Jbala_du_rif_Des_lettres_en_montagne_pdf
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LES JBALA
DU RIF
Des lettrés en montagne
ISBN : 978-9954-1-0484-2
Dépôt légal : 2014MO2668
© A. Retnani Éditions la Croisée des Chemins
Rue Essanâani, Bourgogne - Casablanca 20050.
[email protected]
www.lacroiseedeschemins.ma
À Lalla Zhor et Touria,
à Khadija et Noujaïl.
En hommage à :
Abderrahim Taleb-Bendiab, historien
Ahmed El Gharbaoui, géographe
Gérard Maurer, géographe
Il sera appliqué pour toutes les formes classiques. Quand les termes
relèvent au contraire d’un contexte oral, la transcription respectera les par-
ticularités des parlers locaux. Les citations, elles, garderont la translittéra-
tion choisie par leurs auteurs.
Les voyelles longues sont rares dans les parlers arabes du Maroc (elles
le sont moins en Tunisie et en Libye, absentes de ce recueil sinon dans le
dernier chapitre). Elles ne seront donc indiquées que si le mot relève de
la forme classique. Pour les termes désignant des institutions nationales,
ou tirés du lexique écrit (classique) mais qui sont passés aujourd’hui dans
l’usage commun et qui, de ce fait, ont une forme parlée, c’est celle-ci qui
sera notée préférentiellement. On pourra ainsi trouver dans la même page :
ṭaleb (en référence à l’usage vernaculaire) et ṭālib (si son utilisation ren-
voie à une référence classique) ; de même qayd et qā’id, imam et imām,
jihād et djihad, etc.
10 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Translittération – 11
Dans les parlers du Maroc, le a et le i, qui sont bien identiiés en clas- garderont un aspect classique mais avec un recours minimal aux signes dia-
sique, ne le sont pas autant et sont le plus souvent rendus indistinctement critiques. On conservera en particulier les voyelles longues, les interden-
par un e muet. De même, le hamza est rarement marqué. Quant à l’empha- tales et les emphatiques, mais on substituera à la translittération diacritique
tique ẓ ()ظ, elle disparaît au proit du ḍ ( )ض: ḍahar au lieu de ẓahar. Il en les double consonnes latines ch, kh et gh, plus lisibles, dans la mesure où
va de même chez les Jbala. leur valeur phonétique est bien reconnue dans l’usage français et qu’elles
En ce qui concerne la réalisation des interdentales, si elles sont res- ne contreviennent pas à la phonétique arabe : par exemple, Ibn Khaldūn,
pectées dans le reste du Maghreb, ce n’est pas vrai du Maroc où elles sont al-Chāḏilī. De même, les termes arabes recensés dans les usuels français
inconnues presque partout en zones arabophones (mais présentes dans les (Larousse, Robert) respecteront la forme que ceux-ci indiqueront. Les noms
zones amazighophones), à l’exception des Jbala et des Ghmara où le ṯ est propres, les toponymes et les ethnonymes ne seront pas en italique, quand
utilisé à profusion mais sans rapport avec sa conformité aux règles phono- bien même ils comporteraient des signes diacritiques.
logiques de l’écrit (ḥanuṯ, boutique, pour ḥanut). Le but recherché est un compromis entre une volonté de faciliter la lec-
Par ailleurs, au Maroc c’est le j qui est la norme et le dj l’exception – ture à un public cultivé mais non nécessairement spécialisé, et celle de lui
sauf précisément dans le Rif. Pourtant, l’ethnonyme « Jbala » sera gardé dans rendre plus familières les formes les plus accessibles de la langue arabe.
sa forme marocaine commune (Jbala, class. : Jbāla) et non dans sa forme L’emploi du terme « Jbala » ne va d’ailleurs pas sans poser lui-même
vernaculaire Djbala : la forme d’usage général primera sur la forme d’usage quelque problème. Il s’agit de savoir si ce pluriel peut être, le cas échéant,
local. Enin, le q est de règle dans le Rif, mais devient g dans les autres par- utilisé comme un adjectif et rester invariable : « le parler Jbala », « la maison
lers ruraux. On note encore chez les Jbala une réalisation du k équivalente Jbala », par exemple (construction que les grammairiens désignent comme
du ich allemand ou du ochi grec ; elle ne sera pas notée ici. Par ailleurs, du « apposition nominale directe »). Il semble préférable de le garder pour ce
fait des inluences amazighes qui marquent les parlers arabes montagnards, qu’il est, un nom au pluriel, et dire : « le parler des Jbala », « la maison des
le préixe a, forme du masculin en amazighe, se retrouve fréquemment dans Jbala » (apposition nominale indirecte). À la rigueur, on se permettra d’uti-
les mots de racine arabe. liser la forme adjective francisée : « le parler jebli », « la maison jeblie » (la
Les verbes sont présentés à la 3e personne du singulier ou du pluriel. forme « la maison jebliya » paraît plus lourde quand elle peut être, sans dom-
Les noms, sauf exception, sans l’article (l— , le —). Les verbes sont don- mage, remplacée par : « jeblie »). En revanche, on admettra, parce qu’elle
nés sans le préixe habituel du dialectal (ka, ta, souvent la dans le Nord). est en voie d’être consacrée, la construction : « le pays Jbala ».
Le u (français : /ou/) se prononce o. On note parfois un son proche du / À toutes ces règles, il y aura bien quelques accommodements… Il y
eu/ français, transcrit ö. manquera de toute façon les compétences du dialectologue.
Pour les toponymes et les ethnonymes, les voyelles longues ne seront
indiquées que si le contexte le situe dans le passé, là où la forme écrite arabe
est la seule référence : ex. Ghmara dans un contexte contemporain, Ghumāra
pour les temps anciens. De façon générale, dans le contexte contemporain,
les toponymes et les ethnonymes suivront les usuels en langue française
(les Rifains, les Masmouda, les Senhaja) – mais suivront les formes ver-
naculaires s’ils sont d’extension seulement locale ou s’ils sont mis dans la
bouche du locuteur (Riafa, Maṣmūda, Ṣenhadja). Les patronymes dûment
authentiiés par la culture écrite arabe ainsi que par un usage international
Introduction1
I sentatifs des études qui avaient jalonné une vie d’ethnologue. Études
qui s’organisaient autour de trois sociétés rurales, chacune ayant pour
cadre un pays différent du Maghreb : l’Algérie, la Libye, le Maroc. Le tra-
vail entrepris en premier l’avait été en Algérie, dans l’Ouarsenis, au len-
demain de l’Indépendance. Le second, une dizaine d’années plus tard, en
Libye orientale. Il y eut enin, à partir des années quatre-vingt, le Maroc,
dans sa composante rifaine (les Jbala).
Des trois séries d’articles, ceux consacrés au Rif occidental – aux Jbala –
ont été de loin les plus nombreux. Les présenter seuls pouvait alors éveil-
ler un intérêt plus soutenu de la part d’un public mieux circonscrit : il était
ainsi à même d’apprécier l’éclairage porté sur une région qui lui était proche,
davantage que ne pouvaient l’être les précédents terrains d’Algérie et de
Libye. S’il a paru cependant nécessaire de rappeler la continuité entre ces
trois expériences c’est que, avec les Jbala, ont mûri les interrogations qui
s’étaient afirmées dès l’accès au milieu rural maghrébin. C’est là que se
sont consolidés les positionnements théoriques engagés avec les premiers
terrains – bien que ceux-ci, l’Ouarsenis et la Cyrénaïque, n’aient pas pré-
senté, à eux seuls, toutes les caractéristiques qui auront permis plus tard
une rélexion nouvelle. C’est là, avec les Jbala, que s’est effectuée la mise
en perspective qui allait donner sens à la démarche plus tôt entamée. C’est
avec les Jbala qu’émergera l’analyse en termes de sociétés de montagne de
la Méditerranée africaine, analyse qu’une théorie s’efforce d’animer, élar-
gie cette fois à d’autres massifs.
1- La mise au point du présent recueil a été l’occasion d’une relecture qui a permis
d’harmoniser la présentation, de rectiier des erreurs, d’ajouter des notes, de recourir à des
remaniements pour actualiser des passages et éviter les redites et, à deux ou trois reprises,
de regrouper en un seul chapitre deux articles proches.
14 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Introduction – 15
Un dénominateur commun rassemble donc ces études : la montagne au disparate, les fractionnements, les glissements et les recompositions se
méditerranéenne de la rive méridionale – on en connaît le poids dans l’en- succèdent au gré du locuteur et du moment. Les frontières ne sont jamais
semble du bassin Méditerranéen – et la diversité des formes d’occupation aussi tranchées qu’elles ne se donnent. En matière de société humaine, mais
humaine qu’elle peut abriter. Voilà le il conducteur qui s’est progressivement sans doute plus largement dans le domaine du vivant, il est préférable de
dégagé des terrains visités dans les trois pays. Le propos n’est pas d’offrir privilégier la transition entre les contraires, la continuité, la médiation, la
une illustration de plus de la ruralité au Maghreb dans sa diversité, mais transaction sur la coupure. C’est la démarche dialectique : marquer les dif-
au contraire d’ébaucher une vision d’ensemble des sociétés de la bordure férences, souvent les oppositions, mais sans en faire un absolu qui écarte
méditerranéenne de l’Afrique du Nord. La démarche aura donc commencé déinitivement l’un de l’autre, comme deux totalités qui s’excluent.
en Algérie pour se poursuivre en Libye et déboucher au Maroc. C’est cette Ainsi s’interrogera-t-on sur les oppositions suivantes : structures et his-
dernière qui sera livrée ici. toire ; conditions matérielles et prémisses idéologiques (ou culture et idéo-
L’ouvrage a une double ambition : donner à voir et expliquer. L’équilibre logie, ou encore : science et idéologie, religion et science, foi et raison) ;
ne sera pas toujours réalisé, certes, mais c’est la ligne générale : la rélexion praticien et savant (que l’on peut distinguer autrement : l’illettré – ou le
s’appuie sur des données de terrain, elle s’y mesure. Pour la plupart, les ana- populaire – et l’élite) ; Soi et l’Autre… Et sur des questions éclairant plus
lyses proposées prennent leur place dans des débats qui ont cours depuis des particulièrement certains aspects de la scène rurale maghrébine : endogamie
décennies dans le champ scientiique. Elles sont des éléments de réponse et alliances (ce qui pose la question : « peasants or tribesmen ? », question
susceptibles de contribuer à la connaissance des sociétés arabo-berbères. au fondement de la théorie de la segmentarité) ; nomade et sédentaire (et les
Sont ainsi réexaminées une série de relations clés, prémisses du discours variantes : plaine et montagne, arabe et berbère…) ; État et tribu ; montagnes
scientiique. et cités ; scripturalité (ou : présence de l’écrit) et oralité…
Par exemple, les représentations binaires par opposition à l’approche Parmi ces concepts réexaminés, il en est trois qui sont au cœur des
dialectique. Avec les premières, on a affaire à un a priori idéologique qui débats, ils méritent, à ce stade, qu’on s’y arrête : la tribu, la segmentarité,
privilégie une vision dichotomique, en noir et blanc, de la réalité. Il en est la scripturalité.
ainsi des oppositions trop exclusives telles que : savant/populaire, religion Tribu : voici un terme qui qualiie, en principe, la forme d’organisation
paysanne/religion citadine, savoir savant/savoir pratique, sociétés de l’écrit/ sociale propre à des sociétés désignées comme pré-étatiques : « Les rap-
sociétés de l’oral… Elles ont le défaut d’exclure les éléments de l’un qui ports sociaux qui dominaient l’organisation de la plupart des sociétés primi-
peuvent se trouver chez l’autre : du populaire chez le savant, de la religion tives étaient des rapports de parenté » (Morgan). Il est dès lors dificile d’en
« paysanne » dans la « citadine », etc. D’exclure, donc, les éléments qui garder l’usage, sans se poser de questions, dans le contexte d’Etats qui, en
peuvent se trouver à la fois chez l’un et chez l’autre. Les champs séman- un millénaire, ont écrit une des grandes pages de l’histoire de l’humanité.
tiques (des « territoires linguistiques » singuliers, par exemple celui qui Pourtant l’étymologie y invite qui donne pour qabila (ce qu’on traduit habi-
déinit « populaire » et qui le différencie de plusieurs façons de « savant ») tuellement par « tribu ») : « lignée du père » — autrement dit, tribu = qabila
peuvent et doivent être établis, précisés, clariiés, sans que ne soient érigés = famille. Et tout autant les représentations et le discours des populations
des murs entre eux. Au-delà d’une approche en termes d’exclusion (« cela concernées qui bataillent sur les généalogies, se prévalent d’un ancêtre com-
et pas autre chose »), c’est aussi dire, en un second temps, la contradiction, mun et jouent des rapports de fraternité censés en découler (« nous sommes
lourde de paradoxes, dont tout objet est porteur : lettré et paysan ? Tribal et tous des banū X, des ūlād Y, ou des ayt Z »).
montagnard ? L’Autre et Soi ? Autant de façons d’appréhender l’identité : elle La persistante référence aux rapports de parenté dans l’organisation, hier
est faite d’évidences aussi bien que de paradoxes, le semblable le dispute de la société arabo-islamique en général, puis, de nos jours, du seul monde
16 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Introduction – 17
rural, n’invalide pas l’analyse en termes de prévalence du « politique » sur mes frères et moi contre nos cousins, mes cousins et moi contre les frères et
le « sang ». Le langage de la parenté, ainsi que les règles du jeu qui vont cousins de l’autre, et ainsi de suite en remontant la chaîne des générations
avec — et qui mettent bien souvent en contradiction la forme ainsi revêtue (toujours en ligne paternelle, ou : en suivant l’ascendance patrilinéaire),
avec le jeu réel des rapports sociaux —, sert de voile aux rapports de domi- aussi haut qu’il le faut jusqu’à ce qu’on arrive au sommet de la chaîne des
nation politique qu’ont très vite instaurés les groupes fondateurs de l’Etat générations mâles de l’autre protagoniste. Ainsi, on peut avoir un conlit
islamique. On avancera mieux dans l’analyse une fois qu’on aura admis que qui entraîne l’une contre l’autre jusqu’à deux fractions de tribu (ou même
parler de tribu ici n’est pas nécessairement reconnaître la parenté comme deux tribus si l’autre protagoniste appartient à une autre tribu). En termes
seul fondement de son organisation. L’arbre généalogique qui sert de cadre rigoureux cela donne : l’ordre est maintenu (i.e. les conlits résolus) par la
à la construction de la tribu est le plus souvent remanié, avec caractère ic- mobilisation, au sein de la même vaste construction généalogique, de seg-
tionnel de l’ancêtre éponyme, incorporation de groupes étrangers, change- ments opposés dont la taille (équilibrée, les segments se constituant toujours
ment d’afiliation de tel ou tel segment (ou lignage, c’est-à-dire d’un groupe à partir du même niveau de segmentation) varie en fonction de la distance
de familles réellement apparentées autour d’un grand-père, d’un arrière généalogique séparant les adversaires initiaux. Ou, sous une forme lapidaire :
grand-père, parfois même d’un arrière-arrière grand-père) — soit au sein l’ordre est maintenu par l’opposition équilibrée des segments.
de la tribu, soit hors de la tribu —, etc. Ainsi : pas de solidarité agnatique = pas de validité de la théorie seg-
Ces précautions prises, on pourra continuer à faire usage du terme mentaire. Il nous reviendra de décider, en explorant l’état des lieux en pays
« tribu » dans le traitement des groupes sociaux de la montagne méditerra- Jbala, si nous avons vraiment affaire à une société de caractère tribal. En
néenne nord-africaine. d’autres termes, de décider si cette société relève, ou pas, de l’analyse seg-
Segmentarité : comment, justement, mieux cerner la tribu dans ses attri- mentaire qu’Evans-Pritchard2, notamment, avait développée. De fait, les
buts au vu du contexte propre aux sociétés rurales arabo-berbères ? Cela Jbala (pas plus que les Rifains) ne semblent présenter les caractères qui
permettra de développer plus avant le point précédent. À la base de l’ana- déinissent la segmentarité – donc la tribu : il n’y a pas d’ancêtre commun,
lyse, il y a cette théorie de la segmentarité. Qu’en est-il ? La théorie repose pas de généalogie commune chez la plupart des groupes familiaux qui com-
sur une vision de ce qu’est — de ce que serait — la tribu, notamment en posent la tribu. Ils ne seraient donc pas organisés selon le schéma tribal et
contexte bédouin : on ne pourrait parler de « tribu » que lorsque il y a généa- seraient davantage une société paysanne que tribale.
logie commune (ancêtre commun), absence (ou faiblesse) de l’État et, pour On verra que la question est autrement plus complexe et comment, notam-
pallier à cette absence, activation d’un mécanisme de règlement des conlits, ment, les populations peuvent à la fois adhérer à un système de valeurs et
la solidarité agnatique. les contredire dans leurs choix concrets.
On entend par solidarité agnatique une solidarité entre parents « par le Scripturalité : une des spéciicités de la société des Jbala est le statut
sang », c’est-à-dire « de père en ils », donc dans l’axe de la iliation patrili- de l’écrit. Les Jbala sont réputés pour le nombre, la qualité et l’honnêteté
néaire. Ou, en le formulant autrement encore : une parenté en termes patri- de leurs foqha. Les meilleurs sont passés par la Qarawiyyin et certains
latéraux, c’est-à-dire avec primat de l’ascendance mâle directe (c’est-à-dire ont poursuivi leurs études jusqu’au Proche-Orient. Si plusieurs ont laissé
sans passer à aucun niveau par la ligne maternelle, par l’alliance). Ce type leur nom parmi ceux des grandes familles de la ville de Fès, la plupart
de solidarité s’exprime lorsque deux personnes étant en conlit, chacune reviennent dans leurs villages, où ils entretiennent ces foyers de culture
mobilise pour sa défense ses parents en ligne patrilinéaire. Le nombre de qui quadrillent leur province. C’est, avec cette autre société de montagne,
personnes ainsi engagées dans le conlit varie avec la distance parentale qui
sépare les deux adversaires. C’est l’adage bien connu : moi contre mes frères, 2- Evans-Pritchard, 1949, 1973.
18 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Introduction – 19
les Swasa du Sud marocain, la seule région du Maroc où les savants aient foulée, les ethnologues. Ceux-ci plus ambigus car il s’agissait nommément
une telle réputation. de science et non de conquête des territoires sinon des cœurs. Les meilleurs,
Densité des lettrés, donc. Cette intense relation entre Bilād Jbāla ceux que pouvait animer un authentique désir de comprendre, les meilleurs
(ex-Ghumāra) et Fès, entre montagne et ville, a créé les conditions d’une donc, en s’efforçant de déchiffrer l’Autre puis en partageant leurs découvertes
implantation de l’écrit là où on ne l’attendait pas nécessairement. Un tel rap- avec leurs concitoyens – publier c’est partager, c’est aussi, bien sûr, gagner
port villes-montagnes est nécessairement né d’un enchaînement de facteurs sa vie – ont contribué à affaiblir les défenses de ces autres. Le couvercle
multiples, mais il est sans doute possible d’isoler, en première approxima- soulevé, s’échappèrent, avec leurs secrets, les moyens et la force de résister.
tion, outre la demande forte de produits de la montagne ou en transit par Aurait-il fallu pour autant refermer aussitôt la boîte de Pandore ? Ne pas
la montagne, la question des itinéraires. Notamment, ceux reliant Fès à al- donner à connaître après qu’on ait connu soi-même ? Retournons la question :
Andalus à travers, précisément, le territoire des Jbala. les massacres auraient-ils été évités si les clés n’avaient pas été livrées par
Pas plus dans les campagnes que dans les villes – mais sans doute davan- des éclaireurs ? La violence est accoucheuse de l’Histoire. L’humanité avance
tage dans les premières – n’ont été abandonnés en bloc les héritages qui ainsi (« avance » est une allusion à la seule faculté de mettre un pied devant
façonnèrent un monde. Certains le furent, et de nouveaux comportements l’autre). On sait bien que les « humanitaires », missionnaires d’une nouvelle
se sont installés. D’autres ont subsisté, avec des fortunes diverses. sorte, s’ils soulagent, augmentent en même temps le capital symbolique de
leur propre culture… Faut-il alors s’enfermer et ignorer ? Ne faut-il pas, plu-
Ni archaïsmes, ni survivances, ce sont des réalités hier puissantes qui
tôt, affronter les contradictions de la situation, ses ambiguïtés, s’aventurer
continuent, inégalement selon les régions et avec une eficacité variable, à
certes en terrain mouvant mais sans lâcher les bannières du refus : refus du
jouer un rôle dans la société rurale d’aujourd’hui. Prégnance de l’ascendance
pillage séculaire, refus des « leçons », refus aussi de tout ce qui, comme le
en ligne masculine, tendance à l’endogamie, visite aux tombeaux des saints,
« droit d’ingérence », rétrécit encore la marge des peuples.
importance des lignages religieux, résolution des conlits avec présence mini-
male de l’État… nombre de domaines voient persister des structures et des Au triptyque de la mentalité coloniale (connaître, enseigner, dominer),
comportements enracinés dans l’histoire. Ce n’est pas plaider l’intemporalité unilatéral, s’oppose ainsi cet autre qui suggère la réciprocité du question-
d’un système. C’est récuser la table rase. nement et le partage de la connaissance comme condition nécessaire à la
constitution d’un savoir : connaître, comprendre, apprendre.
***
Aller à la rencontre de l’autre est un déi à soi-même car les embûches sont
Un mot, avant d’en terminer, sur la pertinence de l’approche par partout – et les paradoxes, qui démonétisent celui qui croit servir. Connaître
l’ethnologie – qu’on la nomme anthropologie ne change rien au fond. l’autre pour mieux en disposer ? Décidément non. Mais le discernement
L’histoire de la discipline est bien connue. Les missionnaires furent les est-il toujours au rendez-vous ? Aussi, à travers débats, confrontations – et
premiers et probablement les maîtres du genre : composer des dictionnaires affrontements ! –, les mises en garde des cercles informés et clairvoyants
pour mieux évangéliser. Il s’agissait de connaître, pas même d’essayer de de la société d’en face sont-elles un garde-fou indispensable. Les intellec-
comprendre. Encore moins d’apprendre. Ils étaient sûrs – à quelques igures tuels – et il y en a de toutes sortes, d’une société à l’autre – sont un maillon
près – de la supériorité de leurs valeurs, le dialogue était par principe exclu. essentiel de la reconnaissance de l’autre. Non par ce qu’éventuellement ils
Mais déjà en amont : connaître c’est d’abord observer, et le regard insistant racontent (ils sont, là, cantonnés au rôle d’informateurs) mais parce qu’ils
est à lui seul une effraction. Observer l’autre, c’est le dévêtir. Les mission- peuvent – et aujourd’hui dans la langue même de l’observateur – rappeler
naires qui se sont évertués à couvrir les corps, des Amériques à la Polynésie, à l’ordre en dénonçant ces idées reçues qui circulent si naturellement chez
dépouillaient l’autre, ils le dévêtaient. Puis, il y eut les oficiers et, dans la soi qu’on ne les identiie pas toujours : des repères idéologiques solides ne
20 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Introduction – 21
sont pas une garantie sufisante d’une reconnaissance non altérée de la voix chacun éclaire les autres et contient une part de leur vérité. De même, la
de l’autre. question de la sainteté pouvait-elle être reprise et afinée, tant est universel
L’écoute et le dialogue, où la parole déile dans les deux sens, sont tout et vivace le thème des modalités du contact entre l’Homme et son Créateur.
aussi nécessaires avec les autres couches de la société observée, celles dont Enin, le paradigme de la montagne méritait-il d’être réexaminé à la lumière
le savoir peut être seulement partiel. Avec elles aussi on peut apprendre de de ses attributs dans le Rif occidental : forte démographie, diversité des
l’autre et non seulement apprendre à le connaître. Reconnaître ses valeurs, savoirs agronomiques, prolixité artisanale et outillage insolite… Tous signes
les formes propres de sa rationalité sont un enrichissement de soi. C’est aussi permettant de conclure à la non fatalité de l’archaïsme, du retard et de la
s’ouvrir à une appréciation plus équilibrée de ce qui fonde l’humanité. Par marginalité du milieu montagnard.
exemple, une meilleure prise en compte du domaine de la foi, de la diversité L’intrusion dans la société arabo-berbère à partir du cas du Maroc du
de ses formes et exigences, a marqué non seulement les études qui vont être Nord était une des entrées possibles de ce monde diversiié où villes et ports,
ici exposées, mais la perception qu’on avait de soi-même, ainsi que l’image plaines et montagnes, oasis et déserts sont depuis des siècles en interaction.
qu’on se faisait de l’Homme. À l’observateur qui, peu ou prou, n’en sortirait D’autres grilles de lecture étaient possibles, d’autres approches aussi. Ce
pas transformé, la rencontre n’aurait pas donné tous ses fruits. parcours a répondu, en fait, à un jeu limité d’inclinations précises, à la fois
subjectives et objectives. Qui ont animé une vie.
Devant un tel étalage de bons sentiments, sans doute faudrait-il explo-
rer, pour plus de sûreté, une dernière piste. Quand l’autre est dominé, ne
représente-t-il pas une menace potentielle ? Du coup, prendre son parti peut
être aussi une façon de la désamorcer… On en restera là.
***
Résumons l’itinéraire scientiique. Il a réuni trois pays, trois terrains,
trois variantes d’une organisation sociale qui habite l’Afrique du Nord. Les
questions qu’ils ont posées valaient d’être travaillées, elles avaient un sens
et débordaient le cadre exclusif des montagnes du littoral méditerranéen où
elles se sont forgées, élément décisif de ce bassin d’entre-les-terres. Des trois,
l’un s’est détaché : le Rif et, à l’ouest, ses Jbala. Une organisation sociale –
pour quelque temps encore – active dans le monde arabe rural (arabe, mais
pas seulement, il est amazighe aussi ; rural, mais pas seulement, il a des
prolongements dans la cité). Une réalité qui n’a pas ini d’interroger l’his-
toire et les sciences sociales, non plus du monde méditerranéen mais des
sociétés humaines.
« Qu’est-ce qu’une tribu nord-africaine ? » : le questionnement de Berque
dans les années cinquante reste entier, même si du chemin a été parcouru
depuis. Or ce questionnement est gros de plusieurs autres : endogamie,
généalogie, segmentarité, rapport à l’État, ambivalence nomadisme/
sédentarité… où chacun est une clé de la compréhension des autres, où
I
Présentation3
Pour poser d’emblée ce qui constituera l’axe essentiel des chapitres La région intègre donc, d’une part, les plaines et petits plateaux qui s’in-
qui suivent, il convient de souligner que la partie occidentale de la chaîne terposent entre l’Atlantique et les premiers contreforts occidentaux du Rif,
— arabophone et, par ailleurs, très humide —, est traversée par l’itinéraire dessinant un couloir : le Habt. Al-Habṭ, aux premiers siècles de l’Andalou-
commercial séculaire qui relie la capitale, Fès, au détroit de Gibraltar et, sie musulmane, se prolongeait vers l’est entre Ouergha et Sebou jusqu’à la
au-delà, l’Afrique subsaharienne à al-Andalus ; au-delà encore, aux ports hauteur de Fès, conirmant le sens premier du mot : “descente”, décrivant le
de l’Europe et de l’Orient. Si l’on y ajoute sa place dans le jihād contre couloir menant du cœur du pays aux ports du détroit, aux portes d’al-Anda-
l’offensive des puissances chrétiennes à partir du XV e siècle et le vieil lus. Ce fut ensuite le nom de la province couvrant toute l’extrémité nord-
enracinement de courants mystiques, avec l’ermite Mouley ‘Abslem Ben ouest du Maroc, après la perte de Sebta/Ceuta (1415), jusqu’alors capitale
Mchich à la charnière des XIIe-XIIIe siècles, on comprend que l’on n’a pas de ce territoire.
affaire à une montagne en marge des grands courants de l’Histoire. Bien Elle intègre, d’autre part, à l’autre extrémité, les vastes étendues step-
plutôt, si l’on introduit une autre qualité de la région, le nombre inhabi- piques de la Basse Moulouya et de l’Oriental, seulement coupées, au nord,
tuel de ses lettrés, se pose la question du statut de la montagne, dans le par les petits massifs des Bni Iznassen (Bni Snassen) et des Kebdana.
bassin Méditerranéen et ailleurs, quand sa position géographique et son
Le Maroc du Nord apparaît ainsi comme une région composite rassem-
histoire propre l’ont longuement accouplée à la cité et aux traics interna-
blant une chaîne montagneuse à l’allure modérée – sinon en son môle central
tionaux. Ceci sera repris à la in du chapitre. Et dans le dernier chapitre
où sont les plus hautes crêtes, dont l’une, le Tidighine, proche de Kétama,
de l’ouvrage.
culmine à près de 2 500 m – et des terres basses qui lui sont attenantes.
1. Une montagne, deux climats et deux langues Ce môle central joue un rôle primordial, on l’a dit : en arrêtant le lux de
l’humidité atlantique il fait de son domaine occidental une zone qui bénéicie
Le Maroc du Nord, le Maroc méditerranéen, c’est essentiellement un d’une pluviométrie exceptionnelle :
triple littoral et un relief : une courte portion de littoral atlantique, la rive
« C’est la région [le Rif occidental] la plus arrosée du Maroc puisqu’elle reçoit
méridionale du détroit et une fenêtre de 350 km sur la Méditerranée, seu-
à elle seule un tiers de l’apport pluviométrique du pays ». « L’amplitude thermique
lement interrompue par la frontière algérienne ; une région montagneuse,
est partout faible, caractère résultant avant tout de la douceur relative de l’hiver. »4
articulée autour de la chaîne – littorale – du Rif et bordée à l’ouest, au sud
et à l’est par une zone inégalement déprimée. Qu’en est-il des populations ? Elles sont, à leur tour, composites, du
point de vue du genre de vie et de la langue. Au cœur, les montagnards :
Si la limite est bien marquée sur ses lancs occidentaux et orientaux, ils sont partagés par une frontière linguistique qui passe, elle aussi, grosso
elle est plus délicate à tracer au sud. À l’est de Fès, en effet, elle suit clai- modo, par le môle central. À l’ouest, les Jbala, arabophones d’une variante
rement la vallée de l’Innaouen puis le couloir de bassins qui mène de Taza dialectale dite « arabe montagnard ». À ceux-là se joignent les Ghmara, neuf
à Oujda. De même, tout à fait à l’ouest, elle exclut la plaine du Gharb, ce petites tribus qui occupent, au nord et nord-est de Chefchaouen, une zone
qui dessine une profonde échancrure vers le nord. En revanche, les basses restreinte comprise entre les oueds Laou et Oringa (sur le littoral, elle ne
montagnes sud-rifaines et les hauteurs pré-rifaines forment, jusqu’aux bas- dépasse pas une quarantaine de kilomètres de large) qui dévale de la dorsale
plateaux du Saïs de Meknès et de Fès, une avancée du versant méridional calcaire à la Méditerranée : ils se différencient des Jbala par un lexique plus
de la chaîne-mère qui prolonge vers le sud des paysages d’allure monta- riche en termes amazighes. Les Ghmara tiennent leur nom de la population
gneuse. Elles rendent ainsi aléatoire le tracé d’une limite méridionale nette qui, dès avant l’arrivée de l’islam et pendant de longs siècles, fut enregistrée
au plissement rifain. C’est l’homme qui y établira une frontière, sensiblement
sur la vallée de l’Ouergha, non pas la nature. 4- Maurer, 1990 : 444, 446.
26 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Présentation – 27
par l’histoire comme « Ghumāra ». Leur territoire s’étendait, semble-t-il, Sebta, à son frère al-Qāsim), et, à l’est, jusqu’à la Moulouya ; au sud, il
des hautes crêtes centrales jusqu’aux abords de l’Atlantique. À l’est, deux aurait atteint, dans sa plus grande extension, la trouée de Taza.
groupes amazighes, les Rifains proprement dits (Riiyyin ou encore Riafa,
2. Un troisième acteur, les Senhaja
Rwafa) et les Senhaja. Les premiers ont un parler amazighe de type zénète
(le znati) : celui-ci constitue ici la pointe extrême-occidentale d’un vaste Qui sont les Ṣanhāja ? Ce sont, à l’origine, de grands nomades sahariens
ensemble qui s’étendait sur l’essentiel des plateaux algériens non arabo- que leur ultime avancée vers le nord, il y a sans doute un bon millénaire, a
phones. Les seconds appartiennent à un autre ensemble linguistique ama- conduits jusqu’à la côte méditerranéenne ; leur élan se serait ralenti par la
zighe, le ṣenhaji, provenant, lui, du grand Sud5. suite au proit des Zanāta, consécutivement à la pression des plus dynamiques
d’entre eux, les Bani Marin (futurs Mérinides) venus des plaines orientales.
Si l’on se souvient que de nombreux chroniqueurs et historiens arabes6
Ces Zénètes vont alors assimiler, « zénétiser » la plupart des groupes qui
classent les Ghumāra dans la famille des Maṣmūda, qui s’étendait sur la
occupaient les plaines orientales et l’est du massif rifain – et dont le nom
façade atlantique du Maroc depuis les Atlas central et occidental jusqu’au
peut persister aujourd’hui : ainsi al-Bakrī précise-t-il qu’au temps de la
détroit (où se trouvait, par exemple, un « Qaṣr Maṣmūda», ancien nom de
principauté d’al-Nakūr (709-1080), une des portes de la cité s’appelait Bab
Ksar Es-Seghir), on voit se concentrer dans le massif rifain les trois grands
Bani Waryaghal, nom porté par une des grandes tribus rifaines contempo-
groupes amazighes du pays : Maṣmūda à l’ouest (dont il ne reste qu’un
raines. Les Ṣanhāja ont donc atteint le littoral méditerranéen où ils occupent
maigre substrat linguistique chez les arabophones Jbala et Ghmara), Ṣanhāja
une fenêtre d’une trentaine de kilomètres de largeur, avec (d’ouest en est)
au centre, Zanāta à l’est (les actuels Riiyyin et les Bni Snassen). Rappelons
les Mettioua, les Bni Gmil, les Bni Bou-Frah et les Bni Itteft. Ces groupes
cependant que ces auteurs ne mentionnent les Zanāta que tardivement.
littoraux sont presque entièrement arabisés aujourd’hui mais, tout en rap-
D’après eux7, ‘Umar, l’un des ils d’Idrīs II, avait reçu en partage les villes
pelant leur appartenance aux Ṣanhāja, ils se considèrent Rifains – ceux-ci
côtières de Targha et Tigisas « et les pays des Sanhaja et des Ghomara » :
font cependant la différence et les assimilent, linguistiquement en tout cas,
il n’est pas encore question de Zanāta au IXe siècle. Selon Henri Terrasse8,
aux Jbala en qualiiant leur parler de djebli ou, mieux, djebri dans leur ver-
qui cite al-Bakrī, une première installation zénète, antérieure à la poussée
sion propre de la znatiya. En revanche, les Senhaja d-Srayer qui vont des
qui permit aux zénètes mérinides d’établir leur dynastie à Fès (1269), est
hautes crêtes calcaires de la dorsale jusque, vers le sud, aux approches de
attestée dans le Nord marocain, mais non en un bloc compact :
Taounate, sont arabophones à l’ouest et amazighophones à l’est (Ktama,
« (ces) groupes protozénètes (…) (s’y) mêlaient en proportion décroissante vers Taghzouth, Targuist, etc). Le couloir senhaja qui devait jadis partir de la
l’ouest aux Sanhaja et aux Ghomara dont (ils) semblent avoir contourné les masses trouée de Taza (avec les Ghiata) en direction de la mer, est interrompu à
les plus homogènes ». la hauteur de Taounate, le long de la vallée de l’Ouergha, par une série de
L’héritage de ‘Umar s’étendait ainsi pratiquement jusqu’à l’Oued Laou, petites tribus – senhaja à l’origine9 mais que l’histoire (ou l’administration)
au nord-ouest (laissant le reste du domaine des Ghumāra, avec Tanger et a inalement rattachées aux Jbala – qui rejoignent les grands ensembles
Tsoul et Branès situés à la pointe extrême-orientale de l’arc des Jbala, donc
au contact du domaine rifain.
5- C’est probablement beaucoup simpliier les choses. Ainsi le linguiste Mohammed Cette zone tampon entre Jbala (ex-Ghumāra de l’histoire médiévale) et
Elmedlaoui considère-t-il avec la plus grande prudence toute interprétation linguistique Rifains est donc bien confuse et connaît une évolution linguistique accélérée
des divisions existant entre groupements politiques. Communication personnelle.
6- Dont l’opinion sur ce point est rappelée par Colin, 1929 : 48. qui se fait à l’avantage de l’arabe de la variante jeblie. Toute la région a été
7- Cités notamment par Bazzana et al., 1983-1984 : 370, note 15.
8- Terrasse, 1949-1950 : 197. 9- Cf. infra la citation d’Ibn Khaldūn.
28 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Présentation – 29
marquée par ces luttes entre les trois grands groupes Ghumāra, Ṣanhāja, et, La limite entre les deux premiers grands groupes, Ghumāra et Ṣanhāja,
plus tard venus, Zanāta-Rifains. Au début du XXe siècle, on gardait encore passait selon al-Idrīsī par le port de Bādis, un peu plus à l’ouest selon al-Bakrī,
le souvenir d’un ṣoff 10 (camp, ligue, parti ; les Jbala utilisent plutôt ‘alem) plus exactement au niveau de l’Oued Ouringa qui a son embouchure au
ghmara et d’un ṣoff senhaja qui partageaient les tribus du massif rifain. Une port de Jebha13 – ce qui laisse clairement l’ancienne principauté d’al-Nakūr
tradition, attestée par S. Biarnay, Michaux-Bellaire (1911), Lévi-Provençal (709-1080) à l’extérieur du territoire ghumāra. Cette frontière vieille de
(1917) attribue à un personnage dont on ne sait rien, sinon le surnom, Abū quelque mille ans est toujours en état, la limite de la province d’Al Hoceima
Ṭiyūr (l’Homme aux oiseaux), une liste de surnoms dont sont affublées les avec celle de Chefchaouen (qui inclut le territoire des Ghmara actuels) se
tribus de la région. Il serait originaire de la vallée de l’Ouergha et aurait trouvant à mi-chemin de Bādis et de Jebha. Plus tardif, Ibn Khaldūn étend
vécu il y a de cela près de deux siècles. Ces surnoms, empruntés aux dif- cependant le territoire ghumāra à l’est jusqu’à l’Oued Nekkor, extension
férentes espèces de l’ordre animal, étaient encore connus à l’époque de qui sera reprise à sa suite par les chroniqueurs des XVIe et XVIIe siècles14.
Lévi-Provençal. Les versions peuvent diverger quelque peu les unes des ***
autres, mais le fond de l’affaire est que cette liste correspondrait en fait à
Un dernier mot sur cette particularité onomastique qui réserve à ces neuf
une classiication des tribus selon leur rattachement à l’un ou l’autre des
petites tribus concentrées entre la dorsale et la mer un nom qui fut jadis porté
deux grands groupes historiques de la région, Ṣanhāja et Ghumāra. Filiation
par l’ensemble des populations du Rif occidental. Il est très vraisemblable
authentique ou, avec le temps, choix tactique (volontaire ou imposé), ce
que, jusqu’au XVIIe siècle, on ignorait le terme « jbala » comme marqueur
double rattachement recouvre une opposition séculaire entre deux « partis »
de l’identité de la population du Rif occidental, et que toutes les tribus au
(leff) : c’est d’ailleurs comme cela sans doute qu’il faut lire les classiications
nord de l’Ouergha et du coude du Sebou, jusqu’à la Méditerranée, se parta-
qu’opère Ibn Khaldūn, plus souvent « politiques » (avec la notion de leff) qu’
geaient entre Ghumāra et Ṣanhāja. C’est l’historien Hassan Al-Figuigui15 qui
« ethniques »11. Selon la version la plus répandue, les tribus portant des
a trouvé la plus ancienne mention connue du mot « jbala » appliqué à cette
noms d’oiseaux dont la consommation est licite appartiendraient au parti
région : il situe l’apparition du terme peu après l’avènement de la dynastie
des Ghumāra, ceux-ci ayant été « mangés » par les envahisseurs Ṣanhāja.
alaouite, à l’occasion d’un remaniement des divisions administratives. Un
Les tribus rifaines, bien que ne portant pas, semble-t-il, ce genre de surnoms,
dahir signale la nomination en 1672 (année de l’intronisation de Mouley
en seraient venues à se ranger elles aussi dans l’un ou l’autre camp. Cette
Ismaïl comme sultan) d’un « caïd de la région de Jbala et du Fahç ». Cette
division en deux ligues n’a plus joué dans les conlits du XXe siècle, à l’occa-
entité administrative remplaçait la ‘amalat al-Habṭ (“province du Habt”)
sion des entreprises de Bu Hmara, de Raïsuni ou d’El-Khattabi.
qui recouvrait toute l’extrémité nord-ouest du Maroc jusqu’à la perte, en
Ibn Khaldūn donne une liste des tribus Ṣanhāja bien plus large que leur
1415, de Sebta/Ceuta, alors capitale de la province.
composition actuelle, puisque il classe comme telles des tribus aujourd’hui
considérées jeblies : C’est probablement à l’occasion de ce remaniement que les petites tribus
« (…) les Fichtâlah, les Machtah, les Bani-Uriâgil, les Bani-Hamîd, les Bani-
senhaja de la vallée de l’Ouergha ont été purement et simplement assimilées
Mazgildah, les Bani — ‘Amrân, les Bani-Darkûl, les Bani-Urtazzar, les Malwânah,
Bani-Darkûl sont une fraction des Bani-Zarwâl, et non la fraction des Khmâs ». Que les
les Bani-Wâmûd. Elles occupent le pays de l’Uarghah et d’Amargû, travaillent au Bani-Urtazzar sont « probablement les Urtzâgh, fraction des Slâs (…) ». Et que le Djebal
tissage des étoffes ou cultivent la terre. C’est la raison pour laquelle on les appelle Amargû, avec les ruines de la forteresse almoravide, se trouve chez les Fichtâlah. Ce
groupe occupe donc le cours moyen de l’Ouergha, à l’ouest des Senhaja Srayer actuels.
Sanhâjah-al-bazz »12
13- Colin, 1929 : 48, note 5.
10- Ou ṣaff. On utilise plutôt dans le Nord : ‘alem, drapeau, bannière. 14- Mezzine, 2003 : 318-321. Cette élasticité des limites d’une région n’est pas exception-
11- Mezzine, 2003 : 321. nelle, surtout sur le temps long. Cf. infra le Sous, chapitre V, « Dynamisme », section 3.
12- Ibn Khaldūn, 1968-1969, cité par Lévi-Provençal, 1917. Qui précise que « Les 15- Al-Figuigui, 2001.
30 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Présentation – 31
à leurs voisins de parler « arabe montagnard » — les « Jbala » selon le nou- phénomène autrement considérable, celui des premières arabisations de
veau découpage — qui les bordent au nord. Inexplicablement — dans l’état ruraux imazighen : elle s’est faite en auréole à partir des capitales islamiques
de nos connaissances —, les tribus Senhaja-de-Gheddou et Senhaja-de- du Maghreb, Kairouan, Constantine, Tlemcen, Fès, ces vieilles cités étant
Mosbah, qui sont pourtant en continuité avec les premières, ont gardé leur les premiers foyers d’arabisation :
référence onomastique à l’origine senhaja, tout en s’étant « jeblisées » dans « (…) En effet, ces parlers sont les survivants des premiers temps de l’arabisa-
leur parler et bien que séparées de leur « compatriotes » du grand ensemble tion avant l’arrivée des Bédouins au Maroc à la in du XIe siècle. Il faut en effet situer
Senhaja Srair, resté pour moitié seulement de parler senhaji. les parlers “montagnards” dans le contexte global du Nord de l’Afrique et revenir à
En revanche, à la limite sud-orientale de l’ensemble linguistique, les la proposition de classiication de W. Marçais, qui s’est interrogé sur un type de par-
Ghiata, un groupe enserrant Taza (jusqu’à mordre, au sud, sur une grande ler qui n’était ni bédouin ni citadin, rencontré notamment à Takroûna en Tunisie, et
portion du Moyen Atlas, massivement amazighophone, lui) et contrôlant qui présentait des caractéristiques semblables à celles qu’il avait observées dans la
donc la trouée du même nom, dont le parler est strictement de type « arabe région de Jijel, de Tlemcen, chez les Trara et dans les parlers Jbala du Nord maro-
montagnard » (si même dans le passé ils étaient amazighophones senhaja), cain. C’est ainsi qu’il a introduit dans l’Avant-Propos de son étude sur Takroûna, le
n’est pas considéré (et ne se considère pas) « jbala » : les autorités alaouites terme de “parlers villageois” »16
les en ont retranchés, sans doute car trop excentriques pour l’entité admi- Si l’on se défait de l’image d’une population homogène, montagnarde
nistrative qu’elles envisageaient. (Rif occidental), que les anciens historiens arabes nommaient Ghumāra et à
Pourquoi à l’inverse avoir gardé le petit bloc des Ghumāra méditerra- laquelle ils donnaient des limites précises (quoique variables), notamment au
néens en une entité à part et lui avoir réservé un ethnonyme jadis largement sud et à l’est vis-à-vis d’une autre population, appelée Ṣanhāja, et que l’on
partagé ? Il y faut plus d’enquête. Tout au plus remarquera-t-on que, en se concentre sur le phénomène de l’arabisation première autour des vieilles
gros, c’est le versant méditerranéen de la grande dorsale qui parcourt le Rif cités, on comprendra mieux la présence d’un arabe de type « montagnard »
occidental et central, et le plus abrupt, qui est ainsi identiié comme unité au sud de Fès (autour de Sefrou : Bhalil, Bni Yazgha). À l’évidence, il ne
propre. La délimitation entre tribus des Ghmara et tribus des Jbala semble peut s’agir d’une excroissance des anciens Ghumāra, mais plutôt de ves-
bien suivre, en effet, la ligne des crêtes, sauf peut-être pour les Bni Khaled, tiges méridionaux d’une auréole ayant Fès comme centre.
au sud-est : l’œil du géographe nous serait bien utile.
Au fond, la vraie question ne serait-elle pas : à quoi attribuer cet expan-
Poursuivons plus à l’est, avec ce groupe de tribus littorales dont on a sionnisme du parler jebli aux dépens du senhaji, vers le nord-est et le sud-
dit plus haut qu’elles étaient sans doute l’aboutissement de la poussée des est – et déjà au sud le long de l’Ouergha il y a plus de six siècles, si l’on
Ṣanhāja vers le nord, vers la Méditerranée : Mettioua, Bni Gmil, Bni Bou- en croit Ibn Khaldūn ? Est-ce le résultat de l’affrontement séculaire évo-
Frah et Bni Itteft, les premiers jouxtant les Ghmara, les derniers touchant qué plus haut, dont font état certaines chroniques mais dont on sait en réa-
aux Rifains. Ils sont presque entièrement arabisés aujourd’hui mais, dans lité peu de choses, entre un ṣoff ghmara et un ṣoff senhaja ? Où ce-dernier
la variante djebliya alors qu’ils ne se reconnaissent pas Jbala : parce qu’ex- aurait eu le dessous ? Faut-il y voir plutôt l’effet du nombre, de la qualité,
térieurs à l’entité administrative alaouite ? Les Rifains stricto sensu ne s’y du zèle des lettrés ghmara ?
trompent pas qui les nomment Ijbiriyen.
Ces péripéties onomastiques ont au moins le mérite de souligner le rôle
Peut-être faudrait-il moins se focaliser sur le terme « jbala » comme des autorités centrales du pays dans l’organisation du territoire, qui n’est
expression d’une identité régionale et approcher la question par le bout du pas laissée au simple jeu des forces locales.
parler. La pierre de touche c’est l’extension de cet « arabe montagnard »
(Colin) ou de ce « parler villageois » (W. Marçais), qui est rapportée à un 16- Caubet, 2002.
32 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Présentation – 33
On distinguerait alors une branche septentrionale, au parcours sensiblement les rives fertiles et cultivées du Nil. D’où les deux notions que véhicule
nord-sud ; et une branche méridionale qui rejoint, après une brève courbe, ce mot : « bord » (rive, littoral et, par extension, alentours, lanc, limite)
l’axe ouest-est de la vallée de l’Ouergha. Cela permet de différencier deux et « campagne fertile », « abondance », par quoi il s’oppose donc à la fois
principaux sous-ensembles du territoire des Jbala, comprenant, pour l’un, au désert et à la ville. Au Maroc, ce sens de « campagne » ne se retrouve
l’essentiel de la péninsule Tingitane, pour l’autre, l’essentiel du bassin de pas dans le parler usuel. On le rend par ‘urubiya 22, plus classiquement par
l’Ouergha, sans conséquence sur une culture qui reste largement commune. bādiya qui porte, lui, l’accent sur l’aridité. En revanche, rif existe bien avec
Ce n’est pas, là, un massif-refuge, en marge des grands courants de l’his- le sens de « bord ». Par exemple, chez des groupes de pasteurs transhumants
toire. Il est tout d’abord à proximité de routes commerciales séculaires avec, du centre du pays qui appellent rif, dans le cercle des tentes, celles qui sont
d’un côté, le détroit de Gibraltar et les ports méditerranéens, de l’autre, la à la périphérie. On le trouve encore dans le sens de rang, d’alignement :
ville de Fès ; il a ensuite occupé, aux XVe-XVIIe siècles, la ligne de front du un rang de moissonneurs, de danseurs, d’enfants... Mouliéras lui donne le
jihād mené contre l’offensive des puissances chrétiennes ; il bénéicie enin sens de « armée, bande, troupe »23. Il faudrait y ajouter le rif qu’on trouve
d’un vieil enracinement de courants mystiques, que symbolise le sanctuaire dans Rif al-Andalus, quartier de la ville de Chefchaouen, dans Rif al-Qasba
de Mouley ‘Abslem Ben Mchich. à Gharuzim, près de cette dernière ville, dans Rif el-‘Azef, le plus vieux
quartier de Ouazzane (plus exactement d’un bourg proche, El-Quechriyin,
Une forte démographie attire d’emblée l’attention. Énoncé à propos de
voir Mission Scientiique..., 1918), et, par exemple encore, dans deux des
la seule basse montagne rifaine, ceci vaut en fait pour tout le massif :
huit quartiers d’un village des Bni Gorfet, Lehra, nommés Rif l-Fuqi et
« Elle apparaissait au début du siècle comme une région privilégiée, dotée de Rif s-Seli (« du haut » et « du bas »). Ce sens de « quartier », ou peut-être
possibilités agricoles et pastorales diversiiées, relativement faciles à mettre en valeur. d’« extension » au-delà du noyau originel d’un établissement, est-il propre
Son peuplement était l’un des plus denses de tout le Maroc rural. »18 à la région ? Est-il connu ailleurs au Maroc ? Ou bien n’y a-t-il là qu’une
Au début des années trente, elle présentait des taux supérieurs à 40 application particulière du sens plus général de « bord », de « rang » ?
hab./km2, ce qui la classait comme la région la plus peuplée du Maroc avec À plus grande échelle, comment en est-il venu à qualiier, chez les
les Doukkala19 (ceux-ci peuplant la plaine atlantique, ce ne va d’ailleurs historiens et les géographes arabes, puis européens, la chaîne côtière qui va
pas sans poser question). Le Rif, pris cette fois dans son ensemble, livre du détroit de Gibraltar aux approches de la Moulouya ? Le terme apparaîtrait
des chiffres tout aussi étonnants. Si les taux les plus forts se trouvent dans pour la première fois dans un texte du début du XIIIe siècle pour désigner
sa partie orientale, la plus sèche (chez les Aith Waryaghar, par exemple, l’ancienne Maurétanie Tingitane : c’est Ibn Sa‘âd qui parle du « Rīf des
120 hab./km2 dans les années soixante20), le Rif occidental, lui, compte 2,3 Ghumāra » ; plus tard, au XIVe siècle, al-Badīsī l’étend à toute la région –
millions d’habitants (recensement de 1982), mieux répartis que dans le Rif montagneuse – qui va de Sebta/Ceuta à Tlemcen24. Parmi les auteurs qui
oriental, dont les 800 000 habitants sont principalement rassemblés dans la ont étudié la région, David Hart rappelle le sens de « bord », présent dans
partie nord des provinces d’Al Hoceima et de Nador21. l’expression rīf al-baḥar, « littoral »25 ; Édouard Michaux-Bellaire avait
Un détour par l’étymologie, mais aussi l’histoire, est maintenant néces- aussi relevé un usage militaire du terme, rīf al-maḥalla, le bord du camp,
saire. Le sens de rīf dans maints pays arabes est celui de « campagne ». Il
s’est dégagé du contexte égyptien où il désignait à l’origine exclusivement 22- Le mot peut avoir une connotation dépréciative, particulièrement dans les villes du
Nord de l’ex-protectorat espagnol où il peut désigner toute personne originaire de la
18- Fay, 1976. « zone sud », c’est-à-dire de l’ex-protectorat français ou dakheliya (« de l’intérieur »).
19- Fay, 1972 : 14. 23- Doutté, 1899 : 11, note 3.
20- Hart, 1976. 24- Ferhat, 1993-b.
21- Maurer, 1990. 25- Hart, 1976 : 339.
36 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Présentation – 37
son lanc externe26. Cette région montagneuse, bordant une côte qui fut en Réunir les critères de la géographique physique, puis ceux de la linguistique
première ligne pour l’expansion et la défense de l’islam ne mérite-t-elle pas et y associer la carte de l’extension des principaux faits techniques (vête-
ce titre ? C’est une explication plausible si l’on considère qu’à partir des ment, couverture du toit, joug d’attelage, moulin à farine, etc.) n’amènera
Mérinides (arrivés au pouvoir à Fès à la in du XIIIe siècle), la progression pas toujours, il s’en faut, à une vison cohérente des sous-ensembles qui par-
des chrétiens dans al-Andalus fait que la confrontation se rapproche de la courent le massif rifain. Pourtant certaines convergences peuvent se laisser
rive africaine du dār al-islām… deviner qu’il sera tentant de dégager.
Une autre dificulté se greffe sur celle-là. Au Maroc, dans l’usage courant, Revenons à l’étymologie. Jbala : pluriel de jebli, montagnard, lui-même
rif ne désigne pas une chaîne de montagne particulière, ni même un relief, venant de jbel, montagne (class. jabal). Le mot a connu au Maroc la même
mais une population et son territoire : il couvre la seule moitié orientale de évolution que rīf, glissant de la déinition d’un milieu naturel à celle d’une
la chaîne dite du Rif et ses prolongements atténués jusqu’à la Moulouya, population. Il désigne les habitants d’une région montagneuse bien parti-
territoire où la langue parlée (sauf chez quelques groupes arabes de tradition culière, en gros la seule moitié occidentale du Rif30.
bédouine, ou arabisés, qui évoluent dans son orbite) présente une variante Doutté, au milieu du XIXe siècle, cite en Algérie les « Djebala (...) de
très caractéristique au sein des parlers amazighes. Nédroma, d’El Milia, etc. ». Encore aujourd’hui, dans ces plateaux fores-
Il y a donc un Rif oriental montagneux et amazighophone, connu, avec tiers de l’Oranie qui constituent le dos du Tell (ḍahar et-tell), les habitants
une partie des terres basses qui le prolongent jusqu’à la Moulouya, comme sont appelés « Djebalia » ; c’est le cas également à l’est du pays (sud de
Rif. Et un Rif occidental à l’individualité tout aussi marquée : physique- Batna). Dans le sud-est tunisien et en Tripolitaine de Libye, les gens de
ment parce que très arrosé, humainement parce qu’arabophone depuis des la tente appellent « Jebaliya », « Jbayliya », « Jabayliya », les îlots berbéro-
siècles, essentiellement le pays Jbala, auquel on peut joindre les Ghmara phones dans leurs villages de montagne. À noter que ces appellations sont
et, si on privilégie le critère climatique, les Senhaja Srayer (en langue par- considérées comme dépréciatives alors que ce n’est absolument pas le cas
lée locale, Ṣenhadja d-Srayer). au Maroc. L’ethnonyme se retrouve encore au Liban31. L’Encyclopédie de
Certains auteurs opèrent autrement les distinctions. Par exemple, en l’Islam signale aussi un petit port de la côte syrienne nommé Djabala (Djéblé
intercalant un « Rif central », parfois qualiié de Haut Rif, qui correspond dans le parler local) ; et dans le Nadjd de la péninsule arabique, une région
aux crêtes les plus élevées, comprenant alors les Senhaja Srayer ainsi que montagneuse isolée du nom de Djabala. Il est à signaler que dans les deux
ceux des Ghmara qui les entourent. Ce Rif central inclut aussi parfois les cas, ce n’est pas le pluriel de jabal (qui est jibāl). D’autres occurrences du
Jbala sud-orientaux et, pour certains, jusqu’au groupe des Rifains monta- terme sont probables.
gnards, c’est-à-dire ceux qui sont situés à l’ouest de l’Oued Kert27. D’autres La dificulté est que cet ethnonyme, dans le Rif, s’est substitué assez
encore regroupent indistinctement en un « Rif méridional » tous les Jbala tardivement à un autre que l’histoire médiévale32 a bien connu : Ghumāra.
sud-orientaux28 ou bien élargissent à l’ensemble de la zone comprise entre
le Loukkos et l’Ouergha la notion de « basse montagne sud-rifaine », réser- 30- Signalons, quand bien même cela soit sans signiication sur la réalité linguistique
vant la dénomination de « tingitane » à la partie nord-occidentale des Jbala29. non plus qu’historique, que, durant le protectorat espagnol, la zone était divisée en cinq
« territoires » : « Ŷebala, Lucus, Gomara, Rif, Quert », et que, les tribus des Jbala, se
Entre ces différentes classiications le choix est parfois dificile à faire. trouvant distribuées entre les trois premiers, le « Territorio de Ŷebala » ne comprenait
que onze des tribus relevant, antérieurement et postérieurement au protectorat, des Jbala.
26- Michaux-Bellaire, 1926 : 35, 36. 31- En Palestine, dans la bande de Gaza, le nom de Jabaliya est attribué à un camp de
27- Maurer, 1968, Hart, 1976. réfugiés.
28- Noin, 1970. 32- Terme à utiliser avec précaution, des historiens hésitant à transférer dans le contexte
29- Maurer, 1990, Fay, 1972. arabo-musulman une notion forgée pour l’histoire européenne.
38 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Présentation – 39
Des études récentes de linguistes permettent d’interpréter ce nom comme etc.), héritières de grandes tribus « guich »36. En revanche, la limite orien-
un pluriel amazighe : ighmaren (de même pour l’ethnonyme des Maṣmūda : tale semble avoir été plus stable, située, on l’a dit, soit sur l’Oued Ouringa
masmuden, vaste population dont les Ghumāra seraient une branche, selon soit sur le port de Bādis, à une trentaine de kilomètres plus à l’est. En tout
Ibn Khaldūn). Il serait donc un adjectif, non pas un substantif, et renverrait cas, était exclue du territoire Ghumāra la principauté d’al-Nakūr, première
à un mode de vie : « Les Ghumāra sont des chasseurs et des bûcherons qui construction politique de ce qui deviendra le Maroc, précédant la fondation
vivent de la forêt »33. Dans les sources étrangères, notamment portugaises de Fès de près d’un siècle, avec sa capitale du même nom à l’arrière de la
et espagnoles, l’appellation « Gomera » est la seule en usage dans les docu- baie d’Al Hoceima. Fondée par un lieutenant du calife de Damas, elle avait
ments de l’époque de l’occupation ibérique des ports de la région (XVe et été la part de l’héritage d’Idrīs II qui était allée à ‘Umar avec, on l’a vu plus
XVIe siècles). On la retrouve dans une des dernières possessions espagnoles haut, « les pays des Sanhaja et des Ghomara ».
du rivage méditerranéen du Maroc : Peñón de Vélez de la Gomera. Si l’une
4. Le Rif occidental dans l’histoire
des îles Canaries porte aussi ce nom, ce n’est pas à mettre en relation avec
l’origine amazighe d’une partie de la population insulaire, mais plutôt avec La densité des lettrés, sans doute le fait qui interpelle le plus l’observa-
la présence d’une gomme tirée du lentisque (Pistacia lentiscus) dont on teur, est aussi celui qui le laisse le plus perplexe. Quelques pistes peuvent
tirait une pâte à mâcher34. être avancées, trois étapes qui ont marqué en effet de façon indélébile la
construction de l’identité des Jbala – alors appelés Ghumāra :
L’apparition du terme « Jbala » est encore incertaine. Elle a été évoquée
plus haut : pour les sources écrites, des recherches récentes35 la situent peu 1. Les rapports entre les populations du Rif occidental et la première
après l’avènement de la dynastie alaouite, à l’occasion d’un remaniement dynastie musulmane établie au Maroc (compte non tenu de la principauté
des divisions administratives avec, comme on l’a déjà signalé, la nomina- de Nakūr) ont été sufisamment étroits pour que le destin des Idrissides y ait
tion, en 1672, d’un « caïd de la région de Jbala et du Fahç ». C’est, il semble été scellé : c’est sur un de ses plus hauts sommets, sur la frange occidentale
bien, sa première occurrence. des premiers contreforts du Rif, que périt le dernier roi de la dynastie, en
985. Le royaume idrisside balançait jusque là entre les deux puissances de
Leur occupation actuelle des chaînes, vallées et collines de la moitié occi-
la Méditerranée occidentale, les Omeyyades de Cordoue et les Fatimides de
dentale du plissement rifain est un rétrécissement de l’ancien territoire des
Tunis. À l’occasion de deux conlits, en 925-926 contre ces derniers (qui les
Ghumāra, quoique, sur ce point, les versions diffèrent. Selon Ibn Khaldūn,
expulsèrent déinitivement de Fès), puis en 973-974 contre les premiers, le
la limite occidentale atteignait l’Atlantique, à son époque, incluant Ksar
prince régnant dut se réfugier chez les Soumata à Ḥajra al-Nasr, « le Roc de
El-Kebir – mais pas Tanger. Il est probable que plusieurs siècles aupara-
l’Aigle » (localement Ḥadjrat En-Nser), dans une forteresse édiiée depuis
vant, le territoire des Ghumāra s’étendait en fait plus au sud, jusqu’aux terres
peu. En 974, la forteresse tomba aux mains des Omeyyades (qui avaient déjà
marécageuses du Gharb ; sans doute aussi (en rivalité avec les Ṣanhāja) sur
enlevé au passage Tanger, Asilah, Qaṣr Maṣmūda – le futur Ksar Es-Seghir –,
ce Prérif aux vallées encore encaissées jusqu’aux approches de Mouley-
puis Nekūr). Al-Hasan Ibn Gannūn, le dernier souverain idrisside, y fut fait
Idriss du Zerhoun, de Fès et de Taza : on y retrouve en effet aujourd’hui la
prisonnier puis emmené à Cordoue. Il réussit à fuir au Caire et, après huit
même forte tradition villageoise et paysanne, reprise par des populations
années d’exil, revint à Ḥajra al-Nasr où une dernière bataille avec les troupes
fortement arabisées (lire bédouinisées : parler, vêtement, place du cheval,
omeyyades lui coûta la vie37. Ainsi, durant ses soixante-dix années d’exis-
tence, Ḥajra al-Nasr joua un rôle de forteresse-refuge pour les Idrissides et
33- Ferhat, 1994 : 33.
34- Navarro Maderos, 1992, cité par Camps, 1998. 36- Lazarev, 1966 : 39 ; cartes : 36, 41.
35- Al-Figuigui, 2001. 37- Cressier et al., 1998-a.
40 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Présentation – 41
38- Cité par Cressier, op. cit.. Sabū et Bilād Ghumar ne sont pas identiiées.
42 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Présentation – 43
S fois sur le mode duel, c’est pour énoncer une série de rappels. En
premier lieu, que déinir un objet c’est dire à la fois ce qu’il est et ce
qu’il n’est pas. Mais au-delà d’une approche en termes d’exclusion (« cela
et pas autre chose »), c’est aussi dire, en un second temps, la contradiction,
lourde de paradoxes, dont tout objet est porteur : lettré et paysan ? Tribal et
montagnard ? L’Autre et (est) Soi ? Façons d’appréhender l’identité : elle est
La SoCIéTé autant faite d’évidences que de paradoxes, le semblable le dispute au dispa-
rate, les fractionnements, les glissements et les recompositions se succèdent
au gré du locuteur et du moment. Les frontières ne sont jamais aussi tran-
chées qu’elles ne se donnent et, pourtant, des identités, pour luctuantes et
transitoires qu’elles puissent être, vivent. Elles vivent dans les têtes qui sont
l’objet d’une observation et dans les têtes de ceux qui observent...
I- Lettré et paysan ?
1. Que désignent-ils ?
Selon le degré de précision que l’on prête à ces termes, la proposition
peut sembler incohérente ou compatible. Il est ainsi une déinition large du
51- « Quelques questions relatives à la société des Jbala : savoir lettré et savoirs paysans,
segmentarité et sédentarité, comparaisons andalouses », Actes du colloque international
« Jbala : systèmes et savoirs paysans - I » (Kénitra, 16-17. 12. 1993), Les Jbala. Espace
et pratiques, coordination Zouggari, Messaoudi, Vignet-Zunz, Groupe Pluridisciplinaire
d'étude sur les Jbala, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de
Kénitra, 2001, 207-245.
Il y a été ajouté une partie de : « Outils insolites, outils défaillants et savantes montagnes »,
in Des outils, des machines et des hommes. Études offertes à Georges Comet, Cahiers
d’Histoire des Techniques, n°8, Aix-en-Provence, PUP, 2012.
46 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 47
lettré : quelqu’un d’instruit, qui sait lire et, allons un petit peu plus loin, qui en 1980 les massifs du Nord ; lors d’une promenade avec un fqih des Bni
se sert de cette capacité pour, à l’occasion, augmenter son savoir, nourrir sa Mestara celui-ci identiia comme Ammi majus une plante connue pour être
rélexion ; en somme un non-illettré. Il est alors, de par le monde, des pay- à la base d’un remède pour le vitiligo (vulgo : lèpre blanche). Bellakhdar
sans qui peuvent relire des passages de leurs Saintes Ecritures, consulter poursuivait :
un précis de la profession, lire une lettre, à la limite lire un journal. Mais le « [il] pratiquait une médecine par les plantes incluant des éléments magico-reli-
lettré ce peut être exclusivement celui qui, de par sa fonction même, met gieux (croyance aux carrés magiques) ; il nous montra deux livres qu’il utilise dans
en œuvre ses connaissances : le texte est son métier, soit qu’il l’enseigne sa pratique : le kachf al-rumûz fî bayân al-a‘chab, d’Abderrezaq al-Jazairi (XVIIIe)
(le maître), soit qu’il le travaille (l’homme de lettres), soit encore qu’il en et le kitâb al-rahma fî tibb wa al-hikma, du cheikh égyptien Jalaleddin Abderrahman
fasse le signe ou le moyen d’une intervention sur l’ordre des choses (actes al-Soyoti (XVe). »53
juridiques, ou médicaux : curatifs, propitiatoires, prophylactiques). Son commentaire était que dans toute autre région du Maroc, un bon
Avant d’examiner ce qu’il en est du paysan, précisons tout de suite fqih aurait sans doute aussi bien réussi l’identiication, mais il n’aurait pas
que, chez les Jbala, c’est la catégorie étroite du lettré qui nous retiendra : sorti de son coffre des ouvrages scientiiques pour la valider.
le spécialiste de l’écrit et de la parole, tour à tour ou tout à la fois ‘ālim, Le paysan, lui, c’est bien celui qui cultive le sol. Mais les dificultés
faqīh, muftī, qāḍī, ṭālib, ‘adīl, adabī... Depuis bien longtemps, et encore apparaissent déjà avec la destination des produits de ce travail : peut-on par-
aujourd’hui, le fqih djebli est réputé dans tout le Maroc pour sa science, sa ler de paysannerie en dehors du contexte où un surplus est approprié par des
piété et son intégrité. Qu’il soit simple maître d’école ou juriste de qualité, groupes dominants ? Et en l’absence de l’État ? Quels sont les agents de ce
on vient de loin suivre son enseignement ou le consulter ; et on l’invite à transfert de richesses ? Le représentant du pouvoir d’État, le marchand, le
s’installer, selon ses qualiications, dans les quartiers urbains et les villages grand propriétaire citadin, le seigneur, certes. Est-ce à dire que la paysan-
de la plaine, ou à la Qarawiyyin. Il faut se déplacer loin au sud du pays pour nerie se situe exclusivement à l’autre bout de la chaîne, qu’elle est néces-
retrouver une situation semblable : dans le Sous ou, plus précisément, dans sairement toujours, et dans toutes ses composantes, démunie et dominée ?
l’Anti Atlas. Que dire des paysans aisés quand ils interviennent sur les marchés cita-
Mohamed Mezzine, se référant au Maroc du Nord des XVIe et XVIIe dins, qu’ils font donner une instruction à leur(s) ils, qu’ils nouent des liens
siècles, et singulièrement au Rif lato sensu, indique : d’affaires, souvent scellés par des liens matrimoniaux, avec des citadins ? La
« Ces ‘ulamâ’ étaient nombreux dans la région. Dans chaque cité, chaque village
mobilité économique en milieu paysan – certes non pas massive, au contraire
et chaque qaria, ces hommes faisaient la loi, censuraient les hommes politiques (caïds, longtemps sur ses marges – se double sur le plan social d’alliances avec les
princes...). Même quand ils étaient de modestes lettrés locaux (faqih) ces personnages élites. Mais l’association (compétitive) se durcit aussi en affrontements. La
dominaient l’organisation de la cité : politiquement, économiquement et socialement. plupart des jacqueries ne sont-elles pas menées précisément par des paysans
Ils étendaient souvent leur domination aux campagnes environnantes. L’espace est aisés ? N’agissent-ils pas alors comme concurrents du pouvoir des élites,
quadrillé par les centres culturels » ; « L’espace physique, politique et social de toute de leur État ? La paysannerie n’est pas une catégorie homogène sur le plan
la région Nord est pénétré par ces saints » ; ils contribuaient ainsi « à une centrali-
économique, elle ne l’est pas non plus politiquement, ni socialement, elle
sation spirituelle de la région (...) organisée autour du qutb chadilite (...), le tombeau
est parcourue de différenciations : paysans enrichis et exploiteurs, paysans
de Sidi ‘Abdeslam Ibn Mchich. »52
meneurs, paysans bandits-turned-governors comme le dit Hart (1987)…
Je ne donnerai, pour notre époque, qu’une illustration : Jamal Bellakhdar,
Par ailleurs, quand on dit que le terme « paysan » déinit un certain
au cours de ses recherches en pharmacopée arabo-islamique, parcourait
rapport à la terre, il faut ajouter que ce rapport n’est pas automatique, qu’il
52- Mezzine, 1988 : 447, 449. 53- Bellakhdar, correspondance du 09.03.94.
48 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 49
suppose des générations d’enracinement à un type de sol particulier : un À l’inverse, et les rélexions de Julien Couleau (1968) m’y incitent,
territoire et sa nature. Cette familiarité à la nature, dans un territoire donné, on peut interroger le poids de l’idéologie bédouine sur les valeurs de plus
est l’autre face de la paysannerie, un monde de représentations, de valeurs, stricts paysans. Des faits précis révèlent cette ombre culturelle qui s’inter-
bref une ethos constituée sur la base d’observations et d’expérimentations pose entre le producteur brut et la matière, ce voile de la culture qui ne per-
accumulées. C’est la « culture paysanne ». Les colons, population d’émi- met pas, dans les tâches productives, de parler de rationalité, de logique
grés greffée sur un territoire « vierge » (parce qu’elle en ignore les secrets, en soi mais léchies par des choix de société. Que ces choix relèvent d’une
pour avoir méprisé ou s’être vue refuser les savoirs des premiers occu- lente négociation entre l’homme et les contraintes naturelles ou d’un sou-
pants), ces colons ne se disent pas « paysans » mais « agriculteurs », après dain ralliement aux normes édiiées dans d’autres contextes.
s’être d’abord et signiicativement déinis comme « pionniers ». On le sait D’abord, cette constatation : au-delà des écarts de climat et de la variété
bien pour l’Amérique du Nord, l’Afrique du Nord, la Palestine, etc. Mais des terroirs, ne note-t-on pas la généralisation, à quelques poches près, d’un
c’est vrai de toutes les grandes migrations qui ont fait notre planète avec, outillage agraire et de façons culturales largement homogènes dans une aire
semble-t-il, souvent de lourdes conséquences sur les ressources locales. Des qui part du Maroc et s’enfonce loin dans l’Orient méditerranéen ? Dans les
paléontologues n’ont-il pas attribué la disparition de nombreuses espèces régions, parfois de montagne, parfois de plaine, où l’habitat sédentaire et la
de grands herbivores dans le continent américain à des massacres commis tradition agricole étaient autrefois bien établis, ne note-t-on pas des choix
sans discrimination par des populations originaires d’Asie qui, n’ayant économiques qui privilégient l’extensif sur l’intensif ? L’herbe ou le chaume
aucune familiarité avec ces nouvelles formes animales, ne les avaient pas sur la céréale ou le fourrage cultivé (pour l’alimentation du bétail, avec fai-
intégrées dans leur représentation de l’univers : pendant les chasses, leur blesse corrélative de l’attelage) ? Les animaux de selle sur les animaux de bât
mise à mort n’était pas négociée par un rituel approprié, elles n’avaient pas et surtout de trait ? Les activités liées à la circulation des richesses sur celles
le statut de « personnes ». attachées à leur production ? C’est Couleau encore qui s’étonne, lui, familier
En retour, la culture paysanne déborde la catégorie des gens qui vivent du paysan bourguignon, de voir le fellah se reposer sur le khammès ain de
du travail de la terre. Elle pose son empreinte sur d’autres catégories qui se consacrer aux :
constituent aussi l’espace rural : artisans, petits commerçants, instituteurs, « objets nobles : selles, rênes, armes, plateau à thé », de lui connaître des « mains
etc., lesquels sont en même temps, avec certains paysans nous l’avons vu, parfaites (...), une remarquable conversation. »54
porteurs d’éléments culturels procédant de la ville. Et Paul Pascon de ce que chez les Doukkala des riches plaines atlan-
Ainsi donc, non seulement la paysannerie n’est pas une catégorie homo- tiques du Maroc, pourtant exportatrices de blé au Moyen Ȃge, un vieux
gène, non seulement elle n’occupe pas toujours l’ensemble de l’espace paysan ait pu assurer :
rural, mais elle n’y mène pas toujours l’activité dominante. Le monde qui « Nous avons toujours été des éleveurs (...). Nos terres sont favorables à l’éle-
s’étend au-delà des portes de la ville – et c’est plus vrai sous ces latitudes, vage » ; tandis que lui-même note comment « jusque vers 1946 (y) a subsisté l’araire
des rivages méditerranéens aux rivages sahariens – n’est pas entièrement sans soc de fer. »55
livré à la culture du sol. Une part considérable revient au pastoralisme
nomade (ou transhumant), ce domaine du Bédouin. On sait qu’il n’exclut
pas quelques rapides semailles selon les aléas de la pluie : doit-on pour cela
l’inclure dans la paysannerie ? Pourtant, laboureur et moissonneur éphé-
mère, le Bédouin réserve l’essentiel de son temps, de son intérêt aussi, à la 54- Couleau, 1968 : 195.
conduite des affaires de son troupeau. 55- Pascon, 1980 : 151.
50 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 51
2. Le paysan, ses outils et l’état des forces productives dans est aussi une façon d’émotter et cela se faisait déjà dans le monde romain.
l’agriculture méditerranéenne C’est pourquoi, explique Comet :
Les intuitions de Couleau sont une invitation à un balayage de la ques- « Sur les bords de la Méditerranée, on a souvent préféré la houe (...) ou l’araire
tion agraire à l’échelle de la Méditerranée. Il sera examiné plus loin, au pour recouvrir les graines. [Et il précise :] Au XVIe siècle, (...) les paysans du Vivarais
chapitre VII, quelques outils et aménagements qui sont propres aux Jbala ignorent la herse. La Crète du XIXe siècle ne la connaît pas non plus. » [En note :
et dont la concentration insolite dans cette partie du Rif n’est pas sans faire « ni la Grèce antique. »]57
naître une interrogation. À l’inverse, l’absence de certains outils, dans ce Voilà en même temps éclairci le choix fait, au Maghreb comme en
Rif mais aussi en face, sur la rive nord de la Méditerranée, va permettre de quelques régions méditerranéennes de France, de « semer dessous », c’est-
jeter un nouveau regard sur la question de « l’arriération » de l’agriculture à-dire de semer avant de passer l’araire : faire passer l’araire se serait alors
de l’ensemble du bassin. Je ne m’appuierai ici que sur trois cas d’outils essentiellement recouvrir les semences. Couleau apporte un argument de
défaillants, la charrue, la herse et la faux dont l’absence soulève la double plus en faveur du recours à l’araire58 : l’état de faiblesse du cheptel bovin en
question de l’adéquation des façons culturales à leur contexte et la question Afrique du Nord, qui affecte la vigueur de l’attelage. Partageant le souci de
de leur rendement. Comet d’intégrer les déterminations culturelles dans les choix techniques, il
La charrue et la herse relèvent de la même séquence, le labour, opé- voit dans la vision du paysan marocain, et au-delà maghrébin, une hésitation
ration majeure – avec la moisson – de l’activité agricole. Leur absence est sur les priorités. Celui-ci considère les cultures au sol et l’élevage comme
souvent considérée comme l’indice sûr d’un retard des savoirs techniques, rivaux et il n’est pas prêt à prélever sur ses champs une part pour l’alimen-
pire, d’une résistance à l’innovation. Plutôt que de s’appuyer sur l’absence tation de son bétail. On connaît bien en Afrique du Nord les plantes fourra-
de la roue en Afrique du Nord dans toutes les activités liées au transport et gères mais, lui, les néglige pour ne concéder au gros bétail que le chaume.
au tractage – et d’y voir donc un trait de civilisation rédhibitoire –, relisons D’où sa faiblesse.
Comet. À propos de la moisson, l’absence de la faux en Afrique du Nord est
On notera d’abord la multiplicité des facteurs qui peuvent concourir pour certains auteurs, là encore, signe d’un retard. Notamment pour Couleau.
aux choix techniques. La qualité des sols et la pluviométrie sont convo- L’obstacle, selon lui, est dans le fait que la faux coupe trop près du sol : d’une
quées le plus souvent, dont tout le monde convient aujourd’hui qu’elles ne part, cela donne un excès de paille pour un dépiquage effectué par le piéti-
favorisent pas, dans ces régions, les labours profonds donc le passage à la nement d’animaux ; d’autre part, cela n’en laisse pas assez sur le sol dans
charrue. Comet développe, en outre, une argumentation plus ine qui asso- une zone où la pratique générale est de livrer les chaumes au bétail plutôt
cie les deux façons essentielles du labour que sont le fait d’ouvrir la terre que de prendre sur la céréaliculture pour cultiver du fourrage. Il en fait pré-
aux semences puis de les recouvrir. Avec la charrue, qui retourne profon- cisément un des signes du ralliement de la paysannerie arabo-berbère aux
dément la terre, il faut pouvoir réduire les mottes : la herse est l’outil qui formes de raisonnement du Bédouin pouvant conduire à un balancement
permet à la fois d’émotter et de recouvrir les semis. Elle manque en Afrique entre deux logiques. Mais voici une précision de Comet qui, en montrant
du Nord : « retard » ? Notre auteur explique en fait que l’araire, qui « ouvre combien la faux a été longue à s’installer en Europe, atténue une nouvelle
une raie mais ne retourne pas le sol »56, ne laisse pas de mottes assez impor- fois l’opposition trop abrupte qu’on ferait entre une agriculture « nord-afri-
tantes pour justiier le recours à un outil spécial. Mingote Calderón, dans caine » et une agriculture « européenne » :
une communication personnelle, ajoute qu’en terres légères, un labour serré
57- Op. cit. : 161.
56- Comet, 1992 : 50. 58- Couleau, 1968. Voir plus haut.
52 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 53
« Elle [la faux] n’est pas connue des Grecs, mais de l’Occident romain oui, « Même de nos jours, le milieu méditerranéen reste très mal maîtrisé par l’homme sur
probablement depuis l’époque celte dans les Alpes. C’est en principe, à notre époque le plan agronomique et ses possibilités limitées, parce que précaires (...) »60
médiévale, l’outil des foins, des chaumes secs, mais il arrive qu’on l’utilise pour les Que l’éclairage des agricultures sud-européennes nuance les apparentes
céréales (…) En ce qui concerne la fauchaison des céréales, on sait bien qu’elle ne singularités de leurs voisines nord-africaines, cela se conçoit : nous avons
se pratique d’une façon générale en France qu’avec le XIXe siècle, et surtout dans sa bien un ensemble méditerranéen, avec une géologie, une climatologie mais
seconde partie. » « Les conditions techniques de l’emploi de la faux pour les moissons aussi une Histoire largement communes. Il n’épuise toutefois pas notre soif
sont réunies probablement à partir du XIVe siècle, sûrement du XVe siècle. Son emploi de comparaisons : les faits techniques, entre autres savoirs, ne restent pas
a dû commencer (…) dans les exploitations où les champs étaient assez vastes pour que emprisonnés dans les « aires culturelles ». L’Europe germanique et slave, le
l’engin soit manœuvré (...). Commencer aussi dans les exploitations où l’on employait Moyen-Orient, l’Afrique subsaharienne ou l’Inde sont d’autres partenaires :
une main-d’œuvre salariée que l’on pouvait chercher à économiser et, enin, là où un « Allez quérir la science jusques en Chine », dit le hadith.
rendement minimal (...) permettait déjà une commercialisation notable de surplus. » 59
3. Le fqih, expert en écritures
La comparaison entre les deux rives nous montre qu’il est dificile de
cerner, au sein de l’ensemble ouest-méditerranéen, une discontinuité nord- Reprenons par un autre bout la déinition du lettré, que nous avons
sud au niveau des forces productives, du moins jusqu’au XIXe siècle. De déjà commencé de cerner. Il n’y a pas de société qui n’ait ses savants.
fait, aussi bien dans les façons culturales que dans les instruments aratoires, L’observation de la nature, l’expérimentation ne sont pas conduites unifor-
ni les choix ni les lacunes ne permettent de conclure avec certitude à une mément par tous, des spécialistes se dégagent dont la compétence est large-
arriération de la rive méridionale, de la céréaliculture « musulmane » si l’on ment due à la qualité de leur inspiration. Par inspiration on entend cet état
préfère. La diversité que l’on constate dans le bassin Méditerranéen affecte qui est souvent déini comme le signe d’une relation particulière avec le
davantage, au sein des nations, des régions précises, plutôt qu’elle ne nourrit réel – réel dont l’essence continue de nos jours d’être disputée mais qui ne
une opposition entre de grands ensembles du type « Nord »/« Sud ». C’est sera pas ici la matière d’une discussion, sinon pour rappeler que les sociétés
bien le poids des contraintes naturelles (sol et climat) qui apparaît détermi- ne dissocient que rarement les ordres du « naturel » et du « surnaturel », du
nant dans le faible rendement de cette agriculture méditerranéenne – une monde sensible et du monde « au-delà ». La nature de cette « inspiration »,
agriculture de montagne pour l’essentiel –, dans le sens où l’innovation est qu’elle soit affaire d’élection ou de disposition, ne nous retiendra pas non
découragée par les risques que fait courir la précarité du milieu. Voici, à ce plus. Sinon pour rappeler qu’il est peu d’actes que les hommes aient pu, ou
sujet, les propos très éclairants d’Amouretti sur la Grèce antique : continuent encore à ne pouvoir concevoir comme « eficaces » sans qu’il
soit mêlé au geste où se cristallise une somme de savoirs, la convocation
« Cette irrégularité [du climat] ne doit jamais être oubliée lorsque l’on porte des
de facteurs qu’à tort on classe, en les distinguant, comme « religieux » (et,
jugements péjoratifs sur les techniques agraires des anciens (ou des modernes). C’est
pire, « magiques »).
bien souvent avec des préjugés de climat tempéré, de sols limoneux que l’on propose
des remèdes. Pourquoi étendre la culture des céréales sur des terres aux rendements Au gré des sociétés, il est donc, dans la catégorie des savants, des per-
faibles ? (...) Pourquoi de si faibles rendements ? Pourquoi si peu d’investissements ? sonnes qui unissent savoir et savoir-faire, connaissance et action et qui
Tous ces progrès supposent de grands risques, car de gros investissements à la merci uniient, en totalité ou en partie, les champs majeurs de l’activité humaine,
[d’une irrégularité locale du climat] ce sont des paris que même de gros propriétaires relevant de l’agriculture, de la chasse, de la guerre, de la médecine, etc. Ils
hésitent à faire et il ne faut pas s’étonner que l’on ait gardé les recettes éprouvées (...) » doivent eux-mêmes conduire telle ou telle opération, parfois au stade initial,
parfois de bout en bout. D’autres, à l’autre extrémité d’un éventail qu’on
59- Comet, op. cit. : 188, 189, 192. 60- Amouretti, 1986 : 25-27.
54 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 55
ne peut entièrement déployer ici, se réservent de n’intervenir qu’en retrait à chaque extrémité du champ il déposait un ouvrage, ainsi, arrivé en bout
de ces opérations pour statuer sur le caractère « bon » ou « mauvais » des de sillon, il pouvait reposer ses bêtes tandis qu’il lisait quelques pages61.
actions humaines. Ils ont accès pour ce faire à des codes qui tiennent leur
4. Le fqih : quels effets sur la société rurale ?62
légitimité directement du Créateur ou, dans d’autres conigurations, par
exemple de leur conformité à l’ordre de l’Univers, de sa Loi. Mieux préparés à concevoir une possible pénétration d’éléments issus
d’une « logique bédouine » dans une paysannerie séculièrement ixée au
sol, peut-être serons-nous moins surpris d’envisager, à propos du Rif occi-
En islam, comme, avec des accents différents, dans les deux autres
dental, une contamination d’un autre ordre : des savoirs paysans de cette
monothéismes apparentés, il en est ainsi. Un corps de spécialistes atta-
chés à la mémorisation, à l’exégèse, au commentaire et au découvrement
société de montagne par le savoir des lettrés.
de la parole de Dieu, à seule in de guider les membres de la communauté
vers le bien, ce sont là ses savants, pour lesquels les autres aspects de la A priori, une telle spécialisation du savoir n’a rien à voir avec les connais-
connaissance, en particulier ceux qui traitent du seul monde accessible aux sances que mobilisent les activités de production. Mais il faudrait y voir de
sens, sont subsidiaires. Si l’écrit est le support incontournable de ce savoir, plus près : le villageois, comme membre de la communauté et comme pro-
l’oralité n’en perd pas pour autant sa raison d’être. Il lui revient, en fait, la ducteur, c’est-à-dire comme acteur social et comme agent économique, a
préséance : le Verbe n’est pas descendu gravé sur des tablettes mais dans besoin à un moment ou à un autre des connaissances que possède le lettré.
le cœur du Messager où celui-ci l’a transmis à son auditoire (iqra‘ ! « lis/ Dans un contexte où la densité de ces lettrés est telle que nous venons de
récite ! ») sous une forme qui mettait en jeu l’oreille et non l’œil. L’écrit, la décrire en milieu jebli, ne peut-on penser que ces occasions de commu-
auxiliaire de la mémoire, n’en suppose pas moins une fréquentation assi- nication entre sphères à juste titre dissociées sont multipliées et, par consé-
due de la plume et du papier : lire les textes fondateurs, les « réécrire », quent, les effets qu’elles sont susceptibles d’entraîner, accrus ? Pas au point
c’est-à-dire les commenter, les développer, les éclaircir pour les diffuser, que l’illettrisme cesserait d’être majoritaire dans ce milieu paysan, certes.
laisse peu de place à des activités concurrentes. Il n’y sufit pas une fami- Mais une plus grande familiarité avec les règles du droit, une plus grande
liarité avec la lettre, avec la chose écrite ; il ne sufit pas d’être dégagé de observance des prescriptions n’en sont-elles pas attendues – et vériiées ?
l’illettrisme. La professionnalisation exigée peut conduire à des spécialisa- Pas au point, là encore, que les Jbala soient tous des parangons de vertu.
tions mais, en réalité, plus le niveau est élevé, plus l’activité est polyfonc- Parmi leurs voisins, il en est qui ne se privent pas pour le dire. En même
tionnelle, s’organisant, suivant les itinéraires de chacun, autour de telle temps, une réputation bien assise de piété pointilleuse, tout de même, et
ou telle dominante : l’enseignement, tâche la plus noble, la consultation cela loin de leurs frontières : ponctualité dans l’exercice de la prière ; pro-
juridique, l’application de la loi, la consignation des actes, la composi- preté du corps (assiduité à la prière oblige) mais aussi des vêtements et de
tion versiiée d’œuvres édiiantes, éventuellement l’approfondissement de la maison ; faible taux des divorces ; une monogamie assez générale ; peut-
sciences annexes comme la philologie, le calcul, la médecine ou la théo- être un usage plus fréquent qu’ailleurs d’actes devant qāḍī consignant les
logie tout simplement. droits légaux de l’épouse et, plus encore, la reconnaissance de son rôle éco-
nomique dans l’exploitation familiale. Guère plus. Avec ses petits côtés : on
Je voudrais illustrer ce point de la forte présence de l’écrit dans ces les dit arc-boutés à leurs certitudes et facilement procéduriers.
montagnes en rappelant l’image si éloquente que Mohamed Benabdeljlil
rapporte : ce qāḍī du XVIIe siècle, Abī Rached al-Walidī, installé à Fès, qui,
chaque automne, retournait dans son village des Bni Oualid (des Jbala du
61- Benabdeljlil, inédit.
bassin de l’Ouergha) pour labourer ses champs. Il continuait à associer, ce 62- Extrait de : Poitou et Vignet-Zunz, « Savoirs locaux et développement autochtone »,
faisant, les deux pôles de sa vie, l’amour de l’étude et l’amour de la terre : inédit.
56 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 57
La question plus générale reste posée : entre le patrimoine scriptu- par exemple au niveau de l’utilisation des ressources disponibles, de l’ins-
raire et le patrimoine paysan, quelles passerelles ? Etant entendu qu’on les truction, de la santé ou de la pratique religieuse ? Ou bien faut-il se reporter
pressent dans un sens, du premier vers le second plutôt que dans l’autre. à un stock de valeurs, normes et modèles largement partagé au plan natio-
Etant entendu aussi que dans le patrimoine paysan, on range non seulement nal (et, peu ou prou, maghrébin) qui rend la situation plus contradictoire
celui du producteur mais celui du « citoyen » : dans ses rapports avec ses (par la coexistence d’un double registre de références culturelles) et moins
voisins, avec sa femme et avec ses enfants, dans sa vision du monde exté- différenciée (par une hétérogénéité minimale au niveau global) que ne le
rieur (la nation, l’étranger), de l’époque, que doit-il à sa longue coexistence ferait penser, à première vue, la seule densité, ici, des lettrés ? On est en
avec les clercs ? Quel ensemencement du savoir commun par le savoir let- droit de s’interroger :
tré peut-on imaginer, recenser, mesurer ? Étant entendu, enin, que dans ce – que se passe-t-il dans le monde rural quand une fraction non négligeable
patrimoine paysan des Jbala il y a un élément à prendre en compte : sinon de ses membres s’adonne préférentiellement à l’étude et à la pratique
dans chaque village, en tous cas dans un rayon de deux, trois villages, il y scripturaires ? Sachant que cette activité n’est pas toujours tournée vers
a un chikh fellaḥa, un expert agricole63. Illettré en général, son savoir n’est l’enseignement, l’explicitation ou l’application de la Loi – loi de Dieu,
pas seulement fait d’expérience fondée sur une vie d’observation et de pra- ipso facto loi des hommes –, mais qu’elle couvre aussi la large gamme
tique, mais aussi d’une bonne connaissance de nombreux points de droit des actes préventifs ou thérapeutiques concernant la maladie, le mal-
(chra‘), comme des formes locales d’évaluation des délits et des peines. Son heur, le mal ; qu’elle s’étend par exemple encore à la gamme des utili-
rôle est d’estimer les dommages, de situer les responsabilités, de ixer les sations des plantes, de la cuisine jusqu’à la médecine, etc.
indemnités. Deux formes de savoirs – deux types de savants ? Comprendre – cette empreinte de l’écrit en milieu paysan, à travers le quadrillage de
leurs rapports, comme on l’a dit, et aussi, peut-être, mieux saisir le rapport l’espace par les centres d’enseignement coranique, ne constitue-t-elle
de l’homme à la connaissance, en particulier les implications respectives pas un capital culturel à valoriser, en l’adaptant ?
de l’oral et de l’écrit dans l’élaboration et la transmission d’un patrimoine
– une société paysanne, même majoritairement illettrée comme c’est le cas
culturel, voilà un objectif.
de celle-ci, informée par la probité et l’érudition pratique de ses maîtres,
L’impact de la forte présence de lettrés locaux se manifeste, donc, au peut-elle présenter, plus qu’une autre, une propension à tel ou tel com-
niveau des savoirs paysans : outre la détermination du temps agricole, il est portement (qu’il faudrait mieux déinir), c’est-à-dire des changements
encore des domaines qui n’auront pas été abordés ici, comme l’horticulture, au niveau de son ethos qui la différencieraient d’autres régions, moins
les soins au bétail, l’usage des plantes pour l’alimentation et la médecine, bien pourvues ?
etc. Mais il se manifeste bien sûr au niveau des conduites et des références – le savoir lettré est-il uniquement religieux et le savoir paysan unique-
de la population dans son ensemble : c’est la traduction, en milieu peu let- ment agricole ? Ne débordent-ils pas l’un sur l’autre ? L’opposition
tré ou illettré, du message véhiculé par la Qarawiyyin et d’autres grands entre un savoir lettré et un savoir paysan est-elle bien réelle, n’existe-
centres religieux. t-il pas des formes de transition, de liaison entre eux ? Bref : entre la
Comment mesurer cet apport ? En est-il résulté des changements quali- sphère de la production et la sphère – appelons-la provisoirement – du
tatifs dans la région qui la singulariseraient au sein de la nation marocaine, « savoir savant », quelles portes, quelles passerelles ?
Reste une dernière question : comment s’est opérée cette concentration
63- Parfois aussi un chikh kassaba pour le bétail. Il en existe dans la société voisine des du savoir lettré dans cette société de montagne ? Quels facteurs historiques,
Rifains : aquwwam, de l’arabe marocain quwwam, expert, assesseur (Hart, 1976 : 453 ;
voir aussi le chapitre « Irrigation »). Il serait intéressant de savoir si sa présence est éta- quelle coniguration territoriale y ont poussé ? Il faudra analyser, ailleurs,
blie partout dans les campagnes marocaines. les éventuelles homologies : y a-t-il un facteur « montagne » ? Comment
58 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 59
classer alors telle oasis ou ces déserts parcourus de tentes-médersas ? Quelle segmentaire qu’Evans-Pritchard, notamment, avait développée67 ? Ou bien
est la part du relais citadin64 ? Le passage de voies internationales prime- sont-elles animées par d’autres logiques ? La controverse est née de ce
t-il ? Ou les retombées d’une longue pratique du jihād ? que David Hart avait convoqué la segmentarité à propos de la société des
Elle reste largement posée65. Rifains. On conviendra que si le débat à propos du Rif oriental pouvait avoir
quelque pertinence pour le Rif occidental, l’apport de Hart nous aurait été
II- Segmentaires et sédentaires ? doublement précieux.
La question revient à celle-ci : peut-on parler de tribus en région monta- Quand Henry Munson, à partir de sa connaissance de la société des Jbala
gneuse quand depuis des siècles la population est faite d’agriculteurs séden- et de sa lecture attentive des travaux de Hart, interpellait son aîné et ami, il
taires ? L’occasion en sera une controverse qui s’était développée dans les déinissait la clé de voûte de sa démonstration comme suit : l’essence tribale
années 90 à propos de la théorie de la segmentarité dans l’organisation des repose sur le principe segmentaire ; or, ni les Jbala, ni les Rifains ne présentent
populations rurales du Maroc66. Elle opposait deux anthropologues nord- les caractères qui déinissent la segmentarité ; ils ne sont donc pas organisés
américains, David Hart et Henry Munson. selon le schéma tribal. C’est une société paysanne et non tribale : ils sont
Remettre en cause les conclusions de ceux qui nous ont précédés est peasants, not tribesmen68. Au-delà, pointait la question qui court toujours
une entreprise classique. Et salutaire. Soumettre les faits qu’ils ont réunis chez les observateurs occidentaux de la scène arabe depuis plus d’un siècle :
à une nouvelle grille d’interprétation est susceptible, d’abord, de corriger les vieilles paysanneries sédentaires des montagnes maghrébines relèvent-
les excès théoriques qui ont pu contraindre la réalité en la forçant dans un elles du même moule social que les populations bédouines, leurs voisines ?
moule trop rigide ; ensuite de renouveler l’intérêt pour un sujet qui aurait pu Déterrer ce vieux dossier – tout en évitant soigneusement de donner dans
paraître épuisé. Il est rare que cela ait abouti à disqualiier une œuvre dans une opposition de nature entre « Arabes » et « Berbères » – n’était pas inu-
sa totalité : des pans d’observations et d’analyses souvent résistent. Mais tile s’il permettait à chacun de mieux assurer ses arguments à la lumière des
la théorie elle-même, quand bien même elle s’est avérée un déchiffrement matériaux nouveaux qui ont pu s’accumuler ces derniers temps. Surtout, et
erroné de la réalité, a le premier mérite de rassembler entre eux des faits qui c’est ce qui nous occupe ici, nous verrons que relire, en même temps que
autrement seraient une suite désordonnée de traits isolés, privés de sens, dans Hart, ses notes de terrain, ne va pas nous tenir éloignés des Jbala.
une matière sociale toujours dificile à saisir. Pour une ou plusieurs géné- La thèse de Munson s’appuie sur deux propositions :
rations, ce moule a été un puissant stimulant. Le remettre en question c’est 1. la vendetta chez les Rifains (qui semble bien s’être manifestée, à une
contrebalancer les « effets de système » dont nul n’est à l’abri puisqu’il n’y époque, plus vigoureusement que chez les Jbala) se produit davantage entre
a jamais de saisie innocente, dégagée de présupposés, de la réalité. Et pour proches, selon la ligne agnatique (où l’ascendance est comptée exclusivement
celui qui s’y livre c’est un exercice fortiiant. en voie masculine, excluant la parenté par les femmes), qu’entre familles
Quel est le fond du débat ? Il tourne autour de l’interrogation suivante : « étrangères » ou généalogiquement éloignées. Donc : no corporateness
avons-nous vraiment affaire, dans les montagnes du Rif, à des sociétés de of agnatic lineage (« il n’y a pas de solidarité agnatique »). Au contraire :
caractère tribal ? En d’autres termes, ces sociétés relèvent-elles de l’analyse Social proximity led to enmity and social distance to amity (« La proximité
sociale menait à la discorde, la distance sociale à la concorde »)69. D’où la
64- Sur l’importance de la communication entre la ville et la campagne, sur l’impossi- conclusion de Munson :
bilité d’opposer deux univers coupés l’un de l’autre, voir la Conclusion du chapitre V,
« Dynamisme… ». 67- Evans-Pritchard, 1949, 1973.
65- Voir dans les chapitres IV, V, XII la poursuite du débat. 68- Munson, 1981.
66- Munson, 1989, 1991, 1993 ; Hart, 1989. 69- Munson, 1989 : 396.
60 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 61
« What Hart perceived as a system of lineages was in fact a network of 1. Le Rif et la vendetta
factions » (« Ce que Hart a vu comme un système de lignages était en réa- Munson traite successivement des deux principales sociétés qui occupent
lité un réseau de factions. »)70 la chaîne du Rif, les Jbala et les Rifains. Il connaît bien les premiers : il leur
2. il n’y a pas d’ancêtre commun, de généalogie commune pour la plu- a consacré son Ph. D., paru en 1980, après avoir fait du terrain principale-
part des groupes familiaux qui composent la tribu des Rifains (ou des Jbala) ; ment chez les Bni Msaouar et à Tanger. Il réfute le caractère tribal de leur
or : a tribal society is a kinship society, elle est une société organisée sur le société en s’appuyant sur l’équation : « société tribale = société organisée
modèle de la parenté. sur le modèle de la parenté » (a kinship society). Or les Jbala ne le sont pas :
Si donc il apparaît, avec le matériel rifain (notamment sur le point de la leurs « tribus » ne sont jamais organisées sur le modèle généalogique, elles
répartition de l’amende en cas de meurtre sur un marché71), que les leff-s72, n’ont pas d’ancêtre commun, même au niveau du village où les familles ont
ces alliances ou factions engagées sur une base précisément non agnatique, toutes sortes d’origines. Ils sont structurés en unités territoriales et adminis-
l’emportent sur les liens de la parenté en ligne masculine (liens agnatiques), tratives qu’on a appelées par facilité « tribus » (« on », c’est-à-dire l’État,
c’est tout l’édiice théorique qui s’effondre. Que resterait-il en effet de la transposant l’idéal-type bédouin). En outre, ils sont, précisément, subor-
fameuse solidarité agnatique si les groupes unis « par le sang » (i.e. selon donnés à un État : ainsi ils payaient (ou ont payé) l’impôt, leurs djma‘a-s
le schéma de la généalogie patrilinéaire, ou patrilignages), peuvent se is- ne disposaient pas de codes coutumiers à la différence des Rifains (ce dont
surer au point que leurs membres, ou « frères », s’entretuent ? Or, selon les je doute, il en existe chez les Jbala), la sanction relevant de qayd-s et de
thèses bien connues d’Evans-Pritchard : pas de solidarité agnatique, pas qaḍi-s nommés ou conirmés par l’État. C’est contredire quelques unes des
de validité de la théorie segmentaire. Solidarité agnatique dont on rappel- thèses d’Ernest Gellner, en particulier celle-ci :
lera qu’elle est l’échelon premier d’un système qui se déinit ainsi : l’ordre « There was no middle area of oppressed, subdued peasants, intervening between
y est maintenu (i.e. les conlits résolus) par la mobilisation, au sein de la town and tribe. Instead, tribal limits extended to the city walls. »
même vaste construction généalogique, de segments opposés dont la taille (Soit : « Les tribus venaient jusqu’aux murs de la cité, sans laisser de zone inter-
(équilibrée, les segments se constituant toujours à partir du même niveau médiaire où se seraient maintenus, catégorie opprimée et soumise, des paysans.) »74
de segmentation) varie en fonction de la distance généalogique séparant les
Robert Montagne écrivait :
adversaires initiaux. Ou, sous une forme lapidaire : l’ordre y est maintenu
par l’opposition équilibrée des segments73. « Un rempart crénelé sépare les villes des tribus et marque la limite de deux vies
sociales inconciliables et opposées. »75
Ma propre relecture s’appuiera, elle, sur un « retournement » de ces
propositions : Mais au-delà, Munson est engagé dans une entreprise de remise en
cause générale, argumentée pas à pas, de la théorie de la segmentarité qui
– en milieu bédouin aussi l’ancêtre commun est bien souvent une iction ;
avait pourtant acquis droit de cité dans l’analyse des sociétés bédouines et,
– le caractère issionnel du système généalogique est tout autant une plus généralement, arabo-berbères. Puisque Munson a trouvé davantage de
propriété du système segmentaire que ses capacités fusionnelles. J’en matière à ses démonstrations dans les données de Hart sur la société rifaine,
parlerai d’abord. acceptons ce détour. D’autant plus qu’il permet déjà de mieux contraster les
identités rifaine et jeblie sous au moins un angle : la pratique de la vendetta.
