (sans limite) afin de motiver les riches à
travailler (indirectement) dans l’intérêt commun.

Pour répondre, nous allons procéder en trois étapes : en premier lieu, nous
soutiendrons qu’il n’est pas possible de départager les traits de caractère mora-
lement problématiques de ceux qui ne sont pas moralement problématiques
avant de posséder un critère de justice. Dans la définition des principes de vie
collective, le critère de justice est antérieur aux distinctions morales pertinentes
pour l’organisation sociale. Ces dernières ne peuvent donc pas servir de base à
la définition du critère de justice, dont elles dépendent. En second lieu, nous
préciserons, avec Cohen, ce qui pose problème dans l’attitude des plus riches.
147

Pour finir, nous montrerons qu’il n’existe pas de limites au type de chantage que
les riches peuvent utiliser envers les pauvres et que Rawls ne possède pas d’ar-
gument pour différencier, d’un point de vue moral, les attitudes distinctement
immorales et les attitudes dont le caractère immoral apparait moins directement.

8.2. L’antériorité du critère de justice

L’objection potentielle que nous étudions affirme que l’envie est moralement
problématique parce qu’elle consiste à vouloir faire du tort à autrui – quitte à
nuire à ses propres intérêts – alors que le besoin d’incitation au travail n’est pas
moralement problématique, car il n’implique pas d’intention de nuire. Toute-
fois, une telle réponse induit un changement de cadre normatif : nous passons
du critère rawlsien, selon lequel la justice requiert de contribuer à l’amélioration
du sort des plus démunis, à un simple critère de non-nuisance, selon lequel la
justice requiert de ne pas porter atteinte au bien d’autrui. Nous avons donc
changé de critère de justice.

Pourquoi ? Pourquoi le fait d’identifier l’immoralité d’une attitude par le critère


AU TO M N E / FA L L 2 02 0

de l’intention de nuire implique-t-il un changement de cadre normatif ? Pour le


voir, il faut déjà reconnaitre que le sens de la justice est un sentiment proprement
moral (Boyer, 2018, p. 251, 306) et que, parmi les sentiments moraux, il repré-
sente certainement le plus important pour la réalisation d’une société juste16.

Il suffit ensuite de se demander comment nous jugerions l’envie et le besoin


d’incitation au travail si nous restions dans le cadre normatif de Rawls17. Si nous
utilisons le critère de justice proposé par John Rawls, le refus des riches de
travailler davantage (en l’absence de récompenses suffisantes) et la volonté des
pauvres de nuire aux intérêts des riches expriment tous deux une forme d’inca-
pacité morale. En effet, l’envieux accepte de porter atteinte au sort des plus
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

démunis alors que l’individu qui abaisse son effort refuse de contribuer à amélio-
rer le sort des plus défavorisés. Dans ces deux cas, l’individu agit à l’encontre
de son sens (rawlsien) de la justice. Ainsi, même s’il est possible de considérer
que la faute morale est de gravité différente, il reste que les deux attitudes, l’en-
vie et le besoin d’incitation au travail, expriment tous deux une forme de défi-
cience morale dans la théorie de Rawls.

Par contre, si nous adoptions le critère de non-nuisance, alors nous jugerions


différemment l’envie et le besoin d’incitation au travail, car la première dispo-
sition serait contraire au sens de la justice (comme non-nuisance) alors que la
seconde ne le serait pas.

En résumé, si nous acceptons le cadre normatif proposé par John Rawls, alors
aussi bien l’envie que le besoin d’incitation au travail représentent des attitudes
moralement problématiques. En ce sens, lorsque notre objecteur soutient que
nous commettons une erreur en traitant le besoin d’incitation au travail comme
immoral, il change en fait de cadre normatif. En d’autres termes, il refuse le
cadre normatif proposé par John Rawls. Le problème provient alors du fait que,
148

en changeant de cadre normatif, notre objecteur modifie entièrement la discus-


sion. En effet, cette dernière repose sur la supposition que l’argument de l’inci-
tation au travail et l’argument de l’envie partagent la même prémisse normative.
La question soulevée concerne alors le rôle de la prémisse motivationnelle dans
les deux raisonnements, étant admis qu’ils partagent la même prémisse norma-
tive. En proposant de modifier la prémisse normative, notre objecteur sort du
débat qui nous intéresse.

8.3. La demande de rançon

Malgré notre raisonnement précédent, il peut toujours paraître difficile de cerner


la caractéristique qui rend l’attitude des riches moralement condamnable. Le
problème provient du fait que l’immoralité de l’attitude des mieux lotis ne
devient visible que lorsque l’argument en faveur des inégalités incitatives est
formulé à la première personne, par les riches envers les pauvres. En effet,
comme le souligne Cohen (2008, p. 34), lorsque l’argument en faveur des inéga-
lités est formulé à la troisième personne, l’immoralité de l’attitude des riches
n’apparait pas immédiatement.
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

1. Les inégalités économiques sont justifiées lorsqu’elles améliorent la


situation matérielle des plus démunis.

