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Dignité et société.

Approche sociologique et critique


Sylvie Mesure
Dans Raisons politiques 2017/2 (N° 66), pages 211 à 224
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724635003
DOI 10.3917/rai.066.0211
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.239.80.203)

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varia
Dignité et société
Approche sociologique
et critique
Sylvie Mesure

L e concept de dignité a envahi notre imaginaire démocratique. Il est


omniprésent dans l’espace public, aussi bien dans les débats sur la
bioéthique ou sur la fin de vie, que dans les différentes revendications
identitaires, culturelles ou religieuses, s’exprimant comme des demandes
de reconnaissance. Il est mobilisé dans les luttes engagées par les mouve-
ments gays et lesbiens pour l’obtention de nouveaux droits (« le mariage
pour tous »), de même que dans les combats féministes pour l’égalité.
Plus généralement, l’exigence de dignité est ce qui semble constituer l’unité
de toutes les contestations contemporaines, comme l’a bien vu Manuel
Castells 1 : en passant de New York et du mouvement Occupy Wall Street
aux Indignados espagnols, et aux mots d’ordre qui ont retenti sur la place
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Tahrir en Egypte ou sur l’avenue Bourguiba en Tunisie lors de ce que l’on
a désigné, à tort ou à raison, comme le « Printemps arabe » : « pain, travail,
démocratie et dignité 2 », c’est un même appel au concept normatif de
dignité qui s’est fait entendre malgré la diversité des contextes. Bien plus,
ce concept semble devenu partie intégrante de notre conscience contem-
poraine : dignité des femmes, dignité des malades, dignité des handicapés,
dignité du mourant, dignité des personnes âgées, dignité de l’enfant, etc.,
autant d’étapes dans la reconnaissance d’un respect dû et qui semble
accompagner la logique démocratique vers plus d’égalité. Ce recours
massif à une notion qui, du fait de ses liens transparents avec la valori-
sation de l’humanité de l’homme, semblait devenue obsolète après les
différentes mises en cause de la figure du sujet ou de la personne humaine,
notamment dans la French Theory des années 1960-1970, ne laisse pas
d’étonner. Les travaux sur ce concept se multiplient en tout cas depuis
quelques années, à la mesure de la fréquence de son emploi dans la
société 3. Pourtant, la notion est loin d’être univoque et ne manque pas

1 - Manuel Castells, « L’unité des grandes contestations contemporaines », débat animé par
Michel Wieviorka, à Paris le 14 mai 2013 in « Socio » (2), « Révolutions, contestations, indigna-
tions », p. 140.
2 - Voir Michaël Béchir Ayari, « Des maux de la misère aux mots de la “dignité”. La révolution
tunisienne de janvier 2011 », Revue Tiers Monde, 2011, p. 209-217.
3 - Rien que pour le monde anglo-saxon, on peut citer entre autres les travaux récents de
George Kateb (Human Dignity, Cambridge, Harvard University Press, 2012), de Jeremy Waldron
212 - Sylvie Mesure

de susciter de nombreuses et virulentes critiques. Dans la présente étude, il


s’agira d’examiner la logique intellectuelle et historique de l’exigence norma-
tive de dignité afin de comprendre le sens de la réactivation contemporaine
du concept. La démarche adoptée ici ne visera cependant pas une simple
réflexion conceptuelle, qui n’a d’intérêt que si elle nous aide à comprendre
la réalité. Elle tentera dans un second temps de fournir les raisons justifica-
tives d’un plaidoyer pour une « sociologie des indignités » dont la réalisation
effective ne saurait bien évidemment être entreprise dans cette étude même,
laquelle s’essaye prioritairement à en assurer les fondations et à en définir le
projet.

Un concept contesté

Avant de s’interroger sur le sens de la réactivation contemporaine du


concept de dignité, il faut partir d’une constatation : celle d’un profond désac-
cord sur ce que signifie la dignité de l’homme ou sur le fait même que l’être
humain, du seul fait qu’il est humain, puisse se voir attribuer une quelconque
dignité. Ses détracteurs sont nombreux et la virulence de leurs critiques n’a
d’égale que l’intensité avec laquelle ce terme est aujourd’hui revendiqué. On a
pu soutenir ainsi que le concept de dignité était un concept flou, ambigu,
creux, polysémique et donnant lieu, en raison de sa structure même, à des
positions opposées et contradictoires. On a pu y voir un concept inutile 4
superflu, voire dangereux et liberticide 5. On dit de lui qu’il est souvent utilisé
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comme un argument massue (knock-out argument), pour trancher des débats
éthiques et pour faire taire les opinions divergentes. On a même pu parler de
« stupidité de la dignité 6 ».
C’est que le concept de dignité n’est pas un concept descriptif au sens où
il serait possible de décrire par l’observation empirique ou par l’intuition d’une
essence les qualités qui permettraient de fonder de manière incontestable l’émi-
nente dignité de l’homme. Il implique un jugement de valeur relevant de la
sphère axiologique en vertu duquel une valeur est attribuée et un certain statut
moral reconnu à chacun d’entre nous en tant que membre d’une commune
humanité. Si nous voulons comprendre pourquoi ce concept suscite tant de
débats, il faut donc garder à l’esprit le fait que c’est avant tout un concept
normatif et que, comme tout concept normatif, il a le statut d’un « concept

