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1 - Manuel Castells, « L’unité des grandes contestations contemporaines », débat animé par
Michel Wieviorka, à Paris le 14 mai 2013 in « Socio » (2), « Révolutions, contestations, indigna-
tions », p. 140.
2 - Voir Michaël Béchir Ayari, « Des maux de la misère aux mots de la “dignité”. La révolution
tunisienne de janvier 2011 », Revue Tiers Monde, 2011, p. 209-217.
3 - Rien que pour le monde anglo-saxon, on peut citer entre autres les travaux récents de
George Kateb (Human Dignity, Cambridge, Harvard University Press, 2012), de Jeremy Waldron
212 - Sylvie Mesure
Un concept contesté
(Dignity, Rank and Rights, Oxford, Oxford University Press, 2012), de Michael Rosen (Dignity. Its
History and Meaning, Cambridge, Harvard University Press, 2012), de Christopher McCrudden
(Understanding Dignity, Oxford, Oxford University Press, 2013), ou encore le Cambridge Hand-
book of Human Dignity (Cambridge, Harvard University Press, 2014).
4 - Ruth Macklin, « Dignity is a useless concept », British Medical Journal, no 327, 2003,
p. 1419-1420.
5 - Ce type d’argument a surtout été mobilisé en France lors de la fameuse affaire du « Lancer
de nain » au cours de laquelle une grande partie de la doctrine, s’élevant contre son interdiction
par l’État (Arrêt du Conseil d’État du 27 octobre 1995), opposait liberté (ici du travail) et dignité.
6 - Steven Pinker, « The stupidity of dignity », The New Republic, 28 mai 2008, p. 28-31.
Dignité et société. Approche sociologique et critique - 213
interprétatif », comme l’avait bien souligné Ronald Dworkin dans son dernier
ouvrage 7.
Dès lors, devant la multiplicité des interprétations qui en ont été données
de Cicéron à Kant en passant par Pic de la Mirandole jusqu’à notre conception
moderne, et devant l’impossibilité de fonder notre jugement sur ce qui fait la
dignité de l’homme soit par un appel aux faits, soit par l’intuition d’une essence,
soit par une relation privilégiée à Dieu, qui ne concerne que le croyant, quatre
positions semblent possibles : 1. abandonner purement et simplement le
concept ; 2. en produire une définition négative, en définissant la dignité
humaine par précisément ce qu’elle n’est pas, ou par ce qui la nie ; 3. conclure
à un pur relativisme en insistant sur la valeur purement fonctionnelle et stra-
tégique de cette notion ; 4. refuser un tel relativisme en soutenant qu’il est
possible de produire une justification argumentative et réflexive du concept
capable de mettre en évidence son extrême fécondité, ainsi que ses potentialités
critiques.
La position 1 est très couteuse, tant sur le plan éthique que politique, et ne
permet pas de rendre compte à mon sens de la récurrence de la notion dans
nos sociétés contemporaines ainsi que de la multiplicité des conflits qui se sont
engagés en son nom. La position 3 me semble également insatisfaisante entre
autres parce qu’en vidant le concept de dignité de toute substance propre, elle
est incapable de rendre compte elle aussi de l’importance de cette notion pour
notre conscience contemporaine. Or, s’il est indéniable qu’une utilisation stra-
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L’approche négative
Pour échapper au conflit interprétatif auquel donne le lieu le concept de
dignité, il est tentant de renoncer à en donner une définition positive et de se
limiter à une démarche qui vise à la définir par son opposé. C’est, on le sait,
la méthode suivie par Avishaï Margalit dans sa Société décente. On se souvient
que pour Margalit une société décente est avant tout une société non humi-
liante, une société dont les institutions n’humilient pas les gens. C’est à travers
l’humiliation que peut se laisser penser, comme son opposé, le respect que l’on
7 - Voir Ronald Dworkin, Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs, trad. fr. John
E. Jackson, Genève, Labor et Fides, 2015.
214 - Sylvie Mesure
doit aux individus. Il n’est point besoin de donner une définition positive de
ce qu’est la dignité humaine pour penser le respect qui est dû à tout individu
et qui se laisse concevoir comme non humiliation. Plus positivement, la non
humiliation interprétée comme respect est le critère d’évaluation d’une société
décente entendue comme « celle qui accorde le respect aux gens qui se trouvent
soumis à son autorité par l’intermédiaire de ses institutions 8 ». Plus récem-
ment, dans un ouvrage important paru en 2011, et significativement intitulé
Humiliation, Degradation, Deshumanization : Human Dignity violated, les
auteurs, qui s’inspirent explicitement de Margalit, se proposent de définir la
dignité humaine à partir de sa violation effective et par l’examen de cas concrets
comme la torture, le viol, l’exclusion sociale, la pauvreté extrême notamment.