2. Si le taux d’imposition est fixé à 40%, (a) les riches talentueux produi-
sent davantage que lorsque le taux d’imposition est de 60% et (b) la
situation des plus démunis est meilleure sur le plan matériel

3. Donc, la taxation des plus riches ne doit pas passer de 40% à 60%.

Dans ce raisonnement, le lien entre l’absence de récompenses suffisantes et le


refus de travailler est présenté comme une loi physique indépendante de la
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

volonté des riches. Or, il ne fait pas sens de qualifier d’immorale une loi
physique.

Par contre, lorsque l’argument est formulé à la première personne, il devient


évident que le lien causal entre les récompenses et la motivation au travail
dépend de la volonté des mieux lotis.

1. Les inégalités économiques sont justifiées lorsqu’elles améliorent la


situation matérielle des plus démunis.

2. Si le taux d’imposition est fixé à 60% au lieu de 40%, (a) nous – les
riches talentueux – travaillerons moins et (b) votre situation (aux
pauvres) sera détériorée.

3. Donc, l’imposition de notre revenu ne doit pas être augmentée à 60%.

Dans cette situation, les riches décident de ne plus contribuer au bien commun
s’ils ne reçoivent pas une récompense suffisante, de la même manière qu’un
149

preneur d’otage décide de sacrifier l’otage s’il ne reçoit pas la récompense


exigée. L’application de critères moraux à l’attitude se justifie donc dans ce
contexte18. Les plus avantageux menacent d’agir d’une manière défavorable à la
société dans son ensemble si les inégalités ne sont pas suffisamment grandes, si
leurs avantages ne dépassent pas suffisamment les avantages des autres citoyens.

Remarquons encore que Cohen admet tout à fait qu’il existe des situations dans
lesquelles certains membres de la société ont le pouvoir de mener un tel chan-
tage à la collectivité et aux plus démunis. Dans un tel cas, pour des raisons prag-
matiques, il peut être raisonnable de « payer la rançon » et de renoncer au
prélèvement d’un impôt supplémentaire. Toutefois, cela ne signifie pas du tout
que cette augmentation de l’inégalité soit juste ou moralement acceptable. Au
contraire, ce n’est que dans une société profondément injuste, dans laquelle les
parties ne possèdent pas des pouvoirs politiques équivalents, dans laquelle des
classes sociales vivent des vies séparées, qu’un tel chantage peut avoir lieu
(Cohen, 2008, p. 83). Or, le fait que quelque chose soit nécessaire dans une
société profondément injuste ne présente aucune implication pour définir ce
qu’est une société juste.
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

8.4. L’absence de limites au chantage

Nous avons envisagé jusqu’à présent des individus riches et/ou talentueux qui
menacent de réduire leur effort personnel dans le cas où les règles de vie
commune seraient modifiées en vue de donner une part plus grande du surplus
de production aux individus les plus démunis. Toutefois, rien n’exclut que nos
individus bien lotis fassent usage de menaces différentes : au lieu de menacer de
réduire leur temps de travail, leurs investissements ou l’usage de leurs talents
entrepreneuriaux, ils peuvent menacer de tout simplement quitter le pays, ou
même de dissimuler leur revenu.
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

C’est d’ailleurs en réponse à ces menaces que les théories économiques de la


taxation optimale se sont complexifiées : il ne suffisait plus de tenir compte des
effets désincitatifs de l’impôt sur la quantité de travail fourni et sur la création
de richesses, il fallait désormais tenir compte des risques de fraude et de démé-
nagement fiscal. Le fait que les riches ou talentueux pourraient décider, non
seulement de baisser leur effort, mais aussi de quitter le lieu d’imposition et de
dissimuler leur revenu joue ainsi un rôle déterminant, dans ces théories, pour
définir un taux approprié d’imposition.

Puisque l’État souhaite retenir les hauts revenus, il doit leur offrir une
compensation pour la perte d’utilité qu’ils connaissent en raison de la
hausse d’impôt. […] Le coût pour les finances publiques [de la perte
fiscale] s’élève au nombre de citoyens menaçant de quitter le pays
multiplié par le taux d’imposition. [Cet effet négatif a pour consé-
quence sociale] d’accroître le poids social des agents menaçant d’émi-
grer : leur accorder un degré de priorité plus élevé est en effet la seule
façon de leur offrir une compensation. (Trannoy et Simula, 2007)
150

Il n’existe pas de limites à de telles pressions : toute imposition du revenu peut


constituer une raison de réduire son investissement, de quitter le lieu d’imposi-
tion, de dissimuler son revenu. La prise en considération de telles menaces peut
même déboucher sur une taxation supérieure des faibles revenus par rapport aux
hauts revenus (Trannoy et Simula, 2007). Ces menaces ne sont pas motivées par
l’idée que le taux d’imposition est injuste19. Il s’agit simplement de réclamer un
taux d’enrichissement personnel maximal, en menaçant d’adopter un compor-
tement nuisible à la collectivité dans son ensemble si l’on ne l’obtient pas.

