Dissertation Sur Amour
Dissertation Sur Amour
Dissertation Sur Amour
sur le thème
L’amour
Stendhal – La Chartreuse de Parme
Shakespeare – Le Songe d’une nuit d’été
Platon – Le Banquet
Sous la coordination de
Géraldine Deries, Natalia Leclerc et Philippe Goulais
Par
Sommaire
Sujet 5
Chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour, cette haine,
reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces
états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n’a-t-il pu fixer
que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille
sentiments qui agitent l’âme. Nous jugeons du talent d’un romancier
à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage
les avait ainsi fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il
essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur
primitive et vivante individualité. Mais de même qu’on pourra intercaler
indéfiniment des points entre deux positions d’un mobile sans jamais
combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela
seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se
juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement
ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le
langage. (Bergson) 85
TEMPORALITÉS DE L’AMOUR
Sujet 6
« Être amoureux n’est pas nécessairement aimer. Être amoureux est un
état ; aimer, un acte. On subit un état, mais on décide un acte. »
(Denis de Rougemont) 99
Sujet 7
« Le temps de l’amour est un tourment qui relie le passé le plus reculé
à l’avenir le plus lointain. Le présent est la tension née de ce tourment.
Chaque instant de l’amour est victime de l’intemporalité, et de l’aspira-
tion à l’éternité. » (Alberoni) 107
Sujet 8
« Tu as dix-huit ans et tu ne crois pas à l’amour ! » (Musset) 115
Sujet 9
« Car l’amour espère toujours que l’objet qui alluma cette ardente
flamme est capable en même temps de l’éteindre : illusion que com-
battent les lois de l’amour. C’est le seul cas en effet où plus nous possé-
dons, plus notre cœur s’embrase de désirs furieux. » (Lucrèce) 123
10 SOMMAIRE
ÉTHIQUE DE L’AMOUR
DIRE L’AMOUR
Sujet 16
« L’amour est un dieu qui ment, mais c’est un dieu qui parle, qu’on voit
et qu’on touche : or un mensonge dit de si près a plus de chaleur et
d’éclat humain qu’une vérité qui nous arrive par les canaux réfrigérants
et décolorants des sermons et des livres. » (Gustave Thibon) 191
Sujet 17
« De même que l’incendie croissant doit se montrer au-dehors, en sorte
qu’il est impossible qu’il demeure caché, il me vint le désir de parler
d’amour et je ne pouvais y résister. Bien que ma pensée ne m’eût apporté
que peu de secours, cependant, poussé par le désir d’Amour ou ma
propre hardiesse, je m’engageai souvent en cette voie, considérant et
décidant que, pour parler d’amour, il n’était pas de plus beau et utile
discours que de louer la personne aimée. » (Dante) 199
Sujet 18
« Parler d’amour, c’est faire l’amour. » (Balzac) 207
Sujet 19
LE JEUNE HOMME — On dit toujours : « Je t’aime » ou bien « Vous êtes
belle ». / Ce sont toujours les mêmes mots...
MARIE DUPLESSIS — Mais non, les mots d’amour semblent toujours nou-
veaux / Lorsqu’ils sont prononcés par une voix nouvelle. (Guitry) 215
Sujet 20
Peut-on avouer son amour ? 223
La méthode
pour réussir ses dissertations
La dissertation possède une réputation redoutable, qui n’est pas sans fon-
dement. Elle n’est pas pour autant hors de votre portée ; cette méthode vous
montrera comment faire. Il nous faut cependant préciser d’emblée un point :
nous pouvons vous expliquer ce qui est attendu, vous montrer des exemples
réussis, vous mettre en garde contre les erreurs fréquentes, mais pas disserter à
votre place. Votre apprentissage doit donc passer par la théorie (ce chapitre)
mais aussi par la pratique (à votre bureau), en utilisant les corrigés de ce livre
comme guides.
I But du jeu
1 Pourquoi une épreuve de français ?
Un bon ingénieur est polyvalent. Il doit comprendres les sciences, maîtri-
ser des techniques, imaginer des solutions, exposer ses projets, souder une
équipe... Les écoles recherchent donc en priorité des candidats capables de
montrer plusieurs facettes. À votre niveau d’étude, cela se traduit par des
épreuves de français et de langue en plus des épreuves scientifiques1 .
Les épreuves de français aux concours sont conçues pour évaluer des capaci-
tés proches de celles exigées en science : rigueur, compréhension en profondeur,
créativité, qualité de la communication. La dissertation est un exercice bien
adapté pour évaluer ces compétences2 , nous vous montrerons pourquoi.
attend d’un futur ingénieur, discernement, approche méthodique, bon usage du doute et juste
appréciation des risques avant de prendre une décision, mais aussi rapidité et fermeté. » 3 « Avec
la récitation d’un cours, on est aux antipodes de la dissertation. »
31
Le thème
et ses principaux enjeux
Texte n◦ 1
Un coup de foudre romantique ?