(Dignity, Rank and Rights, Oxford, Oxford University Press, 2012), de Michael Rosen (Dignity. Its
History and Meaning, Cambridge, Harvard University Press, 2012), de Christopher McCrudden
(Understanding Dignity, Oxford, Oxford University Press, 2013), ou encore le Cambridge Hand-
book of Human Dignity (Cambridge, Harvard University Press, 2014).
4 - Ruth Macklin, « Dignity is a useless concept », British Medical Journal, no 327, 2003,
p. 1419-1420.
5 - Ce type d’argument a surtout été mobilisé en France lors de la fameuse affaire du « Lancer
de nain » au cours de laquelle une grande partie de la doctrine, s’élevant contre son interdiction
par l’État (Arrêt du Conseil d’État du 27 octobre 1995), opposait liberté (ici du travail) et dignité.
6 - Steven Pinker, « The stupidity of dignity », The New Republic, 28 mai 2008, p. 28-31.
Dignité et société. Approche sociologique et critique - 213

interprétatif », comme l’avait bien souligné Ronald Dworkin dans son dernier
ouvrage 7.
Dès lors, devant la multiplicité des interprétations qui en ont été données
de Cicéron à Kant en passant par Pic de la Mirandole jusqu’à notre conception
moderne, et devant l’impossibilité de fonder notre jugement sur ce qui fait la
dignité de l’homme soit par un appel aux faits, soit par l’intuition d’une essence,
soit par une relation privilégiée à Dieu, qui ne concerne que le croyant, quatre
positions semblent possibles : 1. abandonner purement et simplement le
concept ; 2. en produire une définition négative, en définissant la dignité
humaine par précisément ce qu’elle n’est pas, ou par ce qui la nie ; 3. conclure
à un pur relativisme en insistant sur la valeur purement fonctionnelle et stra-
tégique de cette notion ; 4. refuser un tel relativisme en soutenant qu’il est
possible de produire une justification argumentative et réflexive du concept
capable de mettre en évidence son extrême fécondité, ainsi que ses potentialités
critiques.
La position 1 est très couteuse, tant sur le plan éthique que politique, et ne
permet pas de rendre compte à mon sens de la récurrence de la notion dans
nos sociétés contemporaines ainsi que de la multiplicité des conflits qui se sont
engagés en son nom. La position 3 me semble également insatisfaisante entre
autres parce qu’en vidant le concept de dignité de toute substance propre, elle
est incapable de rendre compte elle aussi de l’importance de cette notion pour
notre conscience contemporaine. Or, s’il est indéniable qu’une utilisation stra-
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tégique de la notion a pu et peut en être faite, c’est précisément comme un
hommage du vice à la vertu, parce que le sentiment et la conviction que tout
être humain possède une égale dignité puisent au plus profond de notre identité
moderne. La position 2, de son côté, est très tentante, même s’il est possible
d’en pointer les limites et surtout d’en situer avec précision la fonction. Quant
à la position 4, elle est celle que je défendrai ici en soutenant que, loin de se
réduire à un simple « Schibboleth de tous les faiseurs de morale », pour
reprendre l’expression que Schopenhauer avait employée contre Kant, le
concept de dignité est un concept central de notre modernité et qu’il fait partie
intégrante de la compréhension moderne que nous avons de nous-mêmes
comme individus réclamant d’être reconnus et respectés à travers des droits.

L’approche négative
Pour échapper au conflit interprétatif auquel donne le lieu le concept de
dignité, il est tentant de renoncer à en donner une définition positive et de se
limiter à une démarche qui vise à la définir par son opposé. C’est, on le sait,
la méthode suivie par Avishaï Margalit dans sa Société décente. On se souvient
que pour Margalit une société décente est avant tout une société non humi-
liante, une société dont les institutions n’humilient pas les gens. C’est à travers
l’humiliation que peut se laisser penser, comme son opposé, le respect que l’on

7 - Voir Ronald Dworkin, Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs, trad. fr. John
E. Jackson, Genève, Labor et Fides, 2015.
214 - Sylvie Mesure

doit aux individus. Il n’est point besoin de donner une définition positive de
ce qu’est la dignité humaine pour penser le respect qui est dû à tout individu
et qui se laisse concevoir comme non humiliation. Plus positivement, la non
humiliation interprétée comme respect est le critère d’évaluation d’une société
décente entendue comme « celle qui accorde le respect aux gens qui se trouvent
soumis à son autorité par l’intermédiaire de ses institutions 8 ». Plus récem-
ment, dans un ouvrage important paru en 2011, et significativement intitulé
Humiliation, Degradation, Deshumanization : Human Dignity violated, les
auteurs, qui s’inspirent explicitement de Margalit, se proposent de définir la
dignité humaine à partir de sa violation effective et par l’examen de cas concrets
comme la torture, le viol, l’exclusion sociale, la pauvreté extrême notamment.
Leur analyse est passionnante et stimulante en ce qu’elle montre combien l’idée
de dignité humaine reste un idéal, et constitue peut-être notre dernière utopie
face au fait, toujours renouvelé, de sa négation. Cependant, cette analyse,
comme toute analyse négative, pour féconde qu’elle soit, ne peut se suffire à
elle-même 9.
Tout d’abord si elle conclut de la réalité de l’humiliation à l’exigence d’être
respecté, elle ne s’interroge pas sur les raisons qu’il y aurait de respecter autrui
dans une société décente. Elle ne fonde pas, et ne peut le faire à partir de ses
présupposés, l’impératif catégorique de respect. D’autre part, l’expérience de
l’humiliation est toujours informée par des représentations sociales et historiques
de ce qui constitue notre dignité. Car pourquoi nous sentir humiliés si nous ne
savons pas en quoi et pourquoi nous le sommes ? L’humiliation ne peut se laisser
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penser qu’à partir d’une représentation positive de ce qui constitue la dignité
d’un être humain, tout comme sa violation en appelle à l’exigence de voir sa
dignité respectée. Ce sont deux revers d’une même médaille qu’il est bien difficile
de dissocier. Dès lors, une interrogation sur le sens de la réactivation contem-
poraine du concept de dignité humaine ne peut faire l’économie d’une réflexion
sur la façon dont il s’est construit dans la durée, depuis la première apparition
du terme jusqu’à son appréhension moderne. Elle ne peut sans doute pas faire
non plus l’impasse sur la nécessité d’une justification argumentative de la notion
sans laquelle le recours à l’idée de dignité humaine ne saurait plus pouvoir être
conçu comme légitime, ni même faire sens pour les individus qui s’y réfèrent.
Hans Joas a tenté d’articuler les deux approches en s’essayant pour sa part
à une fondation historique de l’idée de dignité humaine et des droits qui lui
sont associés. Sceptique à l’égard de toute tentative de justification rationnelle,
il propose une « généalogie affirmative 10 » à la faveur de laquelle serait mise
en évidence la contingence historique de l’émergence de valeurs qui ont cepen-
dant selon lui une portée universelle. Sa thèse est qu’au cours du 18e siècle se