Rawls pourrait tenter de répondre que les menaces de déplacement de richesse


et de dissimulation de revenus ne comptent pas dans la définition des principes
de justice, contrairement au besoin d’être incité au travail. En effet, selon le
philosophe, nous devons définir la justice dans un contexte idéal, dans lequel les
individus sont motivés à agir d’après les principes de justice (Rawls, 2009,
p. 34-35). Or, les contextes de l’évasion fiscale et de déplacement de la richesse
feraient partie de contextes non idéaux, dans lesquels les individus ne sont pas
motivés à agir selon les principes de justice (Arnsperger et Van Parijs, 2000,
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

p. 107).

Néanmoins, comme il devrait être désormais évident, après notre argument, des
individus idéaux dans la théorie de Rawls ne décideraient pas non plus, motivés
par l’idée de justice, de réduire leur temps de travail en l’absence de récompense
suffisante. Dans le contexte idéal de la théorie de la justice, dans lequel les indi-
vidus reconnaissent le principe de différence et agissent en fonction de lui, les
riches ne choisiraient ni de réduire leur effort, ni de dissimuler leurs ressources, ni
de changer de lieu d’imposition tout en sachant que cela porterait atteinte non
seulement à leurs propres intérêts, mais surtout aux intérêts des plus démunis.
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

8.5 Le cas des dividendes

Un exemple politique récent offre l’occasion d’illustrer notre propos. En 2020,


les parlementaires suisses ont eu de vifs débats, durant la crise du coronavirus,
concernant le droit des entreprises de verser des dividendes à leurs actionnaires,
alors que ces mêmes entreprises recevaient des aides de l’État par le biais du
chômage partiel (Beauté, 2020).

Les critiques du versement de dividendes ont soutenu qu’il était immoral pour
une entreprise de faire usage du chômage partiel, coûteux à la collectivité et
défavorables aux travailleurs, tout en distribuant des bénéfices aux actionnaires.
Mais l’argument intéressant provient surtout des défenseurs du versement des
dividendes. Ils ont soutenu qu’il ne fallait pas interdire la distribution des divi-
dendes car l’effet risquait d’être l’inverse de celui escompté : les entreprises ne
renonceraient pas à la distribution de dividendes, mais renonceraient plutôt aux
mesures de réduction de l’horaire de travail (RHT) et à leurs employés. Selon cet
argument :
151

Il serait contre-productif de forcer les entreprises à choisir entre le


chômage partiel et le versement de dividendes, a résumé le conseiller
fédéral Guy Parmelin. […] En d’autres termes, le risque principal serait
que les sociétés préfèrent licencier que de priver leurs actionnaires de
rétribution. (Beauté, 2020, p. 39)

À nouveau, sous prétexte d’éviter une détérioration de la situation des personnes


déjà vulnérables (les employés), les parlementaires ont décidé d’autoriser un
creusement des inégalités, en augmentant la rémunération du capital et en rédui-
sant la rémunération du travail. Or, l’argument des parlementaires, qui présente
le choix des entreprises comme une donnée empirique, est précisément le type
d’argument condamné par Cohen. En effet, le raisonnement peut être formalisé
de la même manière que les raisonnements précédents :
1. L’État doit protéger les plus vulnérables de la société.

2. Si les entreprises au bénéfice de RHT ont l’interdiction de distribuer


des dividendes, alors cela nuira aux plus vulnérables de la société.

3. DONC l’État ne doit pas interdire la distribution de dividendes aux


AU TO M N E / FA L L 2 02 0

entreprises bénéficiant de RHT.

L’argument présente le lien entre l’interdiction des dividendes et l’effet sur la


situation des plus démunis comme étant un lien causal empirique. En réalité, la
relation dépend d’une décision moralement problématique, fondée sur une forme
de chantage.

Si un tel creusement des inégalités est autorisé sous prétexte que « les entre-
prises choisiront de licencier plutôt que de verser les dividendes », ce qui nuira
aux plus démunis, cela montre que les principes de répartition des charges et
des avantages sont adaptés pour convenir à des attitudes injustes et immorales
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

des mieux lotis. Dans un tel contexte, il semble difficile de justifier l’exclusion
de l’envie des plus démunis dans la formulation de ces mêmes principes, en
avançant pour seule raison que l’envie est immorale.

9. L’ENVIE REPRÉSENTE MAL SON OBJET

Pour rappel, notre thèse soutient que le besoin d’incitation au travail doit être
traité de la même manière que l’envie. Dans la section précédente, nous avons
nié qu’il existe une différence morale entre les deux attitudes. Une seconde
critique de notre thèse consisterait à identifier une caractéristique (non morale)
de l’envie, qui la rend problématique et que ne possède pas le besoin d’incita-
tion au travail. Marc Fleurbaey avance une objection de ce type. Selon lui,

des sentiments subjectifs volatiles et malléables comme l’envie, ayant


une propension à se fixer sur des objets futiles ou au contraire trop
intimes, ne peuvent sérieusement inspirer l’élaboration d’institutions
justes. (Fleurbaey, 1994, p. 16)
152

Toutefois, cette caractérisation de l’envie, comme nécessairement inappropriée,


c’est-à-dire comme ne représentant pas adéquatement son objet, parce qu’elle
porte sur des choses « futiles et trop intimes », nous semble reposer sur le
« sophisme moraliste » révélé par d’Arms et Jacobson (2000)20.