70- 0p. cit. : 393.
71- Op. cit. : 394, 395. 74- Gellner, 1972 : 18, cité par Munson, 1981. Ici, et dans le reste du texte, les
72- Cette notion de leff est traitée à la in de cette section II, « Segmentarité et sédentarité ? ». traductions sont toujours les miennes.
73- Voir l’Introduction. 75- Montagne, 1930/1989 : 210.
62 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 63
Ou plutôt, il permet d’introduire une distinction entre une pratique et une lineage group : lignages) qui composaient la tribu (ou les sous-groupes
institution : la première ne serait pas plus coutumière des Jbala qu’elle ne de tribus voisines qui fréquentaient le même marché).
l’est de nombreuses autres sociétés ; la seconde caractériserait au contraire — le fait que ces meurtres en chaîne se produisaient davantage entre proches
les Rifains. (selon la ligne agnatique) qu’entre familles généalogiquement éloignées
Parmi les auteurs qui ont étudié cette société – à l’exception notable de ou encore généalogiquement étrangères.
Germain Ayache qui ironise à propos de cette loi du talion dont on fait une — tandis qu’à l’inverse, et corrélativement, c’est avec des familles, des
façon pour les Rifains d’asseoir leur existence à travers ce qui lui paraît groupes familiaux étrangers ou éloignés par le sang (mais territorialement
être l’institution du suicide généralisé 76 – rares sont ceux qui ont manqué proches) que se nouaient les alliances les plus solides, leff-s, lesquelles
de souligner l’importance du phénomène. Ceux-là notent chez les Rifains : précisément étaient activées à l’appel de chacun des deux groupes, liés
— le taux élevé de crimes de sang perpétrés soit pour réparer une offense, entre eux « par le sang » et engagés dans une vendetta.
un tort, soit en représailles à un meurtre, enclenchant une spirale de la Hart, dans un effort de réexamen de ses propres données et de révision
violence. de ses principes théoriques, admet (reprenant ici Munson) qu’il y avait, sur-
— le refus quasi général des adversaires de recourir à la diya : litt., prix tout chez les Aith Waryaghar :
du sang, compensation inancière, c’est la voie de l’arbitrage et de la « muchos más asesinatos entre los parientes cercanos que matrimonios entre
négociation. Et, inversement, la liberté laissée aux parents (ou aux alliés) ellos. » (« ils se tuaient beaucoup plus qu’ils ne s’épousaient. ») 77
de la victime de défendre « leurs droits » en prenant la vie du meurtrier
Il concède que la théorie de la segmentarité n’est pas transposable dans
(ou de l’un de ses proches) en compensation. C’est d’ailleurs conforme
le contexte rifain, contexte qu’il avait décrit avec exactitude mais sur lequel
au chra‘, le droit canonique : les conciliateurs imposent la diya pour
il avait plaqué un schéma. Il relève cependant que les principes du modèle
le meurtre non intentionnel, ils offrent leurs services dans l’autre cas.
segmentaire ne sont pas seulement un emprunt à des confrères chevron-
Mais les Rifains se distingueraient par leur intransigeance.
nés mais qu’ils sont vécus par les Rifains comme une norme à laquelle ils
— le cas particulier du meurtre commis sur un marché ou sur les chemins regrettent de ne pouvoir se conformer :
y conduisant. Il est minutieusement réglementé par des qānūn-s (droit
« Si sus antepasados hubieran permanecido unidos como buenos parientes se
coutumier ; ailleurs ‘orf). Le meurtrier, s’il était pris sur le fait, était
habrían convertido en el linaje más fuerte (…) » (« Si leurs ancêtres étaient restés
en général exécuté sur place puis ses biens incendiés. S’il était hors
unis comme de vrais agnats auraient dû le faire, ils seraient devenus le lignage le plus
d’atteinte ou si l’exécution avait été différée, lui (et les siens) étaient frap-
fort », commentent-ils.)78
pés d’une amende, ḥaqq, extrêmement forte ; elle était remise non aux
parents de la victime (comme pour une diya) mais aux amghar-s, ou big Si j’avais à intervenir dans ce débat, je m’interrogerais déjà sur cette
men, les hommes-forts placés à la tête des principaux sous-groupes (ou persistance du sentiment agnatique dans ce contexte si contraire à la norme
tribale (disparité des généalogies et prédominance de la faction « politique »
76- Ayache, G., 1981 : 96, 97. Il faut ajouter Abdelmajid Benjelloun qui, dans un ouvrage sur la solidarité « de sang »). Ensuite, je m’étonnerais qu’on fasse si grand
récent (Benjelloun, 1995), vient sans doute de relancer le débat. En s’appuyant sur des
archives privées et makhzéniennes, il remet en cause l’acception, surestimée à l’époque cas, en décrivant le schéma segmentaire, de la phase « fusion » (solidarité,
coloniale, de la notion de siba (dissidence prolongée de tribus ou de provinces comme corporateness) alors qu’il comporte aussi une phase « ission » tout aussi
une manifestation de l’incapacité de l’État à exercer sa souveraineté sur une partie du
royaume). Notamment dans le Rif oriental, où il souligne les interventions de l’État, à
travers ses agents locaux ou par ses mḥalla-s, des campagnes militaires, dans nombre de 77- Hart, 1999 : 162.
conlits du type « vendetta ». 78- Op. cit. : 157.
64 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 65
constitutive du schéma. Hart79 a raison de le rappeler mais il n’y revient plus que l’on a trop souvent considérées à l’abri, par exemple, de leurs montagnes,
dans sa conclusion, jetant avec trop de précipitation le bébé avec l’eau du procède d’une vision mieux équilibrée de la société marocaine ; celle-ci n’a
bain « segmentariste » : le proverbe arabe, qu’on cite toujours en pareil cas pas toujours pâti d’un déicit d’État au long de ses douze siècles d’évolu-
(« Moi contre mes frères ; mes frères et moi contre mes cousins ; mes frères, tion. C’est d’ailleurs l’insigne mérite de Munson que de refuser cette mino-
mes cousins et moi contre les autres patrilignages de la tribu ; notre tribu risation du rôle de l’État central et de l’islam comme, entre autres, modé-
contre d’autres tribus voisines... »), souligne bien que le conlit entre frères rateurs de « l’anarchie tribale »81. Je pense que c’est pour beaucoup dans
stricto sensu (et non pas seulement entre « frères » au sens large) est inscrit son effort pour assimiler les Rifains et les Jbala, agriculteurs sédentaires de
au cœur du système. Et qu’ainsi la solidarité de large échelle est toujours montagne, à des paysans organisés sur la base du territoire et non pas (et
menacée par cette épée de Damoclès que constitue le possible éclatement non plus ?) sur la base du « sang ». Même quand c’est l’État qui y prolonge
de conlits à la base. Ce n’est pas là qu’il y a entorse au principe agnatique. la iction au niveau formel.
Il y a bien entorse, en revanche, quand on va chercher du secours plus sys- Pour arrêter de considérer a contrario la vendetta comme étrangère à
tématiquement du côté d’alliés qui ne sont pas des parents en ligne mascu- la société des Jbala, il faudra interroger cette dernière. Ce qui sera fait plus
line, que du côté des agnats (parents en ligne masculine, par la seule chaîne loin, après avoir pris en considération la seconde interpellation de Munson.
des hommes). Mais cela soulève alors la question de la nature de l’alliance :
ces solidarités « hors généalogies selon la ligne masculine » ne sont-elles 2. Le Rif et la parenté agnatique
pas sanctionnées par des mariages ? Quel est le poids de la parenté par les La tribu, un concept vide de sens dans le Rif ? Hart dit comment il n’a pas
femmes ? Je reprendrai plus loin cet aspect. à sa disposition toutes les données souhaitables, les faits dont il est informé
Poursuivons nos interrogations. S’il y a peu d’occasions, dans le Rif, ne remontent guère au-delà du début du XXe siècle. Il évoque « au moins
pour qu’un groupe d’agnats, au bas de l’échelle, apparaisse uni dans une un cas » où tous les Aith Waryaghar se trouvèrent réunis dans une action :
situation de conlit, y en a-t-il jamais eues où la tribu elle-même se soit sen- c’était en 1909, contre Bu Hmara, qu’ils déirent ; ils étaient alliés aux Aith
tie « une » ? Y a-t-il des moments de l’histoire locale où tous les membres Ammarth82. Westermarck fait mention, à propos de cette tribu, d’une caisse
de la tribu agissent comme un corps unique, une totalité organique, intérêts commune où allait une part des amendes collectées83. Selon les informations
confondus et direction commune ? Car, si ce n’était le cas, à quoi bon appe- recueillies par Hart, une telle caisse avait bien existé mais chez leurs voi-
ler « tribu » un ensemble de familles et d’établissements qui n’auraient le sins, les Temsaman (pas chez les Aith Waryaghar) ; elle était déposée chez
sentiment d’être unis ainsi qu’une même famille, comme des « frères », ni un homme de coniance de la tribu. Ainsi, nous ne sommes pas totalement
les occasions et les formes pour l’exprimer ? Tout au plus aurait-on là une
81- Berdouzi (1986 : 193, 194), reprenant Montagne, attribue à l’État cette division
entité formée pour la convenance du pouvoir central, un simple découpage caractéristique de la tribu marocaine en « quints », « quarts » ou « tiers » (khoms, rba‘,
administratif auquel le nom attribué (peut-être celui d’une des principales tult), « fractions purement administratives et iscales, dont le but précis est non seule-
familles) reproduit, par conformité avec le modèle en vigueur dès les pre- ment d’assurer la rentrée des impôts mais aussi de rompre les « solidarités » anciennes,
génératrices de siba ». Fractions numériques qu’on a souvent du mal à retrouver dans la
miers temps du gouvernement islamique, le moule généalogique des uni- complexité des alignements intérieurs, bien trop luctuants. Leur régularité et leur rigi-
tés sociales arabes. dité, si l’on suit ces deux auteurs, ne seraient donc pas affaire de sédentaires, encore une
fois, ni d’un mouvement « naturel ».
Hart n’exclut pas cette hypothèse, d’ailleurs, mais il ne la retient pas, Hart, 1999 : 163, suggère lui aussi à propos des tribus rifaines : « Elles sont toutes d’ori-
faute de preuves80. Ne pas négliger l’œuvre de l’État au cœur de populations gines extrêmement diverses, et pourraient même avoir été créées pour des raisons admi-
nistratives par le Makhzen » (traduit par V.-Z.).
79- Hart, op. cit. : 158. 82- Hart, lettre du 15.04.1994.
80- Op. cit. : 162. 83- Westermarck, 1947, cité par Hart, 1993 : 149.
66 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 67
privés d’éléments qui laisseraient supposer que, de loin en loin, la tribu despotique », on retrouve le clan du chef comme facteur de force et de faiblesse de
rifaine ait pu surmonter ses divisions internes et connaître, aussi à cette l’édiice politique. On retrouve donc toute la force d’une structure qu’on avait crue
échelle, le processus de fusion sur le mode (ictif) de la parenté agnatique. déinitivement réduite à un rôle secondaire depuis la formation des cantons (...) »85
Explorons plus avant le primat de la parenté agnatique (i.e. de la généa- Cette même région de sédentaires de montagne sert de cadre principal
logie patrilinéaire, selon l’ascendance des seuls hommes apparentés en ligne à une autre rélexion sur le pouvoir, tribal ou étatique. Les données et l’ar-
directe, sans prise en compte de la parenté par les femmes), et donc le pri- gumentation sont d’Ibn Khaldūn, reprises par Claude Hamès86. Sous cet
mat de ces rapports de parenté sur la territorialité, comme mode de diffé- éclairage, nous sommes invités à suivre le sort de « la référence généalo-
renciation entre sociétés de sédentaires montagnards et sociétés de pasteurs gique » (c’est-à-dire le sentiment « d’appartenir à un réseau de même des-
nomades. Incidemment, on s’approchera du thème de « l’ancêtre commun ». cendance », nasab, où les relations » sont comptées de façon agnatique,
Je m’appuierai sur deux auteurs qui traitent d’une société d’agriculteurs c’est-à-dire par les hommes ») dans l’hypothèse « où des tribus et leurs
sédentaires de montagne, les Berbères du Haut Atlas. Puis d’auteurs qui chefferies sont parvenues à créer ou à accaparer un pouvoir étatique ». Si
traitent de sociétés essentiellement pastorales. le destin de plusieurs dynasties est ainsi évoqué, c’est aux Almohades que
Dans son étude consacrée à R. Montagne, dont il démonte rigoureu- s’arrête surtout Hamès, et nous en retiendrons ce qu’il dit des Maṣmuda, la
sement les thèses, Berdouzi aborde la question. Certes, il ne lui revenait grande confédération de montagnards du Haut et de l’Anti Atlas.
pas de s’appuyer sur des études de terrain autres que celles de Montagne et Pour Ibn Khaldūn, Ibn Tūmart est « hors normes ». Il « sort du cadre
reste-t-on, à cet égard, sur sa faim. Mais il n’est pas sans intérêt qu’à propos théorico-idéologique de l’accès au pouvoir mis au point par Ibn Khaldūn à
de cette autre société d’agriculteurs sédentaires de montagne, les Berbères travers les notions de ‘aṣabīya, nasab, riy’āsa, mulk ». D’une part, il pré-
du Haut Atlas, il souligne l’inconséquence avec laquelle Montagne élude, tend à une origine chériienne, d’autre part, dans la tribu masmoudienne
après les avoir évoqués, les rapports de parenté comme facteur de structu- où il s’est ixé, sa famille d’adoption « ne fait pas partie de la lignée diri-
ration du pouvoir politique local : geante de la tribu »87. Comment, doublement marginal, Ibn Tūmart pourra-
« [voir dans la taqbilt (tribu ou fraction de tribu) un canton, ou un « État »] t-il faire jouer en sa faveur la ‘aṣabīya des tribus masmoudiennes ? Par une
a, en effet, l’avantage de remettre en cause l’eficience des iliations ethniques et iction d’abord :
généalogiques au niveau de la tribu ou de la confédération qui, au fur et à mesure « Il (...) s’enracina fortement chez eux (...), s’apparenta à leur ‘asabîya, revêtit
du développement de la sédentarisation et des mouvements historiques « étatiseurs » leur « peau » (labasa jildatahum), se trouva une ascendance de leur côté et fut compté
(Almoravides, Almohades, Saâdiens, etc.), peuvent ne plus correspondre qu’à des ic- parmi les leurs (...) » 88
tions d’ancêtres éponymes (...). Mais la systématisation d’une telle démarche présente Qu’importe si la iction est d’Ibn Tūmart ou d’Ibn Khaldūn, on voit
l’inconvénient de faire oublier l’importance de ces rapports au-dessous du canton comment ses modalités s’expriment dans une terminologie reconnue par
(...) ». « De plus, la division des tribus en groupes de taqbilts opposés, dans le cadre la société. Dans ce délicat exercice d’équilibre (Ibn Khaldūn écrit sous le
des leffs, le conduit à poser à nouveau le problème du rôle des rapports de parenté, regard des descendants des premiers Almohades), notre historien doit faire
mêmes « lointains » ou « imaginaires »84. Mais une fois le « territoire » posé comme subir un accroc à sa théorie de la ‘aṣabīya et s’appuyer, pour ce faire, sur les
« véritable lien durable (...), Montagne croit pouvoir analyser l’organisation des exceptionnelles vertus morales du prétendant. Mais c’est encore la prise du
républiques et l’ensemble des rapports sociaux en termes principalement politique
et institutionnel (...) ». « Pourtant, au bout du processus de formation du « pouvoir 85- Berdouzi, 1986 : 159, 160.
86- Hamès, in Bonte et al., 1991 : 101.
84- Ici, et dans le reste du texte, les passages soulignés dans le corps des citations le sont 87- Hamès, op. cit. : 116.
par moi, J. V.-Z. 88- Ibn Khaldûn, VI, 226,1968-1969, in Hamès : 116.
68 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 69
pouvoir par son compagnon, ‘Abd al-Mū’men, qui dérange le schéma khal- « ‘asabiyennes » chez les Maṣmuda à travers l’énergie qu’un Ibn Tūmart
dounien : deux fois étranger, aux Maṣmuda et à sa propre tribu, les Kumya et un ‘Abd al-Mū’men ont dû déployer pour les suspendre. Pour Berbères
du nord de Tlemcen, il fallut beaucoup d’autorité et d’habileté pour l’impo- – et enracinés à leur agriculture de montagne – qu’ils soient.
ser comme successeur. Retenons ceci : Allons encore plus loin. Au cœur de cette ‘aṣabīya, dont on nous dit (et
« Chacun de ceux qui faisait partie de l’élite (almohade) (...), et qui n’était pas Ibn Khaldūn en premier) qu’elle est toujours à fondement agnatique, qu’elle
originaire (...) des six tribus formant le socle du pouvoir (...), était rattaché, sur est fondée sur l’ascendance par les hommes. Ce que reprend le Kazimirski
l’injonction de l’Imam al-Mahdi (...), à sa propre tribu des Hargha (...) »89 quand il donne comme huitième sens à qabīlun :
Il en fut ainsi de ‘Abd al-Mū’men, « attaché en tant que frère ». Mais « lignée du père (opposée à dabīrun lignée de la mère) (…) »
les résistances furent vives. Il fallut trois ans pour convaincre les Masmûda André Miquel s’était déjà heurté à cette contradiction en analysant la
d’accepter quelqu’un qui était extérieur (...) à leur ‘asabîya ». Finalement, il terminologie arabe de la parenté, en particulier à propos de l’oncle maternel,
fut proclamé « par le chaykh Abû Hafs, chef «(amîr) des Hintata et notable khal. Les langues sémitiques identiient, au sein de la parenté, la ligne mater-
(kabîr) des Masmûda dont il s’était fait un allié par le mariage (...) »90 nelle. Elles le font en attribuant un vocable propre au (x) frère(s) de la mère.
Reprenons la conclusion de Hamès : L’individu ne dispose en effet dans le vocabulaire de la parenté arabe que
« On touche là du doigt la volonté d’une société d’être gouvernée par les siens et, de deux termes élémentaires pour évoquer l’« autre » source de la parenté,
en même temps, sa capacité de pallier rapidement aux accrocs faits à ce principe. » celle apportée par l’épouse du père : ummī, ma mère, khalī, mon oncle
Ce n’est pas parce qu’il était devenu caduc que le modèle de la ‘aṣabīya maternel. En revanche, « père de ma mère » et « mère de ma mère » n’ont
selon les lignes du nasab (généalogie par les hommes), comme mode d’ac- pas de termes propres, Ego les désigne par les mêmes termes que les père
quisition du pouvoir tribal et étatique, fut (temporairement) écarté au XIIe et mère de son père à lui : jeddi, jeddati (éventuellement avec la précision :
siècle par ces sédentaires montagnards ou leurs chefs les plus inluents. Ce « par ma mère »).
modèle avait encore devant lui de nombreux siècles. Au moins jusqu’à la C’est précisément parce que ces sociétés tendaient à se penser essen-
in du XIXe siècle, quand Montagne en perçut, mais avec une acuité insuf- tiellement en termes patrilinéaux (c’est-à-dire avec primat de l’ascendance
isante selon Berdouzi, les effets. par les mâles) qu’il devenait indispensable de disposer d’un terme spéci-
Voilà ce que je voudrais retenir de péripéties que j’ai trop longtemps ique pour le premier homme de la ligne maternelle, le frère de la mère. Ce
exposées : pour fort que soit un principe, pour vériié qu’il soit dans n cir- vocabulaire caractérise ainsi l’homologie avec le(s) frère(s) du père (‘amm,
constances, sa suspension – devant des contraintes, des principes d’une ‘amām). Mais il caractérise cette homologie des deux branches, la pater-
nature différente – est régulièrement possible91. Saisir la nature contradic- nelle et la maternelle, de façon ambiguë : car le khal est le moyen d’ins-
toire des phénomènes en matière de société, éviter une analyse en termes crire un individu
unilatéraux, voilà ce qui devrait nous animer. Nous y manquons souvent. « par l’intermédiaire de la mère (...), dans une nouvelle lignée de mâles, selon le
C’est ainsi que j’entendrais la persistance des représentations agnatiques principe d’après lequel deux ascendances mâles valent mieux qu’une. »92
chez les Rifains qui les contredisent si bien dans leur pratique ; c’est ainsi Ainsi, après un bref détour par une relation impliquant une femme (la
que Hamès nous invite à mesurer le poids des conceptions et des pratiques mère), se rétablissait le primat de l’ascendance mâle dans la déinition de
l’individu. Pour ingénieuse qu’elle soit, cette interprétation est peut-être un
89- Lévi-Provençal, 1928 : 23, in Hamès : 121.
90- Ibn Khaldûn, VI, 127, 1968-1969, in Hamès : 121.
91- Vignet-Zunz, J., 1976-b. 92- Cuisenier et Miquel, 1965 : 35.
70 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 71
peu réductrice. Il s’agit plutôt d’attirer l’attention sur l’intensité du champ de la démographie ou des luttes factionnelles ». Et encore : « (...) l’adoption collec-
des relations d’alliance, donc sur le poids propre au matrilignage dans les tive est un lieu de rencontre possible des principes, en apparence exclusifs, que sont
rapports de parenté, avec des conséquences sur la notion du « nous » fami- la iliation et la fraternité, la hiérarchie et l’égalité. Son importance ne dérive pas
lial. On pourrait aussi comprendre l’existence d’un terme propre pour l’oncle nécessairement de sa fréquence statistique, par déinition dificilement cernable, mais
maternel comme une ruse permettant de tourner le primat agnatique. En de la possibilité qu’elle offre, de concert avec l’amnésie généalogique sélective, de
somme, le khal, comme outil sociolinguistique, ouvre une porte sur l’autre renforcer les apparences de l’agnatisme dans le cadre d’une pratique cognatique de
moitié de l’ascendance. Et, contrairement à l’opinion émise par Conte quand la parenté et de l’alliance. »95
il oppose les champs d’extension respectifs des termes ‘amām et akhwāl93, Cette approche par les textes classiques est complétée par deux études
il me semble qu’il arrive que ce dernier puisse servir à dénommer tout un fondées sur des données de terrain recueillies dans la société maure (et
groupe (de la taille d’un patrilignage ou d’une tribu ; et au-delà : il existe un donc de type bédouin) de Mauritanie. Bonte analyse un type de stratégie tri-
poème où les Allemands sont dits les khwal des Arabes) quand le lien créé bale qui permet, quand on fait le choix d’être des « donneurs de femmes »,
par un don de femme a servi le prestige et la puissance du groupe récepteur. d’asseoir sa « puissance démographique et militaire en incorporant à la tribu
Dans l’ouvrage cité, Bonte et Conte insistent encore dans la prise en des hommes de rang inférieur ». Sa conclusion est que :
compte des femmes en tant qu’éléments constitutifs de la parenté, notam- « L’organisation tribale (...) mettait en jeu deux systèmes de représentation qui
ment à travers la notion de parenté élective. Cela permet de relativiser peuvent sur certains points apparaître contradictoires. » 96
l’idéologie foncièrement agnatique (ou de la « pureté de sang ») des inté-
Un idéal égalitaire qui privilégie les valeurs masculines, l’agnatisme,
ressés (reprise en général par les spécialistes de la tribu arabe), Bédouins
la segmentarité, l’isogamie et l’endogamie ; un moule hiérarchique qui
anciens (Arabie) ou modernes (ici, la Mauritanie). Ces sociétés savaient
introduit les médiations féminines et se réfère au caractère cognatique de la
avoir recours à l’étranger (à qui l’on offre une femme) aussi bien dans des
parenté (c’est-à-dire par les femmes épousées). L’ingéniosité de cette inter-
situations où celui-ci, de par son statut inférieur, pouvait remettre en cause
prétation est bien d’avoir réintroduit « la place des valeurs féminines pour
le rang de la lignée, que dans celles où, au contraire, il lui assurait une pro-
construire les rapports sociaux ». Les deux principes « correspondent aux
motion politique :
deux pôles de l’alliance matrimoniale », ayant « tous deux leur eficacité
« La parenté élective peut contribuer à résoudre cette opposition apparente pour constituer des rapports politiques »97.
(entre hiérarchie et égalité) en facilitant l’assimilation de l’étranger et la réalisation
Ould Cheikh contribue, sur un autre registre, à la critique des thèses gell-
de l’isogamie. Elle étend ainsi le réseau des relations conçues comme agnatiques. »94
nériennes quand il analyse « la transformation progressive du rôle d’arbitre,
Ainsi, au cœur de la qabīla arabe s’installe l’étranger : le mode généa- que le chaykh tire de ses fonctions religieuses, en autorité politique »98. Le
logique sur lequel s’organisent les rapports de force internes et externes est processus « ne rompt certes pas avec les mécanismes segmentaires à l’œuvre
à la fois iction et moule effectif des représentations et des pratiques. Trahir dans l’organisation tribale, mais (...) plutôt, les «subvertit» et en quelque
le modèle pour mieux le servir : c’est la loi du genre. Dans les termes de sorte les « retourne » à son proit » (idem). En montrant l’insufisante prise
l’auteur, ces pratiques montrent en compte par Gellner du rôle des saints – qu’il avait pourtant lucidement
« combien les sociétés arabes ont déployé d’ingéniosité, avant comme après la
prédication, pour restaurer un idéal agnatique que mettent parfois à mal les aléas 95- Op. cit. : 99.
96- Bonte, 1991 : 146.
97- Cette dualité se retrouve dans l’ambivalence même de la racine NSB (Conte : 65) :
93- Conte, 1991 : 56, note 2. Voir ci-dessous. al-ansāb, ce sont bien « les origines », dans les deux lignes.
94- Op. cit. : 56. 98- Ould Cheikh, 1991 : 238.
72 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 73
installés dans son analyse – l’étude de Ould Cheikh permet de réintroduire cas dans le premier groupe (les sédentaires). Voilà quelle serait la singu-
l’histoire dans un schéma qui a souvent99 paru enfermé dans l’immobilisme larité de ce groupe : on n’y trouve jamais d’ancêtre tribal commun. Cela
« quasi insurmontable de l’équilibre oppositionnel des segments tribaux, du jeu de reste-t-il exact ?
bascule qui entrave l’émergence de toute autorité stable au sein de la qabila » (idem). À ce point du débat, il est temps d’introduire l’apport des historiens.
Voilà qui concourt à bien établir que si la généalogie agnatique est Dans un domaine qu’on a cru, un peu vite, réservé aux seuls sociologues
constitutive de la tribu, elle l’est par une mise en cause importante, dans les et ethnologues-anthropologues, Larbi Mezzine intervient de sa place – la
faits, de son principe. Dire : « Chez ces montagnards du Nord marocain, les recherche archivistique doublée d’une étude linguistique, avec appui sur le
pratiques sociales qui contredisent les principes de la généalogie agnatique terrain – et jette un éclairage nouveau sur l’approche comparée des institu-
sont x fois plus nombreuses qu’en milieu bédouin » est plus équitable que tions « nomades » et « sédentaires »102. L’occasion en est le terme mzarig,
de dire : « Le nombre de ces cas signiie que leur société est d’une autre qu’il rencontre dans un recueil de coutumes rédigé au Tailalt vers la in du
nature » ; ou encore, si l’on préfère : « Ces cas révèlent des principes orga- XIXe siècle. Ce lui est l’occasion d’un long commentaire qu’il aurait fallu
nisateurs autres que ceux en usage en milieu bédouin ». pouvoir reproduire en entier. Je choisis :
Comment ce glissement (plus ici que là, et non : seulement ici et non pas « [mzarig] Pluriel de mezrag, terme utilisé par les populations arabophones des
là) d’un pôle (les pasteurs nomades) à l’autre (les montagnards sédentaires) oasis du S.-E. marocain pour désigner la personne répondant d’un lignage dans une
a-t-il été possible ? Les facteurs sont multiples, il faudrait pour les débusquer assemblée de qsar. On l’appelle également sahib lmezrag. L’équivalent de ces deux
faire œuvre d’historien. Je ne m’essaierai pas à des reconstructions nécessai- termes en milieu berbère au Tailalt est amur, et bab n-umur. »103
rement hasardeuses. Peut-être faudrait-il invoquer la sédentarité – doit-on dire Après avoir rappelé que mezrag et amur ont tous les deux comme sens
« la sédentarisation » pour marquer le mouvement plutôt qu’un état intem- premier « la lèche, la lance, le harpon », l’auteur ajoute :
porel ? Ou l’intervention de facteurs externes ? Berdouzi donne tout à trac : « (...) le sens politique, social et moral qu’il [le mezrag] a pris dans le contexte
« Les alliances militaires, les échanges économiques, l’islamisation, les mouve- marocain, ne lui est pas connu dans sa langue d’origine [l’arabe]. Ceci postule pour
ments maraboutiques, la formation des grands États historiques, la pénétration du un transfert sur le terme arabe de l’acquis de civilisation du terme berbère amur, et
Makhzen, etc. »100 montre l’intérêt d’une étude sur les acceptions de ce terme dans la langue berbère. »
Il reste à montrer comment ces facteurs agissent plus vite dans un L’auteur s’y livre, en se reportant à un ouvrage de généalogie médiéval (le
contexte que dans l’autre, chez les montagnards sédentaires plus vite que Kitāb al-ansāb) où apparaît pour la première fois le terme amur, à l’occasion
chez les Bédouins... À bien le lire, il est exact que Munson ne prétend pas de la conversion des Haksura par ‘Uqba ibn Nai’ :
que la disparité des origines familiales – au niveau du village, de la tribu et « [celui-ci prend sa lance à leur chef, Hurma] et lui dit : que ceci soit [le signe
des degrés intermédiaires – soit une réalité exclusive du Rif (et des autres d’] un pacte de non violence entre nous (...). Et le pacte scellé par Hurma, ou amur
populations sédentaires de montagne)101. Il est plus nuancé : si en effet de n-lhurma, devint depuis dans la langue de cette tribu, une expression par laquelle ils
nombreuses tribus « nomades » ou « anciennement nomades » n’ont pas, prêtent serment dans leurs alliances et engagements. »
elles non plus, de tradition d’ancêtre commun, du moins certaines l’ont-
elles et avec des effets politiques et sociaux bien précis : ce n’est jamais le 102- S’ils ne relèvent pas directement de la controverse qui nous occupe, les travaux
d’A. Sebti jouent également très inement, dans le registre des institutions politiques de
l’espace rural, du déchiffrage de manuscrits coutumiers et de l’approche linguistique.
99- Hammoudi, 1974. 103- Mezzine, L., 1987 : 183-185, note 8. Lire aussi Sebti, 2003, notamment pp. 144 et
100- Berdouzi, 1986 : 160. suivantes où il examine la polysémie de termes comme mezrag et amur dans le cadre
101- Munson, 1989 : 388. des relations intertribales.
74 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 75
Il nous invite ensuite à un essai de reconstitution des origines : du Maroc et davantage encore de l’Afrique du Nord, était certainement très
divers du point de vue de la morphologie sociale.
« Contrairement à la ‘achira bédouine sémitique qui a un contenu de popula-
tion et qui trouve sa cohésion dans l’idée d’une parenté consanguine, amur désigne Continuons à interroger l’histoire. Parmi les facteurs qui pouvaient
probablement un groupe souvent hétérogène, lié à un terroir (...) » expliquer l’affaiblissement allégué du principe agnatique dans les tribus,
Berdouzi citait « la formation des grands États historiques ». Un travail
Est-ce parce qu’elle est affranchie de ce lien au sol (le territoire, source récent apporte sur ce point un éclairage nouveau : puisant aux sources de la
de cohésion de l’amur et, en même temps, source de vulnérabilité une fois politique califale, à la charnière des dynasties omayyade et ‘abbasside, l’au-
que ce support disparaît, dans l’éventualité d’une guerre de conquête, par teure montre que, dès cette époque, c’est-à-dire pratiquement dès l’origine
exemple) que « la structure sociale bédouine en Afrique du Nord a pris le de l’État islamique, était en place le mouvement contradictoire de « l’image
pas sur la structure autochtone préexistante ? ». C’est ce qui nous est sug- que se font d’elles-mêmes les tribus » (image largement partagée dans les
géré par L. Mezzine : autres couches de la société) et de leur pratique réelle. Son argumentation,
« En analysant la terminologie berbère se rapportant à la morphologie sociale, dans ses propres termes, est la suivante :
nous sommes étonné de l’absence de termes berbères ayant le sens de tribu, et nous « (…) le modèle [le « système lignager-segmentaire »] suppose une solidarité
remarquons que le terme taqbilt utilisé n’est que l’arabe qabila à peine déformé. mécanique des segments et (…) ignore leurs intérêts particuliers. Or l’expérience
L’adoption de ce terme arabe par la langue berbère étant intervenue au plus tôt avec nous apprend le contraire (…). Souvent c’était la proximité géographique qui jouait
l’islamisation et au plus tard avec l’arrivée des tribus arabes en Afrique du Nord, c’est- un rôle décisif dans la formation d’alliances tribales. En d’autres cas, les exigences
à-dire entre les VIIIe et XIe siècles, cela nous donne une raison de croire qu’avec ce de la vendetta poussaient les tribus à s’allier contre un ennemi commun. (…) La
terme c’est tout le modèle tribal arabe qui s’était imposé à ce moment-là à la société formation d’alliances tribales ne doit donc pas être regardée comme une fonction de
nord-africaine, et que de cette époque date la disparition de amur en tant qu’unité la parenté patrilinéaire. »104
généralisée de la structure sociale nord-africaine. Néanmoins, si l’expansion arabe
La contradiction préexistait à la politique califale et celle-ci savait par-
devait diffuser le modèle tribal bédouin, il faudrait probablement modérer l’effet de
faitement en jouer : par l’attribution de postes oficiels et de cadeaux, elle
faisait fond sur « l’absence de pouvoir institutionnalisé dans les tribus » :
cette mutation en disant que la structure sociale bédouine a dû elle aussi assimiler le
contenu économique et social des unités de la structure préexistante, et que beaucoup
d’amur-lignages n’ont probablement pris du modèle tribal arabe et bédouin que le nom. » « Le pouvoir d’un chef était limité puisque dépendant du consensus de ses confrères,
ceux-ci pouvant toujours se tourner vers quelqu’un d’autre (…). La concurrence
En quoi nous retrouvons la thèse de Munson. À laquelle j’ai déjà opposé interne était donc, à mon avis, un phénomène général qui empêchait la formation
quelques arguments. Au moins l’étude de L. Mezzine est-elle l’occasion de d’alliances tribales stables. Pour contrôler les tribus, le gouvernement proitait de
mesurer, à travers une analyse sémantique précise, l’effet du transfert croisé cette concurrence interne et n’avait pas besoin de recourir au conlit prétendu entre
des mots et des modèles. Cela reste, même si je préfère privilégier pour ma part Qays et Yaman105. (…) Au lieu de deux confédérations ixes, nous observons donc tout
davantage la mise en valeur des emprunts réciproques plutôt qu’une altérité un spectre de tribus et de clans, formant des alliances selon leurs intérêts particuliers
de deux modèles. Le large chevauchement des systèmes déinis ici comme
104- Orthmann, 2002. Les citations de l’auteure sont tirées du résumé d’une conférence
« arabe » ou « bédouin », d’une part, et comme « structure (ou « société donnée à l’IREMAM, Aix-en-Provence, le 16 mars 2001.
nord-africaine ») autochtone préexistante » (i.e. « berbère »), d’autre part, 105- Selon les généalogistes arabes des IIe et IIIe siècles (H.), les tribus arabes descendent
me semble plus plausible que l’hypothèse d’une radicale hétérogénéité entre de deux ancêtres, Adnān et Qahtān, les deux grands groupes ainsi formés étant nommés
respectivement Qays et Yaman, déterminant par là une opposition fondamentale (les Qays
« la structure sociale bédouine » et « la structure préexistante ». D’autant contre les Yaman) et une solidarité intangible entre les segments propres à chacun des
que cette dernière formule rend en outre uniforme ce qui, à l’échelle, déjà, deux groupes. Cf. Orthmann, 2002.
76 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 77
et s’opposant, malgré leurs liaisons généalogiques, pour remporter l’avantage sur y contreviennent dans la pratique. C’est dans l’Anti Atlas (Sous) que le jeu
des concurrents internes. » (idem). des alliances entre les tribus selon le principe des leff-s apparaît particuliè-
Proximité géographique, logique de la vendetta, l’auteure fait par ail- rement éclairant. Déjà au XIIe siècle, al-Idrisī notait :
leurs aussi allusion à l’afiliation maternelle dont nous avons pu, en effet, « Les gens du Souss se divisent en deux groupes partisans (…). Entre les deux
mesurer le poids. Ainsi donc, voici des tribus on ne peut plus « arabes », qui : groupes, il y a continuellement guerres et luttes, effusion de sang et vendetta »107
— ont bien un (ici deux) ancêtre(s) commun(s) ; Al-Idrisī donne à ce conlit une cause religieuse (sunnisme/chiisme),
— continuent d’afirmer bien haut la prééminence des « liens du sang » mais d’autres interprétations, dont celle de Mukhtār al-Sūsī, en font un
comme matrice de la solidarité ; affrontement entre :
— ne suivent toutefois pas toujours le principe agnatique pour constituer « le peuple sédentaire d’origine, partisans des Chérifs idrissides [et] des nomades
des alliances ; envahisseurs : Sanhaja et Zenata »108.
— ne sont, en cela, pas le jouet du pouvoir central mais s’offrent d’elles- Ne retrouve-t-on pas là le conlit entre Ghumāra et Ṣanhāja, les seconds
mêmes ainsi aux manipulations de ce dernier… venant, dans leur lente et vigoureuse poussée vers le nord – qu’on voit donc
aussi en action dans le Sous –, bousculer les sédentaires Ghumāra à cette
Nous sommes loin du schéma qui fait des « Berbères », ou encore des
même époque où les Idrissides voient leur dynastie vaciller ?
vieilles paysanneries sédentaires, ou enin des tribus usées par des siècles
d’accommodement avec l’État, cette part importante de la société rurale qui Les deux auteurs, en déinissant le système des leff-s comme assurant
échapperait au modèle segmentaire. Ils n’y échappent pas plus que les plus le « maintien de l’ordre dans les sociétés où le monopole de la violence
Bédouins parmi les Bédouins n’y échappent eux-mêmes – tout en s’énon- légitime échappe à l’État » font, à raison, référence à la théorie de la seg-
çant, les uns comme les autres, strictement « segmentaires » : prééminence mentarité, cet autre moyen de « maintenir l’ordre social [par] un jeu d’équi-
des « liens du sang », avec résolution des conlits, internes et externes, sur libre et d’opposition », en l’absence d’« ingérence du pouvoir central ».
la base de ce principe. L’analyse segmentaire donnerait la clé des alliances/oppositions de petite
échelle, le système des leff-s le ferait à grande échelle (185). Mais, comme
Il existe, dans le Rif, le souvenir d’un temps où l’ensemble des popu-
l’a montré le débat entre Hart et Munson, pour pouvoir parler de segmen-
lations qui occupaient sa partie occidentale et centrale se rangeait en deux
tarité il faut faire intervenir la parenté agnatique : l’ordre est maintenu par
grands partis, les ligues « ghmara » et « senhaja », dont l’opposition a,
l’opposition équilibrée des segments, lesquels suivent l’échelonnement des
semble-t-il, caractérisé pendant des siècles les relations intertribales de
générations en ligne masculine. Si les alliances et les oppositions de petite
la région. Lakhsassi et Tozy106 reviennent, dans un tout autre contexte (le
échelle suivent les points de segmentation de la généalogie patrilinéaire,
Haut Atlas et l’Anti Atlas), sur ce classique de la littérature ethnologique du
même ictive, c’est qu’on a affaire à un jeu politique conforme à la théo-
Maghreb qu’est le leff, dit encore ṣoff, que les Jbala désignent plutôt sous
rie de la segmentarité. Si les alliances/oppositions entre groupes familiaux
le nom de ‘alem (bannière). Ces auteurs en montrent la pertinence, dans les
se font hors généalogie en ligne masculine, c’est que la société échappe à
limites cependant de l’histoire locale où les stratégies familiales « indivi-
la pression du principe généalogique : pas de solidarité agnatique, pas de
dualistes » peuvent reprendre leurs droits. Ainsi, certaines tribus du Haut-
validité de la théorie segmentaire, a-t-on pu écrire plus haut. Au contraire,
Atlas l’ignorent-elles, tandis que d’autres en reconnaissent le principe mais
lorsque on a affaire aux alliances/oppositions entre leff-s, ce n’est pas dans
106- Lakhsassi et Tozy, 2000. Voir aussi supra la « Présentation », et infra le chapitre
XI, « Élites… »), section 6. Ce paragraphe et les suivants sont postérieurs à la publica- 107- Al-Idrisi, 1972-75 : 228, cité par Lakhssasi et Tozy, op. cit. : 189, note 3.
tion de l’article. 108- Lakhssasi et Tozy, 2000 : 193.
78 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 79
la parenté qu’on va en chercher la justiication, mais dans de vieilles lignes dette de sang (ṭolb dans le parler des Jbala), approfondir l’enquête sur le par-
de partage qui remontent à un contexte historique particulier. tage de la diya109 ; recenser plus systématiquement les conlits qui peuvent
Ainsi, la théorie de la segmentarité et la théorie des leff-s ont ceci en engager la tribu tout entière aux côtés de telle de ses « fractions ».
commun qu’elles éclairent le système de résolution des conlits dans des Mes propres données sur les Jbala sont maigres sous cet aspect. Je ne
sociétés où l’ingérence de l’État est minimale, mais elles s’opposent sur la dispose que de trois exemples. D’abord, d’un conlit entre deux villages voi-
question du primat de la généalogie patrilinéaire. En somme, ces deux sys- sins, Buhani et Lehra, appartenant à une même fraction (rba‘ ou « quart »,
tèmes ne sont pas tant complémentaires (en termes d’échelle de grandeur) aujourd’hui machaykha) des Bni Gorfet, à la veille du protectorat. Il it
qu’ils ne s’excluent. soixante-quatre victimes en un an. Il faudrait en savoir plus sur l’identité
et les raisons des deux adversaires qui ont déclenché l’affaire. Puis d’un
3. Les Jbala et la vendetta conlit entre deux villages (Dar Rati et Qozqaz) appartenant à des tribus dif-
On voit bien qu’en n’ayant affaire qu’aux seuls Rifains, Hart, même férentes (Soumata et Ahl Serif), à propos d’un terrain situé près de la limite
s’il a pu interpréter parfois imprudemment son matériel, ne nous a pas qui les séparait. Le ṭolb (dette de sang) entre ces deux villages semble se
tenus éloignés de leurs voisins, les Jbala. Son traitement de la question du situer sous Hassan Ier. Il était féroce (« chaque parti incendiait les maisons
principe agnatique comme mode d’organisation des sociétés arabo-ber- de l’autre et on tirait sur les fuyards ») et entraînait, dans ses différents épi-
bères rurales (qui peut avoir des extensions citadines, d’ailleurs), y com- sodes, « les Soumata d’un côté, les Ahl Serif de l’autre ». Il fallut l’inter-
pris dans les contradictions de sa mise en œuvre, ne nous autorise pas à vention des ‘ulama’ des Bni Gorfet voisins (acteurs neutres dans ce conlit,
distinguer entre deux types de sociétés, les unes « sédentaires », les autres puisque extérieurs aux déterminations de type agnatique qui rassemblaient
« nomades ». Ou, ce qui en serait une version exacerbée, les unes « ber- chacune des deux tribus affrontées) pour qu’un règlement fut accepté (un
bères », les autres « arabes ». Sans doute, certaines particularités de la société mur de pierres divise encore le terrain). Si le premier conlit peut, à la rigu-
rifaine (comme le très fréquent recours à la vendetta) ont pu inciter Hart eur, du fait de l’insufisance de l’information, être assimilé à une « guerre
à concentrer ses efforts sur l’observation et la description d’un champ qui des cantons », classique des sociétés paysannes110, il n’en va pas de même
eût été moins immédiatement perceptible chez les Jbala. C’est justement du second, puisque le niveau de mobilisation dépasse la seule communauté
là un apport inestimable, pour indirect qu’il soit, à la connaissance de ces de voisinage et illustre une conception du « nous » exprimée en termes de
derniers. Il nous permet de comprendre, au-delà d’apparences, leur totale parenté, pour ictive qu’elle soit.
ancrage au monde rural arabo-islamique, tant dans l’organisation – qui a Troisième exemple, une affaire de dette de sang entre deux familles,
pu faire penser à de « petites républiques indépendantes » ou même à des l’une de Had Gharbia, dans la plaine, l’autre de Bni Gorfet. Dans une bous-
« cantons suisses » – que dans l’aspect physique et humain de leur contrée : culade lors de l’étape de Sidi Heddi sur le chemin de Mouley ‘Abslem,
paysage étonnamment verdoyant et fréquemment d’allure bocagère, mai- lors de son moussem annuel, un meurtre se produit. Son auteur réussit à
sons de chaume, hommes et femmes laborieux, inventifs et souvent adon-
nés à l’étude. Des traits qu’on ne prête trop communément qu’aux « vieilles 109- « Dans la société maure, la constitution des groupes liés (‘aṣab) pour la diya appa-
sociétés paysannes », elles-mêmes trop communément imaginées à mille raît en grande partie contractuelle et négociée politiquement, même si les liens agnatiques
sont privilégiés. » (Bonte, 1991 : 157).
lieues des rivages africains de la Méditerranée…
110- Dans le même ordre d’idée, on a analysé en Andalousie contemporaine la coupure
Il faut encore interroger les données de terrain. Sur la question des leff-s, fréquente des villages en deux, sous les auspices de confréries religieuses (« partidos »
plutôt que « cofradias ») « auxquelles les villageois appartiennent de naissance et que
mieux cerner le rôle de la parenté cognatique, en particulier avec les ligues dirigent traditionnellement de grandes familles de propriétaires fonciers. » (Combessie,
« ghmara » et « senhaja ». Sur la question du meurtre par représailles, ou 1989 : 159).
80 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 81
s’enfuir, déguisé par les siens (les Bni Gorfet) en femme. La famille de la Les monographies de tribus des interventores (l’équivalent des contrô-
victime veut en appeler aux autorités (espagnoles alors) ; les Bni Gorfet se leurs civils de la zone d’occupation française) fournissent aussi des indica-
cotisent pour payer la diya (1 200 rial-s de Hassan Ier) que leur contribule, tions qui, toutes, soulignent comment, chez les Jbala – et malgré les efforts
très pauvre, ne peut réunir et le meurtre est « pardonné ». de leurs nombreux chorfa et foqha –, la dette de sang (ṭolb) ne s’épuisait
On peut aussi puiser dans la littérature coloniale. Ainsi, Michaux-Bellaire : bien souvent que dans une spirale de meurtres :
« Le régime de la responsabilité collective est courant dans les tribus de mon- « Los parientes de la víctima según la costumbre [el « aorf »] conservan el dere-
tagne. Par exemple un Rhoni est venu à un marché d’Ehl Serif, on lui a volé sa mule cho de matar al criminal mientras éste no haya satisfecho la « día » (…). Al ocurrir
et il n’a pas pu se la faire rendre. Il revient dans sa tribu, où il rend compte de ce qui un crimen, el autor (…) o huye a otra kabila o busca refugio en una mezquita o san-
lui est arrivé et il attend (...) ». [On va s’emparer de la mule d’un Serii en transit, tuario o en casa de algún indígena cuya inluencia sera garantía de su refugio. (…)
et on la retient en attendant que le voleur soit retrouvé]. « Mais il arrive quelques Una vez (…) refugiado el criminal, queda prohibida la venganza creyéndose que el
fois que le Serii a mauvais caractère : au lieu de rechercher le voleur de la mule profanador quedaba maldecido (…) y aunque en otras kabilas estaba prohibida la
du Rhoni, il réunit ses parents et ses amis et va voler un troupeau (...) aux Rhona. venganza en los zocos, es ésta se vengaban en ellos sin que nadie tomara represalias.
Ceux-ci se fâchent à leur tour et la guerre est déclarée (...). Il arrive quelques fois (…) No obstante lo dicho, en ocasiones un indivíduo de la familia del muerto tomaba
qu’un simple vol de mule est le point de départ d’une fusillade terrible pendant des por sí la venganza contra el matador, haciendo otro tanto la familia de éste y com-
mois entre quatre ou cinq tribus prenant partie les unes pour celle du volé, les autres plicándose la cuestión de tal manera que frecuentemente intervenían los de un aduar
pour celle du voleur (...) »111 contra otro y hasta los de diversas fracciones. »114
« Pendant plusieurs années, les Rhona n’eurent pas de gouverneur (...). La tribu « (…) El autor de la muerte debía rendir cuentas de su delito y (…) era absuelto
se gouvernait elle-même et avait nommé un Cheikh er-rebia, ou Cheikh es-siba. Cette por el Xerif el criminal cuando el muerto había matado a su padre. Los Xorfas son
nomination n’est pas faite, à proprement parler, à l’élection, mais par le consente- los que intervienen generalmente en las reconciliacones y para más garantía arre-
ment général de la Djemâat el-Kebira, ce que l’on appelle la Djemâat el-Qabila Kaffa, glan una alianza matrimonial entre ambas familias, pero regularmente y aún haciendo
la réunion de la tribu toute entière (...) ». L’auteur précise encore (1911 : 44) : « la ésto, las venganzas continuan siempre que haya posibilidades. La venganza está pro-
Djemâa de tribu se tient en général au principal souk, annoncée par des crieurs ou hibida siempre, y este delito está agravado cuando se lleva acabo durante el mes de
par des feux (menara) en cas d’urgence (...) »112 Ramadan, Pascuas, en recintos sagrados o durante el rezo.
Ou d’autres chroniqueurs. Comme Walter Harris, quand il cite les deux Los pleitos entre familias pasaban generalmente de padres a hijos y no se arre-
grandes familles, les Deilan et les Duas, qui dominaient les Anjra (tribu glaban nunca, viniendo ordinariamente a degenerar en « tolb » una pequeña cuestión
située entre Tanger et Sebta/Ceuta) au début du XXe siècle. Leurs chefs de pastos. »115
étaient parmi les plus inluents notables de la tribu ; parmi eux, « les Deilan Ce qui donne (je souligne les passages qui mettent l’accent sur le carac-
étaient les plus puissants, car le vieux cheik avait de nombreux ils, neveux tère irréductible de la vendetta et l’implication de larges groupes familiaux) :
et parents ». Le chikh Duas invita les Deilan à un grand festin où il les it « Les parents de la victime conservent, selon la coutume [‘orf], le droit de tuer
assassiner. Duas devint pendant quelque temps le chef incontesté de la tribu. le criminel tant que n’a pas été réglée la diya. L’auteur d’un crime fuit vers une autre
Il fut abattu sur le chemin du marché par un neveu du chikh Deilan, neveu tribu ou bien cherche refuge dans une mosquée ou dans un sanctuaire ou encore dans
qui fut tué à son tour mais après avoir abattu au total onze Duas113.
111- Michaux-Bellaire, 1911 : 50. 114- Chez les Soumata, Archivo General de la Administración (Alcalá de Henares), sec-
112- Op. cit. : 398. tion África, boîte MK 7.
113- Harris, 1929 : 226, 227. 115- Chez les Bni Ahmed, idem, boîte MK 18.
82 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 83
la maison d’un indigène dont l’inluence garantisse sa sécurité. Une fois ce droit — le porte-lance garant des accords passés par la tribu ou la fraction, mul-
d’asile obtenu, la vengeance est impossible car le profanateur craint la malédiction mezrag ou mezrag.
qui le frapperait. Si dans d’autres tribus le droit à la vengeance est suspendu dans les — la caisse commune, bit el-mal, sous la garde de la mosquée principale
marchés, dans celle-ci il ne l’est pas. Il arrive cependant qu’un parent de la victime du village ou de la tribu.
prenne à sa charge l’exercice de la vengeance, amenant en retour une action de l’autre
Toutes ces institutions sont des émanations des jama‘at de tribu, de
famille jusqu’à ce que l’affaire se complique au point qu’un village intervienne contre
fraction ou de village116. Je les rappelle pour mémoire car elles n’ont pas
un autre et même une fraction de tribu contre une autre.
un caractère déterminant dans le débat qui nous occupe : sans davantage de
« L’auteur d’un meurtre devait rendre compte de son crime. Etait absout par le données (alliances matrimoniales, mise en mouvement de l’ensemble tri-
chra‘ celui qui avait tué pour venger son père. [Est absout aussi l’auteur d’un meurtre bal...), elles peuvent tout aussi bien conforter l’idée qu’il existe un niveau
accidentel quand il est commis par un ami de la victime.] Ce sont les chorfa qui inter- privilégié, entre la tribu et le village, d’identiication des cellules élémen-
viennent en général dans les réconciliations qu’ils renforcent par une alliance matrimo- taires – à base territoriale et non agnatique – de ces sociétés de montagne.
niale entre les deux familles. Cependant, malgré tout cela, les vengeances continuent
On voit que peu de différences apparaissent entre Jbala et Rifains en ce
chaque fois qu’une possibilité se présente. La vengeance est toujours interdite et ce délit
qui concerne la norme. Dans la pratique, il en va différemment : le taux des
est aggravé lorsqu’il se produit pendant le mois de Ramadan, les fêtes canoniques, dans
meurtres est indubitablement beaucoup plus élevé chez les Rifains que chez
une enceinte sacrée ou pendant la prière.
les Jbala. Crimes d’honneur, soulignons-le, car tous les auteurs y indiquent
« Les querelles entre familles se transmettaient en général de père en ils et ne se le caractère exceptionnel des crimes crapuleux et même des vols ; à l’in-
résolvaient jamais, un petit différent à propos d’un pâturage dégénérant le plus sou- verse, on rapportait chez les Jbala un recours jadis assez généralisé au vol
vent en tolb. » de bétail et à l’attaque des voyageurs, avec fréquents enlèvements. Faut-il
Sont ainsi réafirmés : la mise en jugement de tout crime, son absolu- emprunter le schéma de Black-Michaud117 qui établit une corrélation entre
tion en quelques cas, le droit d’asile, la loi du talion comme principe pre- la rareté des ressources (comme, dans le Rif oriental, une rareté des sols
mier, la responsabilité collective de la parenté agnatique, l’intervention arables et des pluies aggravée par une forte démographie), et la multipli-
de médiateurs, une réglementation des lieux où la vengeance peut être cation des occasions de conlit, avec un surinvestissement dans la sphère
poursuivie, la persistance de l’engrenage des représailles malgré toutes de l’honneur ? On sait le pays Jbala mieux arrosé et soumis à une pression
ces précautions. démographique moindre. Ceci dit, il n’est pas possible d’afirmer que les
Par ailleurs, la littérature coloniale nous renseigne sur diverses institu- Jbala agissent en ces affaires selon des principes différents que ceux en
tions qui relètent la décentralisation poussée dont jouissait alors, à l’échelle vigueur dans l’ensemble des sociétés arabo-musulmanes régies par le chra‘.
du Maroc tout entier, les tribus (et, en leur sein, parfois les fractions) : À trop singulariser les populations sédentaires de montagne, à trop
— les codes coutumiers : ils sont rares, semble-t-il, chez les Jbala, mais opposer leur système social à celui des populations de pasteurs nomades, de
valent qu’on les signale car on les a trop souvent attribués aux seuls plaines en général mais parfois aussi de montagnes, le risque est de forcer
Berbères, et aux Rifains en particulier. les réalités dans un schéma trop rigide. Et de clore prématurément un dos-
sier qui n’est pas simple. Prendre au pied de la lettre l’équation : une société
— les comités de direction militaire, ayt arba‘in ou bu l-arba‘ (même
tribale = a kinship society, et la retourner pour en exclure Rifains et Jbala,
remarque).
— les étendards de guerre, ‘alam, présents jusqu’au niveau de la fraction 116- Voir le chapitre XI, « Les élites… ».
de tribu, contrairement à la situation en plaine. 117- Black-Michaud, 1975.
84 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 85
c’est aller trop vite en besogne. Aussi quand Hart continue à y voir une dif- dans ces provinces du Nord marocain, à l’arrivée des Moriscos et, plus lar-
férence de degré et non de nature, je le rejoins118. C’est, me semble-t-il, par gement, de tous les réfugiés d’Espagne musulmane. Ces apports pourraient
davantage de travail, que ce soit sur les actes et les manuscrits locaux, sur être multiples, mais on peut aussi exagérer leur rayonnement. Un exemple :
les archives makhzéniennes ou à travers les enquêtes de terrain que l’on doit-on leur attribuer la couverture en tuiles rondes des maisons dont nous
parviendra à mieux comprendre le rapport qui s’établit dans les montagnes avons le témoignage dans plusieurs villes du Nord (Chefchaouen, mais
du Nord entre de « vieilles sociétés sédentaires » et les principes, éventuel- aussi, jusqu’au XIXe siècle, Ksar El-Kebir et Ouazzane, et Tétouan encore
lement duels et contradictoires, qui déinissent l’organisation tribale. au XVIIIe siècle) ? Ce serait tentant. La tuile, dans l’Islam occidental, excep-
tion faite de l’Espagne justement, est rarement employée (sauf dans les cas
III- L’autre et (est) soi ?
précités ainsi qu’à Testour, en Tunisie, notoirement d’origine morisque, et
L’Autre, pour le Jebli, c’est déjà, nous l’avons vu, le Rifain ou l’« Arabe » dans les villages de Grande Kabylie, en Algérie, où cette origine est plus
de la plaine. Un autre, certes, mais où naturellement on peut reconnaître un incertaine) hors des mosquées et sanctuaires120. Pourtant elle a pu avoir une
peu de soi : la proximité géographique, des siècles d’histoire commune, l’unité autre extension dans le passé121.
de la religion et de l’État... L’Autre, absolument, c’est alors le chrétien (bien Laissons les Moriscos sans quitter ce domaine. On sait que la maison
plus que le juif qui partage tous les paramètres précités, sauf un). Et plus qu’un chez les Jbala est recouverte d’un toit de chaume (aujourd’hui remplacé
autre, l’ibérique, n’est-ce pas ? Qui a tant montré d’obstination à prendre pied rapidement par la tôle ondulée en zinc), à double pente. Au nord-est, les
sur « la rive d’en face », après avoir proprement nettoyé « la sienne ». Ghmara ont la terrasse de terre battue qui caractérise l’habitation rurale en
Pourtant, sur les deux rives, ici tellement proches, un même plissement, dur du reste du Maroc. En réalité les Ghmara (et les Senhaja) de la chaîne
les mêmes roches, le même sol, un même climat. Et longtemps, la même centrale ont aussi la maison au toit de chaume, ce n’est qu’à plus basse alti-
population, une histoire commune. Qu’en est-il de la société de montagne tude, à l’approche de la rive méditerranéenne, moins arrosée, qu’ils passent
d’en face ? Il était légitime de se poser la question de cette Andalousie cor- à la terrasse, celle-ci débordant à l’ouest chez leurs voisins Jbala immédiats,
dillère et méditerranéenne119 : qu’en a fait le paysan de Castille ? L’a-t-il les Bni Saïd. Il y a donc dans le Rif occidental déjà une spéciicité culturelle.
mise en valeur d’une autre façon ? A-t-il tout extirpé de l’occupation anté- Or on retrouve ce trait particulier en face : la moitié occidentale de la
rieure ? Une interrogation qui renvoie, en fait, à deux problématiques : bordure bétique de la Méditerranée, et de façon certaine la Serranía de Ronda
1- celle d’une agriculture et d’une société de montagne dans les conditions avec sa plaine littorale, ont la même maison au toit de chaume à double pente,
propres au bassin occidental de la Méditerranée (conditions entendues chozo, dont le matériau le plus courant est, là aussi, l’engrain, appelé chez
comme antérieures aux bouleversements techniques et humains des les Jbala achqaliya, en Andalousie escaña, deux formes dérivées du latin
XVIIIe et XIXe siècles) ; secale. Par ailleurs, cette Andalousie connaît également le passage oriental
2- celle de la gémellité qui se noue sur le détroit de Gibraltar. à la terrasse122. Outre la toiture, l’architecture des Jbala est encore notable
par ses galeries couvertes ou loggias (nbaḥ) qui éclairent sa façade (seuls les
On aura garde de se faire trop d’illusions sur ce qu’il peut rester de
Anjra du détroit s’en dispensent). Elles paraissent uniques dans le paysage
Soi chez l’Autre (dans les deux sens) pour ce qui est de la culture et de la
société. Les historiens devront nous aider à mesurer la part qui reviendrait, 120- Erzini, 1991.
121- Une étude récente (Cressier et al., 1998-a) sur la forteresse de Qal‘a Hajrat al-Nasr
118- Hart, 1994 : 111. (Soumata, province de Larache), a permis d’identiier à l’occasion d’une rapide prospec-
119- Les chaînes bétiques qui se succèdent depuis le méridien de Gibraltar jusqu’au méri- tion de surface en été 1993, une abondance de tessons provenant de tuiles rondes : or, le
dien d’Alméria et que le sillon intra-bétique, au nord, sépare du reste du système bétique site est idrisside, c’est-à-dire bien antérieur aux immigrations andalouses.
(Mignon, 1982). 122- Sermet, 1951, Delaigue, 1990.
86 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 87
rural marocain alors que le nbaḥ est un élément du patio de la maison cita- Ce sont ou d’autres montagnes que les nôtres, ou d’autres temps.
dine marocaine ; peut-on retracer d’autres iliations ? Mais revenons à cette division climatique de la chaîne rifaine. La limite a
Passons en revue les autres possibilités de rapprochement que nous per- été précisée par Maurer (1990) : elle part de Jebha sur la côte, s’incurve vers
met un survol, même rapide, de ces deux ensembles de chaînes méditer- l’est jusqu’à la cuvette de Targuist qu’elle contourne pour s’inléchir plein
ranéennes. D’abord, et depuis l’Antiquité, la densité urbaine (pour le Rif sud à la hauteur du méridien Al Hoceima-Taza. Ce sont les crêtes culmi-
occidental on a parlé d’une ceinture de cités) : la zone du détroit est forte- nantes de la dorsale calcaire qui marquent l’arrêt du front humide venant
ment impliquée. Puis, la concentration de l’habitat en gros villages allongés, de l’Atlantique. La limite concerne donc à la fois le relief, le climat, le cou-
à mi-pente. Ici la géologie commande qui, presque partout (à l’exception vert végétal et les hommes puisque, en gros, les Rifains berbérophones ne
notamment de la Sierra Nevada, au cœur de la cordillère Bétique, qui est la dépassent guère à l’ouest.
cristalline), superpose des crêtes gréseuses ou calcaires et un soubassement En Andalousie, la limite de l’inluence atlantique passe à peu près sur le
marneux, dessinant une ligne horizontale de sources au contact de ces deux même méridien, un peu à l’ouest de Malaga, par environ 4° 30’ de longitude
roches, la supérieure poreuse, l’inférieure imperméable. En Andalousie, ouest128. À l’ouest de la Serranía de Ronda, la Sierra de Grazalema connaît
les « pueblos blancos », selon l’expression popularisée par le ministère du le taux de pluviométrie le plus élevé d’Espagne. En revanche, à l’autre bout
Tourisme, sont compacts, mais à l’époque islamique ils auraient été aérés de l’arc bétique (Alméria), les versants et les plaines sont de caractère step-
par jardins et vergers123, comme le sont les villages des Jbala. pique, présaharien. En fait, le domaine subaride est décalé vers l’est par
Ensuite, la densité démographique : dans le Rif, elle concerne davantage rapport à son vis-à-vis rifain grâce à la Sierra Nevada qui culmine (avec le
encore sa moitié subaride, orientale (120 hab./km2 chez les Aith Waryaghar, Mulhacen) à 3 482 mètres et qui permet d’alimenter par la fonte des neiges
selon Hart) que sa partie occidentale. Au début des années trente, la basse d’importants cours d’eau et sources qui font la richesse de l’Alpujarra. La
montagne rifaine et les Doukkala (en plaine) étaient les deux régions les vraie sécheresse ne commence qu’à partir de ses versants orientaux.
plus peuplées du Maroc avec des taux supérieurs à 40 hab./km 2 124. En Cette originalité de l’Alpujarra, à l’aplomb de l’Oued Kert rifain, nous
Andalousie, il lui arrivait d’atteindre, avant le brutal dépeuplement récent, retiendra pour plusieurs raisons. D’abord (mais je n’insisterai pas, attendant
des pointes de 300 hab./km2, ce qui laisse loin derrière les plus riches cam- plus d’informations de nos collègues espagnols), parce que dans l’Andalou-
pagnes du Guadalquivir125. La question de la démographie est certainement sie contemporaine, cette sierra a la réputation de cultiver le savoir lettré : ses
la clé d’une problématique centrée sur les sociétés de montagne. Cet aspect érudits locaux sont une tradition. Ensuite parce que c’est le dernier bastion
du dynamisme montagnard est bien pris en compte par les géographes, en des Moriscos en Espagne : le système social et économique de type arabo-
particulier au Maghreb126. D’autres, pourtant éminents, ont sur ce point musulman a duré ici jusqu’au XVIIe siècle. Enin parce que l’Ajbul Bucharra,
besoin d’être corrigés : ou al-Bucharrat, est décrite par les auteurs arabes des XIVe et XVe siècles
« Les montagnes sont les contours pauvres de la Méditerranée. » « Ensemble de comme « fertil, organizada, frecuentada », et par les auteurs chrétiens comme
hauteurs vides, pauvres en habitants (...), en marge (...) des grands courants civilisa- « source de butin »129. Sa richesse reposait sur l’exploitation intensive de
tionnels qui passent avec lenteur (...) »127 terres irriguées : horticulture, arboriculture et une céréaliculture elle-même
souvent en irrigué, s’étageant sur des terrasses omniprésentes. La réputation
123- Delaigue, 1990. de cette région, c’était d’abord la soie : « La meilleure du monde » disent
124- Fay, 1972 : 14. les chroniqueurs. Les paysans qui cultivaient le mûrier et tissaient la soie
125- Mignon, 1982 : 45, 135.
126- Maurer, 1979. 128- Mignon, 1982.
127- Braudel, 1966 : 87, 171, cité par Mezzine, 1988 : 412, 423. 129- Trillo, 1992.
88 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 89
s’en vêtaient aussi, ce qui ne manquait pas de frapper les voyageurs130. Le d’aménagement des pentes, si ce n’est parfois la rigole oblique citée plus
débouché était Grenade, de l’autre côté de la Sierra Nevada. Il est remar- haut. J’en ai relevées aussi, en compagnie de Pilar Ordóñez, dans la Serranía
quable que malgré les dificultés d’accès, l’Alpujarra ait été une voie de de Ronda. Elles sont d’un caractère différent : ce sont, sur des pentes très
passage fréquentée entre la côte et cette capitale. peu prononcées, de longues bandes horizontales de terres à céréales, éche-
L’aménagement des pentes en vue de leur contrôle est un indicateur lonnées en larges gradins. La dénivellation, en moyenne d’un mètre, n’est
important de l’intensité du travail agricole en montagne. Il doit intervenir marquée par aucun mur de soutien mais par un simple tapis herbacé. Peut-
dans l’appréciation du niveau atteint, sur ce plan, par les deux sociétés que être relèvent-elles d’une agriculture récente, postérieure à la polyculture
nous comparons. Suivant Mignon, on trouve de fortes concentrations de minifundiste dont Mignon fait la caractéristique de cette Andalousie médi-
ces aménagements en deux points de la cordillère méditerranéenne : dans terranéenne de montagne quand elle n’est pas passée à l’arboriculture spé-
la Haute Alpujarra et dans l’Axarquia, au nord de Malaga. À propos de la culative. On sait le rôle de la pression démographique dans l’extension des
première, il écrit (je traduis) : terrasses en Europe méditerranéenne132. On peut en voir d’autres depuis la
route, en Andalousie orientale, entre Baza et Huesca, ou près de Saragosse,
« La présence systématique de terrasses (« bancales ») est ici un phénomène
en direction de Calatayud. Il en est d’identiques en plusieurs points du pays
Jbala, notamment au nord de Taounate133.
normal imposé par la nécessité de corriger des pentes naturelles trop fortes et par les
nécessités de l’irrigation (...). Le traitement caractéristique de ces terrasses réside
en leur irrégularité topographique et en l’absence d’un véritable nivellement de la En effet, sur la rive africaine, on n’est pas loin de retrouver, en plusieurs
parcelle cultivée. Celle-ci n’est jamais horizontale : (...) elle épouse en les adoucissant points du relief, le même dispositif. Peut-être avec un caractère moins systé-
les irrégularités du versant (...) [et] corrige la déclivité naturelle sans la supprimer matique ? Il faudrait dresser la comparaison plus attentivement. Despois134 a
complètement (...). La correction de la pente vise plus à faciliter le travail qu’à éviter conclu à l’absence de terrasses en Afrique du Nord (au sens strict de terrasse
un gaspillage du capital hydraulique » [qui est ici] « surabondant ». « (…) Les murs nivelée avec soin sur la plan horizontal et destinée à une culture sèche), sur
de soutien sont peu fréquents. Un talus peu élevé sépare les terrasses sans le renfort les reliefs méditerranéens qui se sufisaient d’une céréaliculture pluviale.
d’un autre dispositif. Le tapis herbacé qui se développe par-dessus est sufisant pour Il ne concevait leur présence que coninée aux Atlas présahariens, là où
maintenir la terre (...) ». l’agriculture est impossible sans irrigation. Dans le Nord, où l’agriculture
est pluviale, à quelques périmètres irrigués près, il ne pouvait y avoir que
[En Axarquia] « Une multitude de murettes basses – quelques décimètres seule-
les terrasses-rideaux. Il en inférait une spéciicité, sur ce plan, du Maghreb
ment – fractionnent systématiquement et régulièrement le lanc de la montagne. La
dans l’ensemble méditerranéen. Or les terrasses-rideaux de l’Alpujarra,
pente, en fait, n’est pas retouchée et garde toujours un degré élevé. Il ne s’agit donc
déjà, nous convaincraient d’une pratique partagée.
absolument pas de véritables terrasses, mais de simples talus horizontaux construits
en pierre sèche, dont l’unique objet est de retenir le sol et de freiner l’action érosive Mais la question reste posée : y a-t-il une différence dans l’intensité
des eaux de ruissellement. De temps en temps, ils sont coupés obliquement par de de la mise en valeur de l’une et l’autre chaîne ? C’est un terrain sur lequel
petites digues de terre qui courent transversalement à la pente, pour canaliser le trop- il faut s’aventurer prudemment. La thèse d’une stagnation de l’agriculture
plein du ruissellement. »131 en Afrique du Nord précoloniale, pour ne parler que d’elle, n’est pas nou-
velle. Sans même suivre Couleau dans les conclusions que j’ai exposées
En revanche, le développement des vignobles sur d’autres massifs
dans la première partie de ce texte, quant à la greffe d’éléments d’origine
proches (par exemple, les Monts de Malaga, plus à l’ouest) n’y a pas entraîné
132- Frapa, 1989.
130- Trillo, op. cit. 133- Voir le chapitre VII, section 1 « La préparation du sol ».
131- Mignon, op. cit.: 35, 36 et 47. 134- Despois, 1955.
90 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Savoir lettré et savoirs paysans – 91
bédouine sur l’idéologie des agriculteurs sédentaires, trop d’auteurs ont noté À l’échelle réduite qui est la nôtre, il convient d’être attentif à de nombreux
la faiblesse des animaux de trait et de bât (le dromadaire excepté), le carac- indicateurs si l’on veut se prononcer sur les décalages qui ont pu se produire
tère rudimentaire et séculaire de l’outillage et, d’une manière générale, le à la fois dans le temps et entre les deux régions étudiées. Il faut interroger
faible rendement de cette agriculture qu’on nomme aujourd’hui tradition- leurs archives sur les rendements, les techniques, les façons culturales. On
nelle. Par ailleurs, il est certain qu’en Andalousie à partir du XVIIIe siècle, peut aussi intensiier les enquêtes rurales. Pour ce qui est de l’Andalousie,
l’extension sur les pentes d’une arboriculture (au sens large) spéculative, elles s’assimileraient déjà aux conditions d’une archéologie ou, selon une
essentiellement l’olivier et la vigne, plus tardivement l’amandier, par suite nouvelle terminologie, d’une « archéologie moderne » : si le matériel
du développement de la demande internationale, y a déjà modiié le rapport domestique et agricole, dans les matières et dans les formes anciennes, risque
de l’homme à la terre135. de ne se retrouver que dans les musées ou les encyclopédies, par contre
De façon sommaire, on pourrait cadrer le débat entre deux positions. les paysages agraires, les vestiges de bâtiments à usage productif peuvent
L’une conclut à une régression de cette agriculture, sur les deux rives, en fournir des renseignements précieux. Ordóñez138, dans son enquête sur les
se basant par exemple sur l’état du savoir agronomique andalusí que Lucie moulins hydrauliques dans l’Alpujarra, nous permet de remarquer que les
Bolens déinit ainsi136 : tourné à la fois vers la gestion d’un savoir antique et principes de leur construction sont similaires, mais que les dimensions ne le
oriental encyclopédique et vers l’observation directe et l’expérimentation. sont pas : le diamètre de la roue hydraulique, la turbine, ici horizontale, qui
L’autre met en avant les dificultés auxquelles se heurte l’agriculture de va de 110 à 160 cm, est très supérieur à celui de la roue en usage dans les
montagne méditerranéenne, du fait du climat et des sols. différentes régions du Maroc, et dans le Rif occidental en particulier (entre
60 et 90 cm) ; de même pour le diamètre des meules (de 105 à 120 cm,
La tyrannie des contraintes naturelles n’est pas une donnée d’hier, rive
contre 60 à 80 cm au Maroc). On admet que la diffusion dans ces régions
nord, et d’aujourd’hui, rive sud. Ainsi la zone que la Commission de la CEE
andalouses de ce type de moulin date de la période islamique. En revanche,
a classée comme « défavorisée » (sur le plan des ressources naturelles et
il est presque impossible, en l’état de la recherche, de dater les exemplaires
humaines et des infrastructures), concerne, du Portugal à la Grèce, 27 mil-
aujourd’hui en place, d’autant que les remplois sont fréquents et que nom-
lions d’habitants pour 56 millions d’hectares de collines, de plateaux et de
breux sont ceux qui fonctionnaient il y a encore quelques décennies. Il est
montagnes sous inluence méditerranéenne137. Certes l’auteur prend soin
donc dificile de savoir s’il y a eu une évolution des dimensions : était-elle
de noter que :
déjà aussi grande à l’époque islamique ? Ou bien faut-il la mettre en rela-
« ces « handicaps » n’ont rien d’une malédiction (...) : ils sont, pour une large tion avec un accroissement postérieur de l’intensité du travail ? Il faudrait
part, une conséquence du rôle et des fonctions assignées à cet espace tout au long du aussi mener la comparaison avec d’autres massifs de la chaîne Bétique car
processus historique de développement du capitalisme. » l’Alpujarra est favorisée par ses ressources en eau. Ordóñez me signalait
Si la marginalisation de l’Europe méditerranéenne s’est aggravée, pour également un pressoir à huile, almazara, à Benaláuria, village proche de
des raisons historiques, au cours des deux ou trois derniers siècles, les condi- Ronda. Sa taille (l’arbre est fait d’une poutre de douze mètres), son âge
tions de relief et de climat avaient dû déjà peser sur le développement de (XVIIIe siècle) et le fait que ce village à lui seul en ait compté sans doute
ces régions indépendamment, par exemple, – facteur historique – de la mise une demi-douzaine indiqueraient une production d’huile d’olive bien plus
à l’écart de la Méditerranée comme voie de navigation mondiale. importante que dans le Rif occidental s’il fallait en juger par la taille des
pressoirs qu’on y trouve en état.
135- Mignon, op. cit. : 43-51.
136- Bolens, 1981.
137- Roux, 1993. 138- Ordoñez Vergara, 1993.
92 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne
À l’inverse, le Rif occidental montre, dans les villages, une forte pré-
sence des activités artisanales les plus variées. Beaucoup ont maintenant
disparu sous l’effet de la concurrence extérieure, mais il reste toujours de
nombreux tisserands, qui sont en même temps cultivateurs. C’est, là, partie
de la notoriété des Jbala. Ce phénomène a-t-il existé en face ?
À ces comparaisons terme à terme de la culture matérielle, il faudrait III
en ajouter d’autres dans les domaines de la musique et des chants, des
L’espace domestique.
contes et des légendes, des mascarades et des saynètes, des processions et
des foires, du vêtement (Albarracín Navarro est, semble-t-il, le seul auteur Le nom et la demeure140
P
qui ait établi des comparaisons de rive à rive)139. Mais aussi le brigandage,
l’honneur, la satire, la place de la femme, toute une série de rôles qu’il fau- eut-on considérer l’espace qui cerne l’individu X, sur son arpent de
drait mettre en parallèle non seulement de part et d’autre du détroit, mais montagne, comme on le fait des divers degrés de son identité : une
avec des ensembles plus vastes dans lesquels ces deux sociétés de montagne série de cercles concentriques dont il occuperait le centre ? En réalité,
sont respectivement insérées, ain de repérer d’éventuelles singularités par la correspondance n’est pas un simple jeu de l’esprit, il y a en effet, dans
rapport à leur environnement propre ou, à distance, des similitudes. une certaine mesure, inscription de l’identité sur le sol. Cela est en tout cas
Ainsi donc, afiner le proil de la société des pays Jbala reste une démarche vrai des vieux terroirs marocains (plus largement maghrébins) où le terri-
nécessaire pour déinir à la fois une identité propre et les afinités qu’elle toire dicte ses conditions à la généalogie, va et vient aléatoire qui nourrit
peut avoir avec des sociétés voisines. Au-delà, la rélexion peut s’élargir encore de virulentes, mais stimulantes, diatribes chez les observateurs de
aux conditions spéciiques de l’agriculture méditerranéenne, d’abord dans la scène rurale.
une perspective historique, certes, mais aussi pour dégager des enseigne- Trêve de généralités, parlons concret. Parlons Jbala. Mieux : d’une
ments qui rendent plausible un développement maîtrisé de la montagne. Et seule de leurs qbila-s, les Bni Gorfet. Et encore... Il nous faudra accommo-
l’on sait combien la zone rifaine dans son ensemble, où la grande agricul- der le regard au plus près : on se satisfera d’un dchar (village), Lehra, qui,
ture moderne n’a, par déinition, aucun avenir, a besoin de propositions. découpé en huit ḥwam (quartiers), sera saisi essentiellement à travers l’un
d’eux, Rif Fuqi. Là se trouve la demeure de celui dont on va scruter, indis-
crètement, les façons d’habiter un espace que l’on vient de déinir à double
entrée : côté jardin (lisez : sol) et côté... raison sociale (entendez : sang et
résidence). On évoquera d’abord, mais brièvement, cette dernière : d’une
part « le sang », c’est-à-dire les liens du sang, manière désuète d’en appe-
ler aux pesanteurs de la parenté ; d’autre part, les rapports de voisinage.
Une fois situé dans son espace social, le foyer de X pourra alors être décrit
dans le détail de son assise matérielle : l’habitation et son insertion dans un
espace physique, lui-même fruit d’une élaboration de données naturelles,
par, encore mais autrement, le social.
140- « Espace domestique en milieu jbala. Portrait d’un micro-lignage et tableau de son
139- Albarracín Navarro, 1964. établissement », Signes du présent, 3, Rabat, 1988, 13-22.
94 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne L’espace domestique. Le nom et la demeure – 95
1. La formation spontanée de patronymes d’une aïeule : Dar Uld Toma, Dar ‘Abselm Sakhrawiya, Dar Taher Mnana...
Qui choisir pour tenir le rôle de X ? L’anonymat, ici, n’est pas de mise. Il n’est évidemment pas question de parler de matrilinéarité latente, le sys-
Pas question de travestir les noms car ils ont un sens, en particulier par leur tème reste massivement patrilinéaire. Mais peut-être faut-il admettre que
place et leur redondance dans la lignée. Mettre à jour les mécanismes par cette société aimait à reconnaître qu’une aïeule puisse ainsi marquer une
lesquels l’individu est pourvu des titres qui désignent sa place au sein de la descendance de son empreinte quand une forte personnalité, ou des circons-
communauté c’est livrer ces titres tels qu’ils sont. tances, l’avaient signalée à l’attention générale. Ainsi d’un long veuvage
qui en ferait la seule autorité de la maisonnée. Ou bien de deux groupes de
Soit : ‘Ali. ‘Ali partage avec un certain nombre d’hommes et de femmes
frères, issus de deux coépouses ou de deux épouses successives, identiiés
une appartenance à un groupe spéciique, une parenté, et l’axe qui le relie à
d’après le nom de leurs mères respectives. Un souverain alaouite, Mohammed
ces autres est une succession d’ascendants en ligne masculine, déinissant la
II, l’un des ils de Mouley Isma‘il, était par exemple connu de son temps
iliation agnatique. Théoriquement ininie, il n’en nomme que les trois pre-
comme Mohammed ben ‘Arbiya ou ben ‘Ariba, du nom de sa mère.
miers échelons : son père, le père de son père et le père de celui-là, c’est-à-
dire son arrière grand-père, en ligne paternelle. Audelà, c’est l’inconnu (ou 2. Patronymes oficiels et charaf
presque). Cet arrière grand-père s’appelait El Fqih Ben Taher. « El Fqih » Nous n’en sommes pas quittes avec le côté « sang », ou la sphère sociale
est un surnom, fréquent dans la région. Il évoque une fonction réelle : maître qui enchâsse l’individu. ‘Ali partage cette fois avec plusieurs dizaines de
d’école, lettré. « Ben Taher » pourrait laisser penser que l’on a identiié un personnes du village un autre patronyme : Serrokh, le seul d’ailleurs que
quatrième échelon, le père du fqih mais ‘Ali ne l’assure pas : il pourrait s’agir retienne l’état civil. Par chance, il existe chez un des foqha du village un
en réalité d’une sorte de patronyme, d’un patronyme en formation, ou quasi chadjara, un arbre généalogique en bonne et due forme, dont la partie la
patronyme (il dit : kunya), que plusieurs générations, en amont, auraient porté plus ancienne porte le sceau de Mouley Isma‘il. L’ancêtre des Srarkha, selon
après un Flen (Untel) qui fut vraiment ils d’un Taher. Ce qui le conirme, ce document, était l’un des moqaddem-s (Moqaddem Hsayen) de la zāwiya
c’est que ‘Ali cite un Tayyeb Ben Taher qu’il ne donne pas comme le frère de Mouley ‘Abslem Ben Mchich (et c’est parce qu’il lançait d’une drôle
du fqih mais comme uld ‘ammu chqayq, son « cousin paternel au premier de façon l’appel à la prière qu’on l’avait surnommé Serrokh : ka israkh, il
degré, au sens strict ». De toute façon, il s’agit d’un usage reconnu ici. s’égosille comme un coq). À la suite de désaccords, il vient s’installer ici,
Pourtant, ‘Ali ne se nomme pas ‘Ali « Ben Taher ». Le patronyme en plus exactement dans le ḥawma voisin d’El-Qajdar, près du tombeau de Sidi
formation a avorté. Non, il se nomme ‘Ali « Siya », forme locale de Siya ‘Omar Ghaylan, où il fonde l’important lignage qui, aujourd’hui encore,
(en classique, Saiyya). Son père était ‘Abdallah uld ‘Ali Siya et son grand- malgré les départs et, inversement, les arrivées en provenance des horizons
père, en effet, ‘Ali Siya. Or Siya est un prénom féminin. Et qui le portait ? les plus divers, reste dominant dans le dchar. Sinon économiquement, en
La grand’mère maternelle de ce dernier. En somme, on assiste à la mise en tout cas par le nombre.
place d’un nouveau patronyme qui se trouvait déjà disponible après l’arrière Peu de prérogatives restent attachées au statut de première famille
grand-père Fqih Ben Taher, quand le quasi patronyme en usage tourne court (connue) à s’être installée sur ce coin du versant occidental du djbel des Bni
faute d’être repris. Le relais est là, mais sous la forme d’un nom de femme, Gorfet, dans un contexte où la propriété familiale reste rarement intacte sur
pris dans la lignée maternelle qui plus est, la première Siya étant l’épouse plusieurs générations mais subit le sort conjugué des mariages exogamiques
de l’oncle maternel de Fqih Ben Taher. Située hors de l’axe agnatique, elle des illes, quand il s’en produit, et des ventes de parcelles héritées, quand
nomme la descendance agnatique. elles ont été elles-mêmes achetées par le défunt, au lieu d’être un bien fami-
Mais c’est une pratique courante chez les Jbala, du moins ceux-là. Nombre lial. Il en est une, pourtant, qui n’est pas sans prix : l’ouverture des labours
de noyaux familiaux, ou segments de lignage, sont désignés d’après le nom revient aux membres de l’un des trois sous-lignages (sing. ṭa’yfa) issus du
96 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne L’espace domestique. Le nom et la demeure – 97
moqaddem Hsayen, les Uled Stito (quartier de Rif Seli141). Si quelqu’un dans ou Ghaylanich dans les formes du parler jebli, ont, eux, une ‘imara sur le
le dchar prenait sur lui de commencer à labourer ses champs avant l’un des tombeau de leur ancêtre Sidi ‘Omar, lequel tiendrait sa baraka de son père
Uled Stito, la récolte serait désastreuse pour tous. Les Uled Stito s’y mettent Sidi Ibrahim, lui-même héritier spirituel du chikh Talidi des Akhmas. La
dans la semaine qui suit le jour du soq où les villageois auront décidé d’un chaîne mystique se serait prolongée à travers Sidi ‘Ali ben Ahmed El-Gorfti
commun accord que les pluies avaient sufisamment ameubli la terre. Il y a (que les Uled Ghaylan rattachent à leur lignée) jusqu’au fondateur de la
encore une trentaine d’années (la charnière, ce sont souvent les années de maison d’Ouazzane, Mouley ‘Abdallah Cherif. Pourtant Ibn Rahmūn leur
l’Indépendance), les Uled Stito remplissaient un seau de terre prise sur les dénie le statut de descendants du Prophète. Et plutôt que de la légendaire
champs de leurs voisins et le versaient sur la parcelle qu’ils labouraient en Figuig, certaines traditions les feraient procéder d’une famille andalouse
premier, mélangeant l’une à l’autre. Ce privilège des « maîtres de la terre » établie d’abord à Salé. En revanche, la lignée du qoṭb du Jbel ‘Alam est
au niveau symbolique (pour emprunter une formule qui a plutôt cours en universellement reconnue comme idrisside.
Afrique subsaharienne) existe ailleurs au Maghreb, entre autres dans le Tell
3. L’identité par la résidence
algérien où on le nomme fal (il concerne aussi, par exemple, la récolte des
igues)142. Le village voisin de Sakhra a la même pratique. Il est probable Quoi qu’il en soit, voilà l’identité de ‘Ali mieux cernée. Il faut encore
qu’elle est générale au moins à cette partie des Jbala. la compléter avec des éléments qui n’ont, cette fois, plus rien à voir avec
les fastes de la généalogie mais qui relèvent prosaïquement du voisinage,
A-t-on atteint la profondeur maximum des niveaux concentriques d’iden-
de la résidence. Autrement dit, le rapport de l’homme au sol, au Maroc mais
tité de ‘Ali ? Non pas, si l’on considère que, selon le document des Srarkha,
plus largement dans le monde arabo-islamique, n’est pas exclusivement le
leur ancêtre éponyme, un Abu-l-‘Aych, descendrait d’un des ils de Mouley
produit de la projection des généalogies, ainsi que le ferait penser la répé-
Idrīs-le-Second, Qāsem, qui fut gouverneur de la province de Tanger et
titive division des unités territoriales de base entre « Uled Flen » et « Bni
qui y est enterré. Il y a bien des Bni Abu-l-‘Aych, issus de cet ancêtre : de
Flen ». Tout se passe comme si coexistaient contradictoirement deux prin-
nos jours un savant tangérois de renom illustre encore ce rameau. Mais les
cipes d’organisation des groupes ruraux, l’un fondé sur la généalogie, même
généalogistes makhzéniens, qui ont déjà écarté tant de vieilles familles des
ictive ou accommodée, l’autre sur le partage d’un terroir143.
Jbala de la dignité du charaf, ne retiennent évidemment pas nos Srarkha.
Pourtant ceux-ci participaient encore, il y a dix ou quinze ans, au partage « Société composite » concluait provisoirement, dans un registre voisin,
de la ziyāra recueillie lors du moussem de Sidi Qasem... En sens inverse, un observateur avisé du fait social marocain144. Si, donc, il ne s’agit pas d’une
nul, dans le voisinage, ne songe à accompagner leur nom du titre de Sidi. réalité propre au seul pays Jbala, elle prend cependant un aspect massif ici :
Comme dans les familles les plus ordinaires, seuls ont droit au titre de Si le ḥawma n’est pas (n’est plus ?) peuplé de familles issues d’un ancêtre com-
ceux des Srarkha qui ont retenu les soixante sections du qor’an. mun ; encore moins le dchar, et pis encore la qbila. Pourtant, les Grafta, que
ne saurait unir généalogiquement un « Gorfet » dont on ne sait s’il s’agit
Comparer le destin de cette descendance à ceux de la lignée de Sidi ‘Omar
d’un éponyme ou d’un toponyme, ont une consistance, faite d’une histoire
Ghaylan et de la lignée dont Mouley ‘Abslem Ben Mchich est le leuron, c’est
et d’institutions communes. Est-ce assez pour dessiner les contours parti-
toucher du doigt la complexité de la notion de chrif telle qu’elle est vécue dans
culiers de « la tribu nord-africaine » ? Ou bien tout cela ne relève-t-il que
les communautés rurales. Les Srarkha ont un arbre généalogique, des dahirs
de l’ordinaire intégration des vieilles communautés paysannes ? Il faudrait
makhzéniens, mais aucun mausolée que l’on vienne honorer d’une ‘imara
annuelle, gage d’authenticité au moins à l’échelle locale. Les Ghaylaniyyin, 143- Le rédacteur du tome IV de Villes et tribus du Maroc l’exprime ainsi, à propos des
tribus du Gharb et du Habt : leur vie sociale « est basée sur le principe du patriarcat tem-
141- Sur ce nom, Rif-du-bas, voir supra, la Présentation, section 3. péré par celui de la communauté » (p. 115).
142- Voir le chapitre suivant : IV, section 3. 144- Pascon, 1980.
98 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne L’espace domestique. Le nom et la demeure – 99
y revenir145. Ce qui est certain, c’est que ‘Ali se déinit aussi comme Gorfti, en terrain plat, se tient la zone des aires à battre (nwadriyich), groupées par
puis de Lahra, enin de Rif Fuqi, trois cercles d’identité qui, au niveau des quartiers. Au-delà, le inage villageois découpe loin en avant, jusqu’à la
relations extérieures tout au moins, jouent davantage que les détermina- limite du pays bédouin (l-’Arab, aujourd’hui sédentaires et devenus plus
tions de la généalogie, lesquelles opèrent (opéraient ?) surtout au niveau cultivateurs qu’éleveurs), une bande à peu près rectangulaire, parallèle au
micro-local. inage des villages voisins : bien que la propriété y soit privée, hors les par-
celles cédées au habous (aḥbes), un assolement collectif biennal alterne,
4. L’espace villageois
entre la partie haute et la partie basse (oṭa l-fuqi et oṭa l-habṭi), les cultures
Justement : comment se présentent ces quartiers de Lahra ? Ils s’étendent d’automne et les cultures de printemps.
en longueur, suivant une courbe de niveau qui court « à la racine », dit-on, Sept des huit quartiers de Lahra se succèdent à peu près sur une ligne,
des plaques gréseuses (sing., ḥafa) qui se dressent verticalement à proximité transversalement à la pente : du sud au nord, El Qajdar, ‘Am Bettiwa, Rif Seli,
du sommet du court massif des Bni Gorfet, orienté sensiblement nord-sud. El-Matmar (ces deux-là légèrement en contrebas), Rif Fuqi, El Mechrif,
On a là une constante des villages des Jbala, au point d’en être un critère Zuwwa, tandis que Zerraq, essentiellement composé de descendants de Sidi
d’identiication : en cette zone de reliefs bien arrosés, l’homme s’installe sur ‘Omar Ghaylan, domine El-Qajdar. À peu près au cœur de l’ensemble, à peu
les pentes, au-dessus des plaines et des vallées réservées aux cultures plu- de distance du pied de l’escarpement gréseux, un espace dégagé, amraḥ :
viales. Mais pas n’importe où : la géologie impose ses données, les petites à l’une des extrémités, la principale mosquée du village, djama‘ l-kbira, la
chaînes qui, comme des plis alignés se succèdent en se surhaussant d’ouest seule dotée d’un minaret (autrement, presque chaque quartier a sa mosquée),
en est pour un départ situé dans la plaine atlantique (et du sud au nord pour la tombe d’un saint, Sidi El Fordjani, dont l’origine est inconnue mais qui
un témoin situé à Fès, par exemple), jusqu’au cœur du massif rifain, sont marque eficacement le lieu, et un cimetière, sinon le plus ancien du moins
constitués d’un substrat de marnes imperméables sur lequel repose le calcaire le plus recherché. Le reste de la place servait aux courses de chevaux, les
poreux qui couronne les crêtes. Au contact de ces deux roches, les sources « fantasias » (khayl), jusqu’à ce qu’un gros éboulement, au tournant du XXe
abondent qui facilitent l’installation humaine et, l’été, l’entretien des jar- siècle semble-t-il, n’en interdise les évolutions. Redoublant le caractère
dins-potagers (sing. gharsa) et des vergers (sing. ghars ou jnan), richesse nodal de cette place centrale, autour du couple grande mosquée-cimetière
séculaire des Jbala avec l’artisanat domestique. ancien, quatre des quartiers viennent s’y rejoindre, leurs limites suivant les
Trait dominant du paysage de ces régions, un peuplement dense trace principaux chemins qui y conduisent. Ces chemins (sing. azaniq) sont sou-
à mi-pente (sur plusieurs kilomètres parfois, quand les villages se suc- vent pavés de grosses dalles irrégulières. Leur réseau, entretenu de loin en
cèdent les uns aux autres après une brève césure de friches) la longue bande loin par la communauté, découpe le bocage en alvéoles assez régulières où
sombre des jardins piqués d’arbres fruitiers et de haies arbustives, ponctuée plusieurs propriétés sont ainsi mitoyennes : la photo aérienne est frappante
des taches plus claires des maisons – clair-obscur des murs blanchis et des qui évoquerait une radio pulmonaire.
toits de chaume, jadis, notes moins contrastées aujourd’hui avec la tuile et
surtout la tôle de zinc. Au-dessus, jusqu’à la crête, la forêt ou ce qu’il en
5. Histoire d’une demeure
subsiste. Au-dessous, mordant sur la plaine céréalière (oṭa), une zone de La maison de ‘Ali se situe sur une langue de terre étroite, au pied d’une
friches, terres collectives (arḍ djama‘iya ) destinées aux parcours d’hiver ḥafa, c’est-à-dire à la limite supérieure du village. L’histoire de cette pro-
et de printemps, grignotées insensiblement par la poussée de la démogra- priété familiale est bien de celles dont est faite l’histoire commune de cette
phie. À la limite des terres de labour, là où les terres collectives s’achèvent zone d’habitation. Son grand-père, ‘Ali Siya, avait dû vendre la plus grande
partie de son héritage pour nourrir les siens. En revanche, il avait pu acheter
145- Voir supra le chapitre II, section II « Segmentarité et sédentarité ? ». une grande parcelle, tout en haut du village, à un nommé En-Negrej, dont
100 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne L’espace domestique. Le nom et la demeure – 101
on ne sait plus rien. C’est là qu’il s’installa (au tournant du XXe siècle ?) et Quelques années auparavant, en 1951, le vieux père, ‘Abdallah, avait fait
où vit encore aujourd’hui sa descendance dans trois maisons voisines mais remplacer le toit de chaume de la grande maison par un toit de tuiles plates
bien séparées. Plus tard, ‘Ali et ses deux frères hériteront de terres sur la à quatre pentes pyramidales. Si le savoir-faire est local (celui du m’allem
plaine, mais par leur mère, ille d’un cousin germain patrilatéral de ‘Ali Hmed El-Wahbi, du dchar El-Mechrif), les tuiles viennent d’Espagne, les
Siya, cousin qui, lui, avait de la terre, à quoi s’ajouteront d’autres parcelles poutres et les planches d’une scierie espagnole de Larache. Aujourd’hui
achetées par leur père. on bâtit beaucoup, et vite, mais on couvre en tôle ondulée (zeng) qui, pour
Le grand-père vivait avec ses cinq ils et ses trois illes dans une petite importée du Japon qu’elle soit, est un bien mauvais isolant thermique.
chaumière : c’est aujourd’hui l’étable de ‘Ali. Vers 1920-25, à la veille de l’oc- Par la même occasion, la maison avait été « retournée » et prenait sa
cupation espagnole, le grand-père meurt. Son ils aîné, Mohamed, s’était déjà coniguration actuelle : on avait bouché les ouvertures côté sud, on en avait
séparé de lui et avait bâti sa propre maison à 50 m, où vit toujours son petit- ouvert côté nord, face au iguier qui devenait le centre de la cour (dwira).
ils, ‘Abslem, avec sa famille. Le cadet, Ahmed, et son jeune frère ‘Abdallah Celle-ci, partiellement dallée, était lanquée à l’est par l’atelier aux deux
(le père de ‘Ali), bâtissent alors la grande maison à étage aujourd’hui occu- métiers à tisser (sing. mramma) et à l’ouest par bit en-nar où on prépare
pée par ‘Ali (qui n’est pas encore né à ce moment) : deux pièces au rez-de- les plats de cuisson longue, prolongée par bit de-rḥa où se tiennent deux
chaussée (sing. bit) et deux pièces au-dessus (sing. ghorfa) ; toit de chaume exemplaires du moulin à bras, cet instrument si particulier aux Jbala. Ces
à double pente. Ce serait la première de Lehra à avoir une ghorfa et il n’y en deux dépendances sont éloignées de quelque trois mètres du corps de bâti-
aurait eu que deux autres dans ces années-là. La façade est orientée vers le sud ment principal, celui de l’habitation. Elles ne sont pas parallèles mais dis-
face à la petite chaumière, qui revient aux oncles de ‘Ali, ‘Abslem et L‘arbi. posées en oblique de façon à resserrer, à l’autre bout de la cour, l’entrée de
Puis Ahmed meurt, son ils, demi-frère de ‘Ali, part bientôt pour Tanger et la demeure. Le plan qui tend à se propager à l’heure actuelle avec l’aflux
‘Abdallah est le seul occupant avec ses deux ils. Il creuse un puits, peu pro- de revenus provenant de l’émigration (ce qui n’est pas le cas de la maison
fond car l’eau est proche. Il plante sur l’arrière de la maison un iguier (ici : de ‘Ali), ferme systématiquement la cour par un grand porche, sṭwan. Le
chadjra) et une vigne qui leurissent encore. Le ils aîné s’installe à Tanger. plan traditionnel, dans une de ses variantes, offrait aussi cette possibilité en
plaçant la ghorfa au-dessus de l’entrée de la cour : le sṭwan, véritable vesti-
Il reste donc trois foyers : le père et la mère dans une des pièces du bas ;
bule, défendait plus eficacement la cour et la maisonnée.
dans l’autre, ‘Ali et sa femme ; après les premières naissances, il occupera
également la ghorfa juste au-dessus ; dans l’autre ghorfa, mitoyenne, le frère Aujourd’hui, la maison est en sursis. ‘Ali Siya, après son frère aîné
aîné de ’Ali, Hmido. Les deux frères ont épousé deux sœurs, la cohabita- Hmido, est décédé. Un de ses ils et une ille sont en Espagne, un autre à
tion est bonne. Elle l’est moins avec les deux oncles, dans la petite chau- Tanger... Sa veuve y vit avec ses deux plus jeunes illes, mais en alternance
mière voisine : cela donne lieu à « dix années de querelles et de procès ». avec Tanger où elle a un frère et un gendre. Il reste sur place le ils aîné. Il
Quand les oncles meurent et que leurs deux ils émigrent à Larache, une a fondé un foyer, après un bref intermède tangérois, et occupe la maison
solution est en vue. Ce qui précipite les choses, c’est le décès de la mère, voisine, située à 50 m, qu’avait reprise Hmido à un cousin. Qu’en sera-t-il
en 1953 : si Hmido n’a toujours pas d’enfants, ‘Ali a une première ille et de sa progéniture ?
sa toute jeune épouse, fatiguée, ne sufit pas à la tâche. On décide de rema-
rier le père pour que quelqu’un s’occupe de lui. Mais il répugne à gêner la
vie familiale de ses enfants avec une étrangère. On rachète alors aux deux
cousins de Larache, pour cent mille anciens francs, la petite chaumière où
le père s’installe avec son épouse.
IV
Une paysannerie de montagne
productrice de fuqahā’146
C’
est une des premières leçons, entre science et politique, que j’ai
reçue à l’occasion de mon expérience de terrain en Algérie : la
campagne n’est pas un isolat, il y a sans cesse des mouvements
de retour qui maintiennent entrouverte la porte entre le monde paysan – ou
villageois, ou rural, ou tribal même, comme on voudra – et le monde cita-
din. Et ce n’est pas seulement un phénomène contemporain, tant s’en faut.
Cette leçon, je la dois à Abderrahim Taleb-Bendiab, qui nous a quittés il y
a peu. Je ne l’ai pas oubliée. Ce n’était pas loin de constituer un complet
renversement de perspective pour un ethnologue, formé dans les années
soixante, qui pouvait être tenté de construire l’identité de l’Autre à coups de
spéciicités et d’irréductibilité, privilégiant la distinction sur la médiation.
Aujourd’hui, les choses ont bien changé. Ce n’est pas nécessairement une
victoire à mettre au compte de la dialectique, en tout cas on entend davan-
tage privilégier l’« inter » et le « pluri », les transitions et les métissages,
jusqu’à débusquer l’altérité en soi.