Stendhal, La Chartreuse de Parme, chapitre V.
Depuis « On prit la barque ordinaire de la maison » (p. 147)
jusqu’à « s’appelle Pietranera et non del Dongo » (p. 153).
S’il est connu pour sa grande histoire avec Clélia, le héros du roman, Fabrice,
ne sait d’abord guère aimer, notamment en raison d’un puissant sentiment
d’amour-propre. Sa première rencontre avec Clélia, qui ne débouche que plus
tard sur l’aveu et la construction de leur amour, est-elle le coup de foudre à
l’origine de leur grande histoire ou présage-t-il sa fin déplorable ?
Sujet 8
« Tu as dix-huit ans et tu ne crois pas à l’amour ! »
Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour (1834)
Analysez et commentez cette citation à la lumière des œuvres
au programme.
I Analyse du sujet
1 Analyse des termes du sujet
Cette phrase exprime une surprise et semble aussi une demande de confir-
mation : est-ce vrai que tu ne crois pas à l’amour ? Ce besoin de confirmation
vient d’une difficulté à imaginer qu’on puisse avoir cet âge et ne pas croire à
l’amour, difficulté qui exprime en creux une théorie que la situation a remise
en question. Le locuteur juge donc que la norme est de croire à l’amour quand
on est jeune (il ne faut pas s’attacher à l’âge précis bien entendu).
La question est donc aussi une demande d’explication pour ce qui apparaît
comme un écart à la norme. Comment se fait-il qu’un jeune puisse ne pas
croire à l’amour ? On sait bien que certains n’y croient pas. Après y avoir cru, par
exemple, et avoir été déçu : après avoir été trompé, on comprendra qu’on n’y
croie plus. Mais la théorie implicite du locuteur suppose que des jeunes gens
sains ne s’arrêteraient pas là et continueraient d’y croire... ou se remettraient
bien vite à y croire. C’est donc le lien entre un âge et une croyance qu’il faut
étudier. Or quelles sont les qualités de la jeunesse, et comment les relier au
phénomène de la croyance ?
A priori, on penserait plutôt à la naïveté, à la brièveté du vécu qui induit le
manque d’expérience, de connaissances. C’est aux enfants qu’on fait croire des
choses invraisemblables, parce qu’ils n’ont pas la logique et les informations qui
leur permettraient de douter de ce que certains leur affirment. Mais on pourrait
penser aussi à la fougue et à la vitalité de la jeunesse et non plus l’opposer
à l’expérience de la maturité mais à sa résignation, voire à sa fatigue et son
désenchantement. Dans tous les cas, ce qui apparaît, c’est que l’amour est
présenté comme un phénomène naturel, presque comme un fait social, dont
on examinerait les causes et les raisons en taisant ce qui pourtant semble a
priori la seule vraie cause de l’amour concret : les qualités de la personne aimée.
116 PARTIE II – TEMPORALITÉS DE L’AMOUR
Ce qui est sous-entendu par cette question, c’est qu’on aime de toute façon
quand on est jeune, indépendamment des qualités des gens aimés ou de notre
histoire. La croyance à l’amour est-elle une simple question de chronologie ?
Enfin, si l’amour est un objet de croyance auquel l’horloge biologique me
pousse plus ou moins vite à ne plus croire, c’est qu’on fait de l’amour une
impression, voire une illusion. Parler de croyance invite à s’interroger sur la
vérité de cette croyance. L’amour existe-t-il en dehors de ces jeunes gens qui y
croient ?
1 I, 1 2 I, 1
SUJET 8 117
3 Problématique
II Plan détaillé
I Jeunesse et amour s’entretiennent réciproquement
1. Les jeunes plus que les vieux croient à l’amour
2. L’amour rajeunit l’amant
3. Être jeune et ne pas aimer fait donc figure d’anomalie
Si le lien entre jeunesse et amour n’est pas qu’accidentel, cela suppose une relation
de cause à effet. Or, être jeune, c’est notamment manquer d’expérience, ce qui peut
conduire à une forme de naïveté. Cela signifie-t-il que l’amour n’est qu’une illusion
juvénile ?
Parler d’illusion juvénile semble justifié. Mais cette notion d’illusion s’accompagne
souvent d’un jugement de valeur négatif. A-t-on raison de condamner l’illusion
amoureuse comme un péché de jeunesse ?