9.1. Le sophisme moraliste

Justin d’Arms et Daniel Jacobson observent que plusieurs philosophes, partant


du constat qu’il est toujours moralement inapproprié de ressentir de l’envie,
concluent qu’il n’est jamais correct ou adapté de ressentir de l’envie. Un autre
exemple est celui des blagues racistes : du fait que les blagues racistes sont
immorales, de nombreux auteurs concluent que les blagues racistes ne sont
jamais drôles. Cependant, selon d’Arms et Jacobson, ces philosophes confondent
deux sens du terme « approprié » ; dans le premier sens, une émotion peut être
adaptée (fitting) à son objet, dans le sens qu’elle le représente adéquatement
(D’arms et Jacobson, 2000, p. 66). Ainsi, il peut être adapté ou correct (fitting)
d’être amusé par une blague raciste du seul fait que la blague en question possède
les caractéristiques d’une blague drôle. Il peut être adapté (fitting) d’éprouver
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

de l’envie lorsqu’un objet est effectivement enviable, notamment lorsqu’un


concurrent possède des caractéristiques favorables qui nous font défaut.

Dans un second sens, les termes approprié et inapproprié sont utilisés avec une
signification proprement morale : il ne s’agit plus de savoir si l’émotion repré-
sente adéquatement l’objet, mais s’il est moralement acceptable ou inacceptable
pour une personne d’éprouver cette émotion. Par exemple, il est possible qu’il
soit toujours immoral (wrong) d’être amusé par une blague raciste et qu’il soit
toujours immoral d’éprouver de l’envie. Cependant, le fait que rire à une blague
raciste et qu’éprouver de l’envie soient toujours moralement condamnables ne
permet pas de déduire que les blagues racistes ne sont jamais drôles et que nos
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

concurrents privilégiés ne sont pas véritablement enviables. Au contraire, il est


tout à fait possible que la situation d’autrui soit enviable et qu’une blague raciste
soit effectivement drôle, même s’il est immoral d’envier son concurrent et d’être
amusé par une blague raciste. Conclure qu’il n’existe rien d’enviable et qu’au-
cune blague raciste n’est drôle du fait que l’envie et l’amusement à l’égard des
blagues racistes sont des émotions immorales revient à commettre un « sophisme
moraliste ».

[To] commit [a] moralistic fallacy is to infer, from the claim that it
would be wrong or vicious to feel an emotion, that it is therefore unfit-
ting. We shall contend, to the contrary, that an emotion can be fitting
despite being wrong (or inexpedient) to feel. (D’arms et Jacobson,
2000, p. 69)

Pour mieux comprendre ce « sophisme moraliste », nous étudierons, dans la


prochaine section, deux exemples proposés par d’Arms et Jacobson. En compa-
rant un exemple où le caractère fallacieux du raisonnement est peu visible avec
un exemple où le caractère fallacieux est évident, nous prouverons que la
153

condamnation de l’envie comme représentant mal son objet n’est pas justifiée:
elle repose sur un « sophisme moraliste ».

9.2 Illustrations du sophisme moraliste

Voici deux autres exemples de « sophisme moraliste » proposés par d’Arms et


Jacobson qui illustrent le glissement fallacieux entre le jugement qu’une atti-
tude est moralement condamnable au jugement que cette attitude est inappro-
priée, dans le sens qu’elle représenterait faussement son objet, par exemple en
attribuant à cet objet des caractéristiques qu’il ne possède pas en vérité.
L’exemple de la jalousie

(P1) Il est moralement inapproprié de ressentir de la jalousie à l’égard


de l’être aimé.

(C) Par conséquent, la jalousie n’est jamais appropriée (fitting). Elle


AU TO M N E / FA L L 2 02 0

représente l’être aimé de manière inadaptée, c’est-à-dire d’une


manière qui ne correspond pas à la réalité. Ainsi, dans la jalousie,
l’être aimé est représenté comme étant une possession, alors que
les êtres humains ne sont jamais la possession de personne.

L’exemple du chagrin

(P1) Il est moralement inapproprié, pour une jeune femme devenue


veuve récemment, de ressentir trop de chagrin, car elle doit s’as-
surer que ses enfants continuent de vivre, sans trop de trauma-
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

tisme.

(C) Par conséquent, il n’est pas triste de perdre son époux. La tris-
tesse n’est pas une réponse appropriée à la perte de son conjoint

Dans l’exemple de la jalousie, le caractère fallacieux de l’argument n’apparait


pas immédiatement. Au contraire, il peut être tentant de considérer que, étant
donné que la jalousie est moralement condamnable, alors la jalousie est une
émotion qui est toujours incorrecte ou inadaptée : elle attribue à l’objet jalousé
une propriété que l’objet, en fait, ne possède pas.