8 - Avishaï Margalit, La société décente, Paris, Champs Flammarion, 2007, p. 17.


9 - Voir dans le même sens Marcus Düwell, « Human dignity and human rights », in Paulus
Kaufmann, Hannes Kuch, Christian Neuhäuser, Elaine Webster (dir.), Humiliation, Degradation,
Deshumanization: Human Dignity violated, Dordrecht/New York, Springer, 2011, p. 215-228.
10 - Hans Joas, The Sacredness of the Person. A New Genealogy of Human Rights, Washington,
Georgetown University Press, 2013, p. 6.
Dignité et société. Approche sociologique et critique - 215

serait produit un événement culturel majeur à travers la genèse de l’idée que


la personne aurait une valeur sacrée. Pour lui, l’histoire des droits de l’Homme,
fondés sur l’idée de dignité humaine, serait à comprendre comme celle de la
progressive sacralisation de la personne. Selon une inspiration durkheimienne,
il soutient que le sacré peut prendre des contenus différents et plus séculiers
dans le courant de l’histoire et que le sacré des sociétés modernes résiderait
dans l’éminente dignité de la personne. À l’instar de Durkheim encore, il se
réfère au sentiment subjectif d’évidence et à la charge émotionnelle qui accom-
pagnent l’idée de dignité de la personne humaine en témoignant selon lui de
son caractère sacré pour la conscience moderne. À ses yeux, aucune justification
rationnelle n’est susceptible d’emporter l’adhésion à cette idée quand elle se
trouve mise en danger ou fragilisée. C’est seulement par la remémoration des
circonstances historiques qui ont présidé à son émergence, et qui ont été domi-
nées par la violence et l’oppression, que peut se revivifier la conviction que
l’individu en tant que personne possède une dignité et que celle-ci doit être
respectée.
Cette thèse est stimulante. Il est douteux cependant qu’elle atteigne le but
recherché : produire une généalogie des valeurs qui en préserve la validité. Car
on voit mal comment un sentiment d’évidence résultant d’une expérience his-
torique spécifique pourrait être universellement partagé. Contre l’accusation
d’occidentalo-centrisme, une fondation autre qu’émotionnelle est nécessaire si
l’on veut qu’une valeur, née dans un espace et dans un temps particulier, puisse
valoir pour l’ensemble de l’humanité 11. Mais Joas touche juste cependant en
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insistant sur le fait que l’idée de la dignité de l’homme est le produit d’une
histoire et que cette histoire peut se laisser lire comme la progressive promotion
de la personne dans l’imaginaire moderne. De fait, il n’est pas douteux que
pour comprendre le sens de la réactivation contemporaine du concept de
dignité, il est nécessaire de saisir aussi comment il s’est formé sur le long terme
et d’en décrire le cheminement historique. Nous n’en rappellerons dans ce qui
suit que quelques éléments.

Un concept nouveau ?

Une histoire du concept de dignité, qui ne saurait être envisagée ici, en


analyserait les principales étapes, et nul doute que dans cette histoire, la Décla-
ration universelle des droits de l’homme de 1948 constituerait un point nodal.
Avec elle en effet, le concept de dignité fait sa première apparition dans un
texte de nature juridique et de portée internationale. De façon surprenante, le
terme même de dignité humaine ne figure pas dans la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen de 1789 où l’égalité politique et juridique n’est pas
explicitement affirmée comme procédant d’une égalité morale. Il aura fallu les

11 - Pour une analyse critique de Joas, voir aussi Christoph Hübenthal, « Human Dignity: Can
a historical foundation suffice? From Joas’s affirmative genealogy to Kierkegaard’s leap of faith »,
in Marcus Düwell, Jens Braarvig, Roger Brownsword, Dietmar Mieth, Cambridge, Cambridge
University Press, 2014, p. 208-214.
216 - Sylvie Mesure