Un des axes de cet islam pluriel dont il est question 147 se constitue
autour de la distinction entre « populaire » et « savant »148. Pour centrale
qu’elle soit, elle ne sera pas reprise ici. Rappelons simplement, qu’hier
encore – c’est-à-dire avant les changements intervenus, dans cette partie
du monde, entre le milieu du XIXe siècle et le début du XXe et qui ont
débouché sur les mutations brutales que nous connaissons aujourd’hui –,
hier encore, la population, dans le monde arabo-islamique, était d’abord Pourquoi les Jbala, donc ? On a jusqu’ici seulement évoqué quelques
rurale et les villes (à l’exception notable de métropoles comme le Caire ou uns des facteurs qui ont concouru à singulariser la région : vieille couronne
Istanbul), pour actives qu’elles soient, étaient de petite dimension (dans urbaine, princes idrissides, quṭb Mouley ‘Abslem Ben Mchich, jihād…149
les mêmes proportions qu’en Europe un siècle plus tôt). Et aussi que, Les effets en sont particulièrement importants. Notamment ce premier élé-
hors des murs de la cité, l’espace rural n’était pas homogène mais partagé ment : la densité des lignées de chorfa (class. : churafā’), se réclamant le
entre Bédouins lato sensu et agriculteurs de montagne ou d’oasis. Cette plus souvent de l’ascendance idrisside et plus particulièrement de sa branche
fragmentation des populations – à l’avantage d’un monde rural massif – et ‘alamīya (issue de l’ermite du Jbel ‘Alam, Mouley ‘Abslem). En même
donc de leur culture, contribuait, en première approximation, à atténuer temps (et c’est cela qui est important : en même temps), la densité des éta-
les dichotomies frontales. blissements d’enseignement, de plusieurs niveaux : depuis l’école cora-
Autant d’évidences mais qu’il me fallait rappeler parce que les faits nique (régulièrement une par quartier, dans les villages) aux « collèges »
qui vont être présentés ici se situent pour partie à la veille de ces boulever- déjà mentionnés (parfois plusieurs dans une même tribu ; d’autres n’en ont
sements, dans le Maroc d’avant l’occupation. Comme la situation d’alors qu’une ou pas du tout, leur existence et leur durée étant liée à le renommée
continue à produire des effets aujourd’hui, certes atténués, j’espère n’être du maître, puis à celle du ils qui, s’il en est, lui succède).
pas tout à fait anachronique. Pourquoi est-ce cette présence concomitante de l’ascendance et de la
science qui est importante ? Parce que cela nous permet de sortir de ces
1. Les lettrés de la montagne schémas qui encombrent trop souvent notre vision de la foi et des pra-
Le cadre est montagnard. Il s’agit d’une population qui, avec son par- tiques de la ‘āmma telle qu’on la résume dans la catégorie du « mara-
ler (une variante de l’arabe marocain), ses façons de mettre en valeur les boutisme », dont les corollaires habituels sont : extatisme, confrérisme,
ressources de son territoire, ses façons de l’habiter, ses manières d’être, charismes, licence, illettrisme, ruralisme... Cette société de montagne ne
occupe la moitié occidentale du Rif, la mieux arrosée. Elle va de la pointe dispose pas d’un seul guide pour bâtir sa foi, animer ses ferveurs et guider
de la péninsule Tingitane aux sources de l’Ouergha, comme un croissant. ses conduites mais de deux – quand bien même, souvent, ils interfèrent.
Depuis au moins trois siècles, ses gens sont connus sous le nom de Jbala Elle peut ainsi relativiser, pondérer cette adhésion parfois trop exclusive
(« gens de la montagne ») mais les textes classiques antérieurs les nom- que les idèles manifestent pour les voies les plus directes d’invocation
maient Ghumāra. L’autre moitié de la chaîne est berbérophone, ce sont les de la puissance et de la miséricorde divines : ziyāra-s aux tombeaux des
Rifains (Riafa, Rwafa, Riiyyin). saints, dévotion pour les héritiers de la baraka du Prophète, recherche de
protection contre les manifestations des forces néfastes, recours à la transe
Les Jbala ont la réputation d’avoir de très bons foqha (class. : fuqahā’,
par la danse, quête des signes prodigieux de la présence divine... Voies qui
littéralement jurisconsultes) ou ‘ulamā’ – et intègres. Cela a été plusieurs
font, certes, l’économie d’un approfondissement de la foi fondé sur une
fois commenté dans les chapitres précédents. Jbala – mais aussi Swasa, on
meilleure connaissance et un plus grand respect de la Loi. Pourtant voies,
y reviendra. D’où tiennent-ils cette fécondité ? Il y aurait lieu de s’interro-
et je veux insister là-dessus, qui ne sont pas hérétiques dans leur principe
ger sur ces spécialisations régionales. Sans pourtant s’aveugler sur ces deux
mais qui le deviennent sans doute par excès.
cas car ils n’exercent tout de même pas de monopole : en d’autres points
de l’espace rural on peut trouver aussi de fortes traditions scripturaires. « Pays de churafā’ » a-t-on pu dire du Pays ghmara/Jbala (Michaux-
Certaines oasis, comme celle du Tailalt, certaines paysanneries de plaine, Bellaire, qui précise : « Près de la moitié des tribus se compose de Chorfa,
comme les Doukkala, certaines vieilles cités, outre les capitales impériales,
ont également une réputation. 149- Cela sera développé en particulier au chapitre suivant, section 2.
106 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Une paysannerie de montagne productrice de fuqahā’ – 107
en grande majorité Alamiyin »150). En réalité, seuls quelques grands noms Cela n’enlève rien au respect dont leurs membres sont entourés : dans
émergent au plan national, la plupart sont perdus dans la masse. Déjà, sous la pratique, personne, dans le Nord, ne doute de la qualité chériienne des
les premiers Alaouites, des généalogistes (Chabihī, Ibn Rahmūn) avaient, à Baqqaliyyin, Ghaylaniyyin et autres grands noms qui ont fait l’histoire de la
l’échelle du pays, rejeté un nombre considérable de titres de charaf ain de région. À l’inverse, au niveau villageois, des familles conservent des dahirs
limiter des privilèges qui coûtaient cher aux inances publiques. Michaux- qui attestent une lignée illustre, parfois accompagnés de chartes généalo-
Bellaire émet en fait l’hypothèse que toute la généalogie bâtie autour de giques, et qui pourtant ne voient guère leur noblesse reconnue par le voisi-
Sidi Mezwar et de Mouley ‘Abslem (séparés par la sainte lignée des « sept nage : c’est Michaux-Bellaire encore qui note que, comme il y en a tant, « la
hommes », sab‘atu rijal, selon un schème récurrent dans nombre de vieilles qualité ne donne (...) aucun privilège »152. Un bon indicateur, c’est l’usage
civilisations, méditerranéennes ou autres) est une reconstruction tardive : du Si (pour Sidi, « Monseigneur ») : chez les Jbala, on ne l’attribue qu’aux
« On se rendra compte (...) que les ouvrages d’hagiographie qui sont en contradiction individus, pas aux lignages, et seul en est honoré celui, chrif ou pas, qui a
avec les livres d’histoire ne remontent pas au-delà du dixième siècle de l’Hégire. À clos le cycle d’apprentissage des soixante ḥizb du qor’an, devenu ainsi ṭaleb
cette époque, la poussée des doctrines chadilites, excitée par l’occupation portugaise, et entrant dans la catégorie des lettrés.
avait provoqué dans tout le Maroc, et particulièrement dans la région de Djebala, Densité des lettrés, donc. On a parlé de « msidiculture » à propos des
l’apparition de nombreux Cheikhs el-tariqa fondant une quantité de Zaouïas, et ces Jbala ; ou de « campagne savante »153. J’opte pour « montagne savante »,
Cheikhs, s’ils ne prétendaient pas tous eux-mêmes au chérifat, étaient considérés comme pour des raisons que je ne vais pas développer ici mais qu’on peut résumer. Il
Chorfa et vénérés à l’égal des descendants du Prophète par leurs idèles. Il était résulté semble y avoir des indices concordants, de part et d’autre de la Méditerranée
de cet état de choses une décentralisation d’autorité qui constituait pour le pouvoir (et parfois assez loin en arrière de ses rivages), non pas d’une afinité pré-
du Makhzen un véritable danger, et on peut se demander si, pour canaliser pour ainsi cise entre l’altitude et l’ascèse, mais d’une intense relation, en un temps T,
dire le chérifat et l’empêcher de se répandre dans les tribus sans direction et sans entre une montagne et des cités proches. Née d’un enchaînement de fac-
contrôle, le Makhzen n’a pas créé aux Chorfa du Djebel Alem une généalogie oficielle teurs, notamment la demande forte, à un moment du passé de ces régions,
de façon à pouvoir l’opposer aux prétentions de tous les Cheikhs, Chorfa ou non, qui de produits de la montagne ou en transit par la montagne154, elle crée les
peuplaient le pays de leurs Zaouïas. On peut retrouver un procédé analogue dans la conditions d’une implantation de l’écrit là où on ne l’attendait pas néces-
consécration oficielle que les sultans Filalas ont donné à la Zaouïa d’Ouezzan, dans sairement. Raisonnement qui n’enlève pas la pertinence d’autres facteurs
l’espérance, sans doute, de se servir d’elle pour annuler les nombreuses Zaouïas liés plus particulièrement à l’histoire régionale, comme on l’a dit des Jbala.
qui pouvaient gêner l’extension de son autorité. Ne pouvant pas encore faire de la Ces lettrés, leur titre quand ils sont au sommet de la hiérarchie du savoir
concentration absolue, le gouvernement marocain a cherché à faire de la concentra- est ‘ālim ou faqīh : en islam, la tâche du savant (‘ālim) est d’éclairer la conduite
tion partielle, et il a préféré créer sur des preuves généalogiques douteuses un chéri- du idèle en diffusant, commentant, interprétant la parole de Dieu, c’est-à-
fat oficiel sur lequel il pouvait exercer une certaine inluence, à laisser les nombreux dire Ses commandements. Ce long travail de générations de grands lettrés
Chorfa, vrais ou faux, se tailler, tout à fait en dehors de lui, des petits iefs religieux sur l’innombrable variété des cas d’application de la Loi se consigne en une
qui auraient absorbé à leur proit ce qui devrait être versé au Bit el-Mal. »151 surabondante jurisprudence, iqh. Il y a donc correspondance entre les deux
Hypothèse qui a au moins le mérite de souligner l’action réciproque
152- Michaux-Bellaire, op. cit. : 102.
des facteurs locaux et des facteurs nationaux dans la constitution des iden- 153- Néguib Bouderbala, de l’Institut Agronomique et Vétérinaire-Hassan II, Rabat,
tités régionales. m’avait suggéré la formule « campagne savante » pour déinir cette singularité de la
société paysanne du Rif occidental, je l’ai adaptée. « Msidiculture » est de Mohammed
150- Michaux-Bellaire, 1911 : 324. Abu-Talib, qui fut professeur à la FLSH de Rabat.
151- Op. cit. : 507, 508. 154- Voir Fontaine, 1993.
108 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Une paysannerie de montagne productrice de fuqahā’ – 109
titres et ils sont, de fait, interchangeables. Ceux-là sont les titres oficiels, mis en déroute ou même momentanément asservis ; à un niveau plus élé-
mais dans le langage plus généreux des populations, on trouvera d’autres mentaire, l’inscription d’un verset coranique ou d’une formule pieuse appro-
expressions, en particulier : l-awliya’ wa ṣ-ṣaliḥin « les saints et pieux » priés peut être une protection sufisante (ḥdjab, ktab). Mais les mieux aver-
personnages (les deux termes sont, dans la pratique, là aussi synonymes) ; tis savent que la protection la plus eficace est toujours dans la coniance en
elle traduit en termes d’excellence dans la foi, dans l’amour de Dieu, l’activité Dieu, dans l’acceptation de Ses voies. En outre, il est un aspect qui entache
de toute une vie tournée vers l’approfondissement de Son message, vers trop souvent le recours à ces techniques, la rétribution du lettré. Or il est un
la idélité à ce message – signes d’élection divine, s’il en est. Ou encore : principe que les plus pieux invoquent avec régularité : le service de Dieu ne
wali u ‘alim, « saint et savant », car l’un pourrait-il aller sans l’autre ? Cela se rétribue pas. Plus exactement le secours apporté à un idèle (sous forme
se peut, en fait, et les deux attributs, réunis dans l’idéal, restent distincts. d’un avis juridique ou d’un recours contre la maladie ou le malheur), à la
Ce savant peut choisir diverses fonctions dans la communauté, il peut différence des fonctions assumées à la demande de la communauté (ensei-
être enseignant, juge, notaire, il peut délivrer des consultations juridiques. gnement, administration de la justice, de la mosquée du vendredi, etc.).
Au bas de la hiérarchie, il y a le maître de l’école élémentaire, celle qui Toutes ces attitudes, dans leur diversité, se retrouvent en milieu Jebli.
s›achève par la mémorisation complète du qor’an ; il est, lui aussi, dans le On verra in ine qu’il ne faudrait en effet pas conclure de cette forte den-
Nord, appelé fqih. Plus exactement fqih del-mkhadra (de l’école) ou encore sité du religieux qu’on a dite à l’existence, dans ces montagnes, d’un bas-
fqih mcharreṭ (engagé par un contrat dont sont énumérées les clauses, sing. tion de rectitude doctrinale et de morale sans faille. Sans doute une région
charṭ) pour le différencier, le cas échéant, du fqih d-djama‘, qui n’enseigne éclairée, et sans doute plus éclairée que d’autres ; mais qui ne serait pas
pas mais prononce le prône du vendredi, à la mosquée principale. Il arrive parvenue à éliminer toutes les zones d’ombre. C’est cette réalité multiple
qu’on appelle cet enseignant ṭaleb, ce qui désigne aussi, selon le contexte, que je vais évoquer maintenant plus concrètement, à partir d’écrits portant
l’élève déjà conirmé, l’étudiant « en quête » de science après avoir achevé sur la période précoloniale et de notes de terrain.
la première étape, l’apprentissage de la lettre du texte ; ou celui qui a été cet
étudiant sans avoir nécessairement franchi les étapes suivantes. 2. Saints : pouvoir et prodiges
Il y a une autre fonction que se partagent les foqha, corrélative de leur Michaux-Bellaire, comme d’autres auteurs du début du XXe siècle, fut
savoir (et de leur piété) : l’action contre les agents qui affectent la santé ou frappé par l’importance du phénomène « lettré » en pays Jbala. Il souligna à
le sort de l’individu. Ces agents, bien identiiés dans les ouvrages cano- diverses reprises son rôle dans le niveau général de l’instruction de la popu-
niques, sont parfois des êtres (jnūn, de la catégorie des esprits ; chayaṭīn, lation et dans l’organisation d’une sorte de gouvernement par les sages (et
émanations du Diable), parfois des dispositions spéciiques dans la nature pieux), à l’échelle tribale, dans les périodes d’affaiblissement du pouvoir
des choses ou de l’être humain (signe de bonne ou de mauvaise augure, central, comme celle que vivait le Maroc depuis les ingérences croissantes
fāl ; regard d’envie, mauvais sort, ‘ayn). Pousser ses études dans la voie du des puissances européennes. Voici comment, à travers deux exemples, il
‘ilm, de la science, c’est aussi explorer ce domaine. Certes le spectre de la illustrait ces différentes fonctions des foqha :
connaissance est large et tous les savants ne s’en font pas une spécialité, « On remarquera, en examinant la liste des dchars [villages] des Beni Gorfet,
ni tous les lettrés. Car l’écrit est un des moyens de l’action ; l’autre est de que dans chacun d’eux et même dans chaque quartier, il y a une mosquée de khoṭba,
l’ordre de la foi, de la capacité de l’homme de science de porter effective- c’est-à-dire une mosquée où se fait la prière du vendredi, avec un sermon fait par un
ment sa da‘wa, son appel, son invocation, jusqu’à Dieu. Dans ce domaine, faqih, ce qui n’existe dans aucune des tribus que nous avons étudiées. L’instruction
il y a tous les degrés de la connaissance : par le jeu du « tableau » (jdiwel, y est également plus répandue ; non seulement il y a dans chaque village plusieurs
diminutif du singulier jedwel), les diables et les mauvais esprits peuvent être écoles de Qoran, mais il se trouve dans plusieurs d’entre eux de véritables collèges,
110 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Une paysannerie de montagne productrice de fuqahā’ – 111
Médersas, où des professeurs font des cours d’enseignement secondaire et même d’en- D’autres Ghaylan ont marqué l’histoire locale. Sidi Mohammed ben
seignement supérieur analogues aux cours qui sont faits à Fès. On enseigne dans ces L‘arbi, a fondé à Asilah une zāwiya consacrée aux malades mentaux ; il y
médersas les commentateurs du Qoran : Sidi Khalil et ses commentateurs, l’Alia, Ben a sa qubba. Son frère aîné – ou cousin ? –, Sidi Mohammed ben ‘Ali a la
Achir, Ben Açim, la Hamzia et même les Hadith de Boukhari, etc... »155 sienne à Mnikisen du Sahel. Un proche cousin de Sidi Hmed d-Khtot, Sidi
Ailleurs, il ajoute l’Ajarroubia (grammaire et syntaxe), Ben Farkoum, Hmed d-Sahel158, tourna son activité hors de sa tribu d’origine. Il était le
etc... Il regroupe toutes ces spécialités sous la rubrique « Muçannif ». Une cadet de son cousin et aussi le moins savant des deux : on le disait mesqi
autre spécialité très prisée est la connaissance des sept riwāya-s ou versions (litt., arrosé/comblé de grâces, c’est-à-dire doté de puissance) mais, bien que
calligraphiées du qor’an, équivalant à autant de prononciations du texte. lettré, pas ‘alem (savant). Il aurait joué cependant un rôle à l’échelle natio-
Il conclut : nale puisque, délégué par ses pairs de tout le Nord (l-‘ulama wa l-awliya
d-chamal kamel), il aurait participé à des négociations avec les Espagnols
« On peut se rendre compte que la tribu des Beni Gorfet est un véritable centre
et avec les Français : selon la tradition locale, le sultan Mouley ‘Abdelaziz
d’instruction religieuse. Le niveau intellectuel des gens de cette tribu est certainement
l’aurait nommé nayb d-ṭolba, délégué, représentant des lettrés, à la suite
supérieur à celui des autres tribus montagnardes. »
du débarquement des Français à Casablanca, en 1907. On lui prête en
Maintenant ceci : même temps des prodiges (karamat). Par exemple aux dépens d’un rival,
« Pendant plusieurs années, les Rhona n’eurent pas de gouverneur ; le Qaid Si Hmed el-Hawzi. Ce dernier occupait à Ksar El-Kebir un poste makh-
El-Khalkhali, leur gouverneur in partibus, n’avait pas été remplacé à sa mort lorsqu’il zen : ‘andu d-dwaya del ḥukuma d-chamal kamel, « il détenait "l’encrier"
fut assassiné par ses administrés à Arzila. La tribu se gouvernait elle-même et avait du gouvernement pour le Nord ». Il était en même temps un grand lettré
nommé un Cheikh er-rebia, ou Cheikh es-siba (...). Ce Cheikh était Sidi Mohammed et à ce titre doué de pouvoirs (i l-djenn u l-ins, « sur le démon et sur l’être
ben Larbi, Chérif Yahyaoui (...). Il administrait la tribu avec sagesse et son autorité humain »). Les circonstances de son affrontement avec Sidi Hmed Ghaylan
était universellement respectée. » du Sahel sont intéressantes puisqu’elles illustrent le ralliement des ‘ulamā’/
Pour les Bni Gorfet, j’ai obtenu des précisions du même ordre concernant awliyā’ à la politique de collaboration du sultan dans le cadre du double pro-
le rôle des grands foqha à l’époque de l’occupation étrangère. Une famille, tectorat, qui devait préserver le chra‘ de toute ingérence étrangère :
les Ghaylan156, réputée chrifa, détenait le pouvoir de fait à une époque où « El-Hawzi afirme vouloir abattre (« brûler ») les avions ennemis. Sidi Hmed
toute la région échappait à l’autorité du pouvoir central. Ainsi Sidi Hmed (Ghaylan) vient le voir. Pressentant qu’un avion s’apprête à décoller et à passer dans
d-Khtot157. Il disait le droit, réglait les conlits, arbitrait pour l’ensemble de le ciel, il dit à el-Hawzi de procéder à ses ablutions ain de prier. L’autre s’écarte, prie
la tribu. Il mourut en 1325/1907. Sa puissance (quwwa) était grande. On dit et entend alors l’avion ; il lève les yeux et « voit », dans le poste de pilotage, Sidi Hmed
que quand il arrivait dans un village, son serviteur (khdim ou khaddam) lan- entre les deux pilotes. Les yeux lui brûlent, il les baisse puis retourne auprès de Sidi
çait un déi à quiconque se prétendait plus puissant que lui (aqwa mennu) : Hmed qui lui demande : « Pourquoi n’as-tu pas détruit l’avion ? » – « Impossible, tu
Sidi Hmed pouvait frapper d’imbécillité l’imprudent. étais dedans ». Il reconnaît sa défaite et accepte l’ordre de son maître : « Dorénavant,
tais-toi, n’écris pas (n’exerce pas tes pouvoirs), à moins que je ne te le dise ! »
Comme dans probablement toutes les tribus des Jbala où de nombreuses
familles prétendent à une origine chériienne, certaines avec des actes certi-
155- Michaux-Bellaire, 1911 : 538, puis 539 et 398.
156- Le pluriel est Ghaylaniyyin en classique, Ghaylanich localement. Au XVIIe siècle
les Ghaylan eurent un rôle de premier plan, notamment avec al-Khadir qui combattit les iés par des sceaux de sultans, les Ghaylan remplissent chez les Bni Gorfet
Portugais et les Britanniques occupant Tanger. Voir supra chapitre III, « L’espace domes- toutes les fonctions d’une direction spirituelle et temporelle. Avec une nuance
tique… », section 2, et infra, chapitre X, « Devna… ».
157- Du nom du village des Bni Gorfet où il vécut. 158- Du nom de la région littorale, au sud d’Asilah, où il s’était installé.
112 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Une paysannerie de montagne productrice de fuqahā’ – 113
de taille : chez ces Ghaylan, l’état de walāyā’ (sainteté) n’est pas acquis de de cha‘ban, mois qui précède ramadan, et à ‘arafa, le neuvième jour après
naissance, la vertu fait la différence. Cette vertu est faite essentiellement l’‘ayd le-kbir, se tient le grand rassemblement des tribus de la région, avec
de la crainte de Dieu (taqwa), c’est elle qui anime le ressort premier de la des délégations venues d’un peu tout le pays. Il y a enin la dikra, réservée
foi, elle qui fait le ṣaliḥ : sa piété plaît à Dieu qui, en retour, l’arme – pour aux chorfa ‘arusiyyin. Les deux premiers drainent donc des idèles venus
le Bien. La science, ‘ilm, qui l’accompagne souvent, n’est pas la condition de tout le pays mais essentiellement du pays Jbala. Peu de confréries ont ici
sine qua non ; elle est une voie, au service de la parole de Dieu. Un autre adeptes et zāwiya-s : des Darqawa, des Wazzaniyyin surtout. La dévotion à
attribut de taqwa est le désintéressement : le ṣaliḥ, le faqih sont pauvres, Mouley ‘Abslem est pratiquement exclusive. N’a-t-il pas étendu sa protec-
parce qu’honnêtes et parce qu’ils distribuent tout ce qu’ils reçoivent. Dans tion (en association avec Sidi Mezwar, son ancêtre, et Mouley Bou Selham
la bouche du croyant « ordinaire » (ni lettré, ni ignorant mais porté par une dont on fait pour la circonstance un idrisside et dont le sanctuaire, ouvert sur
culture très informée), la qualité de mumin ṣaliḥ (idèle vertueux et pieux) l’océan, est à mi-distance des basses vallées du Loukkos et du Sebou) sur tout
se reconnaît chez un personnage i l-‘ibada dialu, i ṣ-ṣala dialu, u ṣaliḥ le territoire jbala et plus particulièrement sur la péninsule Tingitane ? Ḍamen
moṣliḥ : « à ses dévotions, (en particulier) à sa prière, et (à sa capacité d’) el-wed : il est le garant, le protecteur du pays que traverse « la rivière », ici
homme vertueux à réformer (à remettre autrui dans le droit chemin) ». Ainsi le cours d’eau qui part du cœur de la péninsule Tingitane (chez les Bni ‘Aros
sont décrits les signes d’une foi solide, de l’existence d’une « puissance » où se tient le sanctuaire de Mouley ‘Abslem), devient Oued El-Makhazin
(iman sḥiḥ, li ‘andu quwwa). puis rejoint le Loukkos pour se jeter dans la mer à Larache : le léau de la
sécheresse est écarté, situation peu commune au Maroc.
3. Les frontières du licite dans la dévotion
Pour mieux cerner ces notions, il est souhaitable de les replacer dans N’est-il pas central dans le mythe qui ancre peut-être le mieux l’iden-
leur contexte, de les voir en action chez les Jbala, dans les diverses mani- tité de cette société du Rif occidental (même s’il a dérivé vers le Rif ber-
festations de leur foi. On se souvient des grandes lignes de la hiérarchie qui bérophone, avec des variantes) ? Il y est évoqué le départ de l’ancienne
opère dans la région avec, au sommet, Mouley ‘Abslem : lignée idrisside population censée avoir occupé ces montagnes, les Swasa, chassés par une
et mystique souie, une ascendance chériienne des plus illustres rehaus- catastrophe naturelle mais qui purent laisser en sûreté, pour le bénéice de
sée par une piété et un renoncement dont l’intensité est « reconnue » par le leurs descendants, leurs richesses enfouies dans le sol, grâce à la ḍamāna
déversement de la bénédiction divine (baraka) ainsi que par une audience (garantie) de Mouley ‘Abslem159.
d’échelle nationale. Au-dessous, un grand nombre de lignages chériiens, Les savants, mais aussi le pouvoir, l’ont élevé au rang de quṭb (pôle) et
idrissides pour la plupart mais à la notoriété limitée à un petit groupe de l’hagiographie en a fait l’égal, pour l’Occident, d’un Mouley ‘Abdelqader
villages ou à un petit groupe de tribus. Et une pléiade de saints non point al-Jilānī pour l’Orient, lui attribuant l’introduction du souisme au Maroc
tant anonymes qu’inconnus dont les effets bénéiques, sur les lieux où ils sous le prétexte qu’un autre enfant de la région, al-Chāḏilī (dont l’œuvre,
reposent, traversent les siècles. à travers al-Jāzulī, a en effet inspiré la plupart des confréries marocaines)
Les dévotions au sanctuaire (siyyed) d’un saint sont dites ziyāra-s (visites). l’a cité parmi ses maîtres. L’historiographie récente nuance. Ainsi Halima
Quand elles sont organisées annuellement, à date ixe, elles réunissent de Ferhat160 : le souisme avait commencé à travailler l’Occident musulman
grandes foules. Au Maroc, on appelle musem (class. : mawsim, saison) le déjà à la in du XIe siècle, et le XIIe, qui voit naître Mouley ‘Abslem, appa-
jour où se tient la célébration faite en l’honneur d’un saint. La ‘imara (on raît comme « le siècle d’or du mysticisme »161. Une série de grands noms,
dit aussi lemma), dont le sens peut varier avec le contexte régional, en serait
159- Colin, 1929, Pascon et Wusten, 1983. Voir infra le chapitre IX, « Un récit fondateur…».
le point culminant ; en fait, ici l’un vaut pour l’autre dans l’usage courant. 160- Ferhat, 1993-a et 1993-b.
À Mouley ‘Abslem, il en est trois dans l’année : à neskha, le quinzième jour 161- Ferhat, 1993-b : 401.
114 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Une paysannerie de montagne productrice de fuqahā’ – 115
où sont associés mysticisme et orthodoxie et qui restent parmi les saints les se prévalent de ce qu’on sait de son enseignement : respect scrupuleux des
plus vénérés du Maroc contemporain, jalonnent cette période. Le ḥorm, qui préceptes du Livre et de la Sunnā, refus des guérisons, de la divination, des
soustrait le Jbel ‘Alam à l’autorité du pouvoir central et aux entreprises des charismes, de la danse extatique ; refus de séparer l’ascèse de la connais-
communautés paysannes qui l’entourent, est constitué, en même temps que sance. Et par ailleurs, renoncement au monde, aux désirs personnels et
celui d’Idrīs II à Fès, après la bataille de Oued El-Makhazin (1578) où sont mêmes aux consolations apportées par l’amour divin, dans une quête de la
défaits les Portugais. C’est à cette époque qu’un religieux de Marrakech, disponibilité totale à la volonté du Créateur, à l’ordre qu’Il a institué. Aussi
al-Ghazwānī, instaure sur le Jbel ‘Alam le rituel de la neskha et la tombe de l’a-t-on nommé l-wali s-sunni, le saint orthodoxe.
Mouley ‘Abslem devient alors seulement un centre de vénération collective. La masse des idèles est portée, au contraire, par la renommée de ses thé-
Le second moussem, ‘arafa, n’est pas seulement concomitant du rituel rapies : il délivre des djnun, guérit la stérilité et garantit un enfant mâle. Une
homonyme de La Mecque, il en reproduit des phases essentielles. Zakia informatrice se livre : « Je ne reconnais nulle autorité que la tienne, après celle
Zouanat décrit ces femmes ou ces Heddawa (confrérie dissoute à l’Indépen- de Dieu »164 ; et évoque la da‘wa (imploration) que, chrifa elle-même, elle
dance ; son siège, la zāwiya de Sidi Heddi, est situé dans la plaine des Bni lui avait adressée dans une affaire de famille : « Fais périr mon ennemi... »
‘Aros, au pied du Jbel ‘Alam) qui font sept fois le tour de la tombe, tel le (idem). Certes, ce n’est pas le seul saint qui ait été ainsi « retourné » par
ṭawāf de la Ka‘ba. Elle énumère la lapidation, en écho à celle de Mina, sur la dévotion publique, mais on ne peut s’empêcher de retrouver dans cette
le lieu où est censé avoir été immolé le saint ; les sources aux vertus cura- double paternité comme une illustration de l’ambivalence religieuse en pays
tives, réminiscences de Zemzem ; Rkhama (« la pierre de marbre »), rappel Jbala, tiraillé entre l’idéal que lui offrent ses foqha et un corps de discours
de la Pierre Noire et, selon la tradition locale, envoyée là par le Prophète : et de pratiques largement partagé avec l’ensemble de la société marocaine
« Elle guérit, réalise les vœux et surtout protège du feu. On y récite la fâtiha, on (pour ne s’en tenir qu’à elle) et qu’il ne conviendrait pas de réduire à la seule
y fait des aspersions d’eau de rose et des fumigations. »162 catégorie du « populaire ». Comprendre comment s’effectue la transmis-
sion en milieu paysan de l’enseignement de type salaiste, acquis à Fès par
La tradition locale est d’ailleurs explicite :
les foqha du djbel, quelles altérations il subit et comment celles-ci affectent
« Li zar Mouley ‘Abslem bhal ila zar en-nbi », « celui qui visite Mouley ‘Abslem ces mêmes foqha, resterait à éclaircir par un travail de terrain approfondi.
(c’est) comme une visite au Prophète (à la Ka‘ba). »163
On a là l’expression du très controversé « culte des saints » selon la ter-
Et on précise la hiérarchie : sept visites consécutives valent le pèleri- minologie consacrée ou, si l’on préfère, de la visite rituelle aux tombeaux
nage à La Mecque, c’est ḥadj el-meskin, le pèlerinage du pauvre. La sur- des saints (ziyāra). On verra plus loin qu’il en est de même pour les savoirs
veillance des moqaddem-s ne s’exerce pratiquement qu’autour de la tombe investis dans le contrôle des agents ou facteurs qui affectent l’ordre quoti-
(et imparfaitement, on l’a vu), empêchant que des chiffons votifs n’y soient dien des choses, la santé ou le destin des êtres : la « magie » et la « sorcel-
accrochés ou que la du‘ā’ (prière individuelle d’imploration) des idèles ne lerie », siḥr, puisent incontestablement une légitimité dans l’orthodoxie ;
soit prononcée face à la tombe : comme à Médine, on doit, pour ce faire, se quant à l’appréciation du moment où s’effectue la dérive vers l’hérésie, c’est
tourner vers la qibla. En fait, le sanctuaire de Mouley ‘Abslem est visité à affaire de commentateurs. Et ils étaient innombrables165.
la fois par les sunnā-s (pour simpliier : les orthodoxes) et par les adeptes
de confréries souies, par al-‘āmma (la plèbe) et par les notables. Ces der-
niers, qu’ils penchent vers le souisme ou vers l’orthodoxie des docteurs, 164- Zouanat, 1989 : 111-112.
165- Je suis redevable à Haj M. Hakam et à Mme T. Ennekhli des éclaircissements et pré-
162- Zouanat, 1989 : 90, 95. cisions sur l’orthodoxie malékite présentés dans les paragraphes suivants. A. Benjelloun
163- Idem : 94. m’a également aidé dans cette démarche.
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Ziyārat al-qubūr (la visite aux tombeaux) n’est pas traitée dans le qor’an, inidèles. Les premiers sont redoutables pour le commun des mortels par
mais il est au moins un ḥadīṯ saḥīḥ (tradition classée comme authentique) l’étendue de leurs pouvoirs, mais ils sont au service de Dieu. Par exemple
qui l’évoque clairement : dans la sourate XXVII, al-namel, versets 39 et 40 :
« Je [Dieu] vous avais interdit la visite des tombes, mais maintenant [que votre « Un djinn redoutable dit [à Sulaymân/Salomon] : "Je te l’apporterai [le trône de
islam est plus solide] vous pouvez les visiter, elles remémoreront l’au-delà. » la Reine de Saba] avant que tu ne te lèves de ta place (...)." Celui [un autre djinn ?]
Ziyārat al-awliyā’ (la visite aux saints) n’est licite, selon l’orthodoxie qui avait une connaissance du Livre [initié aux Ecritures] dit : "Je te l’apporterai
malékite, que dans les formes suivantes : on y accomplit une prière de deux avant que tu n’aies cligné de l’œil (...)" »
rak‘āt puis on s’adresse à Dieu – exclusivement. Les prières de demande ne Ainsi s’ancre dans la licéité du qor’an cette faculté de s’immiscer dans
peuvent avoir que Dieu comme destinataire : on fait à la rigueur du saint un les mystères de la Création grâce à la connaissance du Livre Saint – lire :
intercesseur en s’autorisant du fait que, par les grâces dont Dieu l’a com- connaissance du sens caché, réservé aux initiés, aux proches du Créateur,
blé, il est plus proche de Lui qu’on ne peut l’être soi-même. Pourtant... La dans le domaine des « esprits » comme dans celui des hommes.
niyya (l’intention du cœur, la bonne – ou mauvaise – intention) n’est certes Les constellations stellaires, les substances, les rêves, les nombres, les
connue que de l’agent et de Dieu. Et la niyya est la pierre de touche de l’acte noms de Dieu ont des propriétés voilées aux yeux du commun. Comme dans
pieux. Mais ce n’est un secret pour personne qu’il arrive bien souvent qu’on les autres religions du Livre (et souvent dans le sillage des traditions chal-
entende dans les moussems, au moment d’égorger la victime : hada ‘alik, déenne, nabatéenne, indienne, grecque...), cette quête du sens caché der-
ya Sidi Flen, « ceci est pour toi, ô Sidi Untel », ce qui, même suivi du bis- rière les apparences, c’est-à-dire au-delà de la perception de nos cinq sens,
millah, rend impie le sacriice. a mobilisé une foule innombrable de lettrés et de mystiques166.
La vénération dont on entoure les descendants du Prophète, ahl al-bayt Les plus grands auteurs n’ont en général pas cherché à nier la réalité du
(et l’on a dit combien la généalogie chériienne est revendiquée parmi les phénomène, tout en se divisant quant au crédit à porter à telle ou telle de ses
Jbala) est aussi l’objet de disputes. Rien non plus dans le qor’an à ce sujet, manifestations. Ils se sont surtout évertués à les classer en licites ou illicites.
mais c’est encore un ḥadīṯ collationné par al-Bukhārī qui entrouvre la porte : Et, là, les divergences sont légion : la ligne de partage sera, pour al-Ghazālī,
« Le Messager de Dieu a dit : "Je vous conie [recommande] deux choses, le le caractère nuisible de telle ou telle science, de telle ou telle expérience.
Livre de Dieu et ahl bayti" ». Nuisible à l’égard de celui qui les pratique comme à l’égard d’un tiers. Mais
dans ce dernier cas, certains entrouvrent une porte à l’action qui porte pré-
Or « les gens de ma maison », ce sont, dans l’acception généralement
judice : « Elle est licite si elle est exécutée avec la permission de Dieu »...
admise, les descendants du Prophète par sa ille Fāṭima. Or les prétentions à
La ligne de partage peut être aussi l’intention. Ou, pour Ibn Khaldūn par
une telle descendance sont innombrables. On mesure la hauteur de l’enjeu.
exemple, le fait que ces actions soient produites pour le service et à l’aide de
Il reste le domaine d’une tout autre dimension dont les protagonistes ne Dieu, ce qui lui permettait de rendre compte des prodiges des saints et des
sont plus des êtres de chair et de sang, saints ou churafā’, mais un monde miracles des prophètes sans les confondre avec les pouvoirs d’initiés opérant
intermédiaire entre le règne humain et Dieu : génies, diables, esprits malins... « à leur compte », dirait-on. Quant à l’orthodoxie salaiste, elle s’exprime
Auxquels s’ajoutent tous éléments de l’ordre naturel dont la manifestation, aujourd’hui ainsi : al-siḥr est condamnable, sauf si c’est pour écarter ce qui
la disposition seraient, pour les initiés, porteurs de sens. L’existence des porte préjudice (al-ḏarar) aux gens. La confusion est grande :
jnūn, chayāṭīn et ‘afārīt est mentionnée dans le qor’an. Si Satan, dans ses
différentes manifestations, est le Mal, jnūn et ‘afārīt sont plus ambigus, cer-
tains sont dits mū’minūn, respectueux de l’autorité de Dieu, d’autres kāirūn, 166- Voir l’article siḥr dans l’Encyclopédie de l’Islam, 1934, t. 4
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« Ainsi la voie était ouverte pour continuer, parmi les musulmans orthodoxes, pas systématique : ḥdjab d-mulana, « la protection vient de Dieu », est la
l’étude et même la pratique du sihr. »167 réponse que l’on peut s’attendre à recevoir de quelqu’un à qui l’on ferait
On ne s’étonnera pas que chez les Jbala, où les études coraniques et remarquer que ses enfants ne semblent pas en porter. Pourtant un examen
annexes sont particulièrement poussées si l’on considère le contexte rural, plus attentif pourrait révéler, par exemple, que sa ille aînée porte, cousue
nombre de maîtres pratiquent en toute bonne foi la confection de talismans, à l’intérieur de sa ceinture de laine, une mandibule de hérisson, animal qui
ḥdjab168 ou ktab, basés sur la connaissance de la lettre et du sens caché des joue souvent un rôle dans les pratiques de protection en usage en ville et
Ecritures. Mais aussi le contrôle de certains aspects du réel, c’est-à-dire dans les campagnes. À la suite de quelles circonstances cette jeune femme
l’altération de l’ordre « naturel » des choses par l’entremise d’esprits dont y a-t-elle eu recours ? Est-ce ici une pratique fréquente ? Une enquête plus
l’asservissement a été achevé grâce à la combinaison en « tableau » (jdiwel) poussée montrerait encore que son neveu en a porté, bébé, à la suite d’une
de lettres et de nombres (le « carré magique » d’autres civilisations). En maladie : un fqih, ou simplement un ṭaleb, a écrit, sur du papier qu’on a
toute bonne foi, car personne n’est prêt à admettre que sa pratique vise à cousu ensuite dans un morceau de tissu ou de cuir, un passage approprié du
nuire. Si on répond à la demande de quelqu’un c’est pour lui venir en aide, qor’an. On dit son eficacité pour celui qui a été frappé par les démons, li
pour le protéger. Dans la mesure où le sens commun n’est pas disposé à meḏrob b-chayaṭin. Moins préventif que thérapeutique, alors ? C’est déjà
suivre les arguties des experts sur les limites entre licite et blâmable et assi- une différence par rapport à ce qu’on peut savoir d’autres régions, d’autres
mile globalement siḥr et kufr, l’homme ou la femme que l’on consulte ne pays où l’on n’avance que bardé de talismans. L’orthodoxie salaiste au
se réclament jamais du siḥr : ils travaillent « pour Dieu », « pour aider ». Maroc admet le verset coranique écrit et porté sur soi comme protection
Aucune femme ne se désignera comme saḥra. Le sorcier c’est toujours (ḥijāb) ; elle refuse la tamīma, en revanche, le fait de « marmonner » (ytam-
l’autre, celui qui a causé le malheur que le fqih, le ṭaleb ou la chuwwafa se mam) des paroles incompréhensibles sur un objet que l’on porte ensuite sur
proposent de réparer169. soi, par crainte des pratiques « fétichistes » que laisserait entrevoir l’usage
d’une langue inconnue.
On ne peut pas dire que tous les foqha des Jbala pratiquent ces disciplines :
nombreux sont ceux qui s’y refusent par méiance envers les entraînements Des spécialistes peuvent confectionner des ḥdjab-s aux vertus puissantes.
hors du licite dont elles sont porteuses, mais aussi par refus de la rétribution Ainsi du tbared qui protège contre les balles (il les « refroidit »). Le chérif
du service de Dieu. Il reste qu’une aura de « puissance inquiétante » entoure Raysuni, fqih et seigneur de guerre dans la région au début du XXe siècle,
souvent le fqih djebli dans les villes et les campagnes où il exerce, en concur- en portait. C’est œuvre de grands savants cette fois, ḥukamā’, maîtres de
rence d’ailleurs sur ce plan avec le ṭaleb susi. cette discipline particulière : on réunit « quarante » ṭolba, ils lisent (psal-
L’usage des talismans est-il répandu chez les Jbala ? En porte-t-on sur modient) tel ouvrage, par exemple celui de Chaykh Demyatī (XIVe s.),
soi, autour du cou, du bras ou de la taille, ou cousu dans ses vêtements ? jusqu’à ce que le ḥakem tombe en transe ; il est ainsi sous inspiration divine
L’observation, si on ne veut pas se contenter des déclarations de principe, et s’abandonne à ce qui pourrait s’assimiler à l’écriture automatique. Ce
n’est pas aisée à grande échelle. À première vue, il semblerait qu’il ne soit pouvoir ne se retrouverait plus aujourd’hui que chez les savants du Sous ;
dans le Rif, les derniers à l’avoir pratiqué vivaient dans le petit territoire
167- Encyclopédie, op. cit. : 432. Voir aussi la notice siḥr de la nouvelle édition, 1997 :
590-593, par T. Fahd. des Ghmara actuels, entre la Méditerranée et la grande dorsale, entre Jbala
168- De ḥijāb, voile, tout objet qui s’interpose, d’où protection. et Rif berbérophone. Chez les Bni Gorfet, on a encore, vivace, le souve-
169- Voir la contribution de S. Radi, in Ferchiou, 1996 ; également, Touati, 1994 : 272- nir de Sidi Ahmed ben Yermaq, de la tribu voisine des Soumata : il vivait,
273 et 277. Cependant ce dernier, p. 277, conclut au rejet du siḥr dans le qor’an « comme
fondamentalement négatif », en s’appuyant sur le verset II, 102. La référence de H. M. semble-t-il, à la in de la période précoloniale ; il était ḥakem d-jedwel, maître
Hakam, citée plus haut, ne semble pas valider ce point de vue ; ni Hamès, 1988 : 235. ès-« carré magique », science dont il était peut-être le dernier représentant
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dans la région et qu’il enseignait aux ‘ulamā’ et aux ḥukamā’ en toute licéité l’observation du vol d’un oiseau, pratique très en honneur chez les anciens
puisqu’il était khdim sb‘atu ridjal, « serviteur des sept hommes », les des- Arabes. Là encore la réalité d’un phénomène n’est pas niée : le hasard peut
cendants de Sidi Mezwar l’idrisside. être productif de sens. Mais le message mohammédien privilégie l’inten-
La divination, en revanche, a un statut beaucoup plus fragile en islam. tion, et l’intention louable.
Elle n’a aucune justiication scripturaire : comme une des fonctions clé du La transmission de la baraka (grâce, puissance, bénédiction) divine par
kāhin170, elle est au cœur du paganisme que combattit la révélation cora- l’intermédiaire d’objets ou de fragments d’une matière est largement pra-
nique ; le kāhin est un ‘arrāf, un devin, qui accède à « la connaissance des tiquée au Maroc (encore une fois, pour ne s’en tenir qu’à lui). Sidi Bkhot
choses invisibles ou futures à partir des visibles ou présentes » (op. cit.). est un saint d’origine inconnue, dont la tombe est visitée au milud (date
Pourtant des mystiques, à travers des visions inspirées par Dieu, ont pu avoir anniversaire du Prophète ; nombre de moussems se tiennent à cette date)
connaissance d’états futurs : sous de tels auspices, les vertus et la piété puri- par tout le village de Lehra (Bni Gorfet), qu’il surplombe. C’est en fait un
iant leurs actes de toute suspicion, il n’était pas facile de verrouiller her- saint agraire, siyyed d-laḥa u d-ksiba (de l’agriculture et du bétail) comme
métiquement la quête de ce savoir. chaque gros village de la région en a un. En dehors de son moussem, on y
À un niveau plus modeste, des pratiques exercées cette fois en dehors vient à deux occasions : pour une bête nerveuse, rétive et inapte au travail,
de toute caution hiérarchique sont assez communes. Chez les Jbala, par qu’on guérit en la faisant tourner sept fois autour de la tombe, en lui don-
exemple, la mḥalla exercée par une voyante, souvent formée par une parente nant à boire l’eau de la source voisine et en l’en aspergeant ; et à l’automne,
proche (la mère en général), permettra de retrouver, à l’aide d’ustensiles à la suite du lignage auquel il incombe d’ouvrir le premier sillon pour assu-
de cuisine (le kanun ou le keskes), l’auteur d’un vol ; avec, au préalable, rer au village une bonne moisson : on y prend une poignée de terre et on la
invocation divine, donc l’acte sera considéré licite, ḥlal. Là encore il existe mêle aux premières semences.
des degrés. Le père d’un ancien qayd des Bni Gorfet sous le protectorat, Ce type de transmission n’est pas le seul mais le principe est toujours le
Sidi ‘Abslem (un lettré donc), avait une réputation de chuwwaf (voyant) même. Paganisme ? Superstition ? Pourtant, Khālid Ibn al-Walīd, Compagnon
et fut, pour cela, l’objet des condamnations répétées du plus respecté des du Prophète et chef militaire, rapporte deux traditions : quand le Prophète se
foqha de la tribu, Sidi Hmed Ghaylan déjà nommé, lequel lui avait interdit faisait couper les cheveux, les Compagnons en plaçaient quelques mèches
notamment l’accès à la mosquée. On peut constater que sa descendance sous leur coiffe pour aller au combat ; et celle-ci : à la mort du Prophète,
n’en perdit pas pour autant sa position sociale. Elle n’eut pas même à le ses Compagnons vinrent chez ses femmes et emportèrent un morceau de
désavouer puisqu’elle it élever une qubba sur sa tombe. sa jubba (tunique) qu’ils faisaient toucher aux malades pour les guérir172.
Proche de la prédiction parce qu’elle est un regard sur ce qui doit adve- Le modèle est là.
nir, l’interprétation des signes, al-fā’l (localement : l-fal), est plus ambi- Conclusion
guë171. L’ordre des choses tel qu’il se manifeste à un moment, dans des
Ainsi est-on constamment ramené d’une situation d’exception (la densité
circonstances particulières, peut se prêter à une lecture : il peut éclairer le
des foqha en pays Jbala) à la situation commune (un éventail de représenta-
devenir de l’action entreprise ou sur le point de l’être. Le Prophète n’était
tions, de discours et de pratiques assez également partagé avec l’ensemble de
pas indifférent à l’augure, au présage, quand ils étaient favorables (al-fā’l
la société marocaine). Parce que les savants, les maîtres, ceux qui ont cher-
al-ḥasan), mais réprouvait – comme recherche de la connaissance du futur,
ché la connaissance par l’étude ou par « la voie du cœur », ou par l’une et
comme forme de divination donc – l’augure (tiyāra) tirée, notamment, de
par l’autre, n’ont pu toujours s’accorder sur le licite et le blâmable, la porte
170- Voir l’article à ce nom dans l’Encyclopédie de l’Islam.
171- Voir supra chapitre III, « L’espace domestique… », section 2. 172- Cité par H. M. Hakam.
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n’est jamais complètement fermée. Dans leurs montagnes, les Jbala ne sont en Il demeure qu’on n’a pas ainsi épuisé la question que pose ce fait reconnu :
aucune façon en situation d’insularité173. L’excès de foqha, l’excès de science la forte densité des lettrés, l’importance des études coraniques dans cette
n’ont pas conduit à une rupture avec les croyances « populaires », parce que paysannerie de montagne. Comment mesurer plus inement un tel apport
les croyances « populaires » s’alimentent elles-mêmes à des sources savantes. pour la région, pour sa population ? Au niveau de l’expression de la foi,
On peut encore le dire ainsi : la « popularité » de tel discours, représentation d’abord : comment s’effectue en fait la traduction en milieu pas ou peu lettré
ou pratique n’est pas réductible au caractère « populaire » du milieu de leur du message salaiste véhiculé depuis plus d’un siècle par la Qarawiyyin ?
propagation, elle a son fondement dans l’enseignement des maîtres, un ensei- Par exemple sur la question de la vénération pour les saints et les chorfa ; sur
gnement non univoque : ce n’est pas al-‘āmma qui « dénature » la religion, celle de l’usage local de la prévention et des traitements contre la maladie,
qui « la tire vers le bas » quand elle affectionne extatisme, prodiges, visions... le malheur, le Mal... Au niveau des savoirs paysans, aussi : quels échanges
S’il est bien vrai qu’elle ne lit pas les textes, on les lui a portés. se nouent entre les deux types de savoirs au plan des techniques et des
A-t-on gommé toute spéciicité aux Jbala ? Effectivement, si on pensait procédés agricoles, de l’usage des plantes dans l’alimentation et la médecine,
trouver dans cette société une situation particulière sur le plan de l’obser- des activités artisanales ou commerciales ? Au niveau de la sociabilité,
vance du credo musulman du fait de l’inhabituelle présence des lettrés, on enin : quels effets sur les rapports de voisinage, sur les relations au sein de
s’illusionnait. La société des Jbala est travaillée en fait par les mêmes valeurs, la cellule familiale, bref sur le traitement d’autrui ? Il y faut une approche
les mêmes modèles et normes que l’ensemble de la société marocaine (et du collective et pluridisciplinaire175. Il y faut une démarche comparative vers
Maghreb, pour ne s’en tenir qu’à lui), stock dans lequel puisent, de façon les villes de la région (Tétouan, Chefchaouen, Ouazzane notamment), vers
diversiiée et contradictoire, les différents groupes, les différentes régions d’autres régions rurales présentant une semblable densité de lettrés, dans
en fonction de contraintes variées. En ce sens, l’identité des Jbala, celle le Maghreb des montagnes ou des oasis mais encore ailleurs, dans le bas-
qu’ils vivent, celle qu’on leur prête, n’est pas indemne de toute empreinte sin occidental de la Méditerranée, en contexte chrétien. À l’horizon, peut-
laissée par cette abondance du scripturaire. Si on ne les dit certes pas meil- être, une meilleure compréhension des processus cognitifs mis en œuvre
leurs en tous points, on leur reconnaît pourtant dans leur quotidienneté cer- dans les deux types de savoirs et une clariication des oppositions binaires
taines qualités. Ainsi de la ponctualité dans l’exercice de la prière – on dit savant/populaire, religion paysanne/religion citadine, savoir savant/savoir
tlata d-djbala, magana : à trois, les Jbala sont une pendule, ils peuvent pratique, statut et sociétés de l’écrit/statut et sociétés de l’oral ?
déterminer l’heure des dévotions prescrites avec ponctualité ; de la propreté Sans doute cette image d’un islam à la fois populaire (au sens où il est
du corps (assiduité à la prière oblige) mais aussi des vêtements et de la pratiqué par une population prise dans sa masse, sans distinction de for-
maison ; du faible taux des divorces ; peut-être de l’usage plus fréquent tune ou d’instruction) et fortement irrigué de savoir savant, valait-elle d’être
qu›ailleurs d’actes devant qāḍī consignant les droits légaux de l’épouse et, convoquée à côté des celles de l’islamisme radical ou de l’islam extatique,
plus encore, la reconnaissance de son rôle économique dans l’exploitation mieux servies par l’actualité ou la curiosité intellectuelle ?
familiale…174 Guère plus. Et la moquerie qui règle les rapports entre groupes
voisins, expression conventionnelle de l’hostilité qui les marque habituel-
lement, reprend vite le dessus : les clichés ont la vie dure. Mais peut-être
ont-ils quelque fondement ?
173- La lecture des ouvrages qu’Edward Westermarck leur a consacrés (en particulier
Westermarck, 1926) nous en aurait déjà convaincus si nécessaire.
174- El Harras, 1993. On pourrait rappeler la position sur ce point d’Ibn ‘Ardūn, ‘alem 175- Cette rélexion est déjà menée au sein du Groupe Pluridisciplinaire d’Études sur les
ghmari du XVIe siècle. Jbala. Voir infra, la in du chapitre XI « Les élites… ».
V
Dynamisme et mobilité dans les marges :
montagnes et oasis176
naturels et des formes de société qui leur correspondent. L’oasis sera ainsi les géographes, en particulier au Maghreb177. D’autres, pourtant éminents,
introduit dans la problématique qui permettra d’échapper à une vision faus- ont sur ce point besoin d’être corrigés :
sée parce qu’univoque de la corrélation dynamisme-mobilité-montagne. « Les montagnes sont les contours pauvres de la Méditerranée » ; « Ensemble
1. La problématique de la montagne méditerranéenne de hauteurs vides, pauvres en habitants (...), en marge (...) des grands courants
civilisationnels qui passent avec lenteur (...) »178
La montagne, dans la vision classique, est généralement présentée
comme un milieu inhospitalier, un lieu de refuge pour des groupes pour- Que disent donc les géographes des reliefs de l’Afrique du Nord ?
chassés plutôt qu’un cadre favorable à sa sélection par l’homme, avec pour « Il est banal de rappeler l’importance et le poids de la montagne dans les pays
seule vocation d’être un réservoir de main-d’œuvre en faveur des zones méditerranéens, d’évoquer l’originalité des modes de vie et des activités des monta-
où l’économie est active. Elle est en même temps présentée comme l’anti- gnards. (...) Les montagnes maghrébines sont étendues puisqu’elles représentent un
urbanité, comme un domaine pauvre en vie intellectuelle et en savoirs. quart à un tiers du domaine non saharien des trois pays (...). Seize millions d’hommes,
Voir comment, au contraire, la montagne a pu constituer un milieu attrac- c’est-à-dire le plus important groupe du monde arabe, vivent dans les montagnes
tif et, dans le même mouvement, comment elle a pu nourrir, dans certaines maghrébines ; ils représentent plus de 31 % de la population totale des trois pays. (...)
conditions, des noyaux de culture scripturaire en dialogue avec l’aptitude Les montagnes sont un milieu certes dificile, pentes fortes, sols médiocres, isolement,
paysanne à mettre en valeur son territoire, concourra, je pense, à éclairer mais les ressources sont plus variées qu’en plaine, ne serait-ce que par la complémen-
notre objectif. tarité des terroirs ; elles sont surtout plus assurées car les aléas liés à la sécheresse
En Afrique du Nord, les a priori qu’on peut avoir sous d’autres latitudes sont moindres ; elles sont accueillantes puisque les cultures sont possibles jusqu’à
à propos de la montagne (milieu rude, cloisonné, « aux marges », bref hostile 1 800 m. au nord, 2 400 m. au sud et que les parcours sont très étendus. »
à l’homme) résistent mal à l’expérience. D’abord, ces montagnes, en tout « Le Maghrébin est d’abord un montagnard (...). Ici, l’homme a fait de la montagne
cas les Atlas telliens (c’est-à-dire proches du rivage méditerranéen), pour son lieu d’élection, de la plaine une annexe ». Et, élargissant le propos : « Comme en
accidentées qu’elles soient, sont, on l’a vu, moins élevées en altitude et de d’autres pays du pourtour méditerranéen (Proche-Orient surtout), les sociétés médi-
climat moins rigoureux que leur pendant européen. Mais surtout, sous une terranéennes traditionnelles étaient numériquement en majorité montagnardes (...).
latitude marquée par le déicit et l’irrégularité des pluies, elles sont mieux À l’échelle régionale, les densités des grands ensembles montagneux étaient supé-
arrosées que les plaines et offrent de ce fait une réelle sécurité alimentaire rieures à celles des zones de plaines. »179
malgré la médiocrité et la rareté des sols. Enin, preuve par neuf, elles sont Ou, plus particulièrement, de ceux du Maroc :
très peuplées.
« (…) Les montagnes marocaines en général ont assuré un rôle essentiel dans
Despois, on le sait, a le premier revalorisé le statut de la montagne au la reproduction de la société et de la culture marocaines. Depuis le XVIe siècle, les
Maghreb en soulignant le rôle joué dans l’Antiquité non pas, alors, par les montagnes n’ont pas cessé de constituer pour les plaines, dévastées périodiquement
chaînes telliennes, trop boisées et à peu près vides d’hommes, mais par les par les sécheresses et les épidémies, un vivier humain qui a permis leur repeuplement
Atlas présahariens, dans l’élaboration d’une hydraulique et d’une arbori- après de véritables catastrophes démographiques. » 180
culture hors pair. Et on sait aussi que, jusqu’à la colonisation européenne,
les plaines étaient, à quelques exceptions près, principalement livrées au
bétail, la céréaliculture n’y occupant qu’une place d’appoint. 177- Maurer, 1979.
178- Braudel, 1966 : 87, 171, déjà cité.
La question de la démographie est certainement ici une question clé. 179- Respectivement : Maurer, 1990 : 37-40 et Côte, 1988 : 38.
Cet aspect du dynamisme montagnard est d’ailleurs bien pris en compte par 180- Naciri, 1997 : 53.
128 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Dynamisme et mobilité dans les marges : montagnes et oasis – 129
Nous sommes très loin de la situation qui prévaut de nos jours sur la rive rencontre ces trois éléments réunis, on devrait chercher à vériier l’exis-
européenne. D’autant plus que cette croissance démographique s’accom- tence d’autres convergences :
pagne, sur les versants, de témoignages très nombreux d’une reprise agraire. – présence d’axes internationaux ;
Mais ce n’est pas là le sujet qui nous occupe ici. En effet, les mêmes condi-
– population dense en gros villages ;
tions qui distinguent le Rif occidental se retrouvent dans (presque toutes) ces
chaînes littorales qui le prolongent à l’est, par l’Algérie tellienne, jusqu’à – vieille paysannerie exploitant une large variété de ressources.
la pointe septentrionale de la dorsale tunisienne : Trara, Dahra, Ouarsenis, 2. Le contre-exemple des Jbala : un dynamisme sans mobilité
Chenoua, Atlas blidéen, Kabylies, Jbel Khroumir.
Ce qui réunit les Jbala est d’abord d’ordre physique : un relief moins
Ces conditions physiques sont essentiellement : un relief proche du élevé qu’il n’est encaissé, sufisamment cependant pour satisfaire aux
littoral (pas nécessairement d’altitude très élevée) et un régime des pluies critères de déclivité et de cloisonnement qui déinissent la montagne ; un
sufisant pour permettre un bon couvert végétal (forêt ou matorral). À cette climat caractérisé par son humidité et la douceur relative des températures.
latitude, c’est la pluie qui est l’atout décisif. L’altitude et, dans une certaine
La forte démographie est la première donnée humaine immédiate.
mesure (c’est-à-dire si l’orientation des vents humides lui est favorable), la
Énoncé à propos de la basse montagne rifaine, mais généralisé en fait, dans
proximité de la mer sont ici les conditions d’un régime des pluies abondant.
un commentaire, à l’ensemble « des pays Jbala », ceci :
La montagne méditerranéenne offre eau, bois, pâturages : l’homme est alors
un agent naturel parmi d’autres. Mais avec l’intensiication de l’exploita- « Elle apparaissait au début du siècle comme une région privilégiée, dotée de
tion de la nature, à la suite de l’approfondissement et de la diffusion des possibilités agricoles et pastorales diversiiées, relativement faciles à mettre en valeur.
connaissances, il introduit une autre dimension et devient agent de l’his- Son peuplement était l’un des plus denses de tout le Maroc rural. » 181
toire. La montagne, si elle est en soi un obstacle à la communication, peut Mais un autre trait a marqué l’histoire du Rif occidental : la proximité
tourner ce désavantage quand la mer la borde. Elle peut alors être reliée, du détroit de Gibraltar. De part et d’autre du détroit, cette zone qui ferme la
une fois atteint un certain degré de développement dans les techniques de Méditerranée a toujours été riche en cités. Cela dès les Phéniciens, qui ont
navigation, aux ressources tirées de terres lointaines. Franchir la montagne installé, après une série de comptoirs méditerranéens, deux avant-postes
devient une opération rentable dès lors que celle-ci se trouve sur le trajet symétriques sur les routes atlantiques, Lixus au Maroc et Gadès/Cadix en
d’une route commerciale internationale. Et la présence, sur ce territoire, Espagne (cette Gadès qui redouble, par l’étymologie, sa parenté avec la
d’une population bien enracinée est un appui supplémentaire. Ainsi, une rive africaine puisque, par le détour du chamito-sémitique, on retrouve à
combinaison de facteurs naturels (montagne, humide et verdoyante, avec l’origine de son nom la même racine qui forme agadir en berbère). De la
frange littorale) peut d’abord faciliter l’implantation de l’homme et très vite péninsule Tingitane, on dit que les villes, de l’Antiquité au Moyen Ȃge, lui
déboucher sur un net accroissement démographique, aussi bien dans des ont fait une véritable ceinture, ou couronne, urbaine182. Au Maroc, une telle
sites de piémont, futures cités placées aux accès/débouchés de grands axes densité urbaine ne s’est jamais retrouvée ailleurs par le passé :
de communication, qu’à l’intérieur du massif lui-même. « (...) la région des Jbala, qui s’inscrit dans l’ancienne Mauritanie Tingitane
Le croisement de ces données issues de la géographie et de l’histoire romaine, a incontestablement bénéicié d’une urbanisation continue et profonde
détermine, pour la zone qui nous intéresse (la Méditerranée occiden- malgré quelques éclipses. Rappelons que c’est là que l’installation romaine a été la
tale), un ensemble de caractères qui pourraient être tracés à l’intérieur du plus dense au Maroc. Par ailleurs, l’islamisation s’est accompagnée de fondations
triangle « montagne-mer-cités », ce possible modèle où, par « mer », on 181- Fay, 1976.
entend : facilités de communication avec les mondes lointains. Quand on 182- Troin, 1986.
130 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Dynamisme et mobilité dans les marges : montagnes et oasis – 131
de cités célèbres (...). Mais la quantité de madîna, qarya, hisn, qasr, qal‘a et suq four- l’élevage. Aujourd’hui, c’est surtout le tisserand qui survit : on cultive, mais
nis par les chroniques, si elle nous informe sur la densité de la population et la pros- de moins en moins, le coton, le lin, le chanvre (et, jadis, le mûrier pour la
périté de la région, ne nous permet pas toujours l’identiication de ces centres (...) »183 soie) qu’on tisse chez soi, comme la laine destinée aux couvertures et aux
Cette étroite présence de la ville dans la longue durée a modiié la voca- différentes pièces du vêtement masculin et féminin. Bons arboriculteurs et
tion naturelle de la région, l’ouvrant sur l’extérieur et rapprochant l’une de bons horticulteurs, ayant parfois recours aux terrasses de culture, les Jbala
l’autre les formes coutumières de l’établissement humain, le rural de l’urbain. pratiquent un assolement biennal (les céréales d’hiver une année, une céréale
N’est-on pas allé jusqu’à parler d’« urbanisation rurale »184 ? de printemps, le sorgho, l’année suivante) dont l’originalité est la rotation
collective opérée au niveau du village ou d’un petit groupe de villages. Par
Autre fait marquant : les Jbala ont, en nombre, de très bons lettrés.
ailleurs, l’institution de l’expert agricole (chikh fellaḥa) est, semble-t-il,
Adolescent ou jeune homme, on vient chez eux de loin pour recevoir leur
plus développée qu’ailleurs.
enseignement ; adulte, on vient les consulter sur des points de droit ou pour
une affaire de santé. Ils sont passés pour la plupart par Fès, certains s’y sont Certains traits originaux, cette fois dans la sphère des savoirs tech-
établis et plusieurs grandes familles de cette ville portent un patronyme dje- niques, viennent encore renforcer cette impression : maison à double pente
bli. Mais on les trouve aussi comme maîtres d’école coranique dans d’autres et à couverture en chaume (elle a sa réplique dans d’autres reliefs telliens,
villes et dans les campagnes. Ils ne sont vraiment concurrencés qu’à l’autre notamment dans le Dahra, en Kabylie et au Jbel Khroumir), confection des
bout du pays (dont le pôle n’est plus Fès mais Marrakech), avec le ṭaleb et meules de paille sans torchis protecteur, moulin à farine à bras avec méca-
le ‘alem de l’Anti Atlas, dans la province du Sous : autre relief producteur nisme de bielle-manivelle, baratte à piston, joug de cornes, greniers sur
de science et de rectitude morale. Le climat y est semi-aride cette fois, en pilotis parfois réunis dans des espaces collectifs fortiiés...
revanche les cités qui jalonnent des routes caravanières séculaires nous en Hors de la sphère matérielle, d’autres faits sociaux ont aussi attiré l’atten-
rendent la coniguration familière. Ils émigrent plutôt dans les campagnes tion. Le brigandage : en zone de montagne, il semble une donnée classique
et les villes de la moitié méridionale du pays. sur tout le bassin Méditerranéen ; le franchissement de ces reliefs impose
Sur l’origine du phénomène, cette densité des lettrés et des centres d’en- des passages limités en nombre et propices aux embuscades ; en plus, les
seignement religieux, quelques pistes ont déjà été proposées185 : caches sont nombreuses. Quand les montagnes sont aussi des frontières, le
contrebandier est une autre igure conventionnelle : c’est vrai de l’Andalou-
— au Xe siècle (IVe H.), le refuge des Idrissides au cœur de la péninsule
sie186 et du Rif oriental, où elles se sont couplées à des activités de piraterie187.
Tingitane,
Certes, en ce qui concerne le Rif dans son ensemble, les observations sont
— à la charnière des XIIe et XIIIe siècles (VIe-VIIe H.), la présence dans assez récentes : la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe sont une
ces montagnes du mystique Mouley ‘Abslem Ben Mchich, période d’insécurité et de désordres pour l’ensemble du Maroc, confronté à
— au XVIe siècle (Xe H.), le jihād et la restructuration politique consécu- une volonté croissante des puissances européennes de le déstabiliser pour le
tive à la bataille de Oued El-Makhazin. dominer ; aussi le brigandage (attaque de voyageurs, vol de bétail, enlève-
Le savoir lettré s’accompagne, dans la sphère de la production, de ment de femmes et d’enfants) est-il, en fait, généralisé à tout le pays, ce qui
multiples autres savoirs. La réputation de la région est ancienne en ce qui tempère quelque peu notre propos.
concerne les métiers de transformation des produits de l’agriculture et de
183- Ferhat, 1995.
184- Lazarev, 1966 : 34. Voir infra les chapitres VI, VIII, XII. 186- Mignon, 1982 : 17.
185- Voir supra la conclusion de la Présentation. 187- Biarnay, 1917 ; HART, 1987.
132 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Dynamisme et mobilité dans les marges : montagnes et oasis – 133
Des auteurs ont pu aussi suggérer une forte corrélation entre montagne Chefchaouen189 ; et dans cette dernière, on les y voit toujours s’astreindre
et insurrection188. C’est une piste à retenir, encore qu’au Maghreb le désert au portage, parcourant les ruelles avec du sable ou des briques sur le dos,
soit un milieu concurrent de ce point de vue. Ou encore, entre montagne dans un panier d’osier ixé comme une hotte. Est-ce la raison de ce cliché
et hérésies. Aux historiens d’établir les rapprochements. Une autre corré- qui colle à la peau des Jbala et qui fait des hommes « des paresseux » qu’on
lation relie traditionnellement aussi montagne et sacré. Déjà dans les trois oppose à leurs femmes ? Je laisse à d’autres le soin d’en juger.
religions monothéistes : Mont Sinaï en Egypte (où Moïse reçut les Tables Le brigand, le contrebandier, l’insurgé, le lettré, la femme : voilà une
de la Loi), Mont Hira près de La Mecque (où commença la Révélation), galerie de proils plutôt hétéroclite. Si tout cela a du sens, il y faut encore
Mont des Oliviers en Palestine (où Jésus se recueillit la veille de son pro- bien des observations et surtout bien des comparaisons.
cès). Auxquels s’ajoutent : le Mont Meru des hindouistes, l’Olympe grec,
Densité du peuplement, densité de l’environnement urbain, densité des
le K’ouen-Louen chinois, le Qaf de l’islam mystique... En islam, les saints
lettrés, les pays Jbala nous interrogent bien en effet sur les capacités de cer-
se retirent souvent sur des sommets selon l’archétype prophétique – dans le
taines sociétés de montagne, à telle période de leur histoire, de se déinir
désert aussi –, où leur culte succède en général à des cultes préislamiques.
comme centres de rayonnement. On a avancé un schéma à trois termes : une
Cependant, ce n’est point tant cette dimension-là qu’il m’apparaît judicieux
montagne, un littoral, des cités ne pourrait-il rendre compte du phénomène
de retenir mais bien le rapport des Jbala à l’écrit.
– dont on peut penser qu’il n’est pas isolé, à l’échelle du bassin occidental
Dernier des rôles sociaux sur lesquels je voulais attirer l’attention : de la Méditerranée ? En tout cas à celle de sa rive sud.
la femme djebliya. Elle tranche sur ses voisines par son vêtement, certes,
Les Jbala offrent l’exemple d’un dynamisme montagnard certain mais
mais aussi par son absence de tatouage (à quelques petites zones près), fait
pas, en revanche, d’une mobilité qui puisse, dans l’état de nos connais-
exceptionnel dans le monde rural de l’ensemble des pays arabes et au-delà.
sances, nourrir le questionnement qui fonde la présente contribution. En
Avec, comme seule autre exception, certains districts du Sous, encore une
effet, le Rif occidental ne présente pas d’émigration massive sous forme de
fois. Elle se distingue aussi par son rôle dans les circuits économiques de
main-d’œuvre peu ou pas qualiiée (hors activités agricoles) avant la in des
la région, villes comprises, en alimentant les souks des produits de son jar-
années cinquante. Seuls sont avérés quelques courants limités d’émigration
din-potager, de sa basse-cour et de ses activités artisanales (poterie, ilage,
de moissonneurs, d’enseignants, d’artisans, de commerçants, une émigra-
tissage, etc.). On sait que dans le Rif oriental – et dans le Sous –, aux mœurs
tion « traditionnelle » qu’il faudrait d’ailleurs mieux connaître (par « tradi-
plus sévères, la femme n’a pas accès aux marchés ; aussi a-t-on institué dans
tionnelle » j’entends antérieure à l’ébranlement général du monde rural qui
ces régions des marchés pour femmes, couronnant la ségrégation des sexes.
a suivi la Seconde Guerre mondiale et les indépendances190).
Chez les Jbala, de l’avis de tous les observateurs, cette ségrégation
Alors, les Jbala, un contre-exemple ?
semble bien une des moins évidente. Ceci s’accompagne d’un taux remar-
quablement bas du divorce et de la polygamie. La femme occupe ainsi dans 3. Le Rif oriental, le Sous, la Kabylie : des reliefs proliiques
presque tous les secteurs de la vie économique et sociale une place qui ne Élargissons maintenant à l’ensemble des régions du Maroc l’examen
laisse pas de surprendre. (À cette réserve près que la différenciation sociale du dynamisme de la société et de son lien éventuel avec la mobilité. Dans
opère en ce domaine et les femmes du djbel de familles aisées sont exemptes,
elles, de tout travail extérieur, travaux des champs y compris) Sans être rebu- 189- Périale, 1938 : 107.
tée par les tâches les plus ingrates : on voyait encore, il y a cinquante ans, 190- « Nombre d’immigrants originaires des campagnes qui arrivent chaque année dans
des vieilles femmes de la montagne dans le rôle d’éboueurs à Tétouan et à les villes marocaines : de 7 800 personnes par an en moyenne durant les premières années
du XXe siècle, à environ 45 000 personnes par an en moyenne durant les années cinquante,
188- Colonna, 1987 : 78. puis à 88 800 personnes [dans les années soixante-dix] », Refass, 1987 : 29.
134 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Dynamisme et mobilité dans les marges : montagnes et oasis – 135
un deuxième temps, on ouvrira la perspective à l’ensemble du Maghreb. Il On a dit combien la démographie était un critère déterminant dans la
faut en effet vériier s’il n’y a pas d’autres régions que le Rif occidental qui singularité de plusieurs montagnes du bord de la Méditerranée. La Kabylie
présentent (ou aient présenté) les mêmes disponibilités – ou de meilleures. ne manque pas, sur ce point non plus, à l’appel :
Sont-elles toutes des montagnes ? Et, quand elles le sont, y retrouve-t-on ces « Un domaine de peuplement intense correspond aux environs d’Alger (le Sahel
traits qu’on vient de repérer chez les Jbala ? La question devient : la mon- et la Mitidja) et à la Grande et à la Petite Kabylies : c’est le noyau de densité le plus
tagne a-t-elle, de ce point de vue, une situation de monopole ? La montagne compact de toute l’Algérie. (…) Certains douars-communes ont beaucoup plus de
est-elle, de ce point de vue, partout semblable ? Dans le Maroc contemporain, 200 habitants au kilomètre carré. Près du Djurdjura, des villages (…) ont des den-
disons du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe (c’est-à-dire juste avant sités extravagantes, véritablement citadines, de plusieurs centaines d’habitants au
l’explosion de l’exode rural), deux régions sont réputées pour être tournées kilomètre carré »194
vers l’émigration, le Rif oriental et le Sous. Toutes les deux sont zones de
(la moyenne pour l’ensemble du Tell étant de 66 hab./km2. Bourdieu avance
montagne et, apparemment, assez conformes à la thèse braudélienne : c’est
le chiffre de 267 hab./km2 dans l’arrondissement de Fort-National195).
la corrélation « milieu naturel pauvre-surpeuplement-émigration » qui en
font des réservoirs d’hommes pour les régions plus dynamiques. Mais les Pour ce qui est de la capacité à émigrer, la Kabylie s’illustre encore,
destins de ces deux reliefs divergent pour le reste. Si le Rif oriental demeure autant dans le passé qu’avec les bouleversements plus récents consécutifs
conforme (émigration non qualiiée, ou du moins exclusivement agraire, à l’agression coloniale. Gilette et Sayad196 précisent d’abord, d’une façon
vers les exploitations des colons français d’Algérie, et ce depuis le milieu générale, que :
du XIXe siècle), le Sous connaît une émigration de nature toute différente, « Le courant migratoire des travailleurs algériens vers la France prit vraisem-
illustrée essentiellement par la présence, dans tout le pays, de marchands blablement naissance dès les expropriations et les déplacements de population qui
itinérants, de boutiquiers et autres personnels attachés à des activités de ser- suivirent l’insurrection de 1871 »
vice, préalablement à l’émigration tous azimuts de ce dernier demi-siècle. puis que :
Le Rif oriental est ainsi plus proche de la vision braudslienne : « Jusqu’après 1918, l’émigration algérienne fut essentiellement kabyle. »
« Dès 1868, une enquête oficielle signale l’importance de cette émigration de
Et ils en donnent les raisons :
voisinage, indispensable pour les moissons et les vendanges de la région d’Oran. En
1898, on comptait jusqu’à 10 000 saisonniers par an. Ce sont essentiellement «des « Cela tenait aussi à une très vieille tradition migratrice, remontant à la seconde
Riffains (...) [qui] jouent dans l’agriculture le même rôle que les Kabyles dans les moitié du XIVe siècle : journaliers dans les terres de la Mitidja, colporteurs à travers
provinces de Constantine et d’Alger » selon Augustin Bernard.»191 toute l’Algérie. Mais bien que, à des différences de degrés près, ces conditions soient
communes à de nombreuses autres régions montagneuses, les Aurès notamment, voire
« Selon la Société de Géographie de Madrid (1904), de 40 000 à 50 000 Rifains
à toute la société rurale, le phénomène migratoire [vers la France] y est apparu plus
passaient chaque année en Algérie. D’autres avancent des chiffres plus modestes :
tardivement, et avec une moindre ampleur qu’en Kabylie. »
entre 30 000 et 35 000. »192
Donc, en ce qui concerne l’Algérie, on note un rang marquant des popu-
Ces courants pourraient être plus anciens :
lations de Kabylie quant à la mobilité, aussi bien hier que bien plus loin
« L. Milliot afirme même que les Bni Snassen et les Rifains fournissaient peut- dans le passé.
être déjà des contingents militaires aux rois de Tlemcen. »193
191- Talha, 1981 : 28. 194- Larnaude, 1956.
192- Belguendouz, 1987 : 42. 195- Bourdieu, 1958.
193- Bossard, 1979. 196- Gilette et Sayad, 1984 : 39 et 42.
136 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Dynamisme et mobilité dans les marges : montagnes et oasis – 137
Traitons de la question de l’émigration dans le Sous. Nous ne nous éten- les fruits nombreux (noix, igues, raisins, coings, grenades, citrons, pêches,
drons pas davantage, en effet, sur l’émigration dans le Rif oriental : elle est pommes) et un sucre de canne réputé loin au-delà du Maghreb ; enin leurs
moins éloquente du fait qu’ici le surpeuplement a coïncidé en gros avec étoffes.
l’apparition de la zone d’appel toute proche constituée par la colonisation Cette image d’une société dynamique, adossée à une agriculture inten-
agricole de l’Algérie. sive de vallées sèches et activement engagée dans la transformation des
Quel Sous, en fait ? Ses habitants sont appelés « Swasa », mais on trou- matières premières ainsi obtenues, n’a plus quitté le Sous et ses habitants.
vera ici par commodité « Soussis ». En réalité, il y a plusieurs « Sous » : la Se seraient-ils livrés à d’autres entreprises, comme le traic caravanier ou
plaine de l’oued Sous, avec Taroudant, vieille capitale de la province dans maritime des richesses provenant d’Afrique noire ? Ces mêmes descriptions
son ensemble ; au nord de cette plaine, les prolongements du Haut Atlas se font alors fort discrètes :
jusqu’à l’Atlantique ; enin, au sud, l’Anti Atlas (en arabe marocain Gzula, « [D’une presqu’île, sans doute Arguin, aux conins de la Mauritanie et du
en classique Jazūlā), massif plus nettement présaharien : c’est celui-là qui Sahara occidental actuels] partent des caravanes ayant pour destination la ville de
cumule les traits les plus « typiques » du Soussi actif dans ses vallées irri- Noul. Elles y arrivent après avoir marché pendant deux mois vers le nord-est (...).
guées et dans l’émigration commerçante. Les navires mettent trois jours à se rendre des parages de Noul jusqu’à Ouadi ‘s-Sous
Mais au XIe siècle et en deçà, c’était à un Sous bien plus étendu qu’on « la rivière de Sous ». Ensuite ils font route pour Amegdoul [Mogador, l’actuelle
avait affaire puisqu’il incluait les zones montagneuses en direction du Essaouira], mouillage très sûr, qui offre un bon hivernage et qui sert de port à toute
Haouz de Marrakech, du Dra et du Tailalt197. Les quelques articles qui la province de Sous. »202
abordent le Sous de ce point de vue sont quasiment muets en ce qui concerne Il y a, là, conirmation de l’existence d’un axe caravanier important mais
l’émigration dans la période précoloniale198. Quelques références plongent on n’en sait guère plus sur une éventuelle ancienne spécialisation marchande
dans le Moyen Ȃge : au sein de la société soussie. Le il n’est renoué qu’avec l’histoire contem-
« Il n’y a dans le Magrib entier aucune région plus riche et plus pourvue de pro- poraine. Et, d’abord, avec l’habituelle migration saisonnière des moisson-
duits précieux. »199 neurs des montagnes vers les plaines (en proitant du décalage climatique),
« Les habitants du Sous et d’Aghmat [capitale idrisside, proche de Marrakech, à laquelle s’ajoutait déjà une émigration régulière mais limitée de quelques
tôt disparue] sont les plus industrieux des hommes et les plus ardents dans la pour- corporations artisanales :
suite des richesses. »200 « On peut citer les portefaix zerzaya de Fès, les porteurs d’eau et les maçons.
« Le pays du Sous contient un grand nombre de villages et est couvert de champs C’est dans ce contexte que les premiers chleuhs du Sous vont donner des beqqala,
cultivés qui se succèdent sans interruption »201 marchands de corps gras, des fuwwala, marchands de graines cuites, et également
continue al-Idrissī qui vante ensuite leurs céréales (blé, orge mais aussi riz), des savetiers. »203
De la seconde moitié du XIXe siècle datent, à la suite de l’appel d’air de
197- Encyclopédie de l’Islam, article « al-Sūs al-Aqṣā ». Voir dans Naïmi, 1988, une dis-
cussion des différentes déinitions géographiques du Sous présaharien chez les auteurs la colonisation, les premiers départs de Soussis vers l’Algérie et la Tunisie.
classiques du Moyen Ȃge. À l’aube du XXe siècle, avec l’essor de nouvelles villes, dont Agadir et
198- Benhlal, 1980, Boukous, 1977, Montagne, 1951, Pascon, 1986 ; quelques rapports Casablanca, et de nouvelles activités économiques, le volume des migra-
dactylographiés du CHEAM : Chenebeaux, 1946, Fleurieu (de), 1939, Laforcade (de),
1948, La Porte des Vaux (de), cités par Benhlal. tions change d’échelle :
199- Ibn Ḥawqal (Xe s.), s.d. : 89-90.
200- Al-Bakrī (XIe s.), 1913. Souligné par moi, V.-Z. 202- Al-Bakrī, 1913 : 175.
201- Al-Idrisī (XIIe s.), 1983. 203- Benhlal, 1980 : 344.
138 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Dynamisme et mobilité dans les marges : montagnes et oasis – 139
« Le départ est donné à un phénomène qui va revêtir une ampleur sans précédent La mobilité (géographique et sociale) des habitants des vallées de l’Anti
dans l’Afrique du Nord, à l’exception de la spécialisation des Mozabites et des Atlas a abouti à la constitution d’un capital soussi qui est un phénomène
Djerbiens. »204 majeur du Maroc contemporain. Le caractère dynamique et lettré de la
Enin va s’établir un courant ouvrier vers les mines du Maroc oriental société des Jbala, « l’autre montagne », ne peut en aucun cas être rapporté
(Jérada), puis vers la France et, progressivement, vers d’autres pays d’Eu- à ce phénomène : il n’a pas produit de capital - ou à la marge210. L’évolution
rope (et d’Amérique du Nord). Mais ce qui, en vérité, caractérise l’émigra- divergente de trajectoires qui, au départ, étaient largement communes, m’ap-
tion des Soussis, c’est l’activité marchande, d’abord modeste et, très vite, paraît encore inexpliquée.
conquérante : La mobilité soussie présente un autre caractère fort. Dans le sillage de
« Les tribus de l’Anti Atlas (...) vont s’orienter en grande majorité vers le l’émigration commerçante, en effet, s’est mis en place un courant migra-
commerce ». toire de nature différente, celui de lettrés formés dans le Sous. Il va être la
seconde « image de marque » de l’émigration soussie, à tel point, je l’ai
« (Elles) se sont assuré(e)s le monopole du commerce de l’alimentation dans les
rappelé, qu’aujourd’hui encore, le ṭaleb sūsī joue, pour la moitié sud du
villes du Nord. »205
Maroc, le même rôle que le fqih djebli dans le Nord :
Ahmed Boukous parle, lui, de « tribus commerçantes »206. Au point que
« À côté des activités d’enseignement, le taleb sert de guérisseur, de sorcier,
les Soussis vont inir par concurrencer, et parfois évincer, ceux dont l’assise
d’exorciste, etc. à une clientèle essentiellement féminine. (...) [Il] associe souvent à
séculaire semblait inébranlable :
ses activités (...) [celles] de fripier. (...) [Avec] une vieille machine à coudre, (...) le
« Les grandes affaires commerciales de Casablanca ne sont pas entre les mains taleb devient le raccommodeur attitré du quartier. »211
des Casablancais mais bel et bien entre les mains d’immigrés (...). Il s’agit des Fassis
La réputation de leurs plus grands savants est une donnée immédiate
et des Chleuhs qui ont, les premiers, le monopole du commerce des tissus, les seconds,
pour qui se penche sur la vie intellectuelle au Maroc, au moins depuis les
celui de l’alimentation. »
Temps modernes. Dans la conscience populaire, le Sous est bien « pays de
« La promotion sociale des Soussis, par le biais du commerce, leur permet de science », ce que conirment à leur façon les observateurs :
faire bonne igure à côté des grandes familles aristocratiques qui ont exercé de façon
« Vers 1850, chaque village [du Sous] possède sa mosquée avec une cinquan-
presque héréditaire l’administration makhzen et le haut commerce. »207
taine d’élèves (...). Pour approfondir les connaissances islamiques, les tolbas vont
Leur poids économique va dorénavant élargir leur inluence : s’inscrire chez les savants en renom (...) »212
« C’est ainsi que les Soussis vont conquérir l’écrasante majorité des Chambres Cependant, sur la genèse de la mobilité de ces lettrés soussis, les don-
de Commerce et d’Industrie du Maroc (…) »208 nées restent encore une fois allusives :
« Dès les premières années de l’indépendance, les commerçants chleuhs de « Pour pallier à l’insufisance de l’infrastructure scolaire [dans les villes où les
Casablanca se détachent du parti de l’Istiqlal derrière lequel ils ressentent trop sou- émigrants s’installent] les Soussis vont recourir aux (...) petites écoles coraniques.
vent la présence de leurs concurrents fassis. »209
210- Le Rif oriental, ces dernières années, connaît de ce point de vue une évolution rapide
204- Op. cit. : 345. Souligné par moi, V.-Z. : je reviendrai plus loin sur cette donnée. puisque la petite ville portuaire de Nador, toute proche de l’enclave espagnole de Mélilla,
205- Benhlal, 1980 : 346, 356. est devenue la seconde place inancière du pays, derrière Casablanca. Mais les ressorts
206- Boukous, 1977 : 87. sont d’une autre nature : elle est alimentée par la forte, et relativement récente, émigration
207- Benhlal, 1980 : 346, 356. des Rifains vers l’Europe et par les circuits du blanchiment de l’argent sale de la drogue.
208- Idem : 362. 211- Benhlal, 1980 : 361.
209- Leveau, 1972, cité par Benhlal, op. cit. : 362. 212- Montagne, 1951, cité par Benhlal.
140 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Dynamisme et mobilité dans les marges : montagnes et oasis – 141
Cette importante demande sera le point de départ d’une autre forme d’émigration : montagne, son haut niveau d’instruction générale et cette vocation à migrer
celle des tolbas ou maîtres d’écoles coraniques. »213 qui lui est reconnue.
N’y aurait-il pas une tradition ancienne d’expatriation des ṭolba après Quand Benhlal reprend ses distinctions à propos des métiers exercés
leur passage par l’université Yūṣūiyya de Marrakech ? Plus fondamentale- par les premiers migrants vers Fès, au siècle dernier, il livre une informa-
ment, n’y a-t-il rien dans le passé de la province qui nous aide à comprendre tion importante :
sinon le caractère intensif des activités agricoles, artisanales, commerçantes « Autrefois les Soussis étaient surtout connus comme beqqala dans les cités tra-
des Soussis (dont l’explication ressorti sans doute du paradigme « mon- ditionnelles où ils vendaient des savons et corps gras. Les fuwwala ou marchands de
tagne » discuté plus largement ici), en tout cas le haut degré d’instruction graines cuites provenant de la région du Noun, aux ambitions beaucoup plus modestes,
d’une large tranche de sa population ? franchissent dificilement le cap de l’épicerie (...) L’inertie des fuwwala n’a d’égale
Le Sous, en fait, a toujours été étroitement mêlé au destin des dynasties que la stagnation des iguerraben (porteurs d’eau) et izerzaïn (portefaix). Originaires
du Maroc. Sauf avec l’idrisside, la seule à avoir eu une forte identité « nor- de la vallée présaharienne du Gouir, les iguerraben et izerzaïn se sont ixés à Fès
diste » – ce qui joua précisément en faveur de la précoce arabisation du Rif depuis plusieurs générations. D’après une légende, l’origine de ces deux corpora-
occidental mais aussi de l’enracinement des premiers courants mystiques tions remonte à la fondation de la cité de Mouley Idris. Contrairement aux Swassas,
du pays dans cette contrée. Ensuite, du XIe au XVIIe siècle, les dynasties leur condition sociale n’a enregistré aucun progrès. »214
sont méridionales, ancrées dans les conins sahariens ou présahariens pour Ainsi, seuls les migrants de la province du Sous proprement dit et, en
trois d’entre elles (Almoravides, Saâdiens, Alaouites), ou dans le Haut Atlas réalité, essentiellement ceux de l’Anti Atlas, déployaient les qualités qui ont
pour celle qui s’intercale entre les deux premières (Almohades) ; une seule fait ces marchands entreprenants du Maroc : excentriques au Sous, la région
exception, les Mérinides, originaires des steppes orientales et ayant assis de l’Oued Noun, marquant la limite entre les derniers contreforts de l’Anti
leur pouvoir directement sur et par Fès. Atlas et les plateaux sahariens, la vallée du Gouir proche du Dra, envoient
La province du Sous fut un des premiers objectifs des Almoravides lors des migrants moins persévérants, moins ambitieux. Cela explique-t-il ceci ?
de leur poussée vers le nord et devint par la suite le centre de la résistance Il nous faut, à ce point, élargir la comparaison215.
aux Almohades, avant de devenir pour ceux-ci une des plus importantes pro-
vinces de l’empire. Dans la dernière période de la dynastie mérinide (XVe
4. La problématique « dynamisme-mobilité » à l’échelle du Maghreb
siècle), l’Anti Atlas engendre la plus grande igure de l’époque, al-Jazūlī, Elargissons, en effet, à l’ensemble des régions du Maroc et, en un deu-
réformateur mystique qui ixa l’héritage d’al-Chāḏilī dont procède l’essen- xième temps, du Maghreb, l’examen du dynamisme de la société et de son
tiel des ordres mystiques marocains. Mais c’est surtout avec les Saâdiens lien éventuel avec la mobilité. Il faut vériier s’il n’y a pas d’autres régions
que son sort se noua : au début du XVIe siècle, les Portugais exerçaient qui aient présenté ce double caractère. S’agit-il toujours de montagnes ?
là, précisément dans la baie d’Agadir, une de leurs plus fortes pressions, Et, quand ce sont des montagnes, y retrouve-t-on ces traits qu’on vient de
provoquant en retour un jihād local dont prit la tête une zāwiya proche de repérer dans le Sous et chez les Jbala ? Autrement dit, la montagne est-elle
Taroudant où venait de s’installer une famille chériienne de la vallée saha- partout semblable ? Avec cette question adjacente : la montagne a-t-elle,
rienne du Dra. C’est là le berceau de la dynastie saâdienne. 214- Benhlal, op. cit. : 350-351. En italique, passages soulignés par moi.
Nous avons maintenant assez d’éléments pour commencer à nous poser 215- Et déjà, par exemple, joindre au dossier ce que M. Tamim dit des deux cols qui tra-
versent la vallée de l’Ouneine, dans le Haut Atlas occidental : ils offrent un itinéraire « de
quelques bonnes questions à propos du rapport entre cette province, sa rechange » entre Marrakech et le Sous sans que cela ait apparemment constitué un fac-
teur favorisant le niveau des études ou une émigration ancienne et spécialisée. Est-ce dû
213- Benhlal, op. cit. : 361. précisément à ce caractère subsidiaire ? Tamim in Albera et Corti (dir.), 2000.
142 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Dynamisme et mobilité dans les marges : montagnes et oasis – 143
du point de vue de la mobilité comme gage pertinent d’un dynamisme sin- — la langue ? Oui, ce sont des berbérophones (proposition qui ne s’inverse
gulier, une situation de monopole ? Frottons-la à un autre milieu, celui des pas : tous les berbérophones ne présentent pas ces mêmes caractères).
marges sahariennes. — la localisation sur un itinéraire caravanier transnational ? Oui, c’est
Le Maroc ne connaît pas, comme point de départ d’une émigration « tra- encore vrai.
ditionnelle », ces seules deux régions, ces seuls deux massifs montagneux, J’y reviendrai. Mais arrêtons-nous d’abord aux différentes facettes du
le Rif oriental et le Sous. Dans les « conins », comme on disait alors, des versant « moral », puisque c’est celui qui a d’abord été le plus souvent pré-
oasis sahariennes ont toujours eu, en tout cas à partir du XIXe siècle quand senté comme une explication sufisante. Il y aurait donc une quelconque
les premières données chiffrées commençaient à paraître, des départs orga- prédisposition « psychologique » ? C’est bien ce à quoi se rallient, sans plus
nisés vers les villes (parfois même les campagnes) du Maroc et, au-delà, approfondir, beaucoup parmi les premiers auteurs :
du reste du Maghreb. Examinons le facteur « montagne » et rapprochons-le
« C’est [le Soussi] un travailleur, tenace et économe, qui possède à un degré
d’un autre fait, la place notable que les auteurs216 s’accordent à reconnaître à
extraordinaire une faculté d’adaptation. Rien ne l’étonne. Il sait se contenter de peu,
trois communautés sahariennes ou présahariennes d’Afrique du Nord dans
l’émigration vers les villes maghrébines du Nord : les Mozabites d’Algérie,
mais si par hasard la fortune lui sourit, il entrera de plain-pied et sans intimidation
dans la vie aisée ou luxueuse. On l’a appelé le juif berbère. Certes il a plus de dispo-
les Djerbiens de Tunisie, gens d’oasis, et les Soussis du Maroc, population
sitions pour le commerce que pour le métier des armes (...) »218
de montagne mais en même temps présaharienne217.
Ce genre de portrait n’est plus de mise dans la littérature scientiique.
Parmi les facteurs qui accompagnent cette mobilité, lesquels comptent
Cependant, la frugalité, la ténacité sont trop souvent citées pour n’être que
vraiment ? Reprenons-les :
l’effet de simpliications d’auteurs :
— pas tout à fait le milieu naturel de départ puisque les premiers habitent
« Le petit détaillant mène une existence d’ascète et ne consomme pas (...) Il est
une oasis, les seconds une île de type oasien, les troisièmes un relief
disponible à tout moment de la nuit (...). Dans le commerce, il sait limiter ses ambi-
présaharien.
tions et ses moyens pécuniaires, prendre modestement place parmi les autres bouti-
— pas l’ancienneté du mouvement puisque les Mozabites sont signalés à quiers et poursuivre sans relâche l’amélioration de sa situation et l’extension de ses
Alger au moins dès le XVIIIe, tandis que les premières tentatives des affaires (...) »219
Soussis dateraient seulement du milieu du XIXe.
Pascon évoque encore « la sévérité des mœurs » des Soussis (1986 :
— la foi ? Certes, les deux premières communautés appartiennent à la 149). Des Djerbiens, Yver note :
minorité ibadite, mais pas les Soussis qui sont sunnites.
« An industrious people, cool and clear calculators, the Djerbians make excel-
— le haut niveau d’instruction ? C’est vrai des Mozabites et des Soussis, lent businessmen. »220
davantage, semble-t-il, que des Djerbiens.
Mais ajoute :
— la nature des activités ? Oui, puisqu’il s’agit sans doute à chaque fois
« Although the Djerbians do not seem ever to have troubled much about intellec-
essentiellement d’artisanat, de commerce ou d’activités de service...
tual culture, they have produced several scholars of some repute. »
216- Notamment Benhlal, 1980, et Holsinger, 1980..
217- Pour rester dans les limites du sujet, je n’ai pas développé la comparaison. De même
qu’à propos de l’Algérie, je n’ai pas traité ici des deux massifs montagneux qui auraient
pu porter utilement à comparaison, les Kabylies, telliennes, et l’Aurès, présaharien. Cette 218- Laforcade, 1948.
comparaison, pour ce qui est de la Kabylie, sera faite au chapitre VI, « La communauté 219- Benhlal, op. cit.: 351.
villageoise… ». 220- Yver, « Djerba », Encyclopédie de l’Islam.
144 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Dynamisme et mobilité dans les marges : montagnes et oasis – 145
La formule demande peut-être à être éclaircie : doit-on retenir davan- rapprochée du protestantisme chrétien) et qu’elles étaient en tout cas pré-
tage la première partie (ils ne semblent pas avoir été très portés sur la culture cieuses pour le commerce, l’auteur nuance toute démarche unilatérale et en
intellectuelle) que la seconde (ils ont produit plusieurs lettrés assez répu- appelle à une relance des comparaisons :
tés) ? Ou bien les Djerbiens sortent-ils effectivement du lot commun des « (...) entre divers groupe ibadites qui existaient et existent dans le monde, entre
populations rurales avec ces « lettrés assez réputés » ? les groupes sédentaires sahariens qui partageaient les mêmes conditions générales
Retour de la foi ? Des Mozabites, Holsinger dit : du milieu naturel que le Mzab, entre d’autres groupes émigrants dominants dans le
« La combinaison de la piété religieuse et du détachement des choses de ce monde, Maghreb. »223
d’un côté, et l’esprit intrépide pour le négoce et l’aventure, de l’autre (...) » (371). Cette comparaison c’est, pour une part, ce à quoi je m’emploie.
« Si nous mettons ensemble les attributs qui étaient utilisés pour décrire le com- Conclusion
merçant mozabite typique, il n’est pas dificile d’imaginer comment il gagnait une
Hormis les Rifains, toutes les « marges » que nous avons abordées
réputation de commerçant par excellence : sobre, sérieux, travailleur, honnête, orga-
comme productives de courants migratoires traditionnels, qu’elles soient
nisé, prudent, prévoyant, débrouillard, souvent lettré (...) »221
de montagne ou d’oasis, sont, à travers marchands et lettrés, des milieux
Le même pousse sa rélexion plus avant, notamment en faisant appel à frottés aux activités citadines.
la comparaison : Les Soussis ont, depuis relativement peu semble-t-il, une forte émigration
« On voit facilement comment un sédentaire en général aurait plus de chance à dominante commerçante. Remarque : les lettrés sont en nombre parmi eux.
de réussir dans le commerce qu’un ancien nomade. En général le sédentaire est
Aux marges du Sahara, mais hors contexte montagnard, d’autres popu-
plus habitué à une vie organisée, est plus prévoyant et s’habitue au travail intensif
lations présentent des qualités similaires : les Mozabites algériens et les
et continu. Mais ceci explique peu dans le cas des Mozabites car il y avait d’autres
Djerbiens tunisiens. Les Mozabites depuis plus longtemps que les Soussis,
groupes sédentaires des oasis sahariennes qui cherchaient des moyens de vie dans
semble-t-il. En revanche, comme les Soussis, les Mozabites sont réputés pour
les villes du Nord. Mais lorsque l’on compare les différentes oasis du Sahara, il est
la place de l’écrit dans leur société. Remarque : aux conins méridionaux
évident que les Ibadites du Mzab avaient développé une civilisation urbaine d’une
du Maghreb, d’autres groupes de sédentaires que les Soussis, Mozabites et
complexité extrême, orientée surtout autour de la distribution d’eau. Malgré les
Djerbiens émigraient vers les villes du Nord mais, et pour berbérophones
différences et querelles intestines, les habitants du Mzab s’habituèrent à travailler
qu’ils soient, ils n’avaient pas connu le même succès.
ensemble en face des menaces communes. Toute la population était obligée de parti-
À l’autre extrémité, côté Méditerranée occidentale, les chaînes littorales
ciper aux travaux publics tels que réparation de barrages, construction de mosquée,
présentent des zones où le savoir lettré, important, n’a pas accompagné une
réparation d’enceintes (...).
émigration conséquente et de longue durée : les Jbala, arabophones. Elles
« Un autre facteur (...) était leur instruction. Même une instruction rudimentaire présentent, en revanche, d’autres zones qui sont, elles, caractérisées par
offrait des avantages pour le commerce. L’instruction primaire était très répandue l’absence de noyaux lettrés importants et par une forte, et probablement
parmi les Mozabites (...). Savoir lire et écrire permettait une plus grande complexité assez récente, émigration de type « prolétaire » : les Rifains, berbérophones.
dans les affaires (...) » 222 Et d’autres zones enin, qui n’ont quasiment pas été abordées ici, où l’on
Après avoir noté que les mêmes vertus pouvaient être le résultat des trouve et vieux savoirs lettrés et émigration : la Kabylie notamment, ber-
contraintes aussi bien d’un milieu sévère que de la foi ibadite (souvent bérophone de surcroît224.
221- Holsinger, op. cit.: 381. Souligné par moi, comme dans les références suivantes. 223- Op. cit.: 384.
222- Op. cit.: 382. 224- Elle sera traitée au chapitre VI, « La communauté villageoise… ».
146 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Dynamisme et mobilité dans les marges : montagnes et oasis – 147
On pourrait ainsi – et en schématisant à l’extrême le tableau des sociétés qui s’exercent comme autant de déterminismes en puissance dont l’effet est
qui se partagent le monde rural au Maghreb – extraire deux cas de igure, rendu aléatoire par l’enchaînement imprévisible des événements ? Quelle
intéressants sinon en tous points représentatifs de l’ensemble de leur coni- est la voie choisie en in de compte par « l’Histoire » (simple igure de style
guration d’origine : et non Deus ex machina) ?
1- un type propre à certaines montagnes telliennes (i.e. méditerranéennes) : Ainsi de ce Rif et de ce Sous, saisis par l’Histoire :
— humides et verdoyantes, accidentées 1. quand, avec Idrīs Ier, elle pénétrait par la porte du détroit pour se couler
— d’altitude et de climat modérés jusqu’au cœur de la défunte province romaine, riche de la nouvelle foi
— de peuplement dense avec intensité du travail agricole et artisanal et d’une nouvelle légitimité ;
— proches d’une voie maritime et d’anciennes cités 2. quand, deux siècles plus tard, elle remontait cette fois du désert,
— et plus « savantes », apparemment225, que mobiles ; consacrant et la longue tradition bédouine et l’héritage millénaire des
2- un type propre à certaines vallées sèches ou oasis : paysanneries présahariennes.
— éléments d’organisation et de culture citadines Nulle contrainte, ici, nul déterminisme. Des « accidents » de l’Histoire,
— expérience de la coopération économique qui ne le sont que parce qu’on peine à démêler et à remonter tous les ils
— densité du peuplement et intensité du travail agricole et artisanal de la trame et qu’on se prive ainsi d’intégrer ces bifurcations et embran-
— axe caravanier chements qui parviennent à bousculer le cours du temps long historique...226
— lettrés et mobilité. On voit bien que, s’il m’a fallu intégrer la variable oasienne dans ce
Quels sont les éléments qui apparaissent constants ? Je retiendrai : den- questionnement, appliquer celui-ci au seul cas de igure montagnard reste
sité démographique, intensité du travail, présence d’une voie internationale mon vrai souci. C’est un choix, puisqu’en déinitive le destin de l’Afrique
et de lettrés. Jouent-ils en complémentarité ou y a-t-il un effet d’entraîne- du Nord arabo-berbère s’est autant de fois joué sur son domaine « méditer-
ment et, partant, une hiérarchie des facteurs ? La capacité de telles coni- ranéen » (entendu au sens large, jusqu’au pied septentrional des Atlas saha-
gurations naturelles à « nourrir » une population innovante et dynamique, riens) que sur son domaine proprement saharien. Si je privilégie le premier,
donc, bientôt nombreuse (ou : nombreuse, donc, bientôt innovante et dyna- c’est affaire de convenances personnelles mais, du même coup, le fait mon-
mique), pèse-t-elle sur le tracé des itinéraires marchands, sur la formation, tagnard peut légitimement se voir attribuer le premier rôle. Aussi bien, quand
ou l’essor, d’un port, d’une ville ? Le rayonnement d’un savoir scripturaire y apparaissent ces deux caractères : « dynamisme-savoir scripturaire », je
naît-il de cette contamination marchande, de cette familiarité avec les grands suis en droit d’y voir le trait spéciique et riche d’implications d’une société
centres religieux/savants que rapprochent les itinéraires caravaniers ? Et que bien précise. J’ai proposé d’en parler en termes de « montagne savante ».
dire du facteur isolement/refuge, facteur qui continue de déinir les mon- Qu’on me permette de le rappeler : ma démarche, à partir du cas rifain,
tagnes et les oasis contradictoirement à leur éventuelle fonction de relais a été de m’interroger sur l’existence d’une spéciicité de la montagne en
commercial ? Par exemple, pour ces mystiques, ces savants qui aspirent à Afrique du Nord. En retenant essentiellement deux facteurs : le dynamisme
mettre de la distance entre eux et le pouvoir séculier, entre eux et les insti- et un bon niveau d’instruction (à base religieuse). Sans, donc, me préoccu-
tutions religieuses, favorisant des sédimentations locales de savoirs. Quel per vraiment de mobilité, présente ailleurs mais pas dans la montagne de
poids accorder, enin, à la dimension historique dans le champ des pos- référence, le Rif occidental.
sibles qu’ouvre toute période, compte tenu des contraintes de toutes sortes
225- Voir note Holsinger, op. cit. : 384. 226- Ces rélexions sont nourries du débat autour de l’ouvrage de Bensaïd, 1995.