[W]hen an emotion seems morally incorrigible, philosophers are


tempted to convict it of some gross error […]. For example, some
philosophers have attributed to jealousy the claim that the beloved is
a thing capable of being possessed; or that any amount of the beloved’s
affection given to another diminishes the lover’s share. Although these
are contrary interpretive mistakes, we think that they betray a common
impulse. The temptation to pretty up some emotions and to dumb down
154

others are both symptoms of a psychological tendency which we will


call moralism. (D’arms et Jacobson, 2000, p. 75).

En revanche, dans l’exemple du chagrin, il apparait immédiatement que la


conclusion ne suit pas la prémisse : les raisons morales de ressentir ou non une
émotion telle que le chagrin ne permettent pas d’évaluer si l’émotion est adap-
tée à son objet. La perte d’un être aimé est effectivement un événement triste,
c’est-à-dire un événement à l’égard duquel il est adapté de ressentir de la tris-
tesse. Le fait que, dans certaines circonstances, nous avons le devoir moral de
ne pas nous laisser aller à notre chagrin n’affecte en rien le fait que notre chagrin
représente adéquatement l’objet.
Selon nous, l’argument de Fleurbaey contre l’envie constitue un cas de sophisme
moraliste. En effet, il soutient que les personnes envieuses ont toujours une
conception erronée de l’objet de leur envie. Mais du fait que l’envie est une
émotion moralement condamnable, il ne s’ensuit pas, nous l’avons vu, qu’elle
est une émotion qui représente faussement son objet. Lorsque les plus démunis
éprouvent de l’envie envers les plus riches, leur émotion peut bien être morale-
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

ment condamnable, mais il reste vrai que leur émotion représente adéquatement
son objet : les riches possèdent des avantages qui manquent aux pauvres.

En conclusion, le seul reproche légitime à l’encontre de l’envie est qu’elle est


immorale. Or, le même reproche peut être formulé à l’encontre du besoin d’in-
citation au travail. De ce fait, nous devons traiter ces deux attitudes de la même
manière dans nos théories politiques.

10. CONCLUSION

Jusqu’à présent, nous avons vu qu’il existe deux arguments de même structure,
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

fondés tous les deux sur une prémisse normative, une prémisse descriptive et
une prémisse motivationnelle, qui parviennent à des conclusions normatives
contraires concernant les inégalités. Nous avons soutenu qu’il n’existe pas de
raisons de traiter ces deux arguments différemment. Nous avons vu ensuite qu’il
est possible de contester notre thèse, soit en montrant que l’envie possède des
caractéristiques non morales problématiques, soit en montrant que le besoin d’in-
citation au travail n’est pas moralement condamnable. Nous avons répondu à
ces objections et nous soutenons donc toujours la thèse selon laquelle l’argu-
ment de l’envie et l’argument de l’incitation au travail sont équivalents. Si nous
tenons compte du besoin d’incitation au travail dans le choix des principes de
justice, alors il faut tenir compte aussi de l’envie.

Nous avons fait porter notre critique principalement sur la théorie de John Rawls,
du fait que l’auteur admet explicitement la thèse que nous critiquons, à savoir
l’acceptation de l’argument de l’incitation au travail et le rejet de l’argument de
l’envie. Toutefois, notre propos porte plus largement sur toute théorie qui ferait
appel à l’argument de l’incitation au travail pour justifier des inégalités : une
telle théorie devrait simultanément faire appel à l’argument de l’envie pour
155

imposer des limites aux inégalités. Par exemple, un utilitariste qui justifie les
inégalités par l’augmentation des richesses collectives qu’elles permettent
devrait aussi intégrer les effets négatifs des inégalités sur le bien-être des plus
démunis (envieux). De la même manière, un théoricien qui condamne les théo-
ries égalitaires comme étant motivées par l’envie ne peut pas, simultanément,
justifier les inégalités par leurs effets incitatifs sur le travail.

Nous sommes ainsi parvenus, au terme de notre analyse, à une conclusion condi-
tionnelle : si le besoin d’incitation au travail des plus talentueux justifie une
augmentation des inégalités (incitatives), alors l’envie des plus démunis justifie
qu’il existe des seuils à ces inégalités. La question qui reste ouverte est alors la
suivante : faut-il ou non intégrer l’incitation au travail et l’envie dans la défini-
tion des principes de justice ? En termes plus généraux, faut-il tenir compte des
motivations humaines générales dans la définition des règles de vie en société ?

Il existe une raison générale de vouloir tenir compte des tendances naturelles de
l’être humain dans l’élaboration de modèles sociaux : le fait qu’un modèle de
société doit être humainement réalisable, c’est-à-dire qu’il doit être possible
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

sans trop de difficulté, pour un être humain normal, de se conformer aux règles
générales de la vie en société (Estlund, 2011; Nurock, 2011; Scheffler, 1992).