atrocités commises au cours de la Seconde Guerre mondiale pour que, saisi


d’un effroi éthique, on éprouvât la nécessité d’affirmer solennellement la valeur
intrinsèque de chaque individu « sans distinction aucune, notamment de race,
de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute
autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de
toute autre situation » (article 2). À cet égard, la Déclaration de 1948 marque
un tournant dans l’histoire des idées politiques et juridiques en ce qu’elle
constitue le point de départ d’un long travail de juridicisation du concept à
travers son inscription dans les textes juridiques internationaux comme dans
la constitution de nombreux pays 12. Elle constitue même une étape cruciale
pour notre compréhension moderne de la dignité en la désignant comme le
fondement moral légitimant toute revendication de droits 13. Mais si la Décla-
ration est le point de départ de la grande carrière juridique du concept et de
son extraordinaire promotion moderne – tout se passant comme si, à partir
de 1948, il s’était produit une véritable « injection de dignité dans le monde » 14
– elle est aussi le point d’arrivée d’un long cheminement historique, dont il
n’est envisageable dans les limites de cet article que de cerner la logique, en
insistant sur la façon dont il s’y est produit un travail d’universalisation, d’indi-
vidualisation et de laïcisation du concept.
Pour ce qui concerne le premier point, je centrerai l’analyse historique à
partir d’un article de Peter Berger qui, précisément parce qu’il situe la logique
de la modernité dans l’universalisation du concept de dignité, constitue encore
un point de référence obligé sur la question 15. Selon lui, le passage des sociétés
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traditionnelles et d’Ancien Régime aux sociétés modernes conduirait de l’hon-
neur aristocratique à la dignité démocratique. L’honneur est en effet un concept
aristocratique qui prévaut dans les sociétés pré-modernes, fortement hiérar-
chisées ; il s’agit d’un honneur statutaire qui constitue une source de solidarité
entre les individus socialement égaux d’un groupe, d’une caste ou d’un ordre,
en même temps qu’une ligne de démarcation forte vis-à-vis de ceux qui sont
considérés comme des inférieurs. Dans de telles sociétés, l’homme n’est pas
considéré indépendamment de son statut, lequel se trouve lié à des institutions
socio-juridiques qui circonscrivent étroitement sa vie et son identité ; ce, par
opposition aux sociétés modernes, où l’individu porteur de droits s’affirme
dans l’universalité d’un statut moral partagé. Selon Berger, la logique de moder-
nisation aurait donc conduit à une véritable obsolescence du concept d’honneur

12 - Voir Charlotte Girard et Stéphanie Hennette-Vauchez, La dignité de la personne humaine.


Recherche sur un processus de juridicisation, Paris, PUF, 2005, « Droit et société ».
13 - Et Hannah Arendt ne s’y est d’ailleurs pas trompée puisqu’en dépit de ses réserves à
l’égard de la Déclaration, elle définira la dignité de l’homme par le « droit d’avoir des droits ».
Sur ce point, voir Christoph Menke, « Dignity as the right to have rights: Human dignity in Hannah
Arendt », in Marcus Düwell, Jens Braarvig, Roger Brownsword, Dietmar Mieth, The Cambridge
Handbook of Human Dignity, op. cit., p. 332-342.
14 - Christopher McCrudden, « Human dignity and judicial interpretation of human rights », The
European Journal of International Law, vol. 19, no 4, 2008, p. 673.
15 - Peter Berger, « On the obsolescence of the concept of honor », European Journal of Socio-
logy, vol. 11, no 2, 1970, p. 338-347.
Dignité et société. Approche sociologique et critique - 217

devenu étranger à notre Weltanschauung démocratique. Il y aurait donc comme


une coupure démocratique entre l’honneur et la dignité 16. Défendue par
Charles Taylor et par Axel Honneth, cette thèse a été soutenue plus récemment
par Jeremy Waldron, qui considère que la dignité moderne est le produit de
l’universalisation d’un statut en vertu duquel chaque être humain, en tant qu’il
est humain, se voit conférer la dignité d’un lord ou d’un roi : en s’universali-
sant, le concept de dignité se démocratise, en sorte que s’invente une concep-
tion égalitaire de la dignité à partir de laquelle chacun pourra revendiquer les
mêmes droits (à dignité égale, droits égaux) 17.
La lente émergence de notre conception actuelle de la dignité humaine peut
être appréhendée également comme le résultat du long processus d’individuali-
sation et de différenciation qui a donné naissance à nos sociétés modernes. C’est
là ce qu’avait bien vu Durkheim par exemple, qui situe dans l’individu et sa
dignité le nouveau sacré des sociétés modernes. De la division du travail social
fournit d’ailleurs une explication de la genèse de l’individualisme : tandis que
dans les sociétés primitives unifiées par la tradition et la religion, la conscience
de l’individu est envahie par la conscience collective au point qu’il soit possible
d’affirmer que pour elles l’individu n’existe pas, c’est à travers le progrès de la
division du travail que s’accomplit un lent mais continuel processus d’indivi-
dualisation et d’autonomisation des consciences 18. En se généralisant et en se
faisant plus abstraite, la conscience collective devient moins impérative et ouvre
un espace où la subjectivité peut gagner en liberté. Libéré des cadres sociaux
traditionnels qui constituaient comme autant d’entraves à sa possibilité d’action,
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l’individu devient autonome. Avec l’entrée dans la modernité, c’est l’individu
qui fait son apparition sur le devant de la scène, et avec lui s’affirme la valeur
centrale de l’autonomie. Produit de l’histoire et de la société, l’individu parvient
à se penser comme un être capable de prendre en main son destin, et, en des
termes plus adéquats à notre conception contemporaine de la liberté, comme
un être capable de forger ses propres plans de vie et de les réviser.
Reste que l’individu auquel les sociétés modernes vouent un « véritable
culte » n’est pas tant pour Durkheim celui qui est mû par la seule rationalité
utilitaire et intéressée, que l’individu en tant qu’il doit être aussi conçu comme
une personne. Sous l’angle, par conséquent, de la rationalité pratique, comme
un sujet possédant un statut moral en vertu duquel, comme l’a souligné Joas,
il lui est attribué dignité et droits 19. Ce qui reste aussi pleinement d’actualité
dans la pensée de Durkheim.