148 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Dynamisme et mobilité dans les marges : montagnes et oasis – 149
Dans les quatre pays de la façade méditerranéenne, on retrouve le cas du Bédouin, s’il en est, c’est la fusion ou la combinaison de cette maîtrise
de igure associant dynamisme et instruction : au Maroc (Rif occidental- des grands espaces avec le message du Livre, l’un portant l’autre, comme la
Sous i.e. Anti Atlas), en Algérie (Kabylies-Aurès), en Tunisie mais peu lance brandit l’écrit et comme l’écrit anime le bras. En effet, tout Bédouin
(Jbel Oueslat)227, et en Libye (Jabal Nafūsa). Avec la réserve que j’ai dite : n’est pas potentiellement un conquérant, il y faut au moins une relation
certaines oasis, aussi, présentent la même disposition. D’ailleurs, à leur forte au monde citadin. Ce que, à propos des Mongols, Owen Lattimore
propos, il me vient une image. Forcée, mais je la livre : ne sont-elles pas, rappelait : « A true nomad is a poor nomad ». Mais associé à la cité, et si
ces oasis, comme la igure inversée de la montagne ? Chez elles, l’eau vient les conditions sont propices, il peut instaurer un nouvel ordre. Le désert et
d’en bas et non d’en haut, elles sont dépression quand l’autre est élévation la steppe : une fabrique de dynasties ?
et la dificulté d’accès aux centres de peuplement est ici extérieure, dans Il reste qu’en Afrique du Nord, la montagne, dans un grand nombre de
le désert qui les cernent, et non intérieure dans les dénivellations. Mais : cas, apparaît bien comme un milieu privilégié, le lieu d’un dynamisme indé-
même intensité du travail, même densité du peuplement, et – dans certains niable, parfois accompagné (parfois pas) d’une émigration propre ; un lieu
cas – même présence forte de l’écrit228. renommé, enin, pour ses savoirs agronomiques et scripturaires. Ce rapport
En somme, le monde maghrébin (mais c’est sans doute vrai plus lar- montagnards-lettrés n’est-il pas susceptible d’être repéré ailleurs ?
gement de l’ensemble Maghreb et Moyen-Orient) présente trois domaines Cela sera tenté en conclusion du présent ouvrage.
où coexistent ces trois facteurs, intensité-densité-instruction : ce sont la
montagne, l’oasis et la ville. Avec la steppe, on a là les quatre igures de la
société arabo-musulmane229. « Mais que faites-vous de la quatrième igure,
précisément, du Bédouin ? », peut-on me rétorquer. Son dynamisme est
ailleurs. Il est tourné vers la conquête des États. Chez le Bédouin : quasi-
absence du facteur travail et du capital technique (dans leur seule acception
de transformation de la matière). En revanche : traitement intense du fac-
teur espace et du facteur communication, lui permettant de jouer indifférem-
ment de la négociation et de la guerre et d’opérer avec les troupeaux comme
d’autres, au Stock Exchange, avec leurs actions. Que l’on prenne garde
d’omettre la présence occasionnelle de tribus lettrées, avec leurs « tentes-
médersas » : le désert, à son tour, n’est pas vide de savants. Le paradigme
227- En Tunisie, en effet, on ne peut citer, semble-t-il, que le Jbel Oueslat, près de la
vieille cité de Kairouan. La raison de cette apparente pauvreté intellectuelle de la dorsale
tunisienne serait à mettre sur le compte de la capitale, Tunis, qui, reprenant le rôle de la
Carthage antique, apparaît surdimensionnée à l’échelle du pays et aurait littéralement
aspiré les élites traditionnelles du monde rural environnant. Communication personnelle
d’Abdelhamid Hénia, historien. Voir infra chapitre XII, « Montagnes savantes… ».
228- Répétons-le : pas toutes les montagnes, pas toutes les oasis.
229- À rapprocher de la rélexion de Mohamed Naciri : « (…) la dimension montagnarde
du Maroc [est à considérer] au même titre que ses trois autres dimensions : méditerra-
néenne, saharienne et atlantique. Chacune de ces dimensions a eu son époque de préémi-
nence géopolitique dans l’histoire du pays », Naciri, 1997 : 51.
VI
La communauté villageoise, l’urbain
et le changement. Rif et Kabylie230
P
enser « village » c’est penser indissociablement deux choses : l’anti-
urbanité et l’immuabilité. Du moins est-ce la vision la mieux partagée.
Image à deux facettes qui colle tellement à la peau de la communauté
villageoise que l’on ne peut espérer s’en défaire sans un examen « au fond »
de leurs rapports mutuels. La ville, dans la mesure où elle est conçue en rup-
ture avec l’isolement, la lenteur et l’arriération attribués à la campagne, en
fait son négatif. La ville, lieu de l’accélération des processus cumulatifs ?
Oui et non à la fois : j’y viendrai.
La question de l’évolution, notamment des conditions d’apparition de
l’innovation et du rythme des changements, ne se pose pas pour aujourd’hui
seulement. Il faut se la poser dès l’origine, quand une bifurcation du genre
humain mène – en une première évaluation – à la concentration urbaine et
l’éparpillement villageois, de façon concomitante. C’est toute la construc-
tion d’un schéma à deux pôles qui est à revoir si l’on veut bien positionner
la question du changement dans les sociétés humaines et celle des formes
culturelles liées au mode d’occupation du territoire. Le thème du changement
ne relèvera cependant pas d’un traitement propre puisqu’il est consubstan-
tiel à celui du rapport ruralité-urbanité. Un commun développement illus-
trera donc la validité de la proposition.
Je vais accentuer le déi en interrogeant la montagne, censée être
encore plus empêtrée dans ses lourdeurs que la campagne stricto sensu.
Ici s’accumulent les contraintes et s’aggravent les handicaps. Selon le
sens commun, en tout cas. En effet, ce travail est d’abord le fruit d’une
230- « La communauté villageoise entre l’urbanité et le changement », Bulletin Économique
et Social du Maroc, Rapport du Social 2004, Communautés de base et changements
sociaux, Rabat, Okad, 2005, 12-22.
152 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La communauté villageoise, l’urbain et le changement – 153
fréquentation des Jbala, société paysanne du Rif marocain : c’est là que les uns des autres –, relevant de deux formations posées comme distinctes
s’est approfondie ma rélexion sur une circularité entrevue de la ville et de en leur essence ? Cela m’amène à un troisième type de questions, corol-
la campagne, de la ville et du village. Quand Kamel Chachoua m’exposa laire des précédentes : les identiier comme entités distinctes, c’est décider
ses propres vues sur la Kabylie du Tell algérien, que je ne connaissais pas, d’abord de la ligne où viendrait se placer la coupure, le seuil (les seuils ?).
il devint évident que ces deux sociétés, au-delà des apparences, afichaient C’est ensuite situer le lieu de naissance de cet élément présent dans l’un et
une parenté dont on pouvait nourrir une approche partagée du binôme l’autre contexte. Cette entreprise a-t-elle un sens ?
ville-campagne. Aussi m’a-t-il paru utile de réserver un développement
1. Les Jbala
à la mise en parallèle des données tirées de ces deux cas de igure où la
« campagne » ne constitue pas nécessairement le revers de la ville. Appuyer 1.1. La région
une démonstration sur deux cas plutôt qu’un ne lui donnera-t-elle pas plus Le Maroc du Nord est rassemblé autour d’une chaîne montagneuse, le
de force ? Cependant, l’apport kabyle ne se fondera pas sur des données Rif, à l’allure modérée sinon en son môle central où sont les plus hautes
de terrain mais exclusivement sur des références d’auteurs fournies par crêtes. Ce môle central, barrière aux pluies atlantiques, fait que seule sa
Chachoua. Elles seront minimales, choisies pour leur correspondance avec moitié occidentale est bien arrosée. Qu’en est-il des populations ? Elles
les données réunies à propos du Rif occidental, dans l’ordre même des sont composites, du point de vue de la culture et de la langue. Elles sont en
rubriques où celles-ci auront été classées. effet partagées par une frontière linguistique qui, grosso modo, traverse,
Les signes de la ruralité dans la ville sont habituellement bien iden- elle aussi, le môle central. À l’ouest, les Jbala, arabophones d’une variante
tiiés : dans les produits (la campagne nourrit la ville et elle lui fournit la dialectale dite « arabe montagnard ». À l’est, les Rifains proprement dits,
matière première de pratiquement toutes ses productions), dans la force de amazighophones. Entre les deux, des petites poches, Ghmara et Senhaja,
travail et ses quartiers, dans des lieux (marchés, fonduq-s, portes), mais aussi qui se différencient par le caractère plus ou moins prononcé de l’inluence
dans certaines manières de penser et d’agir qui perdurent… L’inverse l’est de la langue berbère dans des parlers déjà assez arabisés.
moins. Cela déjà fait question : pourquoi n’évoquerait-on que très excep- Il y a donc un Rif oriental montagneux et amazighophone, connu comme
tionnellement la présence de traits citadins dans le village – ou dans le cam- « Rif » (et ses habitants comme : Riafa, Rwafa ou Riiyyin). Et un Rif occi-
pement bédouin ? Mais la vraie question n’est-elle pas plutôt la suivante : dental à l’individualité tout aussi marquée : physiquement parce que très
pour identiier d’éventuels éléments de citadinité dans le monde rural, ne arrosé, humainement parce qu’arabophone depuis des siècles. Depuis deux,
faudrait-il pas, au préalable, être en mesure de les identiier comme tels, peut-être trois siècles, le plus gros des populations du Rif occidental est
c’est-à-dire de reconnaître ou d’établir leur caractère spéciiquement cita- connu sous le nom de « Jbala » (« gens de la montagne »), quand les textes
din et, par conséquent, la réalité de leur mouvement depuis la ville jusqu’à classiques antérieurs les nommaient Ghumāra.
la campagne ? En somme, pour entreprendre l’élaboration d’un inventaire Il ne me revient pas de décider que le passé amazighe de ces Jbala en
des signes de l’urbanité dans la campagne, ne faudrait-il pas avoir tranché fait des Berbères qui s’ignorent. Leur identité c’est d’abord leur affaire.
au préalable la question subsidiaire suivante : la présence dans la campagne Je veux dire affaire de représentations et non d’analyse statistique. Que le
d’un élément déjà repéré en ville ne résulte-t-elle que d’un emprunt de la substrat berbère soit émergeant en plusieurs points de leur culture est indé-
première à la seconde ? niable, mais – sans doute à un degré moindre – c’est aussi le cas en d’autres
De là, un second groupe de questions : est-il si facile, en réalité, d’identi- régions arabophones du pays. S’il y a une originalité du Maghreb, c’est bien
ier une culture villageoise et une autre, citadine ? C’est-à-dire de classer en celle-là : les « Arabes » y sont en partie berbérisés et les « Berbères » en
deux colonnes la liste des attributs – qui deviendraient, de ce fait, exclusifs partie arabisés. Cela ne pouvait que m’encourager à examiner ensemble des
154 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La communauté villageoise, l’urbain et le changement – 155
matériaux que l’apparence, et d’abord la langue, pouvaient classer comme Tableau 2. Comparaison entre deux terminologies de l’habitat
distincts « de nature ».
Les Jbala du Rif occidental sont donc une paysannerie très ancrée au
au village En ville
dchar village (dans tout le Rif) dechra : habitat rural groupé, en dur1
terroir, dans un territoire bien arrosé situé à proximité d’un carrefour de azaniq chemin, souvent pavé zenqa : rue
routes maritimes et terrestres (le détroit de Gibraltar), ceinturé de cités depuis espace central du village, avec mosquée, mraḥ : petit patio (cf. Prémare), lieu cen-
(a)mraḥ
l’Antiquité ; avec une densité de population très élevée ; une organisation cimetière, espace de jeu (chevaux) tral, aire de repos où on est à l’aise, au large
originale de l’habitat ; des activités artisanales importantes et diversiiées ; sqaf
toit de chaume, chaume destiné à la
plafond
enin une présence, peu commune en milieu rural, de noyaux lettrés. Il y a
couverture
ḥawma quartier quartier
là autant d’indices qu’il faut pouvoir interpréter. bit pièce d’habitation au rez-de-chaussée pièce d’habitation
1.2. L’habitat ghorfa pièce d’habitation à l’étage
pièce en hauteur, parfois sur la terrasse,
avec vue sur l’extérieur
La maison des Jbala-Ghmara est la seule du Maroc à avoir une toiture à
couloir qui court le long des quatre murs
double pente, recouverte originellement de chaume. La technique est iden- courte galerie couverte en retrait par rapport de la cour et sur lequel ouvrent les pièces ;
tique à celle qu’on trouve dans l’Andalousie méditerranéenne occidentale, nbaḥ à la façade, petite véranda, loggia (étage et il est abrité par le toit débordant ou, si le
rez-de-chaussée) bâtiment est à étage, par le couloir qui des-
mais encore en d’autres reliefs d’Afrique du Nord, dits telliens, notamment sert les pièces du haut
dans le Dahra et en Kabylie (Algérie) ainsi qu’en Khroumirie (Tunisie). portail aménagé en petite construction fer-
sṭwan mée par deux portes (l’une sur rue, l’une vestibule (coudé)
On n’y voit pas de couverture de tuiles creuses (ou rondes), fabriquées sur sur cour) ; les hommes peuvent s’y réunir
place, comme on en trouve en Kabylie ou à Testour (Tunisie). Mais cette
couverture n’est pas inconnue pour autant. C’est même la seule région du
1.3. De la cité
Maroc où l’architecture domestique citadine ait utilisé la tuile creuse, celle-
ci étant partout ailleurs réservée aux édiices princiers ou religieux. Le L’allure bocagère des villages des Jbala, où les demeures ne sont pas
dernier témoin est aujourd’hui Chefchaouen mais, encore à la in du XIXe mitoyennes, les éloignent certes des qṣur présahariens, civilisation citadine
siècle, des demeures de Ksar El-Kebir, Ouazzane, Tétouan avaient des toits d’oasis233 dont la muraille et la porte monumentale soulignent plus explicite-
de tuiles231. Charles de Foucauld observe ces mêmes toits de tuiles chez ment encore l’allure citadine quand sont réappropriés les éléments de décor
les Akhmas, dans la campagne immédiatement au sud de Chefchaouen232 : makhzénien. Les franges du désert : domaine de cités (avec une triple acti-
quelques maisons en portent encore aujourd’hui, mais aussi chez les Bni vité : arboricole et maraîchère, artisanale, marchande) où la ruralité serait le
Hozmar, près de Tétouan. fait de la seule activité pastorale ? Mais cette organisation en chapelets des
villages du Rif occidental, lorsqu’ils se succèdent autour des massifs le long
De nombreux traits de l’espace domestique et de l’espace villageois des
de la ligne de résurgence des sources, n’évoque-t-elle pas d’autres coni-
Jbala renvoient à un autre contexte, le milieu citadin. Il en est déjà ainsi des
gurations citadines ? Ainsi de ces capitales médiévales, Tahert, Sijilmassa,
afinités de terminologie : à chaque fois un même terme, avec une même
Taroudant, Meknès et d’autres, faites d’une « juxtaposition de localités tri-
disposition et une même fonction. La boucle est bouclée : le vocabulaire
bales éparpillées »234. Ce que résument, sous un sous-titre explicite (« Un
de l’habitat renvoie à l’arabité qui renvoie à la citadinité. Il en est encore
urbanisme saharien »), Patrice Cressier et al.235
ainsi d’autres fonctions (la « salle d’eau » à l’intérieur, la « pièce à feu » à
l’extérieur, la galerie couverte en façade), du soin porté au décor, etc.
233- Selon l’expression de Colin, 1936.
231- Erzini, 1991. 234- Voir notamment Zerouki, 1987 : 20, et Guichard, 1998-a : 41.
232- Foucauld, 1939. 235- Cressier et al., 1992 : 397.
156 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La communauté villageoise, l’urbain et le changement – 157
« Chacun de ces ensembles rend compte non pas d’un habitat concentré, mais de bourgs. L’un d’eux abrite «cent commerçants juifs». Peut-être les ruines non identi-
la juxtaposition en chapelet de noyaux de moyennes dimensions, justiiée non seulement iées du Jbel Seddina sont-elles aussi un témoignage de cette « urbanisation rurale ».237
par les conditions naturelles, mais surtout par l’organisation clanique du peuplement. Ce tableau des Senhaja du XVIe siècle vaut aussi plus à l’ouest et au
Si les éléments fondamentaux de la ville sont bien présents : mosquée, forteresse et nord, chez ceux qu’on appelle maintenant les Jbala. Il faut en retenir deux
lieu de pouvoir (…), marché, artisanat, c’est à un urbanisme éclaté et diffus que l’on points. D’abord, la référence à l’axe transnational qui, par Fès et le port
a à faire, à l’image d’autres centres pré-sahariens comme Sidjilmâsa, et plus encore méditerranéen de Bādis, relie le pays des Noirs à al-Andalus ; c’est à propos
Dra ou le Taroudant primitif. » de cet axe que l’auteur utilise l’expression « urbanisation rurale », contri-
On voit que, dans la déinition de la ville, la centralité et la concentra- bution lexicale importante à la problématique que je cherche à bâtir et sur
tion ne sont pas toujours conçues comme des attributs nécessaires. laquelle je reviendrai. Ensuite, cette communauté juive signalée dans un
Outre la morphologie physique des agglomérations, il importe de voir la de ces villages aux « allures de bourgs » : voilà donc l’hétérogénéité com-
façon dont ces montagnards s’organisent en communautés. Chaque village munautaire bien attestée dans le passé de ces montagnes du Nord, elle n’est
possède une mosquée de khoṭba, mosquée du vendredi, laquelle, autrefois, plus l’apanage des seules zones présahariennes, ni de la ville.
gérait au seul bénéice de cette communauté les biens habous qui lui étaient 1.4. Les savoirs techniques238
affectés. Au début du XXe siècle, Michaux-Bellaire en parle ainsi : La renommée des Jbala, des Ghmara et des Senhaja dans les métiers
« L’idée de communauté musulmane sur laquelle est basé tout leur régime social de transformation des produits de l’agriculture et de l’élevage, est étendue
s’applique uniquement à leur propre tribu et parvient à peine à s’étendre à la réunion et ancienne. Les géographes arabes, les voyageurs étrangers des derniers
de quelques tribus voisines les unes des autres, dans un intérêt commun. »236 siècles évoquaient les nombreux produits qu’ils fabriquaient et vendaient
Les Jbala apparaîtraient de ce point de vue comme une exception dans dans les petits marchés de piémont ou dans les grandes villes : l’huile d’olive,
le monde rural. Pour dispersés qu’ils soient dans leurs vallées, ils se présen- les igues et raisins secs, les gelées de raisin, le fromage blanc ; le savon en
taient comme organisés en véritables « cités », au sens que lui donnerait, pâte à partir de l’huile d’olive et des cendres du lentisque, l’huile d’éclai-
imbu de culture classique grecque, un Masqueray. En revanche, si la diffé- rage tirée de baies de lentisque, le charbon de bois, la chaux ; les sacoches
renciation socio-économique est assez poussée (on trouve dans chaque vil- brodées, les babouches, les souflets de forge, les coffres et portes en cèdre,
lage : petits agro-éleveurs, paysans sans terre, artisans, commerçants, ensei- les poutres de charpente, les poires à poudre cloutées ; le lin et son tissage,
gnants et juristes), il y a aujourd’hui homogénéité « communautaire » : pas les ils de soie ; les coufins, les tamis en doum ; les grillages des fenêtres,
de quartiers noirs ou juifs, comme on en trouve par exemple dans l’Anti les armes blanches, les canons de fusil239, les pièges, les pieds des candé-
Atlas ou dans le Sahara. Cependant la situation dans le passé était-elle la labres et des braseros... Cette importante industrie domestique caractérisait
même ? Grigori Lazarev, s’appuyant sur Léon l’Africain et Marmol, décrit les Jbala et les Senhaja, achevant de leur donner cette allure de population
le Pays senhaja qui borde la vallée de l’Ouergha, aujourd’hui limite méri- laborieuse engagée dans une multitude d’activités économiques et transfor-
dionale du pays Jbala : mant ses montagnes en une des régions les plus densément peuplées du pays.
« Le commerce se fait avec Fès et est d’autant plus actif que le pays Hayaïna est
traversé par la route qui relie Fès à Bâdis (…), qui était alors avec Salé l’un des deux
237- Lazarev, 1966.
grands ports de Fès. Proches de cette route, quelques villages prennent des allures de 238- Déjà présent dans le chapitre VII, « La culture matérielle… », ce paragraphe est
maintenu pour assurer la cohérence de l’ensemble.
239- Voir Ricard, 1926 : 64-65 : « Autrefois ils formaient presque tout l’effectif des
236- Michaux-Bellaire, 1911/1974 : 187-188. armuriers de Fès. »
158 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La communauté villageoise, l’urbain et le changement – 159
La Grande Kabylie ou Kabylie occidentale, massif montagneux à l’est Mais pourquoi ce processus avorté ? C’est une question qui m’importe.
d’Alger, fait partie de cet ensemble de chaînes littorales qui traversent d’est L’exemple du Rif occidental pourrait aider à en comprendre les raisons, qui
en ouest les trois pays de l’Afrique nord-occidentale, parallèlement au rivage ne sont pas nécessairement celles de l’auteure. Une remarque de Lazarev à
méditerranéen. Sur son lanc ouest, Alger ; sur son lanc est, Constantine ; sur propos du Pays senhaja ouvre une perspective :
son littoral, Béjaïa. Notons déjà le relief dificile, les densités de population « (...) le pays Hayaïna est traversé par la route qui relie Fès à Bâdis (...), qui était
très fortes, la prédominance de l’arboriculture. En outre, il existe une série alors avec Salé l’un des deux grands ports de Fès. Proches de cette route, quelques
de traits communs sufisamment étendue pour qu’on se pose légitimement la villages prennent des allures de bourgs. »247
question d’une problématique commune. Résumons-les. L’habitat n’est pas
C’est l’existence de cette voie commerciale, entre une capitale et son
uniforme, contrairement à des clichés tenaces. Les villages agglomérés des
port, qui pourrait bien faire la différence. Est-ce cela qui a manqué à la
crêtes, dont on fait souvent le modèle du village kabyle, se trouvent presque
Grande Kabylie pour enraciner dans le développement de ses montagnes
exclusivement dans le massif central et dans le nord-est de la Kabylie du
une richesse qu’elle tirait du commerce au loin de ses produits plus que du
Djurdjura. Ailleurs les villages sont à mi-pente, souvent à proximité d’une
transit du grand commerce ? En somme, qui se tournait vers l’extérieur plus
source et beaucoup s’éparpillent en nébuleuse. En revanche, le toit, sqef,
qu’elle ne s’ouvrait à l’extérieur… ?
parfois en terrasse, est bien plus souvent en tuiles rondes, et en cela il est
conforme à l’image commune. Que cette grande voie commerciale lui ait fait défaut ne la met cependant
pas, aujourd’hui, en plus mauvaise posture que ne le sont les Jbala, car si
Ce qui frappait le voyageur dans le passé, c’était la dificulté de démar-
une telle voie a, en effet, traversé ceux-ci pendant les siècles d’al-Andalus,
quer la capitale, Alger, des « grands villages » de la montagne, tant dans
elle n’a pas survécu à l’étape inale de la Reconquista et à l’implantation
l’aspect que dans les activités, au point qu’on hésitait à appliquer à ceux-ci
des Présides espagnols sur la côte méditerranéenne, non plus qu’au terme
le terme de village. Voici le témoignage de Hamdane Khodja, contempo-
mis à la domination maritime ottomane au siècle suivant (après Lépante) :
rain de l’occupation française de l’Algérie :
la façade méditerranéenne du Maroc est gelée pour les siècles à venir. On le
« J’ai visité moi-même les montagnes de Filaoucène, Zouaoua (…) où l’on trouve voit, de ce point de vue les Jbala des quatre à cinq derniers siècles ne sont
de grands villages qui ressemblent à nos villes. Tous les bâtiments sont construits pas mieux lotis que les Kabyles : l’urbanisation en cours, faute d’un axe
solidement avec de la pierre et de la chaux ; les toits couverts en tuiles, les mosquées commercial maintenu, s’est limitée à deux essais réussis, Chefchaouen et,
avec des minarets, dans le genre de celles d’Alger. (…). J’apercevais de loin en loin plus tard, Ouazzane.
des villes presque semblables aux environs de Bejaïa (…). »245
Parmi les activités artisanales qui ont fait la réputation de ces montagnes
Camille Lacoste-Dujardin pousse plus loin cette idée en parlant d’urba- d’Algérie, il y a, outre les lainages et la poterie, la métallurgie : par exemple, la
nisation en marche : fabrication de sabres, lorissante au milieu du XIXe siècle chez les Aït Zouaou,
« Cette richesse artisanale et commerciale s’est accompagnée d’une organisation du groupe Ilissen. Lacoste-Dujardin évoque d’autres groupes voisins et d’autres
sociale et politique particulière en Kabylie (…). Chez les uns comme chez les autres de objets, comme les bijoutiers et orfèvres des Aït-Yenni248. Ce qu’illustrait déjà
ces riches artisans se sont en effet constituées des agglomérations, véritables embryons Ernest Carette qui visita la Kabylie vers les années 1840-1842 :
de cité, réunissant plusieurs villages voisins en un seul ensemble considéré comme « Au centre du canton des Zouaoua, (…) habitent trois tribus (…). Ce sont les
tel par les étrangers et les habitants des autres villages du même groupe tribal (…) »246 Beni-Rbah’, les Beni-Ouacif, et les Beni-Yenni... Elles habitent de petites villes bien
bâties dont la population varie de 70 à 3 000 habitants… Elles ont pu conserver et scripturaire courante et corroborée par la thèse en cours de M. A. Hadibi252 qui porte
développer les industries spéciales d’armuriers et d’orfèvres, industries dans les- sur un échantillon de manuscrits écrits durant le XIXème siècle et retrouvés récemment.
quelles elles savent trouver de larges compensations à l’ingratitude de leur sol (…). Or, la masse de publications, de poètes et de poésie qui caractérise la base d’une
Le chef-lieu, Beni Lah’sen, compte à lui seul cinquante à soixante ateliers où l’on ne grande partie de la production des sciences sociales sur la Kabylie est essentielle-
travaille que des armes et des bijoux. Beni-Larba, sur une population de 1 400 à 1 500 ment orale parce que la mémoire a conservé les poèmes et non pas les textes. Mais,
habitants, renferme trente ateliers d’armuriers et d’orfèvres (…). Les At-Yanni, de en effet, comment mémoriser et transmettre oralement des textes ? Un texte écrit au
nos jours encore, sont surtout connus pour leur industrie de la bijouterie émaillée. »249 XIXe siècle et qui pouvait comporter quelques lignes, une page ou plusieurs volumes,
Khodja, le plus ancien de ces témoins, conirme le savoir multiple avait moins de chance de se transmettre et d’être mémorisé qu’un beau poème, un
de ces populations de « Filaoucène, Zouaoua, Ben-Abès, Oued-Bêjïa et dicton ou un proverbe, et ceci pour des raisons historiques et objectives liées à la
Beni-Jennat » : tradition scripturale de l’époque où l’écriture était une passion privée, individuelle
« On y forge même des canons de fusil incrustés avec de l’argent, comme à Alger. et non soutenue par un appareil éditorial ou de conservation.
On y fabrique des platines ; on connaît la méthode d’extraire le fer de la terre ; les C’est donc une nouvelle rélexion et interrogation autour du paradigme de l’ora-
habitants possèdent des mines de plomb, et du salpêtre en grande abondance ; ils lité et de la scripturalité qui semble proposé par la Rissala. (…) » 253
sont très industrieux ; leur industrie consiste principalement dans les fabriques de On voit que l’auteur prend à contre-pied l’essentiel de la littérature scien-
burnous ins et de couvertures de laines ines dont on pourrait faire usage dans les tiique sur la place de l’écrit en Kabylie, produite depuis l’époque coloniale
grandes villes. On y voit des ateliers où l’on frappe la fausse monnaie ; ils ont une jusque longtemps encore après l’Indépendance.
adresse et une capacité extraordinaires pour graver sur le métal et pour imiter toute
espèce de monnaie (…). »250 3. La Kabylie et l’histoire
Mais dans cet ensemble de caractères qui ouvrent une comparaison pos- J’ai toujours pensé que cette question de la montagne avait besoin, pour
sible entre Rif et Kabylie, la scripturalité est bien le plus intéressant. Rien être éclaircie, d’atteindre des enchaînements qui ne pouvaient être saisis que
ne pourra mieux illustrer ce point que les précisions et le commentaire de sur la longue durée. C’est précisément ce qu’a entrepris Nedjma Abdelfettah
Chachoua : Lalmi à propos des Kabylies254. Et d’abord avec ces a priori idéologiques
qui privilégient une vision binaire de la réalité :
« Plus loin, dans un chapitre consacré à la présentation du fondateur de la zâwiya
de Sidi Abderrahmane al-Ilouli (…), on apprend que dans la Kabylie du XIXe siècle, « (Ils) ont utilisé (les) grilles de lecture dominantes au XIXe siècle, qui regar-
« en pleine montagne irrédente », existaient des maîtres connus et reconnus non pas daient les pays de montagne européens ou autres comme des isolats coupés des voies
par leurs pouvoirs magiques, superstitieux ou simplement par leur art proverbial et de la grande histoire » (p. 530)
poétique, mais par leur savoir religieux, scripturaire et spécialisé. Ibnou Zakri251 donne « C’est que le consensus, pour tacite qu’il soit, est néanmoins bien enraciné au
en effet plusieurs noms (…), des noms d’« élèves » (…) connus pour avoir acquis Maghreb, entre monde savant et monde du commun, sur le caractère fort des fron-
auprès d’autres grands maîtres (…) la science religieuse, mais aussi parce qu’ils tières entre citadin et rural, montagne et plaine, et encore plus entre montagne et
étaient des auteurs de traités, de résumés, d’épîtres, etc. On apprend d’ailleurs que ville… » (p. 508)
l’un d’eux, Mohammed Ben Antar, originaire d’At Ali Ouharzoun, un village situé en
Haute Kabylie, avait copié de sa propre main 99 exemplaires du Coran, une pratique
249- Cité par Basagana et Sayad, 1974 : 9-10. 252- Mohand Akli Hadibi, thèse de l’EHESS, sous la direction de F. Colonna.
250- Khodja, op. cit. : 58. 253- Chachoua, 2001 : 39-40.
251- Ibnou Zakri, Rissala, in Chachoua, op. cit. : 341. 254- Abdelfettah Lalmi, 2004.
164 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La communauté villageoise, l’urbain et le changement – 165
Et précisément, elle consacre l’essentiel de son argumentation à mon- Béjaïa (qu’on a surnommée la Petite Mecque) rayonne spirituellement
trer comment cette montagne a, depuis un bon millénaire, développé des loin autour d’elle :
liens forts avec la ville et l’État : « La plupart des saints patrons des cités maghrébines, représentatifs de cette réno-
« (Pour) les «spécialistes» de la Kabylie (…), l’idée-force de ce savoir est que vation qui marie malékisme et souisme, tendance inaugurée par Sidi Boumédiène, y
la Kabylie, demeurée sans liens avec les États et les cités, s’est organisée en univers ont au moins fait un séjour d’étude ou d’enseignement (ceux de Tlemcen, Marrakech,
autonome et fermé depuis des temps immémoriaux. Tout effort d’historicisation semble Tunis, Alger, Miliana, Tripoli…). (…) Avant Sidi Boumédiène, qui y séjourna plus de
alors vain, particulièrement pour les périodes antérieures à la régence ottomane. Cette trente ans, c’est dans cette ville qu’eut lieu la rencontre entre le Mehdi Ibn Tumert et
vision de la Kabylie est confortée par les études sur les villes souvent envisagées en le futur calife almohade Abdelmumène. »
rupture avec leurs arrière-pays, comme des implants d’origine toujours allochtone, « La montagne kabyle elle-même envoie ses ‘ulamas se former et professer, par-
image dans laquelle «l’idéologie citadine», qui se refuse à tout lien avec l’autochto- ticiper à l’encadrement des villes de Béjaïa et de Tunis en particulier (…) Tout cela
nie, la fait reluer vers le monde rural, surtout montagnard… » (p. 530-531) pour dire qu’il est dificile d’imaginer qu’une ville qui « donne le ton » sur un plan
«… [il faut] une révolution dans les regards sur la relation entre les cités et leur intellectuel et religieux pendant plusieurs siècles à l’échelle du Maghreb n’ait pas
arrière-pays dans une histoire de la longue durée. » (p. 508) rayonné à l’échelle de son arrière-pays, immédiat qui lui fournit pourtant une par-
« Il s’agit simplement de constater l’existence d’un lien à l’État sur une longue tie non négligeable de son élite savante (…) En évacuant un moment-clé (et un long
durée… » (p. 515) moment) de l’histoire de la Kabylie, on aboutit à l’occultation d’un aspect fondamen-
tal, à savoir son lien à la ville et même aux villes (Achir, Qal’a, Béjaïa, Alger, Dellys,
Elle cite en particulier Robert Brunschvig :
Jijel, Tunis, Mahdya…) et conforte ainsi, bien entendu sa représentation comme un
« Ne peut-on dire que Bougie a été du XIIe au XVe siècle la véritable grande isolat. » (p. 518)
cité kabyle au point où se raccordent les deux Kabylies et d’où elles se raccordent
le plus aisément avec l’extérieur ? Ce rôle de centre urbain, de grand déversoir
Voilà jetée à bas la construction de sociétés de montagne présentées
kabyle, c’est Alger (…) qui l’a assumé, à partir du XVIe siècle, suite à l’intervention
comme des lieux du bout du monde, ankylosées dans leur arriération :
turque. » (p. 514) « La Kabylie, terre de l’oralité, de la tiédeur religieuse, de l’absence séculaire
de liens avec un État quelconque, des républiques villageoises, du droit coutumier et
Mais c’est précisément dans la sphère du religieux qu’elle trouve de
des célèbres assemblées démocratiques, de l’exhérédation des femmes, cet isolat qui
quoi nourrir son point de vue. Ainsi s’attaque-t-elle à la thèse du « miracle
aurait sauvé sa pureté originelle, cette terre si familière, où se trouve-telle ? » (p. 509).
de la Rahmânya », cette célèbre confrérie, fondée au XVIIIe siècle, qui avait
déclenché, avec le bachaga Al Mokrani, l’insurrection de 1871. C’est en « (…) [Il faut] rompre avec la vertigineuse illusion de l’immutabilité des formes
effet comme miraculeuse que les observateurs coloniaux de la scène algé- et des contenus. » (p. 516)
rienne regardent l’émergence de la Raḥmāniyya, l’érigeant en exception Quittant l’histoire régionale, Abdelfettah Lalmi se penche sur un cas
qui conirmerait un vide scripturaire antérieur : précis, Guenzet : c’est plus qu’un simple village puisqu’on s’y réfère en tant
« Cette vision prolonge l’idée de l’isolat duquel la Kabylie serait sortie par que beldat, forme locale qui déjà « suggère l’urbanisation ». Il appartient
l’action miraculeuse d’un seul homme, à son retour d’Orient. Elle conforte, en tout à la tribu des Ath Ya’la, dans le massif du Guergour. Ce-dernier se situe à
cas, l’idée d’une naissance excessivement tardive à la religion islamique… Encore mi-chemin entre la Qal’a des Béni Hammâd et Béjaïa, les deux capitales
une fois, elle évacue l’histoire pré-ottomane, évacue aussi plusieurs siècles d’histoire successives du royaume médiéval hammadite : ici passe le ṭriq eṣ-ṣolṭan
religieuse de la Kabylie, et de liens avec les cités, notamment avec Qal’a des Beni (p. 520). L’accès à Guenzet n’est pas facile, les hivers sont rudes, certaines
Hammâd, Béjaïa, Mahdya et Tunis à partir du Moyen-Âge. » (p. 517) années l’isolement est presque total. Néanmoins, Carette y trouve :
166 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La communauté villageoise, l’urbain et le changement – 167
« des maisons à étage construites sur le modèle de celles d’Alger. Il y a plusieurs Et propose in ine une formule qui stigmatise la vision passéiste et misé-
mosquées, dont une à minaret. Certains ménages guenzatis ou ya’laouis ont une vais- rabiliste du milieu montagnard :
selle en cuivre, des domestiques, voir exceptionnellement des esclaves. » (p. 519) « Il faut simplement se retenir de ne voir dans ces montagnes qu’un vaste récep-
Un adage court, qui résonne à nos oreilles : tacle et regarder leur lien à l’extérieur dans une logique d’interaction. » (p. 525)
« Au pays des Béni Ya’la, poussent les ‘ulamas, comme pousse l’herbe au
4. Regards croisés
printemps ».
De l’urbain dans le rural, donc ? Orographie (montagnes littorales au
L’opinion savante conirme : relief accidenté sans être excessif), climat (forte pluviométrie), habitat (densité
« Certains auteurs n’hésitent pas à comparer le niveau d’enseignement chez les du peuplement, gros villages « à l’allure urbaine », éléments « urbains » dans
Béni Ya’la à celui de la Zitouna et des Qarawiyine. » (p. 521) l’architecture), savoirs techniques (procédés ou aménagements insolites, arti-
Abdelfettah Lalmi évoque encore : sanat parfois préindustriel), scripturalité (importants noyaux lettrés), autant
de paramètres que partagent Rifains occidentaux et Kabyles occidentaux.
« Leur pratique de l’« acheyed », qui mélange colportage, troc, travail saison-
Parmi eux, nombreux sont les éléments culturels chez les Jbala ou les Kabyles
nier et activités d’enseignement de l’arabe et du Coran. » (p. 520).
qui font écho au monde citadin. Relèvent-ils de la catégorie des emprunts et
« Une communauté d’orfèvres juifs à Taourirtn Ya’qub (Béni Ya’la) jusqu’en faut-il se reporter à l’ancienneté de la « ceinture urbaine » et du transit d’une
1850. » (p. 525) voie commerciale internationale, pour l’une, à la proximité de grandes capi-
« Le témoignage d’Al Warthilânî (in du XVIIIe siècle) nous donne à voir (…) un tales (Constantine et Alger) et d’un port (Béjaïa) pour l’autre, qui sans doute
maillage plutôt serré du réseau des zaouias en Kabylie, à un moment décrit généra- singularisent ces régions ? Faut-il, au contraire, les lire comme une eficacité
lement comme celui où (c’est) la naissance de la Rahmânya (qui) permet la naissance particulière d’un système rural ? Une adaptation exceptionnellement réussie
de cette région à l’universalité islamique. » (p. 521) à des contraintes et à quelques atouts aussi bien naturels qu’historiques ? Si
« [Or] Qui dit réseau de zaouias, dit usages et circulation de l’écrit, points ces traits ressortissent aux conditions propres à un milieu donné, façonné
d’ancrage de cultures lettrées. » (p. 521) par des facteurs précis, le processus serait alors endogène et ne se résumerait
La boucle est bouclée. La Kabylie, tout escarpée et enneigée qu’elle
donc pas, ou pas seulement, aux emprunts. Emprunts ou innovations, nous
avons là le signe que le changement a ébranlé ces deux sociétés de montagne
est, présente bien les symptômes de cette montagne « savante » qui a été
des siècles durant et que l’actuelle « crise généralisée » qui les secoue, phé-
proposée à la discussion. Nedjma Abdelfettah Lalmi, soucieuse de com-
nomène d’ampleur planétaire, n’en est que le couronnement.
paraison, conclut en vériiant la conformité du modèle kabyle à celui des
Jbala où sont liés en un faisceau indissociable ville, pôle mystique, jihād, Je me concentrerai sur deux des thèmes, le savoir technique et l’écrit.
et… scripturalité : Quid de la tuile creuse, attestée depuis des siècles en pleine montagne
rifaine255, et encore à la in du XIXe dans la tribu des Akhmas, au sud de
« De la couronne urbaine datant de l’Antiquité à l’étroite communication avec
Chefchaouen, tuile toujours en usage (et, bien sûr, fabriquée sur place) en
Al Andalus, à l’usage des montagnes kabyles comme refuges par des élites de tout
Grande Kabylie ? Du mur en pisé banché qu’on retrouve aussi bien dans
ordre durant les périodes de crises ou de guerre, à la présence d’un Qutb (le saint Sidi
les murailles impériales que, souvent, dans la construction rurale ? Plus
Boumédiène), à l’existence d’une littérature du djihad face notamment aux Espagnols
et à l’émergence alors de nouveaux chérifs, tout [chez les Jbala] correspond à la situa-
255- Voir Cressier et al., 1998-a : 329, qui signalent des débris de tuiles semi rondes
à Hajrat al-Nasr, ville-forteresse idrisside, donc du Xe siècle, au cœur de la péninsule
tion de la Kabylie pré-ottomane. Tout, y compris la relation économique impliquant
un usage de l’écrit. » (p. 522) Tingitane, sur un de ses hauts sommets.
168 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La communauté villageoise, l’urbain et le changement – 169
généralement : monter un mur en moellons, en briques crues ou en pisé Si textes et fouilles permettent aujourd’hui de suivre la diffusion d’une
banché, couvrir avec la tuile… est-ce que ce sont des techniques spécii- technique et, donc, d’établir le plus souvent sa région d’origine et de dater
quement urbaines qui auraient migré ? Ce qui ferait de la cabane la voca- son apparition, outils, instruments, machines, pièces d’équipements ont une
tion indépassable de l’habitat rural ? L’archéologie a depuis une quinzaine paternité directe insaisissable, au moins jusqu’au XIVe siècle et aux « ingé-
d’années une vision plus claire de la question256 : ces techniques de construc- nieurs de la Renaissance »259. Ceux-ci sont, cette fois, de vrais « savants »,
tion (la tuile exceptée) sont employées assez tôt par les premiers sédentaires écrivant dans la ville et pour la ville, c’est-à-dire pour les gens politique-
(dont il est intéressant de noter qu’ils sont encore des chasseurs-cueilleurs ment et économiquement inluents. Plus loin dans le passé, beaucoup a dû
et non des producteurs), il y a 7 ou 8 000 ans, c’est-à-dire… avant la nais- se jouer entre petits paysans, contremaîtres d’exploitations rurales, maîtres-
sance des systèmes étatiques et de la ville proprement dite. artisans, grands propriétaires soucieux de coûts, et l’ingéniosité devait être
Cette indécision persiste au vu d’autres techniques. Ainsi dans le Rif largement partagée :
occidental : application du principe de la bielle au moulin à farine domes- « Dans le monde médiéval (…), l’état de complexité mécanique est réduit, si on
tique, de la chute verticale au moulin à eau, du principe du piston à la baratte, le compare au nôtre. (…) C’est moins d’un savoir dont ont besoin les constructeurs
de l’arbre et de la vis à la pression de l’huile d’olive257, du type horizontal du temps, ce dernier est peu important, que d’un savoir-faire. L’engrenage réalisé
et à deux rangs de lisse au métier à tisser, ces machines qui traitent de pro- par un charpentier pour un moulin à vent demande davantage de savoir-faire que de
duits de l’agriculture et de l’élevage se retrouvent (ou ont pu se retrouver) en connaissances théoriques. »260
ville : emprunt ? Phénomène plus marqué encore dans la Kabylie : extrac- Quant à l’écrit, peut-on sans hésiter le classer comme un attribut de la
tion de fer, plomb et salpêtre ; excellence dans les arts du feu (armuriers, citadinité ? Il n’est pas question de trancher ici en quelques mots. Qu’il soit
faux-monnayeurs, bijoutiers et orfèvres, potières) et dans la fabrication de un fait urbain, greffé en milieu montagnard ; ou qu’il soit, au contraire, en
burnous et de couvertures... Bref, tout un artisanat de type préindustriel et montagne (comme dans les déserts), sui generis, dans le sens où l’islami-
une commercialisation qui occupent à temps plein des dizaines de villages : sation y a introduit de bonne heure l’écrit – effaçant son caractère de pro-
ces artisans se sont-ils formés en ville ou bien auraient-ils migré de la ville duit étranger importé –, le fait religieux situe ces populations montagnardes
vers la campagne ? Evidemment non : poser la question c’est y répondre. (ou ces autres, sahariennes) sur le même plan que les villes : l’écrit est ici
En réalité, pour cette longue suite d’innovations et d’inventions à la à la base d’une science religieuse, reconnue jusque dans les capitales. Il en
genèse obscure qui vont, tout le long des trois derniers millénaires, s’appli- ressort que la masse des écrits consacrés à l’adāb, aux règles de la vie en
quer, en ville comme au village, au traitement des produits de la campagne, communauté, est un patrimoine partagé par les citadins et les villageois (et
c’est-à-dire tirés de la nature, il va être bien dificile de démêler les généa- par les éleveurs dans leurs campements.)
logies. Voici, à propos de détours, le dernier état des recherches sur le petit Pourtant, la prédominance de l’archétype urbain dans les représentations
moulin à farine, à main et à mouvement rotatif : c’est l’armée romaine qui opère à fond. Or, à reproduire comme idéal-type, comme modèle « ortho-
a permis sa diffusion dans toute la Méditerranée, parce que facile à trans- doxe », universel, celui du notable citadin, in lettré, puritain, homme de la
porter. Ainsi, avant d’être l’instrument emblématique de la femme maghré- mesure et du juste milieu, ennemi du désordre dans le domaine de la foi et
bine, il a été celui du soldat d’empire258. dans celui du monde, on ne fait que reproduire un point de vue de classe.
Les normes du bon croyant ne sont pas édictées par une catégorie sociale,
256- J.-P. Bracco, de l’ESEP-MMSH, m’a éclairé sur ce point et fourni une rapide biblio- qui plus est détentrice, derrière la revendication d’un quasi monopole sur
graphie, notamment Cauvin, 1994, Coqueugniot et Guilaine, 2000. Je l’en remercie.
257- Cf. le chapitre VII, 1.4. 259- Idem : 36.
258- Comet, 1992 : 388. 260- Idem : 31.
170 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La communauté villageoise, l’urbain et le changement – 171
l’écrit, d’un accès privilégié aux richesses et au pouvoir. La scripturalité, Peut-on faire appel à un autre type d’explication, plus controversé ?
répétons-le, n’est pas l’apanage de l’élite urbaine (ni l’illettrisme celui de Dans le monde arabo-musulman, la ville (c’est-à-dire le pouvoir d’État et
la campagne, il est largement représenté dans la ville). Par ailleurs, celle-ci d’une classe marchande ascendante, forces à la fois rivales et complémen-
est loin de pouvoir – ni de vouloir, en fait – exclure des cercles du savoir taires), va montrer son incapacité à dominer la campagne, qui reste tribale :
les importants contingents de savants que produit le monde rural. les ruraux sont armés. À l’inverse du processus qui ouvre l’Europe occiden-
Le Rif occidental et la Grande Kabylie, nourris par leurs liaisons tale aux Temps modernes. En Europe, en effet, l’essor lié de la bourgeoisie
anciennes et multiples avec la ville, font la démonstration qu’en ces domaines et de la ville a progressivement exclu le savoir savant du monde rural. Ce
comme en d’autres, il n’y a pas de différence de nature entre ville et cam- serait donc l’absence de ce phénomène qui aurait favorisé son maintien (ou
pagne – où par « campagne » on entend ici « campagne habitée », c’est- son essor ?) dans les campagnes des pays d’islam ? Et, de ce fait, contribué
à-dire le village ou le cercle de tentes. Certainement un rapport inégal. à prolonger la parité (qui n’est pas, on le sait, l’égalité, mais plutôt l’afir-
Certainement plus de scripturaire en milieu urbain que rural, mais avec un mation d’une nature commune) entre culture villageoise et culture citadine ?
clivage qui suit le sens « couches supérieures/couches populaires » et non Ce ne sont pas des questions que je souhaitais régler ici, les poser peut
pas « ville/campagne ». Le fait premier est l’unité à laquelle ils participent. sufire au présent débat.
Dans le Rif et la Kabylie, mais sans doute ailleurs aussi, le village par-
Conclusion
tage nombre d’attributs avec la ville. Faut-il alors penser la différence entre
Densité de population, savoir-faire, lettrés, voie internationale sont les les pôles ville/campagne en termes de degrés et non plus de nature ? À ce
paradigmes d’une montagne qui rompt avec le schéma habituel où elle est stade, il peut y avoir deux façons de voir les choses. D’abord celle-ci : on
tenue pour un milieu hostile, lieu de refuge forcé plutôt qu’établissement choisi, peut effectivement abstraire du réel le « village » (ou le « cercle de tentes »),
domaine enin de l’anti-urbanité, pauvre en vie intellectuelle et en savoirs. d’un côté, la ville, de l’autre, car il faut bien les identiier conformément
Cela m’amène à un autre type d’interrogation. Qu’on me permette de au sens commun. Mais ils font système, ils sont l’un et l’autre producteurs
l’esquisser. Cette importance de l’instruction dans certaines zones rurales, de quelque chose. De quoi ? Tout est là. En première approximation : d’un
est-elle à intégrer au schéma de Jean-Claude Garcin d’une apogée des villes homo islamicus, un « citoyen » conforme dans ses codes aux canons cora-
musulmanes après le IXe siècle et de leur « stagnation » après la in du XIVe ? niques. Ils en sont coproducteurs : les règles de la vie en société ne sont pas
Où cette dernière est une manifestation parmi d’autres (dont l’affaiblisse- de nature différente entre ces deux milieux puisqu’ils sont informés par les
ment de l’État) du déclin économique, social et culturel qui gagne l’aire mêmes sources. Il y a certes un dégradé, une perte d’information qui peut
arabo-islamique261 ? Ce fait que l’on constate dans certaines « campagnes » frapper des catégories sociales en situation d’être plus éloignées de ces
(montagnes, déserts), cette existence de grands foyers de lettrés, pourrait-il être sources, mais cela est vrai dans les deux cas, ville et campagne. C’est la
rapporté à la régression urbaine ? Il faut pour cela se souvenir qu’en Europe ’umma, non la khāssa, qui est le cadre de référence où s’ancre le Message.
occidentale, depuis la in de l’empire romain d’Occident, les intellectuels Ainsi, on partirait du point de vue interne à la civilisation considérée, l’Is-
sont à la campagne, dans les monastères, en tout cas jusqu’à la renaissance lam en l’occurrence.
des villes entre les Xe et XIIIe siècles. Le même schéma, mais inversé (les
Mais on peut aussi considérer le problème d’un point de vue externe, à
villes islamiques ne supplantent pas les campagnes), peut-il servir dans le
plus large échelle et sur la longue durée : c’est la seconde façon de voir les
cas de igure, postérieur, des pays d’islam où l’on constate la coexistence
choses. Depuis le Néolithique, le processus s’accélère par lequel l’homme
apprend à densiier et à complexiier ses relations. Les agglomérations
des lettrés en ville et en campagne ?
261- Garcin, 1991, et, sur cette étude, le commentaire de Guichard, 1998-a. se hiérarchisent. À un pôle, des villes sont incontestablement le lieu où
172 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La communauté villageoise, l’urbain et le changement – 173
s’accélèrent le cours des choses, les processus de communication, de pro- ne les a pas invalidées pour autant : pour être fréquemment unilatérale, et
duction, d’échange, d’innovation… Elles n’ont pas le monopole de ces sujette par conséquent à des corrections tout aussi unilatérales, une telle
opérations, mais elles en feraient plus. Maintenant : y a-t-il accumulation démarche n’en a pas moins été, à ses heures, porteuse d’avancées scien-
seule ? Le processus cumulatif (densiication, diversiication, intensiica- tiiques. Mais quand s’est épuisée sa charge innovante, il est souhaitable
tion) placerait-il les deux extrêmes, du « moins » au « plus », en une sorte d’introduire le souci des liaisons et des échanges, dans une démarche plus
de continuum dont le plan serait simplement incliné vers le haut ? Conclure dialectique. Ce fut ma ligne de conduite.
à une seule différence de degrés, n’est-ce pas courir le risque de diluer notre
appréhension du réel en introduisant une confusion entre les termes, bref de
conclure que « tout est dans tout » (« la ville est un grand village » ou « le
village, une petite ville ») et de s’interdire ainsi de penser le réel ? Il faut plus
probablement avoir recours à la notion de saut qualitatif. Globalement, quels
que soient les termes de son association avec d’autres formes d’organisation
(le village du sédentaire ou le campement de l’éleveur partageant avec la
ville un ensemble de traits morphologiques ou culturels), la ville (et le pou-
voir d’État qui lui est associé) est un lieu d’accélération de l’humanisation.
Si la constante c’est l’accélération, alors la révolution dans les com-
munications peut, de nos jours, réintroduire la petite échelle dans le mode
d’organisation du développement humain et ne pas laisser le gigantisme
comme seule perspective. Vivre loin de son lieu de travail/travailler chez
soi : est-ce un projet pour l’humanité ou pour une caste privilégiée ? Pour
important qu’il soit, ce point n’est pas ici le nôtre. Ce qui importe c’est que
la taille, la densité ne soient plus nécessairement facteurs constitutifs de
« civilisation », c’est-à-dire facteurs d’accélération du processus d’huma-
nisation (densiication, diversiication, intensiication). Alors comprendra-
t-on mieux que le village – la campagne habitée – ait pu être déini, dans
l’aire arabo-musulmane, comme une cité en réduction produisant une culture
de même nature, pour l’essentiel, que celle de la ville. En d’autres termes
qu’il ait été coproducteur, avec la ville, de « civilisation ». On comprendra
mieux pourquoi cela n’a pas nécessairement conduit à une dépréciation ni
à un déclassement de l’établissement humain en campagne, qu’il soit vil-
lage ou groupe de tentes.
Plus généralement, l’exercice ici proposé visait à s’écarter d’une repré-
sentation trop exclusivement binaire du réel, d’une vision qui privilégiait
la coupure sur la continuité, la médiation, la transaction. Cette vision-là a
marqué de larges pans des sciences sociales ces dernières décennies. Elle
174 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La communauté villageoise, l’urbain et le changement – 175
Le fqih de Qajdar (Lehra, Bni Gorfet, Rif occidental) Les musiciens au moussem de Mouley Abslem (1995)
La foule des idèles au moussem de Mouley Abslem (1995) Sidi Heddi, étape vers Mouley Abslem
176 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La communauté villageoise, l’urbain et le changement – 177
Cortège se rendant à un moussem local (Lehra, B. Gorfet) Cortège de la mariée (Lehra, B.G., 1983-85)
184 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La communauté villageoise, l’urbain et le changement – 185
La mariée dans son palanquin, ‘ammariya Rha del yed, moulin à farine à bielle-manivelle (Lehra)
Grenier sur pilotis, heri (Bni Esjjil, Ghmara, près de Chefchaouen Joueur de ghaïta au moussem de Lehra
VII
La culture matérielle des populations rurales
du Maroc du Nord.
Jbala, Rifains et ‘arab262
Cette longue promiscuité avec l’urbain n’a pu qu’atténuer les rigueurs les instruments, machines et outils qui contribuent à ce qui est au cœur de
d’un isolement qu’on attendrait d’une cordillère qui, sur les cartes, semble l’économie paysanne, la production du grain. Incidemment, sera également
fermer au Maroc intérieur l’accès à la Méditerranée. Cela, ajouté à l’immi- évoqué le traitement d’autres produits essentiels à la consommation pay-
gration morisque sans doute, et plus récemment à l’intense exode rural, a sanne, l’huile et le lait, dans la mesure où, dans ces processus également, des
fait que de multiples traits se retrouvent à la fois dans la culture citadine et techniques et des instruments originaux sont présents qui participent, tout
dans la culture villageoise, sans que l’on sache toujours distinguer la part autant que le vêtement et la maison, de l’identité propre à ces populations.
de l’un et de l’autre. Ce faisant, une part du patrimoine culturel est laissée de côté. Par
Aussi, lorsque l’on va s’attacher à décrire, dans le Nord, exclusivement exemple, la chasse, la pêche, la cueillette, le transport, la cuisine, les thé-
ce qu’on trouve dans les campagnes, on gardera à l’esprit qu’il n’y a pas rapies, et encore les jeux, le chant et la poésie, les fêtes, les célébrations...
une « culture paysanne » et une « culture citadine » qui seraient étanches Qu’on en soit venu à distinguer le patrimoine en « matériel » et « immaté-
l’une à l’autre : les savoirs (objets, procédés, mais aussi styles, modes) riel » ne règle pas tout. Ainsi, à propos du second groupe (jeux, etc – mais
migrent, et pas toujours exclusivement de la seconde vers la première. il en comprend d’autres) : on a coutume de le classer dans les « produc-
Ainsi n’est-ce pas la vision d’une société rurale immobile qui est adoptée tions immatérielles ». On dira de celles-ci qu’elles reposent plus spécii-
ici, traversant les siècles igée dans la tradition, et igurant une sorte de quement sur l’oralité, or n’ont-elles pas recours à des intermédiaires, à des
conservatoire de coutumes ailleurs disparues. Certes, le rythme des trans- media matériels, éventuellement à des outils ? Elles ne sont pas les seules
formations qui affectent une société, dans ses différentes composantes, à mobiliser l’imaginaire, à être immergées dans des représentations dites
est irrégulier et le monde rural est censé avancer à un autre rythme que la – pour faire vite – « idéologiques ». Chaque activité de l’homme, pour
ville. Mais il n’est pas un bloc homogène. Les remous qui le traversent être « eficace », c’est-à-dire en mesure de produire un effet anticipé sur
l’affectent diversement, rendant illusoire une description synchronique « le monde », baigne dans un ensemble de présupposés clairement déi-
de ce qui serait, en surface, divers, mais homogène au niveau du stade de nis comme des conditions de sa réalisation. Si par « monde » on veut bien
développement technique. entendre tout autant des ressources extérieures à l’être humain que celles
qui lui sont propres, qui relèvent de son essence même. De ce fait, il peut
Cela fait qu’on ne peut limiter une description à ce qui existe aujourd’hui :
s’avérer bien dificile parfois de maintenir une telle distinction entre du
s’il y a jamais eu une culture rurale « originale-et-authentique », elle rétré-
« matériel » et de l’« immatériel ». Mais soit.
cit comme une peau de chagrin. Sans être totalement effacée du paysage
contemporain. Par ailleurs de larges pans en sont présents dans la mémoire. En se restreignant aux objets et produits que ces populations élaborent
Si l’on ajoute à ces témoignages quelques descriptions d’auteurs du début – élaboraient ? – pour leur usage ou pour quelque marché régional, et sur
du XXe siècle, on obtient une profondeur de champ d’un bon siècle. C’est les outils qui leur permettent de les obtenir, on apporte une contribution
donc à partir d’un ensemble de données hétéroclites, faisant appel au pré- qui n’est pas inutile à la connaissance de leur patrimoine.
sent comme au passé proche, qu’il sera tenté de donner une image qui ne Deux grandes impressions se dégagent. La première est celle d’une
trahisse pas trop ces hommes et ces femmes. Une reconstitution qu’on limi- grande diversité : des solutions parfois très diverses sont apportées à leurs
tera à leur apparence, à leur habitat et aux principaux travaux auxquels ils problèmes communs par les différents groupes et sous-groupes de la région,
s’adonnent. Encore faut-il préciser, à propos de ces derniers, que les activi- qui contredisent la monotonie qu’un survol rapide accréditerait. La deuxième
tés retenues seront réduites essentiellement à ce qui gravite autour de la pro- est celle de l’ingéniosité surprenante dont certains ont fait preuve dans tel
duction agricole et animale et de sa transformation en produits de consom- procès de fabrication ou dans telle opération : les solutions mises en œuvre
mation. On décrira non pas tant des procédés et des techniques agraires que ici ou là sont en effet inconnues dans le reste du Maroc et se retrouvent
190 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 191
seulement dans d’autres régions d’Afrique du Nord ou ailleurs dans le bas- En réalité, ḥayk, izar, mais aussi lḥaf, melḥafa, iḥram, rda, a‘aban, ‘abaya,
sin Méditerranéen. Certes, elles sont peu spectaculaires et ne peuvent faire etc. sont des noms qui, selon l’époque, le pays, la région désignent en arabe
croire à une capacité intacte d’innovation qui serait mobilisable dans le pro- le même objet266. C’est là un vêtement qui fut porté de toute antiquité depuis
cessus de développement auquel la région est appelée de nos jours. Mais à la Méditerranée (où on le reconnaît dans le pallium des anciens Grecs mais
leur échelle, ces recettes originales, un véritable capital technique, sont à moins dans la toge romaine) jusqu’au Moyen-Orient. Sans couture (si ce
mettre au crédit d’une paysannerie qui a su, sinon prospérer, du moins se n’est l’assemblage des deux lés pour obtenir plus de largeur) et sans tein-
reproduire avec vigueur dans un milieu naturel dificile. Milieu qui a vu ture, il est un produit brut, de même largeur que le métier à tisser dont se
également s’épanouir – et ce n’est pas une moindre source d’étonnement – servaient les femmes, selon la technique qui fait le lij de la tente. Il est donc
une tradition lettrée d’une qualité reconnue au plan national et en particu- originellement de laine blanche, matière que les cotonnades (mais déjà le
lier à Fès, capitale intellectuelle du Maroc d’hier. Là encore l’historien est lin ou la soie) remplacent souvent.
interpellé : le paradoxe de la « montagne savante » reste à déchiffrer – ici Il existe plusieurs façons de s’en draper, qu’on retrouve parfois dans
et en d’autres points de la planète. la même région267. On peut se dispenser de toute attache, mais les femmes,
I- Le vêtement264 qui ont à tout moment besoin de plus de liberté de mouvement, le ixent, à
hauteur des épaules ou sur le haut de la poitrine, par une ou deux ibules (en
1. Les ‘arab général et au sing. : bzima) ; les hommes ont souvent recours à une pierre
Jusqu’aux vigoureuses évolutions enclenchées depuis près d’un siècle placée à l’envers du tissu qu’ils serrent avec une cordelette nouée ensuite à
avec, notamment, l’invasion des cotonnades d’importation, le vêtement l’extrémité du pan passé sur l’épaule. On peut encore l’assurer par une cein-
type des habitants des plaines, de culture bédouine, est, pour les deux sexes, ture. On peut, ou non, s’en couvrir la tête. La femme peut aussi le draper
le ḥayk. D’après Doutté, au début du XXe siècle le terme propre était ksa, de façon à ce que l’un des petits côtés vienne sur l’un de ses lancs, le vête-
qu’on ne retrouve plus guère aujourd’hui que sous la forme keswa, pour ment restant ainsi entrebâillé sur le côté, simplement retenu par la ceinture.
toute forme de vêtement ou pour le voile brodé qui recouvre le catafalque
S’il a pratiquement disparu des campagnes maghrébines, il est encore
d’un saint homme. Le ḥayk est une longue pièce de laine blanche d’envi-
présent dans des régions sahariennes : melḥfa des femmes mauritaniennes,
ron 6,50 m de longueur sur 4 de large que beaucoup, hommes et femmes,
ḥawli des femmes et hommes de Libye (où le jerd est une version plus
portaient directement sur la peau, sans autre vêtement. Celui des femmes,
légère) et du grand Sud tunisien… Une version plus courte en cotonnade
bientôt, se it en cotonnade :
légère est un voile de sortie encore commun dans certains gros bourgs et
« l’izar ou lizar est une pièce de cotonnade blanche, unie ou brochée de 16 coudes villes, couvrant la tête mais non le visage : izar en tissu imprimé de couleurs
de longueur qu’on coupe en deux et qu’on coud ensemble dans le sens de la longueur, claires du Maroc central, izar noir de l’espace présaharien marocain, saf-
de façon à obtenir une pièce d’étoffe de 8 coudes, 4,50 m environ de longueur (…) sari blanc du nord et du centre de la Tunisie devenu, dans le sud-est, fuṭa au
sur une largeur de 3 coudes (…) environ. »265 tissu imprimé de larges motifs, etc. Ce vêtement, parfois appelé en langues
Au Maroc, on trouve aujourd’hui essentiellement ḥayk pour les deux européennes manteau, cape, couverture, drap ou voile n’est pas seulement
sexes et izar (on dit lizar par intégration de l’article) pour les seules femmes. rural. Au Maroc, les citadins aisés le portaient encore par-dessus leurs habits
264- Sources : pour les Jbala, la Mission Scientiique et mes notes de terrain (essentiel-
dans le premier quart du XXe siècle, en ine laine ou en soie (ḥayk ou ksa) ;
lement chez les Bni Gorfet) ; pour le Rif : essentiellement Coon et Hart. Les références
au Rif oriental sont exceptionnellement présentées dans ce chapitre car elles offrent une 266- Voir Dozy, 1843 : 24-37, 400-403 ; Doutté, 1905 : 248-262 ; Laoust, 1920/1983 :
possibilité rare de jeter un regard croisé sur les deux cultures. 124-133.
265- Michaux-Bellaire et Salmon, 1905, t. 4 : 88. 267- Pour une classiication du vêtement drapé, voir Balfet, 1984.
192 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 193
les femmes du Caire, d’Alep ou de Chiraz s’en revêtaient par-dessus leurs (grun, cornes) que des postiches prolongeaient plus bas que la taille, ils de
riches atours quand elles quittaient leur demeure, couvrant leur tête et leur laine bleu foncé tressés avec les cheveux ; c’était alors la référence commune
visage pour ne laisser qu’un œil visible et parfois le nez. On sait ce voile de à, au moins, tout le Maroc du Nord et largement partagé avec les citadines.
sortie présent à Grenade jusqu’à son interdiction par Philippe II. En Algérie, En matière de parures (foulards et mouchoirs, bijoux, dont les anneaux de
beaucoup de citadines portent le ḥayk, accompagné de la voilette qui couvre cheville, sing. kholkhal), elles ne se distinguaient pas, non plus, des autres
le visage sous les yeux. Dans quelques villes du Maroc, il habille encore femmes de la région, si ce n’est dans le détail ou parfois le lexique. Le
les femmes âgées ou de condition modeste (à Essaouira, notamment, où il tatouage, cependant, était et reste commun.
est fait d’une épaisse laine marron), mais il a été supplanté ailleurs par la
jellaba, laquelle fut empruntée aux hommes en un lent mouvement amorcé 2. Les Jbala
dès avant la Seconde Guerre mondiale. Le Djebli se distingue en revanche nettement de ses voisins, sauf des
Chez les ‘Arab des plaines atlantiques de la péninsule Tingitane, au Ghmara et des Senhaja arabophones. D’abord et avant tout par sa djellaba,
début du XXe siècle, l’homme portait donc le ḥayk ou ksa, mais aussi la qu’il nomme djellab – du moins autrefois, car elle s’est aujourd’hui rappro-
qachchaba, longue chemise de laine blanche (ou de coton), sans manches chée du patron devenu commun au Maroc, s’allongeant et se tenant plus près
ni capuchon et portée sans ceinture. Les plus aisés revêtaient plutôt une du corps, perdant son ornementation mais gardant sa couleur foncée. Elle
longue chemise blanche de coton, à manches et à petit col montant (tcha- était très courte, arrivant tout juste aux genoux sur le devant, à peine plus
mir). Les deux chemises fermaient leur col par une ganse nouée à l’épaule. bas derrière : cela facilitait la marche en montagne. Et très large au point
Mais déjà la jellaba, manteau cousu avec de courtes manches et un capu- qu’elle était en fait plus large que longue. Les manches aussi très courtes.
chon, commençait à s’imposer ici comme dans le reste du pays, la plus Le capuchon très large. De plus, la moitié supérieure du manteau, capuchon
commune en laine rousse, la plus élégante en laine blanche. Contrairement compris, était doublée de la même étoffe épaisse. L’ensemble était de couleur
aux ‘Arab des plaines de la Moulouya, ils ne portaient pas le selham (cape) brune, parfois avec de ines rayures. Il revêtait souvent une ou deux autres
qu’on abordera plus loin. djellab-s en dessous, dont l’une blanche selon une tradition assez générale
au Maghreb. Toutes les coutures et le capuchon étaient ornés de broderies
Pas de culotte ni de pantalon bouffant (sarwal) à la différence de leurs
et de pompons de couleur.
voisins Jbala. Ils y viendront progressivement. Autour de la tête, un turban
de mousseline blanche (rezza) dont une extrémité commençait par couvrir Il ignorait la cape avec capuchon si commune chez les autres monta-
le sommet du crâne. Les plus pauvres enroulaient plutôt une petite corde gnards du Maroc, où on l’appelle selham. Toutefois, maint village du pays
en poils de chameau. À l’oreille droite, souvent, un anneau de cuivre ; sans Jbala conserve un selham de gala chez un notable pour les noces des jeunes
doute avait-il une signiication. L’adulte portait la barbe et se rasait la tête. hommes. (La forme bernus, en français « burnous », connue par exemple en
Dans les villages, on allait généralement pieds nus, la belġa était réservée Kabylie et au Mzab et que donnait Ibn Khaldūn pour évoquer ce vêtement
aux visites à la ville et au marché. Les pâtres mettaient des sandales rudimen- emblématique des Berbères, serait dérivée de la racine latine burrus268). En
taires (refafes), une semelle constituée d’un morceau de peau de bœuf non revanche, il portait, et porte encore, le qachchab (plutôt que qachchaba),
tannée, retenue par des cordelettes aux orteils et aux chevilles. La sacoche longue chemise de laine blanche, sans manche ni capuchon, qui laisse pas-
de cuir en bandoulière (chkara) n’était utilisée que par les gens aisés. ser l’air en été et permet de s’adonner à des activités où la djellaba encom-
brerait ; une ganse permet de le fermer au niveau de l’épaule ; les jeunes le
Les femmes portaient exclusivement l’izar, retenu par deux ibules en
brodaient autrefois, lui aussi, de ils de soie de couleur. Ainsi que le tcha-
argent ou en cuivre (katiat) et serré par une ceinture (ḥazam). Et parfois,
un tchamir sous l’izar. Leur coiffure se composait de deux grosses tresses 268- Laoust, 1920/1983 : 129, et Briga, 1992 : 1668-1669.
194 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 195
mir (ou tchamira ou encore foqiya), une chemise de coton descendant aux un mais quatre, et énormes ; parfois de plus petits pompons multicolores
genoux, blanche, avec un petit col montant également fermé sur l’épaule courent le long du rebord.
par un cordon. L’usage du sarwal, pantalon que les Jbala, les Ghmara et Notons qu’il existe en pays chleuh (Moyen Atlas), porté en été par le
les Senhaja arabophones portaient très court, à peine au-dessus du genou, moissonneur, le cavalier ou le voyageur, un chapeau à large bord confec-
et large – davantage une culotte –, a d’abord été réservé aux notables pour tionné avec des feuilles tressées de palmier-nain (tarazala ou tarazal) :
se généraliser précocement si on compare avec les plaines et le Rif ama-
« Il ressemble à la coiffure similaire des nomades du Sud-algérien, sans être,
zighe ; il lui a été substitué aujourd’hui le classique pantalon bouffant serré
toutefois, aussi chargé et agrémenté de pompons et d’ornements de cuir ou de laine. » 270
au-dessous du genou. Il n’est pas besoin de dire que, sauf chez les plus âgés,
la plupart de ces pièces sont de plus en plus remplacées par des vêtements La deuxième pièce est une ceinture de laine, kurziya ou ḥzam. Si le
d’importation, la djellaba et le qachchab résistant mieux que les autres. second terme est classique, le premier appartient en propre au lexique des
Jbala : certains lui prêtent une origine latine, à partir de corrigia, « cein-
Le djebli portait en bandoulière (comme pratiquement tout Marocain),
ture ». Cela vaudrait-il aussi pour akwerzi que l’on trouve en Grande Kabylie,
sous le djellab, une grande sacoche de cuir à double poche ornée de lon-
« pièce de soie pliée » utilisée comme ceinture271? Elle peut faire plus de 5
gues et minces lanières de cuir et entièrement brodée (aqrab ou za‘bula)
m de long et toujours 0,40 de large. Pliée dans le sens de la longueur pour
ainsi qu’un poignard droit dans son fourreau. Aux pieds, des babouches
en faire une bande d’une douzaine de centimètres de large, elle est enrou-
jaunes (belgha) qu’il chaussait de façon originale, comme des souliers, sans
lée bas sur les hanches, légèrement inclinée sur le devant où elle passe
rabattre le contrefort sous le talon. Adulte, il avait la barbe taillée et la tête
sous le nombril. Chaque tour de la ceinture recouvre exactement le précé-
rasée, réservant souvent « une touffe de cheveux au milieu de la tête, tres-
dent, constituant de la sorte un cylindre de 7-8 cm d’épaisseur sur une dou-
sée en une longue natte, entremêlée de mèches de laine verte, qui retombe
zaine de large qui élargit de façon caractéristique la silhouette féminine.
sur l’épaule droite »269. Les Jbala allaient généralement tête nue sous leur
La couleur et le dessin varient avec les tribus, quoique la kurziya ne soit
capuchon, seuls les notables ou les gens âgés coiffaient un gros turban blanc,
pas visible car recouverte par le vêtement du bas, mendil : elle est rouge
rezza, lorsque les circonstances l’imposaient ; il existait aussi un turban plus
ici, noire là - comme chez les Anjra avec une raie rouge et, au sud et à l’est
étroit, en laine blanche brodée, ghlef, que Carleton S. Coon décrit à propos
de Chefchaouen, avec une raie blanche ; il en existe de blanches (chez les
des Rifains. Les jeunes enroulaient une cordelette de doum tressé ou de
Ghmara occidentaux), de vertes, etc. Chez les Jbala méridionaux (vallée de
laine autour de la tête. Le turban a tendance à reculer aujourd’hui, au proit
l’Ouergha), les plus réputées étaient celles des Jaïa, d’un rouge brun relevé
des petits chapeaux de doum locaux ou des bonnets de laine ou de coton de
de motifs jaunes « teintes selon un procédé à réserves qui a pu être qualiié
provenance citadine. La tresse a disparu depuis longtemps.
de batik berbère »272 ; c’est pourtant là qu’elles ont précocement disparu,
La djebliya se distingue des autres femmes du Maroc rural par cinq cette région subissant depuis des décennies la forte attraction des modèles
pièces de son habillement. Elle porte un chapeau (chechiya ou taraza) de urbains, essentiellement à partir de Fès.
feuilles de doum (ou palmier-nain, ‘azef) tressées. Sa taille peu commune
En troisième lieu, une sorte de tablier ou de jupe portée comme un
(un diamètre de 0,60 à 0,75 m) explique les quatre épais cordons de laine
pagne : mendil, parfois foṭa. L’un et l’autre terme sont classiques, on les
qui retiennent les larges bords ; il est décoré en outre de gros pompons de
retrouve dans telle ou telle région du Maghreb pour des pièces de tissu qui,
laine noire ou bleu marine, placés sous le rebord, au point d’attache des
cordons, et sur le sommet ; dans la région de Oued-Laou, il n’y en a pas 270- Laoust (1920/1983 : 130-131).
271- Laoust-Chantreaux, op. cit.
269- Salmon, 1905 : 174. Sur le caractère exceptionnel, dans le cadre marocain, du port 272- Ricard, 1926. L’auteur corrige : la teinture au nouet est connue dans toute l’Afrique.
de la mèche tressée par l’homme adulte, Hart note la même coutume chez le Rifain. Voir aussi Lévi-Provençal, 1922.
196 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 197
posées, protègent la tête et le haut du dos ou, enroulées, couvrent le bas Ses dimensions varient peu : 2,10 m sur 1,50 chez les Bni Gorfet, 2,80 sur
du corps. Mendil est néanmoins donné comme d’origine latine273 : man- 1,90 chez les Bni Mestara, 2,60 sur 1,55 à Ouazzane. Le ḥayk, lui, a disparu
tele, serviette ; foṭa est d’origine indienne. Il porte parfois le nom d’atez- à peu près partout, semble-t-il ; en hiver, on s’en drapait comme le font les
zer. Parfois encore, un second mendil, plus long (2 m), avec les mêmes femmes de la plaine et on le ixait avec deux ibules (bzaym).
rayures, sert à protéger la tête et le haut du corps ; ainsi chez les Anjra et Les guêtres, ṭrabaq (« trabucus, genus calceamenti » en bas latin, précise
autour de Tétouan, où on l’appelle aterroq ou mendil d-ched parce qu’il Albarracín Navarro), sont le cinquième trait pertinent du vêtement de la
permet de « serrer » (ched) un enfant sur son dos, du grain à moudre ou djebliya (et de la ghmariya), faites d’une seule pièce en peau de chèvre.
des marchandises du soq, etc. Autrefois, elles se portaient souvent pieds nus.
C’est une pièce d’étoffe de laine et de coton, nouée sur le devant en Le reste est plus commun : chemises (sing. tchamira), robes, foulards
recouvrant la ceinture, qu’elle cache donc, et descendant jusqu’au mollet ou mouchoirs de tête (dont la sebniya à franges, de Saban, ville irakienne),
ou la cheville, elle est longue d’environ 1,30 m à 1,60 et large de 0,75 m coiffures (dont la double tresse, plur. ṭrafa, avec postiche, plur. selta ou
à 1 m. Elle porte des raies verticales, dont le nombre, la largeur, l’espace- krara), bijoux (bagues, sing. khaṯuma, bracelets, sing. deblidj, colliers,
ment, l’alternance des couleurs, varient, en général, d’une tribu à l’autre ou anneaux d’oreille, sing. meftala) ne présentent guère de différences notables
d’un groupe de tribus à un autre. Dans la région de Chefchaouen, elle est avec d’autres régions du pays. La pénétration, pour les fêtes, de pièces ves-
rouge et rayée de ines bandes blanches (mendil mcharraṭ, rayé), motif qui timentaires de tradition citadine comme le qafṭan et le din en mousseline
tend à se répandre. Sinon, d’autres combinaisons de rayures regroupent et qui le recouvre, était déjà signalée au début du XXe siècle. De même, le
identiient, là encore, des groupes de tribus : par exemple, les Bni Gorfet, cordon de ils noirs noué en cercle et passé, croisé en huit, par les bras puis
les Bni ‘Aros et leurs voisins immédiats ont un mendil de laine écrue derrière la tête qui retient les manches des vêtements précédents (ḥmala, ail-
dont seuls les deux petits côtés courts portent, sur une douzaine de centi- leurs tḥamel). Le pantalon bouffant a été lent à se généraliser. Aujourd’hui,
mètres, des ines bandes de coton blanc et quelques autres noires et rouges. tresses et anneaux de cheville ont pratiquement disparu.
Ailleurs, les rayures alternent, sur toute la longueur de la pièce, le rouge, La question des évolutions sur le moyen terme n’est pas aisée. On
le blanc, le noir, le vert. Si le principe général est bien celui des rayures, ne possède pas toujours une documentation complète dans les textes de
leur nombre, leur largeur, l’alternance des couleurs dessinent là encore des la Mission Scientiique française, par exemple : les Jbala, dans les deux
sous-ensembles dificiles aujourd’hui à préciser. D’autant que les détails premières décennies du siècle, n’étaient pas un sujet d’observation facile
vestimentaires chez les femmes et chez les hommes, tout comme le voca- pour des étrangers. Salmon (1904), en parlant des femmes du Fahs tangé-
bulaire, ont dû, à une époque, varier de tribu à tribu, sinon de village à vil- rois originaires des Jbala, ne rapporte pas l’usage d’anneaux de cheville ;
lage, état impossible à reconstituer. Michaux-Bellaire (1911), pour les Jbala du Habt (bordure ouest et sud-
Dans la partie ouest et sud-ouest de la péninsule Tingitane, un voile de ouest du pays Jbala), ne les mentionne pas non plus. L’un et l’autre ne font
laine écrue (agedwar ou gedwar, parfois adjenaḥ), complète la silhouette. pas plus allusion au grand chapeau à épais cordons, ni à la jupe-tablier…
C’est en fait une version réduite de moitié du ḥayk. Posé sur la tête, les pans Ils mentionnent pourtant un ḥayk ou izar avec ibules (parfois de simples
en couvrent le corps, sans le draper, à la différence de l’izar des plaines et épingles de bois, plur. asughna), le second de ces auteurs le réservant aux
du ḥayk de laine ine, de soie ou de coton des villes. L’agedwar est fait du seules fêtes et notant pour le quotidien une tchamira largement ouverte sur
même tissage que le mendil de laine écrue et comporte, le long des deux le devant jusqu’à la ceinture, en cotonnade imprimée.
côtés courts et en son milieu, une petite série de rayures en coton blanc. Ces notes sont à compléter par les données recueillies à l’époque de
273- Ces racines latines ou d’autre provenance sont données par Albarracín Navarro,1964. l’Indépendance par Albarracín Navarro qui livrait ainsi une des premières
198 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 199
études systématiques du vêtement et de l’ornement féminins dans le Nord, ainsi que dans deux ou trois tribus proches de Chefchaouen (où il occupe-
avec le travail en allemand de Rackow. Il s’agit ici seulement des Jbala du rait, semble-t-il, une surface plus importante à la fois sur le visage et sur le
nord de la péninsule Tingitane (onze tribus ou districts qui formaient le ter- corps). Cette absence de tatouage (wachm) est un fait exceptionnel dans le
ritoire administratif « Ŷebala » sous le protectorat espagnol). Par ailleurs, monde rural de l’ensemble des pays arabes ; elle est sans doute à mettre en
les éléments de comparaison sont trop systématiquement empruntés aux relation avec un plus grand souci de conformité aux prescriptions religieuses.
seules Morisques, négligeant les parentés avec le reste du monde arabe. À On retrouve néanmoins, et sans doute pour la même raison, la femme non
ces deux réserves près, l’étude de cette ethnologue permet d’enrichir ou de tatouée dans certains districts du Sous marocain.
corriger les renseignements précédents, grâce aux descriptions et au voca- En revanche, les Jbala, des deux sexes cette fois, pratiquent comme
bulaire qu’éclairent de savants aperçus étymologiques – déjà évoqués. l’ensemble de la population – rurale mais, semble-t-il, pas exclusivement -
Ainsi tchamir, la longue chemise de cotonnade, peut porter également l’ablation du bout de la luette chez les tout jeunes enfants. Elle est pratiquée
les noms de mensurya, monsorya et de qamiyya, dérivé de qamīs, tous deux par le coiffeur du village (ḥajjem), par exemple à l’occasion d’une circonci-
de facture classique et fort répandus au Maroc. Il existe un gilet, bediya sion collective au moment d’une fête religieuse. On lui attribue des vertus
(bed‘ia ailleurs au Maroc), qu’on porte par-dessus la chemise. Le sarwal prophylactiques, mais on évoque aussi la nécessité de faliciter le dévelop-
est bien présent et décrit comme ample et serré sous le genou. Pour le grand pement normal de la voix. La luette porte le même nom que les amygdales
voile, agedwar n’est pas mentionné, il est appelé gennas (ou ghennas ?). (ḥlaqem). L’opération semblerait être tombée en désuétude, mais elle se
Les dimensions de la ceinture de laine, kurziya, vont de 5 à 7 m de long et pratique encore275.
de 0,45 à 0,50 de large. La foṭa (nom de lointaine origine indienne), de 2 m Il y a donc bien une originalité vestimentaire du pays Jbala. Elle est
sur 0,80, a bien la même fonction que le mendil. Au pied, la femme porte de encore avérée aujourd’hui, au moins pour la femme : son chapeau, sa cein-
façon usuelle la reḥiya, en cuir rouge, à la pointe arrondie ; le cherbil, nom ture, son tablier restent sa marque identitaire. Le large chapeau de paille ou
générique de la pantoule féminine au Maroc, est pointu et ne se porte que de doum est attesté en maints endroits sur l’ensemble du Maghreb. Peter
pour les grandes occasions. Comme chez les citadines, encore, mais non Behnstedt le conirme qui signale, à propos d’al-Farāira, oasis du désert
réservées au bain, les socques à épaisse semelle de bois et à bride de cuir libyen en Egypte occidentale :
(qwaqeb, sing. qawqaba), aujourd’hui remplacées par diverses sandales et
« Le port de chapeaux de paille, partout courants au Maghreb mais nulle part
claquettes de plastique. Les guêtres en cuir, ṭrabaq, ne sont pas davantage
ailleurs en Egypte »276.
inconnues ailleurs, au Maroc ou en Algérie. La tresse postiche est appelée ici
daffera. L’auteure qui traite des soins du corps, de la cérémonie du henné et Parfois masculin, parfois féminin, parfois très décoré, parfois pas ; mais
du maquillage (ḥarqus) chez la iancée ne soulève pas la question de l’ab- ce qui fait le chapeau djebli, ce sont les épais cordons de laine : il n’y en a
sence de tatouage. pas, semble-t-il, dans toute l’Afrique du Nord – ni ailleurs.
Or la femme des Jbala s’abstient de se tatouer, tranchant encore une fois La longue ceinture de laine, rouge le plus souvent, est portée par de
sur ses voisines. À deux exceptions près : dans quelques tribus méridionales nombreuses populations féminines rurales, d’un bout à l’autre du Maghreb,
de la basse montagne sud-rifaine (sous la forme simpliiée de la siyala, ligne là encore. Outre sa valeur décorative, elle a d’évidentes fonctions pratiques
verticale sur le menton), et à l’extrémité orientale du pays Jbala (chez les Tsoul, dans l’accomplissement des tâches domestiques, en particulier le transport
par exemple, siyala, points entre les sourcils et point sur le nez, et, particu-
lièrement chez les Branès, pas seulement sur le visage mais sur le corps)274, 275- Vignet-Zunz, 2002.
276- Behnstedt, 1998 : 89. On retrouve ces grands chapeaux « de paille » chez les femmes
274- Trenga, 1915-1916 : 312. du Yémen, par exemple.
200 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 201
de charges lourdes sur les reins. Elle comporte souvent une petite poche. littoral méditerranéen. Une absence de la jupe-tablier dans les zones rurales
On signale ainsi dans le Sahel tunisien des ceintures de laine de tissage à la seule exception du Tell (terme qui désigne en Algérie et en Tunisie ces
in mesurant 5 m sur 0,20 m qui font cinq fois le tour de la taille ; ou, en massifs littoraux) serait un argument de plus dans le débat sur une identité
ville, des ceintures de soie de 4,50 sur 0,90 m qui en font deux fois le tour277 propre à la montagne méditerranéenne en Afrique du Nord. On verra que
(on trouve, dans le Maroc urbain, les mêmes ceintures de soie, moins larges d’autres faits techniques renforcent cette impression.
toutefois). En Algérie, Laoust-Chantréaux note pour la Grande Kabylie :
3. Les Rifains
« Les tisiin ont au moins sept coudées de longueur ; elles font trois fois et demie
La djellaba du Rifain d’hier était différente de celle du djebli ou du
le tour du corps, les deux pans retombant de chaque côté [jusqu’au bas de la jupe].
ghmari : bien que courte elle aussi, ses manches et son capuchon étaient
Les rangs ne doivent pas se chevaucher ».
plus étroits et elle n’était pas doublée. La description de Besancenot, dans
Elles ne sont pas faites d’une pièce de laine mais de sept à dix corde- les années trente du XXe siècle, montre cependant les afinités entre les
lettes de laine tressée, chacune serrée par une série de cordonnets. L’auteure deux types :
ajoute en note :
« La caractéristique essentielle du costume réside ici dans la jellaba, très courte,
« Cette ceinture se retrouve identique dans l’Aurès (…) ; elle semble avoir une dite ajejeb [ajjab]. Celle-ci, de laine marron très foncée, inement rayée, parfois noire
très grande aire d’extension : on (…) retrouve même en Arabie du Nord (…) une aussi, est plus ou moins rehaussée de broderies sur les coutures et de pompons de
longue ceinture de laine rouge. » 278 couleurs. On la portait autrefois un bras passé dans l’encolure, serrée à la taille par
La même cite enin les rapprochements opérés par certains auteurs une forte ceinture de cuir ornée de motifs très colorés, la darouet. »280
avec la ceinture des femmes de Crète et de Grèce antiques. Mais toutes ces Il ignore lui aussi le selham, sauf dans les tribus plus orientales d’anciens
ceintures n’ont pas, selon les descriptions, une taille comparable à celle qui nomades. Cependant Coon signale une cape s’arrêtant à la taille, ṯakhidusṯ,
confère ce volume caractéristique des hanches chez les femmes des Jbala ; déjà disparue depuis quelques générations lors de son séjour, dans les années
ni les deux extrémités qui retombent sur les côtés. de l’après Première Guerre mondiale ; elle était richement brodée et portée
Quant à la jupe-tablier à rayures, on ne peut que regretter l’absence d’une par-dessus la djellaba ; elle était tissée sur le petit métier vertical des femmes.
étude systématique et comparative du vêtement à l’échelle de l’Afrique du Le Rifain portait une sorte de tchamir en laine blanche, ṯachbiar. Le pan-
Nord – et du monde méditerranéen. Certes, le tissage avec des rayures paral- talon bouffant, saarwair, n’a pénétré le Rif qu’au début du XXe siècle, en
lèles au petit côté n’a rien d’exceptionnel dans le monde rural maghrébin, même temps que les cotonnades d’origine américaine, melikan (pour ame-
pourtant si la fuṭa nouée sur le devant est attestée en Kabylie, par exemple rikan). Besancenot complète :
(fuḍa, décorée là encore de larges et verticales bandes, ou rayures, de cou- « Une magniique sacoche de cuir brodée et incisée, agrémentée de longues
leurs alternées)279, il est malaisé de suivre sa trace ailleurs à travers la litté- lanières pendantes, azaibour, faisait l’orgueil des paysans riffains (…). Une simple
rature spécialisée. Ce qui n’est pas une mince affaire : il se pose en effet la cordelière de poil de chameau, fourou, faisait plusieurs fois le tour du crâne. »
question d’une parenté possible, dans le domaine de la culture matérielle et
Hart prolonge la description pour les années cinquante281. L’homme
parfois du lexique qui lui correspond, entre les sociétés paysannes de plu-
portait un sarwal serré sous le genou par une bande de tissu brodé et une
sieurs des massifs montagneux nord-africains qui se succèdent le long du
longue chemise en coton de type tchamir. En bandoulière, la sacoche bro-
dée à lanières (ṯazabutch) sur le côté droit, et le long couteau à lame droite
277- Centre des Arts..., op. cit., 1978.
278- Laoust-Chantréaux, 1990 : 260. 280- Besancenot, 1942/1988 : 152 et planche 18.
279- Op. cit. : 58, nombreux clichés. 281- Hart, 1976 : 42-45.
202 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 203
sur le côté gauche. Autour de la taille, une ceinture de cuir (ṯaghugat). Il Rif au proit de cotonnades. En hiver, on en revêtait un second par-dessus
chaussait des sandales tressées d’alfa ou de feuilles de doum dont l’attache dont un pan recouvrait la tête. Cette robe de laine sans couture a été sup-
variait selon la tribu ; elles disparurent à peu près à l’époque de l’Indépen- plantée par une large blouse de coton (ḏayḏwarṯ) de couleur vive, jaune ou
dance, remplacées par les babouches jaunes (iḥerkusen) ou des modèles rouge, aux longues manches et tombant jusqu’aux mollets ; dessous, le pan-
d’importation. En hiver, il enveloppait ses pieds d’étoffes et les posait sur talon bouffant. Une large ceinture (ṯaghugat) de laine rouge serrait le tout ;
un morceau rectangulaire de peau de vache ou de sanglier non tannée, le le type le plus ancien n’était pas tissé mais formé de plusieurs cordelettes
poil tourné en dehors, qu’il liait à ses orteils et à ses chevilles (airkasen), de laine de diverses couleurs, comme on l’a noté en Grande Kabylie. Les
façon également en usage chez les Beraber et les Chleuhs (et les ‘Arab de cheveux étaient rassemblés en deux tresses prolongées de ils de laine noire
la façade atlantique). (plur. iiran) et cachés sous des foulards. L’usage du tatouage était général.
Il se coiffe aujourd’hui d’un turban (ariziṯ) de coton blanc plié en une On le voit, ‘Arab, Jbala ou Rifains, s’ils présentent une certaine diver-
bande plate et appliqué de façon serrée autour de la tête qu’il couvre en sité, n’offrent pas la grande variété du costume qu’on peut encore noter
entier, le début du turban étant posé sur le dessus du crâne avant l’enrou- dans les Atlas.
lement. Mais avant la guerre du Rif, le turban (ṯaghareft) était en laine ou
II- L’habitat
en mousseline et la bande, parfois rapidement torsadée, entourait la tête de
façon plus lâche (sans couvrir le haut du crâne), ce qui lui conférait plus de 1. Les basses terres
volume, façon qu’on trouve encore chez les Jbala et dans d’autres popula- Celles-ci bordent la chaîne du Rif sur trois côtés (le littoral strictement
tions rurales. Il taillait sa barbe, parfois en collier, et se rasait la tête à l’ex- méditerranéen est trop étroit pour porter une autre population que celle de
ception d’une mèche. Cette mèche partait d’un endroit différent du crâne ces versants immédiats). Elles sont occupées par des populations d’ori-
selon la tribu à laquelle on appartenait : milieu de l’occiput (Aith Waryaghar) gine bédouine appelées localement ‘Arab. Sur la frange atlantique de notre
ou pariétal droit (Aith ‘Ammarth et Igzinnayen), par exemple. En 1922, le région, les ‘Arab vivaient au début du XXe siècle284 dans des agglomérations
dirigeant ‘Abd al-Krim mit in à la coutume. Hart indique que c’était la seule composées d’habitations placées en cercle (sens premier du mot duwwar),
région du Maroc où les hommes adultes gardaient la mèche, ailleurs elle à l’intérieur duquel, la nuit, reposaient les troupeaux parfois protégés par
était rasée à la puberté. Ceci est conirmé par E. Laoust, qui ajoute cepen- un fossé profond doublant l’enclos ; mais plus souvent rangées sans grand
dant aux Rifains, les Berabers282. La remarque est à élargir aux Jbala. ordre : la population était déjà en voie de sédentarisation. Pour la plupart,
Les juifs du Rif étaient vêtus comme les autres Rifains, sauf pour la les habitations ixes étaient la nuwwala, le bit et la qabusa.
calotte et les babouches, qu’ils portaient noires. La nuwwala a une large extension en Afrique du Nord. Elle a pu être
La Rifaine n’a pas, ou n’a plus, de traits vestimentaires qui lui soient empruntée aux Jbala, les sédentaires les plus proches, cependant on la trou-
propres. Elle peut emprunter aux Jbala certains effets, comme le mendil vait aussi bien plus au sud, chez les Doukkala et les Rehamna, par exemple,
rayé ou le chapeau de doum (certes de format réduit et sans ornementation) et à l’est aussi loin que la Tripolitaine de Libye285. Elle pouvait avoir les
mais jamais la kurziya283 ni l’agedwar. Le vêtement habituel non cousu de murs droits, en planches grossièrement équarries et branchages, revêtus de
type izar (ṯawṯat), en laine blanche, avec ibules (ṯisghanes), a été peu à peu torchis, et un toit à double pente recouvert de chaume ; ou bien des murs de
abandonné (comme les anneaux de cheville) à partir de la in de la guerre du roseaux, soit verticaux, soit coniques, revêtus de torchis. Le second, bit, était
une pièce unique en briques de terre crue et toit à double pente en chaume,
282- Laoust, 1920/1983 : 143.
283- Cependant, on trouve encore la kurziya et le mendil chez les Senhaja de la région 284- Michaux-Bellaire et Salmon, t. IV, 1905/1974 : 105-123.
côtière des Bni Bou-Frah (arabophones). 285- Doutté, 1905 : 285-289, précisant toutefois au passage sa rareté en Algérie.
204 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 205
selon la façon habituelle des Jbala. La troisième, qabusa, était l’habitation deux ou trois pentes, selon la manière propre aux Jbala, mais rarement avec
des seuls gros propriétaires. Empruntée au Gharb voisin, elle était circulaire, étage. De façon générale, les murs, à l’extérieur et à l’intérieur, sont som-
construite avec un treillage très serré de roseaux entrecroisés ; elle pouvait mairement chaulés. S’il y a des petits carrés leuris dans la cour, des plantes
être conique ou se composer d’un mur droit surmonté d’un toit conique, ou vertes dans des bidons suspendus, il n’y a pas de banquettes dans la cour
en dôme, et recouvert de chaume ; les plus luxueuses avaient jusqu’à quatre pour le repos, l’intérieur ne comporte pas de décorations, ni de lit surélevé
mètres de diamètre, la paroi était faite de trois ou quatre treillages successifs et fermé par un rideau comme on le verra chez les Jbala. La cuisine, en
et des grosses nattes de jonc l’entouraient. C’était une demeure chaude en été, se tient souvent à l’abri d’un petit édiice sans toit (grur)288 près de la
hiver, fraîche en été. Le mobilier était partout fait de nattes et de coussins ; palissade qui borde la cour ; il est fait d’un mur de pisé d’à peine plus d’un
le tapis (ḥenbel) était rare ; les plus riches avaient un tapis de meilleure qua- mètre de haut, dessinant un cercle d’un diamètre d’un mètre environ s’inter-
lité (zerbiya), sur lequel ils exposaient selle et armes, le nécessaire à thé… rompant pour laisser une entrée étroite ; l’ensemble se resserre légèrement
Certains avaient des matelas. vers le haut. Si l’on trouve parfois une nuwwala de roseaux comme remise
Cependant, la tente (khayma) n’avait pas encore complètement dis- ou pour la cuisine d’hiver (bit en-nar), il n’y a en revanche plus de tentes.
paru à cette époque. Si elle n’était plus l’instrument du déplacement pas- Dans les régions basses du Maroc nord-oriental, les conditions de séche-
toral, elle coexistait avec les habitations en terre ou en végétal pour deve- resse ont retardé le développement de l’agriculture moderne et la transhu-
nir le plus souvent la demeure des femmes. Son originalité, par rapport au mance et la tente se sont maintenues plus longtemps. La tente pauvre était
domaine des grands nomades, était de ne pas être en laine ou en poil mais faite d’alfa et de poils de chèvre, seuls les plus aisés utilisaient la laine de
faite d’un végétal, l’asphodèle (berwaq), plante dont les femmes extrayaient mouton ou le poil de chameau289. Dans les années soixante, le pastoralisme,
le tissu de ilaments qui entoure la racine. Elles le travaillaient comme du certes résiduel, était encore cité290. Le passage à la maison s’est fait ici selon
chanvre en le frappant avec des bâtons dans l’eau, puis elles le ilaient et le le plan de la cour centrale et du toit plat en terre battue des Rifains et des
tissaient sur le métier horizontal des Bédouins, allongé sur le sol et ixé par hautes plaines du Maroc central.
des piquets. Elles composaient ainsi les longues bandes de 0,60 sur 8 à 10
2. La moitié septentrionale de l’arc des Jbala : la péninsule Tingitane
m, nommées très classiquement lij. Cousues ensemble, elles formaient le
vélum de la tente. La paroi quadrangulaire était simplement constituée de L’agglomération villageoise, dans tout le domaine rifain, se dit dchar.
petites bottes faites avec les tiges d’une autre plante sauvage (bechneykh, Cela a pu être aussi le cas ailleurs au Maroc, parfois sous la forme de dechra,
Ammi Umbelliferaceae), liées entre elles et posées sur le sol. avant que l’administration ne généralise l’usage de « douar ». Dans les vil-
lages des Jbala, et c’est leur principale originalité, la maison traditionnelle
Il était d’autres régions, également hors du domaine du grand noma-
est recouverte d’un toit de chaume à double pente, parfois à trois pans. Le
disme, où on trouvait les mêmes tentes confectionnées à partir de ibres végé-
chaume est aujourd’hui remplacé rapidement par la tôle ondulée en zinc,
tales mêlées de poils de chèvre. Ainsi dans les Chaouia et les Doukkala286.
après une phase, sous le protectorat espagnol, où la tuile plate d’impor-
Laoust dit, à son tour, à propos de la tente des pasteurs transhumants ama-
tation a pu être ici ou là empruntée. Dans leur très complète enquête sur
zighes du Maroc central, que le poil de chèvre est « mélangé à de la bourre
de palmier ou à des ibres d’asphodèle »287. 288- Le terme pourrait être d’origine amazighe : cf. agrur, « petit enclos » en Grande-
Kabylie (Laoust-Chantréaux, 1990 : 43) et dans le Haut-Atlas (idem : note 28, p. 259).
Les ‘Arab vivent aujourd’hui en villages (sing. duwwar), dans des mai- Les Hyayna, entre l’Ouergha et Fès, ont grura, une petite construction en briques de
sons en briques de terre crue (ṭob) recouvertes de toits de tôle ondulée à terre crue en forme de coupole, avec une petite ouverture au bas, pour emmagasiner la
bouse de vache.
286- Doutté, 1905 : 24. 289- Seddon, 1981.
287- Laoust, 1920/1983 : 22. 290- Martin et al., 1964.
206 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 207
l’habitat rural au Maroc, Jean Hensens et son équipe montrent bien que ce cas de la tuile canal, ou tuile ronde. Le Nord-Ouest marocain, ou plus préci-
type de toiture était très exactement circonscrit à la moitié occidentale de sément la péninsule Tingitane, est la seule région du Maroc où l’architecture
l’arc rifain, c’est-à-dire à sa partie humide, et n’existait traditionnellement domestique citadine ait utilisé la tuile, celle-ci étant partout ailleurs réservée
nulle part ailleurs291. aux édiices princiers ou religieux. Le dernier témoin en est Chefchaouen
Pour des raisons à première vue climatiques, la chaîne du Rif se partage mais, encore au début du XXe siècle, Ksar El-Kebir, Ouazzane et, jusqu’au
en effet, du point de vue de la couverture du toit, en deux zones. À l’ouest, XVIIIe siècle, Tétouan, toujours dans l’aire des Jbala, avaient des toits de
dans la zone d’inluence atlantique, le chaume. De l’autre côté de la frontière tuiles292. On connaît au Maghreb ces petites cités, parfois ces villages, aux
climatique, la terrasse de terre battue : donc à l’est du môle central (c’est le toits de tuiles : à Testour en Tunisie ou en Grande Kabylie en Algérie. Il
Rif des Rifains), mais aussi au nord de ce môle, là où, à basse altitude, les s’agit encore de ces massifs méditerranéens (ou telliens) où on trouve aussi
pluies déjà se raréient. Cette zone au climat sec, qui se fauile le long de les villages aux toits de chaume. Faut-il les rapporter à l’immigration mudé-
la Méditerranée aussi loin à l’ouest que l’Oued Laou, forme la partie basse jar et morisque293 ? Sans doute la question reste-t-elle ouverte : une mission
du Pays ghmara ; en altitude, à l’approche des hautes crêtes et des premiers ethno-archéologique294, sur le site d’une forteresse idrisside (Qal‘a Ḥajra
conifères, le Pays ghmara retrouve le toit de chaume à double pente. al-Nser, Xe siècle), en pleine montagne des Jbala, avait révélé l’abondance
de tessons de tuiles en un lieu dont l’occupation a cessé antérieurement aux
On connaît aujourd’hui encore ce trait sur la rive d’en face, en Andalousie.
premiers exodes de musulmans andalous.