S’il est trop difficile, pour un être humain, de vivre selon les règles d’un modèle
social donné, alors ce modèle est considéré soit comme irréalisable, soit comme
inhumain. Dans le premier cas, le modèle est considéré comme utopiste, dans le
sens qu’il ne pourra jamais être réalisé dans les conditions physiques, écono-
miques et psychologiques que nous connaissons. Dans le second cas, il est consi-
déré comme cruel et inhumain, dans le sens qu’il n’est réalisable qu’au prix de
grands sacrifices et de grandes souffrances de la part des citoyens. Dans les deux
cas, un modèle politique qui ignore les tendances fondamentales de la nature
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

humaine est considéré comme déficient. Il ne respecte pas la « contrainte huma-


niste », selon laquelle tout système normatif doit tenir compte des tendances
fondamentales de la nature humaine (Ogien, 2001).

La contrainte humaniste Une théorie politique normative est défectueuse


et donc fausse si elle impose des standards ou
exigences qui ignorent la nature humaine
(Estlund, 2011, p. 208).

Nous avons admis que l’envie fait partie des tendances fondamentales de la
nature humaine. Selon la « contrainte humaniste », il s’ensuit que seuls les
systèmes politiques qui tiennent compte de cette tendance naturelle sont humai-
nement réalisables. De ce fait, les systèmes politiques qui ignorent la tendance
des pauvres à envier les riches sont des systèmes sociaux, au mieux, irréalistes,
au pire, inhumains. C’est pourquoi les modèles (trop) inégalitaires de la vie en
société doivent être rejetés.

Nous avons également admis que le besoin d’incitation au travail fait partie des
156

tendances fondamentales de la nature humaine. Selon la « contrainte huma-


niste », il s’ensuit que seuls les systèmes politiques qui tiennent compte de cette
tendance naturelle sont humainement réalisables. De ce fait, les systèmes poli-
tiques qui ignorent la tendance des êtres humains à réduire leur effort en l’ab-
sence de récompense individuelle suffisante sont des systèmes sociaux
irréalistes, voire inhumains. C’est pourquoi les modèles égalitaires de la vie en
société doivent être rejetés.

Dans le même ordre d’idée, les systèmes politiques collectivistes ont été criti-
qués pour ignorer le fait que l’être humain est incapable de renoncer complète-
ment à son intérêt personnel.
Les théoriciens du socialisme soviétique avaient primitivement supposé
que leur système pouvait se passer des stimulants qui se font valoir
dans une économie libre et dont la plupart tiennent à l’égoïsme de l’in-
dividu. Ils avaient cru pouvoir les remplacer par l’enthousiasme et la
conscience socialistes. Cette conception s’est bientôt heurtée aux
données réelles de la nature humaine qui est loin d’être guidée par une
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

abnégation sublime. (Kende, 1959)

La « contrainte humaniste » peut être utilisée pour critiquer encore d’autres


modèles de société, en faisant appel à d’autres tendances de la nature humaine
que l’envie et le besoin d’incitation au travail. Par exemple, l’utilitarisme peut
être rejeté comme infaisable ou inhumain du fait qu’il requiert des êtres humains
d’accorder la même valeur à leurs proches qu’à des étrangers, ce que les êtres
humains sont incapables de faire. De la même manière, l’ascétisme peut être
critiqué comme infaisable ou inhumain du fait que cette éthique exige de renon-
cer à tout plaisir, ce qui est contraire à la nature humaine (Bentham, 1996). La
théorie politique de Platon peut, elle aussi, être condamnée comme irréaliste ou
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

inhumaine, du fait qu’elle exige des parents d’abandonner leurs enfants au soin
de l’État, ce qui s’oppose à l’amour particulier que les parents éprouvent à
l’égard de leurs propres enfants21. La « contrainte humaniste » peut ainsi être
utilisée pour critiquer une grande variété de théories morales et politiques.

Pour décider, finalement, si le choix d’un modèle de société doit tenir compte de
l’envie et du besoin d’incitation au travail, il faudra déterminer si la « contrainte
humaniste » est valide ou non. Il existe, selon nous, de bonnes raisons de penser
que la contrainte humaniste n’est pas valide, lorsqu’elle porte sur les motiva-
tions humaines. Mais nous ne pouvons pas défendre cette position dans le
présent article. Pour le moment, il nous suffit d’avoir tracé la direction à suivre
pour répondre à la question fondamentale : l’envie des pauvres justifie-t-elle de
réduire les inégalités ?
157
NOTES
1
Cet argument trouve dans la littérature différentes formulations. Par exemple : « Du fait [des]
différences de productivité, il arrive un moment où une politique de transfert des plus produc-
tifs vers les autres décourage les premiers de produire, réduit donc ce qui est transférable, et
finit par nuire aux plus défavorisés, la recherche de plus de justice se retournant contre elle-
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

même. » (Dupuy, 1988, p. 82)