Leur analyse est passionnante et stimulante en ce qu’elle montre combien l’idée
de dignité humaine reste un idéal, et constitue peut-être notre dernière utopie
face au fait, toujours renouvelé, de sa négation. Cependant, cette analyse,
comme toute analyse négative, pour féconde qu’elle soit, ne peut se suffire à
elle-même 9.
Tout d’abord si elle conclut de la réalité de l’humiliation à l’exigence d’être
respecté, elle ne s’interroge pas sur les raisons qu’il y aurait de respecter autrui
dans une société décente. Elle ne fonde pas, et ne peut le faire à partir de ses
présupposés, l’impératif catégorique de respect. D’autre part, l’expérience de
l’humiliation est toujours informée par des représentations sociales et historiques
de ce qui constitue notre dignité. Car pourquoi nous sentir humiliés si nous ne
savons pas en quoi et pourquoi nous le sommes ? L’humiliation ne peut se laisser
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Un concept nouveau ?
11 - Pour une analyse critique de Joas, voir aussi Christoph Hübenthal, « Human Dignity: Can
a historical foundation suffice? From Joas’s affirmative genealogy to Kierkegaard’s leap of faith »,
in Marcus Düwell, Jens Braarvig, Roger Brownsword, Dietmar Mieth, Cambridge, Cambridge
University Press, 2014, p. 208-214.
216 - Sylvie Mesure
16 - Si l’on assiste aujourd’hui à une revalorisation du concept d’honneur, comme chez Kwame
Anthony Appiah (Le code de l’honneur. Comment adviennent les révolutions morales, trad. fr.
Jean-François Sené, Paris, Gallimard, 2012), il ne s’agit certes pas de l’honneur aristocratique
tel qu’il a été si bien décrit par Tocqueville.
17 - Jeremy Waldron, Dignity, Rank and Rights, Oxford, Oxford University Press, 2012.
18 - Émile Durkheim, De la division du travail social (1893), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007.
19 - Voir sur ce point son très beau texte de 1898, « L’individualisme et les intellectuels », écrit
au moment de l’affaire Dreyfus (repris dans Émile Durkheim, La science sociale et l’action,
Paris, PUF, 1970, p. 261-278).
218 - Sylvie Mesure
La thèse que je soutiendrai ici est qu’il est possible de trouver chez Kant
une telle définition positive, mais non métaphysique (ou non spécultative), de
la dignité humaine et que c’est à partir d’elle que s’est élaborée notre conception
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20 - Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs II, trad. fr. par Alain Renaut, Paris, GF-Flam-
marion, 1994, p. 332. Cette approche clairement positive mise en avant par Kant n’exclut pas
pour autant que, dans des analyses plus applicatives, il puisse écrire que la dignité « n’a jamais
qu’une signification négative (non indigne) » (La Religion dans les limites de la seule raison, trad.
fr. par Alain Renaut, Paris, PUF, 2016, p. 205, note). Le contexte est ici celui d’une analyse des
Dignité et société. Approche sociologique et critique - 219
jugements portés sur des actes ou des comportements dont on mesure la dignité ou l’indignité
(ou, dans ce passage, aussi le mérite et le démérite) par comparaison du sujet concerné avec
d’autres hommes. Les deux approches, positive et négative, de la dignité sont donc apparues à
Kant comme compatibles, à condition de distinguer soigneusement les fonctions qu’elles rem-
plissent dans le registre de la fondation (approche positive) et dans celui de l’application
(approche négative, à partir de l’indigne). On verra au demeurant, à la fin de cette étude, comment
une sociologie des indignités, ancrée dans la refondation positive du concept de dignité, peut se
développer à travers une approche applicative/négative par l’étude de conditions sociales
indignes.
21 - François Dubet, Olivier Cousin, Éric Macé, Sandrine Rui, Pourquoi moi ? L’expérience des
discriminations, Paris, Seuil, 2013.
