Voltaire

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VOLTAIRE A 25 ANS
d'après la statue d'Emile Lamberi, offerte par l'auteur à la Ville de Paris
et inaugurée à la Mairie duIX« arrondissement le 6 novembre 1887.
^^ COLLECTION DES CLASSIQUES POPULAIRES

VOLTAIRE
EMILE FAGUET
ANCIEN ÉLÈVE DE l'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE
CHARGÉ DE COURS A LA. SORBONNïï

DOCTEUR ES LETTRES.

Ce volume contient deux portraits

PARIS
LECÈNE, OUDIN ET C'% ÉDITEURS
15, RUE DE CLUNY

1895
VOLTAIRE

PREMIERE PARTIE
L'HOMME

CHAPITRE PREMIER

ENFANCE ET JEUNESSE DE VOLTAIRE.

(1694-1718)

François-Marie Arouet naquit à Paris en 1694. Son


père, François Arouet, de bonne famille poitevine, était
notaire au Châtelet. Sa mère, Marguerite Daumart,
appartenait à une famille de petite noblesse, également
du Poitou. Il prit plus tard le nom de Voltaire, d'un
petit bien qui appartenait à sa mère, disent les uns ;
simplement, disent les autres, par anagramme de son
nom. (Arouet l. /., c'est-à-dire Arouet le jeune, donne en
etfet, en prenant le/ pour un 2 et I'm pour un v, Voltaire.

11 fit ses études chez les Jésuites du collège Louis-le-

Grand, où il eut des maîtres restés célèbres par leur


mérite et à cause du bien qu'il en a dit toujours :les
R. P. Tellier, Tournemine, Le Jay et Porée_, son pro-
fesseur de rhétorique, qui lui fut toujours particulière-
ment cher. C'est avec le P. Porée qu'il traça le plan
VOLTAIHK

et qu'il commença l'exécution de sa première tragédie,


Œdipe. — Déjà, du reste, il avait rimé quelquespetites
pièces : une élégie à sa tabatière confisquée :

Adieu, ma pauvre tabatière.


Adieu, je ne te verrai plus ;...

une ode à sainte Geneviève, composée à quinze ans


(1709) :

Vous, tombeau sacré que j'honore, "

Enrichi des dons de nos rois,


Et vous, bergère que j'implore,
Ecoutez ma timide voix ;

Pardonnez à mon impuissance.


Si ma faible reconnaissance
Ne peut égaler vos faveurs,
Dieu même, à contenter facile.
Né tient pas l'offrande trop vile,
Que nous lui faisons de nos cœurs ;

une ode sur le Vœu de Louis XIIF, composée à dix-


huit ans (1712).

Viens la Chicane insinuante,


!

Le Duel armé par l'Affront,


La Révolte pâle et sanglante,^
Ici ne lèvent plus le front.
Tu vis leur cohorte effrénée
De leur haleine empoisonnée
Souffler leur rage sur tes lis ;

Leurs dents, leurs flèches sont brisées,


Et sur leurs têtes écrasées,
Marche ton invincible fils.

On voit déjà dans ses premiers essais, sans compter


le profond sentiment religieux que Yollaire a toujours
SON ENFANCE ET SA JEUNESSE

eu quand il avait intérêt h lo montrer, le g-oiit pour les


abstraclionspersonnifiées, qui était du temps (J.-B. Rous-
seau) et que Voltaire a toujours gardé. C'est un des
charmes de sa poésie.
I^ sortit du collège en 1713, présenta son ode sur
Louis XIII au concours de l'Académie française, se vit
préférer l'abbé du Jarry,quiavaitécrit sur le même sujet
une ode oii il était question de « pôles brûlants, » publia
son poème avec une critique de celui de son heureux
rival en un mot débuta dans la vie littéraire, oii il devait
;

rester, toujours militant, pendant soixante-cinq ans.


A vingt ans il alla visiter en Hollande le marquis de
Châteauneuf qui y était ministre de France, eut un com-
mencement de roman avec Mademoiselle Dunoyer, fran-
çaise réfugiée, à laquelle il adressa des lettres char-
mantes que Ton trouvera dans sa Correspondance, et
revint, un peu contraint par sa famille, à Paris en 1714.
Là il entra comme clerc chez un procureur, maître
Alain, qui demeurait auprès de la place Maubert. C'est
dans ces lieux austères qu'il connut le joyeux et indolent
Thiériot, qui resta son ami toute sa vie. —
Hs'y ennuyait
fort, nonobstant, et trouva le moyen d'en sortir. Séduit
par ses grâces et son esprit, M. de Caumartin, intendant
des finances, l'emmena au château de Saint-Ange, à
de Fontainebleau. Il y causa et il y travailla.
trois lieues
M. de Caumartin était « du beau temps du règne de
Louis XIV. » Il inspira à Voltaire le goût de ce grand roi
et de ce grand règne, déclinants alors, lui raconta force
anecdotes, lui fit comme un tableau complet de la bril-
lante époque, laissa dans l'esprit du jeune homme une
inipression qui ne devait pas s'effacer. Après quelques
mois de séjour, Voltaire revient à Paris, se lance dans
le monde, fréquente chez la marquise deMimeure, chez
Ninon de Lenclos, chez le grand-prieur de Vendôme,
10 V(H.TA1HE

connaît Chauliou, lo léi;er pocle_, qu'il appelle « son


maître. » Cluipellc, dit-il, lui est apparu en songe, et lui

a parlé :

Pour chanter toujours sur la lyre


Ces versaisùs, ces vers coulants,
Delà nature heureux enfants,
0(i art no trouve rien à dire,
l

• « L"ain(uir, nie dil-il, et le vin


Autrefois me liront connaître
Les grâces de cet art divin ;

Puis à Chaulieu répicuricn,


Je servis quelquefois de maître:
11 faut que Chaulieu soit le tien. »

Cependant Louis XIV était mort, et le duc d'Orléans


commençait à régner avec le titre de Régent. En 1717
une pièce satirique, qui était d'un nommé Lebrun, et
qu'on appela les f ai vu, ipiivce qne chaque paragraphe
commençait par les mois f ai vitel qu'elle se terminait
par ce vers « J'ai vu ces maux et je n'ai pas vingt ans, »
:

fut attribué à Voltaire, qui du reste était dans savingt-


Iroisième année. 11 fut mis à la Bastille le 17 mai 1717.
Il s'y recueillit, remania sa tragédie d'OEdipe, qu'il avait

commencée dès le collège, écrivit un chant du poème


qui devait être plus tard la Henriade, composa sur la
Bastille elle-même un poème très gai:

L'un près de moi s'approche en sycophante :

Un maintien doux, une démarclie lente,


Un ton cafard, un compliment llattcur,
Cachent ronge le cœur
le fiel qui lui :

« Mon fils, dit-il, la cour sait vos mérites;

On prise fort les bons mots que vous dites.


Vos petits vers et vos galants écrits;
Et, comme ici tout travail a son prix,
SON ENFANCE ET SA JEUNESSE il

Le roi, mon (ils, pléiade reconnaissance,


Veut de vos soins vous donner récompense,
Et vous accorde, en dépit des rivaux,
Un logement dans un de ses châteaux. »

« A moi, lui dis-je, à moi point ne s'adresse

Ce beau début. C'est me jouer d'un tour ;

Je ne suis point rimeur suivant la cour;


Je ne connais roi, prince, ni princesse ;

lit si tout-bas je forme des souhaits,

C'est que d'iceux ne sois connu jamais :

Je les respecte ils sont dieux sur la terre


; ;

Mais ne les faut de trop près regarder.


Sage mortel doit toujours se garder
De ces gens-là qui portent le tonnerre :

Partant, vilain, retournez vers le roi;


Dites-lui fort que je le remercie
De son logis, c'est trop d'honneur pour moi ;

Il ne me faut tant de cérémonie :

Je suis content de mon bouge, etles dieux


Dans mon taudis m'ont fait un sort tranquille ;

Mes biens sont purs, mon sommeil est facile.


J'ai le repos ; les rois n'ont rien de mieux. »

J'eus beau parler etj'eusbeau m'en défendre,


Tous ces messieurs, d'un air doux et badin,
Obligeamment me prireiTt par la main.
« Allons, mon fils, marchons! » Fallut me rendre^
Fallut partir. Je fus bientôt conduit,
En coche clos vers le royal réduit
Que près Saint-Paul ont vu bâtir nos pères
Par Charles Cinq. gens de bien, mes frères.
Que Dieu vous gard' d'un pareil logement !

J'arrive enfin dans mon appartement.


Certain croquant avec douce manière
Du nouveau gîte exaltait les beautés,
Perfections, aises, commodités.
<(Jamais Phébus, dit-il, dans sa carrière,
Do ses rayons n'y porta la lumière :

Voyez ces murs de dix pieds d'épaisseur,


Vous y serez avec plus de fraîcheur. »
12 VOLTAIRE

Puis, me faisant admirer la clôture,


Triple la porte et triple la serrure,
Grilles, verrous, barreaux de tout côté
« C'est, me dit-il, pour votre sûreté. »

Ainsi gémissait Voltaire dans les chaînes du despo-


tisme. Un matin on vint lui dire que son innocence était
reconnue. Il se fit présenter par Noce au Régent, qui
lui fit réparation en l'invitant à sa table :

remercie Votre Altesse, dit-il, de se charger de ma


« Je
nourriture, et la supplie de ne plus se charger de mon
logement. »

Ne manquant pas du reste de profiter de sa mésa-


venture pour faire sa cour, il célébra le duc d'Orléans
en vers brillants, lui dédia sa tragédie à'OEdipe, qui
allait paraître, lui lut quelques chants de la future
Eenriade, sollicita discrètement une souscription du
Régent pour cet Toutes ces démarches se
ouvrage.
trouvent comme résumées dans la lettre suivante qui
a cela de commun avec^toutes les lettres de Voltaire,
qu'elle est charmante :

Monseigneur faudra-t-il que le pauvre Voltaire ne vous


«
aitd'autres obligations que de l'avoir corrigé par une année
de Bastille? Il se flattait que, après l'avoir mis en purga-
toire,vous vous souviendriez de lui dans le temps que vous
ouvrez le paradis à tout le monde. 11 prend la liberté de
vous demander trois grâces: la première, de souffrir qu'il
ait l'honneur de vous dédier la tragédie qu'il vient de com-
poser; la seconde, de vouloir bien entendre quelque jour
des morceaux d'un poème épique sur celui de vos aieux
auquel vous ressemblez le plus; et la troisième, de considérer
que j'ail'honneur devons écrire une lettre où le mot de sous-
cription ne se trouve point. »
CHAPITRE II

VOLTAIRE AVANT SON SÉJOL'R EN ANGLETEREE.

(1718-1726)

La tragédie d'OEdipeiui représentée sur le Théâtre


français le 18novembre 1718 avec un éclatant succès.
Le prince de Conti écrivit une lettre de félicitations
à l'auteur après la prenaière représentation. Le poète
Lamotte, auteur dramatique lui-mêm.e, chargé de lire
le manuscrit pour en autoriser l'impression, suivant l'u-

sage du temps, donna son approbation en ces termes :

« Le public, à la représentation de cette pièce, s'est


promis un digne successeur de Corneille et de Racine,
et je crois qu'à la lecture, il ne rabattra rien de ses
espérances. »
Dès lors Voltaire était célèbre. On se disputait sa
présence pour jouir de la conversation la plus bril-
lante et la plus spirituelle qui fût jamais. « 11 vivait
de château en château, » comme il dit lui-même.
Au milieu de tout cela, avec une activité prodigieuse
qui suffisait à tout, et une intelligence des affaires qu'il
garda toujours, il se mêlait aux opérations financières
de Pâris-Duverney et de ses frères, et réalisait en quelques
années une fortune qui lui donnait dès sa jeunesse
l'indépendance, et qui devait devenir çnorme.
Les lettres n'étaient point négligées. En 1720 parut
i 4 VOLTAIRE

Artemire^ tragédie qui eut peu de succès et le fameux ;

poème épique sur Henri IV, autour duquel Voltaire


entretenait, par des lectures bien placées, une rumeur
d'admiration préventive, grandissait et se polissait entre
ses mains.
En 172211 tit un nouveau voyage en Hollande, et
passa par Bruxelles, où Jcan-Bapliste Rousseau, exilé,
avait fait sa demeure. Les deux poètes se virent et se
complimenlèrenL avec la sincérité habituelle aux poètes.
Puis ils se lurent réciproquement leurs vers, ce qui est
aussiune de leurs habitudes. Vollaire lut le Pcio' et le
Contre, dédiée àmadame de Rupelmonde. C'était un
poème anti-religieux, la première œuvre de ce genre
que Voltaire ait écrite (1722):

Tu veux donc, belle Uranie,


Qu'érigé par ton ordre en Lucrèce nouveau,
Devant toi, d'une main hardie.
Aux superstitions j'arrache le bandeau;
Que j'expose à les yeux le dangereux tableau
Des mensonges sacrés dont la terre est remplie.
Et qu'enfin ma philosophie
T'apprenne à mépriser les horreurs du tombeau,
Et les terreurs de l'autre vie.

Entends, Dieu que j'implore, entends du haut des cieux,


Une voix plaintive et sincère,
Mon incrédulité ne doit pas te déplaire ;

Mon cœur est ouvert à les yeux;


L'insensé te blasphème, et moi, je le révère ;

Je ne suis pas chrétien mais c'est pour l'aimer mieux.


;

Rousseau, qui était chrétien, ou qui affectait de l'être,

ne cacha point son mécontentement, et lut à Voltaire

une Ode à la Postérité. Voltaire, piqué, la trouva détes-


table; dit devant Rousseau, ou Je manière que ce lui fût
AVANT SON SÉJOUR EN ANGLETERRE 15

répété, que c'était là une lettre qui n'arriverait pas à


son adresse "î et les deux poètes se séparèrent ennemis
mortels.
De retour remania sa tragédie dMr-
à Paris, Voltaire
témire et en une Mariam?ie, qui réusit. Sur ces entre-
fit

faites son poème sur Henri IV parut, sans qu'il eût


voulu le faire paraître. Des copies en avaient été déro-
bées. Il parut même deux fois, à Londres en 1723, à
Evreux en 1724. Cette fois l'auteur du larcin était l'abbé
Desfontaines, qui, s'improvisant collaborateur de Vol-
taire, avait mis beaucoup de ses vers dans le poème
dérobé. une date pro-
Voltaire protesta, promit pour
chaine une édition authentique et foudroya les con-
trefacteurs. Le poème du reste, même sous celte forme
imparfaite, réussit déjà infiniment.
Il arriva alors à Voltaire (1726) une aventure absurde et
cruelle, dont les suites ne furent pas malheureuses
pour lui. A un dîner chez le duc de Sully, il eut le mal-
heur de déplaire au chevalier de Rohan-Chabot :

« Quel est, dit celui-ci, ce jeune homme qui parle si

haut? — Monsieur, répondit Voltaire, c'est un homme


qui ne traîne pas un grand nom, mais qui honore celui
qu'il porte. » A quelques jours delà Voltaire dînait
,

encore chez M. le duc de Sully. On le fait demander dans


la rue. Il sort. Deux hommes, soudoyés par le chevalier,
le chargent, et l'accableut de coups de bâton. Voltaire

demanda protection au duc de Sully eln'en put rien


obtenir. C'est pour cela qu'il effaça le nom de Sully
du poème sur Henri IV et lui substitua Mornay. Il
demanda justice aux pouvoirs judiciaires. du temps et
fut éconduit. Il apprit à manier l'épée, et provoqua le
chevalier, qui ne lui accorda aucune satisfaction. Il
criait de tout son cœur contre l'insolent. Il écrivait au
ministre du département de Paris :
16 VOLTAIRE

«Je remontre très humblement que j'ai été assassiné par


le brave chevalier de Rohan, assisté de six coupe-jarrets
derrière lesquels il était hardiment posté. J'ai toujours
cherché depuis ce temps à réparer, non mon honneur, mais
le sien, ce qui était trop difficile. . . »

Ce Voltaire battu devenait gênant. On ne vit rien de


mieux que de le mettre à la Bastille, ce qui n'était pas
d'une justice très exacte. 11 y resta quinze jours. Puis
on permit d'en sortir à condition de quitter Paris. Il
lui
avait été emprisonné et exilé pour avoir été battu. Les
gentilshommes avaient encore de grands privilèges.
CHAPITRE III

VOLTAIRE EN ANGLETERRE.