16 - Si l’on assiste aujourd’hui à une revalorisation du concept d’honneur, comme chez Kwame
Anthony Appiah (Le code de l’honneur. Comment adviennent les révolutions morales, trad. fr.
Jean-François Sené, Paris, Gallimard, 2012), il ne s’agit certes pas de l’honneur aristocratique
tel qu’il a été si bien décrit par Tocqueville.
17 - Jeremy Waldron, Dignity, Rank and Rights, Oxford, Oxford University Press, 2012.
18 - Émile Durkheim, De la division du travail social (1893), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007.
19 - Voir sur ce point son très beau texte de 1898, « L’individualisme et les intellectuels », écrit
au moment de l’affaire Dreyfus (repris dans Émile Durkheim, La science sociale et l’action,
Paris, PUF, 1970, p. 261-278).
218 - Sylvie Mesure

Ce passage par l’analyse durkheimienne des sociétés modernes met en


lumière les conditions sociales qui ont permis l’émergence de notre conception
moderne de la dignité telle qu’elle se présente dans la Déclaration de 1948.
Outre le processus d’universalisation décrit plus haut, et qui peut se laisser
interpréter aussi comme un processus de laïcisation du concept issu de la théo-
logie, il aura fallu aussi un lent processus d’individualisation pour que tout
être humain, en tant qu’il possède la dignité d’une personne, fût aussi pensé
comme sujet de droits, capable de réclamer de nouveaux droits en vertu de la
dignité qui lui est due.
Um détour par l’histoire, s’il permet ainsi un gain d’intelligibilité, n’est
cependant pas suffisant pour comprendre entièrement ce qui se joue dans les
contestations actuelles menées au nom du principe de dignité humaine. Une
approche positive du concept doit donc être fournie si l’on veut rendre compte
de cet impératif catégorique de nos sociétés qui commande de structurer l’ordre
social et politique de telle manière qu’il respecte la valeur intrinsèque de chaque
individu.

Une définition positive

La thèse que je soutiendrai ici est qu’il est possible de trouver chez Kant
une telle définition positive, mais non métaphysique (ou non spécultative), de
la dignité humaine et que c’est à partir d’elle que s’est élaborée notre conception
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moderne de la liberté telle qu’elle en est venue à s’exprimer dans la Déclaration
universelle des droits de l’homme. Je n’entrerai pas ici dans le détail des inter-
prétations qui opposent les historiens de la philosophie. Je me contenterai de
rappeler brièvement les principaux éléments de la définition kantienne de la
dignité humaine qui me semblent étayer la thèse que je défends.
Dans la Fondation de la métaphysique des mœurs, Kant définit la dignité
comme ce qui n’a pas de prix mais possède une valeur absolue, laquelle doit
être conférée à tout être raisonnable en tant qu’il est capable de moralité,
c’est-à-dire en tant qu’il est capable de s’autodéterminer et de se donner libre-
ment des fins. C’est en vertu de cette dignité que s’imposent la nécessité pra-
tique, et donc le devoir, l’impératif catégorique, de toujours traiter autrui non
seulement comme un moyen, mais aussi comme une fin et donc avec respect.
Kant écrit ainsi en des termes auxquels, sans le savoir, fait profondément écho
notre conscience moderne : « Le respect que je porte à d’autres, ou qu’un autre
peut exiger de moi (...), est ainsi la reconnaissance d’une dignité (dignitas),
c’est-à-dire d’une valeur qui n’a pas de prix, pas d’équivalent contre lequel
l’objet de cette estimation de la valeur pourrait être échangé. Le jugement qui
consiste à considérer qu’une chose n’a aucune valeur est le mépris 20. » Mépris,

20 - Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs II, trad. fr. par Alain Renaut, Paris, GF-Flam-
marion, 1994, p. 332. Cette approche clairement positive mise en avant par Kant n’exclut pas
pour autant que, dans des analyses plus applicatives, il puisse écrire que la dignité « n’a jamais
qu’une signification négative (non indigne) » (La Religion dans les limites de la seule raison, trad.
fr. par Alain Renaut, Paris, PUF, 2016, p. 205, note). Le contexte est ici celui d’une analyse des
Dignité et société. Approche sociologique et critique - 219