22 - Voir notamment Peter Singer, « Speciesism and moral status », Metaphilosophy, vol. 40,
no 3-4, 2009, p. 567-581.
220 - Sylvie Mesure
nous laissent voir la réalité d’un être plus ou moins, selon les circonstances,
« empêché » de librement se déterminer – au sens où, dans la mouvance
d’Amartya Sen, on désigne aujourd’hui un processus de disempowerment par
lequel les personnes se trouvent « destituées » de leur liberté 23. Mais c’est pré-
cisément parce que le sujet autonome est un idéal que tout être humain, indé-
pendamment de ses capacités effectivement réalisées, doit se voir attribuer une
dignité absolue et ce, en tant qu’il est précisément un être humain, et qu’il
possède le statut moral d’une personne qui ne peut, elle, se laisser penser sans
référence à la liberté. La dignité se présente donc à la fois comme une valeur
absolue et intrinsèque possédée par tout être humain, mais aussi comme un
idéal à réaliser à l’infini, car nous sommes toujours à distance de cet être
autonome sans l’idée duquel cependant nous ne saurions penser notre conduite
et nos choix 24.
C’est au demeurant cette dualité que pointe la Déclaration de 1948. Dans
son article premier (« tous les hommes naissent égaux en dignité et en droits »),
elle affirme à la fois la valeur inhérente de chaque être humain, indépendam-
ment de ses performances ou de ses capacités, tandis qu’en énonçant les condi-
tions sans lesquelles « le libre développement de la personnalité » ne saurait se
réaliser, c’est-à-dire les conditions sans lesquelles une vie conforme à la dignité
de tout être humain (ou une vie décente, pour employer à nouveau l’expression
de Margalit) ne saurait être vécue, elle fait signe vers l’idéal d’une dignité à
réaliser. Un idéal qui requiert, non plus seulement des droits de protection,
mais aussi des droits de promotion sous la forme de droits sociaux. À travers
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23 - Cette tension entre la réalité d’un être diversement affecté et limité dans ces capacités et
l’idéal d’un sujet pleinement autonome a d’ailleurs été thématisée par Martha Nussbaum à
travers son concept de « vulnérabilité ». Quand ce sont les circonstances sociales et politiques
qui entravent les possibilités d’agir de certains êtres humains, il y a là un incontestable déni de
justice. Mais partager avec Nussbaum cette anthropologie de l’être vulnérable ne conduit pas
nécessairement à souscrire à une « éthique du care » ou de la « sollicitude » vis-à-vis de laquelle
elle-même prend ses distances. Voir sur ce point, Pierre Goldstein, Vulnérabilité et autonomie
dans la pensée de Martha Nussbaum, Paris, PUF, 2011.
24 - Ce statut de la dignité comme idéal de l’humain exclut dans son principe, comme c’est le
cas chez Kant, de parler d’une « dignité animale ». On peut évidemment contester cette dimen-
sion de la position kantienne, comme l’ont fait notamment Peter Singer ou Martha Nussbaum.
Il faut néanmoins éviter, si l’on accorde une dignité aux animaux ou à des animaux en raison,
comme on en évoquera le concept ci-dessous, de leurs « capabilités », tout dérapage du type
de ceux auxquels s’est exposé parfois Singer en allant jusqu’à avancer que certains animaux
présentent de ce point de vue plus de dignité que des personnes très lourdement handicapées
au plan mental et se trouvant ainsi privées de certaines facultés. On comprend sans peine
l’émotion suscitée par un tel flottement conceptuel.
Dignité et société. Approche sociologique et critique - 221
25 - Rainer Forst, « Le combat pour la dignité : exiger un droit à la justification », Esprit, 2014,
p. 33.
26 - Rainer Forst, « The ground of critique: On the concept of human dignity in social orders of
justification », Philosophy and Social Criticism, vol. 37, no 9, p. 965-976.
27 - Sur l’apport de Martha C. Nussbaum, voir notamment son ouvrage intitulé Frontiers of
Justice, Cambridge, The Belknap Press, 2006, notamment 3e partie, « Capabilities and
disabilities ».
222 - Sylvie Mesure
des conditions sociales elles aussi nécessaires aux individus pour qu’ils puissent
se penser comme des sujets capables de réclamer des droits. Le combat pour
la dignité est en ce sens un combat pour la subjectivité, mais aussi pour les
libertés comme pouvoirs d’agir (ce que signifie précisément le concept de
« capabilités »). À ce double titre, le principe de dignité constitue bien le fon-
dement normatif des sociétés modernes.