(1726-1729)

L'exil fut très salutaire à Voltaire. Jusque-là il était

uu poète brillant, un causeur très spirituel, un mondain


délicieux; mais, malgré sa puissance intellectuelle et
son activité incroyable d'esprit, il était trop dispersé,
trop entraîné dans le tourbillon parisien pour avoir le
loisir dépenser beaucoup. En Angleterre, où il alla tout
d'abord, au milieu d'une nation réfléchie, grave, très
savante, tournée à celte époque, plus que la France,
aux étudesphilosophiques, politiques, historiques, scien- .

tifiques,, il apprit à porter son intelligence sur des


objets plus sérieux qu'il n'avait accoutumé de faire.

Il y apprit la littérature anglaise, et la philosophie de


Locke, qui, désormais, fut son guide et l'on peut dire
même l'objet de sdu idolâtrie.
U. découvrit Shakespeare, que les Anglais, après un
long oubli, venaient eux-mêmes de s'aviser de ressus-
citer.
Il découvrit Swift, «le Rabelais de l'Angleterre, mais
un Rabelais sans goûta Pope, qu'il
fatras. » Il vit et
devait imiter plus tard dans ses Discours sur Ihoinme.
Il continua ses bonnes relations avec Bolingbroke,

qu'il avait connu en France de 1714 à 1723; car à cette


18 VOLTAIRE

époque Bolingbroke était exilé en France, et il était


rentré en Angleterre presque juste à temps pour y
recevoir Yollaire exilé à son tour. Il ne négligeait
point, du reste, le soin de sa gloire et de ses intérêts,
et on le voit, dans la même lettre^ rendre hommage au
génie de Swift et prier Swift de lui gagner quelques
souscripteurs pour son poème:

« Vous serez surpris, Monsieur, de recevoir d"un voyageur


français un ^ssaî en anglais sur les Guerres civiles de France
qui font le sujet de la Henriade. Ayez de l'indulgence pour
un de vos admirateurs qui doit à vos écrits de s'être pas-
sionné pour votre langue au point d'avoir la témérité d'écrire
en anglais.
« Vous verrez, par V Avertissement, que j'ai quelque des-
sein sur vous et que j'ai dû parler de vous pour riiouneur de
votre pays et pour l'avantage du mien ne me défendez pas
:

d'orner ma narration de votre nom. Laissez-moi jouir de la


satisfaction de parler de vous de la même manière que la
postérité en parlera. Me sera-t-il permis en même temps
de vous supplier de faire usage de votre crédit en Irlande
pour procurer quelques souscripteurs à la Henriade, qui est
achevée et qui, faute d'un peu d'aide, n'a pas encore paru?
La souscription n'est que d'une guinée payée d'avance. »

Cette Bewnade, enfin achevée en 1727, c'était ce


poème sur Henri IV, imprimé frauduleusement sous
le titre de la Ligue en 1723 et 1724, et commencé vers

1716. Elle fut publiée en 1728 avec un succès prodi-


gieux. Il s'en vendit, seulement en France, plus de
300,000 exemplaires, et Voltaireen tira 150,000 livres,
qui équivalent à 500,000 francs d'aujourd'hui environ.
La Henriade est certainement le premier des poèmes
épiques au point de vue commercial.
L'admiration fut du reste sans bornes et presque
unanime. Marais résume bien Topinion générale de ses
contemporains en disant u C'est un ouvrage merveil-
:
SÉJOUR EN ANGLETERRE 19

leux, un chef-d'œuvre d'esprit, beau comme Virgile,


et voilà noire langue en possession du poème épique
comme des autres poésies. On ne sait où Arouet, si

jeune, en a pu tant apprendre. C'est comme une inspi-


ration. Ce qui surprend, c'est que touty est sage, réglé,
plein de mœurs on n'y
; voit ni vivacité, ni brillants, et
ce n'est partout qu'élégance, correction, tours ingénieux
et déclamations simples et grandes, qui sentent 1§.

génie d'un homme consommé, et nullement le jeune


homme. »

Ce succès rouvrit à Voltaire les portes de France. Il

fut autorisé officieusement à y rentrer (1729). Il était


resté en Angleterre trois ans.
CHAPITRE IV

RETOUR EN FRANCE.

(1729-1734)

Voltaire rapportait d'Angleterre Briitus et les Lettres


Anglaises. Mais il ne les publia pas tout de suite. Il

commença par se présenter à l'Académie française une


première fois, et y échoua une première fois. Il publia
sur la mort de la comédienne Lecouvreur une pièce de
vers qui lui attira des embarras. On avait refusé la sépul-
ture ecclésiastique à M'^^Lecouvreur, selon les traditions
encore en usage. Voltaire s'écria, comme Malherbe au
sujet de l'attentat sur la personne d'Henri IV ;

Que direz-vous, race future,


Lorsque vous apprendrez la flétrissante injure
Qu'à ces arts désolés font ces hommes cruels ?
Ils privent de la sépulture
Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels.

Elle a charmé le monde, et vous l'en punissez !

Non, ces bords désormais ne seront plus profanes.


Ils contiennent ta cendre et ce triste tombeau
;

Honoré par nos chants, consacré par tes mânes.


Est pour nous un temple nouveau !

Voilà mon Saint-Denis. Oui, c'est là que j'adore


Tes talents, ton esprit, tes grâces, tes appas :
RETOUR EN FRANCE 21

Je les aimai vivants, je les encense encore


Malgré les horreurs du trépas,
Malgré Terreur et les ingrats
Que seuls de ce tombeau l'opprobre déshonore.
Ah 1 ma faible nation
verrai-je toujours
Incertaine en ses vœux, flétrir ce qu'elle admire ;

Nos mœurs avec nos lois toujours se contredire,


Et le Français volage endormi sous l'empire
De la superstition ?

On
trouva ces vers injurieux pour l'autoritéecclésias-
tique, et Voltaire fut forcé de quitter Paris et de se
réfugier à Rouen sous un faux nom.
et fit représenter sonBrutus le
L'orage apaisé, il revint
M décembre 1730 avec un assez grand succès. La comé-
dienne Gaussin y était charmante. C'étaient sesdébuts;
elle n'avait que quinze ou seize ans. Voltaire lui écrivait:

« Prodige, je vous présente une Henriade c'est un ;

ouvrage bien sérieux pour votre âge mais il est bien juste
;

que j'offre mes ouvrages à celle qui les embellit... ^/'tz/ws


est indigne de vous mais comptez que vous allez acquérir
;

bien de la gloire en répandant vos grâces sur mon rôle de


Tullie. Ce sera à vous qu'on aura l'obligation du succès. »

En il^i il donna l'Histoire de Charles XII, pour


laquelle il amassait depuis longtemps des matériaux,
qui était « son ouvrage favori, et pour laquelle il se sen-
tait des entrailles de père. » C'était son premier grand
ouvrage en prose. Il fut très bien accueilli et est resté
entouré de l'admiration générale. Le 7 mars 4732,
il rentrait au théâtre avec Eriphyle, qui ne réussit pas.

Il le reconnaît lui-même à peu près, dans un billet du


8 mars à M. de Cideville :

«... Eriphyle^ que vous avez vue naître, reçut hier la robe
virile, devant une assez belle assemblée qui ne fut pas
22 VOLTAIKE

mécontente, et qui justifia votre goût. Notre cinquième acte


a été critiqué mais on pardonne au dessert quand les
;

autres services ont été passables. »

Très blessé, sans en convenir, de cet échec, il se mit


avec fureur à écrire une Zaùy. Il avait mis au moins

deux ans à composer et à remanier Eriphijle\ il écrivit

Zaïre eu vingt-deux jours. Elle parut le 1-3 août 1732^


sur Théâtre français. L'applaudissement futimmense.
le

Cette fois, on mit Voltaire au-dessus de Corneille, de


Racine et de l'antiquité. Sans être tout à fait de l'avis

du public, Voltaire était très satisfait de sa nouvelle


œuvre. Jl l'appréciait bien du reste :

« J aï enfin osé traiter Vainoin\ mais ce n'est pas l'amour


galant et français. Mon amoureux n'est pas un jeune abbé
à la toilette d'une bégueule c'est le plus passionné, le plus
;

fier, le plus tendre, le plus généreux, le plus justement


jaloux, le plus cruel et le plus malheureux de tous les
hommes. J'ai enfin tâché de peindre ce que j'avais depuis
si longtemps dans la tête, les mœurs turques opposées aux
mœurs chrétiennes, et de joindre dans un même tableau ce
que notre religion peut avoir de plus imposant et même de
plus tendre avec ce que l'amour a de plus touchant et de
plus furieux. »

Et ailleurs:

« Za/?'eestla première pièce de théâtre dans laquelle j'aie

osé m'abandonner à toute la sensibilité de mon cœur c'est ;

la seule tragédie tendre que j'aie faite. Je croyais, dans l'âge


même des passions les plus vives, que l'amour n'était point
fait pour le théâtre tragique. Je ne regardais cette faiblesse
que comme un défaut charmant, qui avilissait l'art des
Sophocle. Les connaisseurs qui se plaisent plus à la douceur
élégante de Racine qu'à la force de Corneille, me paraissaient
ressembler aux curieux qui préfèrent les nudités du Corrège
RETOUH EN l-KANCE 23

au chaste et noble pinceau de Raphaël. Le public qui fré-


quente les spectacles est aujourd'hui plus que jamais dans
le goût du Corrège... »

Il était dans tout l'enivrement de la gloire. II remer-


ciait tout le monde : le public qui, l'apercevant dans
une log^e, lui battait des mains ; ses amis <r dont les
avis ne lui avaient pas été inutiles ;
» les acteurs et en
particulier M"® Gaussin, à qui iladressait la jolie épitre
qui suit :

Jeune Gaussin, reçois mon tendre hommage,


Reçois mes vers, au théâtre applaudis ;

Protège-les Zaire est ton ouvrage,


:

Il est à toi, puisque tu Fembellis.

Ce sont tes yeux, tes yeux si pleins de charmes,


Ta voix touchante et tes sons enchanteurs
Qui du critique ont fait tomber les armes ;

Ta seule vue adoucit les censeurs.


L'Illusion, cette reine des cœurs,
Marche à ta suite, inspire les alarmes,
Le sentiment, les regrets, les douleurs
Et le plaisir de répandre des larmes.
Le dieu des vers qu'on allait dédaigner
Est par ta voix, aujourd'hui sûr de plaire ;

Le dieu d'amour à qui tu fus plus chère.


Est par tes yeux bien plus sûr de régner :

Entre ces dieux désormais tu vas vivre.


Hélas longtemps je les servis tous deux.
1

Ilen est un que je n'ose plus suivre.


Heureux cent fois le mortel amoureux.
Qui tous les jours peut te voir et t'enlendre ;

Que tu reçois avec un souris tendre,


Qui voit son sort écrit dans tes beaux yeux,
Qui pénétré de leur feu qu'il adore,
A tes genoux oubliant l'univers,
Parle d'amour et t'en reparle encore !

Et malheureux qui n'en parle qu'en vers !


24 VOL

L'année suivante (1733) parut le TempJe_dujioût^ petit


ouvrage, de critique en prose mêlée de vers, où sont
décrits et analysés la plupart des écrivains français de la
seconde moitié du xvii^ siècle et de la première partie
du xvin*. Les nombreuses malices que contient ce
petit livre, moitié art poétique et moitié pamphlet iilté-
raire, augmentèrent le nombre déjà grand des ennemis
de Voltaire mais il n'en était plus à les compter.
;

Ç^t cette année aussi que commença sa longue liai-


son avec la marquise du Châtelet, grande dame éprise
de philosophie, de mathématiques, de physique, entêtée
de Newton, très intelligente et un peu folie, d'un natu-
rel entin très analogue à celui de Voltaire, mais qui eut
pourtant sur lui une assez bonne influence, parce quelle
l'habitua à la précision scientifique, et plustard, comme
nous le verrons, l'arracha au tumulte de Paris et lui
donna le goût du travail dans la solitude. Elle fut sa
seconde Angleterre.
Au moment où nous sommes, ce n'était pas encore
cela. M™* du Châtelet était aussi mondaine et aussi
agitée que Voltaire. Elle paraissait partout à la fois,
caquetant, disputant, contant, récitant Newton, dansant
et jouant la comédie. Voltaire enfutravi.il ne jura plus
que par Emilie. Il a tracé d'elle le portrait suivant :

Née avec une éloquence singulière, cette éloquence ne


«
se déployait que quand elle avait des objets dignes d clic.
Ces lettres où il ne s'agissait que de montrer de l'esprit, ces
petites finesses, ces tours délicats que l'on donne à des
pensées ordinaires, n'entraient pas dans l'immensité de ses
talents. Le mot propre, la précision, la justesse et la force
étaient caractère de son éloquence. Elle eût plutôt écrit
le
(remarquez le conditionnel, qui est assez perlidc, tout au
milieu de l'éloge, et qui avertit qu'il ne faut pas le prendre
tout à fait à la lettre), elle eût plutôt écrit comme Pascal et
Nicole que comme Madame de Sévigné. Mais cette fermeté
RETOUR EN FRANCE 2o

sévère, cette trempe vigoureuse de son esprit ne la rendait


pas inaccessible aux beautés de sentiment. Les charmes
de la poésie et de l'éloquence la pénétraient, et jamais oreille
ne fut plus sensible à l'harmonie. »

Mettons en regard, pour corriger ce qu'il y a de trop


complaisant dans ce portrait, le croquis suivant de
M""^ du Detîand, inspiré par des sentiments tout con-
nous aurons, en prenant l'entre-deux, une
traires, et
image exacte de a l'incomparable Emilie.» «Elle —
travaille avec tant de soin à paraître ce qu'elle n'est
pas, qu'on ne sait plus ce qu'elle est en eflet. Elle est
née avec assez d'esprit le désir de paraître en avoir
;

davantage lui a fait préférer Tétude des sciences abs-


aux connaissances communes. Elle croit, parcette
traites
singularité, parvenir àune plus grande réputation et à
une supériorité décidée sur toutes les femmes. » Cette
supériorité, en tous cas. Voltaire la luf attribuait sans
hésitation. 11 fit à son usage celte devise qui ne fut
jamais tout à fait la sienne et qui devrait être celle de
toute femme et de tout homme raisonnable :

Des repos, des riens, de l'étude,


Peu de livres, point d'ennuyeux,
Un ami dans la solitude :

Voilà mon sort ; il est heureux.