Plus exactement dans la moitié occidentale de la bordure bétique de la
Méditerranée, des premières hauteurs au sud de Séville jusqu’à la côte médi- Si la couverture en chaume est loin d’être exceptionnelle dans l’Europe
terranéenne et le détroit ; mais la zone s’étend à l’est, en tout cas jusqu’aux de jadis, elle l’est tout à fait au Maghreb. On ne la trouve qu’en quelques
derniers contreforts avant Grenade. L’Andalousie méditerranéenne réunit points de ses reliefs méditerranéens : au Maroc, dans le Rif occidental pré-
en fait, comme la chaîne du Rif, des zones à toits de chaume (ou en tout cisément ; en Algérie, dans le Dahra, la Kabylie (où la tuile ronde de terre
cas à double pente) et des zones à terrasses. Bâtir le cadre de la toiture et y crue remplace souvent le chaume) et l’arrière-pays d’Annaba ; en Tunisie,
ixer le chaume relèvent, dans l’Andalousie que j’ai observée, d’une tech- chez les Khroumir… Partout ailleurs, c’est le règne de la terrasse de terre
nique identique à celle notée en pays Jbala. Le matériau est également le battue.
même. Jean-René Trochet a bien voulu me préciser qu’en France, dans Le chaume se dit sqaf dans le Rif occidental, la chaumière dar d-sqaf
de très nombreuses régions rurales, la toiture de chaume était encore en (en parler citadin, sqaf est le plafond, qui est saqf en classique). Le maté-
usage au XIXe siècle. Il ajoutait que ce qui avait accéléré le remplacement riau est achqaliya, dérivant du latin secale (escaña en Espagne). Secale
du chaume (ou du bardeau) par la tuile avait été le refus des banques, sous désignait, chez les Romains, le seigle mais ici il s’agit en fait de l’engrain,
le Second Empire, d’assurer les maisons de ce type contre les incendies. Triticum monococum L., un blé à un rang de grains. D’autres végétaux sont
Cependant on pouvait encore trouver des témoins de ces couvertures végé- utilisés parfois : tiges de blé dur, bruyère (khlendj), joncs (berdi)… Sur un
tales jusqu’au milieu du XXe siècle. bâti horizontal de roseaux et de perches transversales, le chaume, réuni en
La question reste posée : cette utilisation commune du chaume, sur petites gerbes (qabṭa), racines vers le haut, est ixé, rangée par rangée, en
les deux rives, représente-t-elle une réponse donnée séparément par deux commençant par le bas. Deux hommes coopèrent, l’un à l’extérieur, qui
populations différentes à une contrainte climatique et à des ressources iden- place les gerbes sur le bâti, l’autre à l’intérieur qui les y lie. Ils utilisent une
tiques ? Ou bien y a-t-il eu transfert ? L’affaire n’est pas mince. Prenons le
292- Erzini, 1991.
293- Idem.
291- Hensens, 1972 : 88. 294- Al-Figuigui, Cressier, El-Boudjay, Vignet-Zunz, voir Cressier et al., 1998-a.
208 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 209
« aiguille » (chkunt), longue baguette d’environ un mètre dont une pointe Au rez-de-chaussée du bâtiment principal, la pièce d’habitation se nomme
est percée d’un trou par lequel passe une cordelette. L’homme à l’extérieur bit (plur. biot ; on peut trouver dans d’autres sous-régions de la péninsule
enfonce la cordelette avec la baguette et les retire quand l’autre a lié la Tingitane : sṭaḥ au sud-ouest, ‘amara au sud de Chefchaouen…). À l’étage,
touffe. Près du faîte, la ixation de la dernière rangée est renforcée extérieu- pour identique qu’elle soit dans ses fonctions et dans son agencement, elle
rement par une ligne de roseaux, plus souvent deux ou trois lignes séparées se nomme ghorfa. Ces pièces sont en général au nombre de deux à cha-
d’une vingtaine de centimètres : c’est le seul endroit de la couverture où cun des niveaux quand la maison est grande. Les hôtes sont le plus souvent
les roseaux apparaissent et ces lignes horizontales au sommet du toit sont accueillis à l’étage, ce qui libère la cour, domaine privé. Pièce de réception
caractéristiques des chaumières des deux côtés du détroit. Il arrive qu’on ou chambre à coucher, l’ordonnancement est identique dans la plus grande
assure la fermeté de l’ensemble en ixant par-dessus le chaume un second partie du pays Jbala. En entrant, et toujours à droite, le long du petit côté de
bâti de roseaux. En Andalousie, ces chaumières, chozas, chozos (ou chozos la pièce, sur un châssis de briques crues et de planches posé à un mètre du
serranos), ne sont plus habitées, elles servent de remises, d’étables, etc. ; sol : le lit (srir), fermé par un rideau (rwaq) suspendu à un roseau. À la tête
chez les Jbala, il arrive qu’elles le soient encore. du lit (contre le mur opposé à la porte), une petite niche avec une bougie.
2. 1. Les massifs de la façade atlantique Entre le pied du lit et le mur, le coffre de mariage (ṣenduq), en bois peint.
Sur le sol, une natte – à l’occasion aujourd’hui, un morceau de moquette –,
B. Msaouar, Jbel Habib, B. Ider, B. Aros, B. Gorfet, Soumata, Ahl Serif,
et une table basse et ronde. Le long des murs et du lit, d’étroits et épais mate-
B. Issef, i.e. jusqu’à la rive droite du Loukkos295.
las (mṭarba) reposent parfois sur un cadre de bois (d’où son nom : kadri,
Les fonctions domestiques sont éclatées sur plusieurs bâtiments autour plur. kadriyat). Jadis, au moins chez les gens ordinaires, on ne connaissait
d’une cour irrégulière. Le bâtiment réservé à l’habitation comporte une pas ces sofas, ni les tentures, ni la table basse. On prenait ses repas assis
galerie couverte (nbaḥ), sorte de courte véranda précédant la ou les pièces sur la natte, parfois sur une peau de mouton, qui occupait le centre de la
d’habitation : une loggia. Ces pièces sont de ce fait en retrait par rapport à pièce (zāwiya del-bit), et le plat commun était posé sur une vannerie à fond
la façade, délimitant un espace abrité ; elles communiquent avec ce petit large et plat (gherbel). Le soir, les enfants dormaient à même la natte. Les
espace par une porte (jadis très basse, à peine un mètre de hauteur) et parfois parents, dans leur lit clos, reposaient sur un matelas (bsaṭ) de petits fagots
par une petite fenêtre fermée d’un volet en bois et d’une grille en fer forgé. d’une variété de joncs, khap (Typha latifolia L.).
Cet agencement semble unique dans le paysage rural marocain. À l’étage,
Une tenture (ḥayṭi) est de plus en plus souvent accrochée aux murs,
quand il en est un, cette loggia est partiellement fermée sur la cour par un
portant le motif classique de l’arc brisé outrepassé. Devant la porte ou
parapet et par les éléments du mur porteur qui, laissés en place, rétrécissent
les fenêtres, petites et fermées d’un volet, un rideau léger (ḥedjeb). Le
encore l’ouverture qui peut être alors de la taille d’une fenêtre ou d’une large
long d’un mur, à une trentaine de centimètres du plafond, un roseau est
baie, égayant la façade. Cette façade ouverte caractérise, avec le chaume,
accroché : c’est la penderie, les femmes y suspendent leurs vêtements
le paysage villageois. Du fait de la pente, on la distingue en effet de loin
dans un chatoiement de coloris et de gazes pour le plus grand plaisir des
bien qu’elle soit tournée vers la cour intérieure. C’est un point de distinc-
visiteurs. Le reste est affaire de goût personnel : étagères, bibelots, leurs
tion avec la maison citadine arabo-islamique dont on connaît, côté rue, la
artiicielles, reproductions de tableaux et photos de famille, napperons de
façade aveugle. Mais le nbaḥ de ces Jbala se retrouve avec le même nom
coton brodé ou tricotés (les illettes sont passées par le nadi, la classe de
dans les demeures classiques des villes marocaines où il forme un élément
travaux ménagers)…
constitutif du patio (wusṭ ed-dar).
295- Ce sont les Bni Gorfet qui fourniront en général les informations de première main.
L’aménagement des pièces associe donc la rigueur d’une tradition au souci
Pour les autres tribus ou régions, elles seront tirées d’autres études. d’un décor individualisé. Cependant, la tendance récente, sous l’inluence
210 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 211
du patron citadin standardisé, est à une spécialisation de la pièce de récep- Reste que le terme soit également utilisé en ville, par exemple dans les
tion telle qu’elle ne comporte plus aucune trace de l’ameublement relevant vieilles demeures de Tétouan et de Fès, où il s’agit d’une pièce en hauteur,
de la vie privée, mais des sofas le long des murs et des tables basses, éven- parfois sur la terrasse (où on la dit aussi menzeh), avec vue sur l’extérieur.
tuellement un poste de télévision alimenté par une batterie de voiture (mais Le caractère discriminant, en ville et chez les Jbala, pourrait donc être la
ces dernières anées l’électricité s’est beaucoup étendue dans la montagne) vue qu’offre la disposition en hauteur de cette pièce. Le Kazimirski propose
et profusion de bibelots. d’ailleurs pour ghorfa : « 1. galerie, balcon. 2. ciel, septième ciel ». Notons
Souvent, à l’arrière de cette pièce est situé le lieu des ablutions (medjra) qu’en ville, la pièce à l’étage est en règle générale la reproduction à l’iden-
auquel on accède par une petite ouverture fermée par un rideau. Un angle tique de la chambre à coucher du rez-de-chaussée : celle-ci, plus fraîche,
du réduit est simplement délimité par une petite murette semi-circulaire à est utilisée à la saison chaude, celle-là, mieux ensoleillée, est réservée à la
peine marquée, formant un bassin légèrement incliné vers le trou d’évacua- saison froide296. Il vaut d’être signalé encore que dans l’île de Jerba, dans le
tion d’eau (c’est la medjra proprement dite) près du mur. On a donc affaire sud tunisien, la maison comporte, à l’étage et en angle, une chambre d’habi-
à une vraie salle d’eau que possède, et possède depuis aussi longtemps que tation pour la saison chaude (car soufle alors une brise marine rafraîchis-
la mémoire ne remonte, la maison djebliya, où l’on peut procéder à sa toi- sante, ce qui n’est évidemment pas le cas à Fès) : elle porte le nom de ghorfa.
lette intime ou se baigner entièrement avec un seau d’eau chaude et un seau Dernier aménagement, et sans doute aussi ancien, la réserve de grains
d’eau froide, comme dans un ḥammam. Aujourd’hui, où l’espace habité (khzana, plur. khazin ; ou hra, l’équivalent du heri citadin : entrepôt). Elle
s’est agrandi, les maisons disposent de plus en plus souvent d’une petite est faite de plusieurs compartiments pour les différentes récoltes, on y
pièce à cet effet, au rez-de-chaussée ou à l’étage, parfois aux deux. Jadis, accède par une petite ouverture située à près d’un mètre du sol ; on trouve
la medjra se trouvait dans la pièce unique, dans le coin gauche, derrière un souvent cette réserve au fond de la pièce d’habitation, ce qui assure sa sécu-
rideau. Pour sommaire qu’il fût, il a toujours assuré dans chaque foyer une rité. Dans la cour, le silo, maṭmora, n’existe plus guère ; on y enterrait de
fonction essentielle de la culture des Jbala, la propreté corporelle nécessaire préférence le sorgho qui supportait mieux l’humidité du sol dans ces mon-
à l’accomplissement de la prière. tagnes. La récolte se range aussi dans des corbeilles en ibre de palmier-nain
(sing. askil) et, depuis les dernières décennies, dans de grandes corbeilles
Si medjra et bit en-nar font partie de la structure traditionnelle de l’ha-
de roseau (sing. sulla) qui viennent d’assez loin au sud et n’ont pénétré la
bitat djebli, les choses sont moins claires pour la ghorfa. Selon certains,
région que depuis l’ouverture de l’artiicielle frontière intérieure, à l’Indé-
elle était rare jadis. Elle répondait cependant parfaitement aux nécessités de
pendance. Les combles (ṭahar bit, le « dos » de l’habitation, prononciation
sécurité de l’époque précoloniale, waqt sayba, le temps de l’« anarchie » :
locale ; parfois ‘aricha), sous le toit, peuvent contenir la paille, qu’on loge
on y observait mieux les mouvements suspects, on pouvait, pour tirer, utili-
autrement dans une remise. (Il est d’autres modalités de mise en réserve de
ser des meurtrières percées dans chacun des quatre murs (dans l’hypothèse,
la paille, en d’autres points des pays Jbala, comme la meule non recouverte
jadis plus commune, où la ghorfa n’était pas bâtie sur le plan des pièces du
de pisé, temmun, qu’on abordera plus loin.)
bas : pas de véranda, pas de grenier à l’arrière) ; enin, en combinant esca-
lier et échelles, on disposait de plusieurs voies de sortie en cas d’attaque. La cour (dwira, ailleurs qawr ou mraḥ) peut-être fermée à l’entrée par un
Une des variantes au plan traditionnel offrait aussi cette possibilité quand mur formant une sorte de grand porche, sṭwan, dans lequel s’ouvre une large
la ghorfa, alors pièce d’hôtes, était placée de l’autre côté de la cour, au- porte à double battant. C’est le plan qui tend à se propager à l’heure actuelle
dessus de l’entrée : le sṭwan, véritable vestibule, secondait eficacement la avec l’aflux de revenus provenant de l’émigration. Ce mur prend appui dans
ghorfa, cette fois directement sur le chemin d’accès, dans la défense de la ce cas sur les bâtiments secondaires qui viennent de ce côté resserrer la cour.
cour et de la maisonnée. 296- Revault et al., 1989.
212 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 213
Mais cette entrée peut constituer un véritable vestibule (sṭwan : le terme et la Plusieurs familles s’entendent pour le faire construire par une spécialiste,
fonction rappellent une autre disposition essentielle de la demeure citadine) sur le bord élargi d’un chemin vicinal ; puis chaque femme, à tour de rôle,
couronné par un petit toit à double pente, fermé par la même porte à double en a la charge pour la journée : elle fournit le bois et l’allume dans la mati-
battant du côté extérieur et par une large ouverture côté cour. Dans les mai- née ; les femmes apportent alors leur pain, préparé pour plusieurs jours, et
sons moins cossues, un simple tronc d’arbre posé la nuit sur la fourche de chacune l’enfourne à son tour. On peut encore y cuire un plat.
deux pieux sufit à empêcher la divagation du bétail ; les chiens s’occupent Les besoins naturels se font maintenant plus rarement dans la gharsa,
du reste. Autour de la cour, sommairement dallée et protégée des ardeurs du jardin potager situé le plus souvent dans une zone proche des habitations ;
soleil par le traditionnel iguier (ici : chadjra)297, tout aussi traditionnelle- on voit apparaître, à l’extérieur du bâtiment principal mais en général sur la
ment entouré d’une banquette de terre circulaire (dukkana) pour le repos, cour, dans un petit réduit couvert ou à ciel ouvert, une installation succincte,
on trouve en outre : un édiice pour la cuisine, ou pièce à feu (bit en-nar, parfois agrémentée d’un sanitaire en porcelaine acheté d’occasion, sur une
ailleurs mimra, kutchina ou même kanun), petite construction qui, par peur petite fosse.
des incendies, a toujours été éloignée de quelques mètres de l’habitation ;
La maison du passé était-elle dotée d’un emplacement réservé aux
et une ou deux autres constructions basses, recouvertes de chaume, pour la
bêtes ? Les chiens, souvent de un à trois par foyer, dorment dehors et les
mouture du grain (bit d-rḥa), ou pour servir de remise ou d’atelier, de tis-
poules en général sur les hautes branches d’un arbre, reconnaissable à ce
sage le plus souvent.
qu’il est presque entièrement dépouillé de ses feuilles et couvert de déjec-
Bit en-nar298 est réservé à la cuisson à feu vif sur le foyer (kanun) fait tions à sa base. Reste le bétail (ksiba). On ne connaissait pas l’étable avant
d’un trou hémisphérique entouré de trois pierres (inayech). Ici pas de nbaḥ la période d’ouverture consécutive à l’Indépendance, et elle reste rare. Les
côté cour, seulement une petite ouverture dans le mur pour faire entrer le termes qu’on lui applique maintenant rwa, myel, nuwwala (et kuri, mani-
jour ; la charpente du toit est posée directement sur le haut des murs, il festement emprunté au français) sont d’usage récent, au moins dans le sens
n’y a donc pas de plafond ce qui facilite l’évacuation de la fumée. La che- d’étable. On n’utilisait autrefois qu’un terme, arudan, pour un coin derrière
minée, c’est-à-dire l’évacuation organisée de la fumée avec un dispositif la maison où, les nuits de saison froide, la vache, son veau et les quelques
qui combine une hotte et un conduit passant à travers le toit, est absente et chèvres étaient attachés à des pieux près de leurs mangeoires, protégés par le
c’est généralement le cas dans l’habitation rurale de l’Afrique du Nord (par prolongement de la toiture ou par un toit de chaume, plus tard de tôle, posé
contre le dispositif est bien présent dans la demeure citadine bourgeoise, sur deux solides piquets. Rien de plus pour la monture, attachée à l’écart.
mais réservé au hammam). Le brasero (medjmar), mobile, reste à portée des C’est encore souvent la solution en usage aujourd’hui. Mais d’autres ver-
femmes, dans la cour ou dans la pièce où elles ont l’habitude de se tenir. On sions du passé font de la petite véranda du rez-de-chaussée, nbaḥ, un abri
s’en sert pour faire bouillir l’eau du thé ou pour les cuissons lentes. pour le bétail, à la fois contre les intempéries et contre les vols : cela reste
Le four à pain (khabbaz) peut se trouver à proximité immédiate de la à approfondir, mais conférerait alors au nbaḥ une fonction qui n’est plus
demeure, petite construction circulaire au toit conique de pierre et de terre, de simple confort, comme ce l’est depuis, la tranquillité venue. Plus à l’est,
surélevée de 0,50 cm ou d’un mètre au-dessus du sol. Mais la pratique usuelle, le pays Jbala organise différemment sa pièce d’habitation, qu’il partageait
dans une grande partie de la péninsule Tingitane, est le four de quartier. autrefois avec une partie du bétail voir infra).
La construction fait appel à la pierre, à la terre, au bois, au chaume,
297- Partout ailleurs, chajra est « arbre » ; ici, le iguier a bien un statut privilégié puisque éventuellement à la tuile ou à la tôle ondulée. On creuse d’abord les fon-
c’est la seule espèce qui monopolise ce terme. Ailleurs, il arrive que ce soit, curieusement,
l’eucalyptus qu’on nomme chajra. dations (ses), une tranchée de l’épaisseur des murs qu’elles supporteront
298- Ce point sera repris infra : V-Les techniques domestiques, section 3, « La combustion ». (en moyenne 0,80 m), qu’on remplira de grosses pierres comme on monte
214 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 215
un mur ; profondes en général d’environ un mètre, il peut arriver qu’elles plus exposé, en débordant sur le sol d’un trait qui souligne de blanc les
atteignent jusqu’à trois mètres, quand il leur faut résister à la pression de la surfaces crème. L’hiver, elles se contentent de passer le biyaṭa une seule
pente. La maison est surélevée d’une trentaine de centimètres à un mètre fois par semaine, si la pluie le permet. En outre, à chaque veille de fête,
au-dessus du sol, ce qui permet de faire passer sous elle, transversalement à le chaulage est fait en grand. Cette coquetterie de la maison djebliya
son grand axe, deux drains (sariya, plur. swari) qui vont évacuer vers l’ar- (murs bicolores éclatants, leurs en pots ou en terre, cour ombragée par
rière de la maison l’eau de ruissellement qui pourrait traverser la cour ou le iguier familial) constitue sans doute sa deuxième caractéristique, la
les suintements d’un sol souvent gorgé d’eau. Puis on élève les murs : non première étant architecturale (ghorfa, nbaḥ, sṭwan, toit à double pente,
pas selon la technique du pisé banché, grâce à un coffrage qu’on déplace parfois dallage de la cour…).
au fur et à mesure (be-redma, technique en usage chez les Rifains où, dit- La construction en usage chez ces populations du lanc centre-ouest de
on, la terre s’y prête ; ailleurs, on appelle le procédé ṭabia), mais en pierres, la péninsule est donc remarquable – outre son toit de chaume – principale-
avec un liant de terre mouillée. À l’étage, les murs sont moins épais (0,40 ment par les galeries couvertes qui éclairent la façade. Mais d’autres sous-
m) et faits de briques crues ; si la construction ne comporte pas d’étage, les ensembles fractionnent le pays Jbala de leurs singularités.
pierres ne montent qu’à la hauteur d’un mètre à 1,50 m, cédant ensuite la
place aux briques. 2. 2. La partie centrale de la péninsule Tingitane
Achevée, la maison est l’objet de soins attentifs. Les murs, le sol, sont Du détroit au parallèle de Ouazzane (sur l’axe Sebta-Chefchaouen-
recouverts d’un enduit de glaise (ḥammar) qu’on va chercher plus haut dans Ouazzane) : Anjra, Haouz, Ouadras, B. Hozmar, B. Hassan, Akhmas, Ghzaoua,
la montagne et qu’on pétrit avec de l’eau, de la paille hachée (tben) et de la B. Ahmed.
bouse de vache séchée (khaṭra). Ce pisé recouvre aussi les marches d’esca- a) Sur la façade du détroit, à l’est de Tanger, les Anjra ont aussi un
lier et les nombreuses banquettes (sing. dukkana) qui agrémentent la cour à mode de construction particulier : une étendue et un volume moindres,
l’angle d’un mur, autour de la base du iguier, etc., ainsi que les petits bacs des angles rectilignes et des murs au cordeau, ni nbaḥ, ni ghorfa. Les
dans lesquels on a planté des leurs. Ce revêtement est alors chaulé : les bâtiments entourent la cour en un quadrilatère, ou bien en un U fermé par
murs de façade sont passés soit à la chaux (djir, parfois teintée de bleu ou un mur, mais ils sont petits, sans étage, ne comportent en général qu’une
de vert) soit au biyaṭa (pour biyaḍa), terre d’une qualité particulière (ter- pièce ; un ou deux seulement ont un toit à double pente ; s’ils sont deux,
rest, budrihim, djerraya…) très diluée dans l’eau et qu’on passe avec un l’un garde en général le chaume, l’autre est en tôle ondulée. La façon
chiffon, djfef. Sols, escaliers, banquettes, en revanche, sont exclusivement dont les plaques de tôle sont ixées aux murs est caractéristique : les
passés au biyaṭa. Les Jbala sud-orientaux ont une technique très élaborée deux pignons dépassent en hauteur ces plaques d’une vingtaine de centi-
qui sera décrite plus loin. mètres, formant un double rebord parallèle à la pente. La facture est très
L’entretien consiste d’abord à refaire au pisé les parties abîmées par la urbaine. Davantage encore ceux des bâtiments qui sont à toit plat, dont
pluie (murs, banquettes). C’est encore une occupation féminine. Mais ce les murs forment un rebord conséquent délimitant de vraies petites ter-
à quoi elles s’adonnent avec régularité, c’est à l’entretien du biyaṭa tous rasses. L’émigration vers Tanger étant ancienne, est-ce introduction d’un
les deux ou trois jours, en complément au balayage quotidien, comme style importé ? Par des maçons du cru mais formés sur les chantiers de la
ailleurs on lessive le sol carrelé ; ici les jeunes illes repassent la serpil- ville ? Est-ce affaire de revenus, alimentés par cette émigration mais, tra-
lière, trempée dans un seau rempli d’eau couleur terre, sur toutes les sur- ditionnellement aussi, par la contrebande incessante avec Sebta/Ceuta ?
faces où on a marché. Le sol, d’une chaude teinte beige, est ainsi toujours Le vent qui bat régulièrement le détroit joue-t-il aussi son rôle dans ces
lisse et net. De temps en temps, elles ravivent à la chaux le bas des murs, formes ramassées et mieux assurées ?
216 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 217
b) Le Haouz, ce petit territoire constitué en tribu qui occupe les crêtes crues pour le protéger du vent, aménagement déjà observé chez les ‘Arab
immédiatement au nord de Tétouan, a développé un style original. Ce qui de la plaine atlantique. Lorsque la pièce principale ne comporte pas cette
est ailleurs une petite véranda en façade, une loggia (nbaḥ), est ici fermé structure surélevée, le lit conjugal est une plate-forme de roseaux ixée, d’un
comme une pièce véritable, une pièce de réception plus qu’un vestibule ; côté, au mur, de l’autre, posée sur une murette de briques crues d’environ un
la porte, lanquée de deux fenêtres à grilles, est souvent couronnée par un mètre de hauteur, disposition classique chez les Jbala du nord et de l’ouest.
arc brisé outrepassé, on ne peut plus citadin, et précédée de deux ou trois En revanche, comme dans le reste du pays Jbala, on trouve :
marches cimentées. Ce nbaḥ n’a pas son pendant à l’étage supérieur ce qui
— le toit à double pente et en chaume ;
libère l’espace pour une terrasse sur laquelle s’ouvre directement la ghorfa,
coiffée d’un toit à double pente en zinc, parfois en vieilles tuiles plates — la pièce à l’étage qui, quand elle existe (pailler, remise ou chambre
de la période espagnole. Parmi les deux ou trois bâtiments plus petits qui d’hôte), est bien connue sous son appellation caractéristique de ghorfa,
l’accompagnent, l’une, la chaumière, peut témoigner de la continuité de tandis que bit reste spéciique du rez-de-chaussée (cependant, on va le
l’occupation ; les autres bâtiments sont à terrasse, selon le style décrit chez voir, avec un glissement de sens) ;
les Anjra, que rappelle encore le rebord des pignons ixant les plaques de — le petit aménagement en « salle d’eau », avec trou d’évacuation ;
tôle. Est-ce encore affaire de niveau de vie ? Sans doute. Mais nourri par — le lit à droite de l’entrée et la « salle d’eau » à gauche (avec les réserves
Tétouan ou bien par Sebta/Ceuta ? Tétouan est certes bien proche mais alors alimentaires, les ustensiles de cuisine, etc.) ;
pourquoi son inluence ne s’est-elle pas exercée sur l’habitation des tribus
— le sṭwan enin.
qui la jouxtent au sud ?
Les différences lexicales sont plus nombreuses :
c) Plus loin au sud, sur la rive gauche du cours supérieur du Loukkos et
donc à mi-distance de Chefchaouen et de Ouazzane, la maison des Ghzaoua — qawr est la cour, au lieu de dwira plus à l’ouest ;
n’est pas sans intérêt299. Quoique située juste à l’arrière de la façade atlan- — sṭaḥ est la pièce d’habitation du rez-de-chaussée, alors que c’est, en
tique du pays Jbala, on note de nombreuses différences avec la maison de ville, la terrasse ;
leurs voisins occidentaux. Ces différences concernent autant la structure — bit, en hiver, est la pièce commune aux bêtes et à la famille ; quand elle
générale que le lexique. La plus frappante est la relative absence du nbaḥ n’assure pas cette fonction double, bit est l’étable et non plus la pièce
dans la maison traditionnelle. Une disposition de l’habitation principale qui principale de la famille appelée, elle, sṭaḥ ;
n’apparaît pas chez les Jbala plus atlantiques (à moins qu’elle n’ait existé — mistḥam est, dans le bit, la moitié réservée aux bêtes ;
dans le passé sans que les traces n’en aient été repérées), est la dukkana.
— dukkana est la moitié surélevée du bit, une large plate-forme réservée
Ailleurs, étroite banquette de pierres et de briques crues pour le repos, située
à la famille ;
en général dans la cour, cette disposition est ici de règle quand, dans les
maisons pauvres, la pièce principale du rez-de-chaussée sert d’abri en hiver — ruf est un faux plafond au-dessus du mistḥam, servant de remise ;
à la fois aux bêtes et à la famille. Elle est alors une large plate-forme de — ‘aricha est un espace sous les combles (pailler, remise), qu’il y ait ou
peu de hauteur qui peut occuper la moitié de la pièce, la couche conjugale pas de ghorfa ;
étant installée contre le mur et les enfants dormant à côté sur une natte. Elle — uḍaya est l’espace aux ablutions (wuḍū‘) ou « salle d’eau », au lieu de
comporte parfois le foyer ixe, kanun ; quand le kanun est dans la cour, par medjra.
exemple pour son utilisation en été, on l’entoure d’une murette en briques
Des observations plus nombreuses dégageraient encore plus de diversité
299- Voir González Urquijo et al., 1999 et 2001-a et 2001-b. dans la conception et le style de la maison chez les Jbala. On ne peut donc
218 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 219
que tracer un tableau général, assurément très inégal, ce qui vaut aussi pour Au sud de la vallée de l’Ouergha s’étendent les hauteurs moins élevées
les thèmes autres que l’habitat. Les Jbala méridionaux, cependant, valent et plus céréalières du Prérif. Entre l’Ouergha et l’axe des oueds Sebou-
qu’on s’y arrête. Innaouen, d’une part, et, d’autre part, entre un méridien qui passerait à mi-
chemin de Meknès et de Fès et un autre à la verticale de Taza, ce Prérif est
3. La moitié méridionale de l’arc des Jbala et le Prérif : l’arc le domaine de tribus de type bédouin, Hyayna, Cherarga, Soiane, etc. Elles
ouazzane-ouergha occupent un territoire qui fut très probablement de type jebli avant que ne
Certains auteurs regroupent en un « Rif méridional » tous les Jbala s’y installent aux XVIe et XVIIe siècles, sur ordre des souverains et dans
sud-orientaux. Ou bien élargissent à l’ensemble de la zone comprise entre le dessein de protéger Fès, des tribus « guich » (militaires), rameaux déta-
le Loukkos et l’Ouergha une autre notion, celle de « basse montagne sud- chés des grands nomades Bani Hilal, à la lointaine origine orientale. Les
rifaine ». C’est cette dernière classiication qui sera suivie, en y incorporant ancêtres des Jbala, qu’on appelait encore à cette époque Ghumāra, se sont
la catégorie, plus classique chez les géographes, de Prérif. alors repliés sur le cours du puissant Ouergha300.
Il s’agit d’une des régions les plus riches du pays, sur le plan agri- Ainsi, à grands traits, la vallée de l’Ouergha sépare-t-elle basse montagne
cole. Mais elle est moins urbanisée que la péninsule Tingitane : seule Fès, sud-rifaine et Prérif, Jbala et ‘Arab. Entre eux les différences sont fortes,
bien qu’extérieure à la région, y exerce son emprise depuis des siècles. notamment au niveau de la langue ou de certaines valeurs emblématiques,
Immédiatement au nord de la vallée de l’Ouergha, les basses montagnes mais les interférences nombreuses. Notamment au plan des techniques de
sud-rifaines marquent le début de l’élévation générale du relief vers le construction. La maison n’a pas ici le volume et l’assurance de celle des
cœur de la cordillère, au nord. La vallée, dans son cours moyen, forme Jbala du nord-ouest. Elle se serre autour d’une cour intérieure, elle-même
ainsi la bordure méridionale du pays Jbala. En fait, la frontière n’est pas entourée d’une galerie couverte soutenue par des poteaux ichés dans le
constituée par le lit du cours d’eau car un chapelet de petites tribus jbala en sol. Plus rarement, cette galerie couverte, bâtie alors plus solidement, peut
occupe aussi la rive gauche. Plus à l’est, à la hauteur de Taounate, lorsque courir le long de la façade comme on le voit couramment dans le nord de la
le cours supérieur de l’Ouergha s’inléchit vers le nord, le territoire des péninsule Tingitane. Elle s’élève parfois d’un étage partiel. La toiture est
Jbala le franchit et déborde largement vers le sud pour former une poche à deux pans de faible inclinaison. Sa couverture surprend puisque, malgré
qui s’étend jusqu’aux abords de la trouée de Taza : on n’est plus dans la cette inclinaison, elle est en terre tassée, couche qui recouvre le chaume (ici
basse montagne sud-rifaine mais déjà dans le Prérif. Extrémité orientale brumi et non sqaf comme chez les Jbala septentrionaux et occidentaux),
de l’arc des Jbala, c’est le seul endroit où celui-ci entre directement en lui-même placé sur un lit de roseaux ixé à des perches à l’horizontale ; un
contact avec les Rifains. Deux grandes tribus le constituent pour l’es- mince lit de pierres vient parfois s’intercaler entre chaume et terre.
sentiel, entre les oueds Leben et Innaouen : les Tsoul et les Branès qui, Voilà donc qui est surprenant : on garde le chaume mais on le recouvre
à l’extrémité de l’arc des Jbala, sont en contact direct avec l’ensemble de terre. Comment mieux signiier qu’on est, ici, dans une région qui marie
rifain et occupent de ce fait une place à part, notamment à cause d’une deux cultures, celle des Jbala, familiers de matériaux naturels diversiiés, et
arabisation tardive. celle d’anciens Bédouins qui, en plaine, ne disposaient à profusion que d’un
Au nord-ouest de ce bloc méridional s’étend le pays d’Ouazzane, avec seul matériau, la terre. Il y a aussi une explication technique : le chaume
le même aspect « basse montagne sud-rifaine », une économie agraire forte- n’est pas ici ixé sur les perches par une cordelette tirée avec une aiguille
ment arboricole et un groupe de tribus des Jbala qui forme sas entre la pénin- de bois, comme en maints endroits du pays Jbala, aussi la couche de terre
sule Tingitane et la vallée de l’Ouergha : Ahl Sarsar, El-Rhona, Masmouda, est-elle le moyen de maintenir le chaume en place. Une première couche
Ahl Roboa, Bni Mestara, Bni Mesguilda… 300- Voir Lazarev, 1966.
220 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 221
(tadjrida) d’environ 5 à 10 cm de terre pétrie avec de l’eau et de la paille et appliquer les enduits, un peu de l’habilité de leurs voisins méridionaux
grossièrement hachée est posée sur la couche de roseaux ; puis est posé le du Prérif. Mais installés sur les premières vraies hauteurs du massif rifain,
chaume (sqifa) sur environ 40-50 cm d’épaisseur, et enin un dernier revê- ils connaissent une pluviométrie qui change la donne : la tôle ondulée en
tement (tehlisa) fait de terre, d’eau et de paille inement hachée, de 3-4 cm zinc est ici fortement implantée, qui confère plus de solidité (et donc une
d’épaisseur. Son originalité tient plus précisément à ce que ce revêtement plus grande ampleur) au toit, solidement arrimé aux murs, et une meilleure
d’argile luide tend à tout envelopper, toits, murs extérieurs, parois inté- étanchéité sans ce recours incessant au chaume et à la terre :
rieures, plafonds, sols, niches, encadrement des fenêtres, marches, ban- «Elle crée une nouvelle plastique plus rectiligne, à inition géométrique nette ; si
quettes parfois rehaussées d’une couche de chaux égayée d’un colorant. cette tendance se conirme, l’architecture de zinc, qui couvre déjà le Gharb et le Rif
Véritable remodelage des surfaces et des angles qui donne un aspect cré- Central, élargira son aire de présence jusqu’aux abords de l’axe Fès-Taza. »302
meux et lisse, un arrondi auxquels excellent les femmes d’une région elle-
À leur tour, les Tsoul, à l’extrémité sud-orientale de l’arc des Jbala, se
même mollement ondulée et peu boisée :
singularisent dans ce Prérif. S’ils n’ont pas une architecture sensiblement
« L’argile du Pré-Rif semble être un don du ciel (…). On enduit tout, absolu- différente, la pierre est partout là où étaient la terre et son enduit. Sols dal-
ment tout : les murs, les sols, les plafonds, les murettes, la végétation aussi ! De petits lés, murs nus en pierre et, fait exceptionnel au Maroc, toitures de dalles (ou
ouvrages tels que fours, dépôts à grains, sont également enduits et offrent le spectacle lauzes), luwaḥ d’un gré de couleur ocre, sommairement taillées et posées
de véritables œuvres de sculpture. »301 comme des tuiles sur une ine couche de terre recouvrant un remplissage de
Voici maintenant les enduits de la surface intérieure des murs et du pierres posées sur un lit de roseaux soutenu par des perches :
plafond, en usage dans la région de Taounate, sur l’Ouergha. On recouvre « L’omniprésence et la maîtrise de la pierre confèrent à l’architecture tsoulienne
d’un mélange de terre, eau et paille hachée grossièrement (loṭma), conve- un caractère très fort et unique au Maroc. » 303
nablement pétri, les briques crues (ṭawbiya) des murs ainsi que les poutres
La terminologie présente quelques spéciicités : la pièce d’eau est mṭaḥra,
et les roseaux du plafond. Puis on passe un enduit fait de terre mouillée et
la cour dallée mraḥ, la pièce bit si le bâtiment ne comporte qu’un niveau,
de paille inement hachée (teḥlisa), qu’on lisse à la main. Ensuite, avec un
s’il en a deux, la pièce du haut est ghorfa, celle du bas damus ; rof est un
enduit à base de pierre blanche inement moulue (biyaḍa), on recouvre en
faux plafond, une sorte de mezzanine (comme chez les Ghzaoua, à mi-dis-
deux couches le précédent enduit. Pour la inition intérieure de la pièce,
tance de Chefchaouen et de Ouazzane).
une ligne horizontale rouge est tracée à environ un mètre du sol, comme
une ceinture (ḥzem) ; la partie inférieure est passée à l’enduit dit « noir » On verra plus loin que les Tsoul se distinguent encore par leur meule
(en fait grisé), en deux couches. Pour les enduits du sol en terre battue de la de paille. On trouve aussi chez eux un berceau suspendu comme un hamac
pièce : on le recouvre de loṭma, en une première couche ; puis on passe une (döḥ), ce qui paraît bien exceptionnel chez les Jbala.
seconde et dernière couche, teḥnika : terre pétrie d’eau et de bouse de vache ;
4. Le Rif central ou Haut Rif
cette dernière, rowṯ, est aussi appelée ḥenna, henné, par euphémisme. Les
femmes, avec leurs gestes de potières et de boulangères, se sont arrogées Certains auteurs, on l’a vu, intercalent entre le Rif occidental et le Rif
le monopole de ces tâches, accroupies ou bien perchées sur des échelles ou oriental, un Rif central, parfois qualiié de Haut Rif. On adoptera cette clas-
des échafaudages de fortune. siication qui, du coup, rétrécit le champ du Rif occidental et oriental, pour
en faire la zone des plus hautes crêtes de la chaîne : l’altitude et, partant, le
Les Jbala de la basse montagne sud-rifaine, sur la rive droite de l’Ouer-
gha moyen et du cours supérieur du Leben, empruntent donc, pour choisir
302- Idem.
301- Benelkhadir et Lahbabi, 1989 : 61. 303- Idem.
222 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 223
climat sont en effet des critères discriminants pour l’habitat. La région com- ce n’est pas le cas partout, dans le Bas-Kert par exemple305), toiture à ter-
prendrait ainsi les Ghmara de la dorsale et les Senhaja Srayer. rasse légèrement inclinée (toit, ṯazukha ; terrasse, asṯiḥ), faite classique-
La maison à étage du Rif central est tout à fait différente de ce qu’on a ment d’une couche de terre reposant sur un lit de roseaux soutenu par de
vu jusqu’à présent. Pays de vraies montagnes, « l’art de construire y est un fortes perches posées horizontalement tous les vingt ou trente centimètres.
des mieux maîtrisés du Maroc », disent Benelkhadir et Lahbabi. Toit à forte Cependant Coon émet l’hypothèse que les Rifains du Rif central puissent
inclinaison, pyramidal sur base carrée, plus rarement à double pente ; chaume avoir eu, eux aussi, des toits à double pente, dont les auraient détourné par
sur lattis de bois ; murs en pierres, chaînés par des madriers, recouverts d’un la suite les destructions de la guerre du Rif puis l’interdiction de la coupe
enduit épais et, face à l’ouest, d’un bardage en lames de bois ou en simples des arbres par les autorités coloniales306. Cela reste conjectural.
branchages pour assurer une protection contre la pluie. Compacte et mas- Les maisons (ṯeddaṯ) sont en U, deux ailes lanquant la cour (azkak)
sive, elle rassemble toutes les fonctions qui, chez les Jbala, se trouvent dis- qu’un débordement du toit (asqeif, ar. sqaf), soutenu par des poteaux ver-
persées autour de la cour et celle-ci disparaît. L’étage, courant ici, regroupe ticaux ichés en terre, protégeait des excès du soleil ou de la pluie ; murs
les pièces d’habitation autour d’un couloir central ; le rez-de-chaussée est en pierres, généralement sans enduit, sauf autour des ouvertures. Dans la
réservé aux dépendances et aux bêtes. S’il n’y a qu’un niveau, les pièces cour, le silo enterré ; à l’extérieur de la maison, près de la palissade, le four
entourent un patio central couvert. La maison présente en général, à l’étage, à pain conique, bâti à même le sol, sans être surélevé comme dans le Rif
une galerie en bois, montée sur de ins pilotis, qui en fait le tour, protégée occidental. Le grain et les igues sèches pour la consommation quotidienne
par une balustrade en planches souvent sculptée, comme l’est, en particu- sont rangés dans de grandes corbeilles de roseaux enduites de chaux pour
lier dans la vallée de Taghzouth, chez les Senhaja, le châssis qui encadre les éloigner poules et insectes. Hart signale, dans la chambre à coucher des
volets en bois et qui peut reproduire l’arc outrepassé citadin ; cette galerie Aith Waryaghar, la présence d’un petit espace réservé aux ablutions avec
est abritée par le toit, largement débordant. C’est « un vrai chalet de mon- trou d’évacuation des eaux, soulignant à ce propos le souci général de la
tagne » (op. cit.). propreté corporelle (le même aménagement est signalé dans le Bas-Kert :
On retrouve parfois cette même galerie en bois sur pilotis, donc légère et Gauché, op. cit.). Mais pas de lit surélevé et fermé par un rideau, de coffre
en saillie, le long de la grande chaîne dorsale entre Chefchaouen et Kétama, de mariée, de penderie suspendue :
seulement elle est limitée à la façade. Marque-t-elle une transition entre la « Le mode d’habiter témoigne de l’aspiration permanente à l’émigration, et du
galerie en bois et périphérique sur pilotis du Rif central et la galerie maçon- peu d’attachement de l’habitant à son habitat ; tout relève ici du provisoire. On note,
née et intégrée à la seule façade de la péninsule Tingitane ? Mais l’interroga- à titre d’exemple, que le mobilier, hétéroclite et dérisoire, est entassé au fond des
tion peut être questionnée à son tour : faudrait-il toujours chercher à isoler, pièces, comme en attente d’un transfert. » 307
au sein de l’éventail des types en présence, une séquence synchronique qui Peut-être est-ce un jugement qui correspond davantage à la situation
témoignerait d’une évolution historique ? Les choses sont peut-être moins actuelle qu’à ce qui a pu exister… il y a cent ans ? Si les constructions
simples et les emprunts, aléatoires. se sont multipliées depuis la forte émigration vers l’Europe et l’exten-
5. Le Rif oriental304 sion de la culture du cannabis des vingt ou trente dernières années, et si
elles font largement appel au béton, à l’étage, aux balcons et tendent à
Pour ce qui est du Rif oriental, pays où l’altitude et les pluies décroissent
rapidement, c’est un autre univers : habitat en général très dispersé (mais
se déplacer vers les régions basses, vers les routes et les agglomérations
304- Dans cette région de langue berbère, les informations sont essentiellement tirées 305- Voir Gauché, 2002.
de Coon et de Hart, avec des apports ponctuels de Laoust. Les précisions lexicales sans 306- Coon, 1931 : 69.
mention d’auteur sont de Coon. 307- Benelkhadir et Lahbabi, 1989 : 95.
224 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 225
nouvelles, en revanche la maison du passé était en général d’un seul niveau. davantage car l’on trouve chez certains groupes des procédés tout à fait ori-
Caractéristique de l’époque – et de la société rifaine –, les maisons des ginaux et remarquables.
principaux chefs de famille étaient lanquées d’une petite tour fortiiée Cela conduira, dans un premier temps, à passer très rapidement en
(achbar, une sorte de blockhaus de 2 m2 de côté et de 1,50 m de hauteur) revue l’artisanat, c’est-à-dire les productions plus souvent dirigées vers
qui permettait de se retrancher en cas d’attaque avec un meilleur angle de l’échange, vers le marché que vers la consommation familiale. Avec l’arti-
tir. Ce symbole des vendettas interminables qui minaient le monde rifain sanat, l’outillage et les procédés sont, pour l’essentiel, communs à tout le
fut abattu par ‘Abd al-Krim qui commanda en 1922 qu’on les rasât. Hart monde rural marocain (ou même maghrébin). Dans un deuxième temps,
est le seul contemporain qui les décrive. L’informateur de Mouliéras les on traitera des techniques mises en œuvre dans des productions destinées
évoque de cette façon : pour l’essentiel à la consommation familiale, ou techniques domestiques.
« Là, dans la cour attenante à chaque maison, quatre poutres supportent une Si, pour un bon nombre, on les retrouve, elles aussi, ailleurs au Maroc (et en
haute tour en bois, du haut de laquelle le chef de famille veille (…) »308 Afrique du Nord), on verra que, paradoxalement, certaines autres méritent
Il n’est pas inintéressant que Doutté ait noté une similitude avec le grand une description poussée : elles concernent pratiquement les seuls Jbala
massif de l’Algérie orientale : ou du moins tels ou tels d’entre eux. Tandis que les procédés techniques
propres au tissage, à la poterie, au travail des métaux, du cuir et du bois –
« Dans l’Aurès, avant notre arrivée, les villages étaient en état de guerre perpétuel. »
activités cruciales de l’économie villageoise – feront simplement l’objet
Il ajoute, citant Masqueray, que chacun d’eux : d’énumérations succinctes avec le vocabulaire correspondant puisque, en
« avait ses tours d’observation, tours carrées, solides, du haut desquelles des ces domaines, le Nord, s’il se distingue parfois, n’innove pas.
vedettes observaient la plaine et les déilés. » Toutefois, il convient d’opérer une distinction entre gens des plaines et
III- Les techniques artisanales gens des montagnes, dans la mesure où les premiers sont essentiellement
des descendants de pasteurs transhumants. On connaît le faible poids chez
Si le parler agit comme discriminant dès le premier abord, c’est le ceux-ci des techniques de transformation de la matière par l’entremise de
vêtement, dans la proximité du face-à-face, et la maison, dans l’approche l’outil. Tout leur savoir est mobilisé dans la conduite des troupeaux (qui sont
régionale, qui constituent certainement les plus évidents des marqueurs de leur véritable outil de transformation de la matière) et donc dans la maîtrise
l’identité. En revanche, les techniques liées à la production – agricole ou de l’espace. Avec, quand les circonstances sont favorables, ce double corol-
domestique – n’attirent pas autant l’attention et ne sont qu’exceptionnel- laire : un rôle souvent de premier plan dans le grand commerce international
lement un indicateur de l’identité. Cela explique que peu d’informations et un investissement remarquable dans le traitement d’autrui. Remarquable
existent dans la littérature spécialisée. Or, ils peuvent être tout aussi bien en ce sens que leurs déplacements, en les rendant tributaires des rencontres
les révélateurs d’une originalité profonde que les témoins d’interférences avec d’autres populations qu’il leur faut soit s’allier, soit combattre, ont
peu sensibles par ailleurs. Le classement suivra un ordre distinct de celui développé chez eux un savoir-faire qui les met en position de devenir faci-
des précédentes descriptions où chacune des populations du Nord était lement les mercenaires du pouvoir central – et parfois ses maîtres.
examinée séparément. En effet, en ce domaine des techniques de transfor-
Les populations d’origine bédouine de la façade atlantique, du Prérif et
mation de la matière, peu de différences existent entre les populations que
de l’Oriental apportent sur les marchés de piémont peu de produits inis ou
l’on a distinguées jusqu’à présent. Sauf pour un petit nombre de techniques
semi-inis. Ils les tirent essentiellement de la laine. En revanche, la renom-
domestiques auxquelles sera réservée une section à part : on s’y arrêtera
mée des Jbala, des Ghmara et des Senhaja dans les métiers de transforma-
308- Mouliéras, 1895, I : 52. tion des produits de l’agriculture et de l’élevage est étendue et ancienne.
226 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 227
Les géographes arabes, les voyageurs étrangers des derniers siècles évo- de cuir (za‘bula, plur. za‘bil), l’huile d’olive, les igues sèches (liées en
quaient les nombreux produits qu’ils fabriquaient et vendaient dans les chapelet : chriḥa), le sameṭ l-ḥlu el-ḥlal (gelée ou sirop de raisin, douce
petits marchés du piémont ou dans les grandes villes. Parmi eux, le savon en et licite). Les Ghzaoua, pour la poterie, l’huile, les raisins secs, le même
pâte fabriqué à partir de l’huile d’olive et des cendres du lentisque, l’huile sameṭ et les igues sèches. Taghzouth, pour la menuiserie et les sacoches.
d’éclairage faite à partir de baies de lentisque, les igues et raisins secs, les Oued-Laou, pour la poterie et une variété de igues, geddan. Les Ghmara,
gelées de raisin (sameṭ)309 qui se consommaient parfois fermentées, le fro- pour la calligraphie et le poisson. Les Ouadras, pour le lin et son tissage,
mage blanc310, le charbon de bois, les sacoches brodées, les babouches, les les coufins, les tamis en doum. Les Bni Hozmar, pour la chaux. Les Bni
souflets de forge, les coffres et portes en cèdre, les poutres de charpente, Issef, Akhmas, Bni Zakkar et d’autres pour les ils de soie qu’ils expor-
les poires à poudre cloutées, différents objets de métal comme les grillages, taient à Tétouan et à Chefchaouen, activité aujourd’hui éteinte mais dont
les armes blanches, les canons de fusil (Pierre Ricard précise : « Autrefois, témoignent les nombreux mûriers de leur région… L’auteur précise que
ils [les Jbala] formaient presque tout l’effectif des armuriers de Fès »), les les Jbala étaient autosufisants pour les vêtements en lin, dont toute la pré-
pieds des candélabres et des braseros… paration et la confection se faisaient en tribu. Les Bni Issef étaient connus
Les Rifains semblent les enfants pauvres de la montagne, de ce point comme forgerons et les plus qualiiés se déplaçaient chez les Bni ‘Aros,
de vue. Pourtant, des références aux productions de leurs anciens artisans Bni Gorfet, Soumata et Ahl Serif à la période des labours. Le village de
indiquent, selon Coon, une aussi grande qualité, au moins jusqu’au XIXe L-Hsan, chez les Bni ‘Aros, pour sa ferronnerie (grilles de fenêtres), ses
siècle. S’il y a bien eu un effondrement des techniques artisanales du Rif pièges à lièvre, chacal et sanglier, pour son savoir vétérinaire et pour la
oriental, en une centaine d’années, c’est encore une pièce à verser au dos- castration des animaux de trait (pratique rare au demeurant).
sier de la forte différenciation qui a ini par affecter les deux sociétés de la Dans l’ensemble, cette importante industrie domestique caractérise
chaîne du Rif, occidentale et orientale. Jbala et Senhaja (ceux-ci notamment dans la fameuse vallée de Taghzouth),
La liste est longue des petits métiers qui se pratiquaient dans ces mon- dans une moindre mesure Ghmara, achevant de leur donner cette allure de
tagnes nord-occidentales jusqu’à il y a encore trente ou quarante ans. Elle population laborieuse engagée dans une multitude d’activités économiques
s’est, depuis, considérablement réduite. Plus exactement, ces métiers n’ont et transformant ses montagnes en une des régions les plus densément peu-
pas disparu mais, alors qu’on les trouvait pratiquement tous réunis dans les plées du pays.
villages de quelque importance, et souvent étaient-ils plusieurs du même Les Rifains, quant à eux, satisfont en partie leurs besoins mais n’ex-
corps de métier dans chacun des quartiers du village, leur nombre global a, portent guère.
lui, considérablement diminué. Pratiquement le seul à subsister est le tis-
sage. Tous ces artisans ont, par ailleurs, leurs terres dont ils s’occupent avec 1. Le tissage
leur famille ou qu’ils font exploiter en association. Les Jbala, mais aussi les Senhaja, sont surtout connus aujourd’hui
Ayyachi Al-Mrini a esquissé un petit tableau des spécialités des diffé- comme tisserands (derraza, sing. derraz ; les ileuses : ghezzala). Dans la
rentes tribus des Jbala311. Les Bni Ahmed sont réputés pour leurs sacoches liste des centres de tissage les plus réputés du Maroc, on cite Ouazzane,
309- ṣameṭ, ici avec un ṣ emphatique, se dit au Maroc de fruits (olives, igues, tomates...)
Chefchaouen, Tétouan, Rabat, Marrakech et Bzou : les trois premiers sont
encore trop fermes, pas assez mûrs, ce qui paraît convenir. Cette gelée, ou sirop de raisin dans le périmètre des Jbala, le dernier au pied du Moyen Atlas, près de
est fabriquée aussi chez les Rifains. Marrakech. Dans leurs gharsa-s (jardins potagers), ils cultivent en irrigué
310- Rare, en fait, la production de lait étant insufisante. On le trouve surtout dans les zones
proches des villes du Nord, comme Tanger et Tétouan, ou chez les ‘Arab de la Moulouya.
– certes de moins en moins –, le coton, le lin, le chanvre (et autrefois le
311- Al-Mrini, 1984. mûrier du vers à soie) qu’ils tissent chez eux (à l’exception de la soie). De
228 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 229
la laine des moutons qu’ils font élever en général dans la plaine, en asso- à la complexité technique (mais la complexité des opérations techniques se
ciation avec les ‘Arab, ou qu’ils achètent sur les marchés de piémont, ils réduit-elle au domaine de l’outil ?). Y a-t-il une incapacité de la femme à se
font des couvertures, des djellaba-s ou les voiles et les ceintures de leurs saisir d’objets intermédiaires, une maladresse ? La force physique mise en
femmes ; mais pas de tapis, ce qui est caractéristique des populations tel- jeu dans maintes activités passant par l’outil est-elle un obstacle ? Pour la
liennes de l’Afrique du Nord qui ne disposent pas assez de laine. C’est une percussion sans doute. Mais on verra son usage de la faucille et son savoir-
occupation à plein temps, donc plus souvent masculine car les femmes sont faire dans la confection de la gerbe ou l’égrenage au maillet ; le couteau et la
trop prises par leurs charges domestiques. Mais une jeune ille, une femme cuillère lui sont familiers ; enin elle manie la pierre dans divers concassages.
qui a ini d’élever ses enfants peuvent tisser des ceintures, des mendil-s ou Chez les Jbala, le métier à tisser (mramma), situé le plus souvent dans
des ichus sur un modèle réduit du métier ; ou, occasionnellement, aider une pièce séparée de l’habitation, est une version, à peine plus rustique,
l’homme sur le grand métier. de l’instrument citadin des deux rives de la Méditerranée. C’est le métier
C’est le moment de rappeler qu’ici, comme probablement dans toute horizontal à deux rangs de lisse (donc à deux pédales et à trois, cinq ou
l’Afrique du Nord, il n’existe pas de tâche qui soit strictement réservée à sept poulies, si on a recours à un décompte symbolique) qui s’est partout
l’un des sexes, avec opprobre à la clé en cas de transgression. La division substitué, semble-t-il, au petit métier horizontal à basses lisses ou encore au
sexuelle du travail ne résulte pas d’une répulsion que susciterait la confu- métier vertical à haute lisse (ou à un rang de lisse), féminin, sans navette,
sion des genres, une violation de la « nature » des deux sexes, mais reste qui est si commun dans d’autres zones montagnardes qu’on l’a appelé « le
le plus souvent affaire de circonstances, comme l’inégale disponibilité ou métier berbère » (des populations arabophones d’Algérie qui en ont l’usage
l’inégale capacité physique. La femme ou l’homme peuvent s’occuper de l’appellent d’ailleurs znati).
cuisine, de portage, de travail du cuir ou de l’argile, de labour ou de mois- Voici les principaux éléments du métier des Jbala. Ils sont les mêmes,
son, même si, dans les faits, ces tâches sont davantage l’affaire de l’un que donc, que ceux en usage à Tanger et qui portent, à quelques exceptions près,
de l’autre. Un homme peut faire du pain ou la femme conduire l’attelage le même nom :
de labour – même, l’un et l’autre, maladroitement – si le besoin l’imposait. mensedj : les deux rangs de lisse
Une observation plus ine apporte des nuances à ce constat général. def : le peigne
Les opérations techniques se découpent parfois en phases dont certaines nezq : la navette
sont le fait exclusif de l’un des deux sexes (pour la laine, cardage et ilage, lwayaḥ (sing. luḥa) : les pédales du grand métier
par exemple, sont féminins ; le crépissage des murs et des sols aussi). En kwara‘ : les pédales du petit métier
revanche, d’autres opérations sont du début à la in l’affaire de l’homme, bkakar (sg. bekkara) : les poulies
comme le travail du fer et du bois. Certains outils sont, de fait, l’apanage qiyem : les ils de chaîne
de l’homme, comme les aiguilles et les ciseaux, ou le tour du potier. Il ne ṭo‘ma : les ils de trame
semble pas qu’il y en ait, en revanche, qui appartiennent spéciiquement à sdawa : l’écheveau
la femme. Mais la femme est surtout à son affaire dans les tâches à mains maghzel : le fuseau
nues : sans outils, elle est au meilleur de son eficacité et ses gestes de potière qannuta : la canette (noter la forme latine ; à Tanger, au pluriel : ja‘b).
– ou de boulangère – centrés sur le pétrissage et le lissage, mobilisent au Chez les Rifains aussi existait ce petit métier vertical (azṭa) ; le métier
mieux son agilité, sa précision et sa créativité. On retrouve ces gestes dans du type précédent (marmaṯ), masculin, d’origine citadine, s’est, depuis, là
d’autres activités, comme de préparer l’enduit et de le passer sur les surfaces aussi généralisé. Rappelons le métier à tisser de type bédouin qui permet de
de la maison. Ce rapport immédiat à la matière exprime-t-il une résistance confectionner l’étroite bande en ibres végétales du vélum (lij) ainsi que les
230 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 231
tissus de laine du vêtement principal des hommes et des femmes. Horizontal, les plus aboutis se trouvent chez les Jbala méridionaux et sud-orientaux et
il est tendu à quelques centimètres au-dessus du sol où il est iché à cha- chez quelques tribus rifaines, où ils évoquent notamment ceux de Kabylie.
cune de ses extrémités, tandis que la tisseuse est assise sur la partie tissée, La typologie des ustensiles de cuisine est trop longue et compte trop de
avançant au fur et à mesure de la progression du tissage, en maniant la barre variétés sous-régionales pour être livrée ici314.
de lisse et la navette (il en est aussi sans navette). Cependant, sur la façade Coon cite, de façon surprenante, une poterie tournée masculine dans
atlantique, les femmes pouvaient également utiliser le métier vertical à haute une région qui comprend : les Ghmara, les Senhaja occidentaux arabo-
lisse pour tisser les étoffes (sing. khelala) servant à la confection du ḥayk phones, Ktama, Bokoya, Targuist, Temsaman, Bni Touzin, Metalsa, Bni
ou de la jellaba312 et, avec une laine de basse qualité, des tellis-s servant de Said, Guela‘iya, Kebdana. C’est-à-dire, à part les trois premiers groupes,
tapis très ordinaire ou de bissac pour le transport du grain à dos de mulet. des Rifains du Haut Rif et du littoral oriental. Cela rompt l’habituelle divi-
2. La poterie sion de l’Afrique du Nord, concernant le travail de la poterie, entre « la
Berbérie méridionale », où il est l’affaire des hommes, et le Nord, de Tunis
La poterie rurale (‘Ar. frur, Jb. afrur)313 est l’autre activité artisanale
à Tanger, où il est dit être resté une occupation essentiellement féminine.
féminine. C’est, en fait, l’affaire de quelques spécialistes dont les produits
Coon signale néanmoins (en 1931) que cette poterie masculine est déjà
ne dépassent guère le marché local - à une exception près, chez les Bni Sa‘id
abandonnée à Targuist, Bokoya, Temsaman, Bni Touzin quand il y séjourne.
comme on va le voir. Ce degré de spécialisation, ainsi que l’apprentissage,
Hart n’en parle pas.
qui ne se limite pas toujours au cadre de l’unité familiale, et la destination
de la production, qui implique le troc ou la vente, sont sufisants pour carac- 3. Le travail des métaux
tériser cette activité d’artisanat domestique plutôt que d’activité domestique Dans son atelier (‘Ar. ḥanut, Jb. ḥanuṯ), le forgeron (ḥaddad) utilise un
stricte. Poterie féminine, donc modelée, donc sans tour, elle est cuite sans matériel commun et souvent rudimentaire : l’enclume (‘Ar. et Jb. zebra,
four bâti, dans une fosse peu profonde, d’un diamètre de un à quatre mètres Rif. minsbuṯ), une paire de souflets (Jb. kir, Rif. taḥanut), une paire de
selon les besoins, et recouverte de combustible. pinces (‘Ar. et Jb. laqaṭ, Rif. jukkuṯ), un marteau (‘Ar. et Jb. mṭerqa ou,
Une exception notable : les potières de Bni Saïd, près d’Oued-Laou, plus lourd, dukkan ; Rif. ṯafaṯisṯ), une lime (‘Ar. et Jb. mebraḏ, Rif. ṯrima
au bord de la Méditerranée. Un village dans une petite vallée, Ferran de l’esp. lima). Aujourd’hui, il s’emploie essentiellement à l’affûtage des
‘Ali, est devenu un centre de production d’échelle nationale qui mobi- lames, dont celle de la faucille dentelée, à la fabrication des socs et des fers
lise, dans leurs foyers respectifs, cinq à six cents femmes. La cuisson se à cheval (sing. ṣiḥa), pratiquant lui-même le ferrage. Il arrive encore qu’il
fait, là, dans des fours bâtis en surface sur le plan du four à pain, en une confectionne les lames du couteau, de la hache, de l’herminette, de la serpe,
version agrandie avec notamment une ouverture à hauteur d’homme. La et surtout celle de la faucille. Il est parfois ferronnier et fabrique alors des
poterie est lissée, garde sa couleur naturelle après cuisson et ne porte pas grilles de fenêtre ou des pièges. Les Senhaja del-Outa (de la plaine) étaient
de décor. Que signiie cette anomalie dans l’ensemble maghrébin ? La jadis renommés pour la fabrication de carquois de lèches (knana), rempla-
question reste entière. cés par la suite par une sorte de rapière (sbula), avant qu’ils ne passent à la
On peut classiquement distinguer une poterie à usage culinaire, nue, et fabrication de la poudre à fusil. Le dinandier, qazdar, fabrique les ustensiles
une poterie peinte pour emmagasiner l’eau ou d’autres liquides. Les décors métalliques de cuisine, le rétameur, kowwey, les répare. Les bijoutiers (or,
argent, cuivre) étaient essentiellement juifs ; depuis leur départ, on trouve
312- Michaux-Bellaire et Salmon, 1905, IV : 268. rarement des bijoutiers dans ces campagnes.
313- « ‘Ar. » : en arabe du parler des ‘Arab ; « Jb. » : en arabe des Jbala ; « Rif. » : en
amazighe des Rifains. 314- Voir Gonzalez Urquijo et al., 1999.
232 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 233
4. Le travail du cuir est éloigné de la demeure. Il faut noter, enin, que cette activité est en fort
Dès le début du protectorat, des maroquiniers originaires du pays Jbala déclin315.
ou senhaja, installés dans les grandes villes (Fès, Rabat, Casablanca), confec- 5. Le travail du bois
tionnent des petits objets destinés à la clientèle européenne : portefeuilles,
Cette activité est à associer à l’exploitation de la forêt, consubstantielle
sacs à mains, serviettes, coussins, etc. La place qu’y tiennent les habitants
à la vie en montagne. Un immense savoir y était investi qui est près de se
de la vallée de Taghzouth, dans les Senhaja, est récente à cette époque ; elle
dilapider aujourd’hui. Il couvrait, outre l’alimentation et la médecine, le
résulte de la reconversion de leurs activités qui étaient orientées, jusqu’à
travail du bois, de l’écorce, des feuilles et des ibres.
l’imposition du protectorat, vers la fabrication d’armes à feu et de poudre.
Les Rifains tenaient leur rang dans ce travail du cuir, mais le déclin est venu Le menuisier est le nedjdjar ; l’ensemble des objets qu’il fabrique :
très tôt. Ainsi Coon signale-t-il qu’au début du XIXe siècle, selon ses infor- ndjara ; son atelier : bit de-ndjara. Il utilise principalement : chaqor : hache ;
mateurs, il existait dans les Temsaman un village qui fournissait les autres ḥdida : serpe ; qadum : herminette ; minchar : scie ; msibka : rabot ; mṭerqa :
tribus rifaines en ceintures et sacoches, haute spécialisation dont il ne res- marteau ; laqaṭ : tenailles ; mebraḏ : lime ; metḥan : pierre à aiguiser ; ziar :
tait déjà que le souvenir. La réputation de cet artisanat est l’indice d’une mâchoires pour maintenir une pièce. Le menuisier est en général un vrai
habileté qui s’est exercée depuis toujours dans les montagnes du nord du professionnel mais, pour certaines pièces, un voisin particulièrement habile
Maroc. Et qui, non contente de s’exposer dans les marchés locaux, s’expor- sufit. Il est nécessairement quelque peu bûcheron bien que, souvent, c’est
tait à Tétouan ou à Fès. le client qui apporte lui-même la pièce de bois brut. Il confectionne : pelles
plates, fourches et râteaux pour le vannage, manches d’outils, araires et timons,
À destination rurale, on trouve aujourd’hui : le tablier, le doigtier et le
jougs, chevilles, navettes pour le tissage, louches et cuillères, mortiers, seaux
protège-bras des moissonneurs (le tablier en peau de chèvre tannée est aussi
et ruches en liège (assurant à celles-ci une meilleure isolation thermique
utilisé par le tisserand), les guêtres féminines, des pièces d’harnachement
que le bois), poutres et perches, huisseries, pièces du moulin à farine et du
ou de sellerie, des courroies et ceinturons, des tamis, des outres (et, jadis le
pressoir à huile... On peut ajouter un emprunt aux colons espagnols, horgati,
seau du puits, dlo)… La confection de la peau de mouton avec sa toison,
de l’espagnol horcate, qui rappelle le français « fourche », deux pièces de
destinée à la prière et au repos, est d’un savoir commun qui ne nécessite
bois arquées, réunies à un bout, servant de licol au mulet pendant le labour ;
pas d’intervention hors de la famille.
on le trouve dans la région de Larache et de Ksar El-Kebir pour tirer la char-
Le tannage des peaux (de chèvre ou de vache) est également une opé- rette, elle aussi importée, et souvent aussi dans l’attelage du labour.
ration à laquelle beaucoup de femmes peuvent procéder occasionnellement
En revanche, on peut se passer de spécialistes pour la plupart des objets
pour leurs besoins domestiques. Quand il s’agit d’un artisan (debbagh) qui
en sparterie et en vannerie, à l’exclusion des chapeaux, nattes (celles-ci avec
s’y consacre à plein temps, il peut soit fournir à ses clients des peaux tannées
un gros jonc, Typha latifolia L., ‘Ar. khab, Jb. khap) et, jadis, sandales : ainsi
qu’un autre spécialiste travaillera, soit les vendre lui-même au spécialiste
des cordes, ilets, paniers, sacs, besaces ou balais. Rappelons le tissage, par
(savetier, kharraz ; bourrelier, etc.), soit confectionner lui-même certains
les femmes, des bandes du vélum et des nattes en ibres végétales.
objets. Il utilise une installation (des grands récipients en terre cuite pour
Signalons enin des cendres diverses, sous-produits de la combustion
les bains, remplacés aujourd’hui par des bacs en plastique, une plaque de
de végétaux, utilisées dans certaines productions ou opérations ; et un gou-
liège ou une pierre plate pour le lavage, un établi) et un outillage (un cou-
teau tranchant ou à lame courbe, un grattoir, des ciseaux, une gouge…) som-
dron extrait par combustion du genévrier (ṭaqqa).
maires et, selon son degré de spécialisation, un atelier dans une pièce de la
maison ou un espace dans la cour ; le tannage, lui, opération malodorante, 315- Ce paragraphe doit beaucoup au rapport de Gonzalez Urquijo et al., 1999 : 34-38.
234 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 235
IV- Les techniques agricoles (ou : autour du grain 316) à-dire en cas d’impossibilité d’une agriculture pluviale. Dans les chaînes
telliennes, où l’agriculture est pluviale, il n’y avait, à quelques périmètres
Les activités qui vont être examinées en dernier lieu sont presque
irrigués près, que les terrasses-rideaux dont les légers bourrelets ne modi-
exclusivement tournées vers la consommation familiale. Les techniques
iaient pas la pente. Si l’observation était grosso modo juste, il l’était peut-
de transformation les plus signiicatives en ce milieu rural concernent les
être moins, on l’a dit, d’en inférer une spéciicité, sur ce plan, du Maghreb
céréales et quelques matières liquides ou, plus largement, luides. Soit la
dans l’ensemble méditerranéen. Depuis Despois, les observations concer-
classiication suivante :
nant les terrasses se sont faites plus nombreuses et, si elles ne sont certes
a) autour du grain : labour, attelage, moisson, dépiquage, stockage. pas encore exhaustives (des blancs considérables subsistent dans les publi-
Ce sont celles-là que l’on va voir dans la présente partie. cations traitant ne serait-ce que de la Méditerranée), on ne peut plus ignorer
b) autour des luides, à partir de deux principes : celui de la rotation, l’existence, en tout cas dans le Rif occidental, de terrasses nivelées sur un
appliqué à l’eau, à la farine, à l’huile ; et du piston, appliqué au lait. C’est plan horizontal et avec mur de soutènement, destinées à des cultures irri-
dans ce capital technique-là que vont apparaître plusieurs manifestations guées, à côté d’une céréaliculture pluviale.
qui, dans le cadre maghrébin, peuvent sembler insolites. Elles sont plus pro- Les terrasses stricto sensu sont le mode de culture qui correspond le
prement domestiques, aussi leur joindra-t-on la combustion. Elles seront mieux au caractère des reliefs présahariens. Mais on peut les trouver dans
présentées dans la partie suivante. le Rif. En quoi ce-dernier ne se distingue pas de son vis-à-vis andalou. Une
1. La préparation du sol meilleure appréciation du caractère universel et multiple du phénomène de
l’aménagement des pentes et de sa place dans la mise en valeur de la mon-
Défricher, débroussailler, dessoucher : la préparation du sol pour la
tagne est souhaitable et possible318. C’est en effet un indicateur capital du
céréaliculture ou l’horticulture commence logiquement en gagnant sur
degré d’exploitation de ce milieu naturel.
la forêt. Cette opération (nqarr‘u) se pratique avec la hache (chaqor), la
serpe (ḥdida), la pioche-herminette (biko chaqori ou fas d-teqra‘). Épierrer Les aménagements peuvent se présenter sous la forme de terrasses au
(n‘achbu) se fait avec cette dernière. L’écobuage est aussi pratiqué, on brûle sens propre : un plan horizontal qui coupe la pente, ce qui implique un mur
branches, souches et racines pour engraisser le sol. de soutènement à l’aval de ce plan ; l’eau s’écoule mal naturellement, cela
permet donc une culture irriguée intensive en pays sec. Ou bien sous la forme
L’aménagement des pentes : il participe, lui aussi, des travaux qui ont
de simples talus naturels, parallèles aux courbes de niveau, de peu de hau-
précédé la mise en culture. Il a pour objet soit de retenir et d’emmagasiner
teur (quelques décimètres), renforcés éventuellement d’un tapis herbacé ou
les eaux de ruissellement (irrigation), soit de ralentir et même de drainer ce
de murettes de pierre sèche. Ce sont des « rideaux » ou, si l’on préfère, des
ruissellement et de favoriser ainsi la conservation du sol.
quasi-terrasses. Ils sont en général tracés avec peu de régularité et corrigent
Despois avait conclut, à ce sujet, au caractère non conforme de cette à peine la déclivité. Ils sont parfois coupés d’une rigole, en général oblique,
région dans le concert méditerranéen. Il s’appuyait sur l’absence de terrasses qui prend le versant en écharpe et canalise, pour mieux l’évacuer, le trop-
(au sens exact de terrasse nivelée sur le plan horizontal) dans ses massifs plein du ruissellement en cas de fortes pluies. La fonction de ces aménage-
méditerranéens et leur présence sur les seuls reliefs présahariens317. Cela ments en quasi-terrasses ou terrasses-rideaux n’est donc pas principalement
laissait entendre que l’homme d’Afrique du Nord ne s’astreignait aux tra- d’emmagasiner l’eau, elle n’est pas de pallier une insufisante pluviométrie,
vaux de terrassement sur ses parcelles qu’en cas d’absolue nécessité, c’est- mais de ralentir l’érosion causée par le ruissellement, de retenir la terre et,
subsidiairement, de faciliter le travail par la minime correction de pente et
316- L’expression est tirée de la classiication adoptée par Comet, 1992.
317- Despois, 1955. 318- Frapa, 1989 ; Méditerranée, 1990.
236 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 237
par l’épierrement qu’elle entraîne. En revanche, la terrasse stricto sensu – des terrasses stricto sensu : murs de soutènement en pierre sèche, hauts
peut, dans des zones de montagne qui reçoivent sufisamment de pluies, de 1 m à 2,50 m, coupés d’accès ou « portes » (bab) aux pierres d’angle
pallier la pénurie de surface cultivable en cas de densiication de l’occupa- soigneusement appareillées ; parcelles nivelées pour l’irrigation d’arbres
tion humaine : elle emmagasine la terre, en fait ; ou bien, grâce à l’irriga- fruitiers (pruniers, oliviers), de potagers, parfois d’un peu de céréales. Et,
tion, elle permet de cultiver des variétés étrangères à la région. dans le même inage villageois, pentes non corrigées mais simplement bar-
Mais, de ce point de vue, les pentes de l’Andalousie méditerranéenne rées de murettes de pierre sèche grossièrement assemblées sur une cinquan-
diffèrent-elles de celles du Rif occidental ? Christian Mignon signale de taine de centimètres de hauteur, pour la culture pluviale des céréales, avec
fortes concentrations de ces aménagements de versants principalement en parfois un iguier près de la murette, comme au village de Khays, tribu des
deux points : dans la Haute Alpujarra, au sud de Grenade ; et dans l’Axar- Bni Mestara sur la bordure méridionale du pays Jbala. Il reste à établir, ce
quia, au nord de Malaga. Les bancales (ou terrazas) qu’il décrit pour l’Al- que je n’ai pu faire, l’âge de ces terrasses (taglisa dans les deux cas).
pujarra ne sont jamais horizontales : – des bassins versants entièrement consacrés à la culture céréalière
« (elles) corrigent la déclivité naturelle sans la supprimer complètement. » « Les dans des zones depuis longtemps déboisées, aux pentes peu accentuées et
murs de soutènement sont peu fréquents. Un talus peu élevé sépare les terrasses sans systématiquement coupées, sur le plan horizontal, de talus, sortes de rides
le renfort d’un autre dispositif. » « La correction de la pente vise plus à faciliter le irrégulières qui dessinent, en suivant les courbes de niveau, des bandes de
travail qu’à éviter un gaspillage du capital hydraulique (…) surabondant. » culture dont la déclivité n’est guère retouchée : les terrasses-rideaux. Les
talus, nommés aḏerfan (sing. aḏref), marquent les limites de propriété. Dans
[Pour l’Axarquia,] « une multitude de murettes basses [en pierre sèche] – quelques
quelle mesure obéissent-ils en même temps à un souci d’aménagement de
décimètres seulement – fractionnent systématiquement et régulièrement le lanc de la
la pente, c’est ce que l’enquête directe n’a pas permis d’établir. Ces talus
montagne (…) dont l’unique objet est de retenir le sol et de freiner l’action érosive
ne sont pas soulignés au sommet par quelque bourrelet, ils sont quasi ver-
des eaux de ruissellement. » 319
ticaux, ne comportent pas d’appui empierré et sont parfois recouverts d’un
En revanche, le développement des vignobles sur d’autres massifs tapis herbacé naturel ; des rigoles (sing. saqiya), tracées à l’araire dans
proches, par exemple les Monts de Malaga, ne s’est pas accompagné d’un le sens de la pente, facilitent l’évacuation du ruissellement. Ainsi dans le
aménagement des pentes, si ce n’est parfois une rigole oblique de drainage bassin de l’Asra, afluent de droite de l’Ouergha, de 5 à 10 km au nord de
(idem : 50). Mais, en Espagne, il y a des terrasses ailleurs, par exemple en Taounate, dans la tribu des Mtioua en bordure méridionale du pays Jbala,
Andalousie orientale entre Baza et Huescar, en Aragon, entre Saragosse et au nord de Fès.
Calatayud, etc. : soit sur les versants, en longues bandes horizontales comme
les précédentes, soit dans des thalwegs, où une série de petits barrages en – on retrouve ce type-là, mais de façon peu systématique et à une
terre ou en pierre s’échelonnent en gradins en pente selon la technique décrite échelle bien plus réduite du fait de la nature plus accidentée du relief, dans
dans le sud tunisien320, que j’ai observée jusque dans le Jabal Akhḍar, en la péninsule Tingitane : bassin de Bni Aros, ou près de Bab Taza à l’est de
Libye orientale. Chefchaouen, ou près de l’Oued Laou, entre Chefchaouen et la mer… Ce
sont parfois des petits talus à peine marqués ; ailleurs de courtes et basses
Dans le pays Jbala, comme dans la cordillère Bétique, la situation est très
murettes de pierre sèche (dans une zone peu pierreuse, il ne s’agit donc
contrastée. On y trouve, selon quelques sondages que j’y ai effectués :
pas d’épierrement) conduisant, selon la courbe de niveau, l’eau de ruissel-
lement vers un thalweg. La courte banquette propre aux petits périmètres
319- Mignon, 1982 : respectivement 35, 36, 35, 47.
irrigués se nomme dans la région dukkana ; je n’ai pas obtenu ici le nom
320- Les jesur-s, voir El-Amami, 1983, cité par Frapa, op. cit. : 103-108. du talus aménagé.
238 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 239
– plus à l’est, dans l’axe de la grande dorsale, à la limite du pays rifain, 2. Le labour
dans une région où on parle ici arabe, là un amazighe non rifain (le ṣenhadji), Au Maroc, l’instrument classique pour labourer est de type manche-
on trouve sur des versants en général reconquis depuis les années soixante sep (meḥret, parfois meḥreṯ, Rif. asghar)323, c’est-à-dire une pièce de bois
(et souvent livrés au cannabis), des murettes de pierre (arabe : srima, plur. unique pour le manche et la partie active.
srayem321) discontinues, avec la double fonction d’avoir à freiner l’érosion
Cet araire est en bois de chêne-liège ou en oléastre. La pièce qui forme
et de permettre l’épierrement des champs. Elles sont distinctes des limites
le manche-sep est appelée ga‘ada chez les ‘Arab, qa‘ada chez les Jbala, siri
de propriété (agdem) qui sont des talus sans soutènement de pierre, pro-
dans le Rif. À Bni Chicar, poutant rifain, on trouve chetba qui pourrait être
duits par l’opposition entre les labours faits de part et d’autre de la limite.
d’origine latine : stiva, qui donne esteba en espagnol. Elle est pourvue de
Dans la grande zone de culture du cannabis, autour de Kétama, en Pays
deux « versoirs » ou ailes symétriques (uḍnin, « oreilles », Rif. imzoghen),
senhaja, par exemple dans la belle vallée d’Azila, très arrosée, les terrasses
encastrés dans le sep à l’arrière du soc. Une cheville d’assemblage ou étan-
çon (trakib chez les ‘Arab et les Jbala ; tafrut chez les Ghmara, ṯaferrut chez
sont rigoureusement aplanies formant des planches irriguées retenues par
les Rifains – tafrut est le sabre en amazighe), renforcée à l’arrière par une
des murettes de pierre (srima).
Il y a près de vingt ans, en décrivant les Jbala méridionaux, Gérard Fay pièce plus petite (taba‘), ixe le timon à la base du manche-sep. Partout, un
notait pour sa part : seul nom pour le timon : temun, timun, temmuna (Rif. aṯmun). Et pour le
« Les Jbala ne construisent de terrasses que dans les périmètres irrigués. Sur soc de fer : sekka (Rif. ṯayasa). Ces deux termes sont d’origine latine.
les versants les plus anciennement cultivés, ils ont tout au plus maintenu des rideaux Ceci est conforme à la situation qui prévaut dans tout le Maroc (à très
occupés par une végétation herbacée ou ligneuse ; parfois, ils construisent, selon les peu près) et en Europe (selon une bande de climat atlantique qui couvre
courbes de niveau, des murettes d’épierrement qui retiennent le sol et laissent passer Portugal, Galice et Landes). On sait qu’à l’inverse, le dental – dont deux pièces
les eaux ; ailleurs, ils tracent à l’araire, chaque automne, de grandes rigoles axées à angle droit distinguent clairement le manche et le sep, le premier venant
selon la pente qui accélèrent l’écoulement des précipitations. Ils savent en effet, s’encastrer dans l’autre, l’ensemble étant souvent associé à un timon courbé
d’expérience, que l’excès d’eau représente un danger majeur pour leurs terroirs parce – s’étend notamment à l’Algérie occidentale (mais aussi à quelques oasis,
qu’elle favorise les mouvements en masse [soliluxion]. » 322 à des petites zones en Tunisie et en Tripolitaine… et autour de Casablanca)
Ainsi, loin de s’opposer, comme le pensait Despois, les deux rives et à toute l’Andalousie. C’était l’instrument des Puniques et des Romains.
méditerranéennes sont encore une fois proches. Confrontés aux mêmes L’araire dental apparaît donc absent du Maroc, sauf en un point circonscrit
contraintes naturelles, l’irrégularité et la brutalité des précipitations et « la des plaines atlantiques, autour de Casablanca. Il existe une marge d’incerti-
tyrannie des pentes » selon l’expression de Mignon, les hommes de ces tude à ce propos. Un dessin représente un dental chez les Ghmara, ce qui est
terres voisines ont souvent trouvé des réponses identiques aux déis qui conirmé par la terminologie puisque deux vocables y distinguent la pièce
leur étaient lancés. supérieure, ou manche, mensul, et le sep proprement dit, qa‘ada324. Au nord
de Chefchaouen, sur l’Oued Laou (à la limite des Jbala et des Ghmara), on
peut observer un manche qui entre clairement dans le sep mais en ne formant
qu’un angle à peine marqué avec celui-ci. Par ailleurs, le timon est rectiligne
321- Il existre en arabe un terme proche, ṣrima, mais avec un /s/ emphatique : c’est le
mors. L’idée est donc bien de « retenir », ce qui convient à ces murettes qui freinent le 323- En amazighe, « bois ». Chez les populations amazighophones du Maroc central, on
ruissellement. Ai-je mal noté le terme recueilli chez ces Jbala ? Ou bien n’y a-t-il pas de trouve imassen, un pluriel ayant, comme sens premier, celui d’« instruments » (le mot se
correspondance entre les deux termes ? retrouve dans l’Aurès). Dans le Sud, c’est aullu et ses dérivés. Laoust, 1920/1983 : 276-277.
322- Fay, 1976 : 127 ; voir également Chiche, 1984 : 129, 195-198, 316-317. 324- Beneitez Cantero, 1951.
240 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 241
comme pour le manche-sep. À Bni Chicar, près de Nador, donc en plein Rif 3. L’attelage
berbérophone, une étude décrit expressément le dental, avec un manche (fus, Le système de traction de l’araire est de trois types :
« la main » en berbère) formant avec le sep un angle de 90 degrés325. En
— bel-kittai, joug de garrot : une robuste pièce de bois d’environ deux
revanche, chez d’autres Rifains situés à une centaine de kilomètres à l’ouest
mètres de long réunit les deux bovins. Le joug est appelé par les Rifains
de ceux-là, les Aith Waryaghar, l’araire est clairement un manche-sep326.
maṭmaṭ ou medmed, selon Beneitez Cantero ; parfois zegru, selon Coon qui
Dans un travail récent, une classiication fait sa place à « un araire manche- le décrit comportant une double courbure ; et ajarmun chez les Bni Chicar,
sep à mancheron composé, faisant transition avec le type dental » et le situe selon Martínez Ruiz (apparemment sans équivalent ailleurs) ; les Ghmara
en quelques rares points du bassin Méditerranéen, notamment sur le Tage (à l’emploient aussi, concurremment avec azaglu (terme amazighe, mais pré-
la frontière du Portugal et de l’Espagne), aux Baléares et de part et d’autre sent dans certaines régions arabophones, comme la région de Fès, le Gharb,
du détroit de Gibraltar : région de Tétouan-Chefchaouen et région de Nador, la région de Salé…). Ce qui est remarquble, c’est qu’il est le seul type de
d’une part, régions de Huelva et d’Almería, d’autre part. Sauf cette dernière, joug en usage chez les Rifains et qu’il est absent chez les Jbala331.
les autres localisations apparaissent bien en des points situés au contact des
— beṭṭani, jouguets de garrot : chaque jouguet est posé sur le garrot
aires de répartition des deux types d’araires327. A-t-on donc affaire à un véri-
des bovins, qui sont ainsi partiellement désolidarisés, et relié à une perche
table type d’araire, dit « de transition », plutôt qu’à un bricolage aléatoire
sous-ventrière (‘amud). C’est le système qui s’adapte aussi à la traction par
auquel une généralisation hâtive pourrait laisser croire à partir de faits qui
deux mulets (ou ânes), cette fois sans recours aux jouguets : la perche sous-
peuvent en effet se produire (renforcement ou réparation de l’instrument...) ?
ventrière est reliée par une sangle à chacune des deux bêtes. Celles-ci sont
Qu’en est-il de l’araire sur la rive européenne ? Trochet, dans sa
parfois croisées, un mulet avec un âne ou avec un bovin qui portera, lui, un
présentation des trois grands systèmes agraires qui se partageaient encore
jouguet de garrot. Il est le plus commun en Afrique du Nord – et ignoré sur
le territoire français au XIXe siècle, l’Ouest atlantique, le Midi méditerra-
la rive européenne. Les jouguets sont khachba chez les Jbala et les ‘Arab,
néen et le Nord-Est, indique que l’araire était largement commun aux deux
azaglu chez les Ghmara.
premiers328. Je laisse à d’autres, mieux informés, le soin d’afiner les cas
portugais, espagnol et italien329. — ber-rwasi, joug de cornes : pièce de bois analogue au joug de garrot,
ixée non pas sur le garrot mais à la base du crâne, c’est-à-dire à l’arrière
Ajoutons un point qui fait souvent l’objet d’observations contradictoires
des cornes ; un coussinet de joncs protège le front du frottement du lien.
dans l’aire arabo-islamique : le labour est bien une tâche d’homme, mais
Dans leur somme consacrée à la charrue à travers le monde, Haudricourt
ici ce n’est pas affaire de norme intangible, il arrive qu’une femme, veuve
et J.-B.-Delamarre notent ce dernier procédé en un grand nombre de points
et sans parent proche, tienne elle-même l’instrument330.
au Moyen-Orient et en Europe (du Portugal à l’Autriche). Ils le donnent
absent du paysage nord-africain332. Il existe bien pourtant chez les Jbala et
les Ghmara, mais restreint à quelques tribus et pas toujours sur la totalité
de leur territoire.
325- Martinez Ruiz, 1966/1995 : 322/95.
326- Hart, 1976 : cliché p. 80. L’attelage est zudja, djuja chez les Jbala, zuja chez les ‘Arab, ṯiuga chez
327- Thibaud, 1998. les Rifains (tayuga ailleurs dans le monde amazighophone). Dans les deux
328- Trochet, 1993 : 6.
329- Mingote Calderón me renvoie à son ouvrage (Mingote, 1996), pour ce qui est de
l’Espagne, et à celui de Veiga de Oliveira, Galhano et Pereira, 1983, pour le Portugal. 331- Hart, 1976 : 51. L’auteur y voit même une distinction pertinente à faire entre les
330- Mingote Calderón me conirme que c’est aussi le cas dans la plus grande partie de deux principaux groupes qui occupent le massif, Jbala et Rifains.
l’Espagne. 332- Haudricourt et J.-B.-Delamarre, 1955.
242 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 243
langues, le rapport est clair, quoique distinct, entre l’instrument et la paire Sur ce point de l’antériorité, des découvertes plus récentes ne conir-
de bœufs qu’il unit : en arabe, zuj pour « deux » et en amazighe azaglu, un ment pas cette hypothèse : ainsi les gravures rupestres de l’Âge du Bronze,
dérivé du latin jugulum, « gorge, clavicule ». L’attelage et l’araire sont ren- au Mont Bégo (Alpes maritimes), présentent déjà le joug de garrot335.
dus solidaires grâce à une cheville qui lie le timon avec le joug ou la perche
4. Les semailles
sous-ventrière : jebbad dans l’ensemble de la région, avec les habituelles
variantes locales dans la prononciation. Ethnologue et coniné dans les sociétés rurales de l’Afrique du
Nord contemporaine, pourquoi mon chemin aurait-il croisé celui de
Dans le Rif occidental, le joug de cornes apparaît seulement dans quelques
Georges Comet, médiéviste, attaché à la rive nord de la Méditerranée ?
tribus et pas toujours sur la totalité de leur territoire. Donc, selon une trame
Aix-en-Provence, qui se constituait en pôle pluridisciplinaire sur le bassin
décousue, sans que l’on puisse tracer de zones homogènes d’ampleur suf-
Méditerranéen, y inclinait certes. Mais il fallait plus qu’un environnement
isante, ni trouver de corrélation signiicative avec tel caractère du milieu
favorable, il fallait la rencontre de visions, de démarches, de question-
naturel, ni d’association régulière avec telle série d’autres faits techniques
nements communs. En réalité, Comet avait déjà effectué le travail préa-
qui en viendraient à dessiner un milieu culturel cohérent. Par exemple, il
lable des rapprochements épistémologiques, lui qui n’a cessé d’afirmer
pourrait être mieux adapté aux pentes raides. Pourtant tout le Rif, par déi-
que lire les ethnologues, en évitant les anachronismes, lui était nécessaire
nition, est un territoire accidenté. Or le joug de cornes n’y apparaît pas sys-
pour éclairer ses matériaux. Je me servirai dans ces pages de nombre de
tématiquement, même chez les Jbala et les Ghmara dont c’est le domaine ;
ces observations.
et il est absent du Rif berbérophone, qui reste, lui, le domaine du joug de
garrot. Et que penser lorsque le joug de cornes se retrouve en plaine ? La Semer :
raison n’en serait-elle pas que ces basses terres appartiennent à la tribu Comme dans toute l’Afrique du Nord (mais ce fut aussi l’usage dans la
de la montagne voisine laquelle garde son instrument habituel quand elle France du Sud), on sème :
descend labourer plus bas ? Il s’agirait en fait de continuité culturelle. Ce a) avant de passer l’araire (c’est le « semer dessous »),
caractère affecte de la même manière la répartition du joug de cornes sur
b) sur un champ préalablement divisé en planches (sing. mṭira) tracées
les rives septentrionale et orientale du bassin Méditerranéen333 : on a plutôt
à l’araire.
affaire à des taches, un procédé venant se heurter assez vite à un procédé
concurrent, ce qui ne permet pas de décider de la logique qui prévaut dans Du moins quand la parcelle a connu l’année précédente une culture de
les choix. Haudricourt et J.-B.-Delamarre s’interrogent : printemps et que, de ce fait, son sol est encore assez meuble. Sinon, on pro-
cède à un premier labour, aux raies peu resserrées, avant de semer. Pourquoi,
« Comment expliquer, dès une très haute antiquité, la répartition, d’ailleurs luc-
sur les deux rives de la Méditerranée occidentale, ce double choix, unanime
tuante, du joug de garrot et du joug de cornes ? (...) Le joug de cornes présente l’avan-
semble-t-il ? Pour ce qui est du second point, le labour en planches, Comet
tage d’empêcher les animaux de se donner des coups de cornes, si bien que, techni-
(idem : 97) indique que son avantage principal est de drainer les sols ; cepen-
quement, il semble plus ancien que le joug de garrot car il correspond à un dressage
dant il n’évoque à ce propos que les terres lourdes et humides, travaillées à
moins avancé des animaux de trait. »334
la charrue, pas les sols légers (quoique parfois trempés) du Midi méditerra-
333- Veiga de Oliveira, Galhano et Pereira (1973) attestent la présence au Portugal d’un néen. Il s’agit sans doute plus prosaïquement de diviser le champ en petites
joug associant le garrot aux cornes et combinant ainsi les avantages des deux modes de trac- sections qui recevront la même quantité de semences.
tion. Pour l’Espagne, des clichés aimablement transmis par J. Lima Rodriguez montrent le
joug ixé aux cornes des bœufs tirant les chars lors des processions du Rocío (Andalousie).
Ce type d’attache est prédominant en Aragon dans le labour, selon Mingote Calderón.
334- Haudricourt et Delamarre, op. cit. : 166. 335- Camps, 1985.
244 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 245
Quid du « semer dessous » ? La réponse est sans doute à chercher dans Le sarclage (nqa ; de naqa : nettoyage) : on bine à la houe pommes de
le couple antinomique araire-herse qui sera repris au point suivant. Au début terre et melons mais, chez les Jbala du moins, pas le sorgho. Les femmes
du XXe siècle on en faisait déjà la remarque : nettoient le champ de jeunes céréales de ses mauvaises herbes le plus souvent
« (…) mais souvent ils sèment en même temps qu’ils retournent la terre, ou quelques à la main ou au couteau. L’outillage spécialisé est réduit. Il s’agit d’une sorte
fois même avant, leurs charrues leur tenant lieu de herse. »336 d’herminette, qaduma d-enqa, ou d’une houe, fas, parfois à lame trapézoï-
dale avec un axe légèrement incurvé, parfois à lame en demi cercle ; avec
D’ailleurs, le procédé est moins systématique qu’il n’y paraît. Il faut
un long manche, de 1 m à 1,20. Fas est, dans presque toute l’Afrique du
distinguer entre une parcelle dite bernicha, sur laquelle il y a eu une culture
Nord, la pioche-herminette (le picoussin de Provence) ; pas dans le Maroc
de printemps et qui, de ce fait, est encore assez meuble pour qu’à l’automne
du Nord. Le même outil, mais plus petit, est ‘atla, avec une variante com-
il sufise, en effet, de faire passer l’araire simplement pour recouvrir les
portant de l’autre côté de la lame les deux dents de la serfouette.
semences ; et une parcelle non enrichie par une culture tardive : dans ce
cas, on procède à un premier labour dit qlib el-arḍ (« retournement » du Lorsqu’un propriétaire veut freiner la croissance d’une parcelle de blé
sol) aux raies peu resserrées. En outre, avant les semailles, on nettoie le sol ou d’orge qui promet d’être particulièrement belle, courant le risque de
des mauvaises herbes qui subsisteraient avec la houe (fas, au long manche, trop taller et de voir les épis étouffer ou verser, il y fait passer son troupeau,
de 1 m à 1,20). exclusivement du petit bétail. Cela se fait juste avant que ne se forme l’épi.
L’opération est très surveillée, on prend garde à ce que les bêtes ne broutent
Par ailleurs, signalons que le mélange de céréales au moment des
que la pointe des tiges. On évite ainsi que les pluies de février ne tassent une
semailles est pratiqué chez les Jbala comme en Europe337 : amerkis (blé
plante trop haute, trop formée mais aussi que des parcelles plus avancées
et orge).
que d’autres n’attirent précocement les moineaux quand le système de sur-
Emotter et sarcler : veillance n’est pas encore en place. Cette façon est connue dans le reste de
Pour émotter et recouvrir les semis, la herse manque en Afrique du l’Afrique du Nord (avec des exceptions ?), dans l’ancienne France (Comet)
Nord. Mais l’araire, qui ne retourne pas le sol, ne laisse pas de mottes assez et en Espagne (Mingote Calderón).
importantes pour justiier le recours à un outil spécial. Ses versoirs effec-
tuent cependant un émottage subsidiaire. Ce n’est pas une particularité de 5. La moisson
la seule rive sud : Pour le blé (zra‘) et l’orge (ch‘ir), la moisson se dit ḥṣad (‘Arab et Jbala)
« Sur les bords de la Méditerranée, on a souvent préféré la houe (…) ou l’araire
ou aḥṣad (Jbala), terme à distinguer de aḥṣida, le chaume qui reste sur le
pour recouvrir les graines. Au XVIe siècle, (…) les paysans du Vivarais [bordure orien-
champ, tandis que le chaume servant à la couverture du toit est sqaf339. La
tale du Massif Central] ignorent la herse. La Crète du XIXe siècle ne la connaît pas
moisson est qṭa‘ pour le sorgho ; qsil quand il s’agit de blé ou d’orge desti-
non plus. » [En note : « ni la Grèce antique. »]338
nés au fourrage, c’est-à-dire encore verts, avant l’apparition de l’épi ; ḥtich
pour l’herbe, verte ou sèche ; khle‘a, khla‘ pour les légumineuses (mois-
L’auteur explique que l’araire, qui « ouvre une raie mais ne retourne pas sonnées à la main ou avec une petite faucille).
le sol » (idem : 50), ne laissait pas de mottes qui justiieraient le recours à un
Quatre à cinq gerbes (ghomar), en moyenne, font un amanu, une grande
outil spécial. En terres légères, un labour serré est aussi une façon d’émot-
gerbe (Laoust ignore le terme, qui serait donc particulier au Nord). Seize
ter et cela se faisait déjà dans le monde romain.
amwana font un matta, un gerbier (Laoust ne mentionne pas non plus ce
336- Salmon, 1905 : 233, à propos des gens du Fahs. terme, qui existe pourtant aussi dans la région de Rabat). Ce premier gerbier
337- Le méteil, cf. Comet, 1992 : 252, 253.
338- Comet, 1992 : 161. 339- Voir le chapitre VI, « La communauté villageoise… ».
246 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 247
est chargé dans un ilet (chebka) porté par un mulet jusqu’au bord de l’aire sont plus maintenues par la pince « pouce plus quatre doigts » et ces
à battre, où un second gerbier (fechqar) est formé : c’est en général un rec- derniers sont ainsi libérés : ils pourront s’ouvrir à la prochaine coupe
tangle orienté dans l’axe du vent marin de nord-ouest, siqal, le plus propice sans que ne tombent les précédentes.
au vannage. Les gerbes des rangées extérieures ont les épis tournés vers le — les coupes trois et quatre sont solidaires de la première coupe (puisqu’on
centre pour les protéger du bétail ; à l’intérieur de ce quadrilatère, les gerbes y prend à chaque fois les tiges composant les liens) et celle-ci, par le
sont disposées en couches inversées, alternativement orientées vers chacun lien de la deuxième coupe, est solidaire du pouce : le moissonneur peut
des petits côtés. À l’opposé du gerbier de céréales d’hiver, de l’autre côté de ouvrir grande la main, la gerbe ne tombera pas.
l’aire à battre, on forme le gerbier (kucha) de l’une ou l’autre légumineuse
— avec la dernière coupe (la quatrième en général), on reprend un lien et,
à battre. Deux points sont à retenir :
en même temps qu’on libère le pouce (pris par le deuxième lien), on lie
a) la participation à part entière de l’élément féminin, jeunes illes comme ensemble les quatre coupes.
femmes mariées ; ce n’est pas le cas dans le Rif oriental, par exemple,
L’extension de ce procédé au Maroc (et en Espagne340) est à vériier, mais
où les activités extérieures des épouses sont très réduites (voir les mar-
la réputation des Jbala comme moissonneurs est grande dans les plaines de
chés réservés aux femmes). Ce sont elles, seules ou avec des enfants, qui
l’ouest du Maroc où, comme les gavots des Alpes, ils venaient louer leurs
glanent : iṣayfu, ils (elles) glanent, de ṣayf, été. L’action précise du ramas-
services le temps que leurs propres récoltes achèvent de mûrir.
sage des épis (snabel, sing. senbla) se dit ilaqtu. Elles procèdent au dépi-
quage à proximité, sur une petite aire dégagée (mdaqa) : elles tiennent de L’outillage se limite à la faucille dentelée (‘Ar. menjel, Jb. mendjel, Rif.
la main gauche la petite gerbe, ou javelle (usama, plur. usaym), ainsi réu- amzḥar) de forme et de dimension semblable à l’outil de la rive européenne.
nie, et frappent (idoqu) les épis posés sur le sol avec une sorte de batte en « On a récemment constaté que la faucille à dents est davantage employée dans
bois ou maillet (merzeb) à la face striée de lignes à angle droit, profondé- les pays chauds et secs ; cela serait dû à l’absence de rosée sur la tige, ce qui la rend
ment creusées, formant trois rangées de « dents » (snan) ; 0,35 à 0,40 de dure et ne permet pas au tranchant lisse de mordre et le fait glisser ; la présence de
long sur 0,07 à 0,08 de haut. dents permettrait donc une meilleure utilisation de l’outil dans les climats secs. » 341
b) la façon de lier les gerbes, originale semble-t-il : Le reste est un équipement qui protège le moissonneur : le tablier en peau
— première coupe : on prend de la main droite (qui tient toujours la fau- de chèvre, tbenta (tabanka en zones amazighophones) ; le protège-doigts en
cille) plusieurs tiges près de la racine du pouce (entre pouce et index) roseau (ṣbaba‘, de l’arabe ṣba‘, doigt), pour les deux derniers doigts de la
de la main gauche qui, elle, tient la première coupe. On fait passer ce main gauche que menace la faucille ; le doigt de gant en peau, pour l’index
lien vers la droite sans recouvrir le pouce, puis derrière la poignée de gauche qui, lui, a besoin de rester souple ; la planchette de bois (derra‘a,
tiges ; on fait revenir le lien par la gauche, sous le poignet, puis on lui de l’arabe dra‘, bras), parfois une pièce en peau de chèvre, pour protéger la
fait effectuer un second tour complet dans les mêmes conditions et, pas- face interne de l’avant-bras droit du frottement des épis ou des tiges.
sant devant la gerbe (entre la gerbe et le moissonneur), le lien est glissé
6. L’égrenage
sous l’index qui en maintient ainsi l’extrémité.