humiliation, respect, universalité, rationalité et autonomie du sujet ou de la


personne, autant de termes par lesquels se formule encore aujourd’hui notre
conception de la dignité humaine. Car l’exigence d’être traité comme une per-
sonne, un sujet, en dépit de tout ce qui nous limite et nous détermine, fait
partie intégrante de notre identité, et cela, même au plus profond de toute
expérience de discrimination, comme l’a montré François Dubet dans un
ouvrage collectif paru en 2013 21. Les individus interrogés, face aux différentes
formes de stigmatisation dont ils faisaient l’épreuve, y exprimaient en effet avec
force leur volonté d’être considérés comme des personnes, c’est-à-dire comme
des sujets.
Si nous constatons aujourd’hui une telle promotion du vocable de la dignité
dans la vie sociale, c’est donc que le concept de sujet, en dépit de toutes les
critiques et déconstructions qu’il a pu subir, a le statut d’un idéal et qu’il
constitue sans doute notre utopie la plus précieuse. On a pu reprocher à Kant
d’avoir associé l’idée de dignité de tout être humain à la rationalité d’un sujet
capable de s’auto-déterniner et par ce geste d’exclure ainsi du champ des per-
sonnes susceptibles de se voir respectées dans leur dignité aussi bien les enfants,
dont la raison n’est pas encore pleinement développée, que les personnes
atteintes de déficience mentale ou plongées dans le coma. C’est là d’ailleurs
aussi la critique qui est couramment adressée par les défenseurs de la dignité
animale à toute conception de la dignité qui consiste à en souligner le lien avec
la notion d’autonomie 22. Il n’y aurait pas lieu selon eux de défendre l’idée
d’une supériorité en dignité de l’être humain par rapport à l’animal, dans la
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mesure où il apparaît que tous les êtres humains n’ont pas les mêmes capacités
rationnelles en vertu desquelles on doit leur reconnaître une dignité. Sur ce
point, par référence à la fonction régulatrice des Idées kantiennes, je dirais que
la dignité exprimée dans les termes de l’autonomie a le statut d’un idéal, d’un
horizon de sens sans lequel nous ne pourrions nous penser comme êtres
humains, c’est-à-dire non pas comme des machines ou comme des choses,
mais comme des êtres susceptibles de conduire et de construire notre vie.
Cependant, soutenir que celui qui agit et réfléchit son action ne peut le
faire sans référence à l’Idée d’un sujet autonome n’équivaut nullement à pré-
tendre qu’il soit réellement autonome. Le travail des sciences sociales montre
bien l’ensemble des déterminations dont nous pouvons faire l’objet, et qui

jugements portés sur des actes ou des comportements dont on mesure la dignité ou l’indignité
(ou, dans ce passage, aussi le mérite et le démérite) par comparaison du sujet concerné avec
d’autres hommes. Les deux approches, positive et négative, de la dignité sont donc apparues à
Kant comme compatibles, à condition de distinguer soigneusement les fonctions qu’elles rem-
plissent dans le registre de la fondation (approche positive) et dans celui de l’application
(approche négative, à partir de l’indigne). On verra au demeurant, à la fin de cette étude, comment
une sociologie des indignités, ancrée dans la refondation positive du concept de dignité, peut se
développer à travers une approche applicative/négative par l’étude de conditions sociales
indignes.
21 - François Dubet, Olivier Cousin, Éric Macé, Sandrine Rui, Pourquoi moi ? L’expérience des
discriminations, Paris, Seuil, 2013.
22 - Voir notamment Peter Singer, « Speciesism and moral status », Metaphilosophy, vol. 40,
no 3-4, 2009, p. 567-581.
220 - Sylvie Mesure

nous laissent voir la réalité d’un être plus ou moins, selon les circonstances,
« empêché » de librement se déterminer – au sens où, dans la mouvance
d’Amartya Sen, on désigne aujourd’hui un processus de disempowerment par
lequel les personnes se trouvent « destituées » de leur liberté 23. Mais c’est pré-
cisément parce que le sujet autonome est un idéal que tout être humain, indé-
pendamment de ses capacités effectivement réalisées, doit se voir attribuer une
dignité absolue et ce, en tant qu’il est précisément un être humain, et qu’il
possède le statut moral d’une personne qui ne peut, elle, se laisser penser sans
référence à la liberté. La dignité se présente donc à la fois comme une valeur
absolue et intrinsèque possédée par tout être humain, mais aussi comme un
idéal à réaliser à l’infini, car nous sommes toujours à distance de cet être
autonome sans l’idée duquel cependant nous ne saurions penser notre conduite
et nos choix 24.
C’est au demeurant cette dualité que pointe la Déclaration de 1948. Dans
son article premier (« tous les hommes naissent égaux en dignité et en droits »),
elle affirme à la fois la valeur inhérente de chaque être humain, indépendam-
ment de ses performances ou de ses capacités, tandis qu’en énonçant les condi-
tions sans lesquelles « le libre développement de la personnalité » ne saurait se
réaliser, c’est-à-dire les conditions sans lesquelles une vie conforme à la dignité
de tout être humain (ou une vie décente, pour employer à nouveau l’expression
de Margalit) ne saurait être vécue, elle fait signe vers l’idéal d’une dignité à
réaliser. Un idéal qui requiert, non plus seulement des droits de protection,
mais aussi des droits de promotion sous la forme de droits sociaux. À travers
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son article 22 est affirmé en effet que « toute personne, en tant que membre
de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction
des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au
libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopé-
ration internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque
pays ».

23 - Cette tension entre la réalité d’un être diversement affecté et limité dans ces capacités et
l’idéal d’un sujet pleinement autonome a d’ailleurs été thématisée par Martha Nussbaum à
travers son concept de « vulnérabilité ». Quand ce sont les circonstances sociales et politiques
qui entravent les possibilités d’agir de certains êtres humains, il y a là un incontestable déni de
justice. Mais partager avec Nussbaum cette anthropologie de l’être vulnérable ne conduit pas
nécessairement à souscrire à une « éthique du care » ou de la « sollicitude » vis-à-vis de laquelle
elle-même prend ses distances. Voir sur ce point, Pierre Goldstein, Vulnérabilité et autonomie
dans la pensée de Martha Nussbaum, Paris, PUF, 2011.
24 - Ce statut de la dignité comme idéal de l’humain exclut dans son principe, comme c’est le
cas chez Kant, de parler d’une « dignité animale ». On peut évidemment contester cette dimen-
sion de la position kantienne, comme l’ont fait notamment Peter Singer ou Martha Nussbaum.
Il faut néanmoins éviter, si l’on accorde une dignité aux animaux ou à des animaux en raison,
comme on en évoquera le concept ci-dessous, de leurs « capabilités », tout dérapage du type
de ceux auxquels s’est exposé parfois Singer en allant jusqu’à avancer que certains animaux
présentent de ce point de vue plus de dignité que des personnes très lourdement handicapées
au plan mental et se trouvant ainsi privées de certaines facultés. On comprend sans peine
l’émotion suscitée par un tel flottement conceptuel.
Dignité et société. Approche sociologique et critique - 221