Il lui écrivait, avec celte grâce dans l'art de compli-

menter, qui fut toujours si grande chez lui, sans être


parfaite, parce qu'il y mêle toujours quelque exagéra-
tion qui l'alourdit un peu :

Je voulais, de mon cœur éternisant l'hommage,


Emprunter langue des dieux
la
Et vous parler votre langage :

Je voulais dans mes vers peindre la vive image

VOLTAIBli 2
26 VOLTAIRE

De ce feu, de cette âme et de ces dons des cieux


Qu'on sent dans vos discours et qu'on lit dans vos yeux
Le projet était grand mais faible est mon génie
;
:

Aussitôt j'invoquai les dieux de Tharmonie,


Les maîtres qui d'Auguste ont embelli la cour ;

Tous me devaient aider et chanter à leur tour.


Leur cœur les fait parler, leur muse est naturelle ;

Vous les connaissez tous ils sont vos favoris


; ;

Des auteurs à jamais ils sont l'heureux modèle,


Excepté de vos beaux esprits
Et de Bernard de Fontenelle...

(Il faut bien que le coup de patle soit jelé, en passant,


et le coup de grifîe contre le confrère. Poursuivons :)

J'eus l'art de les loucher ; car je parlais de vous ;

A votre nom divin, je les vis tous paraître.


Virgile, le premier, mon idole et mon maître,
Virgile s'avança d'un air égal et doux ;

On voyait près de lui, mais non pas sur sa trace,


Cet adroit courtisan et délicat Horace...

Et c'est Ovide, et puis TibuUe. Tous se présentent,


chacun avec son trait caractéristique...

Vous parûtes alors, adorable Emilie :

Je vis soudain sur vous tous les yeux se tourner ;

Votre aspect enlaidit les belles,


El de leurs amants enchantés
Vous files autant d'infidèles.
Je pensais qu'à l'instant i!.s allaient m'inspirer ;
Mais, jaloux de vous plaire et de vous célébrer.
Ils ont bien rabaissé ma téméraire audace.
Je vois qu'il n'appartient qu'aux maîtres du Parnasse
De vous offrir des vers et de chanter pour vous ;

C'est un honneur dont je serais jaloux


Si jamais j'étais à leur place.

Adélaïde du Guesclin parut au théâtre l'année sui-


vante (1734). Elle fut sifilée depuis cinq heures jus-
RETOUR EN FRANCE 27

qu'à huit sans un relâche. Ce fut^ comme dit Vol-


taire lui-môme, une « agonie » et un « enterrement. j>

Ce qu'il y a de curieux, c'est que la pièce, remaniée,,

mais très semblable à ce qu'elle était en sa nouveauté,


réussit, trente ans plus tard,excellemment. Générale-
ment c'est le contraire ; et non seulement il ne fau-
nos auteurs de remettre au théâtre
drait pas conseiller à
après trente ans leurs pièces sifflées, mais même il
faut les dissuader d'y remettre après dix ans leurs
pièces applaudies.
C'est alors que Voltaire se décida à lancer sèsJLetiiies^
philosophiques sur P Angleterre, ou, comme on
les a
appelées par abréviation et par analogie avec les
Lettres Persanes^ les Lettres anglaises, écrit es huji ans
auparavant, et qu'il avait fait paraître Tannée précé-
dente (1733), en anglais, à Londres. Elles étaient très
audacieuses, contenaient force, opinions hétérodoxes
et firent scandale. Le Parlement les condamna à être
brûlées par -lamain du bourreau, le 40 avril n34,_
Voltaire, entraîné par une sorte d'accès d'audace,
redoubla en pu bliant c oup sur coup les XrQi&4)ramiers_
Discours sur l'h omm e, moins hardis mais aussi compna-
metlants que les Lettres, et ce Pour et Contre (\m
avait scandalisé J.-B. Rousseau et à qui il donnait le
titre nouveau de Lettre à Uranie.

L'orage fut terrible. Voltaire, avec ces alternatives


de hardiesse et de faiblesse qu'il eut toujours, crut
même devoir et crut pouvoir renier Touvrage, et l'at-

tribuer à Chaulieu, qui était mort. Pour comble, quel-


ques chants, plus ou moins falsifiés, de la Pucelle, très
méprisable ouvrage à tous les points de vue, que
Voltaire écrivait, avec beaucoup trop de complai-
sance, pour l'amusement de ses amis et pour le sien,
furent colportés dans Paris ; et encore Voltaire lan-
28 yoltaihE

çait sa petite salira du Mon^fain, assez innocente, mais


où rhostilité sut trouver des crimes :

Regrettera qui veut le bon vieux temps


Et l"âge d'or et le règne d'Âslrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers parents ;

Moi, je rends grâce à la nature sage,


Qui, pour mon bien, m'a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos tristes frondeurs :

Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs ;

J aime le luxe et même la mollesse ;

Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,


La propreté, le goût, les ornements :

Tout honnête homme a de tels sentiments.

Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.


Ah le bon temps que ce siècle de l'er
! 1

Le superflu, chose très nécessaire,


A réuni Fun et l'autre hémisphère.

Or maintenant, Monsieur du Télémaque,


Vantez-nous bien votre petite Ithaque,
Votre Salente et vos murs malheureux.
Où vos Cretois, tristement vertueux,
Pauvres d etTets, et riches d'abstinence.
Manquent de tout pour avoir l'abondance.
J'admire fort votre style flatteur
Et votre prose, encor qu'un peu traînante ;

Mais, mon ami, je consens de grand camr


D'être battu dans vos murs de Salente,
Si je vais là pour chercher mon bonheur.
Et vous, jardin de ce premier bon homme.
Jardin tameux par le diable et la pomme,
C est bien en vain que par l'orgueil séduits,
Huet, Calmet, dans leur savante audace.
Du Paradis ont recherché la place :

Le Paradis terrestre est oîi je suis.


lUiTOUR RN FMAN-CK

Inquiété, et surtout inquiet, Voltai re s 'oxija cette


fois lui-môme et se réfugia en Ilollando en répétant
le mot célèbre : " Voilà bien du bruit pour une ome-
lette. 9
CHAPITRE V

VOLTAIRE A CIREY.

(1734-1749)

Voltaire resta peu de temps à l'étranger ; mais il ne


revint pas à Paris tout de suite^ Ii_^^_ retira avec Ma-
dame du Châteletau château de Girey, en Lorraine^ et,
pour un moment, dégoûté des vers et de la littérature,
poussé du reste vers les sciences exactes par Madame du
Châtelet « qui n'aimait que les mathématiques, » il donna
successivement les Eléments de la Philosophie de Newton^
Y Essai sur la nature du feu et sur sa propagation, les
Doutes sur la mesure des forces ?notrices et sur leur nature.

11 n'abandonnait point pour cela les lettres, et n'avait


aucune raison de leur être infidèle ; car en i1^^ Alzire
avait pleinement réussi. C'était l'ouvrage d'un bon
poëte, disaientses amis, et « d'un bonchrétien, » disait-

il. 11 y avait là-dedans « des sauvages » qui avaient


plu infiniment aux civilisés; il y avait surtout un vif

sentiment de la tolérance qui avait visé le public du


temps au point sensible. Enfin le succès avait été grand.
Lorsque Voltaire revint au théâtre avec Zulime^ en
ilMU il ïiG retrouva point la même faveur. Madame du
Châtelet l'avait admirée; le comte d'Argenlal, ami
dévoué de Voltaire, avait eu quelques doutes sur elle.
Le public fut de l'avis de d'Argental et exprima cette
VOLTAinE A CIREY .'U

opinion plus vivement. La pièce fut jugée très froide.


Mais Voltaire put se consoler par l'immense succès de
son Essai sur les ?nœurs^^(\ul parut la même année.
C'était le premier ouvrage sur la philosophie de
l'histoire qui eût paru depuis Bossuet, et il était pré-
cisément la conlre-partie de celui de Bossuet. Pour ces
motifs, et surtout pour le second, il fut extrêmement
applaudi. Voltaire passait décidément par ce livre de la
classe des hommes de lettres dans celle des philoso-
phes et des « » pour employer un mot qui
penseurs,
commençait à exercer beaucoup de prestige et qui n'a
pas cessé d'imposer.
Cette année de 174Û est, du reste, un moment essen-
tiel de la vie de Voltaire. Il se voyait salué comme
savant, comme philosophe, comme historien; les répu-
tations du commencement du siècle commençaient à
pâlir; celles qui plus tard devaient balancer la sienne
n'étaient pas nées encore ; et enfin son ami le prince
royal de Prusse montait sur le trône sous le nom de
Frédéric Il.Vollaireétaitaveclui depuis plusieurs années
en commerce constant et très affectueux. Jl lui écrivait
en verset en prose des choses aimables et quelquefois
des choses sérieuses.
C'était, par exemple, une relation de ce qui se passait
à Cirey, relation que le prince royal avait eu la bonne
grâce de demander (1738) :

Vous ordonnez que je vous dise


Tout ce qu'à Cirey nous faisons :

Ne le voyez-vous pas, sans qu'on vous en instruise ?


Vous êtes notre maître, et nous vous imitons :

Nous retenons de vous les plus belles leçons


De la sagesse d'Epicure ;

Comme vous, nous sacrifions


A tous les arts, à la nature ;

Mais de fort loin nous vous suivons.


32 VOLTAIHE

Ainsi, tandis qu'à l'aventure


Le dieu du jour lance un rayon
Au Coud de quelque chambre obscure,
De ses traits la lumière pure
Y peint du plus vaste horizon
La perspective en miniature.
Une telle comparaison
Se sent un peu de la lecture
Et de Kircher et de Newton ;

Par ce ton si philosophique


Qu'ose prendre ma faible voix
Peut-être je gâte à la fois
La poésie et la physique.
Mais cette nouveauté me pique,
Et du vieux code poétique
Je commence à braver les lois.
Qu'un autre dans ses vers lyriques
Depuis six mille ans répétés
Brode encor des fables antiques ;

Je veux de neuves vérités.


Divinités des bergeries,
Naïades des rives fleuries,
Satyres qui dansez toujours,
Vieux enfants que Ton nomme amours,
Qui faites naître en nos prairies
De mauvais vers et de beaux jours ;

Allez remplir les hémistiches,


De ces vers pillés et postiches
Des rimailleurs suivant les cours...
Jardins plantés en symétrie,
Arbres nains tirés au cordeau.
Celui qui vous mit au niveau,
En vain s'applaudit, se récrie,
En voyant ce petit morceau ;

Jardins, il faut que je vous fuie ;

Trop d'art me révolte et m'ennuie.


J'aime mieux ces vastes forêts :

La nature libre et hardie.


Irrégulière dans ses traits.
S'accorde avec ma fantaisie.
VOLTAIRE A CIREY 33

Celait, une autre fois, de gracieuses tlalleries avec


l'homme du monde
lesquelles Voltaire faisait sa cour à
qui moins être courtisé comme les rois le sont
aiiïia le

d'ordinaire, qui aima le plus à être adulé spirituelle-


ment :

« J'ignore aetuellemenl votre situation mais je ne vous


;

ai jamais tant aimé et admiré. Si vous êtes roi, vous allez


rendre beaucoup d hommes heureux si vous restez prince
;

royal, vous allez les instruire. Si je me comptais pour quel-


que chose, je désirerais dans mon intérêt que vous restassiez
dans votre heureux loisir, et que vous pussiez encore vous
amuser à écrire de ces choses charmantes qui ni'enchaulent
et qui méclairent. Etant roi, vous n'allez être occupé qu'à
mériter l'immortalité. Je n'entendrai parler que de vos
travaux et de votre gloire mais probablement je ne
;

recevrai plus de ces vers agréables, ni de cette prose forte


et sublime qui vous donnerait bien une autre sorte d'im-
mortalité si vous vouliez. N'importe je vous souhaite un
;

trône parce que j'ai l'honnêteté de préférer la félicité de


quelques millions d'hommes à la satisfaction de mon
individu. »

Et c'étaient encore de salutaires et virils conseils sui


« royauté » ou du moins sur ceux des
les devoirs de la
devoirs de la royauté que Voltaire mettait le plus haut
dans sa considération (1736) :

Prince, il est peu de rois que les Muses instruisent ;

Peu savent éclairer les peuples qu'ils conduisent.


Le sang des Antonins sur la terre est tari.

Savoir fouler aux pieds la coupe de l'erreur


Dont veut vous enivrer un ennemi flatteur,
Des prélats courtisans confondre l'artifice.
Aux organes des lois enseigner la justice ;

Du séjour doctoral chassant l'absurdité.


Dans son sein ténébreux placer la vérité,
VOLTAIRE

Eclairer le savant et soutenir le sage,


Voilà ce cjue j'admire, et c'est là votre ouvrage.

Et c'était enfin, par un raffinement de bonne grâce,


un billet eu vers écrit par Voltaire et supposé écrit par
Madame du Ghâtelet, comme
ce n'était pas trop, pour
si

louer dignement que le génie d'un grand


« le héros, »

poète s'exprimant par la bouche d'une belle dame.


Madame du Ghâtelet est donc censée écrire au prince
royal (1738) :

Un peu philosophe et bergère,


Dans le sein d'un riant séjour,
Loin des riens brillants de la cour.
Des intrigues du ministère,
Des inconstances de l'amour,
Des absurdités du vulgaire.
Toujours sot et toujours trompé.
Et de la troupe mercenaire
Par qui ce vulgaire est dupé.
Je vis heureuse et solitaire.
Non pas que mon esprit sévère
Haïsse par son caractère
Tous les humains également :

Il faut les fuir: c'est chose claire,

Mais non pas tous assurément ;

Vivre seule dans sa tanière


Est un assez méchant parti ;

Et ce n'est qu'avec un ami


Que la solitude doit plaire.
Pour ami j'ai choisi Voltaire ;

Peut-être en feriez-vous ainsi.


Mes jours s'écoulent sans tristesse ;

Et dans mon loisir studieux.


Je ne demande rien aux dieux
Que quelque dose de sagesse,
Quand le plus aimable d'entre eux (1)

[\) A savoir Frédéric lui-même.


VOLTAIRE A CIREY 3.'>

A qui nous érigeons un temple


A, par ses versdouv el nombreux,
De la sagesse que je veux
Donné les leçons et l'exempli-.
Frédéric est le nom sacré
De ce dieu charmant qui m'éclaire.
Que ne puis-je aller à mon gré
Dans rOlympe où l'on le révère !

Mais le chemin m'en est bouché :

Frédéric est un dieu caché,


Et c'est ce qui nous désespère.
Pour moi, nymphe de ces coteaux,
Et des prés si verts et si beaux.
Enrichis de l'eau qui les baise.
Soumise au fleuve de la Biaise,
Je reste parmi mes roseaux.
Mais vous, du séjour du tonnerre
Ne pourriez-vous descendre un peu?
C'est bien la peine d'être dieu
Quand on ne vient pas sur la terre !

Oh ! le joli billet d'invitation !