III Si l’amour est une illusion juvénile, c’est une illusion louable et féconde
1. Parler d’illusion, c’est d’abord condamner l’amour
2. Mais l’illusion peut être source de bonheur
3. ... et l’origine de productions ou créations réussies
difficultés que traversent les enfants maltraités par leurs parents est
U
NE DES
qu’ils continuent longtemps à les aimer. Poussés par le discours parental,
il semble qu’ils aient une tendance naturelle à aimer ceux qui s’occupent d’eux,
même s’ils leur font plus de mal que de bien. Si l’on plaint ces jeunes victimes,
c’est qu’on sent que l’enfant ne peut s’empêcher d’aimer ses parents, et la
jeunesse, d’aimer en général.
118 PARTIE II – TEMPORALITÉS DE L’AMOUR
qu’on s’étonne qu’une jeune fille de dix-huit ans ne croie pas à l’amour,
P
OUR
il faut tenir pour acquis que la jeunesse a tendance à y croire. Le fait est
qu’il semble y avoir un lien entre l’âge et cette croyance, l’amour étant lié à la
jeunesse, d’une double façon.
L’amour, en général, semble animer la jeunesse plus que la vieillesse. Sten-
dhal le répète souvent par la voix du narrateur, qui s’étonne ainsi que Fabrice,
« malgré son âge, [...] ne connaissait point l’amour »3 . Cela ne veut pas dire que
les personnes plus vieilles ne s’intéressent pas aux liens sociaux ou à l’idée
de couple. Mais lorsque Égée, père d’Hermia, veut marier sa fille à Démétrius,
il invoque « l’obéissance » que lui doit sa fille, alors qu’elle l’invite à prendre en
compte ses sentiments4 . La jeunesse croit à l’amour, elle lui donne une place
importante, alors que la maturité dit privilégier la raison. Ce lien n’a rien de
surprenant si l’on considère que la raison et le calcul supposent un dévelop-
pement qui prend du temps. L’expérience serait donc ce qui s’est développé
chez l’adulte, la personne mûre, et n’est encore qu’en germe chez le jeune ou
l’enfant.
Ce lien est confirmé par le fait que la réciproque semble vraie. L’amour
contribue à rajeunir l’amoureux, car il lui donne un élan qui rappelle l’énergie
des jeunes gens. Dans Le Songe d’une nuit d’été, toute l’action est menée par les
amants et ce, quel que soit leur âge : Obéron le premier, amoureux de Titania,
et Thésée épris d’Hippolyta sont les deux moteurs de l’intrigue, et leur mobile
unique, c’est l’amour. Dans Le Banquet, les convives parlent de l’amour à travers
3 p. 205 4 I, 1, p. 51
SUJET 8 119
un éloge du dieu Éros. Socrate en fait la généalogie : Éros serait fils de Penia,
mendiante, ce qui explique la souffrance qu’il y a dans l’amour, le manque. Mais
Éros est aussi le fils de Poros, « passionné de savoir et fertile en expédients »5 .
C’est cette ascendance qui fait qu’il ne recule jamais, qu’il est inventif pour
séduire, qu’il est jeune. Parce qu’il est un moteur puissant, l’amour rajeunit, au
sens où il fait disparaître la fatigue de l’âge.
Voilà pourquoi le fait d’être jeune et de ne pas croire à l’amour semble
improbable, fait figure d’anomalie. Chez Platon, aucun des interlocuteurs ne
semble envisager un instant qu’on puisse être jeune et ne pas aimer les beaux
corps. Dans le roman de Stendhal, Fabrice recherche l’aventure (il part au
combat6 ), se passionne pour les chevaux puis pour l’archéologie7 . Ce jeune
homme aime ! Il aime notamment la gloire, l’honneur, et peut-être s’aime-t-il
beaucoup. Mais un amour lui fait défaut, qui suffit à lui donner le sentiment
d’être étranger à tous les jeunes qu’il croise : il ne sait pas « aimer d’amour »8 .
Il passera du simple constat au sentiment d’une tare coupable, au point de
se lancer dans la séduction de la Fausta9 . Une opération étrange : peut-être,
se dit-il, à force de faire comme s’il aimait passionnément, deviendra-t-il un
amant passionné ? Ainsi, même ceux qui sont jeunes et ne sont pas amoureux
se jugent à partir de cette norme.
Si le lien entre jeunesse et amour n’est pas qu’accidentel, cela suppose une
relation de cause à effet. Or, être jeune, c’est notamment manquer d’expérience,
ce qui peut conduire à une forme de naïveté. Cela signifie-t-il que l’amour n’est
qu’une illusion juvénile ?
dans laquelle deux êtres, émus l’un par l’autre, prennent soin l’un de l’autre.