2
L’argument de l’incitation au travail sert à justifier les inégalités dans la théorie de Rawls,
mais il peut également servir à justifier les inégalités dans d’autres théories. Par exemple,
dans la doctrine utilitariste, si « l’anticipation d’inégalités substantielles incite les membres de
la société à travailler, épargner ou investir davantage au bénéfice du bien-être global accessi-
bles aux générations présentes et futures » (Arnsperger et Van Parijs, 2000, p. 25), alors ces
inégalités sont justifiées (Ball, 1993, p. 179). La thèse de notre article concerne donc les
doctrines politiques au-delà de Rawls.
3
La justification des inégalités comme « incitation au travail » constituait un argument impor-
tant de la théorie de l’économie de Friedrich Hayek (Hayek, 2006 (1960)) et du programme
politique anti-égalitariste de Margareth Thatcher (Cohen, 2008, p. 28-29)
4
Sous condition que l’égalité des libertés et l’égalité des chances soient réalisées au préalable.
Les pauvres, motivés par l’envie, préfèrent vivre dans une société pauvre plutôt que dans une
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

société où les richesses sont inégalement partagées (Schoeck, 2006; Schwarz, 2004). Selon de
nombreux auteurs, l’envie est même l’unique motivation des défenseurs de l’égalité (sur ce
sujet voir (Tomlin, 2008). Dans l’histoire de la philosophie politique, la charge contre l’éga-
lité, comme étant basée sur l’envie, a été soutenue de manière plus ou moins explicite par
Aristote (2014), Nietzsche (1908), Freud (1921) ou Nozick (1974). Pour d’autres références,
voir l’article de Robert Young (1987) (1987) et celui de Florent Guénard (2008).
6
L’envie est problématique car elle incite au « nivellement vers le bas » de l’économie en géné-
ral. Dans la littérature philosophique, Derek Parfit a lancé une importante discussion au sujet
de l’objection du « nivellement vers le bas » associé à l’égalitarisme (Parfit, 1997).
7
Comme le soutien Tomlin (2008, p. 103), l’envie soulève un problème de stabilité lorsque,
comme dans la théorie de Rawls, il n’existe pas de limites de principe à la dimension des
inégalités. S. Ball soutient aussi que la théorie de John Rawls n’admet pas de limites de
principe aux inégalités incitatives : « The difference principle by itself contains no perma-
nent, theoretical boundaries for monitoring the extent of inequality that may satisfy this
general formula ; just as long as the poor would be poorer if the rich were not so rich, there
has been no violation of Rawls’s criterion regardless of how much, or how little, economic
stratification results. » (Ball, 1986, p. 277)
8
Nous admettons que les désordres sociaux empêchent l’investissement, le travail salarié,
portent atteinte à la propriété, etc., ce qui rend impossibles les bénéfices collectifs censés
158

provenir de l’investissement, du salariat, de l’épargne, etc.


9
Comme le remarque Stephen W. Ball, l’histoire montre plutôt que les plus démunis ne cesse-
ront pas de collaborer avec les mieux lotis, même s’ils jugent leur propre situation injuste et
qu’ils éprouvent du ressentiment – sentiment hostile qui, contrairement à l’envie, est un senti-
ment propre moral (Rawls, 2009, p. 576) : « On the other hand, as an empirical matter, there
appears to be much evidence that the less favoured will in fact cooperate in socioeconomic
systems they find less than just, or perhaps even entirely ‘unreasonable’. Historically, […] it
seems that the least advantaged socioeconomic classes may easily be, and often are, induced
to cooperate in unreasonable (unfair, and certainly unRawlsian) circumstances, if only
because they think (whether or not it is true) that things could get still more unreasonable for
them if they do not cooperate. » (Ball, 1993, p.172)
10
Nous verrons que Rawls lui-même étudie cette relation causale directe (Rawls, 2009, p. 576-
577), ce que son rejet de l’envie lui interdirait en toute cohérence de faire (Tomlin, 2008).
11
Les critiques des sentiments égalitaristes (motivés par l’envie) font souvent référence à des
réformes politiques pour illustrer les effets néfastes de l’envie : « En Europe, dans un passé
certes lointain, les villes indépendantes de Bâle, Berne et Zurich légiféraient pour limiter les
dépenses luxueuses, tant sur les vêtements et les festins que sur les enterrements et les
mariages, rappelle l’auteur. Il a fallu « l’esprit de Voltaire » pour associer la foi dans le progrès
à une réflexion sur le luxe, et notamment l’idée que le luxe de quelques-uns pouvait fournir
du travail à un grand nombre. » (Temps, 2013).
12
Ou encore : « [Les] vices sont des traits dont on ne veut pas, la malveillance et l’envie en
étant des exemples clairs car nuisibles à tous » (Rawls, 2009, p. 576).
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

13
Rawls pourrait bien sûr invoquer d’autres considérations pour placer des limites supérieures
à la taille des inégalités légitimes. Par exemple, si de fortes inégalités permettent aux mieux
lotis d’acquérir un pouvoir politique de fait supérieur au reste des citoyens, cela violerait le
premier principe de justice, selon lequel les libertés politiques doivent être également parta-
gées (Boyer, 2018, p. 33; Green, 2013, p. 133). Notre questionnement se concentre toutefois
sur l’argument de l’envie et critique le choix de Rawls de ne pas tenir compte de cet argument
précisément en faveur des restrictions des inégalités.
14
Les rawlsiens soutiennent que, dans la Théorie de la justice, même s’il n’existe pas en droit
de limite supérieure à la dimension que peuvent prendre les inégalités incitatives, les inégali-
tés incitatives ne seront jamais en fait trop importantes. En effet, la priorité des principes
d’égalité des chances et d’égale liberté garantit que personne n’aura la capacité de s’enrichir
d’une manière qui soit nuisible à la cohésion sociale (Boyer, 2018, p. 144; Rawls, 2009, p. 188-
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2