'A ces agaceries flatteuses et spirituelles Frédéric


n'était pas resté insensible et, lui aussi, en vers et en
prose également,, en prose nette et limpide, en vers durs
et lourds, mais quelquefois vigoureux et pleins, il cares-
sait ses amis de Girey, avec l'affectation constante
d'oublier absolument la distance sociale qui les séparait
de lui. On est un prince royal, on est un héritier pré-
somptif de la couronne, on va être roi mais on est ;

philosophe, on appartient au « siècle des lumières, » et


surtout on sait se faire des partisans à l'étranger, ce que
malheureusement, depuis Louis XIV, la royauté fran-
çaise ne savait plus faire. —
Or ce charmant prince royal?
en 1740, devenait roi. m'annonçait lui-même à Voltaire»
avec toutes sortes de coquetteries très flatteuses, dans
la lettre suivante :
36 VOLTAIRE

Non, ce n'est plus du montRémus,


Douce studieuse retraite,
et
D'oti mes
vers vous sont parvenus,
*
Que je date ces vers confus ;

Car dans ce moment le poète


Et le prince sont confondus.
Désormais mon peuple que j'aime
Est l'unique dieu que je sers ;
Adieu les vers et les concerts,
Tous les plaisirs, Voltaire même ;

Mon devoir est mon Dieu suprême.


Qu'il entraine de soins divers !

Quel fardeau que le diadème !

Quand ce Dieu sera satisfait.


Alors dans vos bras, cher Voltaire,
Je volerai, plus prompt qu'un trait,
Puiser dans les leçons de mon ami sincère,
Quel doit être d'un roi le sacré caractère.

« Vous voyez, mon cher ami, que le changement du sort


ne m'a pas tout à fait guéri de la métromanie et que peut-

être je n'en guérirai jamais. J'aime trop l'art d'Horace et


de Voltaire pour y renoncer. »

A quoi Voltaire, ravi, répondait, comme devant les

cieux ouverts :

a Sire, si votre sort est changé, votre belle âme ne l'est


pas ; mais la mienne l'est. J'étais un peu misanthrope, et
les injustices des hommes m'affligeaient trop. Je
à me livre
présent à la joie avec tout le monde. Grâce au ciel, Votre
Majesté a déjà rempli presque toutes mes prédiciions. Vous
êtes déjà aimé et dans vos États et dans l'Europe. Un rési-
dent de l'Empereur disait, dans ladernière guerre, au cardi-
nal de Fleury Monseigneur, les Français sont bien aima-
: <(

bles; mais ils sont tous Turcs. » L'envoyé de Votre Majesté


peut dire à présent « Les Français sont tous Prussiens »...
:

Il y a une chose que je n'oserais jamais demander au roi,

mais que j'oserais prendre laliberté de demander à l'homme :


VOLTAIHE A CIRKV ']!

c'est si lo feu roi a du moins connu et ainié tout le mérite


de mon adorable prince avant de mourir. Un mot de votre
adorable main me ferait entendre tout cela... »

Et après la lettre intime, pleine d'une si cordiale naï-


veté, venait l'épître ofricielle^ d'un ton plus soutenu
et d'une allure plus oratoire, mais remplie des mêmes
senlimenls (1740) :

Quoi vous êtes monarque, et vous m'aimez encore


! !

Quoi! le premier moment de cette heureuse aurore


Qui promet à la terre un jour si lumineux,
Marqué par vos bontés, met le comble à mes vœux!

Poursuivez Remplissez des vœux si magnanimes


! :

Tout roi jure aux autels de réprimer les crimes ;

Et vous, plus digne roi, vous jurez dans mes mains


De protéger les arts et d'aimer les humains.

Ainsi pense le juste, ainsi règne le sage ;

Mais il faut au grand homme un plus heureux partage


Consulter la prudence et suivre l'équité.
Ce n'est' encor qu'un pas vers l'immorlalité ;

Qui n'est que juste est dur. qui n'est que sage est triste.
Dans d'autres sentiments l'héroïsme consiste,
Le conquérant est craint, le sage est estimé ;

Mais le bienfaisant charme, et seul il est aimé.


Lui seul est vraiment roi sa gloire est toujours pure;
:

Son nom parvient sans tache à la race future.


A qui se fait chérir faut-il d'autres exploits?
Trajan non loin du Gange enchaîna trente rois :

A peine a-t il un nom fameux par la victoire :

Connu par ses bienfaits, sa bonté fait sa gloire.


Jérusalem conquise et ses murs abattus
N'ont point éternisé le grand nom de Titus,
Il fut aimé :voilà sa grandeur véritable.
vous qui l'imitez, vous, son rival aimable.
Effacez le héros dont vous suivez les pas :

Titus perdit un jour et vous n'en perdrez pas.


;
38 VOLTAIRE

L'année était donc bonne pour Voltaire^ et du reste


toute la période de sa vie où nous sommes arrivés. Il
avait le loisir, la vie luxueuse qu'il aimait, la sécurité,
la gloire, la puissance, une santé qui n'avait pas été
très bonne, dans sa jeunesse, qui devait devenir très
époque était excellente,
fragile plus tard, et qui à cette
et enfin la puissance de travail, extraordinaire, qu'il ne
cessa jamais d'avoir pendant soixante-cinq ans. 11 se

multipliait. Historien, philosophe, savant, ilajoutait sans


cesse de nouveaux genres d'activité à ceux qu'il avait
autrefois, sans délaisser les anciens :

Tous les goûts à la fois sont entrés dans mon âme,

disait-il, et il lessatisfaisait tous. Il donnait au théâtre


en 1742 Mahx}mct,-\)\hce, à tendances, comme nous disons
de nos jours, oii il flétrissait le fanatisme, et en 1743^
Mérope, où il revenait à la conception dramatique de sa
"jeunesse, à la « tragédie sans amour, » mais cette fois
avec un vrai talent et un plein succès. La pièce fut un
triomphe. Mademoiselle Dumesnil y « fit pleurer le par-
terre pendant trois actes de suite. «Voltaire « ne pouvait
paraître à la comédie sans qu'on lui battît des mains. »

Bref, jamais pièce, depuis le C^V/, n'avait si complètement


enlevé tous les suffrages.

C'était le moment de frapper une seconde fois aux


portes de l'Académie française. Voltaire n'y manqua
point. Il avait des protecteurs, ce qui, à cette époque
bien éloignée de nous, n'était pas inutile. sou- Il était
tenu par le maréchal de Richelieu, son ami de jeunesse,
et par Madame de Ghàteauroux, alors toute-puissante.

Mais il était combattu par M. de Maurepas,le ministre.


Il paraît que Voltaire alla trouver M. de Maurepas et
lui demanda si, en effet, il devait le compter parmi ses
VOLTAir.E A CIREY 39

ennemis, et que M. de Maurepas répondit « Oui, et je :

vous écraserai. » Il l'écarta, du moins. « Après deux


mois et demi de recherches, » dit Voltaire, « il trouva
un évoque, » Paul de Luynes, depuis cardinal, pour
l'opposer à l'auteur de Mérope. De Luynes fut élu. «Je
crois, conclut Voltaire, qu'il convient à un profane
comme moi de renoncer pour jamais à l'Académie etde
m'en tenir aux bontés du public, d II devait revenir sur
cette décision.
CHAPITRE VI

VOLTAIRE BIEN EN COUR.

Il manquait quelque chose à Voltaire pour que cette


universalité à laquelle il tendait fût complète au moins
à un moment de sa vie c'était d<i se mêler à la politique^
:

active. Il s'y mêla à cette époque. Le gouverneirient

français, qui était en guerre avec Frédéric II, désirait la


paix et ne voulait pas la demander. Il songea à pro-
fiter de l'amitié personnelle qui semblait unir Frédéric
pour engager unenégociationtoutofficieuse
et Voltaire,
fît le voyage de Berlin, fut bien- reçu
et secrète. Voltaire
et du reste n'obtint rien mais il devint ainsi, pour
;

quelque temps, personnage sympathique à la cour de


France. Les deux d'Argenson, alors tous les deux dans le
ministère, l'employèrent à différents travaux politiques
ou diplomatiques.
Enfin il plut à Madame de Pompadour, alors puissante
(1745; de la même façon que l'avait été précédemment
Madame de Châteauroux.Elle lui commanda une petite
pièce de théâtre pour les divertissements de la cour.
Ce fut la Princesse de JVavarre, qui réussit pleinement.
Voltaire fut noramé^ en récompense, histpriograptifi^t-
peu après gentilhomme ordinaire du roi. Il se félicita de
ces honneurs, tout en souriant un peu :

Mon Henri IV ei ma Zaïre,


Et mon Américaine Alzire
VOLTAIRE HIEN EN COUR 41

Ne m'ont valu jamais aucun regard du roi.


J'eus beaucoup d ennemis avec 1res peu de gloire.
Les honneurs et les biens pleuvent enfin sur moi
Pour une larce de la foire.

Désormais il pouvait être académicien. Il le fut sans


difficulté, surtout après sod Poème sur la bataille de Fon-
tenoy. On n'exigea de qu'une formalité, qui eût peut-
lui

être été pénible à quelque autre, mais qui. il faut bien le


dire, lui conta peu c'était d'écrire au R. P. de la Tour,
:

principal du collège Louis-le-Grand, une lettre pleine


de sentiments de soumission à l'Eglise. Il l'écrivit;
<iantum mortalia pectora cogis^ Famae sacra famés; » et
en voici quelques extraits :

« Mon révérend Père, ayant été longtemps dans la maison


que vous gouvernez, j'ai cru devoir prendre la liberté de
vous adresser cette lettre, et de vous faire un aveu public
de mes sentiments dans l'occasion qui se présente...
« A l'égard de certain libelle de Hollande qui me reproche

d'être attaché aux Jésuites, je suis bien loin de lui répondre


comme à tel autre Vous êtes un calomniateur je lui dirai
:
;

au contraire Vous dites la vérité. J'ai été élevé pendant


:

sept ans chez des hommes qui se donnent dfS peines gra-
tuites et infatigables à former l'esprit et les mœurs de la
jeunesse. Depuis quand veut-on qu'on soit sans reconnais-
sance envers ses maîtres?... Rien n'effacera dans mon cœur
la mémoire du P. Porée qui est également chère à tous ceux
qui ont étudié sous lui. Jamais homme ne rendit l'étude et
la vertu plus aimables. Les heures de ses leçons étaient
pour nous des heures délicieuses, et j'aurais voulu qu'il eût
été établi dans Paris comme dans Athènes qu'on pût assister
à tout âge à de telles leçons je serais revenu souvent les
:

entendre...
« Pendant les sept années que j'ai été élevé dans la maison

des Jésuites, qu'ai-je vu chez eux ? La vie la plus laborieuse,


la plus frugale, la plus réglée, toutes leurs heures partagées
entre les soins qu'ils nous donnaient et les exercices de leur
profession austère. J'en atteste des milliers d'hommes
42 VOLTAIRE

élevés par eux comme moi il n'y en aura pas un seul qui
:

puisse me démentir..
« L'auteur du libelle peut, tant qu'il voudra, mettre mon

nom dans le recueil immense et oublié de ses calomnies ; il


pourra m'imputer des sentiments que je n'ai jamais eus, des
livres que je n'ai jamais faits, ou qui ont été altérés indigne-
ment par les éditeurs. Je lui répondrai comme le grand
Corneille dans uue pareille occasion « Je soumets mes :

écrits au jugement de l' Eglise » Je doute qu'il eu fasse


autant. Je ferai bien plus je lui déclare, à lui et à ses
:

semblables, que jamais on a imprimé sous mon nom une


si

page qui puisse scandaliser seulement le sacristain de leur


paroisse, je suis prêt à la déchirer devant lui. » Etc.

Grâce à cette déclaration solennelle, et peut-être sin-


cère, Voltaire entra enfin à J['Académie en avriri746-
Il avait cinqua_nte-deux ans. Il pouvait dire, comme le

personnage de la Métromanié :

Et j'avais cinquante ans quand cela m'arriva.

Il fut très heureux de quoique tardive,


cette aventure,
et se laissa aller quelque temps à ce goût du monde et
des sociétés brillantes qu'il a toujours eu, toujours com-
battu par amour du travail, mais que l'amour du travail
ne réussit jamais à vaincre quand il est né en nous en
même temps que nous
beaucoup, à cette époque, non
C'est ainsi qu'on le voit
seulement à la cour, mais à la « petite cour » aussi, chez
Madame la duchesse du Maine, au château de Sceaux,
dont il faisait les délices toutes les fois qu'ily paraissait.
Là il se faisait le soupirant delà duchesse en vers char-
mants. Ellelui avait donné la chambre occupée aupara-

vant par M. de Saint-Aulaire, qui, dans son extrême


vieillesse, toujours aimable, s'était établi dans l'office

d'attentif et de « berger > de la duchesse. Voltaire, aus-


sitôt, écrivait :
VOLTAIRE BIEN EN COUR 43

J'ai la cliambre do Sainl-Aulaire,


Sans en avoir les agréments ;

Peut-élre à quatre-vingt-dix ans


J'aiftjai le cœur de sa bergère :

Il faut tout attendre du temps

Et surtout du désir de plaire.

Ce qui ne l'empêchait pas d'être aussi galant à l'en-


droit de M"° du Clîâtelet, qui était àSceaux avec lui,
et qui jouait la comédie sur le théâtre du château.
M'"" du Châtclet ayant joué le rôle d'Issé, favorite
d'Apollon, dans une pièce mythologique de La Motte,
Voltaire écrivait en l'honneur et de M™*^ du Châtelet
et de M"^® la duchesse du Maine tout à la fois :

Etre Pliébus aujourd'hui je désire,


Non pour régner sur la prose et les vers,
Car à du Maine il remet cet empire ;

Non pour courir autour de l'univers,


Car vivre à Sceaux est le but où j'aspire ;

Non pour tirer des accords de sa lyre :

De plus doux chants font retentir ces lieux ;

Mais seulement pour voir et pour entendre


La belle Issé qui pour lui fut si tendre.
Et qui le fit le plus heureux des dieux.

Il s'essayait à la comédie, où il ne réussit jamais


complètement, et donnait en 1747 La Prude ei en 1749
Nanine, la meilleure de ses pièces du genre comique,
ou plutôt du genre souriant. En 1748_il fit jouer la
tragédie de Sémiramis pièce à grand spectacle, dans
^

laquelle il cherchait à briser ou à ployer du moins


le moule un peu trop uniforme, selon lui, de la tragédie

classique française. La pièce fut très bien accueillie.


La beauté de la décoration dont se loue Voltaire lui-
même, y fut pour quelque chose. De très pathétiques
situations et de beaux vers firent le reste.
ï\ VOLTAIRE

Il est à noter que c'est cette même


année que Voltaire
se hasarda, le monde du reste»
plus heureusement du
dans un genre nouveau. Le premier de ses charmants
romans en prose, Zadig, est de cette époque. Il était
colporté sous le manteau. Vollaire le reniait, même
dans ses lettres à ses amis, et écrivait à d'Argenlal :

« Je serais très fâché de passer pour l'auteur de Zadig^

qu'on veut décrier par les interprétations les plus odieuses,


et qu'on ose accuser de contenir des dogmes téméraires
contre notre sainte religion. Voyez quelle apparence !...
Vous parlez de Zadig comme si j'y avais part ; mais pour-
quoi me nomme-t-on ? Je ne veux rien avoir à démêler avec
les romans. »

Mais il ne laissait pas d'en être fier, et, au moins


au point de vue littéraire, il avait raison.
Cette vie littéraire et mondaine à la fois le charmait,
le fatiguait, autant qu'il pouvait n'être pas infatigable,

et de temps en temps lui faisait pitié, selon son


humeur. Il la peignait joliment, à cette époque môme,
à la bonne et ingénue M""" Denis, sa nièce, dont le
défaut n'était pas de détester la vie mondaine :

Vivons pour nous, ma chère Rosalie ;

Que l'amitié, que le sang qui nous lie


Nous tienne lieu du reste des humains :

Ils sont si dangereux, si vains


sots, si !