Nos sociétés se trouvant cependant loin d’être toujours conformes à leurs
idéaux affichés, une sociologie des indignités se pourrait concevoir qui fût
entendue comme une sociologie des obstacles à la subjectivation des individus.
Une sociologie qui prendrait pour objet les situations de trop grande injustice
ou d’inégalité à partir desquelles surgissent les appels à la dignité (conditions
de travail indignes, conditions de logement indignes, discriminations, etc.). À
l’échelle du monde, elle est d’autant plus nécessaire là où la pauvreté et la
violence conduisent à des situations déshumanisantes et dégradantes, donc
indignes.
Je souhaite avoir montré ici, tout d’abord, à quel point la définition
moderne de la dignité informe encore celle qui est la nôtre aujourd’hui et
constitue la définition positive dont nous avons besoin pour comprendre le
sens de la mobilisation réitérée de ce concept dans les débats contemporains.
Cette façon de penser la dignité ne remobilise aucune spéculation lourdement
métaphysique, en ce qu’elle ne se réfère pas à une essence de l’homme, mais
se borne à mettre en évidence les bonnes et fortes raisons, tenant à la simple
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Le premier de ces secteurs serait celui de l’indignité sociale qui réside dans
ce que l’on appelle souvent, désormais, le « mal-logement », dont la version la
plus radicale se trouve dans les sociétés où il existe des bidonvilles 28.
Un second secteur peut aussi bien se trouver dans des formes de travail ou
d’emploi indignes qui conduisent à parler dorénavant de « mal-travail », dont
l’une des versions cumulant les indignités, réside dans la prostitution forcée
issue de l’importation, à cette fin, de populations étrangères 29, à propos de
laquelle la question se pose notamment de savoir, au plan de même de la
description, si elle doit être identifiée comme un « travail ».
À explorer ces deux secteurs (ou d’autres présentant des caractéristiques
comparables), il devrait être possible, non seulement d’améliorer leur connais-
sance même, mais aussi de tester dans leur cas ce qu’un tel usage sociologique
modifie à notre compréhension des concepts relevant de la dignité. Corrélati-
vement, nous devrions pouvoir mieux resituer ainsi l’une par rapport à l’autre
l’approche par les concepts normatifs et l’approche par des contextes appelant
d’eux-mêmes, pour les éclairer négativement en termes d’indignités, une mobi-
lisation du référentiel conceptuel de la dignité.
AUTEUR
Sylvie Mesure est directrice de recherche au CNRS et membre du Groupe d’Étude des
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AUTHOR
Sylvie Mesure is Director of Research at The French National Center for Scientific
Research (CNRS / GEMASS). Her Research focuses on the History and the Theory of Social
Sciences and on their link with Philosophy.
RÉSUMÉ
Dignité et société. Approche sociologique et critique
Si le concept de dignité est omniprésent dans notre espace public, il est pourtant fortement
contesté. Cet article se propose de comprendre le sens de sa mobilisation actuelle dans
de nombreux débats de société et dans un certain nombre de mouvements contestataires.
Il montrera que loin d’être inutile et creuse, l’idée de dignité est devenue une valeur cen-
trale pour notre conscience moderne. Et qu’associée à l’idée d’autonomie, de droits et de
liberté, elle constitue au contraire le socle normatif de nos sociétés et la justification
éthique de toute critique sociale pour plus de justice. Enfin, ce papier tentera d’argumenter
en faveur de la fécondité de cette notion pour l’analyse sociologique d’un grand nombre
de problèmes sociaux contemporains.
ABSTRACT
Dignity and Society. A critical and sociological approach
If the concept of dignity is everywhere in the public space, it is nevertheless strongly
contested. This article aims to understand the current use of this concept in numerous
public debates and in many social movements. It will show that far from being useless
and hollow, the idea of dignity has become a central value for our modern consciousness.
This paper argues that if we link this concept with the ideas of autonomy, rights and liberty,
it must be considered as the normative basis of our societies and as the ethical justification
of all social criticism for greater justice. Subsequently, this article will attempt to show
that this concept can be of great use for the sociological analysis of a large number of
contemporary social problems.
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