— deuxième coupe : ce lien est dit ḍamen, de sécurité. On reprend un petit Chez les Jbala de la péninsule Tingitane, la zone de l’aire à battre avec
nombre de tiges au même endroit (entre pouce et index), on fait passer son gerbier est dite nwader, plur. nwadriyech, ce pluriel s’appliquant en fait
ce lien par-dessus le pouce cette fois, puis, toujours par la droite, der- à l’aire commune où sont rassemblés tous les nwader-s du village. Dans
rière la deuxième coupe où il est serré par les quatre doigts, mais essen- 340- W. Silva me l’assure aussi présent au Portugal, au sud du Tage.
tiellement l’index. Grâce à cette intervention du pouce, les coupes ne 341- Comet, 1992 : 178, qui cite White.
248 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 249
cette région, la forme nader ne se trouve pas, c’est elle qui désigne ailleurs On vanne (iderri) à la fourche à trois dents (‘Ar. medra, Jb. amedra),
au Maghreb l’aire à battre ; mais chez les Jbala de l’Ouergha et dans les faite en bois de laurier rose ou d’oléastre, puis à la pelle en bois (löḥ) ; avec
plaines, c’est la meule recouverte de pisé, dite aussi mtebna mellsa (meule un petit balai de branchages (gharraba), on balaie la paille qui recouvre
« enduite », « lissée »). On dépique (iderres) avec des mulets ou des ânes encore le grain. On vanne aussi avec un panier large et plat et on achève
(en général de quatre à six) qui, conduits par une longe, tournent sur un rang l’opération avec un crible (gherbel, kerbello), en peau de chèvre percée de
en foulant le tas circulaire de gerbes (dersa). Celles-ci sont posées sur l’aire trous. Débarrassée du grain, la paille de blé est ḥchech quand elle est longue,
proprement dite (ga‘da ; ga‘a chez les ‘Arab) préalablement désherbée et tben si elle est brisée menu ; la paille d’orge longue est talabiṯ, destinée à
épierrée et recouverte d’un enduit d’argile et paille fortement damé. À noter l’alimentation des animaux (absence de litière dans les usages de la région),
que les mulets ne tournent pas autour d’un pieu planté au centre de l’aire et tben si elle est réduite.
comme dans d’autres régions du Maroc. Et qu’on n’utilise pas de bovins.
7. Le stockage des grains
En Espagne, on utilise surtout le tribulum ou hache-paille (trillo). En
Andalousie, cependant, il existe quelques zones où on a recours au dépi- Il prend plusieurs formes selon les endroits. La plus étonnante est le
quage par le piétinement de montures, plus rarement de bovins ; le conduc- grenier sur pilotis qu’on trouve dans le Rif central et à sa marge occiden-
teur de l’opération tient lui-même la longe de l’animal au lieu de la ixer à tale. Le silo (maṭmora) n’est plus guère utilisé. Dans certaines régions, on y
un pieu iché au centre de l’aire : province de Huelva, quelques points dans enterrait le blé et l’orge, dans d’autres, plutôt le sorgho. La paroi était recou-
la province de Malaga et autour de Cordoue et Séville (ici, concurremment verte d’une claie de chaume (sqaf), remplacée plus tard par du plastique.
avec le tribulum), mais aussi en Extrémadure. Le fait que, dans la vallée du On le creusait dans les sols « chauds » (secs). Il existait, comme dans tout
Guadalquivir, on ait recours à un tribulum à roues dentées de facture appa- le Maroc, des emplacements collectifs (mers). Dans la péninsule Tingitane
remment industrielle, donc du XIXe siècle, indique peut-être qu’auparavant (Jbala nord-occidentaux), on range exclusivement aujourd’hui les grains dans
on ait pu faire usage, là encore, du piétinement. En dehors de l’Andalousie, des pièces réservées à cet effet, à l’entrée souvent dérobée au fond d’une
on signale le procédé par piétinement au sud du Portugal et, semble-t-il, pièce d’habitation, et partagées en plusieurs compartiments pour chacun des
en Italie342. On connaît le tribulum en Tunisie (jarucha), en Algérie (pro- produits de la récolte. Ou dans de grandes jarres d’argile ou encore dans
bablement orientale) et en Egypte (noraj). On le sait présent en Anatolie et des récipients de feuilles de palmier-nain tressées (askil). Mais, de plus en
en Iran. À ma connaissance, pas au Maroc. Il exite pourtant une possibilité plus, dans de grandes corbeilles de roseau (sulla) achetées sur les marchés
que des agriculteurs espagnols de la zone Nord aient apporté le trillo pen- de la plaine et recouvertes de torchis ou d’un enduit de chaux.
dant le protectorat. Par exemple, dans la région de Larache où une grande Pourtant les Ghmara, leurs voisins immédiats du nord-est, ont un petit
société agricole espagnole exploitait des terres. Le souvenir n’en a pas été édiice spéciique dans la cour de la maison : 3 m de long sur 1,50 ou 2 m de
effacé dans le Fahs de Tanger. Un antiquaire de la ville en propose un, qu’il large, toit de chaume à double pente, courts pilots de pierre ou cadre de bois
attribue précisément à la présence espagnole. pour améliorer l’isolation et la ventilation et rectiier éventuellement la pente ;
Pour égrener de petites quantités, on peut frapper les épis posés sur le une échelle ou un tronc encoché permet d’accéder à la petite ouverture près
sol avec le merzeb (voir plus haut). Pour le sorgho, on bat les épis avec un du faîte. Ce type de « grenier sur patins », à toit à double pente recouvert de
long bâton (anefaṭ) en oléastre, de deux mètres, en même temps que tournent chaume, de tuiles plates ou de lattes, aux dimensions naines, n’est pas excep-
les mulets ; on emploie aussi un râteau en bois, qachbel ; et une sorte de tionnel. On l’a signalé en Hongrie et au Mexique central343. En Espagne, le
râteau sans dents, jerraf, pour rassembler les grains. grenier sur pilotis, hórreo, surélevé sur de courtes piles en pierre sèche, est
342- Remarques obligeamment communiquées par Mingote Calderón. 343- Gast et Sigaut, 1981, t. II.
250 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 251
bien connu – et depuis le Néolithique – dans les Monts Cantabriques344. Chez 8. Le stockage de la paille
les Ghmara, le grenier sur pilotis se nomme heri, ce qui en arabe signiie
La question de la meule de paille est également intéressante car il existe
« entrepôt » : il n’est pas impossible qu’un rapport existe avec le latin hor-
dans le Rif une technique tout à fait originale, inconnue ailleurs au Maroc
reum et donc l’espagnol hórreo, mais cela reste une hypothèse.
et attestée en Algérie dans une seule région. On sait qu’en Afrique du Nord
Or, on en a aussi un témoignage chez des Jbala voisins des Ghmara. (sauf en quelques points du Tell, par exemple dans les Babors, en Algérie,
Immédiatement au nord de Chefchaouen, sur les hauts sommets des Bni où la meule est protégée par une couche de dis, Arundo festucoïdes), on
Hassan (Jbala) et des Bni Esjjil (Ghmara) que séparent l’Oued Laou, cinq la recouvre d’un enduit de pisé et qu’ainsi protégée elle reste à l’extérieur.
sites ont été repérés, dont l’un au moins est encore en fonction. Il s’agit Pas dans le Rif dans son ensemble, ni sur les plaines de sa façade atlantique
de concentrations de ces greniers individuels (jusqu’à deux ou trois cents) (du Fahs tangérois jusqu’à Ksar El-Kebir). Celles-ci présentent un premier
édiiés souvent sous la protection de la tombe d’un saint, sur des escarpe- procédé : grande meule en forme de nef renversée, recouverte d’une ine
ments d’accès dificile. Leur nom est aqrar ou qrar. L’aqrar était soumis couche de chaume de la même céréale ixée par un lien végétal (de longues
à des règlements écrits et, donc, gardé par un lettré, par ailleurs armé (had- tiges piquées dans le lanc de la meule comme un point fauilé), une ou
day). Femmes, enfants, vieillards, troupeaux pouvaient s’y réfugier en cas deux lignes horizontales de roseaux, de part et d’autre du faîte, consolidant
de troubles. Ahmed Siraj, médiéviste, propose de le rapprocher de l’ama- l’ensemble ; c’est une version simpliiée du procédé utilisé pour la maison
zighe tagurart, lieu fortiié sur une éminence. C’étaient de véritables gre- de chaume de la montagne. Son nom est temmun, comme chez les monta-
niers collectifs, reproduction en altitude, réduite aux deux tiers ou au quart, gnards. Rappelons que cette zone de plaine relevait du protectorat espagnol.
silencieuse et déserte, des villages réels. Chaque foyer s’y était bâti une Or on trouve son exact équivalent en Andalousie, dans l’ouest de la chaîne
minuscule « maison », le heri, identique à celui décrit pour les Ghmara ; on Bétique, plus exactement au sud de Séville avec la Sierra de Ronda, puis se
y rangeait le blé (il s’y conservait bien pendant quatre ou cinq ans) et toutes prolonge jusqu’à la plaine littorale (province de Malaga) et mordant sur la
sortes de provisions, jusqu’à la poudre et les munitions… partie montagneuse des provinces de Cadix et de Séville. Région où existe
Montagne les signala (1930), puis un contrôleur civil espagnol, une chaumière en tout point identique à celle des Jbala. Convergence, mais
l’interventor Pereda Roig (1939). On n’en connaît pas ailleurs dans le ponctuelle : notons que l’opération de dépiquage est, elle, toute différente
Nord, quoique la toponymie de la chaîne rifaine ne manque pas de réfé- dans cette zone d’Andalousie puisqu’on y procède avec le tribulum ou
rences à cette fonction de réserve collective : ajdir (pour agadir) en Pays hache-paille (trillo) au lieu du foulage par mulets ou ânes.
rifain, aqrar chez les Ahl Serif et les Bni Mestara, ou mots construits sur La situation n’est plus la même quand on pénètre dans le Rif. En cer-
les racines H R A et KH Z N (cf. le village de Lehra, à Bni Gorfet, et Oued tains endroits (par exemple, au centre-ouest de la péninsule Tingitane :
El-Makhazin, afluent de droite du Loukkos…). Pour minime qu’elle soit, groupe Bni Gorfet, Bni ‘Aros, etc.), on rentre la paille dans une pièce déro-
cette présence sur des reliefs méditerranéens d’une institution qu’on avait bée de la maison ou sous les combles. Mais dans la plus grande partie de
tendance à identiier aux seuls Atlas de la frange présaharienne de l’Afrique la chaîne rifaine, cette fois occidentale comme orientale, on la tasse en une
du Nord (agadir, ighrem à l’ouest ; gel‘a, ghorfa à l’autre extrémité) ne meule cylindrique dont le sommet est un cône arrondi et on la laisse sans
manque pas d’être surprenante. Montagne le note et suggère des rappro- revêtement, simplement maintenue par un jeu de cordelettes qui, ixées à un
chements avec des redoutes situées sur d’autres crêtes imprenables de ces anneau en corde coiffant le sommet de la coupole, retombent radialement
montagnes septentrionales du Maghreb : le ‘air de Kabylie, ou le m‘aqil sur les lancs de la meule, lestées par des pierres qui lui font une façon de
signalé par al-Badīsī au XIVe siècle. collier. Son nom est temun, parfois temmun. Ce procédé se retrouve chez
344- Gómez-Tabanera, 1981, vol. 2. les Senhaja, dans le Rif central et dans une partie au moins du Rif oriental
252 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 253
(aṯmun dans les deux derniers, en zone amazighophone) ; on note encore Prenons acte, par ailleurs, du fait qu’un terme pratiquement identique existe
dans ces deux régions la meule non pas cylindrique mais allongée en forme en Algérie amazighophone pour une technique assez voisine, selon Laoust :
de nef renversée et d’un volume plus important. « Les Kabyles du Djurdjura emmagasinent la paille dans des huttes rondes, au toit
Il y a là un point qui relève de la dialectologie. On a déjà un temun, au conique, bâties en branchages à proximité des maisons ; ils les appellent athemmu,
Maroc, c’est le timon de l’araire. Que peuvent avoir en commun le timon plur. ithemma. Le mot correspond à athemmun, B. Snous, et athmun, Rif, usités dans
et la meule pour justiier une telle homophonie ? Deux auteurs donnent une le sens de meule de paille. »348
piste : ils font référence à une variante de la meule cylindro-conique qui est,
Écartant toute divergence relative au radical /n/, Laoust assimile les
elle, bâtie autour d’un pieu iché au sol. Tacitement pour l’un, explicitement
deux formes lexicales, kabyle et rifaine, et renforce ainsi l’hypothèse ama-
pour l’autre, un rapport lexical est établi entre ce pieu et le timon : la meule se
zighe. Mais la technique qu’il décrit, si elle reste conforme dans son allure
nomme temun parce qu’elle est bâtie autour d’une perche qui rappelle le timon
générale, est quelque peu différente : la paille est engrangée dans une petite
de l’araire. Le premier, Colin fait le rapprochement mais ne s’engage pas :
hutte qui, elle, est cylindro-conique. C’est ce qu’indique bien un cliché de
« tammūn, n., plur. tmān. 1. Timon, age (de la charrue). 2. Perche plantée verti-
Laoust-Chantréaux qui montre, en outre, comment le toit conique de la
calement en terre au centre d’une meule de paille broyée, pour la maintenir ; meule
hutte, en chaume lui aussi, est tenu par un réseau de cordelettes entrecroi-
de paille, de forme tronconique, avec une perche au milieu. (...) ; comparer berbère
sées comme dans le Rif, sans toutefois être lesté de pierres349. Il y a donc
atmun, atemun et lat. temonem : timon, age (de la charrue). »345
une homophonie entre un terme très certainement d’origine amazighe et un
Le second auteur est Martínez Ruiz, qui décrit, à partir de son enquête autre à l’origine latine tout aussi avérée. Ce qui exclue toute contamination
chez les Bni Chicar (dans les Gel‘aya, près de Mlilia/Mélilla), une meule de sens entre deux techniques par ailleurs sans rapport aucun.
bâtie autour d’une perche plantée dans le sol, puis cite un informateur qui
Une variante intéressante se trouve chez les Tsoul, à l’extrémité orien-
donne à cette perche le même nom qu’au timon de l’araire « parce qu’elle
tale de l’arc jebli. Le vocabulaire change aussi. La meule de paille se nomme
lui ressemble »346. La présence de la perche est également avérée plus à
nader. C’est un cône strict, pratiquement un wigam amérindien ; la pointe
l’ouest, chez les Bni Touzin qui sont au contact des A. Waryaghar, alors que
du cône est fermée par une sorte de chapeau pointu d’argile que retient un
ceux-ci ne l’utilisent pas plus que les Bni Saïd, Bni Sidel, Bni Oulichek,
cerceau fait de tiges de blé torsadées et qu’on nomme précisément rezza,
Metalsa, Tafersite…347
turban (parfois qubba), il protège la paille des iniltrations de la pluie. Les
Si on a une explication étymologique qui se tient, on a par contre affaire
lancs de la meule sont faits d’abord d’une série de perches, de l’eucalyptus
à une variante technique mineure, puisque circonscrite à une étroite zone
en général, sur lesquelles sont posés des branchages (djerid) que recouvre
du Rif oriental (Gel‘aya et Bni Touzin). Partout ailleurs où la meule, temun,
soigneusement une couche de tiges de blé, ou chaume (brumi).
existe, il n’y a pas de perche. Les questions sont nombreuses. La présence
de la meule à perche en ces quelques rares points serait-elle tout simple- En Espagne, en revanche, la meule conique n’est attestée nulle part
ment à mettre sur le compte d’un emprunt à des agriculteurs espagnols dans pour ce qui est de la paille, alors qu’elle est courante pour le foin (avec pieu
cette zone sous protectorat espagnol ? Dans l’hypothèse contraire, y a-t-il, central). Cependant, j’ai pu recueillir une description d’une meule de paille
là, coexistence des deux techniques dans une zone de contact ou bien existe- cylindro-conique à cordelettes dans la région de Vélez Rubio, à la limite
t-il une frontière tranchée, à déterminer ? des provinces d’Almeria, de Murcia et de Grenade, qui ne présentait avec
le type rifain que quelques différences d’exécution mais pas de principe.
345- Colin, 1993.
346- Martinez Ruiz, 1966/1995 : 332-333/110-112. 348- Laoust, 1920-1983 : 36, note 1.
347- Pour les A. Waryaghar, voir la description de Hart, 1976 : 31 et 60. 349- Laoust-Chantréaux, 1990 : planche L.
254 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 255
En réalité, ce type de meule coexistait ici (la situation serait révolue depuis V- Les techniques domestiques
trente à quarante ans) avec deux autres, celui de la « nef renversée », ou
(ou : Autour des luides : eau, farine, huile, lait, feu)
cabaña, et celui à enduit de pisé (ce pisé est barro en Andalousie).
Chez les Jbala du Rif occidental, plusieurs outils et aménagements appa-
Voici la description de la meule (almiar) cylindro-conique à cordelettes
de la région de Vélez Rubio, d’après un témoignage obtenu sur place. Les
raissent comme exceptionnels dans le contexte marocain, sinon maghrébin :
cordelettes forment une combinaison verticale et horizontale. Le jeu hori- 1. le toit de chaume
zontal peut être circulaire ou en spirale. Circulaire, le départ de la cordelette 2. le joug de cornes
se fait en la ixant à un bâton enfoncé dans la paille à la base de la meule ; 3. la meule de paille
on fait un tour de meule, on la lie et on coupe ; puis on recommence à 20 4. le grenier sur pilotis
ou 30 cm plus haut. En spirale, le départ est identique, puis on enroule la 5. le moulin à farine manuel à bielle-manivelle
cordelette autour de la meule avec le même espacement jusqu’au sommet. 6. la chute verticale du moulin à eau
Le jeu vertical s’élève en même temps que l’autre : on commence par poser 7. le pressoir domestique à huile à double vis latérales
sur le sol, contre la base de la meule, des pierres espacées d’un bon pas ; 8. la baratte à piston.
puis on attache à chacune une cordelette qu’on lie par une boucle serrée à Les domaines concernés sont donc au nombre de trois : la maison, la pro-
la cordelette horizontale qui passe juste au-dessus ; quand le premier tour duction agricole, la transformation de produits de l’agriculture ou de l’éle-
est achevé, on procède de même à chaque tour de la cordelette horizontale. vage. Dans les deux premiers, déjà traités, on a : toit, joug, meule, grenier.
Premières différences avec le Rif : la cordelette horizontale, le collier Le troisième domaine concerne la mise en œuvre du principe de rotation
de pierres posé sur le sol. L’autre importante différence est constituée par (moulin manuel et moulin à eau, pressoir à vis) puis du principe du piston
un revêtement végétal qui protège la paille : en effet, avant le passage de (baratte). Ils vont être exposés ici.
la cordelette horizontale, on a disposé verticalement des gerbes étalées de Avec cet ultime parcours à travers le paysage technique des populations
tiges moissonnées très bas et aux épis coupés (restrojo ou miel – et non du Nord, on aborde ainsi la transformation, dans le cadre domestique – et
rastrojo ou mies comme ailleurs en Espagne ; comme leur équivalent fran- antérieure au stade des préparations culinaires –, des principaux produits de
çais, chaume, ces termes s’emploient indifféremment pour ce qui reste sur leur agriculture et de leur élevage. Du point de vue de leur destination, ces
le champ après la moisson et ce avec quoi on couvre les toits). Il s’agit de opérations concernent la mouture des céréales et l’extraction des matières
tiges de seigle, plus longues que celles de blé, qu’on utilisera cependant si grasses. Elles nécessitent l’emploi de machines d’une complexité variable
la moisson a été particulièrement belle ; à défaut, du jonc. Chaque couche dont le fonctionnement mobilise, selon les cas, le principe de la rotation ou le
de miel recouvre le haut de la précédente pour faciliter l’écoulement de la principe du piston. Par ailleurs, les matières employées dans ces opérations,
pluie. Arrivée au sommet de la meule, la cordelette serre la dernière gerbe soit à leur début (force active), soit à leur terme (produit de consommation),
de seigle que l’on noue en général en forme de croix. sont des luides : ainsi de l’eau et du feu351, de la farine, de l’huile et du lait.
Cette sorte de meule de paille et celle recourant à l’enduit de pisé ne 1. Le principe de la rotation : roues et bielle
sont pas recensés dans les ouvrages spécialisés350. Tout cela serait à revoir
Le moulin manuel à farine
avec les ruralistes d’Espagne.
Le petit moulin à main (‘Ar. rḥa del-yed, Rif. ṯasirṯ, ṯasaṯ, tasirt dans
350- Notamment les atlas de Manuel Alvar, d’après le dossier très complet qu’a bien 351- On voudra bien accepter que le feu, force active, soit, pour la démonstration, assimilé
voulu me fournir J. L. Mingote Calderón du Museo Arqueológico Nacional de Madrid. à un luide.
256 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 257
le Maroc central, au lieu de azerg, plus répandu dans le sud) qu’on connaît Moulin manuel à bielle-manivelle
dans toute l’Afrique du Nord est aussi présent dans le nord du Maroc. La 1- aksa
femme l’actionne, assise sur le sol, en saisissant la poignée avec une seule
2- ferdiya fuqaniya / habtiya
main (indifféremment droite ou gauche et tourne indifféremment dans un
sens ou dans l’autre) ; quand il arrive que deux femmes collaborent face- 3- ödda
à-face, chacune tient la poignée, la meule est donc mue à deux mains. Ses 4- qelb
dimensions sont modestes : 0,30 m de diamètre. 5- dra‘
Dans quelques parties de la péninsule Tingitane, essentiellement le 6- zyar
groupe de tribus montagnardes de sa façade atlantique, les Jbala ont un Fig. 1
7- zengzarra
autre moulin manuel tout à fait singulier par ses dimensions, par le fait
qu’on l’actionne debout, enin par un mouvement alternatif (le va-et-vient 8- yed
du corps de la femme légèrement oblique par rapport à l’instrument) trans- 9- tandja
formé en mouvement rotatif par un dispositif original (‘ödda ; en Egypte,
10- ‘ayniya
el-‘odda est l’équipement, l’outillage). Ce dispositif applique tout simple-
ment le principe de la bielle. Laquelle bielle aurait grossièrement l’aspect (dessins : Martine Leclerc, d’après clichés)
d’une arbalète. Une pièce de bois (zengzarra352) d’une trentaine de centi-
mètres (qui serait le « fût » de l’arbalète) est percée sur la plus large de ses
extrémités. Par ce trou passe la poignée ou manivelle (yed) de la meule Fig. 2
(tandja) qui garnit, sans l’obturer, l’oriice (‘ayniya) de la meule vive. une longue barre horizontale reliée au plafond grâce à deux cordes et ixée
Quelques coups enfoncent le taquet à la base, ce qui soulève légèrement à une poignée située sur le bord d’une énorme meule vive qu’elle semblait
le qelb et donc la meule vive qui, ainsi, écrase moins le grain ; on inverse bien entraîner dans un mouvement giratoire355.
la manœuvre pour une mouture plus ine. L’énergie ainsi mise en œuvre Les applications du principe de la bielle sont aujourd’hui très rares
permet de faire tourner une meule qui, neuve, pèse, on l’a dit, entre 35 et dans le monde rural. Elles sont attestées en Extrême-Orient pour moudre
40 kg. Dans le cas d’une meule usée, d’un poids de 21 kg (60 cm de dia- le riz : au Japon,356 chez les Muong du Viet-Nam, en Chine... Pour l’Eu-
mètre, 6 à 7 cm de hauteur), le rendement, à raison de 72 tours/minute en rope et le bassin Méditerranéen, il n’en subsiste plus de témoignage – si ce
moyenne, est de 3 kg à l’heure353 ; dans de bonnes conditions, une femme n’est, donc, et de manière inattendue, au Maroc. Pourtant, il apparaît que
peut moudre en continu jusqu’à 5 kg. En face de ces mesures, d’autres ont ce système a bien existé en Europe pour le traitement des céréales avant
été faites dans le Gharb avec le petit moulin à main ordinaire : à raison de d’en être chassé par l’utilisation généralisée du moulin à vent et du moulin
70 tours/minute en moyenne, un rendement de 1,8 kg à l’heure, y compris à eau dont les hauts rendements permettaient seuls de faire face à l’essor
les opérations complémentaires : seconde mouture des quelques poignées de la production céréalière. Il est cependant repéré tardivement, in XIVe-
rejetées sur le pourtour de la vannerie ainsi que du son et des brisures de début XVe 357. Henri Amouric me précisa qu’il pouvait subsister accessoi-
grains après tamisage. Au total, 4 kg de blé tendre ont été traités en 2h20’ ; rement de nos jours, par exemple pour écraser des matières utilisées dans
ont été obtenus 1 450 gr de farine très ine pour le pain, 640 gr de farine plus des fabrications artisanales.
grossière pour une soupe épaisse et 750 gr de son qui sera moulu une nou-
Le moulin à eau (‘Ar. rḥa del-ma, Rif. ṯasaṯ n waman)
velle fois plus tard avec d’autres grains ou donné aux bêtes.
Il est, dans tout le Maroc, exclusivement à roue horizontale (turbine)
Concrètement, c’est le moulin à farine à bielle-manivelle qui fut le déclic
et à chute d’eau oblique (moulin à rampe) ; dans le Nord, toutefois, l’angle
de ma recherche sur les outils insolites des Jbala, quand je m’aventurais
formé par les pales de la turbine avec l’axe vertical est plus ouvert que dans
à le signaler au séminaire que M.-C. Amouretti et G. Comet organisaient.
les moulins de l’Atlas. Les premières références au moulin à rampe au Maroc
J’étais tombé dessus au nord du Maroc, dans la péninsule Tingitane. Robert
apparaissent au IXe siècle et le situent à Fès. Un siècle plus tard, il est signalé
Cresswell avait ainsi nommé l’instrument que je lui montrais. Mais je ne
à Tlemcen et, au XIe siècle, al-Bakrī le signale en outre à Balyunech (près
savais pas trop qu’en penser : qu’est-ce que cette singularité technique fai-
de Sebta/Ceuta), Tétouan, Nakur et dans le Sous358, ces deux derniers étant
sait là, apparemment tout à fait hors de contexte ? Certes, il s’avérait bientôt
clairement en milieu amazighophone. Les observations de Cresswell dans
que la technique existait aussi dans quelques vallées de l’Anti Atlas, dans
le Haut Atlas faisant état, par ailleurs, d’un vocabulaire technique entière-
le Sous, au sud de Taroudant, à l’autre bout du pays : taḍuḥant, forme ber-
ment amazighe, tout concourt à conirmer une présence très ancienne du
bère du mot arabe pour farine (racine Ṭ Ḥ N354), où il coexiste avec le petit
moulin à eau dans ce pays359.
moulin à poignée simple, azreg. Mais nulle part ailleurs en Afrique du Nord.
L’Extrême-Orient était ma seule autre référence quand François Sigaut me Dans les parties arabophones de la région, l’aqueduc qui amène l’eau
signala un dessin de Jean Houel exécuté au XVIIIe siècle, en Sicile, montrant est sudd (ailleurs : barrage) ; la conduite forcée, qna ; la turbine, farfara ;
trois femmes actionnant, par un mouvement apparemment de va-et-vient,
355- Houel, 1782-1787, t. 4 : 63, planche 243.
353- La mesure est légèrement faussée du fait que la nature de la céréale n’est pas pré- 356- Leroi-Gourhan, 1971 : 103, ig. 140.
cisée, ni la destination de la farine, c’est-à-dire son degré de inesse, ni la présence ou 357- Comet, 1997 : 462-466.
l’absence de la balle. 358- Cressier, 1998-b : 152.
354- Laoust, 1920-1983 : 45, 46 et Rapports du stage de ruralisme, Institut Agronomique 359- Les fouilles archéologiques l’attestent en Tunisie au IIe siècle après J.-C. : Comet,
et Vétérinaire-Hassan II, caïdat de Tamalt, cercle de Biougra. 1997 : 459.
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les pales, en forme de cuillères, sing. richa ; l’axe vertical qui transmet la meule par une pièce de bois horizontale (ḥondjar) qui le traverse en son
rotation aux meules, situées dans la pièce au-dessus, raqba ; il porte une centre avant d’être ixé à un poteau (shem) iché au centre de meyda et main-
pointe de fer à son extrémité inférieure, zadj, qui se loge dans un petit cercle tenu droit par quatre poteaux (rkiza) plantés en carré à environ 3 m et reliés
de fer creusé en son centre, noqta. Un levier dont le manche est à l’étage au- à son sommet, à environ 2 m de hauteur, par des perches (sing. ṭerraḥ). Un
dessus, près des meules, permet de soulever l’axe avec la turbine et d’accé- aide (homme ou femme, reddad-a) rassemble et tasse avec ses pieds la pâte
lérer le mouvement. Diamètre de la turbine, de 60 à 90 cm ; diamètre des (qui est repoussée sur les côtés au fur et à mesure de la progression de la
meules, de 60 à 80 cm. meule) en suivant la meule dans sa rotation.
Cependant une zone tranche, comprise entre le nord de Tétouan et le Jbel Dans les régions (ou dans les exploitations) où la production est peu
Moussa (près de Sebta/Ceuta), chez quelques Anjra et dans le Haouz, le long importante, on transvase à quelques mètres de là les olives broyées dans
de la grande dorsale : les dimensions y sont identiques, mais la chute d’eau deux bassins de décantation (sing. agadir : diamètre à la base de 1,30 à 1,50
est verticale (qob). Or ce type de chute est caractéristique, sinon exclusif, du m, prof. de 0,40 à 0,60 m), distants de moins d’un mètre, placés l’un légère-
sud-est de la péninsule Ibérique360. Cressier fait l’hypothèse que le moulin ment en contrebas de l’autre et reliés par une petite rigole. Successivement
à chute verticale est arrivé directement en Andalousie musulmane depuis dans l’un puis l’autre, une femme ou un homme y foule la pâte où l’on a
le Moyen-Orient arabo-persan, d’où il est originaire, sans transiter par le versé de l’eau chaude. On recueille l’huile qui vient à la surface. Ce foulage
Maghreb où le moulin à rampe, lui, était déjà présent. Il y a donc probable- fait ofice de pressoir. Dans les régions plus spécialisées, on transvase les
ment eu, à une date non précisée, emprunt du système « andalou » par les olives broyées dans le pressoir, lui aussi placé à proximité du broyeur. Le
seuls Marocains de la zone du détroit, sans que ne se modiie la technique procédé n’est pas connu en Europe méridionale, selon G. Comet.
de fabrication des pièces (notons qu’en Andalousie, le diamètre de la tur- Le pressoir à huile (Jb. m‘aṣra, Rif et Gh. azekor)
bine est de 110 à 160 cm, celui des meules de 105 à 120 cm).
Deux types existent dans la chaîne du Rif et dans le Prérif : le pressoir
Le broyeur ou moulin à huile (Jb. raḥa de-zit zeyton) à arbre (ou à balancier, ou à levier : Rif. aharuch) et à vis associée (vis :
Extraire l’huile du fruit de l’olivier suppose deux opérations successives, Jb. luleb, Rif. azṯi) ; le pressoir à vis centrale (ou à vis à action directe ;
broyer (ou triturer) et presser, réalisées par deux machines très différentes. par exemple, chez les Branès et les Mernissa, selon Coon). L’un et l’autre
Ces machines peuvent être à l’usage exclusif de leur propriétaire mais plus sont communs au Maghreb et, plus généralement, à l’aire méditerranéenne,
souvent elles sont, comme le moulin à eau, d’accès commun contre rede- mais c’est le premier qui est le plus répandu au Maroc. On le retrouve à
vance en nature ; Hart signale que le broyeur peut être parfois propriété de Fès, Marrakech, Demnate, etc. ; c’est le pressoir dit « grec », apparu vers
la collectivité (de la jma‘ṯ, pour jma‘a). Le broyeur utilisé dans la chaîne du 70 avant J.-C.361. Il existe cependant d’autres types de pressoirs : le pres-
Rif est du même type que celui qu’on trouve ailleurs au Maghreb. Les olives soir à levier et treuil ixe ou cabestan (Grande Kabylie et monde romain), à
sont broyées par une massive meule de pierre cylindrique (Jb. ṭaḥḥuna, Rif levier et treuil sur contrepoids (Aurès et monde romain) et à coins (Aurès
et Gh. ṯaḥont), verticale, d’un peu plus d’un mètre sur une trentaine de cen- et monde romain). Les scourtins (Jb. chwama), sacs ou paniers de vannerie
timètres d’épaisseur, que le mulet ou l’âne (parfois deux ou trois hommes) où est pressée la pâte d’olive, sont ronds, à fond plat, de 0,80 m de diamètre
font tourner dans une auge circulaire (meyda) faite d’une seconde meule environ et peuvent contenir une dizaine de kilos de pulpe ; on les empile
(ges‘a taḥtiya) allongée sur le sol, de près d’1,50 m de diamètre, entourée sous l’arbre de presse qui est abaissé grâce à la vis, ou à la verticale de la
d’une murette maçonnée (hauteur au sol, 0,60 m). Le mulet est relié à la vis dans le système à vis à action directe.
361- Pour une description plus détaillée et un balayage plus complet à l’échelle du Maghreb,
360- Cressier, 1998-b. voir Camps-Fabrer, 2000, à qui ces précisions sont empruntées.
262 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 263
On trouve parfois, dans les demeures, des petits pressoirs domestiques à Le pressoir domestique de Bni Ahmed, au nord-ouest de Taounate, est-
double vis latérales, d’une cinquantaine de centimètres de hauteur. Jusqu’ici il différent ? Pratiquement pas. Comme en cette dernière région, les dimen-
ils ne semblent avoir été cités que par trois personnes, chronologiquement : sions sont d’environ 50 cm de haut sur 70 à 80 de large, le nom est le même
moi-même, Georges Comet et Narjys El Alaoui. En juin 1994, alors que (un diminutif : m‘iṣra), les deux vis sont également appelées mughzul (et
j’accompagnais un stage d’étudiants de l’IAV-Hassan II à Bni Ahmed, à l’est non lulab, forme classique en usage ailleurs en pays Jbala pour la vis asso-
de la province de Chefchaouen, nous remarquions ce petit pressoir chez un ciée ou la vis centrale du grand pressoir) et les écrous, khenzira (sg.). Le
habitant. Nous passions toutefois à côté de son caractère inusuel dans la plateau supérieur, mobile, ou barre de serrage (matraḥ et non luḥa ou khen-
typologie des pressoirs à huile. Peu d’années après, Comet m’en adressait zira), va presser le scourtin (chamia) placé au centre d’une lourde et gros-
une photo prise du côté de Ouarzazate et conirmait en avoir vu un autre sière planche de bois posée à même le sol et creusée d’une cuvette avec
exemplaire dans une demeure de la même région : bec. Le produit en sera zit zriraq (ou zit l-maḥroq), et non, apparemment,
« En rangeant mes photos, je retrouve ce pressoir à huile portable trouvé au ‘alwana, mais avec la même opération préalable de chauffage des olives
Maroc du Sud chez un brocanteur. Mais j’en ai vu un autre identique trouvé dans une dans le four à pain, puis de concassage de celles-ci une par une avec une
demeure dans la même région (vers Ouarzazate). pierre et de remplissage des scourtins.
Connais-tu ce type ? Est-ce fréquent ? Je n’en connais pas en Provence, mais j’ai Il faut bien admettre qu’entre la presse alexandrine et celle des Jbala
des dessins dans un tacuinum italien du XIVe s. qui sont très proches… Questions !! ». (et de Ouarzazate) c’est le silence, exception faite de la remarque de Comet
L’originalité de ce pressoir n’a pu être assurée qu’avec le travail d’El sur le tacuinum italien du XIVe s. En conclure au caractère exceptionnel au
Alaoui362 : après ses observations en 2002–2003 dans la région de Taounate, Maroc et plus généralement, aujourd’hui, en Méditerranée, de ce pressoir
elle le situe dans une perspective historique et enrichit ainsi la typologie domestique est peut-être prématuré. El Alaoui l’écarte du Sous, où quelques
des presses à huile de Méditerranée. L’auteure commence avec la descrip- parentés remarquables avaient été pourtant notées avec le Rif occidental.
tion (transmise par un auteur arabe) d’une presse alexandrine à double vis Cette fois, c’est à l’est de la zone saharienne qu’une proximité se manifeste.
latérales datant du Ier s. AD, où est soulignée la légèreté et la maniabilité de La question reste ouverte.
l’instrument. Puis elle procède à la description de la presse domestique de
2. Le principe du piston : la baratte
Taounate (m‘iṣra), ainsi que des opérations, toutes féminines, concourant à
l’obtention de cette « huile des prémices » (‘alwana). Mais elle décrit égale- Extraire le beurre du lait se fait en barattant. Un second produit de l’opé-
ment une version plus imposante de la même presse, ixée au sol dans l’aire ration est le petit lait, lben. Dans toute l’Afrique du Nord, cela se pratique
de pressurage. Elle a un rendement bien supérieur et relève d’une activité en secouant, par un mouvement de va-et-vient antéropostérieur, un réci-
masculine. Les vis, toujours en bois, sont hautes de 250 cm et, contrairement pient qui contient le lait. Cette technique est pratiquée dans tout le Maroc
à la presse domestique, il n’y a qu’un seul plateau (200 cm de long) que les du Nord. On utilise comme récipient, selon les régions, une outre en peau
écrous vont presser contre le scourtin posé sur un socle placé au centre, à de chèvre (monde bédouin : chekwa), une calebasse, qra‘a (Ghmara, Jbala
même le sol. Cela rappelle la presse métallique qu’on trouve maintenant au sud de Tétouan, autour de Chefchaouen, ou dans la vallée de l’Ouergha,
partout dans les zones oléicoles du Maroc. Ainsi il n’y a pas dans la région etc.) ou un vase en poterie tournée (de fabrication citadine donc). Ce vase
de Taounate une presse à huile à double vis latérales mais deux, une grande, est allongé au plan horizontal et va s’afinant aux deux extrémités. Il com-
ixe, et une petite, mobile. porte un large oriice au centre et deux anses pour sa suspension, chacune de
part et d’autre de l’oriice. Celles-ci permettent la ixation d’une corde pour
362- El Alaoui, 2007. la suspension et la mise en mouvement. Ce vase est signalé également dans
264 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 265
le Rif oriental par Coon. Ou bien il s’afine à une seule extrémité, l’autre du Nord rurale est ignorée des auteurs spécialisés363. Pourtant elle existe en
présentant une section plate qui permet de le poser verticalement par terre un autre point au moins, dans la province de Taroudant, au cœur du Sous
(vallée de l’Ouergha). Ce dernier type peut aussi être posé horizontalement marocain.
sur un coussin, par terre, et agité par un mouvement de bascule imprimé
3. La combustion
avec l’anse de l’une des extrémités.
Le feu à usage domestique se présente sous quatre formes : le brasero, le
Le vase de forme oblongue en poterie tournée se retrouve en de nom-
foyer, le four à pain, le four à poteries. Décrits plus haut, on en rappellera ici
breux points du Maroc où il irait en s’étendant aux dépens de l’outre, qui
les traits principaux. Le brasero (medjmar), un récipient de terre cuite adé-
laisserait une mauvaise odeur. Il existe aussi dans le Rif central et orien-
quat empli de braises, se déplace au gré des besoins et des saisons. On y fait
tal (peut-être aussi ailleurs, comme dans le massif du Zerhoun, au nord de
bouillir l’eau ou mijoter le tadjin. Le foyer (‘Ar. et Jb. kanun, Rif. ṯighagha)
Meknès, probablement consécutif à la présence d’une immigration ancienne
est réservé aux cuissons à feu vif alimenté au bois (couscous, crêpes, pain
de Rifains) une poterie à colombin, rurale donc et de fabrication féminine,
sans levain…), mais aussi à l’eau des grandes ablutions ; tandis qu’à l’aube
jarre approximativement de 30 cm de largeur sur 40 de hauteur, grossière-
on y brûle le charbon de bois qui fera les braises utilisées tout le reste de la
ment sphérique, à fond plat, avec large bec verseur, que deux fortes anses
journée dans le brasero. Il se trouve dans la pièce à feu (souvent bit en-nar
permettent de suspendre au plafond pour un mouvement analogue à celui
chez les Jbala, parfois kanun). Proche du mur du fond, le foyer est consti-
de l’outre. Autre variante, observée dans un musée à Midelt (Moyen Atlas)
tué d’un simple trou hémisphérique d’une vingtaine de centimètres de dia-
où elle est présentée comme provenant de la région de Ouarzazate : une des
mètre, entouré de trois pierres (inayech ; voir iniyen en Grande Kabylie).
extrémités est tronquée en un fond plat qui permet une stabilité de l’objet
Pas de cheminée, la fumée s’évacue par les interstices du toit de chaume.
une fois au repos en position verticale. Le large oriice est décalé vers cette
extrémité pour dégager plus d’espace pour les deux anses rapprochées qui Pourquoi cette absence de la cheminée, c’est-à-dire d’une évacuation
permettent de se saisir de la baratte et de l’actionner ; pour la suspension, organisée de la fumée ? L’agencement technique qui permet d’évacuer la
une corde saisit les anses et une autre l’extrémité tronquée. fumée du foyer grâce à la combinaison d’une hotte, d’un conduit (cami-
nata, d’où « cheminée ») passant à travers le toit (la souche en est la partie
En revanche, dans les villes on a recours au principe de la baratte à pis-
extérieure, elle surmonte le toit), est normalement absent de l’habitation
ton (mkhaḍa ou mkhaḍ dial khabia) : à Rabat, par exemple, elle se compo-
rurale au Maroc et plus largement en Afrique du Nord. Dans les cam-
sait d’une grande jarre (khabia) en poterie non vernissée dont l’ouverture
pagnes d’Algérie, elle s’est peu à peu diffusée à partir du modèle européen
était fermée par une rondelle percée (ghṭa), par où glissait une forte baguette
et porte un nom qui souligne son caractère importé, kutchina, déformation
(rfas) qui traversait deux rondelles de bois (ferkat) de diamètre différent (la
de l’espagnol cocina. Lorsque les Portugais occupent Ksar Es-Seghir au
supérieure étant la plus grande).
XVe siècle et en transforment les maisons, ils mentionnent l’absence de
Mais c’est aussi le cas chez certains Jbala (où on la dit mkhaṭ), en gros la cheminée364. Cressier attribue aux Morisques le conduit qui orne le mur
dans l’aire occidentale de la péninsule Tingitane. Il s’agit d’une jarre (ṭonna, extérieur des demeures patriciennes de la vieille ville de Rabat : partant du
terme générique ; plus spéciiquement : ṭabria), de poterie tournée, donc rez-de-chaussée jusqu’à la terrasse, il évacue en fait la fumée du hammam
citadine et masculine, et non vernissée, de 35-40 cm de haut et de 30 cm de dont sont en général pourvues ces grandes demeures. On n’y cuisine pas,
plus grande largeur ; elle est fermée par une rondelle de liège dans laquelle on ne s’y chauffe pas.
coulisse une baguette d’environ 70 cm, à l’extrémité de laquelle est ixée
une autre rondelle de liège : ce piston (mkhaṭ) est actionné de haut en bas 363- Cf. notamment Myrdal, 1988.
par la femme, en position assise. La présence d’une telle baratte en Afrique 364- Voir Redman, 1983-1984.
266 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 267
Le brasero est connu en Europe méridionale. En Espagne, c’est un Le four à pain (Jb. khabbaz369, Rif. ṯinurṯ) est soit individuel, à proxi-
moyen de chauffage encore en usage aujourd’hui en ville, les pieds de mité immédiate de la demeure, soit, dans une grande partie de la péninsule
la table familiale étant aménagés pour le recevoir (mesa de camilla) et Tingitane, de quartier. Il est alors un peu plus grand que le four individuel.
la chaleur conservée au proit du bas du corps par la couverture dont on Le four à poteries n’est pas un four bâti mais une fosse peu profonde.
la recouvrait et qui retombait jusqu’au sol. On connaît encore des mai-
sons rurales au Portugal où le foyer, placé au pied du mur, laisse la fumée Conclusion
s’échapper librement par un trou au sommet du mur365. Cela ne signiie C’est là une de ces choses inexpliquées qui ont marqué notre parcours
pas que la cheminée était inconnue, les deux systèmes ont coexisté. En dans le Nord. Baratte à piston, moulin à farine à bielle-manivelle… comment
réalité, la cheminée est tardive en Europe occidentale (plus à l’est, c’est se fait-il qu’on retrouve parfois aux deux extrémités du Maroc, sur sa rive
le domaine du poêle) : méditerranéenne et sur sa rive saharienne (Sous), des dispositifs techniques
« Elle apparaît (ou réapparaît ?) au moins au IXe siècle. »366 absents du reste du pays, sinon de toute l’Afrique du Nord ? Qu’est-ce qui
a pu réunir ces espaces, autrefois ?
Et si elle n’est plus rare dès le XIIe siècle, elle reste jusqu’au XIe siècle
plutôt coninée aux demeures des nobles et des notables des villes : Et que penser de cette accumulation de techniques insolites, dans le
contexte non seulement marocain mais rifain, dans une zone irrégulière dont
« Il faut atteindre la in du Moyen Âge pour voir (…), au XVe siècle, apparaître
l’extension maximale semble aller de Chefchaouen (ou de l’Oued Laou) à
des souches de cheminée émergeant du toit de maisons bourgeoises ou paysannes. »367
Nador et particulièrement centrée sur les Ghmara actuels ? Grenier sur pilo-
En Sicile, en Europe centrale, les foyers sans cheminée ni trou dans le tis chez les Ghmara et les Jbala qui les bordent ; meule de paille avec pieu
toit sont encore fréquents au XIXe siècle – c’est aussi le cas dans quelques central et araire dental dans la région de Nador (peut-être aussi le même
habitats de la Sèvre, de l’Ariège… Ce qui, en Europe, a mis longtemps dental chez les Ghmara) ; joug de cornes en certains points de la péninsule
à se mettre en place n’a pas atteint la rive africaine, à quelques noyaux Tingitane, Ghmara compris… Doit-on l’interpréter en termes de sanctuaire,
près. D’ailleurs, c’est un autre type de conduit, inversé, qu’on y trouve, zone préservée fonctionnant comme un conservatoire d’un patrimoine lin-
cette fois dans les régions sahariennes 368 : une ouverture en hauteur, guistique et culturel qui, autrefois, aurait été plus étendu ? Situé précisément
placée dans l’axe du vent dominant, dirige vers les pièces intérieures, au cœur de la chaîne rifaine, adossé à la mer et protégé des inluences méri-
grâce à un conduit, cet air venu du dehors qui se sera rafraîchi en passant dionales par la barrière de la grande dorsale et du môle central – isolement
parfois sur des draps humides suspendus auprès de l’ouverture ou sur redoublé par la fermeture des communications entre le Maroc et la pénin-
un bassin d’eau. sule Ibérique, à partir du XVe siècle –, ce patrimoine aurait-il ainsi été en
position de mieux résister ? Est-ce ce même facteur qui expliquerait alors,
mais de façon plus générale, le toit de chaume dans toute la moitié occiden-
365- A Molelinhos, Concelh de Tondela, par exemple, selon le témoignage d’Henri tale de la chaîne et, dans ses deux moitiés, la meule de paille aux cordelettes
Amouric, communication personnelle.
366- Pesez, 1986. Je dois à Ph. Bernardi d’avoir pu accéder à ces travaux et je l’en remer- lestées de pierres, absents du reste du Maroc mais pas de tout le Maghreb ?
cie vivement.
367- Pesez, 1998. Mingote Calderón, pour le Nord de l’Espagne, précise (communica-
Ou bien faut-il considérer toute cette région du Nord-Ouest marocain,
tion personnelle) : dans ces régions où le toit est fait d’une couverture végétale, il n’y a combinant la grande diversité des facteurs naturels à la proximité de voies
pas de cheminées et la zone du toit située au-dessus du foyer est protégée des étincelles maritimes et terrestres qui ont irrigué pendant des millénaires le bassin
par un enduit. C’est là que l’on sèche ou fume la viande.
368- Jusqu’au Moyen-Orient : on connaît les tours à vent du Golfe arabo-persique. Voir 369- Et non ferran comme dans les parlers citadins marocains (afernu dans maints par-
Hardy-Guilbert et Lalande, 1981 : 63-65. lers amazighes), du latin furnus.
268 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 269
occidental de la Méditerranée, faut-il la considérer, donc, comme une zone aux Ghumāra de deux façons : en y établissant leur refuge (Qal‘at Ḥajrat
privilégiée en termes de conluences où l’historien serait bien en peine de Al-Nasr), pour échapper aux coups de boutoir des Omayyades de Cordoue
retrouver trajectoires et sens ? et des Fatimides de Tunis ; et en y déposant une semence qui fructiiera
avec le grand mystique Mouley ‘Abslem Ben Mchich et avec la pléthore de
Rappelons les grands traits qui déinissent la région. Un Maroc du
généalogies nobles qui vont donner son armature à la société. Sont-ils ainsi
Nord qui connaît, au plan des populations, une première grande partition :
à l’origine de ce goût des Jbala pour les études qui, aujourd’hui encore fait
« bédouins »/montagnards. Qui connaît un second partage, en trois volets,
leur réputation – avec, pour rivaux, les seuls Soussis/Swasa, autres monta-
pour ce qui est du milieu naturel : montagne-plaines-littoral. Au volet
gnards, mais d’un Sud aride ? Quelle piste privilégier pour rendre compte à
« plaines » correspond l’élément « bédouin », le moins notable dans cette
la fois du nombre et de la qualité de leurs savants juristes et de leur méticu-
coniguration. Au volet « littoral » il ne correspond pas de population par-
leuse exploitation des moindres ressources de la montagne ? Voie interna-
ticulière, donc il s’efface – mais réapparaît paradoxalement comme facteur
tionale, proximité de Fès… Mais l’eau est certainement un facteur majeur.
historique, la mer signiiant la possibilité cardinale de la communication
au loin. Quant au volet « montagne », de caractère majeur ici, il se partage, Pourtant, la moitié orientale de la chaîne du Rif, pour aride qu’elle soit,
au plan du milieu naturel, en deux : montagne humide/montagne sèche. Et dépasse les records démographiques de l’autre moitié : pourquoi cette plus
il se partage encore en deux au plan des populations : arabophones/amazi- grande fertilité en hommes ? Quel ordre retenir dans l’enchaînement des fac-
ghophones – sans que cette division n’efface des afinités nées du milieu teurs qui a abouti à mettre, dans un plateau de la balance : plus de science,
naturel partagé. Ce qui fait, à grands traits, trois types de populations : un un meilleur rendement dans le traitement de la matière ; dans l’autre, plus
dans les basses terres, deux dans la montagne. On peut dire que ce que le d’obstination dans l’entreprise économique extérieure, avec ces deux vagues
premier type de populations possède, manque aux deux autres. Et inverse- d’émigration, l’une agricole, vers l’est (l’Algérie des colons, dès le XIXe
ment. L’un, dans les basses terres, a pu entrer de plain-pied dans l’Histoire : siècle), l’autre industrielle, vers le Nord européen, qui a inalement hissé
tribus « guich » à l’ouest et au sud, disposées là par le souverain pour gar- Nador au deuxième rang des places inancières du pays ?
der la capitale et la route du nord ; à l’est, tribus porteuses d’une dynamique Le facteur citadin ? Mais Fès est équidistante des deux extrémités de
impériale (Bani Marin/Mérinides). En revanche, un dossier des plus minces l’arc rifain, pourquoi aurait-elle marqué de son empreinte un plateau de la
sur le plan de la culture matérielle, comprise comme l’ensemble des acti- balance plus que l’autre ? Il est vrai qu’à l’ouest s’ajoute le détroit, lequel a
vités de transformation des ressources naturelles. Les deux autres types, fait Sebta, Tanger, Tétouan tandis que Nekūr, puis Bādis n’ont pas survécu...
montagnards, ont un rapport à l’Histoire moins direct, essentiellement lié Les ressources ? Le facteur climatique, donc : doit-on attribuer à l’aridité cette
à leur position entre capitale et littoral, c’est-à-dire sur une voie internatio- précoce émigration, sur fond d’excédent démographique, et à cette émigra-
nale. En revanche, un dossier pléthorique en matière de mise en valeur du tion brutale la disparition d’une grande part des savoirs liés à l’exploitation
milieu naturel. Avec, il semble bien, une disparité entre les montagnards de du terroir ? À moins de considérer que cette porte de sortie, l’émigration,
l’est et ceux de l’ouest : les premiers palliant des conditions inappropriées à n’ait encouragé une fécondité qui, autrement, aurait trouvé d’autres voies
la survie par une détermination entrepreneuriale peu commune, les seconds pour se manifester ? Quant aux luttes fratricides des Rifains, dans un passé
muant en rente de situation les atouts accordés par la nature et l’Histoire, encore récent, qui ont tant nourri la chronique, faut-il les mettre au compte
c’est-à-dire l’eau et les Idrissides. du déséquilibre entre ressources humaines et ressources naturelles ? Ou évo-
Cette référence aux Idrissides se veut un clin d’œil à tout ce qui n’a pas quer quelque ressort interne à leur matrice sociale, encore à déterminer ?370
été présenté ici, ce versant de la culture qui relève, selon un terme inadé-
quat, de « l’immatériel ». Ces Idrissides qui, au Xe siècle, ont lié leur sort 370- Voir Vignet-Zunz, 2012.
270 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 271
La comparaison, pour qu’on sorte de l’impasse, doit s’ouvrir à d’autres Nord (à deux ou trois cas près). À proprement parler, plus que le Rif dans
horizons. D’abord à ce continuum montagneux qui traverse d’est en ouest son ensemble, c’est sa zone centrale et occidentale, la plus élevée et la plus
le Maghreb méditerranéen. Mais aussi à d’autres reliefs : ceux qui bordent humide, qui semble marquée par un particularisme. Doit-on l’interpréter en
l’autre rive du Mare Nostrum ; ou ceux-là, du coup peu méditerranéens, qui termes de sanctuaire, protégé par des conditions physiques favorables qui en
bordent les rives sahariennes, notamment cet Anti Atlas des Soussis/Swasa, feraient le conservatoire d’un patrimoine linguistique et culturel autrefois
souvent évoqué dans ces pages. C’est un autre débat. plus étendu ? La montagne, sous toutes les latitudes, est souvent présentée
Pour l’heure, on retirera de ce tableau incomplet du patrimoine culturel comme l’ultime refuge de techniques, de procédés ou de comportements
du Maroc du Nord l’impression d’une diversité contrastée au double plan tombés ailleurs en désuétude… Ou bien en termes de conluences, cette
de la nature et de la culture. Une région réunissant, en un espace de moins région du Nord-Ouest marocain, proche de routes maritimes millénaires,
de 50 000 km2, de fortes oppositions orographiques, climatiques, linguis- réunissant une riche diversité naturelle et humaine, principe d’entremêle-
tiques et de genres de vie ; cumulant de fortes densités urbaines et villa- ment des choses et des mots ?
geoises avec la proximité des routes internationales. Une telle région ne Poussons plus loin la rélexion. On a vu comment pratiquement toutes
pouvait manquer d’offrir une variété et une richesse patrimoniales propres ces manifestations insolites ont leur présence afirmée sur la rive nord de
à retenir l’attention. Richesse et variété bien menacées par le développe- la Méditerranée : lequel inluencerait l’autre ? Mais la question a-t-elle un
ment de la société marocaine et son accélération depuis le XIXe siècle. Nul sens ? Cette extrême pointe du continent africain, déjà étroitement soudée
ne regrettera les léaux du passé qui ont nom famines, épidémies, autant à l’extrême pointe du continent septentrional, participe d’une entité autre-
que particularismes et guerres civiles… Mais le développement n’est pas ment plus vaste. Elle englobe les deux rives de la Méditerranée, un monde
nécessairement laminage de toute originalité ni de toute capacité d’initiative où la communication a toujours été active et où les conditions de sol et de
locale. Il doit s’accommoder des savoirs hérités quand les savoirs importés climat sont très homogènes. Aussi, quand des faits culturels apparaissent
montrent leurs limites. La montagne, peut-être les deux tiers de l’espace ici de part et d’autre de la mer, vaut-il mieux raisonner en termes de culture
considéré, en est bien l’illustration qui, parent pauvre des politiques natio- partagée plutôt que d’inluence d’une partie sur l’autre.
nales d’aménagement du territoire – sur les deux rives de la Méditerranée Mais pour autant que la comparaison s’élargisse à ces autres reliefs qui
– et point aveugle dans la pensée scientiique il y a peu encore, a pu rayon- bordent l’autre rive, il lui faut encore intégrer d’autres horizons : les reliefs
ner dans un passé plus éloigné et apporter sa pierre dans la construction littoraux du Tell maghrébin, mais aussi, hors de tout contexte méditerranéen
séculaire des nations. cette fois, l’Anti Atlas des Soussis/Swasa auquel il a été fait allusion à pro-
En déinitive, deux enseignements se dégagent. Le premier est qu’on pos de la bielle-manivelle et de la baratte à piston. La question reste entière.
n’est jamais trop prudent lorsqu’on veut reconstruire des aires culturelles
de grande amplitude car une information incomplète menace toujours de
remettre en cause nos schémas ; le second est précisément cette dificulté à
saisir la mobilité parfois déconcertante des trajectoires d’un fait technique
(pour nous en tenir à ce domaine) qui peut apparaître en des lieux très divers
par suite d’une multiplicité, dificile à maîtriser, des facteurs susceptibles
d’intervenir. Ainsi, tous les cas réunis ici faisaient apparaître le Rif comme
une entité à part, coupée du reste du Maroc (à l’exception d’une certaine
parenté, qui pose question, avec le lointain Sous) et même de l’Afrique du
272 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne La culture matérielle des populations rurales du Maroc du Nord – 273
L’
agriculture de montagne peut soulever plusieurs sortes d’interro-
gations. Notamment celles-ci : de quelle nature sont les contraintes
du milieu physique et quelles possibilités autorisent-elles ? Quelles
solutions la société doit-elle adopter face à ces contraintes ? Je laisserai à
d’autres (notamment aux géographes) les questions relatives aux propriétés
des sols et du climat pour me concentrer sur les réponses que la société a pu
produire pour faire face à ces différents déis. Mais une question préalable
commande inévitablement le détour par les géographes : la montagne est-
elle « par nature » déshéritée ? Ingrate ? Ecoutons-les :
« Il est banal de rappeler l’importance et le poids de la montagne dans les pays
méditerranéens, d’évoquer l’originalité des modes de vie et des activités des monta-
gnards. (...) Les montagnes maghrébines sont étendues puisqu’elles représentent un
quart à un tiers du domaine non saharien des trois pays (...). Seize millions d’hommes,
c’est-à-dire le plus important groupe du monde arabe, vivent dans les montagnes
maghrébines ; ils représentent plus de 31 % de la population totale des trois pays.
(...) Les montagnes sont un milieu certes dificile, pentes fortes, sols médiocres, iso-
lement, mais les ressources sont plus variées qu’en plaine, ne serait-ce que par la
complémentarité des terroirs ; elles sont surtout plus assurées car les aléas liés à la
sécheresse sont moindres ; elles sont accueillantes puisque les cultures sont possibles
jusqu’à 1 800 m. au nord, 2 400 m. au sud et que les parcours sont très étendus. »372
Ou encore, à propos de la basse montagne rifaine (mais le commentaire
est généralisé ailleurs à l’ensemble « des pays Jbala ») :
371- « Le collectif dans le système agricole des Jbala », colloque international « Jbâla :
systèmes et savoirs paysans - II » (Kénitra, 14-15-16.12. 1995), inédit.
372- Maurer, 1992 : 37-40 (déjà cité).
276 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Le collectif dans le système agricole – 277
« Elle apparaissait au début du siècle comme une région privilégiée, dotée de (d’abord des formes mixtes arabo-berbères, chez les Senhaja et les Ghmara,
possibilités agricoles et pastorales diversiiées, relativement faciles à mettre en valeur. puis le berbère de type znati des Riafa ou Riiyyin) et, en schématisant, une
Son peuplement était l’un des plus denses de tout le Maroc rural. »373 autre société que chez les Jbala. Certes, d’autres critères permettent d’identi-
Ce qui réunit d’abord ces Jbala est d’ordre climatique. Pas tous les Jbala ier les Jbala : le parler, donc, un arabe avec ses particularités (arabe monta-
cependant. À l’extrémité sud-est de leur territoire, les Tsoul et les Branès sont gnard) ; une façon de se vêtir ; et toute une série de traits de la sphère cultu-
déjà en zone semi-aride ; d’ailleurs, certains auteurs se sont abstenus dans relle plus dificiles à systématiser. Mais, à lui seul, le mode d’exploitation du
le passé de les classer dans les Jbala. À l’inverse, une fraction des Ghmara sol, englobant cultures et élevage, est un indicateur tout à fait remarquable.
et les Senhaja Srayer, sur les hauteurs du Rif central, partagent cette donnée La rotation céréales/légumineuses, rotation biennale, est largement pra-
avec les Jbala. Pour l’essentiel, occupant une « montagne méditerranéenne tiquée par les paysans marocains. C’est une forme parmi d’autres que peut
à inluences atlantiques », leur territoire se caractérise par son humidité et prendre la polyculture, formule caractéristique du régime méditerranéen face
la douceur relative des températures : aux aléas climatiques et à la pauvreté des sols. Les paysans reconnaissent la
« C’est la région la plus arrosée du Maroc puisqu’elle reçoit à elle seule un tiers valeur des légumineuses (qoṭniya) pour l’enrichissement du sol du fait de
de l’apport pluviométrique du pays (…) L’amplitude thermique est partout faible, leur aptitude à ixer l’azote de l’air et parce qu’elles sont sarclées – en prin-
caractère résultant avant tout de la douceur relative de l’hiver. »374 cipe, mais pas chez les Jbala occidentaux qui ne sarclent (ineqchu, avec la
bêche, ‘atla) que les pommes de terre, les melons... Partout, au Maroc, on
distingue cultures d’hiver (dites aussi d’automne), ou bekri (précoces), et
1. La rotation biennale
Cette population avait là une chance à saisir en choisissant une organi- cultures de printemps, ou mazozi (tardives) ; selon les régions, on sèmera
sation de son agriculture, et notamment des cultures annuelles, qui rentabi- les céréales soit à l’une, soit à l’autre saison, tandis que les légumineuses se
lise l’atout climatique. Ce qu’elle a fait grâce à une céréale de printemps, le partageront entre certaines qui sont strictement mazozi et d’autres qui sont
sorgho, Sorghum bicolor (L.) Moench, localement : dra. En fait, on entend le indifférentes à la saison.
plus souvent dura, selon la caractéristique du parler des Jbala qui conserve
Le sorgho, de ce point de vue, a les mêmes vertus que les légumineuses :
en général leur valeur pleine à toutes les voyelles, contrairement aux autres
il ixe l’azote de l’air. En outre, c’est une culture qui exige une préparation
parlers marocains. Sous la forme ḏura ce terme s’applique très classique-
très soignée. Chez les Jbala occidentaux, trois labours précèdent les semailles,
ment, au Proche-Orient, aux mils, millets, sorghos ; on dit bechna ailleurs
qui se font à la volée ; puis, lorsque les jeunes pousses sont à une dizaine
en Afrique du Nord ; au Maroc, sauf précisément au nord-ouest du pays,
de centimètres de hauteur, on les éclaircit en repassant l’araire de façon à
dra est le maïs. Le sorgho est connu dans le bassin Méditerranéen depuis
effacer environ un sillon sur deux, soit une séparation d’une quinzaine de
l’Antiquité375.
centimètres entre les sillons, c’est l-ḥart bel khaṭ (le labour au sillon) ou
C’est peut-être le sorgho qui permet le mieux de visualiser la frontière simplement l-ḥart de-dra ; parfois encore : tchraṭ de-dra (du verbe : tracer
orientale des Jbala : au-delà du méridien de Taounate, le climat qui s’aridiie des lignes). On appelle bernicha la terre qui a été occupée par une culture
n’autorise plus sa culture régulière à grande échelle. Frontière bioclimatique, de printemps : à l’automne, lorsque tous les champs sont nus, on distingue
frontière humaine aussi. À plusieurs titres : à l’est, on trouve un autre parler la parcelle mberncha d’une parcelle, par exemple, raqda (en sommeil, i.e.
373- Fay, 1976. laissée en jachère). La première a été enrichie ; en outre, elle est assez meuble
374- Maurer, 1990 : 444, 446. pour que le labour puisse se faire avant les pluies ; la seconde s’est reposée
375- Pline (XVIII, 55), donc au premier siècle de notre ère, signale l’introduction d’une
plante venue d’Inde dans laquelle on reconnaît le sorgho ; puis celui-ci ne réapparaît dans
mais son sol est tassé, on doit attendre les pluies pour labourer. Voyons ce
les sources européennes qu’au IXe siècle, en Italie (communication personnelle de Comet). que nous dit à ce sujet le Dictionnaire Colin (1993) :
278 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Le collectif dans le système agricole – 279
« bernech v. blé et orge succèdent au sorgho. Le système est gagnant des deux côtés :
Préparer un champ (quatre labours) en vue des cultures de printemps (légumi- dans le premier cas, la terre aura connu un long repos plus l’enrichissement
neuses ou maïs) ; l’année suivante (un seul labour) sera ensemencé en céréales (...) azoté, dans l’autre elle aura au moins bénéicié de l’apport azoté. En outre,
sur la sole réservée au sorgho, la surface emblavée est notablement réduite
bernīcha n. car cette céréale a besoin de sols humides (arḍ berda, sols « froids ») et on
plur. branech. Sole, une sole de... dans un assolement bisannuel ; chacune des la cantonnera aux bas-fonds et aux versants les moins ensoleillés. Ainsi,
deux phases d’un assolement à rythme binaire. Céréales d’hiver (bakri de beaucoup certaines parcelles auront connu une jachère d’un an et demi. Avec cette
le plus important). Légumineuses ou sorgho, culture de printemps (māzōze). Après la restriction que sur les versants et les sommets, arḍ sghona, sols « chauds »
récolte de céréales (bakri) en juin, juillet, la terre se repose huit à neuf mois en atten- car vite essuyés, quelques champs de légumineuses de printemps accompa-
dant sa mise en culture l’année suivante en māzōze, vers mars. Dès que ce māzāze gneront le sorgho semé en contrebas. Ce qui fait, en déinitive, du système
est récolté, le champ est immédiatement disponible pour une nouvelle emblavure en en usage quelque chose d’intermédiaire, par le fait de la jachère, entre une
bakri, parfois on intercale une jachère d’un an ; ensemencé en céréales, après les rotation biennale et une rotation triennale.
légumineuses, le champ produira beaucoup ; cf. ragda. » Sans que ce soit vraiment l’objet du présent travail, on peut s’interro-
Enin, l’intérêt de la rotation blé-orge/sorgho est d’équilibrer les pertes ger brièvement sur la place qu’occupe cette céréale de printemps dans la
dues à l’irrégularité des pluies. L’année où des pluies de printemps exces- consommation locale. Depuis ces dernières décennies, elle n’est pratique-
sives auront fait perdre la récolte des céréales d’hiver (dites encore céréales ment plus destinée à l’homme, mais à la volaille et au bétail. On en faisait
à paille), le sorgho (comme le tournesol) viendra bien que favorise un sol autrefois du pain (non levé, cuit sur un plat de terre), du couscous ou des
détrempé. De même, un déicit à l’automne nuira aux céréales d’hiver mais, bouillies, c’est-à-dire un usage semblable à celui des céréales d’hiver, aux-
si un rattrapage se fait au printemps, le sorgho gardera toutes ses chances. quelles il était parfois mélangé. Les changements intervenus dans les habi-
À l’inverse, une année insufisamment pluvieuse au printemps nuira au sor- tudes alimentaires, consécutifs à l’ouverture de la région sur le reste du pays
gho sans affecter blé et orge. depuis l’Indépendance et à une amélioration du niveau de vie, l’ont donc
déclassée376. À tort si l’on en croit les études comparatives menées entre les
La rotation mise en place dans le Rif occidental – dont il faut dire qu’elle
différentes céréales d’usage commun en Afrique du Nord. Ainsi le tableau
est en voie de désintégration plus ou moins prononcée ici ou là, mais aussi
suivant est-il raisonnablement à l’avantage du sorgho377 :
qu’elle ne se retrouve pas nécessairement dans l’ensemble de l’espace jbala
– est particulièrement rigide, pour une série de raisons qu’on va voir. Elle 376- Peut-être pas seulement l’évolution des habitudes alimentaires. Marceau Gast a raison
alterne, en bekri : le blé, l’orge, certaines légumineuses ; en mazozi, le sor- d’insister sur l’évolution du marché international : la concurrence des blés d’importation,
gho et certaines légumineuses. Blé dur, zra‘, et (dans une mesure moindre) largement subventionnés et dont l’achat est de surcroît souvent pris en charge par les orga-
nismes inanciers mondiaux (FMI, BM, etc.), contribuent à affaiblir la production agricole
orge, chi‘r, sont rarement semés en mazozi car, à cette latitude, leur cycle des pays en développement (GAST, 1983). Sur le plan culturel, le groupe de pression des
végétatif n’est pas assez court pour s’accomplir en trois mois ; cependant, céréaliers a imposé de façon oblique le pain blanc à l’Afrique et à l’Asie, par exemple en
sur des parcelles en terrain humide et avec un apport important d’engrais décrétant que la paniication des mils et sorghos, comme de l’orge, n’était pas réalisable.
377- Chatield, 1954 : 10, 11. Ces chiffres ont surtout une valeur indicative. En effet, la
chimiques, l’opération est possible. Aux avantages dont bénéicie la culture dificulté des comparaisons entre les valeurs nutritives des différentes céréales est réelle.
qui vient sur une bernicha, ce système ajoute un effet de jachère indirecte : Différents facteurs sont à l’œuvre qu’on ne maîtrise pas toujours. L’étude de GAST et
quoique la rotation soit biennale, la terre est, une année sur deux, en repos Adrian (1965) sur les mils et sorgho en Ahaggar montre comment un facteur technique
peut modiier les données. Ainsi du type de mouture : en Ahaggar, le mortier de bois en
(raqda) pendant neuf à onze mois (mai-juin : moisson des cultures d’hiver ; usage permet un traitement du grain qui préserve mieux la valeur alimentaire du sorgho
mars-avril : semailles du sorgho) et pendant un à trois mois quand, à l’inverse, et lui donne donc un avantage sur le blé (au moins pour ce qui est de la farine, car pour
280 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Le collectif dans le système agricole – 281
Tableau 4. Qualités comparées de différentes céréales Ces deux soles reçoivent respectivement, une année les cultures d’hiver,
l’autre année celles de printemps.
Calories Protéines Lipides Calcium
Fer
Vit. a Vit. B1 Ces dernières années (les deux dernières décennies du XXe siècle), les
(par100g) (pour ….. …100.... ….mg) (U.I.) (mg)
Froment dur
cultures commerciales, toutes mazozi, gagnent du terrain : le tournesol,
(gruau ou farine 332 13,8 2,0 37 4,1 0 0,45 nuwwara ; plus rarement ici l’arachide et la betterave à sucre ; mais surtout le
complets) melon d’Espagne, battikh : celui-ci, la pastèque, le potiron sont globalement
Froment tendre appelés bḥira. En particulier le melon. Comme le sorgho, il affectionne les
(gruau ou farine 333 10,5 1,9 35 3,9 0 0,38
complets)
sols plus humides des creux et donc colle à celui-ci dans sa rotation. Cela
Orge 332 11 1,8 33 3,6 0 0,46 réduit la part du sorgho sans encore déstructurer l’assolement collectif. Ce
Sorgho n’est plus le cas partout : au hasard de visites effectuées en d’autres zones du
(S. vulgare)
343 10,1 3,3 39 4,2 200 0,41
pays Jbala, j’ai pu noter l’abandon du système en certains points (Haouz de
Tétouan, Bni Ahmed...) ; dans la partie sud-orientale du pays Jbala (vallée
de l’Ouergha), Maurer fait remonter la dislocation de l’assolement collectif
2. L’assolement collectif aux années soixante378. Mais, pour l’essentiel, l’assolement collectif bien-
La rigidité – et l’originalité – du système n’est pas seulement dans cette nal associant céréales d’hiver et sorgho est encore bien vivant dans le Rif
complémentarité systématique entre deux types de céréales mais dans sa occidental. Et notamment chez les Bni Gorfet, à quelques propriétaires près.
mise en œuvre. Celle-ci est, en effet, collective : tous les exploitants d’un Cette rigidité et cette longévité du système peuvent s’expliquer par le
même village pratiquent l’alternance des cultures en même temps. Mais fait qu’il est structurellement associé au mode d’élevage pratiqué dans ces
comme leurs besoins alimentaires sont les mêmes chaque année, c’est-à- régions, de telle façon que l’un ne s’entend pas sans l’autre. En effet, la
dire qu’ils ont impérativement besoin à la fois de blé, d’orge et de sorgho, caractéristique de cette autre activité est d’être, elle aussi, organisée sur le
la partie du inage villageois qui est réservée à la céréaliculture (oṭa, « la mode communautaire : le gardiennage des bovins et des caprins (en certains
plaine ») est partagée en deux soles. C’est l’assolement collectif. points du pays Jbala ce peut être seulement l’une ou l’autre de ces espèces)
Leur disposition est fonction des caractères du relief. Prenons un s’opère au niveau du quartier, les propriétaires coniant leurs bêtes à un
exemple. Le territoire des Bni Gorfet se situe au contact du bas-pays de berger qui est, à tour de rôle, à leur charge. En certains points, là encore, ce
la façade atlantique, le Habt, peuplé majoritairement d’Arabes Khlot sont les propriétaires qui, également à tour de rôle, délèguent un de leurs ils
(‘Arab). Pour ceux des villages qui sont groupés sur le versant occidental comme berger du troupeau « commun ». On appelle parfois ce système de
du petit massif qui constitue ici le premier contrefort de la chaîne rifaine, gardiennage be-nowba, « par tour », par exemple chez les Bni Gorfet ; alors
le terroir céréalier est donc situé sur les molles ondulations des collines et que chez d’autres Jbala on lui réserve le nom qu’ils donnent au troupeau
bas-plateaux atlantiques. La sole la plus proche du pied du massif forme commun de bovins, dula379 ou dowla (symétriquement, chez les Bni Gorfet
l-oṭa l-fuqi, la plaine du haut, l’autre, au contact du domaine des Khlot, est ce troupeau gardé collectivement est lui-même dit nowba). On peut trouver
l-oṭa l-habṭi ou l-taḥti (du bas), quoique la dénivellation soit peu perceptible. d’ailleurs d’autres formes, comme saraḥ del-djma‘ (Haouz de Tétouan).
la semoule l’intérêt alimentaire est équivalent). Mais comme en Afrique du Nord on uti- 378- Communication personnelle.
lise la meule de pierre, laquelle ne semble pas avoir les qualités, pour le sorgho, du mor- 379- Le mot se retrouve en Espagne, cf. Dozy, 1881, p. 477 : « Troupeau de gros bétail
tier de bois, cet argument technique-là tombe… La validité de la comparaison est-elle appartenant à différents particuliers, que mène paître un homme payé par la communauté,
pour cela rétablie ? Gl. Esp. 50, troupeau, Daumas, V. A., 349, 368, doula. »
282 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Le collectif dans le système agricole – 283
Les détails de ce mode de gardiennage seront précisés plus loin, mais pas moins les litiges causés par l’intrusion de bovins dans le sorgho du voi-
ce qu’il importe ici de voir c’est comment il interfère avec l’assolement sin d’être monnaie courante chez eux.
collectif. Il est délicat, à ce stade, de conirmer ou d’invalider l’ordre des facteurs
L’argument qui est souvent entendu auprès des agriculteurs du djbel tel qu’il est présenté. Leur enchaînement partirait donc du choix effectué
réfère au danger qu’il y aurait à lâcher sur les chaumes les bovins du quar- par les Khlot en faveur du gardiennage individuel. Faut-il invoquer ici l’ori-
tier dans le cas où les parcelles de céréales à paille seraient mêlées à celles gine bédouine de ces gens qui utilisaient (avec un habitat mixte, associant à
de sorgho. On sait, en effet, que l’ingestion de cette dernière plante à l’état la tente une maison de structure et de matériaux légers) les grands espaces
de jeune pousse peut être mortelle pour les bovins : les feuilles tendent à ouverts des plaines et bas-plateaux atlantiques d’abord pour les besoins de
s’agglutiner pour former une boule qui étouffe la bête. Avec un troupeau leurs troupeaux ensuite pour le labour, et cela sans doute encore au début du
qui peut compter plusieurs dizaines de têtes, le berger ne pourrait éviter XXe siècle381 ? En réalité, l’évolution des campagnes n’est pas uniforme. À
que les bêtes, passant d’une parcelle à l’autre, ne s’en nourrissent, à leurs en croire certains auteurs, les ‘Arab de la courte plaine atlantique ont connu
dépens et aux dépens du propriétaire du sorgho. La solution de l’assolement l’assolement collectif, en tout cas certains de leurs groupes, et il aurait reculé
collectif, ouvrant après les moissons de mai-juin un large espace au pâtu- devant le développement, plus rapide ici que dans la montagne, des cultures
rage des bovins, permet d’éloigner ceux-ci des premières parcelles semées commerciales. J. Flouriot signale, par exemple dans la région d’El-Aouamra,
en sorgho et assure la sécurité aux deux parties. Non sans peine : le berger dans le Bas-Loukkos, une gestion collective de grandes soles :
doit souvent se faire aider par un jeune frère. Il y a d’ailleurs des gardes, « disciplines collectives dont le but est toujours d’assurer des espaces sufisants
généralement deux, à la limite entre les deux soles, rétribués par le village, au bétail. »
qui veillent à interdire aux bêtes de déborder sur la sole qui porte le blé ou
Mais après avoir souligné :
l’orge. Cela est particulièrement nécessaire l’hiver quand les troupeaux sont
lâchés sur la partie de la plaine qui sera destinée au sorgho et qui est encore « L’étude de l’utilisation du sol montre deux éléments importants de l’agricul-
en herbe : ils sont embauchés dès que le blé sort de terre jusqu’au moment ture du Loukkos : la prépondérance des cultures de printemps, le rôle primordial de
de la récolte (khla‘) des légumineuses, semées en même temps à l’automne ; l’élevage », [l’auteur dit :] « la in des disciplines collectives est proche car la plupart
à partir de là, chacun protège ses champs. Ce garde est le geddal, de agdal des douars «remplissent» maintenant leur espace » (« En dix ans, la surface cultivée
qu’on retrouvera plus loin à propos du gardiennage. a presque doublé » [nous sommes au début des années soixante-dix]), « et, de plus,
le développement de l’irrigation, apprise dans les grandes exploitations étrangères
La preuve a contrario est donnée par leurs voisins Khlot. Ici, normes et com-
(...), entraîne la nécessité d’une ixation foncière. »382
portements sont différents. Si on pratique dans la plaine atlantique la rotation
biennale blé-orge/sorgho380, elle n’y est pas organisée collectivement. Du moins Même s’il est exact que l’auteur ne fait pas mention d’un gardiennage
est-ce le cas chez ces Khlot qui jouxtent le territoire de plaine des Bni Gorfet. collectif avec constitution de gros troupeaux, il faut donc, sans doute, nuan-
Ceux-ci en donnent l’explication suivante : c’est parce qu’ils conient indi- cer l’assertion de ces Jbala qui opposent deux systèmes, le leur et celui des
viduellement la garde de leurs quelques têtes de bétail à l’un de leurs enfants ‘Arab. Reste à déterminer si ces populations d’origine bédouine n’ont pas
(souvent une illette d’ailleurs, tâche dont son homologue djebliya serait, emprunté en fait leur système collectif aux montagnards… Quoi qu’il en soit
disent-ils, incapable) que les Khlot peuvent se permettre de décider indivi- des frontières que cela implique, on a bien affaire à deux systèmes cohérents
duellement de la rotation de leurs cultures. On ajoute que si la conduite d’un et opposés, chacun étant profondément structuré à des niveaux impliquant à
troupeau en nombre réduit est effectivement plus aisée, cela n’en empêche
381- Michaux-Bellaire, 1911.
380- El Gharbaoui, 1981 : 215, la relève, par exemple, dans le Fahs tangérois. 382- Flouriot, 1972 : 33-34.
284 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Le collectif dans le système agricole – 285
la fois des facteurs de type socioculturel (pour faire vite : il s’agit de l’atti- bêtes de labour, elles (tiran, bien plus souvent des vaches dressées que des
tude du groupe face aux choix collectifs) et d’autres de type agronomique. bœufs, en fait ; et bien plus souvent des taureaux, fḥula, que des bœufs, la
En résumé, le système agricole des Jbala s’appuie sur une organisation castration se pratiquant peu), restent à la maison le temps des labours d’hi-
collective et complémentaire de la céréaliculture et de l’élevage dont on ver et de printemps. Le bétail gardé à la maison est dit « attaché » : ksiba
peut mesurer le principal effet : le bétail a accès deux fois dans l’année à la marbuṭa ; et msarḥa s’il est conduit au pâturage (ksiba convient pour tout
plaine cultivée, l’hiver sur l’herbe de la sole réservée au sorgho (non encore grand herbivore domestique, du cheval à la chèvre.)
semé), l’été sur les chaumes de l’autre sole. Il est une intersaison où le pâturage collectif est interrompu ou fortement
réduit : à la in de l’été, quand les champs ont été nettoyés de leur chaume
3. Le gardiennage du troupeau et que les points d’eau sont presque à sec. Cependant, certains propriétaires
La question du gardiennage des troupeaux est donc importante. Elle com- peuvent encore avoir à recourir à ce mode de gardiennage, soit qu’ils n’aient
porte plusieurs variables, la saison, l’espèce et, accessoirement, la compo- pas assez de paille pour couvrir leurs besoins jusqu’au printemps, soit qu’ils
sition de la famille. Réglons tout de suite le cas des montures (bhim) et des n’aient pas d’enfants à la maison pour porter la paille aux bêtes et surtout
moutons (ghlem). La responsabilité de nourrir ânes, mulets, chevaux relève pour les abreuver. À l’inverse, toujours en été mais un peu plus tôt, quand
du maître et de sa famille : on a rarement plus de deux têtes par foyer. Pour la moisson a été achevée sur toute la sole livrée aux cultures d’hiver, un
les chevaux, il s’agit : exceptionnellement du cheval de parade, celui qu’on chef de famille peut y faire paître sa ou ses vaches sous la garde d’un de ses
selle, ‘awd, mais khayl, plur. khiwla, quand il est dressé ; bien plutôt d’un enfants mâles (s’il en dispose qui ait au moins une dizaine d’années) qui
cheval ordinaire, apte au travail et qu’on bâte, kaydar. Pour les moutons, les ramènera le soir à la maison : ksiba te-tsayb, modalité bien connue de
chaque propriétaire a son berger personnel à moins qu’il ne les conie à un la vaine pâture. Jusqu’à cinq ou six têtes, c’est un effectif facile à tenir et
associé ; parfois, ils passent les quatre saisons dehors, parfois, à la saison la sole du sorgho est loin ; l’abreuvement sera lui aussi facilité, les points
froide, ils rentrent chaque soir à la maison. d’eau, mêmes réduits et éloignés, étant accessibles pour une unité devenue
plus mobile, le jeune pâtre étant, par ailleurs, en meilleure posture pour bien
Caprins (m‘az) et bovins (‘aroṭ ; les vaches seules : bqar) connaissent
faire boire ses bêtes.
un autre régime, le berger de quartier. En hiver (ou à partir des labours) et
au printemps, on mène chaque matin ses chèvres et ses vaches au mesraḥ. Autre utilisation du troupeau individuel : lorsqu’un propriétaire veut
C’est un espace commun au centre du quartier, où les deux bergers (un freiner la croissance d’une parcelle de blé ou d’orge qui promet d’être par-
pour chacune des deux espèces) les regroupent en deux gros troupeaux ticulièrement belle, il y fait passer son troupeau (exclusivement le petit
qu’ils mènent paître soit dans la forêt, soit sur les terrains non appropriés bétail) ou demande à son voisin de lui prêter le sien quelques jours. Cela
(arḍ djama‘iya), soit sur la partie hors-culture de la plaine. Chaque soir, on se fait juste avant que ne se forme l’épi (ce renlement est alors dit rokba,
vient reprendre ses bêtes au mesraḥ ; un enfant y sufit et souvent les vaches genou) : l’opération est très surveillée, on prend garde à ce que les bêtes
retournent seules à la maison. Le berger, seraḥ, est engagé par le collectif ne broutent que la pointe des tiges. On évite ainsi que les pluies de février
des propriétaires du quartier par périodes de trois mois. L’été et l’automne, ne tassent une plante trop haute, trop formée mais aussi que des parcelles,
entre la moisson et le labour, les deux troupeaux restent nuit et jour sur prêtes avant les autres, n’attirent précocement les moineaux quand le sys-
les chaumes. Les chèvres, plus exposées au risque de vols que les vaches, tème de surveillance n’est pas encore en place. On peut aussi étêter la plante
passent la nuit sous la garde d’un autre homme, ‘ases, qui veillera tandis avec la faucille et apporter l’herbe à ses bêtes.
que le berger ne reviendra qu’avec le jour ; celui-ci est accompagné d’un L’été, on dispose encore d’un espace où paître sa monture et sa vache :
chien, pas pour rabattre les chèvres mais pour les protéger du chacal. Les l’aire à battre commune, nwadriyech. C’est possible dès que tout le monde
286 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Le collectif dans le système agricole – 287
a rentré paille et grain. Un enfant les y conduit le matin et les ramène le sont chargés d’une autre surveillance, celle de l’agdal, terrain réservé à
soir, ce que facilite la disposition de l’aire au pied du village, à la lisière de l’herbe que toutes les familles du village ont le droit de couper (yḥtech), ce
la plaine cultivable. qui se fait avec la faucille. L’agdal, terme indiscutablement berbère, est un
Il est ainsi dans le inage villageois plusieurs zones relevant d’une pro- vocable et une institution connus dans tout le Maroc. Ici, les zones réser-
priété collective (ou d’un usage tel). On a cité la forêt, bien qu’elle soit vées à l’agdal alternent chaque année en suivant les céréales d’hiver dans
aujourd’hui absorbée dans le domaine d’État ; les terres proprement commu- leur rotation. Les terrains sont toujours les mêmes dans chacune des deux
nales, arḍ djama’iya (ailleurs, en pays Jbala, on trouve aussi ḥerem, ḥarim, soles ; ceux qui sont dans la sole qu’on destine au sorgho ne sont donc pas
marfaq, chiya’, saḥa...), comme il en existe à Bni Gorfet, longue bande qui en défens (l-agdal raqed)384.
occupe les dernières pentes avant la plaine, au-dessous de chaque village. À Bni Gorfet, dans le inage du village de Lehra, voici les parcelles com-
Jusqu’à ces dernières trente années, c’était une réserve de pâturage pour les munales réservées à l’agdal : dans l-oṭa l-fuqi, Awlef l-Kbir, Awlef l-Sghir,
familles sans terre ; on y pratiquait aussi un partage entre les familles pour Azghar, toutes trois contiguës ; dans l-oṭa l-taḥti, Jmi‘at et ‘Achiba. Le
un labour d’appoint, les lopins ainsi constitués ne pouvant être cédés en terme azghar est bien connu (on sait que c’est, en plaine, le lieu de pâturage
location ni hérités par les femmes (disposition exceptionnelle chez les Jbala des montagnards lors de leur transhumance d’hiver) et sa présence ici est
où les illes ne sont pas privées de leurs droits sur la terre)383. À la veille du sans doute à mettre simplement au compte du fond toponymique amazighe
soq, les commerçants étrangers à la tribu avaient le droit d’y laisser paître général dans la région, d’autant que le village voisin, Buhenni, a lui aussi
trois jours de rang le bétail qu’ils étaient venus vendre. Cette institution n’a une parcelle en défens portant ce nom. Encore une fois, l’enquête dialecto-
pas survécu à l’augmentation du bétail qui a imposé une dispersion au-delà logique étendue à l’amazighe s’avère un auxiliaire indispensable de l’étude
des zones habitées et cultivées. Etait-ce une institution commune chez les des institutions rurales de cette région.
Jbala ? George Joffé (1980) mentionne à propos des Ghzaoua et des Rhona Le pâturage peut encore se pratiquer d’une autre façon : le bétail est
que « previously, collective ownership with private usufruct (was) subject lâché dans la forêt (l-ksiba meṭloqin i djbel). Ce peut être parfois des caprins,
to periodic redistribution. » comme on me l’a signalé chez les Ghmara, mais plus souvent du gros bétail.
Il existe encore d’autres espaces communs livrés au pâturage. Ainsi les Il revient quand il n’a plus rien trouvé à manger, à moins que son proprié-
sentiers et les limites entre parcelles quand, en hiver, l’herbe y est haute. Il taire n’aille le chercher. En effet, on ne le laisse en général pas toute l’année
est admis que le bétail broute l’herbe de ces espaces intermédiaires, lorsque, mais seulement au printemps, période parfois prolongée jusqu’aux mois-
venant le matin du village, il traverse la partie de la plaine semée en blé- sons où on le mènera sur les chaumes. Tous les propriétaires d’un village ne
orge pour se diriger vers la partie basse alors en herbe et qui sera semée au s’y livrent pas, certaines conditions doivent sans doute l’imposer et, parmi
printemps en sorgho. En revanche, l’année suivante, après la rotation des elles, tout simplement le fait que l’animal ait échappé à la surveillance du
cultures, il n’aura pas accès à l’herbe de ces espaces intermédiaires sur la berger. Il lui arrive ainsi d’être abandonné à son sort plusieurs années de
sole à blé-orge : un garde surveille la limite entre les deux soles pour lui suite et de s’ensauvager au point de ne pas se laisser capturer ; il est alors
interdire de sortir de la zone herbeuse, celle qui recevra au printemps le abattu pour sa viande. Cette pratique était-elle répandue dans l’ensemble
sorgho et qui est cette année-là la plus proche du village. Ce garde, geddal, du pays Jbala ? Il y faut, semble-t-il, un contexte de relative rareté du bétail
le plus souvent un paysan sans terre, a déjà été évoqué. Mais les geddala et surtout d’impraticabilité du terrain avec, notamment, une forêt dense et
étendue385. Aujourd’hui, ces conditions ne se retrouvent plus que le long
383- C’est la même situation dans l’ensemble du Maroc, le problème est sérieux et des
groupes de femmes (les Soulaliyates) se sont élevées contre cette disposition qui les écarte 384- Littéralement : « dort ».
des terres collectives. Des actions sont en cours. 385- Un informateur en faisait état dans le Fahs de Tanger, à une époque plus ancienne :
288 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Le collectif dans le système agricole – 289
de la grande dorsale qui court du détroit au Rif central, parallèlement à la de Collo, en Algérie, l’autre dans la région d’Irbid, en Jordanie. Le pre-
côte méditerranéenne. mier est décrit par Marc Côte. Il est identique au système en vigueur chez
En complément à ces informations, il vaut de reproduire des indications les Jbala, sauf en deux points : les cultures de printemps (ici, « rbaïa », de
produites au début du siècle : rabi‘, printemps) consistent exclusivement en légumineuses, il n’y a point de
sorgho apparemment ; les cultures d’hiver (« chetouiya », de chita’, hiver)
« [il arrive] qu’au printemps les vaches poursuivies par les taureaux sont repous-
sont partagées en deux, le blé dur étant dissocié de l’orge, ce qui donne un
sées par eux dans la forêt et qu’ils y restent par paires ; les vaches y vêlent et il se forme
système à trois soles et donc une rotation triennale :
ainsi de véritables troupeaux de bœufs sauvages (...), et des battues » [sont néces-
saires pour les reprendre.] « Les propriétaires des animaux devenus ainsi sauvages « La plaine de Collo [à l’ouest de Skikda] est une petite plaine alluviale et litto-
perdent leurs droits de propriété sur eux, et ces animaux appartiennent à l’ensemble rale (...) qui a échappé totalement à la colonisation (...). Les terres sont morcelées à
de la communauté (...) [à laquelle] appartient la forêt. Les animaux sont chassés, pris l’extrême (...) mais le paysage présente une organisation par grands ensembles (...).
et mangés par la communauté. »386 C’est là le fait d’une organisation en soles de cultures collectives comportant l’inter-
diction de cultures hétérogènes (...). Cet assolement collectif permet la vaine pâture
Bêtes égarées ou formule d’appoint à l’élevage ? Ou modes complémen-
sur la jachère d’hiver et sur les chaumes en été. (...) Les pratiques communautaires se
taires ? C’est l’occasion de rappeler que le marquage des bêtes n’est pas cou-
maintiennent à travers le gardiennage du bétail : les bovins d’un certain nombre de
rant : si on le pratique systématiquement sur les moutons, par une entaille
propriétaires sont groupés en troupeaux de 30 à 40 bêtes, chaque propriétaire assu-
ou un trou dans l’oreille (rchem), on se contente de marquer (au feu : ṭaba‘)
rant à tour de rôle le gardiennage. »389
entre bovins et montures seulement celle des bêtes qui sortirait de l’ordinaire.
Portons-nous loin de là, dans un contexte humain et physique somme
4. L’assolement collectif en Méditerranée toute assez différent, au nord-ouest de la Jordanie, à proximité du lac de
L’assolement biennal associant, sur le mode communautaire, cultures Tibériade, de la ville d’Irbid et de la frontière syrienne390. Ainsi le village
d’hiver et cultures de printemps, pour être exceptionnel au Maroc387 n’est de Khanzira : adossé à la forêt, à 700 mètres d’altitude, il domine la plaine
pas nécessairement tel dans l’ensemble méditerranéen. Témoin ces deux qui mène à la vallée du Jourdain. Sur cette plaine, les villageois pratiquaient
exemples – les seuls dont j’aie eu connaissance388 –, l’un dans la presqu’île dans les années trente une rotation triennale : les parcelles étaient réparties
en deux grandes soles (mucha‘ 391) où alternaient cultures d’hiver (blé, orge)
région de plaines et de collines, mais population rapportée d’origine montagnarde (Rifains et de printemps (sorgho – Indian sorghum –, légumineuses, melon), avec
et Jbala). une année réservée à la jachère. Martha Mundy a bien voulu me préciser :
386- Michaux-Bellaire, 1911 : 208-209.
387- En réalité, il faudrait pouvoir s’assurer de cette exceptionnalité. Le hasard d’une « En général, mes recherches apportent un soutien à votre thèse principale : la
soutenance a permis à Côte de relever en pays ‘Abda la même pratique : « Dans chaque rentrée collective des troupeaux sur les champs après moisson engendre une discipline
quartier correspondant à un type de sol déini, toutes les parcelles individuelles portent
une même culture et la succession est biennale. Une année, le quartier sera cultivé en collective quant aux types de culture (blé à côté de blé, légumineuses à côté de
céréales d’hiver, principalement l’orge ; l’année suivante, il portera du maïs, des légu- légumineuses, etc.). Ceci ne se traduit pas forcément en cultures organisées de façon
mineuses ou sera laissé en jachère suivant le régime des pluies et la nature du sol. (...) collective ni en redistribution collective des terres mais en contraintes/disciplines
La pratique collective prime sur toute autre considération individuelle » (Behri, 1997).
388- Geneviève Bedoucha, dans un très bel article (Bedoucha, 1986), présente la culture
du sorgho dans les hauts plateaux du Yémen. On y est à la fois très bédouin dans ses 389- Côte, 1988 : 56.
valeurs et son modèle social et résolument paysan et sédentaire. (L’auteure souligne l’ap- 390- Mundy, 1994 : 64, 66, 70.
parent paradoxe de cette tradition, à la fois villageoise et tribale.) Grâce à la mousson, 391- Mucha‘, plus exactement et en première approximation, « désigne la propriété fon-
deux saisons de pluies en font la culture principale. L’alternance avec le blé et l’orge est cière dans les communautés villageoises du Levant où la terre était détenue en quote-parts
mentionnée, mais non ses modalités. et soumise à des redistributions périodiques » (Mundy, 1997).
290 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Le collectif dans le système agricole – 291
avec une institution tel un mukhtar et un garde-champêtre imposant le même type en vue d’augmenter la production céréalière » [il y voit ailleurs] « une pure initiative
de culture sur les sols voisins/blocs de champs et la coordination des moments de paysanne » [comme dans le bassin de l’Escaut] (op. cit. : 50).
semence et de moisson (...) »392 Par ailleurs, il rappelle la présence dans le Pays basque et la Gascogne
Est-ce à dire qu’on a là les reliquats d’un système généralisé qui met- pyrénéenne, d’un système à assolement et rotation biennaux collectifs, avec
tait à proit les conditions climatiques favorables, lorsqu’elles existaient, le millet (Panicum millaceum) comme culture de printemps – jusqu’au XVIIe
sur l’ensemble du pourtour du bassin Méditerranéen ? Rien n’est moins siècle, où le maïs le remplace (op. cit. : 81) ; et un autre en Loire-Atlantique,
sûr. Pour deux raisons. D’une part parce que, dans l’Europe méridionale au XVIIIe siècle (op. cit. : 14)...
d’avant la révolution agricole, le système en faveur était un assolement bien- D’autre part – et ceci va dans le même sens – parce que, sur l’ensemble
nal (céréales/jachère associant l’olivier et la vigne) conduit à sa guise par du pourtour du bassin Méditerranéen, ce que l’on sait des façons culturales
chaque exploitant. Cette organisation de type « individualiste » s’opposait et des techniques agricoles montre qu’une grande diversité est de règle, au-
au système nord-occidental (de la moitié nord de la France à la Scandinavie, delà de certaines constantes bioclimatiques ou civilisationnelles. Je n’in-
des îles Britanniques à la Pologne) qui pratiquait, lui, un assolement trien- voque, par ce second terme, que le fait indéniable que les différentes rives
nal, céréales d’hiver/céréales de printemps/jachère : de cette mer intérieure ont été à plusieurs reprises réunies, en tout ou partie,
« L’alternance se faisait d’un bloc, grâce aux regroupements des quartiers en trois sous une autorité ou, au moins, un ordre commun, facteur favorable sans
« soles » représentant trois secteurs distincts du terroir villageois. En plus de cette doute à un certain brassage des hommes et des idées.
servitude collective majeure qui marquait vigoureusement l’emprise de la collectivité
Conclusion
sur l’individu, mis dans l’impossibilité de choisir ses productions et ses méthodes de
culture, bien d’autres usages communautaires s’imposaient à chacun. Particulièrement Qui n’en est pas une.
importante apparaissait la vaine pâture, obligatoire : le troupeau commun, formé de Je m’étais déjà heurté, à propos de quelques procédés techniques propres
bestiaux de tout le village, était gardé par des pâtres ou des bergers publics. Cette aux Jbala, à ce type de situation où la diversité au plan national, manifes-
méthode fournissait une ressource considérable à l’élevage ; une fois la récolte faite, tation de la diversité au plan méditerranéen, faisait parfois de certaines
toutes les terres étaient mises à la disposition du bétail (...) »393 régions où elle se concentre, des îlots d’étrangeté. Sur la presque dizaine
On ne peut qu’être frappé par cette convergence des procédés de mise de traits culturels relevant de la sphère matérielle qui m’étaient apparus
en valeur du sol dans deux aires aussi éloignées. Toutefois, la réduction de comme propres aux seuls Jbala : moulin à bielle mû à la main pour la farine,
la situation régnant de ce point de vue en Europe à deux vastes aires, médi- chute d’eau verticale pour le moulin, pressoir domestique, grenier sur pilo-
terranéenne et nord-occidentale, est sans doute à manier avec prudence. tis, baratte à piston pour le beurre et le petit lait, joug de cornes, ixation de
Trochet décrit, pour ce qui est de la France, une situation plus complexe. la meule de paille, couverture de la maison en chaume avec toit à double
S’il conirme l’apparition de l’assolement triennal « dès la in de la période pente, assolement et gardiennage collectifs, ces deux derniers (chaume du
carolingienne », il limite la rotation collective : toit et gestion collective) sont les seuls qui se retrouvent pratiquement dans
l’ensemble du pays Jbala.
« principalement au Bassin parisien, sans jamais le recouvrir totalement »394 ; [et
s’il assigne] « dans certains cas, comme en de nombreuses régions de l’Europe cen- S’ils apparaissent tous, au premier abord, exclusifs des Jbala, il y a en
trale et orientale, et probablement dans la France de l’Est, l’initiative seigneuriale réalité des exceptions. Deux (le moulin à bielle et la baratte à piston) sont
aussi présents dans le Sous, à l’autre extrémité du pays. D’autres débordent
sur leurs voisins immédiats : la meule de paille dans le Rif oriental ; le toit
392- Mundy, correspondance du 18.12.1996.
393- Encyclopaedia Universalis, article « Agricole (révolution) ».
394- Trochet, 1993 : 49. de chaume, le joug de cornes et le grenier sur pilotis, présents aussi chez
292 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne
J
e saisis l’occasion de ce que, dans l’intitulé de notre rencontre, il nous
est proposé, avec « récit », une catégorie inalement assez neutre, pour
ne pas m’engager dans une récapitulation critique des déinitions respec-
tives du conte, de la légende et du mythe. D’abord, parce que les opinions
les plus éclairées dans ce domaine – qui n’est pas le mien – ne coïncident
pas toujours. Ensuite, parce que, une fois n’est pas coutume, cette question
de déinition ne me préoccupe pas trop ici. Peut-être ai-je tort.
Il me resterait toutefois à justiier la qualiication de « fondateur » attri-
buée au récit que je propose. Sans doute est-ce, de ma part, volonté de don-
ner ses lettres de noblesse à un récit qu’on retrouve certes un peu partout
dans une région bien circonscrite sans que ses populations, d’une part, ne lui
accordent de distinction particulière et, d’autre part, ne se reconnaissent une
origine commune. Comment, en effet, un récit servirait-il de socle commun
à des groupes qui s’afirment si distincts ? Disons que, s’il est « fondateur »,
ou « d’origine », c’est en creux, en ce que, exposant les circonstances de
la disparition d’une population présentée comme indigène, il fournit l’acte
qui, en quelque sorte, éclaire la naissance des différents groupes actuels.