Ce tourbillon, qu'on appelle le monde,


Est si frivole, en tant d'erreurs abonde,
Qu'il n'est permis d'en aimer le fracas
Qu'à l'étourdi qui ne le connaît pas.
Après diné l'indolente Glycère
Sort pour sortir, sans avoir rien à faire :

On a conduit son insipidité


Au fond d'un char, où, montant de côté.
Son corps pressé gémit sous les barrières
D'un lourd panier qui flotte aux deux portières.
VOLTAIUE BIEN EN COL'K 4o

Chez son amie au grand trot elle va,


Monte avec joie et s'en repent déjà,
L'embrasse et bâille, et puis lui dit « Madame,
:

J'apporte ici tout l'ennui de mon âme.


Joignez un peu votre inutilité
Au lourd fardeau de mon oisiveté. »
Si ce ne sont ses paroles expresses.
C'en est le sens
Lors dans la chambre entre Monsieur l'abbé...
Vient à la piste un fat en manteau noir...
Un officier arrive et les fait taire
D'autres oiseaux de différent plumage,
Divers de goût, d'instinct et de ramage,
En sautillant font entendre à la fois
Le gazouillis de leurs confuses voix. ..
Ciel quels propos Ce pédant du palais
! 1

Blâme la guerre et se plaint de la paix.


Ce vieux César, en sablant du Champagne,
Gémit des maux que soufTre la campagne,
Et, cousu d'or, dans le luxe plongé,
Plaint le pays de tailles surchargé.
Monsieur l'abbé vous entame une histoire
Qu'il ne croit point et qu'il veut faire croire.
On l'interrompt par un propos du jour,
Qu'un autre conte interrompt à son tour.
De froids bons mots, des équivoques fades.
Des quolibets et des turlupinades,
Un rire faux que l'on prend pour gaîté,
Font le brillant de la société.
C'est donc ainsi, troupe absurde et frivole,
Que nous usons de ce temps qui s'envole ?
C est donc ainsi que nous perdons des jours
Longs pour les sots, pour qui pense si courts ?
Mais que ferais-je ? où fuir loin de moi-même ?
Il faut du monde on le condamne, on l aime,
;

On ne peut vivre avec lui, ni sans lui.


Notre ennemi le plus grand, c'est l'ennui.

Ah 1 cachons nous 1 Passons avec les sages


Le soir serein d'un jour mêlé d'orages,
46 VOLTAIRE

Et dérobons à l'oeil de l'envieux


Le peu de temps que me laissent les dieux.
Tendre amitié, don du ciel, beauté pure,
Porte un jour doux dans ma retraite obscure !

Puissé-je vivre et mourir dans tes bras,


Loin du méchant qui ne te connaît pas !....
CHAPITRE Yll

DEPUIS LA MORT DE MADAME DU CHATELET JUSQU'aU


DÉPART POUR LA PRUSSE.

(1749-1750)

L'année 1749 p orta à Voltaire un coup cruel par


lui-même, et qui eut sur la conduite de sa vie, pour
un certain temps, une très funeste influence. Il per-
dit subitement son « amie de vingt ans, » Madame
du Châteiet. Ils s'étaient aimés, ils s'étaient disputés,
i's s'étaient querellés, ils s'étaient trahis, ils s'étaient
quittés, ils s'étaient réconciliés : toutes ces choses
sont des liens puissants. La douleur de Voltaire fut
profonde. Il écrivait. à Madame du DefFand le 10 sep-
tembre 1749 :

a Je viens de voir mourir, Madame, une amie de vingt

ans qui vous aimait véritablement et qui me parlait, deux


jours avant cette mort funeste, du plaisir qu'elle aurait de
vous voir à Paris à son premier voyage... C'est à la sensi-
bilité de votre coeur que j'ai recours dans le désespoir où je
suis. Je reviens à Paris sans savoir ce que je deviendrai, et
espérant bientôt la rejoindre. Souffrez qu'en arrivant j'aie la
douloureuse consolation de vous parler d'elle, et de pleurer
à vos pieds une femme qui, avec ses faiblesses, avait une
âme respectable. «
VOLTAIRE

Il écrivait à M. l'abbé de Yoisenon :

« Mon cher abbé, mon cher ami, quelle suite funeste,


quelle complication de malheurs, qui rendraient encore mon
état plus affreux, s'il pouvait Tétre Conservez-vous, vivez,
!

et, si je suis en vie. je viendrai bientôt verserdans votre


sein des larmes qui ne tariront jamais... faudra bien 11

revenir à Paris; je compte vous y voir. J'ai une répugnance


horrible àêlre enterré à Paris: je vous en diiy>i, les raisons.
Ah! cher abbé, quelle perle! »

Il écrivait à Monsieur et à Madame d'x\rgenlal :

« Je ne sais combien de jours nous resterons dans celte

maison que l'amitié avait embellie et qui est devenue pour


moi un objet dhorreur. Je remplis un devoir bien triste, et
j'ai vu des choses bien funestes. Je ne trouverai ma conso-
lation qu'auprès de vous... Je meurs dans ce château une ;

ancienne amie de cette infortunée femme y pleure avec


moi... Mon état est horrible vous en sentez toute l'amer-
;

tume, et vos âmes charmantes l'adoucissent. Que devien-


drai-je donc, mes chers anges gardiens? Je n'en sais rien.
Tout ce que je sais, c'est que je vous aime tous deux autant
que je l'aimais. Vous portez l'attention de votre amitié jus-
qu'à chercher à me loger. Pourriez-vous disposer de ce
devant de maison ? J'en donnerai aux locataires tout ce
qu'ils voudront. Je leur ferai un pont d'or. J'aimerais mieux
cela que le palais Bourbon ouïe palais Bacquencourt... »

Ceci est très important, et pour bien entendre le

caractère de Voltaire, et pour l'intelligence aussi de


ce qui va suivre. En 1749, Voltaire, âgé de cinquante-
cinq ans, ne parle plus de la mort de Madame du
Châtelet_, comme il parlait vingt ans auparavant de
la mort d'une autre amie dont il rapportait les der-
nières paroles en disant qu'elles étaient « mourir à
de rire. » Il est vraiment ému, il songe à sa mort à
lui-même la solitude lui apparaît comme épouvan-
;
AVANT LE DÉPART POUR LA PRUSSE 49

!ablc, il a besoin d'èlre aimé et entouré; il veut à tout


prix vivre auprès de gens qui l'aiment, auprès des
d'Argenlal, les plus fidèles en effet, et les plus affec-
tueux des amis qu'il ait jamais eus.
Cet état d'âme expliquera, sans qu'il soit besoin
de faire intervenir un motif de vanité, qui du reste a
eu encore sa part, la détermination qu'il prendra J}ien-
tôt d'alléi vivre avec Frédéric 11.

11 n'y alla pas cependant tout de_suite, quoique


très vivement sollicité. Il vint à Pai'is, puis il fit un
séjour à Sceaux chez laduchesse du Maine, et se
consola par le travail. Il écrivit coup sur coup Oreste,
joué en 1750, le Duc de Foix (transformation à'Adé-

laïde du Guesclin) qui devait être joué en 1752, et


Iio?ne sauvée qui fut représentée la même année.
Mais quelques déboires, qui eussent élé légers pour
un autre, très pénibles pour son caractère infiniment
susceptible et irritable, faisaient qu'il jetait souvent les
yeux du côté de Madame de Pompadour, qui
Berlin.
l'avait protégé très complaisamment, se refroidissait
à son égard, sans autre cause très appréciable que
la mobilité féminine, qui est presque aussi grande

chez les femmes que chez les hommes. Elle se plai-


sait môme à lui faire une guerre sourde en lui oppo-
sant Crébillon, le vieux poète tragique, qu'elle avait,
pour ainsi dire, ressuscité. C'était le renversement
des alliances, jeu auquel on sait que Madame de Pom-
padour était experte.

Certains signes de défaveur étaient très visibles


d'autre part. Un soir, après une représentation d'un
poème d]ai[ogué^ Le Temple de la Gloire^ sur le théâtre de
Versailles, Voltaire s'approcha du roi et lui demanda:
« Trajan est-il content ? » Le roi ne voulut pas sentir
le compliment et ne voulut voir que la familiarité.

VOLTAIRE. 3
50 VOLTAIRE

Il tourna Je dos. Le départ de Voltaire pour Berlin


dut être décidé ce jour-là.
Rien n'était rnoius philosophique que de quitter
une cour pour en chercher une autre, et que
aller
de s'imaginer que, courtisan en Prusse, on aurait plus
d'indépendance, on recueillerait plus d'égards, on
essuierait moins d'avanies, on aurait moins de tra-
cas que courtisan en France; mais le cœur humain
est ainsi fait ; ces illusions sont aussi naturelles
qu'elles sont absurdes ; et Voltaire est un exemple de
celle vérité que ce n'est guère qu'à la soixantaine
qu'on devient sage. Il y a toujours quelque bonne
leçon à prendre dans la vie des grands hommes.

1
CHAPITRE VllI

VOLTAIRE A BERLIN

(1750-1753)

Voltaire partit pour Berlin à la fin de juin 1750. En


passant par le village de Lawfelt où une bataille san-
glante avait été livrée trois ans auparavant, il improvisa
le couplet suivant :

Rivage teint de sang, ravagé par Bellone,


Vaste tombeau de nos guerriers,
J'aime mieux les épis dont €érès te couronne
Que des moissons de gloire et de tristes lauriers.
Fallait-il, justes dieux pour un maudit village,
!

Répandre plus de sang qu'aux bords du Simoïs ?


Ali ce qui parait grand aux mortels éblouis
!

Est bien petit aux yeux du sage.

Il mit longtemps à faire le reste du voyage. Il dut


séjourner quinze jours à Clèves, a oii malheureusement,
ni la duchesse de Clèves ni le duc de Nemours n'étaient
dans le château (1),» par suite d'une méprise concernant
les relais ordonnés par le roide Prusse. Arrivé à Polsdam ^

résidence de Frédéric II, vers le milieu du mois de


juillet, il fut quelque temps dans le ravissement de sa

(1) Allusion aux deux personnages principaux du roman de M'"' de La


fayette La Princesse de Clèves.
1^2 VOLTAIRE

nouvelle fortune. Vingt mille livres de pension, la


croix du Mérite, la clef de chambellan,, un logement au
palais et un équipage étaient choses agréables au
premier regard. Il écrivait aux d'Argental :

« Enfin me
dans ce séjour autrefois sauvage, et qui
voici
est aujourd'hui aussi embelli par les arts qu'ennobli par la
gloire. Cent cinquante mille soldats victorieux, point de
procureurs opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros
;

philosophe et poète, grandeur et grâces, grenadiers et


.

muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et


liberté Qui le croirait? Tout cela pourtant est très vrai. Il
1

faut avoir vu Salomon dans sa gloire... »

Il le voyait en effet, en son cabinet, à sa table, à sa


toilette, et partout savait lui plaire. Etant à la toilette
du roi avec Maupertuis, le savant, et le roi leur faisant
remarquer qu'il avait déjà des cheveux blancs, Yoltairc
se tournait vers Maupertuis et disait :

Ami, vois-tu ces cheveux blancs


Sur une tète que j'adore?
Ils ressemblent à ses talents :

Ils sont venus avant le temps.


Et comme eux ils croîtront encore.

Le roi quittant Potsdam avec sa cour et Voltaire lui


même pour al'er à Berlin, Voltaire faisait des adieux
au séjour de Potsdam dans les vers suivants :

Je vois donc vous quitter, ù champêtre séjour,


Retraite du vrai sage et temple du vrai juste !

J'y V(jyais Horace et Sallusle,


J'étais auprès d'un roi, mais sans être iila cour.
Il va donc étaler des pompes qu'il dédaigne,
D'un peuple qui l'attend contenter les désirs!
Il va donc s'ennuyer pour donner des plaisirs !

Que j'aimais Ihumme en lui Pourquoi faut-il ! qu'il règne?


VOLTAlRi: A BERLIN 53

Mais encore il ne goûtait guère moins les fôtes de la

cour que les plaisirs familiers de la cour intime.


officielle

Les splendeurs du siècle de Loiiis XIV semblaient pour


lui renaître autour de Frédéric II. Il écrivait aux d'Ar-

gental au mois d'août 1750 :

« Un carrousel composé de quatre quadrilles, carthagi-


noises, persanes, grccqueset romaines, conduites parquatre
princes qui y mettent l'émulation de la magniticencc, le
tout à la clarté de vingt mille lampions qui changent la
nuit en jour: tout cela n'est-il pas le temps brillant de
Louis XIV, qui renaît sur les bords de la Sprée? Joignez à
cela une liberté entière que je goûte ici, les attentions et les
bontés inexprimables du vainqueur de la Silésie, qui porte
tout son fardeau de roi depuis cinq heures du matin jus-
qu'au dîner qui donne absolument le reste de la journée
;

aux belles-lettres; qui daigne travailler avec moi trois heures


de suite qui soumet à la critique son grand génie, et qui
;

est, à souper, le plus aimable des hommes, le lien et le


charme de la société. Après cela, mes anges, rendez-moi
justice. Qu'ai-je à regretter que vous seuls ? »

Le charme fut vite dissipé. Voltaire ne tarda pas à


s'apercevoir que Frédéric II n'était pas tout douceur, et
qu'il « égratignait d'une main en caressant de l'autre. »

Il y eut d'abord des « bouderies » suivies « d'explica-


tions » et accord, puis des différends plus graves. Par
exemple, Maupertuis, dont mention plus
il a été fait

haut, savant français, était président de l'Académie deS


sciences de Berlin. Cette Académie condamna les idées
et théories d'un savant nommé Kœnig. Voltaire prit la
défense de celui-ci. Frédéric II, qui n'entendait pas
raillerie sur l'autorité de son Académie, fit savoir à
Voltaire^ assez fermement, qu'il eût à cesser cette polé-
mique. Voltaire, piqué, écrivit une boulTonnerie contre
Maupertuis intitulée fUsloirc du docteur Ahafda et du
:

natif de Saint-Malo. Ce pamphlet fut connu de Frédéric,


Si VOLTAIRE

qui demanda à. Voltaire la suppression du manuscrit, et


l'obtint. Mais il n'est pas besoin de dire qu'il y en avait
déjà une copie en Hollande et qu'elle parut. Le roi fit

brûlerie pamphlet par la main du bourreau sous les

fenêtresde Voltaire. Celui-ci fit un paquet de son collier,

de sa clef de chambellan et du brevet de sa pension, et


l'envoya à Frédéric en écrivant dessus :

Je les reçus avec tendresse,


Je les renvoie avec douleur,
Comme un amant jaloux, dans sa mauvaise humeur,
Rend le portrait de sa maîtresse.

Il y eut réconciliation. Mais les blessures étaient faites


et s'envenimaient. On colportait des propos aigres des
deux parts. Voltaire avait dit, parlant du travail-de cor-
rection qu'il faisait sur les œuvres de Frédéric : « Je
lave son linge sale, » Frédéric avait dit : « On suce
l'orange et onjetle l'écorce. » La vie devenait difTicile.
Voltaire, avec des réticences, laissait percer, dans ses
lettres à ses amis de France, le désir de retourner
parmi eux.