Au-delà d’une philosophie du sujet, pour une sociologie


des indignités

Un philosophe comme Rainer Forst retrouve lui aussi aujourd’hui cette


intuition, bien que par d’autres voies, en définissant la personne comme un
« être qui donne des raisons et qui justifie et qui a besoin de justification et
qui en a besoin pour lui-même et vis-à-vis des autres pour mener une “vie
humaine digne” parmi ses semblables 25 ». On partage ainsi la façon dont il
voit dans la personne un être critique et même « le fondement critique » de
toutes les normes sociales 26. On le suit également quand il considère que « le
combat pour la dignité » est un combat pour le « droit à la justification ».
Il s’en tient toutefois, sans doute parce que son approche est proprement
philosophique, au plan de la légitimation des normes, ce qui, me semble-t-il,
ne saurait suffire si l’on veut dégager toutes les potentialités critiques du concept
de dignité de la personne. Car faire valoir son droit à la dignité, ce n’est pas
seulement exiger un droit à la justification, c’est aussi exiger les conditions et
les moyens – variables selon les sociétés et les contextes sociaux – pour que je
puisse me penser à la fois comme un être doué de conscience et de raison (qui
donne des raisons et qui peut en exiger) et comme un être autonome suscep-
tible de conduire sa propre vie. Il est des contextes dramatiques, on en évoquera
quelques-uns en conclusion de cette étude, où l’on voit mal comment des
individus luttant quotidiennement pour leur survie pourraient se penser
comme des sujets.
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De fait, nous n’avons pas tous les mêmes chances de nous penser comme
des sujets et comme des acteurs de notre propre vie. Certes, la dignité d’un
être totalement autonome est un idéal, et nous en sommes toujours plus ou
moins à distance, mais il faut reconnaître que certains, pour ainsi dire, en sont
plus éloignés que d’autres, en particulier pour des raisons liées à la place qu’ils
occupent dans la société et à la place que leur société occupe dans le monde.
Auquel cas ils sont en droit de réclamer les conditions d’une vie décente et
conforme à leur dignité.
Si on le pense ainsi davantage en relation avec la question du juste et de
l’injuste social, le concept de dignité, loin d’être inutile et creux, se révèle donc
au contraire d’une incontestable fécondité. Son contenu éthique est le fonde-
ment de toute critique sociale et légitime toute revendication de droits dans
des contextes de réelle injustice. Au-delà du droit, il faut donc aussi repenser
la dignité à partir de l’horizon d’une théorie des capabilités, telle qu’elle a été
fondée par Amartya Sen et prolongée par Martha Nussbaum 27, à la recherche

25 - Rainer Forst, « Le combat pour la dignité : exiger un droit à la justification », Esprit, 2014,
p. 33.
26 - Rainer Forst, « The ground of critique: On the concept of human dignity in social orders of
justification », Philosophy and Social Criticism, vol. 37, no 9, p. 965-976.
27 - Sur l’apport de Martha C. Nussbaum, voir notamment son ouvrage intitulé Frontiers of
Justice, Cambridge, The Belknap Press, 2006, notamment 3e partie, « Capabilities and
disabilities ».
222 - Sylvie Mesure

des conditions sociales elles aussi nécessaires aux individus pour qu’ils puissent
se penser comme des sujets capables de réclamer des droits. Le combat pour
la dignité est en ce sens un combat pour la subjectivité, mais aussi pour les
libertés comme pouvoirs d’agir (ce que signifie précisément le concept de
« capabilités »). À ce double titre, le principe de dignité constitue bien le fon-
dement normatif des sociétés modernes.
Nos sociétés se trouvant cependant loin d’être toujours conformes à leurs
idéaux affichés, une sociologie des indignités se pourrait concevoir qui fût
entendue comme une sociologie des obstacles à la subjectivation des individus.
Une sociologie qui prendrait pour objet les situations de trop grande injustice
ou d’inégalité à partir desquelles surgissent les appels à la dignité (conditions
de travail indignes, conditions de logement indignes, discriminations, etc.). À
l’échelle du monde, elle est d’autant plus nécessaire là où la pauvreté et la
violence conduisent à des situations déshumanisantes et dégradantes, donc
indignes.
Je souhaite avoir montré ici, tout d’abord, à quel point la définition
moderne de la dignité informe encore celle qui est la nôtre aujourd’hui et
constitue la définition positive dont nous avons besoin pour comprendre le
sens de la mobilisation réitérée de ce concept dans les débats contemporains.
Cette façon de penser la dignité ne remobilise aucune spéculation lourdement
métaphysique, en ce qu’elle ne se réfère pas à une essence de l’homme, mais
se borne à mettre en évidence les bonnes et fortes raisons, tenant à la simple
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compréhension que nous avons de nous-mêmes comme être humain, qui nous
obligent à respecter autrui comme une personne égale en dignité à toute autre.
Au-delà de la mise en évidence de telles raisons, l’approche esquissée attire en
outre l’attention sur la façon dont, pour comprendre la signification de l’appel
à la dignité entendu dans de multiples mouvements sociaux, il est indispensable
d’insister sur les potentialités proprement critiques de ce concept jugé trop
souvent comme rebattu, voire comme « conservateur », mais qui trouve, dans
les interrogations des sciences économiques et sociales sur l’empowerment et,
plus encore, sur le disempowerment, une part de sa portée sociale et globale la
plus effective et, paradoxalement, la moins théorisée.
En ce sens, et pour préciser le potentiel de recherche correspondant à ce
que l’on vient de désigner comme une sociologie des indignités, on ne saurait
assez insister enfin sur la façon dont elle procèderait d’une attention à des
champs sociaux où les traits caractérisant l’existence collective, dans les rela-
tions que les êtres entretiennent avec eux-mêmes et avec les autres, se laissent
décrire ainsi en termes de conditions forçant l’indignation. À titre de perspec-
tives, deux secteurs au moins pourraient servir de secteurs-tests pour évaluer
la pertinence, la portée et, le cas échéant, la fécondité d’une démarche prenant
pour objet des situations indignes.
Dignité et société. Approche sociologique et critique - 223