C’est aussi placer sa confiance dans l’importance de cette relation. C’est ce
que Fabrice finira par ressentir pour Clélia. Ce dont on peut douter, c’est de la
possibilité que la réalité se conforme à l’idéal de la passion amoureuse.
Or la réalité des relations amoureuses est éloignée de cet idéal. Lorsque je
suis amoureux, j’ai l’impression que mon émotion est l’effet des qualités de
l’être aimé, mais les méprises et la tromperie sont monnaie courante. La mar-
quise Raversi, chez Stendhal, est maîtresse dans l’art de se faire aimer, alors
qu’elle est « régulièrement laide »10 . On peut donc aimer des gens pour des
qualités qu’ils n’ont pas. Tromper n’est-il pas une des composantes de l’art de la
séduction ? De plus, on fait de l’amour un attachement fidèle et inflexible, par
opposition au simple caprice. Or, dans Le Songe, il suffit d’une fleur, la « pensée
d’amour »11 , pour se mettre à aimer celle qu’on ignorait avant. Cette instabilité
et l’incapacité à en prendre conscience créent un effet de comique certain
lorsque Lysandre12 fait des déclarations d’amour éternel et profond à Héléna,
qui l’indifférait jusque-là. Il semble qu’on ne sache pas vraiment pourquoi on
aime ceux que l’on aime, et qu’on aime pour des raisons trompeuses.
On pourrait modérer ce jugement en disant que, parfois, l’amour se trompe.
Pausanias, dans Le Banquet, excuse celui qui tombe amoureux d’un autre en
croyant qu’il était quelqu’un de bon : il s’est trompé et on ne peut lui en faire
grief13 . Mais c’est faire de l’amour un acte de jugement, alors que c’est aussi
une émotion, par définition incontrôlable. Dans Le Songe d’une nuit d’été, les
amants Lysandre et Hermia énumèrent toutes les façons dont l’amour peut
échouer. La raison aurait dû les conduire à ne plus braver ce triste « arrêt de la
destinée »14 . Bien au contraire, les amants prennent aussitôt la décision d’agir
en fuyant. Plus qu’une simple erreur, on doit parler d’illusion, car est illusion
l’erreur qui ne cesse pas même quand on est averti que notre croyance – et
notre espoir – sont infondés.
Parler d’illusion juvénile semble justifié. Mais cette notion d’illusion s’ac-
compagne souvent d’un jugement de valeur négatif. A-t-on raison de con-
damner l’illusion amoureuse comme un péché de jeunesse ?
ORSQU ’ ON
parle de croyance, et a fortiori d’illusion, on situe le débat au
L niveau de l’exigence de vérité. Mais on peut aussi évaluer une croyance par
ce qu’elle apporte à l’homme, en tant que disposition à agir.
D’ordinaire, parler d’illusion, c’est insister sur l’écart entre la croyance et la
réalité, en soulignant l’inaptitude du jugement à corriger la croyance. L’illusion
10 chap. VI, p. 189 11 II, 1, p. 97 12 II, 2, p. 117–121 13 185a–b 14 I, 1, p. 59–61
SUJET 8 121
au sens strict est donc un double échec, ce qui explique sa valeur négative. Dé-
métrius, ensorcelé, se met à préférer Héléna à Hermia, et rejette cette dernière
comme « un vain colifichet, que j’ai dans mon enfance idolâtré »15 . Ce rejet
illustre parfaitement le jeu de l’illusion et de la naïveté : l’amant qui pense à
l’amour passé le voit comme un enfantillage mais reste aveugle sur son propre
compte, croyant que l’amour présent est le bon, le vrai (alors qu’il a été ensor-
celé par Obéron). On voit ici l’inconséquence de l’amour, et notre rire, dou-
cement mais fermement, la condamne. Chez Platon lui-même, l’amour pour
un autre être n’est qu’une étape, la première, vers l’amour, le meilleur. Dans le
parcours initiatique exposé par Diotime, l’amour d’un autre être est légitime
mais, si c’est une étape, s’y attarder c’est rester enfant, naïf en ne voyant que la
beauté d’un corps. Au contraire, on s’élève en aimant la beauté intellectuelle et
morale par rapport à laquelle l’amour des corps n’est que pâle illusion. Socrate,
en refusant de coucher avec Alcibiade16 , illustre le détachement philosophique
face à cet amour littéralement puéril. Dire que l’amour repose sur des illusions,
c’est d’abord le condamner.