« Je me flatte que M""* d'Argental, M. du Pont de Veyle,


M. de Choiseul, M. Tabbé de Chauvelin auront toujours pour
moi les mêmes bontés et qui sait si un jour... car... Adieu,
;

je vous embrasse tendrement. »

a Je vous écris à côté d'un poêle, la tête pesante et le


cœur triste, on jetant les yeux sur la rivière de la Sprêe,
parce que Sprée tombe dans l'Elbe, l'Elbe dans la mer et
la
que la mer que votre maison de Paris est
reçoit la Seine, et
assez près de cette rivière de Seine.et je vousdis: « Pourquoi
suis-je dans ce palais, dans ce cabinet qui donne sur cette
Sprée. et non pas au coin de votre feu ? »

Il songeait aux moyens de quitter Berlin. Ce n'était


pas aussi facile qu'on pouvait le croire et que le
SftJOUR A BERLIN

croyaient amis de Paris. Les protecteurs sont plus


les
Lps gens qui vous ont
difficiles à quitter qu'à acquérir.

tenu dans une sorte de domesticité etqui ne vous aiment


plus, sont partagés entre le désir de se séparer de vous
et la crainte que vous n'alliez ailleurs dire ce que vous
savez d'eux. Au>si Voltaire négociait-il avec d'extrêmeS
difficultés sa mise en liberté. Il proposait d'aller vivre
dans le Marquisat^ maison de plaisance du roi de
Prusse, à quelque distance de Polsdam, quelque chose
comme le Trianon de là-bas. Il proposait d'acheter une
maison de campagne en Prusse, et d'y vivre avec sa
nièce, M'"- Denis, en simple particulier. Il proposait
surtout, mais timidement, de s'en retourner d'où il était
venu. Frédéric, sans lui accorder cette permission,, le
maltraitait fort et se plaignait aigrement de l'esprit
tracassier de Voltaire et de tout le désordre qu'il avait
mis dans les alentours du roi,

« J ai été bien aise de vous recevoir chez moi j'ai estimé ;

voire esprit, vos talents, vos connaissances, et j'ai dû croire


qu'un homme de votre âge, lassé de s'escrimer contre les
auteurs et de s'exposer à Forage, venait ici pour se réfugier
comme en un port tranquille. Mais vous avez d'abord,
d'une façon assezsingulière, exigé de moi de ne point prendre
Fréron pour m'écrire des nouvelles. J'ai eu la faiblesse ou la
complaisance de vous l'accorder, quoique ce n'était pas à
vous de décider de ceux que je prendrais à mon service.
« D'Arnaud (l)a eu des torts envers vous; un homme géné-

reux les lui eût pardonnes un homme vindicatif poursuit


;

ceux qu'il prend en haine. Enfin, quoique d'Arnaud ne


m'eût rien fait, c'est par rapport à vous qu'il est parti d'ici.
Vous avez été chez le ministre de Russie lui parler d'affaires
dont vous n'aviez pas à vous mêler, et l'on a cru que je vous
en avais donné la commission... Vous avez fait un train
affreux dans toute la ville... J'ai conservé la paix dans ma

(1) Littérateur françaip, hôte, lui aussi, de Frédéric II.


56 YOI.TAinF,

maison jusqu'à votre arrivée et je vous avertis que si vous


;

avez passion d'intriguer et de cahaler, vous vous êtes très


la
mal adressé. J'aime les gens doux et paisibles qui ne mettent
point dans leur conduite les passions violentes de la tragédie.
Eu cas que vous puissiez vous résoudre à vivre en philo-
sophe, je serai bien aise de vous voir; mais si vous vous
abandonnez à toutes les fougues de vos passions et que vous
en vouliez à tout le monde, vous ne me ferez aucun plaisir
de venir ici ^à Potsdam,] et vous pouvez tout autant rester à
Berlin. »

en définitive, plus de chance


Voltaire n'avait pas,
avec « Salomon qu'avec
« Tràjan. » Enfin il obtint^
»

sous prétexte de santé, un simple congé pour aller


prendre les eaux à Aix-en-Savoie, avec promesse de
revenir.
Il partit de Berlin le 26 mars 1753.
A peine était- il parti qu'on courut après lui. Du
moins, autorisé ou non à cette démarche, le résident de
Prusse à Francfort, un nommé F'rey tag, mit Voltaire aux
arrêts et sous la surveillance de ses fonctionnaires, pré-
tendant que Voltaire avait emporté avec les siennes
les « poéshiesàvi roi son maître. » Séquestre, vexations,
bagages fouillés pour retrouver ces fameuses poésies
royales, somme d'argent que Freytag extorqua à Vol-
taire pour frais d'arrestation, la persécution, parfai-
tement illégale du reste, fut complète. Frédéric H
désavoua son fonctionnaire mais il est incontestable
;

qu'il eut une assez mauvaise posture, volontairement


ou non, dans cette affaire. Voltaire n'avait aucune
envie, en quittant Potsdam, de revenir en Prusse; mais
à partir de l'aventure de Francfort, il n'en pouvait avoir
même aucune velléité.

Déplorable odyssée, suite d'une étourderie ou d'un


mouvement de rancune, et que Voltaire dut toujours
SÉJOL'R A BEP.LIN 57

regretter et se reprocher. Ce devait être, du reste, sa


dernière folie, La leçon était forte ; elle fut salutaire.

Les exils, forcés ou spontanés, de Voltaire lui furent


toujours utiles. D'Angleterre il était revenu philo-
sophe; de Prusse il revint sage.
CHAPITRE IX

DE BERLIN A FERNEY

(1753-1760)

Ce n'est pas que Voltaire eût perdu son temps en Prusse.


Ily avait achevé plusieurs ouvrages. Il en avait com-
mencé d'autres. Il y avait écrit deux contes très jolis :

Memnon ou la sagesse humaine, et Micromégas une dis- ;

sertation de philosophie politique -.Pensées sur le gouver-


nement\ une tragédie Borne sauvée le fameux Poème
: ;

sur la Loi naturelle et enfin il y avait terminé et publié


;

le Siècle de Louis XIV, ce qui était, d'abord un très bel


ouvrage, ensuite, comme il l'écrivait à ses amis, une
belle porle ménagée pour sa rentrée en France, au cas
oîi il deviendrait nécessaire ou expédient qu'il y revînt.
Il avait commencé à collaborer à Y Encyclopédie, qui
venait de se fonder el où il publia un très grand nombre
d'articles, qui devinrent, dans la suite, remaniés et
augmentés, le fameux Dictionnaire philosophique.
ne rentra pas à Paris, dont le séjour n'eût pas été
11

très sûrpour lui. Il s'arrêta à Colmar pendant quelque


temps, puis erra en Alsace, évidemment désemparé,
inquiet, et ne sachant plus où fixer sa vie. C'est ainsi
qu'il songe à s'enterrer tout un hiver el qu'il s'enterra
en effet pendant quelques semaines, à Luttenbach. C'est
DE BERLIN A FERNEY 59

de là qu'il écrit à d'Argental cette lettre très caractéris-


tique de son état d'esprit à cette époque :

a Au pied d'une montagne, le 10 octobre (1733).

« Mon cherange, il me semble que je suis bien coupable :

je ne vous écris point, et je ne fais pas de tragédies. J'ai


beau être dans un cas assez tragique, je ne peux parvenir
à peindre les infortunes de ceux qu'on appelle les héros des
si(kles passés, à moins que je ne trouve quelque princesse
mise en prison pour avoir été secourir un oncle malade (l).
Cette aventure me tient plus au cœur que toutes celles de
Denys et d'Hiéron... Tout ce que je peux faire, c'est de
soutenir tout doucement mon état et ma mauvaise santé. Je
ne me pique point d'avoir du courage il me semble qu'il;

n'y a à cela que de la vanité. Souffrir patiemment sans se


plaindre à personne, cacher ses douleurs à tout le monde,
les répandre dans le sein d'un ami comme vous voilà à :

quoi je me borne.... Je ne sais pas trop ce que je deviendrai


etoù j'irai finir mes jours. Que ne puis-je, au moins, mon
cher ange, vous revoir avant de sortir de cette vie J'ai la !

mine de passer l'hiver dans une solitude des montagnes des


Vosges... »

C'est de encore qu'il écrivait à la comtesse de


Lnlzelbourg, en s'efForçant de sourire, mais d'un ton,


malgré tout, assez mélancolique :

« J'ai été, madame, chercher dans les Vosges la santé

qui n'est pas là plus qu'ailleurs. J'aimerais bien mieux être


encore dans votre voisinage cette petite maisonnette dont
;

vous me parlez m'accommoderait fort. Je serais à portée de


vous faire ma cour... Tout mal arrive avec des ailes et s'en
retourne en boitant. Prendre patience est assez insipide...
Portez-vous bien, madame; supportez la vie. Lorsqu'on a
passé le temps des illusions, on ne jouit plus de cette vie,
on la traîne. Traînons donc. J'en jouirais délicieusement,
madame, si j'étais dans votre voisinage. »

(1) M™"^ Denis avait partagé la captivité de son oncle à Francfort.


'
60 VOLTAIRE

II retourna à (]olmar vers la fin de 1753, et y resta


jusqu'au 8 juin 1754.
A cette époque, sans doute pour qu'il n'y eût aucune
façon de vivre par laquelle Voltaire n'eût passé au
moins un moment, il se retira au couvent, chez les
Bénédictins de Senones ;il « se fait bénédictin, » comme
il dit en riant. Il faut entendre, comme on le pense
bien, qu'il entra chez les Bénédictins de l'abbaye de
Senones comme pensionnaire, pour y profiter d'une
savante et immense bibliothèque. Il y travaillait à son
les mœurs,
Histoire générale^ c'est-à-dire à son Essai sur
incessamment remis sur le chantier, et qui ne fut, dans
sa forme définitive, tel que nous l'avons maintenant,
terminé qu'en 1754.
Il resta à l'abbaye jusqu'au 2 juillet, et se rendit
aux eaux de Plombières.
A la fin de juillet, il était revenu à Colmar, où il

demeura jusqu'au 10 novembre. C'est alors que, tou-


jours incertain, il partit pour Lyon, où le duc de Bichelieujt
son très ancien et assez fidèle ami, lui donnait rendez-
vous. Sa carte de visite aux habitants de Lyon est
jolie :

Il est vrai que Plutus est au rang de vos dieux


Et c'est un riche appui pour votre aimable ville :

Il n'est point de plus bel asile ;

Ailleurs il est aveugle, lia chez vous des yeux.


Il n'était autrefois que dieu de la richesse ;

Vous en dieu des arts


faites le :

J'ai vu couler dans vos remparts


Les ondes du Pactole et les eaux du Permesse.

Du reste, il savait moins que jamais où il irait « finir

ses jours. Pour Paris il n'y fallait pas songer. De nou-


»

velles affaires, assez graves, l'en écartaient. La Pucelle,


DE BERLIN A FERNEY 01

en partie au moins, lui avait été dérobée, et circulait,


et faisait un scandale épouvantable. Voltaire avait la
manie de montrer à tous ses amis ceux de ses ouvrages
qu'il voulait tenir secrets, et s'élonnait ensuite qu'ils
courussent le monde. 11 fallait donc continuer de se tenir
da|^ un demi-exil.
Encore fallait-il s'établir quelque part. Où donc ? A
cette encore (20 novembre 1734), Voltaire n'en
date
savait rien « Je ne sais où je vais, ni où j'irai, b Cepen-
:

dant on voit qu'il songe déjà à la Suisse « Je pourrai :

bien aller passer l'hiver sur quelque coteau méridional


de la Suisse. »

En effet, dans les premiers jours de décembre, il était


établi au château de Prangins, près du lac de Genève,
dans pays de Vaud. Ces contrées lui plurent tout de
le

suite, malgré quelques ennuis qu'en ces lieux mêmes la


liberté de sa plume lui attira. Il les a chantés tout
d'abord dans des vers où le sentiment de la nature se
montre peu, il faut le reconnaître, maisoù la philosophie
d'Horace d'une part et le sentiment de la liberté d'autre
part inspirent à Voltaire les premiers accents vraiment
lyriques, et peut-être les seuls, qu'il ait eus jamais.

maison d'Aristippe ù jardins d'Epiciire


1 1

Vous qui me présentez, dans vos enclos divers,


Ce qui souvent manque à mes vers,
Le mérite de soumis à la nature,
l'art
Empire de Pomone et de Flore sa sœur,
Recevez votre possesseur !

Qu'il soit, ainsi que vous, solitaire et tranquille !

Je ne me vante point d'avoir en cet asile


Rencontré le parfait bonheur :

Il n'est point retiré dans le fond d'un bocage


;

Il est encor moins chez les rois ;

Il n'est pas même chez le sage :

De celle courte vie il n'est point le partage.


fj2 VOLTAIRE

Il y faut renoncer mais on peut quelquefois


;

Embrasser au moins son image.


Que tout plaît en ces lieux à mes sens étonnés !

D'un tranquille océan l'eau pure et transparente


Bai""ne les bords fleuris de ces champs fortunés ;

D'innombrables coteaux ces champs sont couronnés.


Bacchus les embellit leur insensible pente
;

Vous conduit par degrés à ces monts sourcilleux


Qui pressent les enfers et qui fendent les cieux.

Mon lac est le premier ; c'est sur ses bords heureux


Qu'habite des humains la déesse éternelle,
L'âme des grands travaux, l'objet des nobles vœux
Que tout mortel embrasse, ou désire, ou rappelle,
Qui vit dans tous les cœurs, et dont le nom sacré
Dans la cour des tyrans est tout bas adoré.
La liberté J'ai vu cette déesse altière,
1

Avec égalité répandant tous les biens,


Descendre de Morat en habit de guerrière.
Les mains teintes du sang des fiers Autrichiens
Et de Charles le Téméraire.

Liberté ! Liberté ! ton trône est dans ces lieux.


La Grèce où tu naquis t'a pour jamais perdue
Avec ses sages et ses dieux.
Rome, depuis Brutus, ne t'a jamais revue.
Chez vingt peuples polis à peine es-tu connue.
Le Sarmate à cheval l'embrasse avec fureur ;

Mais le bourgeois à pied rampant dans l'esclavage


Te regarde, soupire, et meurt dans la douleur.

Descends dans mes foyers en tes beaux jours de fêle,


Viens m'y faire un destin nouveau ;

Embellis ma retraite où l'amitié t'appelle ;

Sur de simples gazons viens l'asseoir avec elle.


Elle fuit, comme toi, les vanités des cours.
Les cabales du monde et son règne frivole.
deux divinités, vous êtes mon recours.
L'une élève mon âme et l'autre la console.
Présidez à mes derniers jours !
DE BERLIN A FERNEY

Il resta à Prangins jusque vers la fin de février 1755.