189). Par ailleurs, même si de grandes inégalités existaient, la liberté d’association garantirait
que ces inégalités ne soient jamais « visibles » pour les plus démunis, et qu’ainsi elles ne
nuisent pas à leur estime d’eux-mêmes (Tomlin, 2008, p. 105; Rawls, 2009, p. 579). Pour
finir, dans la société rawlsienne, chacun possède un statut égal et une importance égale, ce qui
empêche les individus d’éprouver le mépris de soi qui est à l’origine de l’envie (Boyer, 2018,
p. 282; Rawls, 2009, p. 578).
15
« Suffisamment » signifie ici, en accord avec la littérature sur ce thème : « au-delà de la
compensation pour l’effort, qui elle sert uniquement à égaliser les situations ».
16
La description de l’attitude des mieux lotis comme consistant en un « besoin », en une néces-
sité, proche du besoin physique ou physiologique ne correspond pas aux situations qui consti-
tuent notre terreau d’analyse. En effet, comme le remarque Cohen (2008, p. 49), il est possible
que le plein développement des talents des mieux lotis exige que ceux-ci aient accès à des
loisirs plus onéreux. Toutefois, l’accès à de tels loisirs ne requiert pas les (fortes) inégalités
dont nous discutons dans ces lignes. En effet, nous nous intéressons dans ces lignes à des
inégalités d’une ampleur qui dépasse la simple compensation de l’effort ou de l’investissement.
Mieux qu’un besoin d’incitation, le concept de « désir d’inégalité », symétrique à la « haine
des inégalités » caractéristique de l’envie, représente mieux la situation, comme nous le
verrons plus loin. Dans le même sens, dans le domaine des inégalités de rémunérations, Robi-
chaud et Turmel soutiennent que « l’effet de la rémunération sur la motivation permet de justi-
fier certaines inégalités salariales, mais certainement pas de l’ampleur de celles que nous
159

connaissons aujourd’hui » (Robichaud et Turmel, 2014).


17
D’ailleurs, John Rawls lui-même définit les vices moraux comme les attitudes que nous ne
souhaiterions pas trouver chez nos partenaires de société. De ce point de vue, il est à notre avis
peu clair pourquoi le refus des riches à œuvrer pour le bien commun (en l’absence d’une
augmentation suffisante des inégalités) ne pourrait pas appartenir à la catégorie des vices. En
effet, ce refus de travailler n’est pas une caractéristique qu’il est souhaitable de vouloir trou-
ver chez ses partenaires de travail (Rawls, 2009, p. 477).
18
Sigwick aussi perçoit une attitude moralement condamnable chez les riches, lorsque ceux-ci
exigent de recevoir « une plus grande part que tout le monde » pour contribuer au bien
commun: « The argument is, I think, decisive from a political point of view, as a defence of a
social order that allows great inequalities in the distribution of wealth for consumption. [But]
. . . when we have decided that the toleration of luxury as a social fact is indispensable to the
full development of human energy, the ethical question still remains for each individual,
whether it is indispensable for him; whether, in order to get himself to do his duty, he requires
to bribe himself by a larger share of consumable wealth than falls to the common lot. (Sidg-
wick 1998, p. 108-9) » Citation de Sigwick dans (Thomas, 2011, p. 1113).
19
Si la menace était motivée par un sentiment d’injustice, nous ne discuterions plus de la justi-
fication des inégalités par leur seule contribution à la motivation à travailler, mais nous discu-
terions d’autres justifications des inégalités.
20
Notons que John Rawls ne pourrait pas recourir à un argument du type avancé par Fleurbaey
pour justifier son traitement différencié de l’envie et de la motivation au travail. En effet,
AU TO M N E / FA L L 2 02 0

Rawls aborde uniquement le cas de l’envie générale, qui concerne « le genre de biens que
[les plus avantagés] possèdent et non […] des objets particuliers » (Rawls, 2009, p. 174).
Selon Rawls, l’envie particulière étant, précisément, spécifique à des individus particuliers,
elle ne peut pas jouer de rôle dans la définition des principes de justice. Seules les caractéris-
tiques générales – non particulières – des êtres humains constituent des raisons d’adapter les
principes de justice (Rawls, 2009, p. 169). L’argument de Fleurbaey doit donc être analysé
indépendamment de la théorie de John Rawls.
21
« It would be supremely difficult for many parents to surrender their infant children to be
raised by the state. […] [H]umans cannot bring themselves to surrender their children and
so, for that reason, [many consider that] justice does not require it. » (Estlund, 2011, p. 221).
VOLUME 15 NUMÉRO 1-2
160
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