Le premier de ces secteurs serait celui de l’indignité sociale qui réside dans
ce que l’on appelle souvent, désormais, le « mal-logement », dont la version la
plus radicale se trouve dans les sociétés où il existe des bidonvilles 28.
Un second secteur peut aussi bien se trouver dans des formes de travail ou
d’emploi indignes qui conduisent à parler dorénavant de « mal-travail », dont
l’une des versions cumulant les indignités, réside dans la prostitution forcée
issue de l’importation, à cette fin, de populations étrangères 29, à propos de
laquelle la question se pose notamment de savoir, au plan de même de la
description, si elle doit être identifiée comme un « travail ».
À explorer ces deux secteurs (ou d’autres présentant des caractéristiques
comparables), il devrait être possible, non seulement d’améliorer leur connais-
sance même, mais aussi de tester dans leur cas ce qu’un tel usage sociologique
modifie à notre compréhension des concepts relevant de la dignité. Corrélati-
vement, nous devrions pouvoir mieux resituer ainsi l’une par rapport à l’autre
l’approche par les concepts normatifs et l’approche par des contextes appelant
d’eux-mêmes, pour les éclairer négativement en termes d’indignités, une mobi-
lisation du référentiel conceptuel de la dignité.

AUTEUR
Sylvie Mesure est directrice de recherche au CNRS et membre du Groupe d’Étude des
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Méthodes de l’Analyse Sociologique de la Sorbonne (GEMASS). Ses travaux portent sur
l’histoire et la théorie des sciences humaines ainsi que sur leur articulation avec la
philosophie.

AUTHOR
Sylvie Mesure is Director of Research at The French National Center for Scientific
Research (CNRS / GEMASS). Her Research focuses on the History and the Theory of Social
Sciences and on their link with Philosophy.

28 - À cet égard, une partie de la documentation gagnerait à intégrer l’apport du sociologue


haïtien Ilionor Louis, « Survivre en marge et lutter pour la reconnaissance : les populations de
Cité Lajoie à Port au Prince », Diversité urbaine, vol. 9, no 2, 2009, p. 99-118. Ce sociologue a
écrit de nombreux autres études sur les bidonvilles en Haïti ou ailleurs, ainsi que sur la migration
des jeunes en Haïti. Il est l’auteur d’une thèse de sociologie remarquable, soutenue à l’Université
de Montréal, intitulée « La capacité d’action collective des populations marginalisées dans le
cadre des stratégies de lutte pour la reconnaissance. Les cas de Cité de l’Eternel à Port au
Prince (Haïti) et de la Sierra Santa Catarina à Iztapalapa » (Mexico), 2009 (sous la direction de
Christopher McAll).
29 - Voir à cet égard Lilian Matthieu, La condition prostituée, Paris, La Discorde, 2007. L’ouvrage
établit à 80 % la proportion de prostitués d’origine étrangère en France, placés le plus souvent
« sous le joug de réseaux criminels » – donnée qui permet d’identifier la prostitution, aujourd’hui,
comme un phénomène à la fois social et global.
224 - Sylvie Mesure

RÉSUMÉ
Dignité et société. Approche sociologique et critique
Si le concept de dignité est omniprésent dans notre espace public, il est pourtant fortement
contesté. Cet article se propose de comprendre le sens de sa mobilisation actuelle dans
de nombreux débats de société et dans un certain nombre de mouvements contestataires.
Il montrera que loin d’être inutile et creuse, l’idée de dignité est devenue une valeur cen-
trale pour notre conscience moderne. Et qu’associée à l’idée d’autonomie, de droits et de
liberté, elle constitue au contraire le socle normatif de nos sociétés et la justification
éthique de toute critique sociale pour plus de justice. Enfin, ce papier tentera d’argumenter
en faveur de la fécondité de cette notion pour l’analyse sociologique d’un grand nombre
de problèmes sociaux contemporains.

ABSTRACT
Dignity and Society. A critical and sociological approach
If the concept of dignity is everywhere in the public space, it is nevertheless strongly
contested. This article aims to understand the current use of this concept in numerous
public debates and in many social movements. It will show that far from being useless
and hollow, the idea of dignity has become a central value for our modern consciousness.
This paper argues that if we link this concept with the ideas of autonomy, rights and liberty,
it must be considered as the normative basis of our societies and as the ethical justification
of all social criticism for greater justice. Subsequently, this article will attempt to show
that this concept can be of great use for the sociological analysis of a large number of
contemporary social problems.
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