Puis ayant acheté, coup sur coup, le château des Délices
près de Genève, et celui de Monrion près de Lausanne,
il vint s'établir aux Délices dans les premiers jours de
mars. « Il faut, disait il, que les philosophes aient deux
ou trois trous sous terre, contre les chiens qui courent
après eux. i>

Il fit, du reste, de ces <r tanières » de magnifiques rési-


dences seigneuriales oiî tout le luxe intelligaiit dont il

avait le goûi et le sens plus que personne au monde,


était rassemblé. « Les Délices sont mon tombeau, »
écrivait-il mais c'était aussi «une maison charmante,
;

commode, spacieuse, entourée dejardins délicieux où il

serait assez agréable de vivre. »


Les goûts de propriétaire lui venaient avec l'âge, et
il avec la fougue mêlée de prévoyance qu'il
s'y livrait
mettait à tout ce qui sollicitait sa prodigieuse activité :

« Je me maçon, charpentier, jardinier... Pran-


suis fait
gins était un véritable palais; mais rarchitfcle des
Délices a oublié d'y faire une maison (c'est-à-dire un châ-
teau). C'est le prince de Saxe-Gotha qui l'a habité avant
moi. Mais le prince était alors un écolier, et d'ail-
leurs les princes n'ont guère à donner de chambres
d'amis. »
Il y resta jusqu'à la fin de Tannée 1756, bâtissant,
plantant, tapissant, ornani son tombeau avec complai-
sance, comme on fait un tombeau ù l'on sent bien, quoi-
(

que malade souvent, qu'on vivra encore de longues


années.
Inutile de dire que, tout en maçonnant, il continuait
d'écrire. LOrphclni de la Chine , tragédie, est de cette
époque; car Voltaire aimait à varier au moins les
« lieux de la scène » et à étendre la géographie dra-
'

matique :
(ii VOLTAIRE

Oui, ma muse est trop libertine ;

Elle a trop changé d'horizon ;

Elle a voyagé sans raison


Du Pérou jusques à la Chine.
Je n'ai jamais pu limiter
L'essoi' de cette vagabonde ;

J'ai plus mal fait de l'imiter,


Comme elle j'ai couru le monde.
Les girouettes ne tournent plus
Lorsque la rouille les arrête.
Après cent travaux superflus,
Qu'il en soit ainsi de ma tête.

Il avait donné deux contes l'Histoire des


aussi :

voyages de Scarynentado et le Songe de Platon plus une ;

foule de feuilles volantes parmi lesquelles il faut


marquer une Epître au duc de Richelieu sur la conquête
deMahon, etuneépître au roi de Prusse oi^i l'ancien admi-
rateur se retrouve encore par endroits, mais non plus
du tout le courtisan :

Salomon du Nord, 6 philosophe-roi,


Dont l'univers entier contemplait la sagesse !

Les sages empressés de vivre sous ta loi


Retrouvaient dans ta cour l'oracle de la Grèce ;

La terre en t'admirant se baissait devant toi ;

Et Berlin à ta voix sortant de la poussière,


A l'égal de Paris levait sa tête altière,
A l'ombre des lauriers moissonnés à Molvitz.
Appelés sur tes bords des rives de la Seine,
Les arts encouragés défrichaient ton pays ;

Transplantés parleurs soins, cultivés et nourris,


Le palmier du Parnasse et l'olive d'Athène
S'élevaient sous tes yeux enchantés et surpris.
La chicane à tes pieds avait mordu l'arène,
Et ce monstre, chassé du palais de Thémis,
Du timide orphelin n'excitait plus les cris...
DK BEr.LlN A FErtNEY U-^

Quf (JcvuMidroiil los fniils de les nohios (ravaiix ?


L'Europe rclcntit du hruil de ton tonnerre ;

Ta main de la Discorde allume les (lambeaux;


Les champs sont hérisses de tes fières cohortes,
Kt déjà de Leipzig tu vas briser les portes.
Malheureux sous les pas tu creuses des tombeaux.
!

Tu viens de provoquer deux terribles rivaux.


Le fer est aiguisé, la flamme est toute prête,
Et la foudre en éclats va tomber sur ta tète.
Tu vécus trop d'un jour, monarque infortuné !

Tu perds en un instant ta fortune et ta gloire ;

Tu n'es plus ce héros, ce sage couronné.


Entouré dcsJ)eaux arts, suivi de la victoire !

Je ne vois plus en toi qu'un guerrier effréné,


Qui, la flamme à la main, se frayant un passage,
Désole les cités, les pille, les ravage,
Foule les droits sacrés des peuples et des rois,
Offense la nature et fait taire les lois.

Au commencement del7o7,il alla s'établir à Monrion


où, du reste, il était venu plusieurs fois dans le courant
de l'été 1736. L'hiver lui paraissait plus supportable dans
« le palais » que dans la maison des
de Monrion
Délices à peine rebâtie; et, pendant quelques années,
désormais, Monrion fut son palais d'hiver» et les Délices
son « palais d'été. » 11 était revenu de tout projet de
séjour auprès des grands de ce monde et môme de
tout projet d'excursion lointaine. Conïme il élait ques-
tion d'aller rendre visite à Catherine II, qui le désirait,

il écrivait à d'Argenlal :

« Moi, aller à Pétersbourg, mon cher ange Savez vous !

bien que ma petite retraite est plus agréable que le palais


de l'aulocralricc ! Si Dosmont joue la comédie, je la joue
aussi, et je fais le bonhomme Lusignan [dans Zaïre] dans
huit jours... i
« Le roi de Prusse m'a écrit de Dresde une lettre très lou-
chante. Je ne crois pas pourtant que j'aille à Berlin plus qu'à
66 VOLTAIRE

Pétersbourg ;
je m'accommode fort de mes Suisses et de mes
Genevois. On me traite mieux que je ne mérite. Je suis bien
logé dans mes deux retraites. Ou vient chez moi on trouve
;

bon qu'en qualité de malade je n'aille chez personne. Je


leur donne à dîner et à souper, et quelquefois à coucher.
M"' Denis gouverne la maison. J'ai toujours mon temps à
moi. Je griffonne des histoires, je songe à des tragédies, et
quand je ne souffre point, je suis heureux... »

Ainsi s'écoulèrent les années 1736, 1737, 1738, par-


tagées à peu près également entre- les Délices et
Monrion. Il ne publia guère pendant ces deux dernières
années que le Galimatias dramatique, les To7Hs^ stances,
et le Pauvre Diable, conte ou plutôt satire en vers, bien

amusante, que nous retrouverons plus loin.


Vers la fin de 1738 il avait avisé « en terre de Gex, »
c'est-à-dire en France, deux domaines, Tourney et Fer-
ney, qu'il acheta. La terrre de Gex élaiten France, mais,
canton géographiquement, car elle
très reculé, suisse
est de l'autre côté des montagnes, sur le versant orien-
tal du Jura, elle était, au point de vue ad\ninistratif,

presque indépendante de laFrauce, jouissait d'un grand


nombre de privilèges ou tolérances. On n'y était en réa-
lité ni en France ni en Suisse. Voltaire se dit que c'était

là le meilleur des « terriers, » celui à'oix l'on peut aussi


facilement sortir qu'on y peut entrer, selon la nature et
la provenance des alertes.
Il y fit quelques séjours en 1759 et 1760; puis, en 1760,
il s'établit définitivement à Ferney, vendant Monrion,
gardant pour le plaisir ou le besoin, et Tour-
les Délices
ney à cause du titre de comte qui y était attaché, chose
à laquelle Voltaire n'était pas absolument indifférent.
En 1759 et 1760 il avait publié beaucoup de petits ou-
vrages, et, parmi ceux qu'il faut vdQniionnQv, Candide ou
C optimisme, l' Histoire d\m BonBrahmine^le Russe à Paris^
conte en vers ; V Ecossaise, comédie; Tancrède, tragédie.
CHAPITRE X

VOLTAIRE A FERNEV.

(1760-1778)

Voltaire était grand seigneur terrien, il allait devenir


une espèce de prince. 11 fit de Ferney une petite princi-
pauté à peu près indépendante. C'était un domaine de deux
lieues carrées, avec un assez pauvre village au milieu.
Du village il fit une petite ville; du domaine il fit une
contrée florissante, très bien cultivée, couverte de fabri-
ques et de fermes, et très peuplée. Manufactures d'étof-
fes de soie, fabriques de montres, grande exploitation
agricole, église avec cette inscription un peu fastueuse :

« Deo erexit Voltaire, » palais, parcs, jardins, théâtre,


population élevée en quinze ans de cinquante habitants
à douze cents ; telle fut son œuvre matérielle, dont il

faut remarquer, en lui donnant raison, qu'il était au


moins aussi fier que de son œuvre intellectuelle.
Il en parlait et en écrivait sans cesse, décrivant avec
complaisance et avec bonheur ses fabriques, ses labours,
ses soirées théâtrales où il invitait les Genevois, et ses
vaches magnifiques, et ses laiteries, et ses basses-cours,
et ses canards qui se passent la patte sur le nez de si

bonne grâce.
Il avait une activité qui s'augmentait avec les années,
ce qui n'est pas fréquent, mais ce qui est très sensible
G8 VOLTAIKE

chez un nombre d'hommes, et le génie des


certain
affaires à un très haut degré. De toutes ses facultés,
c'était celle que, sauf quelques procès, notamment avec

le Président de Brosses, qu'il eût peut-être bien fait de


ne pas engager, il avait eu le moins jusqu'alors l'occa-
sion d'exercer. Il prenait sa revanche sur ce point avec
une ardeur incalculable, et une véritable puissance
d'organisateur ingénieux et d'administrateur vigilant.
L'œuvre intellectuelle n'en souffrait pas, et, au con-
traire, ne fut jamais aussi active, et ne fut jamais,
sauf les œuvres dramatiques, de meilleure qualité.
Nous ne citerons que les principaux de ses ouvrages
de 1761 à t778, et la liste en sera encore très considé-
rable.
C'est, de 1761 à 1765, Ohjmpie, tragédie ;
— le Se?'mo)i

des Chiquante, œuvre de polémique religieuse Saûl, ;



tragédie; —
Commentaire sur Corneille, œuvre de criti-
que ;

le Traité sur la Tolérance Ce gui plaît aux ;

Dames, conte en vers Jules César, tragédie
;
— Le ;

Dictionnaire philosophique', Le blanc et le noir — ',

Jeannot et Colin, contes.

C'est, de 1706 à 1770 : VEpitre à Henri IV \


— le Phi-
losophe ignorant ;
— Les Scythes, tragédie ;
— l" Ingénu.
Jù homme aux quarante écus, contes en prose ;
— VEpître
à mon vaisseau ; VEpître à Doileau ;
— les Guèbres, tra"
gédie ;
— Sophonisbe, tragédie.
C'est, de 1770 à 1775 : Les Pélopides, tragédie ;
— Jean
Cjuipleiire et Jean qui rit, conte envers; — la Bégueule,
conte en vers ;
— VEpître à Horace — ; les Lois de Minos,
tragédie ; — le Taureau blanc, conte en prose ;
— les filles

de Minée, conte en vers — V Histoire deJenni, conte ou


;

plutôt exposition philosophique, en prose.


C'est, de 1775 à 1778 Sésostris, tragédie; — Songe
:

creux, conte en vers; — Requête au roi pour la les serfs


VOLTAIRE A FEItNEY 69

de Saint-Claude ;

Commentaire sur l'esprit des lois
le ;

— Irène, tragédie. Et jusqu'à la fin sa bonne grâce et


sou heureux tour, môme en vers, ne l'avaient point
abandonné. C'est dans ses dernières années qu'il écrivait
ces stances si gracieuses :

Si vous voulez que j'aime encore,


Reiidoz-moi Tàge des amours ;

Au crépuscule de mes jours


llcjoiguez, s'il se peut, l'aurore.

C'est à l'âge de 78 ans qu'il écrivait cette exquise


Epltre à Horace, digne de celui à qui aiïa était adres-
sée :

Je t'écris aujourd hui, voluptueux Horace,


A toi qui respiras la noblesse et la grâce,
Qui, facile en tes vers et gai dans tes discours,
Chantas les doux loisirs, les vins et les amours,
Et qui connus si bien cette sagesse aimable
Que n'eut point de Quinaultle rival intraitable.
Je suis un peu fâché, pour Virgile et pour toi,
Que tous deux, nés Romains, vous flattiez tant un roi.
Mon Frédéric, du moins, né roi très légitime,
Ne doit point ses grandeurs aux bassesses du crime.

Frédéric exigeait des soins moins complaisants ;

Nous soupions avec lui sans lui donner d'encens ;

De son goût délicat la finesse agréable


Faisait, sans nous gêner, les honneurs de sa table.
Nul roi ne fut jamais plus fertile en bons mots
Contre les préjugés, les fripons et les sots.
iMaupertuis gâta tout; l'orgueil philosophi([ue
Aigrit de nos beaux jours la douceur pacifique.
Le plaisir s'envola je partis avec lui.
;
70 VOLTAIRE

Tibur était pour toi la cour de l'empereur ;

Tibur, dont tu nous fais l'agréable peinture,


Surpassa les jardins vantés par Epicure.
Je crois Ferney plus beau. Les regards étonnés
Sur cent vallons fleuris doucement promenés,
De la mer de Genève admirant l'étendue,
Et les Alpes, de loin sélevanl dans la nue,
D'un long amphithéâtre enferment ses coteaux
Où le pampre en festons rit parmi les ormeaux.

Jouissons, écrivons, vivons, moucher Horace.


J'ai déjà passé l'âge où ton grand protecteur,
Ayant joué son rôle en excellent acîeur.
Et sentant que la mort assiégeait sa vieillesse,
Voulut qu'on l'applaudit lorsqu'il finit sa pièce.
J'aivécu plus que toi mes vers dureront moins.
;

Mais au bord du tombeau je mettrai tous mes soins


A suivre les leçons de ta philosophie,
A mépriser la mort en savourant la vie, ..

A lire tes écrits pleins de grâce et de sens.


Comme on boit d'un vieux vin qui rajeunit lés sens.
Avec toi, l'on apprend à souffrir l'indigence,
A jouir sagement d'une honnête opulence,
A vivre avec soi-même, à servir ses amis,
A se moquer un peu de ses sols ennemis,
A sortir d'une vie ou triste ou fortunée.
En rendant grâce aux dieux de nous l'avoir donnée.

Et c'est dans les derniers mois de son existence,


c'est passé sa quatre-vingt-ttoisième année, qu'il

écvivsiil ces Adieux à /a y?>, d'un mouvement si aisé


et d'une malice souriante si aimable :

Adieu Je vais dans ce pays


1

D'où ne revint point feu mon père.


Pour jamais adieu, mes amis,
Qui ne me regretterez guère ;

Vous en rirez, mes ennemis,


C'est le /^e^uiem ordinaire.
VOLTAIRE A FERNEY 71

Vous en làterez quelque jour,


Kl lorsque aux ténébreux rivages
Vous ii-ez trouver vos ouvrages,
Vous ferez rire à votre tour.

Quand sur la scène de ce monde


Chaque homme a joué son rôlet,
En partant il est à la ronde
Reconduit à coups de sifflet.
Dans leur dernière maladie,
J'ai vu des gens de tous états,
Vieux évêques, vieux magistrats,
Vieux courtisans à l'agonie...
Le public malin s'en moquait;
La Satire un moment parlait
Des ridicules de sa vie ;

Puis à jamais on l'oubliait :

Ainsi la farce était finie...

Petits papillons d'un moment^


Invisibles marionnettes,
Qui volez si rapidement
De Polichinelle au néant,
Dites-moi donc ce que vous êtes !

Au terme où je suis parvenu,


Quel mortel est le moins à plaindre?
C'est celui qui sait ne rien craindre,
Qui vit et qui meurt inconnu.