1. Le cœur du récit
Les éléments minimaux à partir desquels on peut considérer ce récit
comme assuré sont au nombre de quatre :
— la région (essentiellement la chaîne du Rif), avant d’être occupée par Ya‘qūb al-Mansūr qui amena à cet effet au Maroc des Hilaliens Riah, à la in
ses habitants actuels, l’était par une autre population nommée « Swasa » du XIIe siècle) y ont installé des tribus « guich ». Ces tribus « militaires »,
(sing. Soussi) ; auxiliaires du pouvoir, constituaient un peuplement de type bédouin, dans
— celle-ci en est chassée par une catastrophe ; sa langue et dans son mode de vie, qui absorba les éléments originaires de
la montagne encore présents. Sauf toutefois entre Larache et Asilah, sur
— elle a eu le temps, avant de partir, d’enfouir ses richesses sur place ;
un petit plateau boisé occupé par une population mixte (les Swahliya) qui
— aujourd’hui encore, il arrive que ses descendants viennent du Sous pour, emprunte de nombreux traits au parler et à la culture matérielle des Jbala, et
grâce à leur « science », les localiser et les déterrer. dans le Fahs de Tanger, peuplé au XVIIe siècle, après la libération de cette
Sur ce schéma viennent se greffer de nombreuses variantes qui vont ville, par des contingents originaires du Rif oriental. Les populations de ce
être examinées. bas-pays, de par leur installation relativement récente et leur qualité d’éle-
veurs transhumants, sont à l’évidence un milieu culturel très hétérogène à
2. Le champ d’extension du récit
celui de leurs voisins montagnards. Si, néanmoins, le récit est parfois pré-
Le récit apparaît au premier abord circonscrit à l’ensemble de la chaîne sent, cela est probablement à mettre davantage au compte de la circulation
du Rif. On le trouve en effet chez les Jbala, les Ghmara, les Senhaja et les qui se produit nécessairement entre populations limitrophes qu’à une pro-
Rifains. Il importe de savoir, pour une meilleure compréhension des condi- duction endogène. Il faudrait cependant avoir pu vériier ce qu’il en est chez
tions qui l’entourent, que ces quatre groupes sont différents. Notamment les populations qui bordent la chaîne du Rif au sud-est et à l’est, c’est-à-dire
par la langue, les premiers étant arabophones, d’une variante dite « monta- de la trouée de Taza aux Bni Snassen.
gnarde » ; les seconds l’étant également mais avec une plus forte présence
des traces d’un parler berbère ; les troisièmes plus berbérisés qu’arabisés ; 3. Les sources
les derniers étant, sauf autour de Bni Bou-Frah, totalement berbérophones. Mission Scientiique du Maroc :
Autre précision, les populations de la moitié occidentale de la chaîne « La légende a conservé le souvenir de la présence des Soûsis à l’ouest du Maroc
étaient connues, jusqu’au XVIIe siècle semble-t-il396, sous le nom de Ghumāra, septentrional. Chassés du pays par une invasion, ils s’enfuirent précipitamment vers
nom qui n’a ensuite plus subsisté que chez un petit groupe de tribus qui le Sud, après avoir enterré leurs trésors (argent, cuivres, etc.). Il est de notoriété
dévalent de la grande dorsale calcaire jusqu’à la Méditerranée. Le reste du publique chez les indigènes que de nombreux gens du Soûs détiennent encore des
Rif occidental, y compris le bassin de l’Ouergha, porte, depuis, le nom de teqiidât ou teqâid (notes) portant l’endroit où ces trésors ont été cachés, et que cer-
Jbala, « gens de la montagne ». taines de ces notes ont été conirmées par les faits. Cette particularité expliquerait
Le récit déborde-t-il ces montagnes ? Des sondages l’attestent sur aux yeux du peuple la présence actuelle de nombreux Soûsis dans les villes du Nord-
les plaines atlantiques, à l’ouest de la chaîne, en tout cas dans le Fahs de Ouest du Maroc : ils seraient revenus dans leur ancien pays pour y retrouver les tré-
Tanger. On sait que cette bande littorale, ainsi que les collines pré-rifaines sors laissés par leurs ancêtres. »397
qui bordent Meknès et Fès, constituaient dans le Maroc médiéval une voie Colin : il donne la première version complète du récit qu’il a recueil-
stratégique vers al-Andalus, contournant le Rif par l’ouest depuis les capi- lie à Chefchaouen auprès d’un lettré originaire du Pays ghmara. La voici :
tales impériales jusqu’à la zone portuaire située sur le détroit de Gibraltar. « Les anciens habitants du pays des Ghmāra étaient les « hal Sūs », berbéro-
Pour en assurer la sécurité et contrôler en particulier les montagnards du phones (...).
Rif, les différentes dynasties à partir des Almohades (et particulièrement
396- Al-Figuigui, 2001. 397- Mission Scientiique, 1921 : 45-46.
298 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Un récit fondateur : les Swasa et le Rif – 299
Ils furent chassés de leur habitat par une pluie (ou par un brouillard) qui per- dans leur pays, laissant cette terre presque déserte. Cependant, les Soussis (considérés
sista durant sept années ; mais, avant de partir, chacun d’eux enterra ses richesses dans le Nord comme de grands magiciens et en relation avec les démons) sont reve-
sur place, en prenant la précaution d’en noter la situation exacte sur un billet (taqyīd, nus de temps en temps avec des plans et des écrits de leurs ancêtres pour localiser les
plur. tqāid). Et, effectivement, assurent les Ghmāra actuels, il arrive fréquemment dans trésors et les mines qu’on dit exister dans les montagnes.
le pays de voir venir du Sūs des gens munis d’indications leur permettant de retrou- Selon une autre tradition, le territoire du Sous arrivait à un moment jusqu’à
ver les trésors laissés par leurs ancêtres. Ghomara (…) »
À la suite de l’exode des hal Sūs, le pays demeuré désert fut repeuplé (...) »398 Pascon et Wusten : lui consacrent plusieurs pages à propos des Bni Bou-
Colin s’appuie sur le volume cité plus haut de la Mission Scientiique Frah, avec une version enrichie de l’intervention de deux autres éléments :
du Maroc et sur une brève allusion dans un autre volume399 pour préciser le grand saint de la région, Mouley ‘Abslem Ben Mchich, et l’envahisseur
un point qui sera repris plus loin : portugais (Bordgiz)403.
« (...) La croyance générale des Ghmāra à l’occupation ancienne de leur pays 4. Les variantes
par une population qu’ils appellent "hal Sūs", "gens du Sous", [est une] croyance
Ces versions, dans leur diversité, sont toujours actuelles. J’en ai recueilli
d’ailleurs partagée par tous les habitants du Nord-Ouest marocain. »400
une chez les Bni Gorfet qui intègre Mouley ‘Abslem dans les mêmes termes
Hart : en essayant de retracer les origines des Aith Waryaghar, l’auteur que les Bni Bou-Frah. Plus systématiques sont les rapports de stage des étu-
rencontre une tradition. Avant ces derniers, diants de l’Institut Agronomique et Vétérinaire-Hassan II de Rabat, grâce
« these original inhabitants were Susis, who left much tresors buried there (...), auxquels nous disposons d’une série signiicative de variantes.
and who were chased out by a very dense fog lasting for seven days. »401
Les Bordgiz : quand ils apparaissent, ils entretiennent deux sortes de
« Les habitants d’origine étaient des Soussis qui laissèrent de nombreux trésors rapports avec les Swasa : ou bien ils les affrontent, et les Swasa restent alors
enterrés là (…) et qui furent chassés par un brouillard très dense qui dura sept jours. » idèles à leur devoir religieux (le jihād) ; ou bien ils collaborent et voilà expli-
Caro Baroja : dans son enquête sur les Ghmara, l’auteur rapporte : quées l’origine de leur prospérité et les raisons de leur fuite (châtiment) ;
« Según una tradición hubo, en efecto, un momento en que la gente del Sus pobló
et, dans ce cas, il est souvent précisé que cette collaboration prend la forme
Gomara, pero habiendo sobrevenido sietes años de contínuas nieblas se volvieron a
d’un troc à poids égal entre leur blé et l’or portugais.
su país, dejando aquelle tierra casi deshabitada. Sin embargo, los susies (considera- Mouley ‘Abslem : la référence à l’ermite du Jbel ‘Alam (V-VIes/XII-
dos en el N. como grandes magos y en trato con los demonios) han vuelto de vez en XIIIes siècles) n’est pas générale, on l’a vu. Quand elle se produit, soit on
cuando, con planes y escritos de sus antepasados, para localizar tesoros y minas que attribue à Mouley ‘Abslem la paternité du léau qui chasse les Swasa, et c’est
dicen existen en las montañas. en général le cas lorsque ceux-ci sont présentés comme des collaborateurs
Según otra tradición el territorio del Sus llegó en un tiempo hasta Gomara. »402
des Portugais. Soit on le présente comme l’intercesseur auquel les Swasa,
menacés, s’adressent. Dans ce cas, son action se glisse dans le schème du
« Selon une tradition, il y eut, en effet, un moment où les gens du Sous peuplèrent
récit, qui veut le départ des Swasa et le maintien de leurs richesses sur place,
Ghomara, mais sept années d’un brouillard continu étant survenues, ils retournèrent
sans le déranger de son fait : en effet, il refuse d’intervenir auprès de Dieu
398- Colin, 1929 : 48-49. pour faire cesser le léau, dans une volonté afirmée de ne pas interférer avec
399- Mission Scientiique, 1921 : 46. les décrets divins ; il accepte néanmoins d’étendre sa garantie (ḍamen) sur
400- Colin, op. cit. : 46.
401- Hart, 1976 : 239.
402- Caro Baroja, 1957 : 147. 403- Pascon et Wusten, 1983 : 55-60.
300 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Un récit fondateur : les Swasa et le Rif – 301
les biens de cette population. Habilement, cette solution conirme un trait Sur la croyance générale, au Maroc, à l’existence de richesses enterrées par les
de l’enseignement du saint à qui la tradition savante attribue une volonté anciens occupants du pays, voir le chapitre consacré par Léon l’Africain (éd. Schefer,
de soumission absolue aux décrets divins, illustrée notamment par le refus II p. 162) aux kannāzin de Fès qui recherchaient les trésors "délaissez et enterréz
d’adresser ou de transmettre toute prière, tout désir personnel qui viseraient par les Romains, lorsque l’empire d’Afrique leur fût ôté et qu’ils s’enfuirent vers la
à modiier le cours des choses : l’accomplissement naît de la disponibilité Bétique d’Espagne". »404
totale de la créature à la volonté du Créateur. Ce passage de Léon l’Africain-Hassan al-Wazzan est analysé plus lar-
Le récit peut alors fonctionner à ses deux niveaux essentiels : rappel gement par Gabriel Camps. J’en relève ceci pour mon propos :
« historique » d’un passé originel (le nord-ouest du Maroc est un « Sous ») « Dans l’ensemble du Maghreb (...) les récits [de recherche de trésors] mettent
et conirmation de ce fait dans l’expérience quotidienne des populations presque toujours en cause des Marocains. (...) De nos jours ces chercheurs, quelque
actuelles (des Soussis viennent régulièrement, pratiquement sous leurs yeux, peu sorciers réels ou mythiques sont considérés le plus souvent comme originaires
chercher ces trésors enfouis par « leurs ancêtres »). du Sous ou de la Séguia el-Hamra.
Nature du léau : c’est le plus souvent un cherqi, un vent d’est comme il Au Maghreb, toute découverte de trésors est attribuée à des pratiques magiques
s’en produit régulièrement dans la région, mais d’une nature particulièrement ou à des secrets révélés par des personnages mystérieux. C’est en effet un thème uni-
violente, brûlante et d’une durée sufisante pour conirmer son caractère hors versel mais particulièrement développé dans les contes musulmans et orientaux que
norme. Ou simplement une longue sécheresse, ou bien un brouillard per- celui de trésors gardés par des dragons, des fées ou simplement enchantés de telle
sistant, ou des nuées de moustiques, une famine, une invasion, un déluge... sorte que seule la possession d’un talisman, la connaissance d’une formule magique
Des ornements peuvent s’ajouter. Par exemple : ou de certaines pratiques secrètes permettent l’appropriation de ces richesses. » 405
« Le brouillard durait ; un jour un grain de raisin tomba du bec d’un oiseau ; La « garantie » posée par Mouley Abslem sur les richesses enterrées par
les gens comprirent qu’ils étaient déjà à la in de l’été alors que [du fait de l’état du les Swasa, qui les scelle en fait, est sans doute à rapprocher de ce genre d’en-
ciel] ils se croyaient en hiver (…) Ce vent était si violent qu’un jour il arracha ses chantement. L’épisode du chasseur de trésor soussi qui revient sur la terre
vêtements à une jeune ille, en présence de son père qui, de honte, s’exila et, avec lui, de ses ancêtres présente l’intérêt d’ancrer le récit dans un vécu. Les « témoi-
la population. » gnages oculaires » sur de tels faits sont monnaie courante dans le Nord, jusque
Ici, le désordre intervenu dans la nature est redoublé par une transgres- dans les villes, et la presse s’en fait parfois l’écho. Ne dit-on pas à Tanger
sion dans l’ordre moral. que le petit sanctuaire qui couronnait la colline du Charf a été détruit, il y a
quelques années, par les excavations intempestives de tels chasseurs ?
5. Les thèmes universaux Le troc à poids égal « blé contre or » entre Swasa et Portugais : le thème
La chasse aux trésors : au Maroc, et plus généralement au Maghreb, on est accessoire dans le récit fondateur ; néanmoins il renvoie à une tradition
prête aux gens du Sous actuel le pouvoir de découvrir les trésors enterrés. historique, bien attestée par les chroniques, qui a trait à la politique com-
Je m’appuierai sur trois auteurs. merciale des Saâdiens dont on dit qu’ils exportaient vers l’Europe le sucre
Colin : de canne, leur principale production, « contre son poids en marbre ». C’est
peut-être aussi une igure de style commune dans la littérature arabe, je ne
« Dans les légendes marocaines, le nom de "hal Sūs" ou Swāsa, "gens du Sous",
peux en juger.
est très fréquemment mis en rapport avec l’exploitation des richesses du sous-sol :
trésors et minerais. Les gens du Sous ont d’ailleurs acquis une réputation méritée 404- Colin, op. cit. : 49, note 1.
comme bijoutiers et armuriers, et aussi comme magiciens. 405- Camps, 1973 : 215 et 214.
302 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Un récit fondateur : les Swasa et le Rif – 303
La malédiction qui frappe une région : c’est un thème répandu dans les 6. Questions
contextes géographiques et historiques les plus divers ; on connaît les « sept Elles sont au nombre de quatre : pourquoi les habitants actuels ne sont-ils
plaies » d’Egypte. Cependant, les causes du léau qui chasse les Swasa du pas les habitants originels ? Pourquoi le « Sous » ? Pourquoi les Portugais ?
Nord-Ouest marocain ne sont pas claires puisque plusieurs versions existent : Pourquoi le Rif ?
accident de la nature, châtiment divin, défaite militaire ou encore... absence
Les habitats désertés : ils sont légion, au Maroc comme ailleurs, et
de toute cause. Comme si l’essentiel n’était pas là.
comme ailleurs ils ne manquent pas de travailler l’imaginaire des popula-
Notre récit étant maintenant assez bien ixé, c’est peut-être le moment tions qui se sont installées dans leur voisinage et qui, de façon générale, ne
d’entamer un premier essai de comparaison avec quelque chose d’équivalent les « reconnaissent » pas, en rejettent la paternité.
provenant d’un contexte différent. Le travail de notre collègue Ali Amahan
Corollaire : interrogées sur leur origine, nombreuses sont les popula-
nous en sera l’occasion406. Il nous offre un détour par une montagne, certes,
tions, sous toutes les latitudes, qui se présentent comme venues d’ailleurs
mais du Haut Atlas : un tout autre monde. La zone d’extension du récit de
et avoir soit remplacé, soit refoulé celles qui les avaient précédées. Thème
fondation est réduite au territoire d’une vallée et, cette fois, la cause de la
sur lequel peut se greffer celui de la calamité qui chasse une population et,
ruine qui la frappe soudain est explicite. D’autres différences sont manifestes
cette fois, ce n’est pas nécessairement un ressort de l’imaginaire : l’huma-
mais, en sens inverse, des similitudes viennent rendre compte de l’existence
nité a toujours vécu sur le rythme cyclique abondance/pénurie, elle a l’expé-
d’archétypes communs au patrimoine du Nord et du Sud marocains, ce qui
rience de ces catastrophes qui viennent régulièrement renverser l’ordre des
n’est pas sans signiication.
choses. Aussi, cette première question ne peut être l’occasion de convoquer
Le récit de fondation du village d’Abadou est schématiquement celui-ci : l’histoire et ne vaut-elle pas qu’on s’attarde davantage.
un saint itinérant passe à proximité ; il est offensé par un groupe de jeunes
Les Swasa : leur présence dans ce récit de fondation est autrement trou-
gens (ils l’ont obligé à danser et, pire, l’ont ainsi mis en retard pour l’ac-
blante. L’Histoire apporte-t-elle des arguments qui l’étayent ? Assurément
complissement de sa prière) ; il les punit en tarissant la source principale
pas sous la forme d’un vaste transfert de populations dans un sens (du Maroc
de la vallée ; ruinée, la population doit s’exiler ; elle sera remplacée par les
sud-atlantique au Maroc méditerranéen), ou dans l’autre (retours massifs
ancêtres de la population actuelle, mais les ruines de l’habitat déserté sont les
vers le foyer sud-atlantique). Certes y a-t-il eu de lentes migrations : l’élé-
témoins du changement de population qu’a connu la vallée. Là encore des
ment Senhaja, qui s’intercale aujourd’hui entre les Jbala de l’Ouergha et
variantes apportent des éclairages complémentaires. Pour certains, ce saint
les Rifains, semble bien, si l’on en croit al-Bakrī, avoir achevé là (et déjà à
sera par la suite un martyr de la lutte contre les Bordgiz. D’autres ajoutent
l’époque où s’islamisait le pays) une longue marche qui l’a mené des oasis
que la population chassée se réfugiera dans le Sous. Les points communs
sahariennes jusqu’aux abords de la Méditerranée ; de même, les Rifains
avec le Rif sont évidents. Le schème général d’abord : un léau s’abat sur
actuels, ou une partie d’entre eux, semblent bien issus d’une séculaire pous-
un pays qui en chasse la population. Et les variantes secondaires : évocation
sée zénète vers l’ouest407.
du Sous et des Portugais.
Une hypothèse est cependant à prendre en considération. Ibn Khaldūn
La matière ainsi réunie est bien maigre eu égard à l’abondance de récits
présente le vaste et ancien élément Ghumāra, devenu par la suite Jbala,
équivalents déjà disponibles au Maroc dans la littérature spécialisée ou
auquel s’ajoute le résidu qui porte encore ce nom, comme une fraction d’un
encore à recueillir. Mais il y a déjà de quoi poser les questions majeures
ensemble Maṣmuda allant du détroit de Gibraltar aux derniers contreforts
qui me viennent à l’esprit.
407- Voir Terrasse, 1949-1950 : 196-197, et Encyclopédie de l’Islam, articles Ṣanhādja
406- Amahan, 1983. et Zenāta.
304 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Un récit fondateur : les Swasa et le Rif – 305
de l’Atlas atlantique. On trouve ceci dans l’ouvrage déjà cité de la Mission Maṣmuda, peut-être. Mais Swasa ? Colin, mais aussi Montagne411, sui-
Scientiique du Maroc : vant la Mission Scientiique412, s’en remettent à l’opinion d’un auteur arabe
« Au N. et au S. de Salé, deux grandes tribus de cette race [les Maçmoûda], se du VIIe-XIIIe siècle, Yāqūt, qui attribue à cet ensemble atlantique le nom
partageaient le territoire avec le Bou Regreg pour frontière commune : les Ghomara, générique de Sūs :
dont les Beni Hassân sont une fraction, occupaient l’Azghar et le Habt, c’est-à-dire « Le territoire compris entre le détroit de Gibraltar et le Sahara (...), correspond
approximativement la région comprise entre l’Atlantique, le Bou Regreg, le Détroit, le vraisemblablement à celui que les auteurs anciens désignent parfois sous le nom de
Rif et les montagnes des Fichtâla ; les Berghouata étaient installés dans la Tamesna, Soûs. Le Soûs était en effet beaucoup plus vaste qu’il ne l’est aujourd’hui ; il semble
c’est-à-dire entre le Bou Regreg, l’Atlantique, l’Atlas et les limites orientales du Tadla. »408 même avoir représenté le Maroc ancien. Il s’étendait depuis le détroit, au N., jusqu’au
Colin reprend et prolonge la démonstration : Sahara, au S. (...). Il se divisait en deux parties : le Soûs el-Adnâ et le Soûs el-Aqça
(Soûs citérieur ou du N. et Soûs ultérieur ou du S.), séparés l’un de l’autre par l’At-
« À une date encore imprécise, les régions de plaine ayant été envahies par d’autres
las. Le premier avait pour capitale Tanger, le second «Tarqala» (Yâqoût, t. III, 1re
populations (Senhaja ? Zanata ? Arabes ?), le bloc Maçmuda aurait été scindé et for-
partie, p. 189 ; 2e partie, p. 532). La dénomination de Soûs el-Adnâ, appliquée à un
tement diminué et son habitat se serait trouvé réduit à deux massifs montagneux (...) :
territoire de plus en plus restreint, a presque entièrement disparu ; le Soûs el-Aqça
celui des Maçmuda proprement dits, dans le Grand Atlas, et celui des Ghumāra. »409
est devenu le Soûs actuel. »413
Cette hypothèse d’un Maroc atlantique qui aurait été à haute époque
Un autre classique, al-Muqaddasī (IVe-Xe siècles), distinguait lui aussi
uniformément « Maçmuda » nous évite au moins de faire appel à un mou-
un Sūs al-Adnā, avec Fès comme capitale, englobant un Balad Ghumar414.
vement migratoire poussant vers le nord (et ensuite vers le sud) une popula-
Les opinions de Yāqūt et d’al-Muqaddasī sont-elles conirmées ? Il revient
tion de langue chleuh dont on s’accorde par ailleurs à souligner la constante
aux historiens de trancher. On tient là en tout cas une explication fort bien
sédentarité, à l’inverse de ses voisines orientales. L’opinion de Colin sur
venue à la présence du nom « Swasa » dans la mémoire des habitants actuels
l’aspect linguistique est aussi à retenir qui établit, dans ce qui subsiste du
de la chaîne du Rif.
substrat berbère du parler en usage chez les Jbala, outre des relations avec
le ṣenhadji et le tariit, ses voisins, une parenté avec les parlers chleuhs du Quoi qu’il en soit de l’Histoire, un fait demeure : cet ethnonyme permet
Sud-Ouest marocain. d’établir un lien opportun avec l’autre versant du récit, le « fqih soussi »
chasseur de trésors. Ainsi se construit une longue séquence où la question
Toujours à l’appui de cette thèse, nous disposons de brèves indica-
des origines est mise en cohérence avec l’expérience quotidienne des popu-
tions provenant de toponymes. On sait que Ksar Es-Seghir a porté le
lations contemporaines.
nom de Qaṣr Maṣmuda, et Ksar El-Kebir celui de Qaṣr (ou Suq) Kutama,
les Kutama étant déinis comme une branche des Maṣmuda. On trouve Les Bordgiz/Portugais : on l’a vu, certaines versions du récit les évoquent.
encore, tout de suite à l’est de cette ville, sur la rive gauche du Loukkos, Le Maroc a connu dans son histoire, avant les occupations de type colo-
dans le territoire de la tribu jeblie des Ahl Serif, la fraction et le village de nial, bien des envahisseurs, Romains, Vandales, Ibériques, sans compter les
Ketama410. Et une petite tribu située à la limite méridionale du pays Jbala contacts avec les Phéniciens, les apports arabes puis andalous et les tenta-
qui se nomme Maṣmuda. tives ottomanes. Les Romains sont rarement évoqués dans la conscience
populaire à propos des vestiges antiques, les « Pharaons » leur sont plus
411- Montagne, 1930/1989 : 27.
408- Mission Scientiique, 1921 : 46. 412- Mission Scientiique, 1921 : 45.
409- Colin, op. cit. : 48. 413- Colin, op. cit. : 46.
410- Al-Bakrī, 1913 : 361 et sq., cité dans Villes et tribus-IV : 204. 414- Al-Muqaddasī, 1950 : 6.
306 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Un récit fondateur : les Swasa et le Rif – 307
volontiers substitués. Les Espagnols, pas du tout. Non plus que les Nṣara, Le territoire couvert par le récit de fondation : la question est du res-
« Chrétiens ». Seuls les Bordgiz le sont415. Or leur présence sur le sol maro- sort cette fois des spécialistes des contes, mythes et légendes. Est-il habituel
cain fut relativement brève, du XVe au XVIe siècle, contre quatre siècles qu’un même récit des origines s’étende sur une région de cette étendue, et de
pour les Espagnols. Néanmoins, on attribue assez systématiquement à ces surcroît composite ? La zone qui va de la péninsule Tingitane à la Moulouya
Portugais les ruines d’une certaine importance, même lorsqu’elles sont situées (un arc de 300 km) est certes homogène par le relief mais guère, on l’a vu,
loin à l’intérieur du pays alors qu’en réalité leur occupation n’a jamais été du point de vue des populations. Qu’une même tradition la traverse, mon-
que littorale – ce qui n’empêchait pas que leurs incursions aient pu étendre tage complexe et original d’éléments attestés ici et là au Maroc, reste une
l’insécurité sur de larges zones. interrogation tenace pour l’observateur.
Est ainsi évacuée de la mémoire populaire la grande confrontation islam/
chrétienté qui déchira pendant sept siècles la péninsule Ibérique, si proche et
si étroitement associée au destin des dynasties marocaines. C’est le Portugais
qui incarne le danger qu’a fait courir l’étranger. Pourquoi lui ? On peut poser
la question autrement : qu’est-ce qui explique que ce soient des événements
situés à la charnière des règnes wattaside et saâdien qui structurent de façon
privilégiée la mémoire collective ? Doit-on faire le lien avec l’explosion
du chériisme ? Mais celle-ci n’est-elle pas elle-même préparée en amont ?
Aussi, plutôt que d’invoquer, dans l’ordre du symbole, la bataille de Oued
El-Makhazin (la Bataille des Trois Rois, 1578) et la confrontation exem-
plaire entre le roi Sébastien (igure légendaire au Portugal) et le sultan saâ-
dien Ahmed-le-Doré, n’est-ce pas ce soudain déplacement du face-à-face
avec le chrétien, en introduisant dorénavant le péril chez soi, qui change les
perspectives ? La prise de Grenade par les couronnes réunies de Castille et
d’Aragon a, semble-t-il, moins frappé l’imagination des populations maro-
caines, malgré les échanges séculaires de populations entre les deux rives
musulmanes, que les débarquements portugais qui, en se multipliant à par-
tir du début du XVe siècle, constituent le premier affrontement moderne sur
le territoire « national ».
Deux ultimes questions alors : si cette période des XVe et XVIe siècles est
bien cruciale, organise-t-elle le souvenir en d’autres champs de la mémoire ?
Y a-t-il d’autres périodes de l’histoire du Maroc qui ont marqué avec autant
de force l’imaginaire des populations ?
415- J’ai consulté sur ce point l’historien de l’Antiquité Aomar Akerraz qui a bien voulu
me conirmer qu’il n’avait pas connaissance d’attribution de tels vestiges à d’autres qu’aux
« Fara‘un » et aux « Bordgiz ».
X
Devna, debna, demna :
étymologie et histoire chez les Grafṭa416
416- « Devna, debna, demna : étymologie et histoire chez les Grafṭa », inédit.
Ce texte était censé venir en complément de celui consacré au site de Hajrat al-Nasr
(En-Nser) / Sidi Mezwar, après la mission conduite en juillet 1993 par Al-Figuigui,
Cressier, El-Boudjay, Vignet-Zunz : voir Cressier et al., 1998-a.
417- Variante usuelle pour Bni Gorfet, ancienne tribu aujourd’hui commune rurale, à
35 km à l’est de Larache, sur les premiers contreforts occidentaux de la chaîne rifaine.
418- Laoust, 1920/1983 : 259.
310 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Devna, debna, demna : étymologie et histoire chez les Grafṭa – 311
Le Lisān al-‘Arab fait de même. Le Prémare les ignore tous deux419, ce alors même que le déchet a disparu ; le second se rapporte au déchet lui-
qui rétrécit nos sources marocaines. Prenons le Kazimirski. Pour le verbe même421. En Afrique du Nord, c’est sans doute demna qui est la forme la
damana, il donne : plus largement distribuée, elle désigne le plus souvent un petit champ sur
« Préparer la terre en y mettant de l’engrais (...) ». Puis : « dimnatun, plur. dim- le devant (ou autour) de l’habitation, engraissé par les déjections du bétail
nun, dimanun : 1. Tas de fumier. 2. Traces d’un campement ou du séjour des bes- et par les ordures ménagères et qui donne de ce fait de belles récoltes.
tiaux dans un endroit, comme les cendres, le fumier qui rendent le sol noir. De là 3. Le Dozy et le Hans Wehr ajoutent un sens qui nous rapproche cette fois
Alentours d’une maison, d’une tente (dont le sol est ordinairement couvert de fumier, de l’Histoire (et que nous laisserons momentanément de côté). Le premier,
de cendres, etc.). (...) » après le verbe damana :
À damana, il renvoie à une racine proche : « engraisser, fumer une terre (...) ; al-turbah al-mudammanah, terre près d’en-
« damala : 1. Préparer la terre en y mettant de l’engrais. (...). droits habités et à laquelle s’est mêlé le fumier des animaux »,
Damālun : 1. Ordures, débris, détritus que la mer jette sur le rivage. 2. Fiente et complète en effet dimnah par :
autres ordures que les bestiaux écrasent en marchant dessus. 3. Fumier (...) » « vestiges, ruines d’une forteresse, d’une ville, selon Quatremère (Histoire des
Pour debna, il est sommaire : sultans mamlouks) et, selon al-Makari (Analectes sur l’histoire et la littérature des
Arabes d’Espagne), les ruines d’un palais. »
« dibnun : enclos pour les bestiaux en plein champ. »
Ce que reprend le Hans Wehr, avec moins de précision :
Certes, on notera qu’entre le m de demna et le /b/de debna l’alternance
est possible car il s’agit de deux bilabiales420. On peut alors voir en debna « dimnah, vestiges or remnants of a dwelling, ruins. »
une variante locale de demna. Mais dans quel parler ? Le Kazimirski ne localise en général pas ses déinitions et c’est parti-
Nous avons, donc, d’après le Kazimirski, trois formes voisines qui gra- culièrement dommage pour debna qu’il est le seul à relever. Le Laoust, en
vitent autour de l’association : troupeau – fumier (déjections) – champ (fer- revanche, situe systématiquement son lexique dans l’ensemble marocain
tilisé). Le Hans Wehr conirme : il donne pour damana comme pour damala et parfois au-delà. Ainsi signale-t-il demna dans le Jabal Nafūsa (Libye) :
« to fertilize, manure, dung » ; mais pas de debna. Le terme est attesté aux « espaces cultivables entre le ksour et les bois d’oliviers. »422
origines de la civilisation arabo-islamique, comme le conirme le Lisān Pour le Maroc, il donne :
al-‘Arab qui le relève dans un contexte bédouin (puisqu’il y a mobilité de
« demnet, petit champ cultivé devant l’habitation, Temsaman, Rif (Biarnay, p. 45)
l’occupation du sol) :
rapporté à l’arabe littéraire : demna, tas de fumier ; alentours d’une maison (ordi-
« dimnatu al-dār : aṯaru-hā : « la dimnah de l’habitation : sa trace » ; al-dimnatu nairement couverts de fumier) ; peut-être convient-il d’y rattacher Demnat, nom de
aṯaru al-nās wa mā sawwadū‚ (...) min aṯāri al-ba‘ar, wa ghayrihi (« la dimnah c’est la petite ville berbère de la tribu des Inoultan située au pied du Haut-Atlas. »423
la trace noircie laissée par les gens, par les excréments des bestiaux, etc… ») ».
Quant au terme damālu, il renvoie à toutes sortes de déchets (comme
pour le Kazimirski). Bien qu’il y ait parenté sémantique, ces deux termes
421- Que soit ici remerciée Touria Ennekhli pour les éclaircissements qu’elle a appor-
ne font pas un doublet, le premier porte l’idée d’une persistance de la trace, tés à partir du Lisân. Elle ajoute ce ḥadiṯ : « Prenez garde à khaḍrā’ al-diman, à la plante
née sur la trace qu’une occupation a noircie, c’est-à-dire à la femme (belle) dont l’ori-
gine est impure. »
419- Prémare, 1994, t. 4. 422- Laoust, 1920/1983 : 410, note 1 de la page 409.
420- Voir en arabe marocain : sarjeb pour sarjem (fenêtre), rajeb pour rajem (le 7e mois), etc. 423- Laoust, 1920/1983 : 259.
312 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Devna, debna, demna : étymologie et histoire chez les Grafṭa – 313
Sous une forme berbérisée, demna est attesté dans le Rif oriental avec son au nord de Ksar El-Kebir427 ; et encore un autre, Demina, au sud d’Asilah.
acception classique. Dans le Rif central aussi (Senhaja de-Srayer, Targuist) ; Une telle répétition d’un toponyme désignant des établissements humains
plus précisément, à Bni Bou-Frah, demna est opposé à ba‘li (terre cultivée actuels, en un si court rayon autour de cette vieille capitale régionale d’El-
en sec) ou à djebel, ces deux termes impliquant en même temps l’éloigne- Ksar, soulève bien des questions : exit l’agriculture et le parler local – place
ment. En revanche, plus à l’ouest, il n’est utilisé ni chez les Jbala de la pénin- à l’Histoire ? Dans un instant seulement, car il faut d’abord reprendre, avec
sule Tingitane424, ni chez leurs voisins de l’étroite plaine atlantique, ‘Arab. debna, le contexte lexical en vigueur chez les Jbala occidentaux.
Notons que pour les Ahl Serif et les Bni Gorfet, tout jardin-potager, qu’il soit On l’a vu, ceux-ci ignorent demna comme terme agricole et disposent
à proximité de la maison ou éloigné, est ghersa, plur. ghers ; même chose dans cette acception seulement d’un debna localisé près de Chefchaouen.
pour le verger, djenan dans l’un ou l’autre cas. Les Bni Gorfet, eux, l’ignorent. Néanmoins, c’est chez eux qu’apparaît de
Mais on le retrouve plus au nord dans la région de Chefchaouen, nouveau (cinquième – et ultime ? – occurrence) le toponyme Demna, sur
prononcé debna 425: chez les Akhmas, au sud et à l’est de la ville, c’est la carte au 1/50 000e, désignant non plus un village mais, apparemment, un
le champ cultivé tout près de la maison, pour des légumineuses et tous petit plateau situé presque à l’extrémité méridionale du court massif qui
ingrédients utilisés dans la cuisine. À Chefchaouen, une place proche de occupe le cœur de leur territoire, un lieu-dit428. Ce nom est relayé, une fois
la Kasbah porte ce nom : Debnat al-Makhzen. Chez les Bni Lait et les n’est pas coutume, par la tradition orale sous la forme non pas de Demna
Bni Hassan, plus au nord, il a un sens bien précis : c’est un jardin-potager mais de Debna, prononcé usuellement Devna conformément à un glissement
éloigné du village, isolé dans la forêt mais proche d’un point d’eau qu’on fréquent ici du b en v chez les Jbala. Or ce Debna ou Devna désigne en fait
appelle debna (ou devna), plur. dbani. Ainsi donc, chez les Bni Lait-Bni une portion seulement de ce plateau, occupée par une ruine qui intervient
Hassan, c’est l’eau qui est la clé et non le couple « troupeau-engrais » : pour une part notable dans l’histoire locale.
debna est légèrement détourné de son sens, si tant est qu’il en est un de Avant d’y venir, je me résume. Voici donc une situation paradoxale :
bien assuré lexicalement. dans cette zone intermédiaire entre le détroit et Fès, les itinéraires médiévaux
Autre chose ? Il existe un dchar (village) nommé El-Demna, chez les qu’indiquent les textes mentionnent un Demna, relais urbain, qu’on aime-
Ahl Serif, à une quinzaine de kilomètres à l’est de Ksar El-Kebir, près du vil- rait bien identiier. L’étymologie n’est d’aucun secours puisque dans ce coin
lage de Jahjuka connu pour ses musiciens, où notre mission espérait trouver du Rif ce terme n’a pas de sens, il est simplement le nom de quatre villages
quelque trace d’une cité médiévale426, mais on ne connaît aucune signiication actuels et d’un lieu-dit, relativement proches les uns des autres, tous situés
particulière à ce toponyme. Les seules autres occurrences sont un village au sur des itinéraires possibles mais vides de tout vestige archéologique. Tous
pied du Jbel Sersar, sur le versant ouest, à une quinzaine de kilomètres plus sauf un, chez les Bni Gorfet, avec « Demna » en caractères latins, Debna/
au sud ; un autre, Sidi-‘Ali-ben-Demna, sur l’Oued El-Makhazin, à 15 km Devna dans le parler : dépourvu d’établissement humain aujourd’hui, serait-
il, malgré ses dimensions extrêmement réduites, le témoin de la ville dont
424- Du moins pas chez les Jbel Habib, Bni Hozmar, Bni ‘Aros, Bni Gorfet, Soumata,
nous parle Ibn Khaldūn ? Rien ne l’assure.
Ahl Serif où l’enquête sur ce point a pu être menée.
425- Est-ce vraiment une déformation locale de demna ? Il existe en effet une racine 427- Respectivement, sur les cartes au 1/50 000e : feuille NI-30-XIX-1b (Souk El-Kolla),
arabe « dibn-» : « enclos pour le bétail en plein champ », selon Cohen, 1993 : Fasc.3, p. environ 35°2’ O. et 5°43’ N. ; feuille NI-30-XIII-3c (Arbaoua), environ 34° O. et 5°53’
210 (article DBN). N. ; feuille NI-30-XIX-1a (El Ksar El-Kebir), environ 35°8’ O. et 5°52’ N. On voit l’inté-
426- Michaux-Bellaire (1911 : 251) avait pourtant averti à propos des Ahl Serif : « Aucun rêt d’une étude plus serrée des toponymes de la région, ne serait-ce qu’à partir des cartes
vestige apparent de constructions antiques. Les gens du pays racontent qu’il y a eu ancien- disponibles, pour imparfaites qu’elles puissent être de ce point de vue.
nement des constructions importantes à Demna d’Ehl Serif mais il n’en reste plus trace » 428- Feuille NI-30-XIX-1c (Arba Ayacha), environ 35°15’ O. et 5°47 N. Voir « Koudiet
(souligné par moi). L’auteur n’indique rien à propos du Demna du Jbel Sersar. Demna ».
314 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Devna, debna, demna : étymologie et histoire chez les Grafṭa – 315
Ce n’est pas de chance. D’une certaine façon, ce Debna est situé en un troupe de cinquante-sept cavaliers (ṣaff khamsin, le groupe des cinquante)
lieu qui aurait pu justiier le recours à une étymologie rurale : au sommet se lança à sa poursuite mais la terre l’engloutit à Dar Chawni (Dar Chaoui ?
d’un petit massif aujourd’hui dénudé mais où devait régner, il y a peu de Ce serait dans ce cas à 35 km au nord de la forteresse). Il retrouva ses com-
siècles, une forêt épaisse, un établissement humain aussi isolé a dû disposer, pagnons, les ṭolba du chikh, guidé par un échange de coups de siflets, dont
outre de pâturages, de ressources en eau à partir desquelles on a pu culti- témoigne encore le nom d’un lieu-dit, Soffer (« il a siflé » ou « sifle ! »).
ver quelques jardins irrigués. Cela rappelle l’acception retrouvée au nord Les « Portugais » abandonnèrent la forteresse, poursuivis jusqu’à la mer par
de Chefchaouen : jardin-potager isolé dans la forêt. Une trentaine de kilo- la population armée de faucilles. Ibrahim épousa la ille du chikh et s’ins-
mètres est peu de chose et on peut imaginer que la connotation agricole de talla chez les Bni Gorfet qu’il avait délivrés, au dchar Dar Qarmod (nom
debna existait autrefois sur une aire plus étendue, que la concurrence que qui témoigne de la présence d’une construction au toit couvert en tuiles). Il
lui a faite le très classique, très arabe gharsa est peut-être récente, facilitée y a sa tombe. C’est son ils (son petit-ils, selon d’autres), Sidi ‘Omar (mort
par le contact avec les plaines atlantiques qui viennent border les Bni Gorfet en 1026/1617) qui se transféra au dchar Lehra, au pied du massif, sur le
et les Ahl Serif. Ce ne sont là que conjectures. versant occidental, dans le quartier de Zerraq, où sa tombe avec qubba est
Donc debna chez les Bni Gorfet : s’il ne signiie rien (s’il ne signiie plus très visitée ; le moussem qui s’y tient est le plus important des Bni Gorfet.
rien ?) au niveau du vocabulaire, il conserve une signiication importante Originaire de Figuig selon les uns, d’Andalousie selon d’autres, cette
dans la vie locale, où il fonde une des pages les plus illustres de l’histoire de lignée des Uled Ghaylan430, rattachée communément aux Idrissides431, joua
cette tribu. Aujourd’hui encore, une injure commune est : « Ton aïeul est de un rôle dans l’histoire régionale et nationale. Ainsi al-Khaḍir (ou Khiḍer)
Debna ! », c’est-à-dire qu’il est chrétien. Voici comment. L’histoire est celle fut le célèbre mudjahid qui combattit au XVIIe siècle les Portugais et les
de trois trajectoires qui se sont tressées ici, celles de deux saints hommes Britanniques de Tanger ; son père avait été le bras droit d’al-‘Ayyachi,
et d’un envahisseur, despote sanguinaire : Chikh Yssef Talidi (prononcia- maître de Salé. On prête une ascendance ghaylaniya à Sidi ‘Ali ben Ahmed,
tion locale pour al-Yūsūf al-Talīdī)429, Sidi Ibrahim Ghaylan et l-Ucham, le connu sous le nom d’al-Gorfṭi (de Bni Gorfet), maître et initiateur au XVIIe
« capitaine portugais » de la forteresse qui couronnait le petit massif. siècle, dans sa zāwiya du Mont Sersar (à l’ouest de Ouazzane), de Mouley
L-Ucham (ou l-Uchcham), rays de-Bordgiz, exigeait de recevoir chaque ‘Abdallah Cherif qui allait fonder la maison des Wazzaniyyin. Les plus
soir, dans sa forteresse de Debna, une nouvelle jeune ille. Vint le tour d’un pieux et savants (sing. : wali u ‘alim) d’entre eux détenaient de fait l’au-
saint homme du dchar de Kherba Chnetfa des Bni Gorfet, Sidi ‘Omar Chentof, torité chez les Bni Gorfet au XIXe siècle et jusqu’au protectorat, période
de fournir la prochaine victime. Il alla voir Cheikh Talidi à la zāwiya del- d’effacement de l’État. Leur ascendant rayonnait jusqu’aux villes de la
Akhmes, à Akhmes Sifliya (les Akhmes « du bas », tribu en contrebas de côte atlantique432.
Chefchaouen). Celui-ci avait parmi ses disciples Ibrahim Ghaylan, garçon de Ainsi donc, grâce à ce récit, voilà les Bni Gorfet en mesure d’organiser
bonne famille originaire d’une autre région et venu étudier chez le maître : leur vie religieuse et politique selon les critères les plus classiques de la vie
il proposa de se substituer à la jeune vierge et se déguisa en femme, dissi- nationale : à partir d’une lignée de chorfas idrissides. Et, en même temps,
mulant sur lui un poignard, khondjar. Lorsque, le soir venu, l-Ucham, ivre,
s’approcha, le jeune Ghaylan lui trancha la tête. Il prit celle-ci avec lui et,
430- Ou Ghaylaniyyin, et Ghaylanich dans le parler local. Sur ce pluriel en ich, voir Colin
proitant d’un épais brouillard (signe de protection divine), s’enfuit. Une (1929). Voir aussi supra chapitre III, « L’espace domestique… », section 2, et chapitre
IV, « Une paysannerie… », section 2.
429- Décédé vers 948/1541, né à Beni Tlid, fraction d’el-Akhmes ; chérif idrisside selon 431- Pérétié, 1912, Ghaylan, 1987, Ibn-Azzuz, Encyclopédie du Maroc, vol. 8 ; mais les
certaines sources, hassanide pour d’autres ; voir l’Encyclopédie du Maroc, 8e volume, p. faits ne sont pas entièrement vériiés.
2532. Cependant, Michaux-Bellaire (1911) donne inexplicablement : mort vers 1050/1640. 432- Voir supra le chapitre I, « Présentation », section 4.
316 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Devna, debna, demna : étymologie et histoire chez les Grafṭa – 317
de s’ancrer dans la trame des grands événements historiques qui ont fait le djaja qerqāra : poule couveuse.
Maroc moderne, dominé par les obligations du jihād. qerqōra : grenouille.
Au prix d’une entorse à la vérité historique, cependant : les Portugais tqerqēr : action de dire du mal des gens en compagnie de quelqu’un.
ne se sont jamais installés sur le petit massif des Bni Gorfet, ni nulle part C’est ce dernier sens qu’on retrouve dans le jeu pratiqué par les Jbala
ailleurs dans la montagne, leurs incursions dans la zone étaient brèves et pendant les mariages où les deux partis, celui de la iancée et celui du iancé,
avaient Asilah pour base. Et si la forteresse qui, à Debna, coiffe cette hau- se lancent dans des joutes oratoires où on épingle l’autre : iqerqru, ils se
teur existe bien, elle est antérieure de beaucoup aux Portugais, comme on déient par des moqueries. Certes la métaphore paraît plutôt désobligeante
le verra. D’ailleurs le nom que l’on attribue au « qayd des Portugais » est dans le parler d’aujourd’hui, adressée à une héroïne, mais la langue a pu
curieux : l-Ucham, ou l-Uchcham. On songe à l’arabe uchcham, le tatoueur, évoluer. Ce n’est en tout cas pas la question. Ce qui compte c’est qu’une
mais faut-il en appeler au substrat berbère, à un uchchen (chacal) ? S’agit-il femme, par sa maîtrise de la langue435, a sauvé sa communauté et un saint.
au contraire d’un nom portugais déformé ? Conjectures. Le récit est validé par l’histoire : il s’appuie sur deux personnages qui ont
Parmi la grande diversité des récits qui peuvent être recueillis dans eu une réelle épaisseur lors d’un conlit majeur (idrissides-fatimides) daté
la montagne, un autre illustre encore l’imbrication des réalités, ces temps d’une douzaine de siècles. Et dans ce conlit d’envergure internationale la
historiques qui se télescopent. Il vient des Sumata, plus exactement de communauté locale parvient à s’insinuer et à se forger un statut national par
Dar Rati, village le plus proche de la tombe de Sidi Mezouar (l’ancêtre de une action d’éclat qui, par ailleurs, renforce son lien avec un grand saint de
Mouley ‘Abslem) et du site idrisside de Ḥadjrat En-Nser433. Là encore un la région, l’aïeul de Mouley ‘Abslem.
héros (mais ici c’est une femme) aura recours à une ruse pour débarrasser la Le rappel rapide d’un autre récit fondateur va nous permettre de tenter
communauté d’un péril pressant. Musa Bel ‘Aia (Ibn Abī l-‘Aiya), général de tracer une topographie de la vision qu’ont les Bni Gorfet de leur histoire,
meknassi au service des Fatimides et à ce titre ennemi de Idrissides, veut qu’ils partagent sur ce point avec l’ensemble jebli. Le récit est celui-ci : à
s’emparer du prince idrisside, Sidi Mezouar, réfugié dans les parages et l’origine, l’actuel pays Jbala (Rif occidental) était peuplé par une autre popu-
fait le siège de la tribu. Une femme propose alors un stratagème. Elle com- lation qu’on appelle les Swasa (les Soussis)436. Un cataclysme naturel (longue
mande à toute la tribu d’allumer partout des feux à la tombée de la nuit. Elle période de vent torride et desséchant, ou de brouillard, selon la région) les
rejoint Musa Bel ‘Aia et lui présente la situation : le nombre des feux décrit affecta gravement. Ils cherchèrent la protection du grand mystique du Jbel
l’armée immense des combattants prête à l’attaquer. Il prend peur et lève le ‘Alam, réputé idrisside, Mouley ‘Abslem Ben Mchich437, vénéré comme le
camp. La femme revient auprès de Sidi Mezouar qui la félicite et lui dit : saint patron de la région. Ils reçurent cette réponse : « Le léau relève de la
walayni qarqura ! quelle qarqura tu fais ! Cela deviendra un surnom qu’elle volonté divine, je ne peux rien ; mais enterrez vos richesses, je les garantis
transmettra à sa descendance : il est devenu le patronyme, aujourd’hui pour vos descendants ». Ils abandonnèrent alors la région et aujourd’hui
encore en usage, d’une famille de la tribu (les Qarqri). Quel en est le sens ? encore on peut voir des excavations conduites de nuit par des Soussis à la
Le Colin434 donne : recherche de ces trésors, afirme la vox populi438.
qerqer : coasser (grenouille) ; ig. jacasser, médire, bavarder sur le Par ailleurs, il existe de fait de nombreuses traces d’un habitat villageois
compte de quelqu’un. déserté (maisons aux fondations de pierres, cimetières, peut-être enceintes)
qerqār : adj. ; bavard, indiscret (...) ; médisant, diffamateur (...).
435- Voir Lebaddy, 2003.
436- Voir Colin, 1929, et supra le chapitre IX, « Un récit fondateur… ».
433- Voir Cressier et al., 1998-a, et supra le chapitre I, section 4. 437- Mort dans le premier quart du XIIIe siècle.
434- Édité par Iraqi Sinaceur, 1993. 438- Voir Camps, 1973.
318 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Devna, debna, demna : étymologie et histoire chez les Grafṭa – 319
dans le Rif occidental et central439. Il semblerait qu’il occupe en général un atlantiques pour commander la liaison Marrakech-Fès-al-Andalus. Ils sont
niveau plus élevé en altitude que les agglomérations actuelles, sur des sols le contretype des montagnards Jbala sur bien des points : langue, société,
souvent recouverts aujourd’hui par la forêt. culture matérielle... Plus à l’ouest, les Swahliya : sur le plateau boisé qui
occupe le littoral (al-sāḥel) entre Asilah et Larache, issus d’une greffe de
2. Une topographie virtuelle
montagnards Jbala en ce milieu naturel plus favorable à leur mode de vie
Cela permet l’inscription de l’histoire locale, à partir du cas des Bni qu’à celui des Bédouins, ils forment une poche culturelle et linguistique
Gorfet, dans une topographie virtuelle. D’abord verticalement, avec trois mi-Jbala, mi-‘Arab.
niveaux chronologiques, étagés selon le relief :
Ainsi, sur une courte distance (cinquante-cinq kilomètres d’est en
1- la strate des villages actuels, alignés sur la courbe de niveau où ouest), l’histoire savante, relayée par les histoires locales, livre un raccourci
afleurent les sources, au contact de la roche marneuse, imperméable, et de du Maroc. D’abord en réunissant en bandes verticales juxtaposées et tou-
la roche calcaire qui la surmonte et culmine en escarpements très typiques, jours dans le sens est-ouest : montagnards, (ex-)pasteurs des plaines, cita-
les ḥafa-s ; dins – l’essentiel des composantes de la société marocaine. La dimension
2- les vestiges d’un habitat plus ancien, attribué aux Swasa et « contem- berbère n’est toutefois pas incluse « à côté », elle est « en-dessous », avec
porain » de Mouley ‘Abslem : en général au-dessus des précédents, plus la strate presque effacée des « Swasa » ou des premiers Ghumāra. Puis en
proches de l’escarpement, sur des replats plus exigus ; mais ces vestiges érigeant un face-à-face éloquent entre la citadelle de la foi, sur le sommet
peuvent s’étendre jusqu’à la périphérie du village actuel, comme dans le mystique du Jbel ‘Alam, et la frontière maritime du dār al-islām. Face-à-
cas de Lehra ; face qui atteignait son point culminant à la bataille de Oued El-Makhazin :
3- au sommet, les Bordgiz – ou, parfois, la tombe d’un saint. à mi-chemin de ces deux sites symboliques venait se clore, en 1578, un cha-
pitre de la confrontation.
Le peuplement originaire des Swasa s’interposerait ainsi entre le peu-
plement jebli et la ligne des sommets où se tiennent les gardiens spirituels Joignons à cette séquence celle qui concerne les voisins immédiats des
(tombes des saints) ou militaires (ruines de fortiications). Les Ghumāra Bni Gorfet, les Soumata, avec le doublet Sidi Mezwar / Ḥajrat Al-Nasr (pro-
sont effacés de la mémoire. Ce mouvement qui inscrit les témoins du passé noncé ici : En-Nser : « le Rocher de l’Aigle ») : le premier assuré par des
du plus ancien et du plus élevé, au plus récent et au plus bas se poursuit textes et des vestiges matériels, l’autre contenu tout entier dans la mémoire
aujourd’hui avec la descente d’une partie de la population vers les nouvelles collective ; l’un ignoré de nos contemporains, le second plus vivant que
agglomérations construites près des souks reliés au réseau routier national jamais. Le pôle mystique (et militaire), en quittant le Jbel ‘Alam pour se
(puis vers les villes de la côte et même de l’étranger). Un autre axe, horizon- déplacer de quelques kilomètres au sud-ouest, fait reculer la limite tempo-
tal celui-là, livre, toujours à partir du cas des Bni Gorfet, une organisation relle de l’histoire locale jusqu’à la faire coïncider avec celle de l’histoire
symbolique de l’espace également intéressante. Il va, d’est en ouest, du pôle nationale, quand l’axe dominant était davantage d’allure sud-nord et le
mystique du Jbel ‘Alam, au cœur du pays Jbala440, à la citadinité (Asilah, détroit, pour disputé qu’il fût, indiscutablement musulman.
Larache – et déjà le Lixus antique), qui marque aussi les conins du terri- Bni ‘Aros, Bni Gorfet, Soumata : ces trois groupes contigus au cœur
toire de l’Islam (l’océan). Avec deux inclusions : les « Bédouins » (‘Arab), de la péninsule Tingitane semblent constituer un noyau privilégié441 où ont
placés par le pouvoir central dans ce corridor que sont les plaines littorales
441- Peut-on y ajouter Ahl Serif ? C’est sur leur territoire, qui s’étendait à l’époque loin
439- Voir Pascon et Wusten, 1983. dans la plaine, jusqu’aux abords de Ksar El-Kebir (alors Qaṣr Ktama), que se déroula la
440- En fait, de sa seule moitié occidentale qui correspond à l’ancienne péninsule Tingitane, Bataille des Trois Rois qui assura son assise déinitive à la dynastie saâdienne. Rappelé
laissant de côté la partie méridionale et orientale drainée par le bassin de l’Ouergha. par Ferhat, 1995 : 11.
320 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne
paraît, seul, mettre en scène la « modernité » et autoriser, seul, l’utilisation à la division du pays en zone siba et en zone makhzen ? Et encore celle-ci :
de techniques d’analyse de pointe. l’autorégulation des conlits, en l’absence d’agents du pouvoir central, se
Or, la campagne, jusque dans ses prolongements montagnards et step- fait-elle en conformité avec le modèle segmentaire ? Ou celle-ci : s’il fallait
piques, c’est sans doute encore, dans bien des régions de la planète, plus de situer l’origine de l’inégalité du développement entre l’Europe nord-occi-
la moitié de la population. Les décideurs, dans ce qu’il est convenu d’appe- dentale et, simplement, le monde arabo-musulman, faudrait-il incriminer,
ler les jeunes nations, qui savent son poids démographique et économique, chez ce dernier, l’inaboutissement de la domination de la ville sur la cam-
ne la négligent pas dans leurs analyses prospectives. Mais il ne s’agit pas pagne et, donc, d’une certaine façon, la perpétuation d’une « autonomie »
seulement d’une affaire de chiffres. La ville et la campagne sont coproduc- des campagnes ?
trices des valeurs qui font l’homme en société. Les grandes civilisations, Toutes interrogations qui ne pourront être satisfaites dans le cadre de cette
dans cette région du monde, se sont fondées sur une expérience et des ver- contribution445. Il s’agit plutôt, à partir d’un cas d’espèce, une province du
tus élaborées aussi dans les villages et les campements. Si la ville est bien, Nord-Ouest marocain, de rappeler la capacité du local à produire son propre
depuis sa naissance, un lieu où s’accélère l’humanisation, le village – et personnel politique et, une fois cette évidence posée, de fournir quelques
le campement – assurent toujours cette transition avec la nature, qui reste indications quant à son origine, c’est-à-dire quant aux modes d’élection et de
indispensable à la condition humaine443. légitimation de la notabilité dans le monde rural marocain. La rapide étude
Ces considérations valaient-elles d’être rappelées ici, en Tunisie, un pays qui va suivre ne prendra pas pour cadre les nouveaux États nés de la lutte
où, justement, les études rurales ont atteint un niveau de référence ? Si je me nationale, pour lesquels il existe des observateurs mieux qualiiés, mais se
le permets, c’est que, à l’échelle internationale, la dérive n’est pas achevée. bornera à la période charnière entre les XIXe et XXe siècles. La documenta-
tion est plus pauvre mais la période donne à voir une organisation de l’État
Dans le débat qui nous réunit, l’accent que je souhaite porter sur la rela-
et de la société qui précède les grands bouleversements provoqués par l’in-
tion entre élites et monde rural ne se résume pas à l’afirmation de l’origine
vasion coloniale. Les renseignements ne commencent à être véritablement
rurale d’une partie des élites citadines. C’est une réalité maintenant bien
précis qu’à partir de la in du XIXe siècle. En amont on dispose, à ce jour,
reconnue444. Il ne s’agit pas non plus de mettre en doute la prééminence du
de trop peu de sources pour décrire avec précision l’état de cette société de
milieu citadin dans la direction spirituelle et le commandement des nations. Il
montagne et de ses rapports avec le pouvoir central. Bornons-nous – puisque
fut certes des époques où la mise en mouvement des masses pour la conquête
aussi bien on ne fait pas ici œuvre d’historien446 – à indiquer les allusions
du centre était fréquemment entre les mains de chefs ruraux – à l’occasion
aux Ṣanhāja et aux Ghumāra chez les auteurs classiques, d’al-Bakrī à Ibn
frottés de cité, il est vrai –, mais ceux-ci, en cas de succès, étaient vite assi-
Khaldūn ; puis des chroniques, des recueils de jurisprudence, des récits
milés par la culture citadine.
hagiographiques, surtout d’époque saâdienne. Une évocation parcellaire,
Lorsque l’on parle d’institutions locales en milieu rural, des questions partiale, mais utile. Restent les observateurs étrangers en mission com-
importantes viennent d’emblée se greffer sur le thème. Par exemple celle-ci : mandée, à la veille de la désintégration du Maroc traditionnel, notamment
les populations de la campagne marocaine, en particulier dans les régions la Mission Scientiique française établie à Tanger avant l’occupation. Elle
de vieille agriculture sédentaire (autre notion de la pertinence de laquelle il fournira le gros de l’information, pour orientée qu’elle soit.
faudrait s’assurer), sont-elles à classer parmi les « sociétés paysannes » ou
parmi les « sociétés tribales » ? Ou celle-ci : quelle validité faut-il accorder
445- Des éléments de réponse sont présentés supra, notamment au chapitre II, « Savoir
443- Voir le chapitre VI, « La communauté villageoise… ». lettré… ».
444- Voir Keddie, 1972, Berque, 1978 et 1982, Eickelman, 1985, Vignet-Zunz, 1993-a. 446- Voir plutôt le tableau de ces sources chez Mezzine, 1991.
324 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 325
2. Quelle société rurale ? ces tribus (ou fractions de tribus) qui le souhaitaient. Ce contraste entre des
Les montagnards du Rif occidental qui vont fournir la matière de l’étude tribus de plaine et des tribus montagnardes n’est donc pas seulement géo-
sont essentiellement ceux qu’on appelle, depuis au moins deux ou trois siècles, graphique ou « ethnique », si on ose dire, il est surtout historique, social
les Jbala et qui, à plus haute époque étaient connus sous le nom de Ghumāra. et politique. Leur comparaison, déjà, sera instructive. Cependant ce sont
Avant de les décrire il nous faut les situer. Mais les lire sur une mappemonde les caractéristiques propres à la société des Jbala qui me semblent pouvoir
c’est déjà approcher leur vérité profonde : ils occupent la moitié ouest de apporter l’éclairage le plus intéressant à la problématique des élites rurales
l’arc montagneux du Rif, lequel épouse la courbe du littoral méditerranéen. au Maroc.
Voici déjà deux données de base, la montagne et la mer. La géographie livre Outre la géographie et l’histoire, un facteur majeur vient modeler la
encore un élément : cette partie occidentale du Rif s’achève au nord, en une culture : la langue, le groupe linguistique auquel appartiennent les Jbala.
pointe efilée, sur une courte façade maritime, le détroit de Gibraltar. C’est Incontestablement arabophones, selon des modalités propres qui leur ixent
un chenal d’une vingtaine de kilomètres de large qui la sépare/rapproche une place particulière parmi les divers parlers arabes du Maroc, il ne fait
d’une montagne jumelle, la cordillère Bétique, d’une région, l’Andalou- pourtant pas de doute qu’en remontant dans le temps, on init par pénétrer
sie, et d’un continent, l’Europe, dont la présence, rendue ainsi immédiate, dans le substrat berbère. Les premières mentions des Ghumāra chez les
introduit d’une manière spéciique l’histoire dans l’environnement physique historiens-géographes arabes les situent dans un des rameaux de la famille
de la zone. Pour preuve, à l’intersection de la géographie et de l’histoire, berbère, celui des Maṣmuda, qui occupaient alors le versant atlantique du
la densité urbaine dont témoignent les cartes, depuis l’Antiquité jusqu’au Maghreb al-Aqṣa447. Ce qui les distingue et des Rifains, à l’est, appartenant
XVIe siècle. Le grand nombre des villes que l’extrême nord-ouest du Maroc à la famille linguistique zanāta, et des Senhaja, au centre, et des « ‘Arab »
a abrité, certaines très anciennes, est un trait marquant de la région. Il n’est qui peuplent les collines et les plaines de l’ouest et du sud, descendants de
pas sans conséquences sur sa société. Ports ou villes de piémont, elles font tribus bédouines. Y a-t-il, plus largement que dans le seul parler, des traces
à la péninsule Tingitane une véritable « ceinture urbaine », dont le déclin est de ce lointain passé berbère ? On aura l’occasion d’y revenir. Mais après
rapide à partir des Saâdiens. Montagne-littoral-cité, peut-être la trilogie la avoir examiné de plus près les conséquences sur la société de la pesanteur
plus chargée de sens dans la genèse des sociétés du bassin Méditerranéen, singulière de l’histoire plus tôt évoquée.
depuis l’aube de l’histoire jusqu’au Moyen Ȃge. Elle imprime en tout cas Ainsi donc, les Jbala, héritiers des anciens Ghumāra, ne sont pas seu-
profondément le proil culturel des Jbala. lement, avec leurs voisins Rifains, ces montagnards de la périphérie nord
Au nord de la plaine du Gharb, et depuis la région de Fès jusqu’au d’un Maroc qui, à partir du XVIe siècle, a privilégié sa façade saharienne
détroit de Gibraltar, s’étend l’ancienne province du Habt, qui correspond puis, au XXe siècle, sa façade atlantique. La façade méditerranéenne qu’ils
grosso modo à la partie occidentale de la péninsule Tingitane. La popula- partagent avec d’autres n’a pas toujours été cette zone marginale que l’on
tion comprend des montagnards (les Jbala, ex-Ghumāra) et, dans les plaines se soucie aujourd’hui, semble-t-il448, de réinsérer dans le cadre du dévelop-
atlantiques, des éléments rapportés, tribus hilaliennes installées là en plu- pement national.
sieurs vagues, à partir des Almohades, pour contrôler ce passage. Celles-ci
connurent un sort inégal : à l’origine tribus « guich » (militaires), au service 447- Ibn Khaldûn, 1968-1969.
de la dynastie, exemptées d’impôts en échange de leurs prestations armées, 448- Voir « Le Maroc méditerranéen - La troisième dimension », rencontre organisée
elles sont, au XIXe siècle, et contrairement aux tribus montagnardes, totale- à Tétouan les 12-14 octobre 1990 par le Groupement d'Études et de Recherches sur la
Méditerranée (GERM).
ment soumises au pouvoir central et paient, pour la plupart, la nayba, impôt Depuis 2001, la réalisation de nombreuses opérations d’envergure, industrielles et d’infras-
qui permettait à l’origine de dispenser des obligations militaires celles de tructure, a conirmé cette volonté de rattrapage en faveur de la façade méditerranéenne.
326 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 327
De la haute vallée de l’Ouergha jusqu’à la péninsule Tingitane, les pays simplement que ces élites, où se retrouvent, dans des associations et à des
Jbala ont incontestablement joui de leur position intermédiaire entre deux degrés divers, la noblesse de la naissance, le savoir, la fortune et le pouvoir,
foyers économique et culturel, Fès et al-Andalus. Ils ont d’abord été la base si elles sont plus nombreuses dans les villes, ne s’y concentrent pas toutes.
arrière des fondateurs de l’Espagne musulmane. Puis le refuge des Idrissides Cela valait d’être rappelé.
quand leur capitale, Fès, était menacée par les Fatimides et le Califat de Les Jbala ont de ce point de vue deux atouts. D’abord, de fortes liaisons
Cordoue. Héritage recouvré avec la « redécouverte » de l’idrissisme sous à la fois avec la capitale, par la Qarawiyyin, et avec l’ensemble des cam-
les Mérinides449. Ils furent enin un avant-poste du dār al-islām pendant les pagnes marocaines, par le msid (l’école coranique). En second lieu, le statut
tentatives d’invasion des Ibériques sur la lancée de leur Reconquista (notam- de familles dont l’éminence tient à une généalogie chériienne trempée dans
ment, en 1415, la prise de Sebta/Ceuta, capitale régionale) ; et encore une les batailles et dans la prière – dans le contexte du jihād les deux sont liées.
fois lors des entreprises coloniales des XIXe et XXe siècles. Ici s’illustre le principe de base d’institutions étatiques qui associent pouvoir
3. La densité du religieux : scripturalité, jihād et système iscal et savoir et qui, souvent, les rehaussent du sceau de la iliation chériienne.
N’est-on pas dans un contexte où participent organiquement de la souverai-
De cette série de circonstances il a résulté un trait marquant de la per-
neté ce qu’ailleurs on distingue en champ religieux et en champ politique ?
sonnalité des Jbala : non pas tant le côté guerrier, bien d’autres popula-
tions marocaines ont développé les mêmes qualités sans avoir occupé La première intrusion signiicative du champ religieux dans la société
une position aussi névralgique aux frontières ; mais, paradoxalement, une dont sont issus les Jbala est un effet direct de l’intensité des relations entre
forte densité du religieux. Sous deux aspects, celui du savoir et celui de Fès et ces montagnards au temps des Idrissides. Elle trouve son couronnement
ses agents. On notera d’abord le statut de l’écrit et, en corollaire, l’impor- bien après la disparition de la dynastie, lorsque l’un des descendants de Sidi
tance de l’enseignement450. Mezouar (le prince-ermite qui, pour échapper aux Fatimides autant qu’aux
tentations du pouvoir, vint selon les chroniques s’établir chez les Ghumāra),
L’écrit est-il un attribut de la citadinité ? S’il l’est, comme on l’a sou-
Mouley ‘Abslem, se it l’apôtre du mysticisme dont son successeur (et voisin),
vent dit, sa présence en milieu rural serait donc le produit d’une greffe ; si,
al-Chāḏilī, it la base d’un enseignement systématique. Avec le sanctuaire
au contraire, il lui est consubstantiel, dans le sens où l’islamisation l’a intro-
de Ben Mchich, les Jbala tiennent leur emblème. Il est certes révéré bien
duit de bonne heure en montagne comme dans les déserts, ce n’est plus,
au-delà de leurs frontières mais, né et enterré sur leur territoire, il en est
et depuis longtemps, un produit importé. Ainsi des tribus montagnardes :
garant et protecteur (ainsi son rôle dans le domaine météorologique et dans
le fait religieux leur vaut d’être situées sur le même plan que les villes car
le mythe fondateur qui a cours dans cette partie du Rif). Le sentiment qu’ils
l’écrit y est à la base d’une science religieuse reconnue. Elle l’est d’ail-
ont pu entretenir de leur singularité s’appuie sur ce tuteur.
leurs aussi à l’autre bout du pays, dans le monde saharien, où les tribus
« religieuses » sont si présentes. De ce fait, la masse des écrits consacrés à La seconde accélération, sur un terrain ainsi bien ensemencé, c’est, aux
l’adāb, aux règles de la vie en communauté, est un patrimoine partagé par XVIe et XVIIe siècles, le jihād : la résistance à l’invasion étrangère. Cette
les citadins et les villageois – plus largement par les populations rurales. région avait été pendant des siècles d’un intérêt vital pour les dynasties
Qu’il y ait davantage de savants dans les couches aisées de la société ne fait marocaines qui s’étaient toujours efforcées de
cependant guère de doute, soit qu’ils y prospèrent plus facilement soit, et « maintenir ouverts les grands axes routiers qui permettaient de desservir les
c’est souvent le cas en Islam, qu’ils y soient facilement aspirés. J’ajouterais ports du Nord orientés vers l’Andalousie et l’Espagne. »451
Position stratégique qui se conirma lorsqu’il fallut faire face aux incur- certaine façon le ou les dépositoires de fait de l’autorité suprême455. Une
sions chrétiennes et à l’installation de têtes de pont sur les côtes du pays. famille y détenait ce pouvoir local, les Ghaylan456. Les fondateurs de ce
Une littérature savante éclaire les très vives confrontations qui ont, pendant lignage étaient des notables installés depuis la in du XVe siècle dans la
plus d’un siècle, suivi l’occupation des principaux points de la côte à propos tribu, personnages religieux dont la lignée était réputée idrisside. Le destin
des devoirs respectifs du pouvoir central, des ‘ulamā’ (maîtres du savoir et des Ghaylan est une illustration des possibilités d’émergence d’un pouvoir
en quelque sorte gardiens de l’orthodoxie) et des populations de la ligne de politique à fondement religieux à l’occasion du jihād. Le rayonnement de
front452. Mezzine décrit le débat qui s’est développé au XVIe siècle chez les cette famille s’est étendu à toute la région occidentale du pays Jbala, de
‘
ulamā’ du pays, en particulier à propos de la question suivante : Tanger à Ksar El-Kebir, en particulier depuis le rôle d’un des leurs aux
« L’exercice du jihâd doit-il se subordonner aux ordres de l’imâm (le souverain) côtés du grand al-‘Ayyāchi de Salé (première moitié du XVIIe siècle), puis
ou bien doit-il se fractionner entre des initiatives diverses ? »453 de son ils (le rays al-Khaḍir ou encore Khayḍer, Khiḍer) engagé à sa suite
dans la lutte contre les Portugais (puis contre les Britanniques) occupant
On retrouvait la double préoccupation de pousser à l’intervention un
Tanger. Al-Khaḍir s’était ainsi taillé un État indépendant au nord-ouest du
pouvoir central à qui il arrivait de se dérober et, à l’inverse, de « modérer
pays à la in de la dynastie saâdienne. Non sans avoir ini par conclure un
les élans » ain « d’encadrer un mouvement qui risquait de déborder les
pacte avec les Britanniques et recherché l’alliance des Turcs d’Alger ; il fut,
pouvoirs en place ». Les ‘ulamā’ inirent par se rallier à une position équi-
pour cela, poursuivi par les Alaouites, dynastie émergente, et tué au combat
librée, argumentant « la centralisation des décisions dans l’islam », mais
par les troupes de Mouley Isma‘il.
accordant le droit de « légitime défense aux musulmans attaqués ». Il y
avait ainsi deux cas : Chez ces Bni Gorfet, où de nombreuses familles prétendent à une ori-
gine chériienne, voici un rapport privilégié – pluriséculaire – noué entre
[celui du nord-ouest du pays où] « les habitants (...) pouvaient (et devaient) com-
la tribu et l’une d’entre elles, plus éminente. Celle-ci remplit, localement
battre les chrétiens chaque fois que l’occasion se présentait (…) [et les autres régions
(dans la tribu) et régionalement, toutes les fonctions d›une direction spi-
du Maroc] qui devaient attendre les ordres de l’imâm. »454
rituelle et temporelle de la population, dont les composantes se nomment
Sans plus nous enfoncer dans ce débat, arrêtons-nous sur une image mysticisme (ṭariqa jazoulite reprenant le legs de Mouley ‘Abslem et d’al-
de ce « gouvernement par les fuqahā’ », à la veille du protectorat. Des Chāḏilī), science (Qarawiyyin), djihad (al-Khaḍir et déjà son père), thau-
témoignages recueillis chez les Bni Gorfet nous permettent de mieux appro- maturgie, chériisme. Ce tableau, que l’on a à peine esquissé, pourrait sans
cher quelques notions clés et de saisir leur association : piété, charisme, doute être multiplié quasiment autant de fois qu’il y a de tribus chez les
chériisme, savoir, pouvoir. Jbala, tant cette région a été un terreau fécond de piété et de savoir. A-t-on
À l’époque, les Bni Gorfet étaient, selon leurs propres termes, saybin, balisé entièrement le sujet de l’« autonomie tribale » à « fondement reli-
insoumis : ils échappaient à l’autorité du pouvoir central, ne reconnaissant gieux » ? L’histoire des rapports Makhzen-tribus est beaucoup plus riche
ni chikh, ni qayd, ni bacha, mais seulement les pieux et saints personnages et contrastée qu’on ne peut en rendre compte ici.
de la tribu, l-awliya wa ṣ-ṣaleḥin : huma kanu mwalin el-waqt, ils étaient À preuve, ces deux dernières petites pièces à verser au dossier de l’au-
« les maîtres de l’heure ». Cette dernière notion, d’abord spirituelle mais tonomie des périphéries. Elles peuvent paraître paradoxales. M’hammad
liée en général aux époques d’effacement du pouvoir central, désigne d’une
455- Je suis redevable à Halima Ferhat des éclaircissements apportés aux notions reli-
452- Mezzine, 1988 et 1991. gieuses rassemblées dans ce passage et les suivants.
453- Idem. 456- Voir les chapitres III, section 2 ; IV, « Une paysannerie... », section 2 ; et XI,
454- Idem. « Devna… ».
330 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 331
Benaboud, spécialiste d’al-Andalus mais aussi féru d’archives familiales, de savants, de docteurs de la loi, mais aussi pour une part accrue d’entre
a analysé un document datant du règne de Mouley Isma‘il (XVIIe siècle) eux, d’héritiers de la baraka du Prophète. Les foqha, ici lettrés locaux, donc
qui consigne le tracé des frontières de la tribu des Bni Yddir (Bni Ider) au ruraux, sont désormais, comme dans peu de provinces du pays, l’autorité
sud-ouest de Tétouan457. Ce document, qui venait clore un long chapitre de respectée du pays, une sorte d’armature institutionnelle d’envergure tribale
disputes de voisinage, est signé des représentants des cinq tribus concer- ou régionale : garants du respect de la charī‘a, ils sont par le fait même
nées, plus un représentant du sultan. Ainsi, la présence de celui-ci vient-elle les guides de leurs contribules. Cela effaçait-il le rôle du pouvoir central ?
illustrer, au cœur de la montagne, la reconnaissance par les tribus de l’auto- L’interrogation est constitutive de la problématique de l’État dans l’histoire
rité du pouvoir central : dans une affaire qui aurait pu passer pour purement marocaine459. Il est d’autres entrées, par exemple le système iscal, qui est
interne aux tribus, l’arbitrage et la garantie du Makhzen a paru non seule- également un élément de la souveraineté. On dispose à ce sujet d’analyses
ment légitime mais nécessaire. d’observateurs étrangers, espagnols et français : cela ne remet pas néces-
L’autre exemple concerne la tribu de Jbel Hbib, à l’ouest de la précédente : sairement en cause la véracité de leurs témoignages, cela les situe tout de
même dans le contexte de l’époque qui assistait à la mise en place des pro-
« Fin XVIIIe siècle, les deux tribus de Jbel Hbib et de "‘Amar" revendiquaient
tectorats dans une nation affaiblie. Ainsi, leurs conclusions ne nous engagent
un même terrain au sud-ouest de Tanger. Ils résolurent leur litige non pas par les
pas nécessairement. Mais elles restent un élément du débat.
armes, mais en le soumettant à l’État marocain. Le qâdî de Tanger, à la demande du
Sultan et du Gouverneur de Tanger, décida que le terrain disputé appartenait à la Ils ont noté, par exemple, que la destination du produit de la zakāt,
tribu des "‘Amar" (...). La tribu de Jbel Hbib accepta la décision du juge. Autrement l’aumône légale, n’était pas le trésor du khalīfa (ou amīr al-mu’minīn, ou
dit, les gens de Jbel Hbib reconnaissaient le droit du Makhzen de ixer les frontières imām, ou ṣulṭan : le souverain, commandeur de la communauté des croyants)
de leur tribu. »458 mais le bit el-mal du village, placé sous la protection de la mosquée princi-
pale. Or c’est l’un des principaux attributs de la communauté islamique, à
Il ressort de ces développements :
la charge du mandataire qui est à sa tête, que le recouvrement de cet impôt
1- la centralité de cette province du Maroc pendant un bon nombre de dû par l’ensemble des idèles.
siècles ;
Ici s’impose une courte diversion dans le domaine du droit et de l’his-
2- l’autonomie qu’elle pouvait prendre, avec la bénédiction des plus toire classiques. S’il est exact que les membres de la communauté musul-
hautes autorités du pays, pour faire face aux obligations que lui dictait la mane n’ont canoniquement à s’acquitter que de la zakāt et de l’‘achur, les
géographie. successives dynasties qui prirent en main la ’umma, ou telle ou telle partie de
La société montagnarde en sortira bouleversée. Soit que la multitude la ’umma, s’efforcèrent de légaliser d’autres sources de revenus. En Afrique
des lignages, jusque là obscurs, prétendant à une origine chériienne aient du Nord, ce sont les Almohades les premiers qui eurent recours à une iction
acquis une notoriété nationale et la reconnaissance du pouvoir central pour juridique pour instituer un impôt foncier : les terres de leur empire furent
leur rôle dans la lutte, soit que des exploits militaires aient été récompen- décrétées territoires conquis sur, ou abandonnés par, leurs possesseurs. Elles
sés par l’attribution de titres authentiiant a posteriori la noble ascendance, furent ainsi dites kharāj et censées appartenir à la communauté musulmane
il s’est sans doute produit en deux siècles un important renouvellement des tout entière : c’étaient des biens habous relevant du bayt al-māl dont l’ad-
élites. Ou en tout cas une redéinition du statut des chefs : parmi eux, nombre ministrateur est le souverain. Celui-ci en remettait l’usufruit, ou plutôt le
droit d’occupation (transmissible par héritage et par vente), aux populations
457- Communication orale à la réunion Afemam-Brismes, Paris, 1990, atelier « Les deux sur place, contre un « loyer ». Parmi ces populations, certaines, à vocation
rives du Détroit, pays Jbala et Andalousie ».
458- Munson, 1981, qui cite Michaux-Bellaire, 1911. Traduction de V.-Z. 459- Cf. Alioua et al., 1985.
332 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 333
militaire, étaient autorisées à substituer au paiement du kharāj un service « Cependant, si l’on recherche dans l’histoire du pays, on s’aperçoit que ces tri-
armé au proit de la dynastie régnante : ce sont les tribus « guich » (de jaych : bus n’ont pas toujours joui de l’indépendance à laquelle elles prétendent aujourd’hui
armée). Ce « loyer de la terre », de fait un impôt foncier, fut appelé par les comme à un droit historique. En effet, Léon l’Africain, qui vivait au seizième siècle,
Saâdiens nayba (à l’origine, c’est une fraction de territoire tribal, elle fut la cite les impôts payés par la ville d’Azjen (10 000 ducats d’or), par les Rhona (3 000
base sur laquelle on calcula l’impôt) : les tribus de nayba (ou nwayb) sont ducats), par les Béni Mesguilda (gros impôts), pour ne parler que des tribus faisant
donc les tribus soumises à l’impôt – et donc... soumises au Makhzen. partie des Djebala de la région de Rabat. Il semble que ce soit aux dificultés que
Les tribus des Jbala, se considérant souveraines sur leur sol, refusaient présente la conquête de leur territoire montagneux et pauvre que les Djebala doivent
cet impôt. Mais que pouvait signiier le versement de l’aumône légale au surtout l’indépendance qu’ils considèrent comme un droit. »
trésor du village et non à celui de l’État ? Etait-ce que dans l’esprit de la D’autre part, il est certain qu’il y a de longues années qu’ils n’ont pas
population, et de ses maîtres à penser, la notion de « communauté isla- été soumis à l’impôt et il ne semble pas qu’ils n’aient jamais versé la nayba
mique » s’épuisait tout entière dans celle de la communauté fondée sur le des tribus arabes :
sang et le voisinage ? C’est l’interprétation de Michaux-Bellaire et de ses « Les expéditions faites de temps en temps contre eux par le sultan Mouley
homologues espagnols460 : El-Hassan avaient comme prétexte de leur faire payer l’arriéré de leur aumône légale,
« Les Djebala comprennent l’islam dans sa forme primitive de communauté ; ils auquel s’ajoutaient des charges variées sous forme d’amendes (qanatir). Jadis, pour
ont bien le sentiment d’appartenir à cette communauté, mais le sens de la centralisa- maintenir ces tribus dans une obéissance relative, le Makhzen proitait d’une expédi-
tion Makhzen leur échappe absolument. Chaque tribu, chaque fraction, chaque dchar tion heureuse contre elles pour se faire remettre des otages (meharim). Ces otages se
même constitue une petite communauté musulmane avec sa djema‘a, ses habous, son relayaient à tour de rôle dans les prisons du Makhzen ; ils y étaient nourris par leurs
trésor ; cette communauté particulière ne demande rien au Sultan, administrateur de la parents. Les Djebala ont naturellement proité du relâchement de l’autorité centrale
communauté musulmane, que de la défendre contre l’inidèle, et ne lui doit rien que de depuis une vingtaine d’années pour reprendre leur indépendance anarchique. »462
participer avec lui à la défense du territoire de l’Islam. En dehors des obligations reli- Il est possible d’étayer cette rélexion sur la décentralisation par un rapide
gieuses, le Djibli n’en comprend pas d’autres : il professe l’unité de Dieu et reconnaît le survol de l’économie régionale. Avec l’affermissement de la domination
Prophète pour son Envoyé ; il fait les prières rituelles, il jeûne pendant le Ramadan, il chrétienne sur la Méditerranée occidentale aux XVIe et XVIIe siècles, la
puriie son bien en donnant la zakat et l’‘achur à qui en est digne, il est prêt à la guerre frontière méditerranéenne du pays perdit son importance et la région se mar-
et va à la Mecque s’il le peut ; personne n’a le droit de lui demander davantage (...) »461 ginalisa progressivement. « Et s’appauvrit » disent les différents auteurs.
C’est pourtant paradoxal : que les docteurs de la loi, dont on a dit les Ce point mérite attention. Certes la coupure des relations Sud-Nord, maté-
liens avec Fès à toutes les époques, aient pu ignorer les dimensions réelles rialisée par la perte de Sebta notamment, a tari l’important transit de mar-
de la ’umma islāmiyya, en tout cas dans la coniguration qu’elle prit dans chandises qui ne pouvait avoir que des retombées heureuses pour la région.
les derniers siècles (un khilāfa ottoman qui ne rassemblait pas tout le dār Il est vrai aussi que ces montagnes n’étaient pas productrices de biens de
al-islām : il n’englobait pas le Maroc), ignorer la vraie nature de leurs obli- grand rapport sur un marché extérieur. Pas de monoculture ou de produc-
gations, n’est pas concevable. Il devrait s’agir d’autre chose que d’ignorance tion minière qui auraient alimenté une exportation régulière, comme à cer-
ou d’hérésie (bid‘a) et, plus sûrement, théorisait-on un état de fait consé- taines époques et dans d’autres régions, le sucre, le blé, les peaux tannées,
cutif au relâchement de l’autorité centrale. D’ailleurs le même Michaux- le salpêtre... Une exception : dans le passé, le bois destiné à la construction
Bellaire vient le conirmer : navale. Une autre, depuis une ou deux décennies, le cannabis… En revanche,
460- Cf. Capdequi y Brieu, 1923.
461- Mission Scientiique du Maroc, 1918 : 185. 462- Op. cit. : 188-189 ; c’est moi, V.-Z., qui souligne.
334 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 335
pour compenser la pauvreté et l’étroitesse des sols, et le cloisonnement dynastique. Ajoutée à la perte ou au gel des ports méditerranéens, elle a
excessif du massif, une pluviométrie abondante dans toute la partie du Rif certainement favorisé le maintien d’une stratiication sociale peu différen-
sous inluence atlantique, associée à un travail intensif et à une diversii- ciée, en refusant aux familles locales les plus énergiques les moyens éco-
cation poussée des activités, a toujours permis à ces populations de satisfaire nomiques d’une ascension durable. Certes, il y a eu la tentative avortée des
une grande part de leurs besoins (certes frugaux) et à alimenter les cam- Ghaylan. Puis l’ascension des Wazzaniyyin, quoique l’interprétation en soit
pagnes et les villes environnantes d’une production variée tirée de la trans- nuancée : elle s’est longtemps faite à l’ombre du pouvoir alaouite dont elle
formation des produits de leur agriculture et de leur élevage. était en quelque sorte un relais vers les montagnards turbulents du Nord –
D’un côté, une céréaliculture chiche mais soigneusement partagée en et leurs sourcilleux lignages chériiens. Puis l’entrée en lice de puissances
culture de printemps et culture d’hiver, dont la rotation annuelle était séculai- étrangères faussa le jeu465. C’est encore plus vrai des Raysuniyyin, autres
rement organisée par l’entente villageoise ; une arboriculture soignée (olivier idrissides, dont le destin fut plus qu’ambigu.
et iguier surtout, puis quelques autres) ; un élevage (de bovins et caprins) Avant d’examiner les conséquences de cet arrière-fond historique sur
assez nombreux sinon très productif. De l’autre, une industrie domestique qui la société rurale de la péninsule, et en particulier sur sa composante monta-
a fait la renommée de ces gens au moins autant que la densité de leurs foqha. gnarde, achevons de tracer les grandes lignes de son organisation à la veille
Tisserands d’abord (mais ignorant le tapis)463, ils travaillaient également le du Protectorat.
cuir, le bois, le fer (les armuriers de Fès étaient surtout Jbala). Ils vendaient
4. L’organisation administrative makhzénienne. Bacha-s et qayd-s
leur savon, leur charbon de bois, leur huile, leurs chapelets de igues sèches,
leurs fameux zbib (raisins secs) et, plus fameux encore, leur sameṭ (une gelée L’appareil makhzénien régional comprenait, en gros, des agents d’au-
de raisin qu’on consommait parfois fermentée). Ils cultivaient le coton, le torité qui achetaient leur charge (qayd-s à la tête d’une ou plusieurs tribus466
lin, le chanvre qu’ils ilaient et tissaient chez eux pour couper et coudre enin ou d’une ville, eux-mêmes sous les ordres de gouverneurs de provinces
les différentes pièces de leur habillement (pour la laine, ils étaient partiel- ou pachas, bacha-s467), souvent issus de familles de tradition militaire ;
lement débiteurs des éleveurs de la plaine). Un auteur y ajoute la soie dont et des fonctionnaires, qui pouvaient provenir soit des précédentes, soit de
seul, aujourd’hui, le mûrier rappelle le souvenir 464. En conclusion, jamais familles lettrées et aisées. Mais ce qualiicatif de « familles militaires » ne
de quantités importantes mais des produits variés qui pouvaient : doit pas faire illusion : il n’y a pas de cloisonnement, pas de caste militaire.
En Algérie, on en était venu à réunir sous le nom d’al-juwād (litt. les gens
1- assurer une grande partie des besoins de cette population ; ils pou-
généreux, les hommes bien nés ; de al-jūd, la générosité) les « familles mili-
vaient ainsi contrôler la totalité de la chaîne aboutissant à certains produits
taires » pour les distinguer des familles chériiennes. Mais en Algérie, pas
essentiels à leur existence ;
2- alimenter un commerce avec les campagnes du bas-pays environ-
465- Berrady, 1971 ; Joffé, 1980 et 1991.
nant, ces marchés du piémont dont Ouazzane et Ksar El-Kebir sont les 466- Aujourd’hui, le découpage administratif du Royaume est ixé dans ses principes par
prototypes, et quelques villes proches, Fès, Tétouan, Tanger, Chefchaouen. le dahir du 2 décembre 1959 : c’est toujours le qayd, un haut fonctionnaire, qui a autorité
sur une tribu (ou sur plusieurs, ou sur une fraction de tribu), mais le terme qabîla, tribu,
À quoi on opposera que l’absence d’un gros surplus exportable a peut- est écarté au proit de jamâ‘a qarawiya, commune rurale (qui correspond donc en géné-
être été l’un des facteurs qui ont contrarié l’émergence, ici, d’un fort pou- ral à une ancienne tribu - ou parfois à une entité englobant plus d’une ancienne tribu et
voir régional – assis sur quelque prestigieuse lignée idrisside – à vocation parfois seulement une fraction de celle-ci).
467- On retiendra avec qayd et bacha la forme usuelle plutôt que classique. Sur les moda-
lités de nomination du qayd et celles de l’administration de la tribu dans le contexte rifain,
463- Voir Amahan, 1991. voir Rezzouk, 1905/1974, V : 268-273. Pour les tribus de plaine, voir Michaux-Bellaire
464- Al-Mrini, 1984. et Salmon, 1905/1974, IV : 131-140.
336 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 337
davantage qu’au Maroc, on n’était pas nécessairement chef militaire de père Toutes ces raisons se conjuguent et permettent aux observateurs étran-
en ils et maints personnages religieux, soit d’ascendance chériienne, soit gers du Maroc du Nord de dire, à propos des plaines du Gharb et du Habt
détenteurs d’un gros bagage en sciences religieuses, pouvaient se révéler du début du XXe siècle :
de surprenants combattants. « Elles ne comptent pas de vieilles familles, dont la célébrité, la fortune et la
Pour résumer un siècle de débats sur le système politique de type makh- situation sociale remontent à plusieurs siècles, voire à un seul. La prospérité d’une
zénien, on voudra bien se contenter du schéma suivant : le pouvoir central famille ne se maintint jamais (...) »468
ne pouvant pas (ou ne « voulant » pas, dans le sens où c’est là sa concep- « (...) Le soin que prend le Makhzen d’empêcher une même famille de conserver
tion du gouvernement) quadriller de son administration tout son territoire et pendant plusieurs générations des richesses et une autorité qui pourraient devenir
tous ses sujets, il laisse les communautés de base (rurales essentiellement : un danger pour le pouvoir central (...) »469
les tribus) s’organiser et les encadre par un appareil de qayd-s de bacha-s.
Ce n’est pas la situation qui prévaut dans les grandes villes du royaume.
Si les principes de la politique makhzénienne sont les mêmes, la repro-
Leur responsabilité est double, et seulement double : empêcher les troubles
et faire rentrer l’impôt. Dans un système où une classe bourgeoise n’a pas
duction des élites y est mieux assurée, dans les limites générales que l’on
réussi à émerger pour s’interposer entre les campagnes et le sultan (c’est-à-
a dites, essentiellement l’attitude ombrageuse du souverain devant tout
dire pour s’imposer à la fois aux unes et à l’autre), le souverain est conduit
ascension intempestive d’une famille. Ainsi, des « maisons » du savoir et/
à surveiller de près l’ascension de forces locales qui pourraient menacer
ou du négoce se sont, avec les siècles, progressivement édiiées en ville où
son pouvoir. D’où le délicat équilibre qu’il s’efforce de maintenir entre les
le pouvoir peut, à l’occasion, venir puiser pour les besoins de son adminis-
impératifs du maintien de l’ordre et du rendement maximum de l’impôt, hors
tration. Retenons le cas d’une grande famille investie du pouvoir régional
desquels les assises de son propre pouvoir seraient minées, et toute conso-
par le souverain. Vers le milieu du XIXe siècle, sous le règne de Mouley
lidation d’un pouvoir local qui pourrait se révéler, à la longue, un déi à sa
Abderrahman, le gouverneur de Larache, Si Bouselham Astot, avait dans
son gouvernement toute la région des montagnards Jbala :
propre légitimité. Il lui faut des bacha-s et des qayd-s pour contenir les tri-
bus, mais il lui faut briser les bacha-s et les qayd-s qui ont trop d’emprise
sur leurs administrés ou, facteur aggravant, sur leurs contribules. Il lui faut « Il y exerçait une réelle autorité. (...). [Son] autorité était basée, d’une part,
des bacha-s et des qayd-s qui aient une autorité sur les tribus (crainte ou sans doute sur les forces considérables dont il disposait (...), d’autre part, sur sa
respect), mais point telle qu’ils puissent en faire une base pour se lancer justice et son désintéressement. Mais son habileté et son savoir-faire y étaient aussi
dans la contestation de l’autorité suprême. pour beaucoup. Tout en gouvernant effectivement les tribus montagnardes, il savait
respecter leur indépendance, et les maintenait sans les opprimer et sans les écraser
À l’époque où nous nous situons, un autre facteur est à considérer : le d’impôts ; de plus, il s’était rendu favorables les nombreux Chorfas (...) par des sacri-
souverain doit, en plus, faire respecter sa légitimité et son autorité par les ices qu’il envoyait faire aux tombeaux de leurs ancêtres. » 470
puissances étrangères qui convoitent le pays, en particulier dans cette région.
C’est le portrait idéal du gouverneur : énergie, équité, savoir-faire. À
Il n’a, à l’heure qu’il est, d’autres moyens que de laisser s’installer un certain
quoi on ajoutera : la renommée du lignage (mujāhidīn et churafā’) et la
désordre dans les provinces du Nord pour rendre plus dificile la progression
coniance du souverain ; l’origine « étrangère » (du point de vue de ses
rampante de ces puissances : c’est une autre raison du démembrement des
administrés) ne joue pas. La famille Astot descendait en effet du cousin du
grands gouvernorats à la in du XIXe siècle. Lequel conduit à l’affaiblisse-
ment du contrôle makhzénien, en une spirale descendante qui va provoquer,
468- Mission Scientiique du Maroc, 1918 : 42.
en contrepoint, l’ascension au plan régional d’un seigneur de guerre, deux 469- Michaux-Bellaire et Salmon, 1905/1974, IV : 115.
crises dynastiques et, inalement, l’imposition des protectorats. 470- Op. cit. : 26.
338 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 339
premier pacha de Tanger (avec qui il avait été associé à la libération des villes Ils favorisèrent souvent une politique conciliatrice à l’égard de certains
du Nord), Ahmed Rii – rifain, donc, et de lignée réputée idrisside : Ahmed diplomates étrangers en poste à Tanger, au plus grand bénéice, semble-t-il,
Rii avait, en 1683, délivré la ville, au nom du sultan, de plus de deux siècles de leur fortune. Cela et leurs relations au plus haut niveau attisaient natu-
d’occupation étrangère. Sa lignée a fourni, depuis, de nombreux dirigeants au rellement les convoitises et d’autres notables se liguèrent contre eux, ce qui
niveau régional, pas tous, certes, de la même trempe. Sous Mouley Hassan culmina dans l’assassinat du successeur du premier chef de la maison Hadri.
Ier, la famille Astot fut temporairement écartée au proit d’une autre famille Ainsi, à côté des agents de l’État, des notables pouvaient exercer un rôle
makhzénienne, du Gharb, elle. Les grands gouvernements avaient déjà été discret et important au service du pouvoir dans une région réputée dificile :
morcelés par son prédécesseur et les tribus montagnardes, comme celles des tribus « belliqueuses » (règne de la vendetta), mais aussi implications inter-
plaines atlantiques voisines, partagées entre les gouverneurs de Larache, de nationales avec une occupation étrangère (Mélilla), des conlits maritimes
Tétouan, de Tanger et du Gharb. Les Astot conservèrent une inluence dans (« piraterie ») et, plus largement, les ambitions rivales des Européens. Ils
la région sans toutefois retrouver leur puissance passée : étaient chargés d’une mission politique locale dont, selon l’auteur, il est
« … Ils ont été très riches jadis, mais les propriétés qui leur restent dans la dificile de mesurer le caractère oficiel ou, au contraire, informel, mais
région d’Al-‘Arâïch sont de peu d’importance et ne constituent plus une fortune au également de savoir si c’était un instrument du pouvoir occasionnel ou, au
sens marocain du terme. » 471 contraire, généralisé à l’ensemble des provinces. Toutefois, il semble bien
Un ouvrage récent472 nous permet de garder à l’esprit l’importance des que cette façon de reconnaître le rôle discret de notables, qui tirent les icelles
relais, issus des notables locaux, que le pouvoir central pouvait entretenir derrière le paravent d’hommes investis par le pouvoir, ait été une pratique
dans tout le pays, y compris dans les zones que l’on a considérées siba, habituelle de gouvernement. Ce qui est relaté ici au niveau local (à propos
c’est-à-dire affranchies de la tutelle makhzénienne. Il s’agit du Rif oriental de tribus des plaines tingitanes, c’est à souligner) a toutes les chances d’être
et, plus précisément, d’une tribu proche de l’enclave espagnole de Mlilia/ vrai à des niveaux supérieurs :
Mélilla. L’auteur analyse des archives familiales, un fonds de cent soixante- « Rarement le chaîkh en titre est un des personnages notables de la fraction :
et-onze lettres adressées en un demi-siècle par les différents souverains de il est en général la créature d’un des habitants les plus riches et les plus inluents,
la deuxième moitié du XIXe siècle à la famille Hadri. Ceux-ci étaient des qui administre effectivement cette fraction par son inluence sur le chaîkh. Pour une
chorfas idrissides venus dans le Rif à partir de l’Andalousie. Ils n’eurent affaire importante, le qâïd écrit parfois directement à ce personnage inluent, mais
pas de responsabilités dans l’appareil gouvernemental, néanmoins les sou- sans mandat oficiel, au lieu d’écrire à son chaîkh, dont il connaît l’impuissance. »474
verains leur demandaient, « comme amis »473 (muḥibbanā, « Notre ami »),
5. L’organisation des communautés locales. Chikh-s et djma‘a-s
de leur rendre compte des faits importants survenant dans la région et de
les conseiller. Entre autres expressions que les sultans leur dédiaient, celles À la in du règne de Hassan Ier et sous celui de ‘Abd El-‘Aziz, à la char-
de murābiṭ et de walī al-ṣāliḥ, ici équivalentes, venaient en reconnaissance nière des XIXe et XXe siècles, chaque tribu des Jbala relevait de l’autorité du
de leur inluence religieuse (ils dirigèrent d’ailleurs sur le tard une zāwiya). qayd d’une tribu nayba de la plaine. Celui-ci désignait, au sein de la popu-
Bien que les documents soient avares de renseignements à cet égard, les lation locale, un chikh par fraction de tribu, ou khoms (ferqa dans la plaine).
Hadri étaient, d’après un de leurs descendants, « extrêmement riches ». « Les Chaikhs ne sont eux-mêmes que les agents d’exécution des djema‘as qui les
471- Michaux-Bellaire et Salmon, 1905/1974, IV : 2. nomment et qui constituent la seule autorité à peu près obéie de la tribu. »475
472- Benjelloun, 1995.
473- À nuancer, voir Ennaji, 2007 : 253. Dans le contexte de la monarchie des temps
classiques, « être l’ami du roi, son muḥibb, signiie être son adorateur » ; l’auteur inter- 474- Michaux-Bellaire et Salmon, 1905/1974, IV : 132.
roge : « Peut-on être à la fois serviteur et ami du roi ? » (252). 475- Idem : 190.
340 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 341
Sous la responsabilité du chikh, il y avait un moqaddem par village. Ce « À l’occasion de leurs affaires, de leurs intrigues, de leurs querelles et de leurs
moqaddem, situé au plus petit échelon de l’appareil makhzénien, cumulait réconciliations, les gens ayant une certaine surface et quelques considérations sont
des pouvoirs administratifs et judiciaires comme chacun des agents d’auto- continuellement les uns chez les autres, et luttent entre eux de prodigalités gastro-
rité aux niveaux supérieurs ; il était, en revanche, élu par la djma‘a mais il nomiques analogues à celles de nos gros paysans. (...) C’est ainsi d’ailleurs que les
devait faire exécuter les ordres du qayd dont il pouvait éventuellement, ne riches afirment leur puissance dans la tribu et font illusion au qâïd, au point de lui
disposant d’autres moyens que son autorité morale, réclamer l’appui. Pour imposer des chaîkhs de leur choix.
ce qui est de l’organisation judiciaire : « (...) Le chef de village ou de la djemâ‘a est le personnage le plus inluent de ce
« les qadis n’étaient pas nommés par le Sultan ; c’étaient ou des khalifas des qadis village. Dépourvu de tout mandat oficiel, il doit son inluence et sa prépondérance
de la plaine, dont la tribu relevait nominalement, ou le plus souvent des juristes de la surtout aux moyens matériels dont il dispose, par son courage personnel, par la quan-
montagne, désignés par les Djema’as. » 476 tité et la qualité de ses esclaves et de ses serviteurs, qui lui permettent d’exercer une
Ils n’étaient pas rétribués : certaine terreur sur les autres habitants. » 479
« Ils ont toujours quelques biens dont ils vivent et ils augmentent leur bien-être Ce tableau sévère correspond à la situation dans les tribus de plaine
par les cadeaux qui leur sont faits. » « Les Mouftis sont payés pour leur consultation où les enjeux économiques et politiques étaient plus grands du fait d’une
(...). Le Moufti est toujours un homme simple, vivant modestement ; sa pauvreté est double proximité : celle du Makhzen, avec ses charges convoitées, celle
même pour beaucoup dans la considération dont il est l’objet. » 477 des Européens, avec leurs capitaux et leur « protection ». En montagne,
une polarisation moindre des richesses et une instruction plus répandue
La djma‘a, assemblée représentative de la communauté à l’échelle
pouvaient atténuer les clivages de classe. Cependant, même là, les possi-
bilités de coniscation du pouvoir existaient, si l’on en croit l’opinion d’un
du village, mais aussi de la fraction et de la tribu, était un élément fonda-
mental de la vie politique locale. Voilà comment s’exerçait l’autorité dans
bon observateur de la scène contemporaine (à l’aube de l’Indépendance) :
les jma‘a-s des tribus de la plaine, selon les observateurs de la Mission
Scientiique française : « Tout le monde, en théorie, peut participer au système (...). Mais dans la pratique
ce sont toujours les imgharen [les « grands »], les plus forts en agnats, en propriétés
« L’opinion des vieillards, et surtout des riches, est prépondérante dans la dja-
et en armes qui sont assurés d’une place au conseil, même si la place d’honneur est
mâ‘a : celle-ci se réduit souvent, en fait, à un petit groupe d’intrigants qui décident
réservée à quelque chérif ou amrabit (...) »480
seuls de toutes les affaires. Au milieu d’eux, prennent place l’imâm, le taleb (insti-
tuteur) et les ‘adoul (notaires), seuls personnages instruits du lieu, dont l’ascendant Certes, il s’agit des populations de la moitié orientale du Rif qui dif-
est naturellement considérable. La population du village se trouve ainsi divisée en féraient des Jbala en de nombreux aspects, en particulier par un moindre
deux classes : les nâs al-‘ouqalâ, gens intelligents, et les asrarâh, bergers, c’est-à-dire niveau d’instruction religieuse et, sinon des antagonismes de classe plus
la plèbe. Ces derniers se gardent bien d’émettre des avis au sein de l’assemblée, et forts (le niveau économique était relativement peu différencié), du moins
comme les décisions proviennent d’un accord spontané, provoqué par les gens intel- d’importants conlits entre lignages qui renforçaient l’autorité des chefs de
ligents et excluant tout vote, ce parti s’arroge en fait le pouvoir tout entier. » 478 grandes maisons.
Ou ceci encore : D’après mes notes, les Bni Gorfet échappaient à l’autorité du pouvoir
central, ne reconnaissant que les « pieux et saints » personnages de la tribu.