Mais si on fait de l’énergie le critère de notre évaluation, croire à l’amour
semble un moteur précieux. Le roman de Stendhal célèbre joyeusement l’éner-
gie amoureuse : le carré amoureux qui structure l’intrigue est celui de Fabrice,
« amoureux de l’amour », et qui finira par l’être de Clélia, du Comte Mosca qui
aime la duchesse, laquelle aime Fabrice. Sans amour, il n’y aurait rien eu à ra-
conter. De plus, on peut se demander s’il est si grave que l’amour soit passager
et fondé sur l’illusion. Shakespeare ne cherche-t-il pas à nous dire qu’il faut
se réjouir d’aimer même si l’amour est instable, injuste ? Le spectacle des ap-
parences, comme la pièce sur Thisbé et Pyrame17 , est certes grotesque. Il n’en
divertit pas moins celui qui y assiste, et encore plus celui qui en est acteur.
À condition de ne pas croire au bonheur éternel, croire à l’amour est au moins
une façon d’atteindre des moments de bonheur intenses et mémorables.
Enfin, à défaut de mener les amants au bonheur, il faut savoir gré à l’amour
d’être à l’origine de nombre d’œuvres humaines. Dans La Chartreuse, la création
artistique est liée à l’amour : le poète Ferrante Palla se dépasse parce qu’il aime
la duchesse, et Stendhal n’est-il pas un de ces amants qui ont accouché d’un
chef-d’œuvre par amour ? Car si l’ironie et la distance sont fréquentes, il est clair
qu’il aime ces personnages débordés par leur amour. Socrate, certes, explique
qu’il y a différents amours qui ne sont que des étapes vers un amour plus grand,
plus pur, et bien éloigné de l’amour charnel. Mais ce parcours initiatique18
est autant une dévalorisation de l’amour érotique qu’un refus de disjoindre
totalement toutes les formes d’amour. Enfanter physiquement, mais aussi,
surtout pour Platon, intellectuellement, cela ne peut se faire sans amour.
15 IV, 1, p. 215 16 217a-219d 17 V, 1 18 208c-209e
122 PARTIE II – TEMPORALITÉS DE L’AMOUR
IV Éviter le hors-sujet
« Nous aimons toujours... quand même ; et ce "quand même" couvre un
infini. » Cioran, Syllogismes de l’amertume, p. 118.
L’aphorisme de Cioran relie aussi l’âge à l’amour, mais dans un sens inverse.
Contrairement à notre sujet, qui incitait à développer ce qui peut faire de
l’amour une croyance naïve, Cioran, pourtant un pessimiste célèbre, commence
par affirmer que l’on aime toujours. Ainsi, ce sujet pourrait être compris comme
le contre-pied du nôtre en évitant à chercher dans l’amour une constante à
travers toutes les étapes de la vie.
Mais la nuance sur laquelle Cioran insiste de façon mystérieuse (il sera
difficile, mais nécessaire de commenter le terme « infini ») est considérable. Car
si l’on aime toujours, c’est « quand même », donc malgré certaines choses pas-
sées sous silence qui devraient nous empêcher d’aimer. Chez Cioran, l’amour
semble une nécessité qui triomphe de tout ce qui devrait a priori nous empê-
cher d’aimer. La croyance en l’amour, chez lui, semble donc aussi une illusion
dont il faudra discuter les mécanismes implacables. Pour le pire ou le meilleur,
il n’est plus du tout question d’une maturité qui viendrait contrecarrer l’amour.
19 Pipeau, 2001
231
Citations choisies
Les citations qui ne sont pas tirées des trois œuvres au programme sont
utiles pour votre culture générale et votre compréhension du thème. Vous
pourrez les utiliser comme point de départ de votre introduction ou comme
élargissement de la réflexion dans la conclusion, mais vous ne devez pas les
citer dans votre développement.
« Quand les jeunes filles, d’ailleurs parfaitement désintéressées, virent les dia-
mants, [...] elles le crurent un prince déguisé. Aniken, la cadette et la plus naïve,
l’embrassa sans autre façon. » (V, p. 141)
« [...] la jeune fille, au lieu de monter dans la calèche, voulut redescendre, et Fa-
brice continuant à la soutenir elle tomba dans ses bras. Il sourit, elle rougit
profondément ; ils restèrent un instant à se regarder après que la jeune fille se
fut dégagée de ses bras. » (V, p. 150)
[Fabrice] « J’aime sans doute, comme j’ai bon appétit à six heures ! »(XIII, p. 301)
[Gina, parlant de Fabrice à Mosca] « Je ne vous dirai pas non plus que je l’aime
exactement comme ferait une sœur ; je l’aime d’instinct, pour parler ainsi. »
(XVI, p. 375)