L’un d’eux était Sidi Hmed (mort en 1325/1907), de la famille Ghaylan481. Le « gouvernement par les fuqahā’ » ne s’entend pas sans la participation
Sidi Hmed était wali u ‘alim, « saint et savant », revenu dans sa montagne des populations à l’administration des hommes et des choses :
après « sept ans » d’études à la Qarawiyyin. Savant et chérif, donc, mais aussi « On peut dire que les tribus de montagnes se gouvernent elles-mêmes par leurs
walī (localement wali) : son charisme personnel venait de la baraka qui lui Djemâas, tandis que les Djemâas des tribus de Naïba [dans la plaine] ne servent qu’à
avait été ainsi transmise. Assis le jour du marché sous son olivier, il disait l’exécution des ordres du Qaïd. »483
le droit, réglait les conlits et, de manière générale, arbitrait à l’échelle de la
Ce gouvernement avait à sa disposition des institutions spécialisées : la
tribu. Un de ses cousins, installé près de Larache, était réputé pour sa puis-
djma‘a et ses instruments, ‘orf, ayt arba‘in et mezrag.
sance, qu’il manifestait en particulier par des actes prodigieux exercés contre
« les Portugais ». Un autre cousin avait fondé à Asilah une zāwiya pour les 6. Quelques instruments institutionnels : ‘orf, ayt arba‘in et mezrag
malades mentaux. En outre, il est vraisemblable que le Sidi ‘Ali ben Ahmed Après avoir indiqué ceux des mécanismes internes à la société des Jbala
el-Gorfti, maître de Mouley ‘Abdallah Chérif, fondateur de la zāwiya des qui relèvent du facteur « densité des lettrés », notons ceux qui se donnent,
Wazzaniyyin au début du XVIIe siècle, était aussi un Ghaylan. Un rayon- ou sont donnés, comme effet du « facteur berbère », ou encore comme
nement régional, donc. À la veille du protectorat, les Uled Ghaylan étaient « survivances » d’un état antérieur de la société. Interprétation en faveur
encore inluents dans leur tribu d’origine, réussissant à soulever leurs partisans de laquelle pourrait jouer le fait que ces institutions se retrouvaient dans
contre deux qayd-s choisis parmi leurs contribules par le qayd d’Asilah482. d’autres régions berbérophones. Mais qu’il faudra revoir de plus près.
Ces récits quasi hagiographiques sont monnaie courante tant sont mul- Et, d’abord, la question d’un droit coutumier, cette construction juri-
tiples, chez les Jbala, les occasions de distinction de leurs grands lettrés. dique, orale ou écrite, qui est indépendante du cadre légal constitué par
Dans le cas des Bni Gorfet, ils nous permettent de percevoir les classements le chra‘ (class. charī‘a). Du point de vue canonique, il ne peut y avoir de
internes qui règlent l’émergence d’une famille entre les autres. Et, en même déinition des droits et devoirs de l’individu ou des collectivités hors des
temps, le rôle de l’état de walīyā’ qui, lui, n’est pas acquis de naissance : principes inspirés par la loi révélée. Toute innovation en la matière est
la vertu personnelle fait la différence. Cette vertu est faite essentiellement hérésie (bid‘a). Les ‘ulamā’ peuvent se disputer sur la question de savoir
de la crainte de Dieu (taqwā), c’est elle qui anime le ressort premier de la si telle interprétation de la loi est juste ou erronée, c’est-à-dire s’il y a, ou
foi, elle qui fait le walī : sa piété plaît à Dieu qui, en retour, l’arme – pour non, innovation ; mais pas sur la question de savoir s’il peut y avoir une
le Bien. La science, ‘ilm, qui l’accompagne souvent, n’est pas la condition bonne ou une mauvaise innovation. Les Jbala étant tellement féconds en
sine qua non ; elle est une voie, parmi d’autres, au service de la Parole de ‘ulamā’, il n’est pas étonnant que les auteurs (espagnols en l’occurrence,
Dieu. Un autre attribut de la taqwā est le désintéressement : le walī, le faqīh cf. Blanco Izaga, Bocinos, Villaverde) qui ont étudié le ‘orf (droit coutu-
sont pauvres, parce qu’honnêtes et parce qu’ils distribuent tout ce qu’ils mier ; on trouve également qanun, qa‘yda) en vigueur chez les Rifains,
reçoivent. Au sein de lignages qui peuvent admettre l’association science- n’en aient pas signalé chez eux. Capdequi y Brieu insiste même sur le rôle
Makhzen, il est des individus pour lesquels le refus du service de l’État est niveleur du djihad, qui aurait effacé les particularismes au plan du droit.
un principe, par crainte d’être rétribué sur des fonds dont on pourrait sus-
Pourtant, chez les Akhmas, près de Chefchaouen, on signale un izref,
pecter le caractère licite. Voilà une pierre dans le jardin de ceux pour qui il
« droit pénal berbère », sans préciser s’il est oral ou écrit, mais c’est un point
y a nécessairement équivalence entre pouvoir et fortune.
de détail484. Or on sait bien la longévité qu’a connue, chez les Berbères du
481- Voir supra la section 3 « La densité du religieux ». Et le chapitre IV, section 2 « Saints :
pouvoir et prodiges ». 483- Michaux-Bellaire, op. cit. : 45.
482- Michaux-Bellaire, 1911 : 520. 484- Le Chantelier, 1902 : 90.
344 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 345
centre et du sud du pays, l’azref, le code pénal coutumier (qanun chez les — le chikh a le devoir d’alerter ses contribules en cas d’événements graves,
Rifains et en Kabylie algérienne). Chez les Ouedras, entre Tanger et Tétouan, à défaut de quoi il est passible de révocation et même de mise à mort si
on a retrouvé485 le texte d’une charte établie en 1863-1864 dans les circons- l’existence de la tribu a été menacée. Si l’alerte est sérieuse, les hommes
tances suivantes : leur chikh486 avait commis un meurtre sur la personne d’un valides se précipitent en armes en des points préalablement établis. Les
de ses administrés un jour de marché, circonstance aggravante, le marché combattants formeraient environ les deux-tiers du nombre, les autres,
étant traditionnellement un lieu inviolable dans l’ensemble du Maghreb. des auxiliaires, armés de pioches, de haches et de torches suivent les
Les notables de la tribu se réunirent, en présence des chorfa Wazzaniyyin, premiers en territoire ennemi et s’attaquent aux biens. Les frontières
et ixèrent les conditions qui devaient désormais régir les rapports entre la de la tribu, ainsi que la route de Tanger à Tétouan qui passe par son
tribu et leur chikh. Les clauses, très détaillées, furent rédigées par écrit et territoire, sont surveillées en permanence par des gardes payés par le
déposées chez le qaḍi. Chaque année, à l’ouverture du grand moussem tribal chikh sur le trésor de la tribu.
qui se tenait après la rentrée des moissons, lecture devait en être publique- — des pénalités sont prévues pour un certain nombre de crimes :
ment faite au chikh, en présence, encore, des chorfa. L’étude de la charte,
pour une insulte : une réprimande ou une bastonnade ;
la seule qu’on connaisse de la sorte en pays Jbala, éclaire les nombreux
aspects que pouvait prendre cette « autonomie » institutionnelle des tribus, pour un vol : les yeux crevés ou la main droite tranchée ;
ce « self-government » : pour un meurtre perpétré « sans en avoir le droit » (c’est-à-dire sans
— les revenus des habous sont destinés à l’achat de poudre et de balles, qu’il ait répondu aux obligations de la loi du talion) : la mort et la conisca-
ainsi que de céréales et de denrées destinées à être revendues en cas de tion des biens au proit du trésor de la tribu ;
besoin aux habitants du village moyennant un léger bénéice. Le tout pour une mort en plein marché : expulsion de la tribu et coniscation
est conservé dans les magasins de la mosquée principale de la tribu en des biens ;
vue de la Guerre Sainte, sous la gestion exclusive des notables, rwasa
pour les coupeurs de route : idem ;
el-qbila, et échappe donc à l’autorité du chikh.
pour l’assassinat d’un homme pendant qu’il prend son repas : idem ;
— en revanche, le trésor de la tribu, khizanat es-ṣghira, est géré par le
chikh et il est consacré à « assurer la défense de la tribu et repous- pour atteinte à l’honneur d’une femme : exécution sur place.
ser les incursions des tribus voisines (car) il est de coutume, en effet, Tout un cérémonial accompagnait la lecture publique de la charte. Elle
dans les tribus et depuis les temps les plus anciens, que le gouverneur avait lieu au troisième jour du moussem. Le chikh fait ensuite mettre en rang
soit chargé de parer à ces éventualités ». Il se compose du produit des les gens en armes et ordonne trois salves, puis on fait entendre les roule-
impôts (frida, taxe frappant les hommes en état de porter les armes) ments de tambour de guerre tandis que les notables et le chikh montent en
et des revenus annuels de la tribu (produits des loyers des terrains de selle et, précédés des étendards, suivis de la foule, vont passer la nuit chez
labour appartenant à la tribu487 et des amendes inligées par le chikh ou celui-ci. Le lendemain, la foule se dispersera tandis que les notables res-
les notables). teront encore trois jours avec le chikh pour régler les dernières questions
d’intérêt général. Les notables des Ouedras ne maintinrent leur autorité sur
485- Biarnay, 1915-1916 : 321 et sq.
leur chikh qu’une vingtaine d’années, puis leurs divisions permirent aux
486- Originaire de la tribu et désigné par la djma‘a à son poste, il était néanmoins la créa- chiyukh suivants de reconquérir l’essentiel de leur autorité.
ture du bacha de Larache, Si Buselham Astot, le dernier représentant du Makhzen a avoir
été respecté, craint et obéi chez les Jbala du Nord-Ouest.
Biarnay intitule de façon signiicative son étude : « Un cas de régres-
487- Au village plus probablement. sion vers la coutume berbère chez une tribu arabisée ». C’est peut-être aller
346 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 347
un peu vite. La présence des Wazzaniyyin (dont une zāwiya est installée supposerons que les Branès sont des Berbères arabisés ; mais pour eux, comme pour
dans la tribu) est là pour tempérer l’interprétation exclusivement berbéri- les autres, la discussion est ouverte. »
sante d’une initiative qui ne leur a pas semblé contrevenir aux principes En fait, à part deux fractions qui sont bilingues (arabe et rifain), les
de la loi divine mais seulement relever de la « coutume » (el-‘ada) qu’on Branès sont, et l’étaient déjà à l’époque, entièrement arabophones. Quoi
a, sous toutes les latitudes du dār al-islām, toujours tolérée dans certaines qu’il en soit, l’auteur précise à leur sujet :
limites. Rappelons que les tribus bédouines de la péninsule Arabique ont
« L’Orf est appliqué concurremment avec le Chra’. Ces lois de la coutume ne
eu aussi leur ‘orf. Par ailleurs, ce cas de « régression » vers la coutume ne
forment aucun recueil, elles se transmettent verbalement de génération en généra-
s’est pas produit non plus à n’importe quel moment, mais au lendemain
tion. L’Orf est un ; il existe cependant de légères variantes de fraction à fraction. » 490
d’une succession dificile au niveau dynastique, au temps de l’installation
de Sidi Mohammed, qui vit la siba s’étendre en certaines provinces avant La question de l’homicide ou des blessures causées par un acte de vio-
la reprise en mains par Mouley Hassan Ier. lence ou accidentellement, mérite un traitement à part. Car, si avec la djma‘a
ce sont les droits de la communauté de base (dans ces différents échelons :
Les Rifains, incontestablement, avaient plus largement recours au droit
village, fraction de tribu, tribu) à traiter de ses affaires internes comme de
coutumier que les Jbala. Mais peut-être que, chez ces derniers, des enquêtes
ses relations avec l’extérieur qui sont en cause, quand on en vient à la vie
plus poussées révèleraient d’autres cas. Ainsi, il m’a été signalé par un ancien
de l’être humain, à son intégralité physique, on quitte le domaine des fran-
des Bni Mestara que les Bni Zeroual (au nord de Fès, c’est-à-dire les Jbala
chises de la communauté de base pour celui des droits imprescriptibles de la
centraux) avaient eu l’usage d’un code des pénalités connu sous le nom de
cellule de base de la communauté : la famille, les proches que réunissent des
rbaṭ. Or, dans le Rif berbérophone on appelle ribaṭ :
« liens du sang ». Si les blessures, intentionnelles ou pas, donnent souvent
« (…) une convention solennelle qui lie tous les membres des tribus voisines pour lieu à dédommagement négocié, sans qu’on ait à passer par la loi du talion
réprimer, au moyen d’amendes très élevées, les meurtres, les viols, les vols importants, (class. ṯa’r), l’homicide, et le meurtre tout particulièrement, sont considé-
les agressions sur les marchés ou sur les chemins qui y conduisent. Les sommes ver- rés par la communauté comme relevant d’un droit inaliénable des proches
sées par les coupables (...), sont partagées entre les tribus contractantes. »488 de la victime, de sa « maison ». Le chra‘, droit canonique, écarte le talion
Il n’y a donc pas de cloison étanche entre Rifains et Jbala. Les emprunts, en cas d’homicide ou de blessure involontaires, et impose la compensation
les cheminements au travers des frontières, doivent, en plus d’un domaine, inancière. Mais il s’abstient si l’acte est intentionnel : le choix est ouvert
transgresser la vérité de chacune de ces deux sociétés. Et davantage encore, entre le talion (l’exercice de la « vengeance ») et la compensation (diya,
dans ces tribus sud-orientales qui, tout en étant comptées parmi les Jbala489 dite « prix du sang »). Ainsi chez les Branès :
peuvent être, de par leur situation de voisinage avec les tribus rifaines, encore « Le qadi n’intervient pas en cas de meurtre ou de vengeance ; ces cas sont régis
partiellement berbères dans leur parler comme dans certains de leurs traits. par l’orf, les contestations relatives au payement de la diya peuvent seules être exa-
Ainsi des Branès. Un oficier-interprète de l’armée coloniale avance à leur minées par le qadi. »491
sujet un avis balancé :
Ce droit est l’expression ultime du droit de la personne, c’est pourquoi
« (...) Nous appuyant sur les hypothèses des historiens qui admettent comme il échappe aux prérogatives de la collectivité (communauté locale ou État) :
Berbères les Branès et sur nos observations personnelles basées sur l’étude de rien n’est plus précieux que la vie, la vie de celui à qui on l’a donnée, la vie
leurs coutumes, où se retrouvent, à peine voilés, les mœurs de leurs ancêtres, nous de celui de qui on la tient, la vie de celui qui l’a reçue des mêmes que soi.
Nul n’est plus comptable de la perte de celui-ci que ceux-là qui partagent ‘Orf ou pas, ce qu’indiquent tous les textes se rapportant à l’organi-
sa substance vitale. Pour la perte d’un bien on a nécessairement recours à sation de la vie dans les campagnes c’est l’importance de la djma‘a492. La
un arbitrage, pour la perte d’un des siens on est habilité à se faire justice djma‘a, assemblée représentative de la communauté à l’échelle du village,
soi-même. Déposséder l’individu de ce droit ultime ne serait-ce pas juste- mais aussi de la fraction et de la tribu, était un élément fondamental de la
ment donner crédit au fantasme moderne qui voit dans l’extension conti- vie politique locale. Elle réunissait à l’échelon le plus bas (le village ; il
nue des prérogatives de l’État (et de l’Entreprise) la pente menant inexo- existe un niveau inférieur, le quartier, mais, là, pas de djma‘a organisée, les
rablement à l’écrasement de l’individu, réduit à un état de simple « rouage hommes discutent de leurs affaires à la mosquée du quartier, djama‘) tous
d’une mécanique sociale » ? Il reviendrait alors à la société de se réserver les hommes en état de porter les armes, en fait tous les chefs de famille : les
seulement le droit de limiter au strict nécessaire l’exercice de cette vio- plus notables d’entre eux étaient assis sous l’arbre consacré, les personnes
lence privée pour que le bien de la communauté soit préservé des excès de rang moyen un peu plus bas, les jeunes au troisième plan ; les séances
du droit de l’individu. étaient donc publiques et chacun pouvait y prendre la parole. À l’échelon
Ailleurs au Maroc, les codes coutumiers, quand ils existent, sont sou- intermédiaire entre le village et la tribu, la fraction, elle réunissait les délé-
vent plus restrictifs et refusent le recours à la diya : une vie pour une vie, gués des assemblées de niveau inférieur, en général deux par village. Idem
c’est la loi. Ainsi s’enclenche le cycle des représailles entre deux familles à l’échelon de la tribu (el-qabīla kaffa). À ce niveau, la réunion était annon-
qui peut dégénérer en longs conlits meurtriers entraînant des partis chaque cée par des crieurs, ou par des feux (menara) s’il y avait urgence. On la
fois plus nombreux dans le règlement cumulé de la « dette de sang ». convoquait pour des raisons exceptionnelles : lire une lettre du sultan, du
qayd ou d’une autre tribu, discuter de l’éventualité de l’attaque d’une tribu
Cet état de vendetta se nomme ṭolb chez les Jbala : binat-hum, ṭolb, il
voisine, de la destitution d’un chikh, d’une révolte à mener contre le qayd,
y a une vendetta entre eux ; waqa‘a ṭolb bin ṭayfa u ṭayfa, il y a vendetta
du partage d’un impôt (que chaque djma‘a de village allait répartir selon le
entre deux partis. Lorsque le cycle de la violence s’étend ainsi, les sages,
niveau de richesse de chacun), de l’arrivée d’une expédition militaire royale
les hommes pieux et écoutés se réunissent et essaient de faire aboutir un
(meḥalla), d’un assassinat, d’un incendie ou d’un viol, etc.493
compromis. Mais les esprits sont parfois dificiles à apaiser. On cite chez
les Bni Gorfet une vendetta entre les villages de Buhani et Lehra, à la Cette assemblée, ces réunions ou ces conseils on les trouve parfois sous
veille du protectorat (où tout le monde était armé), qui it 64 victimes en d’autres noms, par exemple mi‘ad, dont le sens général est « rendez-vous » ;
un an. ici : assemblée ou réunion494. Une autre dénomination a parfois été rele-
vée : ayt arb‘in. Ainsi chez Le Chatelier, Trenga, Lazarev495. Dans l’ordre :
Une autre institution qui vient éclairer les mécanismes d’autorégula-
chez les Akhmas, où on le signale comme « disparu depuis peu » ; chez les
tion de cette société, voici, rarement signalé ailleurs au Maroc, l’expert en
Branès, des Jbala sud-orientaux ; et chez les Hyayna : ceux-ci, au nord-est
agriculture ou en élevage : chikh l-fellaḥa et chikh l-kassaba. La fonction
de Fès, ne sont pas des Jbala mais une tribu guich, donc d’anciens guerriers
est toujours actuelle. Désigné par la djma‘a d’un village et proposé ensuite
bédouins placés là par les sultans saâdiens, cependant leur territoire fut aupa-
au qayd, l’expert fait régulariser sa candidature par le tribunal (maḥkama).
ravant de mouvance jbala, ghmara ou senhaja ; l’auteur précise seulement
Il n’a pas à être un lettré (ṭaleb), c’est un savoir oral : ‘orf del-bled, mais on
fait éventuellement référence au chra‘ en rappelant l’existence de traités 492- Avec une réserve : Mission Scientiique du Maroc (1918 : 49) signale le rôle très
d’agriculture (al-Moqnī, par exemple) dont la tradition s’inspirerait. Il est limité de la jma‘a chez les tribus nayba de la plaine atlantique, parmi les plus soumises
appelé dans les nombreux litiges qui opposent deux voisins sur une limite justement.
493- Michaux-Bellaire, op. cit. : 43-45.
ou sur les déprédations causées par un troupeau, etc. Il établit les responsa- 494- Le Chatelier, 1902 : 100, 110.
bilités, évalue les pertes : il ne ixe pas de pénalité. 495- Respectivement : 1902 : 90, 1915-1916 : 424-425, 1966 : 40.
350 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 351
que le « souvenir en est conservé ». Chez ces deux derniers groupes, Branès qu'on l’a dit des Branès. En tout cas, ils sont bien, pour les intéressés, le fait
et Hyayna, on utilise également le terme bul-arba‘ qui désigne aussi bien d’une époque que caractérisait l’état de siba.
le conseil que son président. D’après la description qui en est faite à propos Hart501 soulève à ce propos une intéressante question d’étymologie : dans
des Branès, ce conseil n’avait d’existence qu’en temps de crise, lorsque des tout le Maroc où cette expression berbéro-arabe est utilisée, on la rend par :
circonstances graves exigeaient une direction unique des affaires militaires. « les quarante » ou « ceux des quarante », « les gens des quarante » (« the
Il pouvait se limiter à une fraction de la tribu ou même à un village quand people of the forty » : Hart). Cependant, dans le Rif oriental, le terme serait
l’affaire ne concernait que l’une ou l’autre ; en aucun cas il ne supplantait un peu différent : ayṯarb‘in, qui se décompose en ayṯ (ou ayt) et ṯarb‘in. Or
les djma‘at. Trenga le déinit ainsi : ce dernier mot ne signiie pas « quarante » en rifain, mais « gens » (people).
« Le conseil des chioukh496 désignés par les jma‘a, qui, sous le contrôle du moqad- Ce qui fait : « les gens des gens » (« people of the people »), « and thus by
dem élu par eux, est chargé de veiller à la sécurité du territoire, à la bonne adminis- analogy, representatives of the people », et correspond mieux à la réalité de
tration et à l’exécution des décisions prises ; par eux [les chioukh] de concert avec ces conseils où, sauf chez les Rguibat, le chiffre de quarante n’est jamais
leur président ». la norme.
Ces ayt arba‘in sont cités en outre chez les tribus du Haut Atlas cen- L’interprétation de Hart a été acceptée par le linguiste Lionel Galand
tral, du Moyen Atlas, du Sous de l’Anti Atlas, du Rif Oriental497, et toujours qui remarque seulement que la prononciation devrait en être alors : ayt-
présentés comme un trait berbère que souligne le premier terme ayt, bien (t)arb‘in ou ay(t)-tarb‘in, au singulier u-tarb‘in. Soulignant la spéciicité
connu en Afrique du Nord et qu’on rend par « ceux de », « les gens de ». rifaine quant à cette institution, il y a encore sa fonction : ici les ayṯarb‘in ou
Pourtant on les a aussi rencontrés chez les Rguibat. Cette tribu saharienne, (aytarb‘in) étaient bien les membres du conseil qui siégeait (soit au niveau
« completely Arab, and completely Bédouin »498 avait un conseil composé de la fraction, soit à celui de la tribu) régulièrement (une fois par semaine,
de quarante membres499, vingt pour chacune des deux moitiés qui divisent la cette réunion étant l’agraw) en présence de l’assemblée générale des chefs
tribu. Il n’en reste que le souvenir et l’on dit aussi que les Rguibat n’étaient de famille de la communauté (jma‘aṯ), et non pas son émanation militaire
pas les seuls à en être pourvus : en cas de guerre502.
« I have been told that all the other tribes of the Western Sahara had the same À propos de guerre, on trouvera un autre indice de la décentralisation
political system »500, poussée de la société des Jbala avec le drapeau. Au combat, chaque khoms
avec le même nom, mais seuls les Rguibat avaient le chiffre exact de 40 ou rbo‘ (fraction de tribu) avait son propre étendard (‘alam), alors qu’en
conseillers. Leur fonction n’a pas été très bien éclaircie : certains Rguibat général, au Maroc, seules les tribus avaient le leur et que, par exemple,
interrogés les présentent comme le bras armé du chikh de la tribu, chargés chez les ‘Arab Khlot, leurs voisins du littoral atlantique, le drapeau était
dans leurs circonscriptions respectives de faire exécuter sentences et arrêts ; un insigne makhzen au contraire d’un élément de souveraineté. Une autre
d’autres lient leur mise en activité à l’existence d’un état de guerre, ainsi émanation (ou attribut) de la djma‘a, le mezrag503. Au sens premier, c’est la
lance, la pique, la hallebarde504 ; mul mezrag ou en raccourci, mezrag, c’est
496- Ici c’est en effet de la responsabilité des « anciens » et non du « gouverneur » de la le « porte-lance » : on entre dans la synthèse sociale. Car ce personnage
tribu de la plaine qui a la charge des tribus montagnardes.
497- Montagne, 1930/1989 : 221. Hart, 1962 : 524, conteste leur présence dans le Moyen est le garant de la parole donnée, des accords passés par la djma‘a et, dans
Atlas, zone de transhumance.
498- Hart, 1962 : 523. 501- Idem : 524.
499- Rappelons, sans plus approfondir, le Groupe des Cinquante dans l’organigramme 502- Hart, 1976 : 284-288.
politique d’Ibn Tūmart. 503- Voir également supra le chapitre II, section II. 2 : « Segmentarité et sédentarité ? ».
500- Idem : 524. 504- Mercier, 1951.
352 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 353
de nombreuses régions du Maroc, d’un type d’accord en particulier, celui craignant la colère de son père, se réfugia dans le ḥorm du sanctuaire de
passé avec un étranger lui assurant protection durant son séjour dans la Mouley ‘Abslem Ben Mchich, chez les Bni ‘Aros. (Il est juste d’ajouter
tribu (la zeṭṭata étant le prix à payer pour ce droit de passage). Mezrag en que son père s’apprêtait tout de même à lui envoyer une expédition quand
est ainsi venu à désigner une institution très importante dans l’organisation il mourut fort à propos.)
politique du Maroc précolonial puisqu’il assure la sécurité aux voyageurs
7. Du balancement « autonomie périphérique/autorité centrale »
dans le cadre d’une nation où la décentralisation était la règle et les com-
munautés jalouses de leurs prérogatives : de tribu en tribu, sous la protec- À l’issue de cet inventaire, partiel et partial, des caractères d’une société
tion d’un mezrag renouvelé de l’une à l’autre (une sorte de visa de transit ? de montagne saisie dans son rapport contradictoire avec le pouvoir central,
De permis de circuler ?), on pouvait ainsi traverser le pays505. Le terme et il n’est certes pas souhaitable, on l’a dit d’emblée, d’asséner des sentences
l’institution différaient d’une province à l’autre. Parfois, au pluriel, il dési- déinitives. Néanmoins, puisque toute négation du subjectif dans le tra-
gnait par extension tous les membres du conseil de fraction (ou de tribu), vail scientiique est mystiication, je ne m’interdirai pas d’ajouter quelques
les notables : mzarig506. Parfois, chez les Jbala précisément, il désignait l’un éléments d’appréciation puisés dans des travaux plus récents et de poser
des deux notables (l’autre étant le chikh, chargé de faire exécuter les déci- quelques questions : ils seront à leur façon une participation au débat. Tout
sions) désignés par la djma‘a pour un an, qui s’assure que les décisions ont d’abord, et pour rééquilibrer les analyses scientiiques des apôtres éclairés
bien été exécutées507 : de la colonisation, cet avis d’Abdellah Laroui :
(le mezrag) « entrega (remet) la lanza en señal de garantia ; es, en deinición, la « II y a peu de différences entre les tribus depuis longtemps makhzéniennes et
personiicación de la tribu, el representante internacional ante (devant) las otras ». les autres. La même structure maintient pour tous un degré d’autonomie voulue par
le Makhzen et qui fait croire à une totale indépendance tribale. » 510
Le Chatelier avait également mentionné, dans sa description des diffé-
rentes tribus composant les Jbala, l’existence chez plusieurs d’entre elles Cette appréciation nuancée est un correctif aux a priori de la Mission
du mezrag508. Scientiique du Maroc (avec Michaux-Bellaire à sa tête) et de différents auteurs
dont Montagne. D’autres appréciations critiques sont à verser au débat :
Parfois encore il peut être un pacte d’alliance entre tribus voisines
concrétisé par l’échange des lances509 ; dans chacune des deux tribus, le « Les révoltes rurales et urbaines ne se présentent pas dans l'œuvre de Michaux-
mul mezrag était « responsable de la parole donnée et répondait de ses Bellaire comme une manifestation concrète de la crise politico-inancière qui secoue
frères » ; la violation du pacte était un casus belli. Il peut être aussi un le système politique marocain [à la in du XIXe et au début du XXe siècle]. »511
véritable droit d’asile pour le fugitif, qui s’étend à l’hôte qui le reçoit, au Sa vision
marché, aux sanctuaires, comme une application concentrée du principe « oppose le développement et la consolidation d'un appareil politique à une société
d’inviolabilité du territoire de la tribu, de la fraction, du village. On se sou- tribale d’ethnie berbère et de nature anti-étatique. » (idem)
vient qu’un des ils, rebelle, du sultan Sidi Mohammed, Mouley El-Yazid,
Ce sont les « petites républiques » des marges, à l’honneur dans la litté-
505- Querleux, 1915-1916 ; Arin, 1915-1916 :166. rature coloniale. Le tableau de la société marocaine est ainsi réduit à sa plus
506- Montagne, 1930/1989 : 236. simple expression, dont les clés ont comme nom : « autonomie tribale »,
507- Real Sociedad, 1914 : 277. « particularisme ethnique », face au « despotisme » d’un pouvoir central
« parasitaire » (idem).
508- Le Chatelier, 1902 : 90, 110.
509- À propos des Zemmour, Querleux, 1915-1916 : 123. Rappelons pour mémoire que
la question de la constitution d’alliances stables et durables dans les conlits inter-tri-
bus dans le Rif, leff-s ou ‘alem-s, a déjà fait l’objet de développements. Voir chapitre 510- Laroui, 1977 : 163.
I « Présentation » et, dans le chapitre II, « Savoir lettré… », section II. 511- Houroro, 1990 : 84-90.
354 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 355
Une autre lecture est possible : 8. Les rapports entre notabilité et pouvoir.
« II est vrai que le système politique marocain, malgré sa tendance hégémonique, Notabilité et pouvoir, les deux notions sont bien, de quelque façon,
ne couvre presque jamais la totalité du champ social qui lui est assigné (...). L’espace associées. Il sera intéressant d’analyser dans quelles proportions peut
makhzénien comporte des centres de conlit par leur isolement géographique, mais varier cette association, aussi bien au plan national que local, au plan de
aussi par l’absence d’intérêts économiques (....). Le rapport centre/périphérie s’inscrit l’appareil d’État comme à celui des communautés locales. D’examiner
donc dans une logique de concessions réciproques. Le makhzen ne pouvant venir à bout aussi les rapports entre pouvoir et force, force dont il faudra, par ailleurs,
d’une certaine dissidence, l’intègre dans une forme de politique « d’administration cerner les correspondances avec la violence. De façon plus générale, il
indirecte », laissant aux tribus « rebelles » le soin de désigner leurs propres « chefs » faudra explorer les rapports entre naissance, fortune et savoir, d’une part,
(idem). [En réalité,] c’est la référence makhzénienne qui commande en dernière ins- et, de l’autre, notabilité et pouvoir. Comprendre si, et dans quelle mesure,
tance les rapports sociaux et politiques tant du centre que de la périphérie. » (idem) chez les trois premières notions, chacune dépend des deux dernières. En
Dans cette approche, on voit que ne sont pas écartés les faits mis en effet, on admet aisément que la notabilité inisse par couronner ce qui s’est
lumière par l’école coloniale mais, mis en perspective dans une vision dia- accumulé – maison commune ou bien cloisonnée – en naissance, fortune
lectique des rapports entre le centre et la périphérie (ou entre le haut et le et savoir. Mais l’inverse ? Il n’est pas interdit de penser la richesse comme
bas, le sommet de l’État et les communautés de base), ils prennent un autre une conséquence de la notabilité, dans la mesure où le capital symbolique
sens. La rapide analyse du vocabulaire politique, dans le contexte des méca- peut s’investir avantageusement dans la sphère économique. Ou le savoir
nismes locaux d’autorégulation des conlits, a pu au moins indiquer qu’il ne comme découlant à la longue de la notabilité, quand celle-ci dispose de la
se laisse pas enfermer dans le cadre du clivage entre « tribus berbères » et conscience de ses avantages et des moyens de s’y consacrer. Ou la nais-
« tribus arabes », ou entre « zones de parlers berbères » et « zones de parlers sance elle-même comme fruit de la notabilité, quand le statut de charīf est
arabes » (et leurs avatars : régions à dominante « sédentaire » et régions à accordé par l’État pour sanctionner une prétention établie sur la longue
dominante « nomade », opposition entre montagne et plaine). Les nations durée et sur l’opinion – il peut même être accordé par l’opinion sans avoir
ne sont pas nées d’hier. Au Maroc, nombre de notions sont devenues le bien obtenu la sanction de l’État...
commun de régions très diverses où les emprunts réciproques sont vieux Entre ces trois sources de la notabilité et du pouvoir des combinaisons
comme l’histoire nationale. se nouent, d’autres s’excluent. Privilégier une forme de la relation efface la
Choix idéologique ou ajustement progressif aux contingences, le gou-
complexité, dans toute société, de la formation des élites.
vernement musulman, que ce soit en Orient ou en Occident, a maintenu La notabilité : d’où tient-on cette notoriété, cette inluence, cette
jusqu’aux interventions impérialistes des XIXe et XXe siècles, une formule prééminence qui vous font respectés et écoutés dans votre milieu ? De la
associant un pouvoir absolu en son essence et une décentralisation poussée vox populi, exclusivement. C’est à l’usage que l’on vous juge, il est difi-
des instances au niveau local ; on sait, pour s’en tenir à cet aspect, les larges cile d’imposer ces propriétés ou de les usurper. La naissance, le savoir, la
franchises accordées dans l’empire ottoman aux minorités religieuses-natio- richesse, la force, rarement pris séparément mais en combinaisons variables,
nales. L’idéal visé était de limiter les interventions du centre aux opéra- font les familles de notables. Et l’accès à la notabilité par telle ou telle com-
tions de sauvegarde de la sécurité commune (défense des frontières et paix binaison de facteurs peut permettre le renforcement des moyens déjà acquis
intérieure) et de recouvrement de l’impôt. Toutefois, la question de savoir ou l’acquisition de nouveaux.
quelle fut l’inluence, sur cette forme de gouvernement, de la pression exer- Le pouvoir : d’où le tient-on ? Du pouvoir central. Cependant nous
cée par les nations chrétiennes de l’Ouest européen, depuis le XVIe siècle verrons que des fonctions de commandement peuvent être détenues et
et de façon toujours croissante, ne sera pas posée ici. exercées aux échelons inférieurs (village, tribu), par élection des populations
356 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 357
organisées localement (jma‘a). Sur quels critères ces choix se fondent-ils ? qui, attaché à la notabilité parce qu’elle est une condition de son eficacité,
D’abord, sur l’audience, la prééminence, l’inluence, bref, la « notoriété » se détourne du pouvoir, du moins du pouvoir oficiel, celui de l’État.
dont jouissent, une famille et son chef : notoriété qui, sans exclure la ques- La naissance : on l’a dit et on le verra encore, naître dans une famille
tion des moyens, est le critère de la capacité à faire respecter (aux niveaux de lignée chériienne est un atout pour acquérir, certes, la notabilité (mais
supérieurs et inférieurs) l’autorité dont on aura été investi. Et sur la idélité cela va sans dire), plus précisément, le savoir (avec lequel la relation n’est
de ces protagonistes aux engagements qu’ils ont pris devant les mandants, pas aussi automatique qu’il y paraît), la fortune et le pouvoir. Quant à ces
que ce soit le pouvoir central ou les communautés locales. Car le pouvoir deux derniers attributs, la famille chériienne peut aussi s’en désintéresser,
ne se construit jamais sur la seule violence ou jamais longtemps. Il y faut, ce qui n’est pas le cas du savoir pour lequel l’inclination reste forte.
pour éviter le désordre et la révolte, une dose d’acceptation de la part des
administrés et une dose d’eficacité de la part de l’autorité. C’est ainsi que Dans le monde rural, il existe ainsi un vivier de notables qui, à défaut
l’usage de la force, s’il est un des moyens de l’accès au pouvoir et de sa de pouvoir s’assurer un débouché vers les élites nationales, exercent au
conservation, n’en est pas une condition sine qua non. niveau local un rôle essentiel. Et, peut-être davantage qu’ailleurs, dans le
Rif occidental. Ces notables, à cheval entre le local et le global, tissent sur
La fortune : à l’échelle du pouvoir régional, parce qu’on doit acheter les un mode complexe des relations très diverses entre la ville et le village, entre
charges, parce qu’il faut pouvoir faire face aux fortes dépenses qu’entraîne la le Makhzen ou les institutions religieuses nationales (Qarawiyyin, confré-
fonction, parce qu’il faut pouvoir consolider et élargir ses appuis, la fortune ries), d’une part, et les tribus, d’autre part.
est en général une autre source du pouvoir. En tout cas de la notabilité. Mais
la relation fortune-pouvoir est-elle toujours assurée ? Elle peut être minimale 9. Chériisme et science, fondements légitimes de la notabilité
au niveau local : on verra l’inluence et même l’autorité du lettré pauvre. À Le rôle joué par le champ religieux dans l’histoire de la région a eu pour
l’inverse, les grandes familles de commandement ne sont pas toujours les conséquences deux faits principaux : la centralité de cette société – essen-
plus fortunées : soit qu’elles se contentent des cadeaux dont les familles tiellement de montagne – pendant un bon nombre de siècles ; l’autonomie
riches les abreuvent en échange d’une protection qui garantisse leurs affaires qui lui est reconnue dans l’organisation du jihād. La société montagnarde
(innocence peut-être due au manque de savoir-faire, d’ailleurs, du fait d’un en sortira bouleversée : une multitude de lignages à prétention chériienne
investissement exclusif dans une autre sphère, celle de la piété) ; soit qu’une accèdent à la notoriété et leurs droits sont reconnus par le nouveau pou-
position trop en vue ne la rende, par le fait même, fragile (exacerbation de voir chériien. Naissance et savoir deviennent les attributs incontournables
la jalousie des familles rivales ou du pouvoir central). D’autres considéra- de l’élite. C’est notamment le cas après la retentissante victoire du saâdien
tions interviennent : alors que dans le cas du Rif occidental on pourra établir Ahmed al-Ḏahabi contre les Portugais, à la Bataille des Trois Rois (1578).
comment les conditions physiques (sols pauvres et réduits) et historiques Cette victoire verra le pouvoir attribuer aux chefs des différents contingents
(marginalisation de la région méditerranéenne après le XVe siècle) n’ont pas (composés essentiellement de Ghumāra, de ‘Arab et de Rifains, mais ce sont
facilité la montée en puissance d’une famille à partir d’une accumulation les premiers qui en bénéicièrent le plus) des récompenses sous forme de
de richesses, on constatera qu’il en va différemment dans les basses terres, « reconnaissance » de titres chériiens. Ceux-ci comprenaient exemption d’im-
Gharb et plaines atlantiques de la péninsule. pôts et attribution, aux plus puissants, de véritables iefs (‘azib-s, domaines
Le savoir (« la science ») : on va voir comment il est, dans le Rif agricoles livrés avec les gens qui y vivaient) avec établissement de ḥorm-s
occidental, dans l’ensemble du Maroc et, plus généralement, dans la (territoire englobant un sanctuaire, dispensé de l’impôt et d’autres servi-
civilisation musulmane, la source légitime de la notabilité et du pouvoir. tudes, protégé contre les incursions des troupes du sultan). C’est sans doute
Légitime, mais pas nécessairement sufisante. Il est, par ailleurs, un savoir alors que se met en place la structuration politique que nous connaissons.
358 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 359
Il se produit un profond renouvellement des élites ou, en tout cas, une redé- des Jbala, les Bni Gorfet, voisins des Bni ‘Aros chez lesquels se trouve le
inition de leur statut : les chefs sont des savants et, pour une large part, des sanctuaire de Mouley ‘Abslem Ben Mchich :
héritiers de la baraka du Prophète. Avec toutes les précautions requises, car « On remarquera, en examinant la liste des dchars des Beni Gorfet, que dans
il ne s’agit pas d’une institution identique à celle qu’on trouve sous d’autres chacun d’eux et même dans chaque quartier, il y a une mosquée de Khotba (...), ce
cieux, alors, oui, on peut se laisser aller à parler de noblesse. qui n’existe dans aucune des tribus que nous avons étudiées. (...) Non seulement il
Ce mouvement ne fait qu’accompagner le mouvement général de la y a dans chaque village plusieurs écoles de Qoran, mais il se trouve dans plusieurs
société dans l’ensemble du Maghreb. C’est Berque qui pose, dans cette par- d’entre eux de véritables collèges, Médersas, ou des professeurs font des cours d’en-
tie du continent africain, à partir de la in du XVe mais déjà en germe sous seignement secondaire et même d’enseignement supérieur analogues aux cours qui
les Mérinides, la montée du chériisme comme élément mobilisateur face sont faits à Fès. (…) On peut se rendre compte que la tribu des Beni Gorfet est un
à la menace chrétienne. Du même coup : véritable centre d’instruction religieuse. »515
« les chorfas disputent non seulement au sultan, mais au juriste et au théologien, Citons, chez les historiens, Mohamed Mezzine :
le primat social. »512 « Parmi les éléments qui étaient les plus en vue dans la société du Maroc aux
On a pu dire du Pays ghmara-jbala : « Pays de churafā’ » 513
: XVI et XVIIe siècles il y avait les fuqahâ’ et les ‘ulamâ’ (…). [Et, à propos du Rif] Ces
e
« Près de la moitié des tribus se compose de Chorfa, en grande majorité Alamïin. ‘ulamâ’ étaient nombreux dans la région. Dans chaque cité, chaque village (…), ces
hommes faisaient la loi, censuraient les hommes politiques (caïds, princes…). Même
« À cette époque [dixième siècle de l’Hégire], la poussée des doctrines
quand ils étaient de modestes lettrés locaux (faqîh) ces personnages dominaient l’or-
chadilites, excitée par l’occupation portugaise, avait provoqué dans tout le Maroc,
ganisation de la cité : politiquement, économiquement et socialement. Ils étendaient
et particulièrement dans la région de Djebala, l’apparition de nombreux Cheikhs el-
souvent leur domination aux campagnes environnantes. L’espace est quadrillé par
tariqa fondant une quantité de Zaouïas, et ces Cheikhs, s’ils ne prétendaient pas tous
les centres culturels. » « Cette montagne est pratiquement quadrillée de saints et de
eux-mêmes au chérifat, étaient considérés comme Chorfa et vénérés à l’égal des des-
‘ulamâ’. »516
cendants du Prophète par leurs idèles. »514
Ayant le pouvoir « de délier et de lier » (ahl al-ḥall wal-‘aqd), selon l’ex-
En conséquence de quoi, le savoir scripturaire, du fait de l’importance
pression consacrée, ils sont bien les responsables de la tribu, leurs notables
du Livre, donc de l’écrit dans l’islam, est notoirement bien enraciné dans ces
naturels. Même s’ils ne sont pas les seuls. Et même s’il peut exister un autre
montagnes. C’est – avec le Sous dont le différencie cependant cette dimen-
versant de leurs talents. Ainsi fait-on aussi appel à leur savoir pour conju-
sion, renforcée chez les Jbala, du chériisme – une région qui, de ce point
rer le mauvais sort. Si, en effet, le fqih jebli est reconnu pour sa science et
de vue, est des plus exceptionnelles au Maroc. Michaux-Bellaire souligna
sa piété, il peut également déployer sa connaissance du monde mystérieux
à diverses reprises le rôle de cette forte concentration des lettrés dans le
et redoutable des esprits qu’il maîtrise par ses talismans. Autant de raisons
niveau général de l’instruction de la population et dans l’organisation d’une
pour en faire, quand il émigre, une igure incontournable des villes et vil-
sorte de gouvernement par les sages à l’échelle tribale, dans les périodes
lages du pays, outre l’activité complémentaire de tailleur qu’il y poursuit
d’affaiblissement du pouvoir central. C’était celle que vivait le Maroc dans
traditionnellement. Voici donc pointé un élément clé de cette société de
la seconde partie du XIXe siècle, avec les ingérences croissantes des puis-
montagne : ses noyaux de savoir écrit.
sances européennes. Voici comment il le précise à partir de l’une des tribus
10. Une autre source du pouvoir : le brigandage D’une part, les Rifains étaient trop occupés par les questions d’honneur
La force d’un agent d’autorité (ou d’une famille) a deux composantes : (Hart mentionne tout de même les actes de « piraterie » des Rifains de la
le nombre et les armes. Elle est, a-t-on rappelé plus haut, un attribut du côte contre les navires européens). D’autre part, poursuit-il, s’il est bien
pouvoir, pas nécessairement de la notabilité, qu’on en use à bon escient ou établi que les Jbala s’adonnaient davantage au brigandage que leurs voi-
qu’on en abuse. Elle peut être également un moyen de conquête du pou- sins Rifains (mais sans doute pas plus que les « Berber speaking groups in
voir à l’échelle régionale ou nationale : par exemple, avec le djihad, Qayd the Atlas », ajoute-t-il), il est également vrai que leurs actions bénéiciaient
Ghaylan. L’exercice de la force est violence. Il y a ainsi une violence légale, d’un écho particulier, habitant une région que traversaient régulièrement les
celle de l’émir et de ses représentants, ipso facto licite (sauf en cas de trahi- Européens pour se rendre à Fès. C’est plus raisonnable que d’aller chercher
son des intérêts vitaux de la communauté musulmane) et une autre qui est du côté de quelque propension sui generis.
hors-la-loi, celle qu’exercent ceux qui ne sont pas investis par le pouvoir Encore que... Il y a matière à débat. Hart ne fait-il pas, en passant, une
central (loi du talion exceptée). La violence n’était donc pas l’apanage des amorce d’analyse sui generis quand il suggère que les groupes où préva-
hors-la-loi. En réalité, dans une société policée, c’est bien l’État qui a le laient les caractères « segmentaires, égalitaires et acéphales », nommé-
monopole de la violence donc, le cas échéant, de la coercition, des extor- ment le Rif et l’Atlas, étaient en quelque sorte mieux protégés des dérives
sions et autres exactions. Cela n’échappait pas aux divers acteurs de la scène criminelles par l’autorité de leurs conseils tribaux519 ? Une autorité locale
marocaine. Qui pouvaient soit se replier sur leur orthodoxie et pratiquer une que renforçait paradoxalement la gravité même des affrontements internes
forme d’isolationnisme (gouvernement par les foqha de la montagne), soit et la non-immixtion d’une autorité extérieure. L’auteur a, depuis, nuancé
tout faire pour pénétrer les rouages de l’État. son approche de la segmentarité520 et il nous reste à toujours mieux mesu-
Une question préalable se pose : le brigandage était-il un fait général rer le poids respectif des autonomies locales, de l’appareil étatique et des
dans la société marocaine à l’époque considérée ? Il semble bien que oui517. conditions économiques et sociales qui prévalaient au plan local et national,
On sait que l’époque se caractérisait par la pénétration économique et poli- matière dont est faite l’histoire du Maroc des deux derniers siècles au moins.
tique des grandes nations européennes qui provoquait une crise inancière Voyons la situation chez les Jbala. Par exemple, les Anjra, entre Tanger
et sociale grave et un affaiblissement de l’autorité makhzénienne. Il en vient et Sebta/Ceuta. Au début du XXe siècle, il y avait là deux grandes familles,
alors une deuxième : dans ce contexte, le brigandage chez les Jbala présen- les Deilan et les Duas, dont les chefs étaient parmi les plus inluents notables
tait-il des spéciicités ? Oui, selon différents auteurs, dont ceux de la Mission de la tribu :
Scientiique française. Hart, lui, propose une approche comparative : « Les Deilan étaient les plus puissants, car le vieux cheik avait de nombreux ils,
« The Arabic speaking Jbalan tribes have traditionally made up an area where neveux et parents. »521
banditry has always lourished – far more so, for example, than among the Berber Le chikh Duas invita les Deilan à un grand festin où il les it assassiner.
speaking tribes in the Rif to the east, where the bloodfeud and the concomitant buildup, Duas devint pendant quelque temps le chef incontesté de la tribu. Il n’était
breakdown and retrenching of factional alliances (...) were the dominant political insti- pourtant « rien de plus qu’un grand voleur de troupeaux » (idem : 181). Il
tutions (...). The Riians were simply too occupied with internal feuding in the imme- fut abattu sur le chemin du marché par un neveu du chikh Deilan, neveu qui
diate precolonial period to be able to devote much time to banditry. » 518 fut tué à son tour mais après avoir abattu au total onze Duas.
« Un autre chef des Anjra [était] Sidi el Larbi ben ‘Ayach, membre d’une impor- nature pour une cause dont il ne dévia pas, qui mit un terme à sa carrière
tante famille chériienne des Anjra (...) ce qui ne l’empêchait pas d’être un brigand, (1925). Le ils d’al-Raysūnī, Khalid, fut ensuite fait pacha de Larache par
deux professions qui vont si souvent ensemble au Maroc ». [Il était d’un grand cou- les Espagnols et dut s’enfuir hors du pays à l’Indépendance.
rage, surnommé « Valiente » par les Espagnols. Il fut tué dans un combat contre les Ouvrons ici une parenthèse. On trouve présents les protagonistes qui,
Espagnols, après avoir été proche d’eux.] « C’était un brigand sans doute, mais un trois siècles plus tôt, avaient déjà fait la chronique de la région523 : jihād,
brigand à qui on n’avait à reprocher aucun acte de cruauté. »522 pouvoir central, condottiere local (chériien) et puissances étrangères. Si ce
L’origine sociale des chefs de bande était donc variée. Elle allait de n’était pas trop solliciter les faits, car il n’y eut jamais d’affrontement global
roturiers aux membres de familles chériiennes. Mais, en toute hypothèse, entre montagnards Rifains et Jbala (sinon dans les représentations des uns et
il est probable qu’il valait mieux appartenir à une famille qui jouissait déjà des autres), on pourrait noter un double parallèle : entre les Jbala Ghaylan et
de considération et de prestige pour réunir les meilleures chances d’attirer Rayssouli, d’un côté, et les Rifains Ahmed Rii et ‘Abdelkrim Khattabi, de
un nombre conséquent de séides. On le vériiera encore avec le personnage l’autre. Ghaylan et Rii sont contemporains (XVIIe siècle), comme le sont
suivant. Rayssouli et Khattabi. Ghaylan et Rayssouli sont honteusement défaits, Rii
Mouley Ahmad al-Raysūnī, ou Rayssouli, descendant des Idrissides du et Khattabi, non (si le second est vaincu, il l’est dans l’honneur et incarne
Jbel ‘Alam, né dans les environs de Tanger, est la plus belle igure qui soit une page glorieuse du pays). Dans le double affrontement avec l’envahis-
de bandit-turned-governor, selon l’expression de Hart. Il est conforme au seur chrétien qui s’est produit à trois siècles d’intervalle, ce sont les diri-
proil-type du seigneur de guerre si commun à nombre de pays où le pouvoir geants rifains qui ont inalement la part belle devant l’Histoire, non tant en
central est affaibli, qui placent leur foi en eux-mêmes plutôt qu’en une cause référence à leur posture face au pouvoir central (qui put luctuer) que dans
quelconque. Fin lettré, il fut néanmoins tenté très jeune par l’existence des un djihad qu’ils poussèrent sans compromission jusqu’au bout524.
coupeurs de route. Après de nombreux vols de bestiaux et quelques meurtres Dans la plaine, le lien entre possession de richesses et positions de pou-
commis avec sa bande, il fut emprisonné quatre ou cinq ans à Essaouira. Libéré voir est, de façon générale, particulièrement évident. Dans le territoire des
par l’entremise de notables inluents de Tétouan, il reprit rapidement ses Khlot (ces ex-Hilaliens), entre Larache et Ksar El-Kebir, entre les deux ou
prouesses, entreprenant cette fois l’enlèvement de résidents étrangers (Walter trois familles « les plus considérables, à la fois très riches et très inluentes »525
Harris, Ian Perdicaris, Qayd McLean, entre 1903 et 1907). Leur libération – et roturières celles-là –, se détachaient les Remiqiyyin. Ils achetèrent la
lui permit de recevoir en échange du sultan ‘Abdelhaid de fortes sommes charge de qayd de la tribu au proit d’un homme sans fortune à leur dévo-
d’argent ainsi que le gouvernement de la petite ville d’Asilah et des tribus tion et se irent les protégés de plusieurs nations européennes :
montagnardes de la région ; plus tard il eut celui de Larache (1910) qu’il dut « Ils se sont ainsi créé une situation toute exceptionnelle à l’abri de laquelle ils
abandonner devant le débarquement des Espagnols. Réfugié en 1913 dans commettent tous les abus, volent, pillent, razzient (...) »526
le ief montagnard de la famille (Tazrut, chez les Bni ‘Aros), il continua son
Il existait une institution de répression sous la forme d’expédition puni-
jeu d’équilibre entre le pouvoir central, les Espagnols et le devoir de jihād.
tive conduite par des agents d’autorité contre les biens d’une famille ou d’un
Ainsi envisagea-t-il un moment de se faire attribuer le poste de représen-
village : la ḍarba, qui désigne ailleurs la razzia, était ici un pillage organisé,
tant du sultan auprès des Espagnols, avec résidence à Tétouan. Mais il était
dans une impasse et ce fut le véritable homme fort de la région, le Rifain 523- Voir supra, section 3 « La densité du religieux ».
Ben ‘Abdelkrim Khattabi, lui aussi lettré et appartenant à un lignage qui 524- Sur le facteur ayant scellé l’alliance du pouvoir central Alaouite et des Rifains au
prétendait au chériisme, engagé en revanche dans un combat d’une autre XVIIe siècle, voir à la in de cette section la politique matrimoniale de Mouley Rachid.
525- Michaux-Bellaire et Salmon, 1905/1974, IV : 128, puis 129.
522- Idem : 226, 227, 228. 526- Op. cit.
364 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 365
en général sans mort d’homme. Mais on qualiiait du même terme le pillage « There was a close relationship between power and wealth in the Jbalan high-
mené par une bande au service, précisément, d’une famille « considérable », lands in the 19th century, because one needed to be wealthy to obtain governmental
c’est-à-dire nombreuse et capable d’assurer l’impunité à ses hommes de ofice but one needed to be powerful to amass wealth. And governmental ofice was
main. C’était le cas de ces Remiqiyyin. Une rivalité devait naître néces- an excellent way to increase one’s wealth in that it entitled one to a share of the taxes
sairement entre Rayssouli et les Remiqiyyin. En 1909, Remiqi rachetait le destined for the sultan. And it legitimated expropriation of lands and the imprison-
gouvernement de Ksar El-Kebir, mais un an plus tard Rayssouli l’évinçait. ment or murder of political foes. Zilllal expropriated a great deal of land during his
Après l’installation des protectorats, Remiqi, allié des Espagnols, devint tenure as qayyid from about 1900 to 1950, and his sons remain the wealthiest kulaks
qayd tandis que Raïssouli se repliait dans sa montagne. in the Bni Msaouar today. »
Citons également un personnage féminin qui connut un temps la célé- « Il y avait une étroite relation entre pouvoir et richesse dans les montagnes des
brité dans la région de Ksar El-Kebir, où elle conduisait ou partageait les Jbala au XIXe siècle, parce qu’il fallait être riche pour obtenir des charges administra-
exploits nocturnes de mauvais garçons : Daouya « Bou-Garn », ainsi nom- tives, mais il fallait être puissant pour amasser des richesses. Et une charge adminis-
mée parce qu’elle portait une mèche tressée sur le côté gauche de sa tête trative était un excellent moyen d’augmenter sa richesse en ce qu’elle ouvrait droit à
rasée, comme les hommes, dont elle portait également le vêtement. Elle était une part des impôts destinés au sultan. Et cela légitimait les expropriations de terres
ille d’un notable, moqaddem de la propriété (‘azib) qu’avaient les chorfas ainsi que l’emprisonnement ou l’assassinat d’ennemis politiques. Zillal expropria une
d’Ouazzane dans la région. grande quantité de terres durant son mandat de qayd de 1900 à 1950, et ses ils sont
encore aujourd’hui les koulaks les plus riches des Bni Msaouar. » 527
La carrière d’un lieutenant de Rayssouli, Zillal, que retrace un des pre-
miers auteurs à s’être consacré à la société des Jbala d’après l’Indépendance, Tous ces exemples, pris indifféremment dans les tribus de plaine et les
Munson, vient cependant nous rappeler combien les schémas gagnent à tribus de montagne, viennent illustrer quelques vérités : en cette époque
être complexiiés. Il a été souligné plus haut la faible stratiication sociale troublée, les grandes familles (qu’elles parviennent ou non à accéder à des
que connaissait, pour des raisons sans doute essentiellement physiques, le fonctions oficielles) tenaient leur pouvoir de leur fortune (terres, élevage,
milieu montagnard. Pourtant, avec cette dernière igure, on met le doigt commerce, etc.) mais, pour une part, aussi du brigandage. Elles pouvaient
sur cet aspect qui échappe en général à l’attention, tant sont rares les don- ou non, pour ce faire, être de lignée noble et savante. Dans ce cadre géné-
nées quantitatives dans la période considérée : le rôle de la richesse à base ral, les Jbala différaient à la fois des Rifains, où les chefs de lignage – en
terrienne (et non plus seulement en têtes de bétail) en zone de montagne, état de rivalité aiguë – étaient tous autant de potentiels « strongmen » ; et
quand bien même les bonnes terres y sont rares. Il resterait, à cet égard, une des tribus de plaine, où quelques chefs de lignage – également en état de
dernière incertitude à lever : la tribu considérée était située à la limite des rivalité aiguë – monopolisaient fortune et pouvoir.
basses terres et de ce fait on ne sait pas où étaient localisées les propriétés Autres temps, autres cieux ? Fou qui le penserait : les nouvelles maias
en question, en plaine ou en montagne. Ainsi donc, al-‘Ayyachi Zillal arri- ne règnent-elles pas aujourd’hui en démocratie528 ?
vait adolescent, et complètement démuni, chez les Bni Msaouar (en mon- D’autant plus que, répétons-le, tous les notables n’étaient pas concernés
tagne mais non loin de Tanger), vers la in du XIXe siècle. Il rallia la bande par cette lutte autour du pouvoir : des personnes, particulièrement nombreuses
de Rayssouli avec laquelle il se livra au vol de bétail et à l’extorsion de dans les tribus montagnardes, étaient réputées pour leur inluence dans les
rançons sur les caravanes ou les riches citadins de la région. Vers 1890, il affaires tribales, inluence qui ne procédait pas de rapines ni d’exactions mais
fut un des plus puissants et des plus riches propriétaires des Bni Msaouar.
Ce qui le mit en position d’acheter la charge de qayd de la tribu quelques 527- Munson, 1980 : 145 ; traduit et souligné par l’auteur, V.-Z.
années plus tard : 528- Voir Ziegler, 1999.
366 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 367
uniquement de science et de piété. Or, on a vu que ce pouvait être la voie à faire de la concentration absolue, le gouvernement marocain a cherché à faire de la
l’exercice réel d’un pouvoir local. Et parfois régional dans le contexte du concentration partielle, et il a préféré créer sur des preuves généalogiques douteuses
jihād. un chérifat oficiel sur lequel il pouvait exercer une certaine inluence, à laisser les
De la même façon, tout brigandage – pas plus que toute ascendance nombreux Chorfa, vrais ou faux, se tailler, tout à fait en dehors de lui, des petits iefs
« noble » – ne menait pas au pouvoir régional. La chronique est pleine de religieux qui auraient absorbé à leur proit ce qui devrait être versé au Bit el-Mal. »530
récits de bandits audacieux mais inalement emprisonnés ou exécutés par Il resterait à évoquer d’un mot une dernière voie menant à l’acquisi-
les autorités sans avoir dépassé une notoriété locale, en général le terri- tion de richesses et de pouvoirs, la politique matrimoniale : épouser la ille
toire d’une ou deux villes et de leurs environs. Elle révèle aussi les nom- d’un personnage puissant est un marchepied quasi universel de l’ascension
breuses tentatives avortées de création de zāwiya-s, dont témoigne parfois sociale. Prenons, sur cent, un exemple signiicatif :
la toponymie, et qui relètent souvent les rivalités entre familles religieuses. « (...) Mouley Er-Rechid [fondateurt de la dynastie alaouite] (...) cherchait au
Choisissons celle-ci : nord de Taza à établir les bases de sa souveraineté (...) ; il s’occupa également de
« Un essai de fondation de Zaouïa Derqaouia a été tenté, vers 1881 (...). Devant trouver des alliés dans le pays même et, par son mariage avec la ille du Cheikh Aaras,
les progrès de l’inluence de cette Zaouïa, qui commençait à attirer à elle non seule- obtint l’appui des tribus rifaines. C’est là le point de départ du concours apporté par
ment les gens de la tribu, mais ceux de la montagne et du Gharb, au détriment de la le Rif à la dynastie des Filala [les Alaouites] et de l’organisation des combattants de
leur, les Chorfâ d’Ouezzan (...) se décidèrent à agir vigoureusement contre le danger guerre sainte, Rifains qui, à la mort de Ghaïlan, furent employés par Mouley Ismaïl
qui les menaçait. En 1897, la Zaouïa Derqaouïa fut attaquée, incendiée et détruite par contre Tanger, Larache et Mehediya. »531
les gens des Maçmouda. [Le chérif derqaoui fut tué]. Depuis cette époque, ses deux ils On comprend mieux par quels ressorts s’élaborent et se consolident des
(...) ont reconnu la suzeraineté de la Zaouïa d’Ouezzan et vivent sous sa protection. » 529 stratégies de pouvoir.
Dans le sens inverse, il arrive que les rivalités soient réglées par l’État
11. Une rélexion collective sur le rôle du lettré de campagne
qui reconigure à son avantage le réseau des confréries et autres centres
dans le Maroc contemporain
religieux :
Dans le concert des notables à l’échelle locale, on a vu que les lettrés
« (...) La poussée des doctrines chadilites, excitée par l’occupation portugaise,
de formation coranique méritent une place à part pour l’inluence qu’ils ont
avait provoqué dans tout le Maroc, et particulièrement dans la région de Djebala,
exercée sur la population. Dale Eickelman est sans doute un des premiers à
l’apparition de nombreux Cheikhs el-tariqa fondant une quantité de Zaouïas (...). Il
avoir compris l’importance du « changing social role of religious intellec-
était résulté de cet état de choses une décentralisation d’autorité qui constituait pour
tuals ». Il a mis en pleine lumière ce double fait qu’anthropologues, sociolo-
le pouvoir du Makhzen un véritable danger, et on peut se demander si, pour canaliser
gues et politologues ont longtemps mal perçu : d’abord, que cette inluence
pour ainsi dire le chérifat et l’empêcher de se répandre dans les tribus sans direction
s’est poursuivie au XXe siècle, et c’est important, ensuite que cela n’a été
et sans contrôle, le Makhzen n’a pas créé aux Chorfa du Djebel Alem une généalogie
possible que par l’évolution qu’ont connue ces lettrés, qui leur a permis de
oficielle de façon à pouvoir l’opposer aux prétentions de tous les Cheikhs, Chorfa ou
continuer à façonner les attitudes vis-à-vis du monde contemporain sans être
non, qui peuplaient le pays de leurs Zaouïas. On peut retrouver un procédé analogue
en porte-à-faux avec ce qu’il apportait de nouveau. Le portrait qu’il brosse
dans la consécration oficielle que les Sultans Filalas ont donné à la Zaouïa d’Ouez-
d’un juge de campagne formé dans les années trente lui est l’occasion de
zan, dans l’espérance, sans doute, de se servir d’elle pour annuler les nombreuses
prendre à contre-pied le courant scientiique alors dominant :
Zaouïas qui pouvaient gêner l’extension de son autorité. Ne pouvant pas encore
530- Michaux-Bellaire, 1911 : 507-508.
529- Mission Scientiique, 1918, IV : 212. 531- Mission Scientiique, 1921 : 195.
368 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 369
« This book seeks to challenge the conventional view in Islamic studies and in les loisirs et l’école, il reviendrait précisément à celle-ci, l’école, non seulement de
studies of the Third World in general that "traditional" intellectuals constitute a social mieux prendre en charge sa mission de scolarisation des jeunes ruraux, mais de se
category of declining signiicance in modern political and cultural life. »532 muer en centre de rayonnement de culture et de développement local.
Qui sont ces fuqahā’ et ‘ulamā’ ? On sait peut-être mieux, à partir L’on voit facilement toutes les implications que ces nouvelles orientations peuvent
des données ici rassemblées, de quels groupes sociaux ils proviennent. avoir sur les rapports taleb/instituteur, paysans/techniciens. Ces rapports sont-ils
Maintenant, la question reste posée : de quels groupes sociaux servent- vécus en terme conlictuels ? En terme d’ignorance réciproque ? Quelles possibilités
ils les intérêts ? Sont-ils les agents du pouvoir ? De la « bourgeoisie » (ou existe-t-il d’intégrer des savoirs paysans dans les programmes de vulgarisation des
autres « élites citadines ») ? Sont-ils, dans les campagnes, des ferments techniciens ? La confrontation déjà ancienne du fqih avec cet agent direct de l’État
de contestation ? Représentent-ils, au contraire, les intérêts sublimés et qu’est l’instituteur – par ailleurs tellement citadin d’allure (sinon toujours d’origine)
indifférenciés de la communauté islamique ? Ces interrogations sont présentes – va-t-elle s’en trouver modiiée ? Le fqih n’est plus le seul à être mis en demeure de
de diverses manières chez les différents chercheurs qui ont animé pendant s’adapter. En réalité, le déi dorénavant concerne autant l’instituteur : comment l’un
plus de dix ans le groupe de recherche auquel j’ai participé avec le plus et l’autre vont-ils vivre cette volonté de changement ? Quel impact aura-t-elle sur les
grand proit533. La problématique du lettré de montagne a tôt émergé au sein attitudes et les comportements de ces deux acteurs (pratiques scolaires et culturelles,
du Groupe Pluridisciplinaire d’Étude sur les Jbala, au point qu’on ne sait relations avec les villageois et les élus locaux...) ?
parfois plus très bien tracer les iliations à propos de telle ou telle idée ou L’enjeu d’une éducation (au sens large) mieux appropriée est d’importance :
formulation. Au cours de débats internes, plusieurs directions de recherche
– ancrage des innovations dans les représentations culturelles et les croyances
ont été tracées, conirmant la richesse du thème. Elles n’ont pas donné lieu
populaires, facilitant des changements signiicatifs d’attitude face aux différents
à publication, néanmoins elles ont sufisamment irrigué nos rélexions, et
aspects de la « modernité » ;
notamment les miennes, pour qu’elles soient livrées ici. Elles permettent
d’inscrire le temps présent dans le débat sur les élites maghrébines d’ori- – fréquentation plus importante et plus régulière de l’école et du centre de santé,
gine rurale. amélioration de l’hygiène ;
Zouggari : éducation et développement : – aide à un dialogue équilibré entre techniciens (agricoles, scolaires et de santé)
et communauté villageoise ain que celle-ci assimile mieux les innovations introduites
« Dans la dernière période où l’État a élaboré de grands projets pour le milieu rural,
dans ses pratiques ;
avec la volonté déclarée de développer les services, les équipements, la communication,
– coordination des formations des formateurs et autres agents du développe-
532- Eickelman, 1985 : XV-XVI.
533- Le Groupe Pluridisciplinaire d’Études sur les Jbala est né en l’année universitaire ment dans le monde rural (agronomie, santé, enseignement, collectivités publiques) ;
1987-88. Sa coordination se faisait à l’Institut d’Agronomique et Vétérinaire Hassan II
– meilleure implication des autorités administratives et des élus locaux, qui doivent
de Rabat. Il a organisé une demi-douzaine de colloques qui ont donné lieu à publications :
- Jbala : histoire et société. Études sur le Maroc du Nord-Ouest, coord. Zouggari et Vignet- être associés à cet effort de sensibilisation à un dialogue rénové. »
Zunz, Éd. du CNRS/Wallada, 1991.
- Les rapports villes-campagnes sur la bordure méridionale du pays jbala, coord. Refass El Harras : le fqih médiateur :
et Zouggari, avec le concours de la Fondation Konrad Adenauer, 1995.
- Transformaciones agrarias en Andalucía oriental y norte de Marruecos, Ministerio de « Dans quelle mesure le fqih est-il un médiateur obligé entre les agents étatiques
Agricultura y Pesca y Alimentación, Madrid, 1997. de développement et la population rurale ? Quel rôle joue-t-il en tant que traducteur
- Contes et récits. Instruments pédagogiques et produits socio-culturels, coord. Messaoudi du message étatique ? Quelle part lui revient-il dans la formulation des revendications
et Zouggari, Université Ibn Tofaïl, Kénitra, 1999.
- Les Jbala : espace et pratiques, coord. Zouggari, Messaoudi, Vignet-Zunz, Université locales et l’apparition d’aspirations nouvelles ? La position intermédiaire des foqha
Ibn Tofaïl, Kénitra, 2001. dans la population jeblie, autant que la régularité et la constance de leurs contacts
370 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Élites rurales et institutions locales du Nord-Ouest – 371
avec les villageois, incitent à s’interroger sur l’impact de leur savoir et de leurs pra- Groupe Jbala, reformulées dans un langage contemporain, sont balancées
tiques sur le développement socioculturel de la société rurale, aussi bien que sur les selon une trilogie intacte : dans quelle mesure le fqih est-il un médiateur
modalités de diversiication culturelle en milieu urbain. obligé entre les agents étatiques de développement et la population rurale ?
Le discours du fqih et le discours développementaliste de l’État ne s’ignorent Quel rôle joue-t-il en tant que traducteur du message étatique ? Quelle part
plus. Le temps semble désormais révolu où le fqih s’enfermait dans son savoir en lui revient-il dans la formulation des revendications locales et l’apparition
faisant de celui-ci un rempart contre tout ce qui venait de l’extérieur. Sous peine de d’aspirations nouvelles ?
se voir marginalisé sous l’effet de l’aspiration générale à certains acquis sociaux de La page n’est pas tournée.
la modernité, les «nouveaux fqih-s» sont devenus plus ouverts aux inluences exté-
rieures, tout en demeurant fortement attachés à la communauté locale. Tenants et
propagateurs d’un savoir qui détermine dans une large mesure autant les conceptions
que les comportements des villageois, les foqha inluent bien, par ce biais, sur les
réactions aux messages étatiques. Ils le font d’autant plus eficacement qu’ils réus-
sissent à adapter leur savoir religieux aux rites ancestraux et aux croyances popu-
laires. Ayant le pouvoir de distinguer le licite de l’illicite aussi bien que de légitimer
ou pas des actions déjà entreprises, ou restant à entreprendre, les foqha affectent la
décision des paysans et, par là, leur disponibilité à participer ou à se retirer (dans
le cas du planning familial, par exemple).
Ils affectent même les pratiques culturelles urbaines et ce, aussi bien par le biais
des migrants ruraux, dont les foqha font parfois partie, que par le recours de certains
citadins au fqih rural pour ses compétences de voyant, thérapeute, etc. Oficialisation
de leur fonction qui les consacre en retour chez les villageois. »
J’
ai tendance à comprendre le Maghreb comme un ensemble : ensemble
de nations qui, dans les derniers siècles, ont émergé en divergeant
– et socle de données partagées, aussi bien naturelles qu’humaines.
Les géographes ne me démentiront pas qui décrivent le double plissement
atlasique comme la charpente qui porte cette sorte de sous-continent vers le
Nord, l’extrayant du puissant contexte saharien pour l’accrocher au domaine
méditerranéen535. Cela concerne les pays de la façade méditerranéenne et
inclut donc, à l’est, la Libye, où vient mourir, entre mer et désert, l’Atlas
méridional avec les modestes reliefs du Jabal Nafūsa et du Jabal Al-Akhḍar.
Non plus que les historiens. Un même fond de populations, Imazighen ou
Arabes, dont les mêmes branches se retrouvent partout, d’est en ouest.
Il n’est pas jusqu’à un commandement unique qui ne les aient jadis réunis.
Une société marquée par quatre milieux, à la fois naturels et humains, qui
la fondent : la ville, la montagne, la steppe-et-le-désert, l’oasis. Milieux
qui ont modelé quatre types d’hommes – bâtisseurs, à des degrés et selon
des équilibres variés, du Maghreb536. Puissant et plus récent uniicateur, le
califat ottoman, jusque dans l’occident extrême où le Maroc, s’il échappa à
son administration directe, incorpora de nombreux éléments de sa culture
et s’inspira de son organisation de l’État.
534- « Montagnes savantes : une récapitulation », Insaniyat, Revue algérienne de sciences
sociales, Oran, n° 53, juillet-septembre 2011, La Montagne : populations et cultures,
Oran, pp. 95-114.
535- Marthelot, 1975 : 53.
536- Voir Mohamed Naciri, géographe qui ne manque pas d’intégrer la longue durée dans
ses analyses : « (…) Mais c’est tout récemment qu’on a pris conscience, d’une manière
aiguë, de l’importance de la dimension montagnarde du Maroc, au même titre que ses
trois autres dimensions : méditerranéenne, saharienne et atlantique (…) qui caractérisent
la structure de l’espace marocain », Naciri, 1997 : 51.
374 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Montagnes savantes : une récapitulation – 375
Un ensemble où la diversité n’est pas absente, avec des particularités blidéen, Kabylies, Jbel Khroumir, Oueslat, et leur ultime prolongement, le
régionales nombreuses à l’intérieur des frontières mais qui ont souvent aussi Nafūsa libyen. La vériication en est aisée.
leurs homologues de part et d’autre de ces frontières. Ce sont ces homologies
1. Le Rif occidental
que j’ai été amené à reconnaître dans trois des pays du Maghreb, successi-
vement l’Algérie, la Libye et le Maroc, le long de ces chaînes qui courent On ne trouvera ici et dans la section suivante « La Kabylie » que de
simples rappels de développements antérieurs, ain d’éviter les redites.
parallèlement à la Méditerranée. Homologies dont le cœur est le croisement
« montagne-scripturalité ». C’est au Maroc, dans le Rif, et plus exactement dans sa partie occiden-
Mais seul, c’était s’avancer à l’aveuglette. Trois chercheurs, une his- tale, que me sont apparus comme signiicatifs plusieurs traits qui dessinaient
torienne de la rive nord, Laurence Fontaine, une historienne de la rive les contours d’une société de montagne singulière. Par la suite, des recoupe-
sud, Nedjma Abdelfettah Lalmi, et un sociologue-anthropologue, Kamel ments avec ce qui était bien connu des autres montagnes méditerranéennes
Chachoua, qui avaient une conception semblable de la « nouvelle mon- du Maghreb permettaient un premier bilan.
tagne », ont apporté leurs arguments et conforté ainsi l’approche esquissée. Ce qui réunit les Jbala est d’abord d’ordre physique : un relief et un cli-
Il y faudra davantage de convergences et surtout de travaux. Faute d’un mat ; accompagnés d’une forte démographie – qui ne leur doit sans doute
renouvellement des idées, faute aussi, sans doute, d’une active concerta- rien puisqu’elle aussi forte dans le Rif oriental, plus sec. Puis le détroit de
tion – bien sûr dans l’interdisciplinarité –, l’hypothèse reste en l’état. On Gibraltar. Avec le détroit, c’est l’histoire qui commence à parler. D’abord
trouvera ici une simple reprise de mon argumentation, jusqu’alors disper- une densité urbaine : de la péninsule Tingitane, on dit que les villes, depuis
sée dans différentes publications et, donc, dans plusieurs des chapitres de l’Antiquité jusqu’au Moyen Ȃge, lui ont fait une véritable ceinture modiiant
ce recueil. la vocation naturelle de la région. Et des techniques insolites, une industrie
Citons rapidement ces rélexions de géographes déjà évoquées : domestique nombreuse et active. Mais l’autre grande particularité des pays
Jbala, c’est la densité des lettrés.
« Il est banal de rappeler l’importance et le poids de la montagne dans les pays
Densité du peuplement, densité de l’environnement urbain, densité des
méditerranéens (...) » 537
lettrés, ce sont les traits qui avaient permis qu’on ait questionné, avec les
Ou encore, du même : pays Jbala, cette vision des sociétés de montagne comme nécessairement
« Le Maghrébin est d’abord un montagnard (...). Ici, l’homme a fait de la mon- marginales et déshéritées…
tagne son lieu d’élection, de la plaine une annexe ». On aura noté, au il des pages, comment plus d’une exceptionnalité des
Et ceci : Jbala trouve son homologue dans le Sous : on y reviendra.
« Les montagnes marocaines en général ont assuré un rôle essentiel dans la Et il en est de même avec la Kabylie.
reproduction de la société et de la culture marocaines. » 538
2. La Kabylie
Aussi admettra-t-on que les mêmes conditions qui distinguent le Rif
Elle a été largement traitée, notamment au chapitre VI : « La commu-
occidental puissent se retrouver dans (presque toutes) ces chaînes littorales
nauté villageoise, l’urbain et le changement. Rif et Kabylie ». Résumons-en
qui le prolongent à l’est, par l’Algérie tellienne, jusqu’à la pointe septen-
les points essentiels.
trionale de la dorsale tunisienne : Trara, Dahra, Ouarsenis, Chenoua, Atlas
Un massif appartenant aux chaînes méditerranéennes qui barrent d’ouest
537- Maurer, 1990 : 37-40. en est, le long du littoral, les trois pays du Maghreb. Des villages de crête
538- Naciri, 1997 : 53. ou à mi-pente, au toit le plus souvent à tuiles rondes ; mais surtout, ce qui,
376 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Montagnes savantes : une récapitulation – 377
au milieu du XIXe siècle, frappait l’observateur (« grands villages qui res- La seule exception pourrait être le Jebel Oueslat. Situé sur la frange
semblent à nos villes ») c’était leur taille et leur aménagement (« urbani- méridionale de la Dorsale tunisienne, il s’apparente, du fait de l’aridité de
sation en marche ») ; et leurs activités artisanales de type quasi industriel. son climat et de la nature calcaire du massif, plutôt à la frange saharienne
Encore ceci, et ce n’est pas le moindre de ces points saillants, quand bien du pays. Dans son œuvre magistrale sur la Tunisie orientale542, Despois y
même il contrevient au stéréoptype : toujours au XIXe siècle, « ‘‘en pleine mentionne d’ailleurs une culture en terrase de type présaharien. Il présente
montagne irrédente’’, existaient des maîtres connus et reconnus (…) par leur la population comme berbérophone jusqu’à son expulsion.
savoir religieux, scripturaire et spécialisé ». Enin, ce « ṭriq eṣ-ṣolṭan » qui Tout proche de la vieille cité de Kairouan, et éloigné de la cité portuaire
traverse les hauts massifs ; et ces tribus où « poussent les ‘ulamas, comme de Sousse de moins d’une centaine de kilomètres, le Jebel est quasiment
pousse l’herbe au printemps ». Et, en dépit de tout cela, un consensus qui déserté aujourd’hui. La cause de ce dépeuplement est historique, ce sont
« évacue l’histoire pré-ottomane, évacue aussi plusieurs siècles d’histoire les expéditions punitives menées par les autorités de Tunis, qui culminèrent
religieuse de la Kabylie, et de liens avec les cités »…539 en 1762. Mais les densités étaient auparavant considérables : les estima-
Le parallèle avec le pays Jbala est d’ailleurs expressément formulé : tions avancent, pour les XVIIe et XVIIIe siècles, le chiffre de 220 hab./km2,
« De la couronne urbaine datant de l’Antiquité à l’étroite communication avec contre 25 pour le Jabal Nafūsa (1915) et 173 pour la Kabylie occidentale
Al Andalus, à l’usage des montagnes kabyles comme refuges par des élites de tout (1957)543. Si l’on ajoute que la montagne était, semble-t-il, encore ibâdite au
ordre durant les périodes de crises ou de guerre, à la présence d’un Qutb (le saint Sidi XIIe siècle, et si l’on rappelle la proximité de vieilles cités, de ports et d’axes
Boumédiène), à l’existence d’une littérature du djihad face notamment aux Espagnols caravaniers essentiels, cela fait plusieurs convergences avec les massifs qui
et à l’émergence alors de nouveaux chérifs, tout correspond [dans le Rif occidental] ont illustré la présente contribution. Seul manque à l’appel le phénomène
à la situation de la Kabylie pré-ottomane. Tout, y compris la relation économique scripturaire sur lequel les matériaux jusqu’ici consultés sont muets.
impliquant un usage de l’écrit. » 540 4. Tripolitaine et Cyrénaïque
3. La Tunisie À la limite orientale de notre échantillon de montagnes méditerranéennes,
Elle semble bien faire tache dans ce tableau de la multiplicité et de un relief nous permet de vériier une dernière fois l’association : montagne
l’importance des savoirs dans les massifs montagneux méditerranéens. de vieille culture paysanne – gros villages – cités proches – axe caravanier
Les chaînes septentrionales de la dorsale atlasique, Jebel Khroumir, Nefza, – scripturalité, et ce, comme dans le Sous, dans un contexte d’aridité. La
Mogod, où l’Antiquité avait vu érigées les capitales de royaumes amazighes, Libye est livrée pour l’essentiel à l’immensité de la steppe subdésertique,
sont vides de toute vie intellectuelle notable. Pourtant elles abritent sur leur aux mers de sable, aux plateaux et massifs désertiques. Un seul répit, hors
littoral non seulement la capitale du pays, Tunis, mais plusieurs autres ports, les quelques oasis de l’intérieur : l’étroit ruban qui suit le littoral et s’évase
dont Bizerte et Tabarka. La raison de cette pauvreté intellectuelle du massif aux deux ailes de façon à englober Jabal Nafūsa et Jabal Al-Akhḍar. La
tellien tunisien serait à mettre sur le compte de la capitale, Tunis : reprenant pluviométrie, sur ces deux reliefs, s’étage entre 50 et 300 mm, avec des
le rôle de la Carthage antique, elle apparaît surdimensionnée à l’échelle du pointes de 5 à 600 mm sur les terres les plus élevées, les seules à bénéicier
pays et aurait littéralement aspiré les élites traditionnelles du monde rural d’hivers bien arrosés.
montagnard environnant541. La similitude des conditions naturelles ne se solde cependant pas par un
destin commun. À l’ouest, les courts alignements montagneux de Tripolitaine
539- Respectivement : Khodja, Lacoste-Dujardin, Chachoua, Abdelfettah Lalmi.
540- Nedjma Abdelfettah Lalmi, 2004 : 522. 542- Despois, 1955.
541- Communication personnelle du Pr Abdelhamid Hénia, historien. 543- Op. cit.
378 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Montagnes savantes : une récapitulation – 379
reproduisent, jusqu’au XIXe siècle, nombre de caractéristiques du Tell algé- de Ghadamès. C’est à Ghadamès, proche du Jabal Nafūsa, que se divisait
rien dans sa partie méridionale544. L’ensemble des Jibal Nafūsa et Ghariān l’axe, une branche allant vers Tunis (jadis vers Carthage), l’autre vers Tripoli
comporte un grand nombre de villages éparpillés le long de l’énorme falaise (jadis vers Sabratha) en traversant le Nafūsa par le déilé de Jado.
qui domine la plaine côtière, la Jeffara, pour la plupart perchés sur des empla- En revanche, à l’est, le plateau de Cyrénaïque (Barqa dans la termino-
cements escarpés, au-dessus des sources et des fonds de vallées propices logie oficielle), s’il est sufisamment arrosé pour porter un couvert végé-
à l’arboriculture (oliviers, iguiers, palmiers dattiers) et à la culture sèche tal permanent (Jabal Al-Akhḍar, « la montagne verte »), a connu la dispa-
de jardins. Aujourd’hui, ils se révèlent bien souvent désertés et à l’état de rition à peu près totale des établissements urbains (hors Derna, sur la côte,
ruines. On reconnaît cependant des maisons à étage aux parois intérieures au noyau andalou) et de l’arboriculture : c’est le domaine de la tente et du
revêtues de plâtre, creusées de niches et décorées, des mosquées aux voûtes mouton, le règne du Bédouin. La situation est donc bien différente de celle
basses, le tout serré, comme à Nālūt, autour de l’énorme grenier collectif, le de la province tripolitaine.
gaṣr. Le Jabal est peuplé de berbérophones ibâdites et d’arabophones sun-
Les facteurs qui ont pu expliquer cette dissymétrie sont-ils dus au fait
nites. Le caractère amazighe est déjà inscrit dans la toponymie : Wazzen,
que la Cyrénaïque, première étape sur la route des Bani Hilal vers les terres
Yafran, Zintan… Cette singularité linguistique se double d’un autre parti-
promises de l’ouest, ait eu à subir le plus fort de l’impact ? Cela a pu jouer.
cularisme du fait de leur afiliation à une communauté spirituelle distincte,
Mais un fait plus marquant différencie les deux provinces : le traic cara-
les ibâdites : il s’agit de l’ultime rejet de ce qui fut le plus ancien schisme
vanier qu’on a évoqué entre les pays du Soudan et la Méditerranée. La
de l’islam, celui des Kharijites. Ils partagent cet héritage avec quelques
Tripolitaine est l’aboutissement de deux routes millénaires, l’une à l’ouest
autres communautés berbérophones, les oasis algériennes de Ouargla et du
passant par Ghat et Ghadamès, l’autre au centre par le Kawar et le Fezzan.
Mzab et l’île tunisienne de Djerba545, auxquelles s’ajoutent, dans un autre
À l’inverse, la Cyrénaïque a été isolée du Sud profond par le redoutable
contexte, Zanzibar et Oman. Aussi leurs mosquées conservent-elles avec
désert Libyque, l’oasis d’Al-Kufra n’ayant commencé à jouer son rôle de
ierté des bibliothèques où s’entretiennent la piété et l’histoire du groupe.
relais qu’à partir, semble-t-il, du XVIIIe siècle. Ainsi, l’absence d’un axe
D’autres communautés cohabitaient autrefois avec eux : si les chrétiens ont
nord-sud a pu accélérer un phénomène entraîné par un ensemble de fac-
disparu depuis longtemps, les juifs avaient leur quartier à Yafran jusqu’à la
teurs, aboutissant à une forme d’asphyxie de la Cyrénaïque et frayant son
Seconde Guerre mondiale ; à Jado, on retrouvait encore son emplacement
chemin à sa « sur-bédouinisation ».
parmi les ruines ; ils partageaient aussi avec leurs compatriotes les habita-
tions troglodytiques et les plantations soignées. 5. Retour sur le Sous
La région subissant une pression démographique régulière, elle a ali- Si, en avançant vers l’est avec le Oueslat tunisien et le Nafūsa libyen,
menté beaucoup des centres côtiers de la Tripolitaine, de Zuwāra à Misurāta, le contexte méditerranéen de nos reliefs a versé dans une aridité croissante
où l’on retrouve l’austère gestion inancière et la ténacité paysanne de ces jusqu’à devenir, de fait, une zone présaharienne, peut-être est-ce l’occasion
montagnards. Ce n’est pas, cette forte démographie, le seul trait qui nous de revenir sur nos pas, dans l’extrême occident du Maghreb, vers cet Anti
rappelle les deux Rif, le Sous, les Kabylies. La région est, en outre, à proxi- Atlas, à son tour marge saharienne, qu’on a souvent évoqué pour ses acquoin-
mité de la grande route méridienne qui, depuis l’Antiquité, relie les pays tances curieuses, au plan de la société et de la culture, avec le Rif occidental.
du Soudan central à la Méditerranée par les cités caravanières de Ghat et
On avait noté cette société dynamique, adossée à une agriculture inten-
sive de vallées sèches et activement engagée dans la transformation des
544- Albergoni et Vignet-Zunz, 1975 : 163-165, chez qui sont repris la demi-douzaine
de paragraphes qui suivent.
matières premières, cultivées ou extraites ; et, dans la conscience populaire,
545- Mzab et Djerba que l’on a évoqués supra, chapitre V. cette image tenace d’un Sous « pays de science ».
380 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Montagnes savantes : une récapitulation – 381
On avait noté la baratte à piston, le moulin à farine à bielle-manivelle, de la Méditerranée. En Andalousie, déjà, si proche. La limite de l’inluence
inexpliquablement présents aux deux extrémités du Maroc, sur sa rive médi- atlantique y passe un peu à l’ouest de Malaga547. La Sierra de Grazalema
terranéenne et sur sa rive saharienne, dispositifs techniques absents du reste connaît ainsi la pluviométrie la plus élevée d’Espagne. En revanche, à l’autre
du pays, sinon de toute l’Afrique du Nord. bout de l’arc bétique (Almería), les versants et les plaines sont de caractère
On avait noté cette voie transaharienne menant, jusqu’au port d’Essaouira steppique, présaharien. En fait, le domaine subaride est décalé vers l’est, par
ou directement jusqu’à Fès, les produits de l’Afrique noire, et évoqué son rapport à son vis-à-vis rifain, grâce à la Sierra Nevada qui culmine (avec le
rôle possible dans la vitalité d’une telle société de montagne. Mulhacen) à 3 482 mètres et qui permet d’alimenter par la fonte des neiges
d’importants cours d’eau et sources qui font la richesse de l’Alpujarra. La
On s’était interrogé sur ce qui avait pu, autrefois, réunir ces espaces546.
vraie sécheresse ne commence qu’à partir de ses versants orientaux.
Et conclu que, pour saisir le paradigme du lettré, l’afinité, la complicité pre-
mière n’était pas tant dans le modèle réunissant capitale, montagne et mer L’Alpujarra, précisément, à l’aplomb de l’Oued Kert rifain, nous retien-
mais plus sommairement montagne et itinéraire, celui-ci, quand les condi- dra pour plusieurs raisons. D’abord parce que dans l’Andalousie contem-
tions étaient réunies (une montagne avec un potentiel physique et humain, poraine, cette sierra a la réputation de cultiver le savoir lettré : ses érudits
un itinéraire avec, aux deux bouts, des produits et un marché), forçant celle- locaux sont une tradition (il faudrait sur ce point davantage interroger nos
là à sortir de son isolement. collègues espagnols). Ensuite parce que c’est le dernier bastion des Moriscos
en Espagne : le système social et économique de type arabo-musulman
On pourra le vériier en traversant la Méditerranée.
a duré ici jusqu’au XVIIe siècle. Enin parce que l’Ajbul Bucharra, ou
6. D’une rive à l’autre, encore al-Bucharrat, est décrite par les auteurs arabes des XIV e et XVe siècles
Aussi bien, quand apparaissent, outre la renommée scripturaire, un comme « fertil, organizada, frecuentada », et par les auteurs chrétiens
axe caravanier transnational, la proximité de vieilles cités, une population comme « source de butin »548. Sa richesse reposait sur l’exploitation inten-
villageoise dense et concentrée, on peut y voir le trait spéciique et riche sive de terres irriguées : horticulture, arboriculture et une céréaliculture
d’implications d’une société bien précise. Si l’on écarte l’oasis, dont on a elle-même souvent en irrigué s’étageant sur des terrasses omniprésentes.
vu qu’elle partage parfois ces atouts avec la montagne mais qui représente La réputation de cette région, c’était d’abord la soie : « la meilleure du
une conjoncture distincte, il reste qu’en Afrique du Nord, la montagne, dans monde », disent les chroniqueurs. Les paysans qui cultivaient le mûrier et
un grand nombre de cas, apparaît comme un milieu privilégié, le lieu d’une tissaient la soie s’en vêtaient aussi, ce qui ne manquait pas de frapper les
dynamique indéniable, parfois accompagnée (mais parfois pas) d’une émi- voyageurs. Le débouché était Grenade, de l’autre côté de la Sierra Nevada
gration intensive. Un espace où la présence humaine, dispersée sur un vaste et il est à noter que malgré les dificultés d’accès, l’Alpujarra a été une voie
milieu lui-même morcelé, reproduit les caractères attribués généralement de passage fréquentée entre la côte et cette capitale.
aux seules grandes cités dans lesquelles ces mêmes attributs se retrouvent La rencontre avec des spécialistes du monde alpin s’est montrée encore
nécessairement condensés. J’ai proposé d’en parler en termes de « montagne plus éclairante549. Ils mentionnent en effet :
savante » (qu’on pourrait rendre en arabe littéraire par : al-jabal al-‘ālim, — que les vallées (de tradition protestante aussi bien que catholique)
et en anglais par : the learned mountain). furent des pépinières d’instituteurs et de colporteurs en écriture550,
Paradoxal, un tel rapport montagnards-lettrés, et plus largement montagne- 547- Mignon, 1982.
prospérité, n’est-il pas susceptible d’être repéré ailleurs ? Par exemple autour 548- Trillo San José, 1992.
549- Laurence Fontaine, Anne-Marie Granet-Abisset et autres nouveaux historiens des
Alpes. Voir Albera et Corti, 2000.
546- Voir supra, chapitre IX, section 6, « Les Swasa ». 550- Granet-Abisset, 1994.
382 – Les Jbala du Rif, des lettrés en montagne Montagnes savantes : une récapitulation – 383
— que les maisons paysannes conservent de véritables « armoires à qui se propose de donner acte aux sociétés paysannes du dynamisme dont
livres » et à papiers de famille551, elles ont pu faire preuve dans les montagnes qui furent leur domaine. On
— que la mortalité est, au XIXe siècle, moindre, enfants compris, dans est loin de la vision classique qui enferme la montagne dans la fatalité du
les Alpes que dans les plaines… sous-développement, qui la peint comme un milieu défavorisé, hostile, un
lieu de refuge pour groupes menacés, un simple réservoir de main-d’œuvre
D’où cette nouvelle vision des Alpes : avec l’élévation en altitude
pour d’autres régions mieux loties... Vision qui la présente, en même temps,
s’accroissent l’instruction, les richesses (par l’émigration sélective) et la
comme l’anti-urbanité, comme un domaine pauvre en vie intellectuelle et en
durée de vie. Une nouvelle équation se met donc en place qui renverse la
savoirs, ceux-ci ne pouvant jamais être qu’oraux, répétitifs, conservatoires…
perspective. Ce sont autant de jalons dans le réexamen actuel des sociétés
de montagne. La montagne a longtemps été un point aveugle de la pensée Qu’une problématique née dans le nord du Maroc en vienne à en croiser
scientiique. Ce n’est qu’au XVIIe siècle qu’elle acquiert son statut d’objet une autre née autour des Alpes cela se conçoit : nous avons bien un ensemble
scientiique et, un siècle plus tard, ce qui domine c’est encore son image méditerranéen, dont les rives, pour les neuf-dixièmes, sont bordées des
négative : « Le pasteur, plus primitif que le laboureur », disent les experts mêmes massifs montagneux – et les Alpes dans leur partie méridionale en
du temps. Il faut attendre les années quatre-vingt du XXe siècle pour que font bien partie – un ensemble où l’Histoire, très tôt, a apposé sa marque.
s’élabore un « modèle alpin » avec ceux qu’on pourrait qualiier de « nou-
veaux historiens de la montagne ».
Dans les Alpes, mais aussi dans les Pyrénées, dans les Apennins, dans
les Highlands écossais (qui ont nourri une ancienne émigration vers les villes
hanséatiques de la Baltique), l’essor économique et l’essor des villes des XIIe
et XIIIe siècles entraînent de nouveaux besoins en matière de vêtement, de
nourriture, de bâtiment qui vont sortir la montagne de sa marginalité : ses
produits, viande, peaux, laine, pierre de chaux, poutres, etc. acquièrent une
valeur inconnue jusque là. La montagne va aussi mettre en valeur l’atout
majeur qui situe sur son territoire certaines des voies d’une circulation inter-
nationale de marchandises en pleine expansion. Des noyaux de population
vont croître près des cols et le long de ces itinéraires, en même temps que
des déplacements réguliers s’effectueront vers les villes des plaines luviales.
C’est sans doute là qu’il faut voir l’origine des fortes densités humaines qui
caractérisent si souvent la montagne et peut-être aussi les forts taux d’alpha-
bétisation qu’on y constate parfois552.
Cet ensemble de facteurs compose un complexe « montagne-mer-cités »,
la proximité de la mer favorisant, à une montagne déjà voisine de cités,
l’accès aux grandes voies de communication internationales. Une approche
551- Feschet, 1998.
552- Fontaine, 1993 et communication personnelle où fut évoqué l’apport de Georges
Duby à ces éclaircissements.
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Table des matières
Remerciements......................................................................................... 7
Translittération ......................................................................................... 9
Introduction ............................................................................................ 13
Chap. I. Présentation ............................................................................. 7
1. Une montagne, deux climats et deux langues .............................. 24
2. Un troisième acteur, les Senhaja .................................................. 27
3. Les deux principales populations du Rif : étymologies ............... 33
4. Le Rif occidental dans l’histoire .................................................. 39
La Société
Chap. II. Savoir lettré et savoirs paysans. Segmentarité et sédentarité.
D’une rive à l’autre .............................................................................. 45
I- Lettré et paysan ? ................................................................................ 45
1. Que désignent-ils ? ...................................................................... 45
2. Le paysan, ses outils et l’état des forces productives dans
l’agriculture méditerranéenne .......................................................... 50
3. Le fqih, expert en Écritures .......................................................... 53
4. Le fqih : quels effets sur la société rurale ? .................................. 55
II- Segmentaires et sédentaires ? ............................................................ 58
1. Le Rif et la vendetta ..................................................................... 61
2. Le Rif et la parenté agnatique ...................................................... 65
3. Les Jbala et la vendetta ................................................................ 78
III- L’autre et (est) soi ?.......................................................................... 84
Chap. III. L’espace domestique. Le nom et la demeure.................... 93
1. La formation spontanée de patronymes ....................................... 94
2. Patronymes oficiels et charaf ..................................................... 95 I- Le vêtement .......................................................................................190
3. L’identité par la résidence ............................................................ 97 1. Les ‘Arab ....................................................................................190
4. L’espace villageois ........................................................................98 2. Les Jbala .....................................................................................193
5. Histoire d’une demeure.................................................................99 3. Les Rifains ..................................................................................201
Chap. IV. Une paysannerie de montagne productrice de fuqahā’ ..103 II- L’habitat ...........................................................................................203
1. Les lettrés de la montagne ..........................................................104 1. Les basses terres .........................................................................203
2. Saints : pouvoir et prodiges ........................................................109 2. La moitié septentrionale de l’arc des Jbala :
3. Les frontières du licite dans la dévotion .....................................112 la péninsule Tingitane .....................................................................205
Conclusion ......................................................................................121 2. 1. Les massifs de la façade atlantique .........................................208
2. 2. La partie centrale de la péninsule Tingitane ...........................215
Chap. V. Dynamisme et mobilité dans les marges :
3. La moitié méridionale de l’arc des Jbala et le Prérif :
montagnes et oasis ...............................................................................125
l’arc Ouazzane-Ouergha .................................................................218
1. La problématique de la montagne méditerranéenne ...................126
4. Le Rif central ou Haut Rif ..........................................................221
2. Le contre-exemple des Jbala : un dynamisme sans mobilité ......129
5. Le Rif oriental. ............................................................................222
3. Le Rif oriental, le Sous, la Kabylie : des reliefs proliiques .......133
4. La problématique « dynamisme-mobilité » à l’échelle III- Les techniques artisanales...............................................................224
du Maghreb .....................................................................................141 1. Le tissage ....................................................................................227
Conclusion ......................................................................................145 2. La poterie ....................................................................................230
3. Le travail des métaux ..................................................................231
Chap. VI. La communauté villageoise, l’urbain et le changement. 4. Le travail du cuir .........................................................................232
Rif et Kabylie .......................................................................................151 5. Le travail du bois ........................................................................233
1. Les Jbala .....................................................................................153
IV- Les techniques agricoles (ou : Autour du grain) .............................234
1.1. La région ..................................................................................153
1.2. L’habitat ...................................................................................154
1. La préparation du sol ..................................................................234
2. Le labour .....................................................................................239
1.3. De la cité ..................................................................................155
3. L’attelage ....................................................................................240
1.4. Les savoirs techniques .............................................................157
4. Les semailles...............................................................................243
1.5. La scripturalité .........................................................................158
2. Les Kabyles vus du Rif. : de la cité et de la scripturalité ............159
5. La moisson ..................................................................................245
6. L’égrenage ..................................................................................247
3. La Kabylie et l’histoire ...............................................................163
7. Le stockage des grains ................................................................249
4. Regards croisés ...........................................................................167
8. Le stockage de la paille ...............................................................251
Conclusion ......................................................................................170
V- Les techniques domestiques
(ou : Autour des luides : eau, farine, huile, lait, feu) ............................255
La Culture Matérielle
1. Le principe de la rotation : roues et bielle ...................................255
Chap. VII. La culture matérielle des populations rurales Le moulin manuel à farine ..............................................................255
du Maroc du Nord. Jbala, Rifains et ‘arab ......................................187 Le moulin à eau (‘Ar. rḥa del-ma, Rif. ṯasaṯ n waman) ..................259
Introduction : Quelle culture ? ..............................................................187 Le broyeur ou moulin à huile (Jb. raḥa de-zit zeyton) ....................260
Le pressoir à huile (Jb. m‘aṣra, Rif. et Gh. azekor) ........................261 7. Du balancement « autonomie périphérique/autorité centrale » . 353
2. Le principe du piston : la baratte................................................ 263 8. Les rapports entre notabilité et pouvoir ..................................... 355
3. La combustion ........................................................................... 265 9. Chériisme et science, fondements légitimes de la notabilité .... 357
Conclusion ..................................................................................... 267 10. Une autre source du pouvoir : le brigandage ........................... 360
Chap. VIII. Le collectif dans le système agricole............................. 275 11. Une rélexion collective sur le rôle du lettré de campagne
1. La rotation biennale ................................................................... 276 dans le Maroc contemporain .......................................................... 367
2. L’assolement collectif ................................................................ 280 Chap. XII. Montagnes savantes : une récapitulation...................... 373
3. Le gardiennage du troupeau....................................................... 284 1. Le Rif occidental........................................................................ 375
4. L’assolement collectif en Méditerranée ..................................... 288 2. La Kabylie ................................................................................. 375
Conclusion ..................................................................................... 291 3. La Tunisie .................................................................................. 376
4. Tripolitaine et Cyrénaïque ......................................................... 377
Passé et perspectives 5. Retour sur le Sous ...................................................................... 379
6. D’une rive à l’autre, encore ....................................................... 380
Chap. IX. Un récit fondateur : les Swasa et le Rif ........................... 295
1. Le cœur du récit ......................................................................... 295 Références bibliographiques ................................................................ 385
2. Le champ d’extension du récit ................................................... 296 Carte du peuplement du Maroc septentrional.........................................41
3. Les sources................................................................................. 297 Cahier photographique (1983-2014).....................................................174
4. Les variantes .............................................................................. 299
5. Les thèmes universaux ............................................................... 300 Tableaux:
6. Questions ................................................................................... 303 Tableau 1. Commentaire de la « Carte des populations du Maroc
septentrional » ........................................................................................ 42
Chap. X. « Devna », « debna », « demna » : étymologie et histoire Tableau 2. Comparaison entre deux terminologies
chez les Grafṭa .................................................................................... 309 de l’habitat ........................................................................................... 155
1. D’un toponyme au mythe .......................................................... 309 Tableau 3. Techniques : comparaisons ouest-méditerranéennes...........272
2. Une topographie virtuelle .......................................................... 318 Tableau 4. Qualités comparées de différentes céréales.........................280
Chap. XI. élites rurales et institutions locales du Nord-ouest
à la veille du protectorat .................................................................... 321
1. Élites, villes et monde rural ....................................................... 321
2. Quelle société rurale ?................................................................ 324
3. La densité du religieux : scripturalité, jihād et système iscal .. 326
4. L’organisation administrative makhzénienne.
Bacha-s et qayd-s........................................................................... 335
5. L’organisation des communautés locales.
Chikh-s et djma‘a-s ........................................................................ 339
6. Quelques instruments institutionnels :
‘orf, ayt arba‘in et mezrag ............................................................. 343