Ce n'était pas de cette façonque Voltaire avait vécu,


ni qu'il devait mourir. Sa mort devait être aussi écla-
tante, aussi entourée de gloire et de retentissements
que sa vie l'avait été. On n'est jamais sage jusqu'au
bout, quand on n'a pas commencé par l'être. Voltaire
allait être un récidiviste de la popularité.
CHAPITRE XI

VOLTAIKE A PARIS — SA MORT.

(1778)

Il était prié et supplié depuis longtemps de venir


à Paris jouir, quelque temps au moins, de sa gloire.
Il y était porté par l'amour des applaudissements
qu'il eut toujours ;

Romains, j'aime la gloire et ne veux point m'en taire ;

par le « Je ne travaille à
désir de revoir ses amis :

Irène^ que pour avoir une


écrivait-il à d'Argental,
occasion de venir à Paris jouir de la bonté que vous
avez de m'aimer toujours c'est là le véritable
:

dénouement de la pièce » —
par cette impatience
;

qu'ont tous les vieillards de revoir leur pays d'enfance


et de jeunesse, et oii l'instinct populaire voit, non sans
quelque raison peut-être, un « mauvais signe. »
Il hésita longtemps, remettant de jour en jour ce

voyage qui lui tenait au cœur.

« Un homme de mon âge, qui vient de bâtir quatre-vingt-


quatorze maisons, qui est ruiné [il exagère], qui a dix procès,
et dix actes de tragédie sur le corps, n'a pas de quoi rire.
Quand est-ce que ce pauvre écloppé aura le bonheur de
vous embrasser ?. .
VOL I AI Kl': A l'AKlS 73

Enfin il se décida. Ce fui sa dernière imprudence. Il

fit lentement le long voyage de Ferrey à Paris, par


la Bresse, Lyon, le Maçonnais et la Bourgogne. Il

arriva à Paris le H février.


Son premier billet fut pour sa vieille amie, la mar-
quise du Defîand :

« J'arrive mort, et je ne veux ressusciter que pour me


jeter aux genoux de Madame la marquise du rJelï'and. »

Il était vraiment malade en effet, surmené par le

déplacement, par la préoccupation, la correction et les


incidents de répétition à' Irène ;
par l'Académie où il

fréquentait et qu'il excitait à entreprendre ce Diction-


naire historique de la lanrjue française que devait faire
plus tard notre Littré ;
par un Agathocle, dernière tra-
gédie, qu'il se pressait d'achever.
Le 16 mars, Irène fut jouée avec uu applaudissement
enthousiaste. La sixième représentation, à laquelle il

assista, fut une vérit;ible apothéose.


Le 20 avril, il travaillait encore à remanier Aga-
thocle.

a Vous m'avez ordonné,écrivait-il à d'Argental, de


dépouiller quatre le quatrième acte] pour habiller le
le
cinq. Depuis cinq heures dumatin je déshabille fort aisément
ce quatre; mais je crains d'être un mauvais tailleur pour
le cinq. La généreuse secrétaire [M"^ d'Argental] est priée de
corriger, au second acte, un petit couplet d'Argide, qui me
paraît un peu trop brutal pour un prince aussi noble et
aussi vertueux que lui. Il faudrait, je crois, tourner ainsi
cet endroit :... »

Le 16 mai, il écrivait encore ce joli billet à l'abbé de


Lattaignant :

Lattaignant chanta les belles ;

11 trouva peu de cruelles ;

VOLTAIRE. 4
74 VOLTAIRE

Car il sut plaire comme elles.


Aujourd'hui plus généreux,
Il fait des chansons nouvelles

Pour un vieillard malheureux.

Je supporte avec constance


Ma longue et triste souflfrance,
Sans Terreur de l'espérance ;

Mais vos vers m'ont consolé ;

C'est la seule jouissance


De mon esprit accablé.

« Je ne peux aller plus loin, monsieur. M. Tronchin [son


médecin, témoin du tl-iste état où je suis, trouverait trop
étrange que je répondisse en mauvais vers à vos charmants
couplets. L'esprit d'ailleurs se ressent trop des tourments
du corps ; mais le cœur du vieux Voltaire est plein de vos
bontés. »

Enfin le 26 mai, dans son lit de mort, on lui apporta


la nouvelle que Lally-Tollendal, qui avait été condamna
et exécuté injustement, et dont Voltaire avait poursuivi
avec acharnement la réhabilitation, venait en etïet

d'être réhabilité solennellement, par cassation de l'arrêt


du parlement qui Tavait condamné. Voltaire se réveilla
de l'assoupissement où il était plongé depuis quelques
jours, pour écrire au fils de Lally :

« Le mourant ressuscite en apprenant cette grande nou-


velle. H embrasse bien tendrement M. de Lally. Il voit que
le roi est le défenseur de la justice. 11 mourra content. »

Il s'éteignit le 30 mai 1778^ âgé de quatre-vingt-trois


ans six mois et dix jours.
Son corps fut transporté, par les soins de son neveu,
Champagne.
l'abbé Mignot, à l'abbaye de Scellières, en
Il ramené en 1791, par ordre de l'Assemblée
en fut
nationale, et conduit au Panthéon le 41 juillet avec
une pompe triomphale. Le bruit a couru que sous la
SA MOUT 75

lleslauration ses cendres, ainsi que celles de Rousseau,


auraient été enlevées de ce lieu et jetées au vent; mais
il n'y a rien de prouvé à cet égard. On aime mieux
croire qu'il repose là, après la vie la plus agitée, la
plus traversée, la plus active et la plus remplie qui ait
jamais été celle d'un homme de lettres, et plus
agitée même que celle de beaucoup d'hommes d'ac-
tion.
CHAPITRE Xll

SON CARACTERE.

Par cette esquisse, encore qu'incomplète, de sa vie,


on a déjà aperçu les principaux traits du caractère de
Voltaire. C'était un homme dévoré du besoin d'aLtivité_,
du besoin de biuit et du besoin de gloire. Qu'on parlât
de lui sans cesse, partout, infatigablement, c'était
chez lui une soif inextinguible. Je ne sais qui a dit de
lui, vulgairement, mais avec esprit : « C'est un homme
qui a pour dix millions de gloire et qui en demande
encore pour deux sous. »
du reste, le seul besoin d'agir, de se remuer, de
Et,
ne jamais se reposer_, aurait, même sans l'amour de
la gloire, fait sa vie ce qu'elle a été. Né sans instruc-
tion et sans génie, il aurait travaillé, cabale, inlrigu-^,
fomenté des complots, des conspirations, des batailles
populaires ; ou, de valet adroit, se serait élevé jusqu'à
quelque intendance ou quelque ferme générale.
Il était polémiste, processif, toujours en contesta-
tions et en affaires, avec des alternatives singulières
d'audace et de terreurs folles. Nerveux, trépidant,
ayant des accès de colère terrible, des rancunes achar-
nées, traversées d'apaisements quelquefois sincères, il

était comme une machine électrique toujours chargée :

Il en partait des traits, des éclairs et des foudres.


SON CARACTÈRE 77

A travers tout cela, un sens moral très faible. Per-


sonne n'était plus capable que lui d'hypocrisie, de
fourberie et de mensonge. Sa correspondance est à la
fois une œuvre qui étonne l'admiration par son éten-
due, sa ^variété et son éclat soutenu, et le plus terrible
acte d'accusation que l'on puisse dresser, avec preuves
à l'appui à chaque page, contre un homme. Evidem-
ment il n'a jamais eu la notion du devoir, et n'a pas tou-
jours eu celle de la dignité.
Ce qui le rachète et ce qui l'a sauvé, ce qui l'a
gardé des pires écarts, c'est son bon sens, qui, au
milieu de ses plus grands emportements, restait tou-
jours en lui, comme un lest. Il l'avait très ferme, très
solide, toujours présent. Le sens du réel, le sens pra-
tique, lavue nette des choses comme elles sont, ne
s'accommode généralement pas avec un tempérament
ardent, passionné et véhément. Ces choses, sans
précisément s'accorder en lui, y .«ubsistèrent toujours
parallèlement, et expliquent les soudains contrastes de
son caractère et les brusques péripéties de sa vie ; et
leur présence simultanée en lui sont le trait saillant
de son caractère, et proprement l'originalité de son
étrange et déconcertante complexion.
Ce qui Fa sauvé et racheté plus encore, c'est qu'il
était passionné, rancunier, jaloux,
mais méchant ;

point mauvais. Il avait de la bonté de cœur, l'amour


des hommes, le sentiment de la pitié, vraiment assex
forts quand ses haines ne l'absorbaient pas, ce qui
ne laissait pas d'arriver souvent. Il ne pouvait pas
voir souiïrir sans attendrissement ou sans indigna-
tion; il cœur l'humanité moins
voulait de tout son
foulée, moins persécutée, moins tracassée, moins
malheureuse, qu'elle le fût par sa faute ou par la
fa»ïte de ceux qui la mènent. Il s'attachait à l'invin-
VOLTAIRE

cible espérance qu'elle se ferait, bien conseillée par


lui quelques autres, un sort meilleur.
et
Malheureux, car il le fut vraiment jusqu'à la soixan-
taine, et peut-être plus outre, par l'efifet de ses passions
mêmes, il ne se dit point, et c'est à son honneur,,
qu'il en serait de même de l'humanité tout entière
pour les mêmes raisons, et qu'elle serait malheureuse
tant qu'elle ne serait pas raisonnable, et qu'elle ne
serait jamais raisonnable parce qu'elle ne change pas.
Ce raisonnement est celui du pessimiste froid et du
misanthrope tranquille et dédaigneux, et ce ne fut
pas le sien, du moins h son ordinaire. Il travailla
sincèrement, à sa gloire avant tout, et à l'améliora-
tion de l'humanité ensuite, et non guère moins à
ceci qu'à cela.
Personnellement, du reste, il était généreux, cha-
ritable, à quoi un grand mérite, car il était
il avait
naturellement assez avare. Il a rais sa plume au ser-
vice des persécutés, des la Barre, des Sirven mais ;

non pas la plume seulement. L'or coulait assez facile-


ment de ses mains dans celle des malheureux. Les
lettres àson intendant de Paris, l'abbé Moussinot, en
témoignent d'une façon incontestable. Et qu'on ne —
disepointqu'àcet homme deuxfois millionnaire, ce qui
équivaut, à cette date, à l'être six fois aujourd'hui, la
chose était facile. On sait que la fortune ne rend
pas généreux d'ordinaire ceux qui y parviennent
après de longs efforts et qui ne l'ont pas trouvé en
naissant. Lui fut progressivement généreux et cha-
ritable, à mesure que sa fortune fut plus grande.
Ce qu'il fit à Ferney, il le fit en partie par besoin
d'activité, en partie par ostentation, en partie aussi par
véritable bienfaisance. Il n'aimait pas voir l'infortune
autour de lui, il aimait voir la prospérité augm- nter
SON CARACTÈRE 79

sans cesse autour de lui et par lui. Ce sont choses


dont il taut tenir compte. Deux vers de lui le résument
assez bien :

J"ai fait plus on mon temps que Luther et Calvin,

Voilà pour le besoin d'activité, de création et d'a-


gitalion aussi.

J'ai fait un peu de bien : c'est mon meilleur ouvrage.

Voilà pour l'instinct d'humanité et de bienfaisance.


Nature complexe, oii le bien et le mal se sont ren-
contrés et entremêlés, et qu'il ne faut pas juger, qui
ne peut pas être jugée d'un seul mot. Il faut se défier
de l'homme qui admire Voltaire sans réserve il y a :

des chances pour que ce ne soit pas un homme de


sens moral très délicat. Il faut se tenir sur une cer-
taine réserve avec l'homme qui le repousse tout entier
avec horreur : il y a des chances pour que. ce soit un
esprit étroit. — A moins, ce qui arrive, que ni Tun ni
l'autre ne l'ait lu, auquel cas il n'y a rien à préjuger

de l'idolâtrie de l'un ni de la répulsion de l'autre.


SECONDE PARTIE
LŒUVRE

CHAPITRE PREMIER

ŒUVRES PHILOSOPHIQUES EN PROSE.

Il serait assez naturel, au premier regard, de partager


une élude sur l'œuvre de Voltaire en deux parties, et
d'examiner dans l'une les ouvmgos en prose et dans
l'autre les ouvrages en vers. Ce n'est pourtant pas ainsi
que nous mènerons Tétude qui va suivre. Notre raison,
pour procéder autrement, estque Voltaire, quelque objet,
à bien peu près, qu'il ait eu en vue, y a appliqué tour à
tour son talent de prosateur et son talent de poète. Il a
été philosophe en vers et en prose ; historien en prose
et en vers ; conteur en prose et en vers ; ajoutons
qu'il a écrit à ses amis tantôt en prose, tantôt en prose

mêlée de vers. Etudier d'abord le poète, ensuite le pro-


sateur, ou inversement, serait donc s'exposer à repasser
deux fois par le même chemin et à rencontrer deux fois
les mêmes idées générales, tendances d'esprit, tours de
caractères et procédés de composition. Mieux vaut étu-
dier successivement le philosophe, l'historien, le socio-
logue, le critique, le romancier, le dramat'ste, etc., et à
chaque fois examiner comment il a été prosateur, com-
4*
82 VOLTAIRE

ment il a été poète dans chacun de ces genres différents.


Et c'est ainsi que dans ce premier chapitre nous étu-
dierons le philosophe dans les ouvrages en prose de Vol-
taire, et dans le second le philosophe se servant du vers
pour illustrer des idées philosophiques; et ainsi de suite.
La philosophie de Voltaire se réduit tout entière à une
idée négative : éliminer de la pensée de l'homme l'idée
de l'intervention du surnaturel dans le monde. Les hom-

mes ont cru de tout temps J


° à Dieu 2" à l'intervention
: ;

de Dieu dans les affaires de l'humanité. Ils ont raison de


de croire à Dieu, à Dieu rémunérateur des actes bons,
et punisseur des actes mauvais au delà de la totiibe^ par
conséquent à l'immortalité de l'âme, sans laquelle rému-
nération et punition seraient impossibles.
Mais leur croyance au surnaturel doit s'arrêter là. Ils

ont tort de croire que Dieu agit en ce monde, soit par


actes dérogeant aux lois naturelles (miracles), soit par
influence sur nos âmes (grâce), soit par préceptes donnés
par lui directement aux hommes (révélation). Il y a Dieu
et il y a les hommes. Il n'y a pas de relations entre eux
sur laterre. Après la mort seulement, l'homme tombe
entre les mains de Dieu qui le traite selon ses mérites.
11 ne faut pas dire « L'homme s'agite. Dieu
: le mène. »
Il faut dire : a L'homme agit, Dieu le juge. »

Cela fait deux parties de la philosophie de Voltaire:


l'une affirmative, l'autre négative. Voyons successive-
ment le détail de l'une et de l'autre.
Dieu est. L'idée eu est venue à l'homme par le spec-

tacle de l'univers :

« On a vu
des effets étonnants de la nature, des mois-
sons et des des jours sereins et des tempêtes, des
stérilités,
bienfaits et des fléaux, et on a senti un maître... 11 y a quel-
que chose d'éternel, car rien n'est produit de rien... Tout
ouvrage qui nous montre des moyens et une fin annonce
ŒUVRES PHILOSOPHIQUES EN PROSE 83

un ouvrier donc cet univers est composé de ressorts, de


;

moyens dont chacun a sa fin, découvre un ouvrier très puis-


sant, très intelligent... Ma seule raison me prouve un être
qui a arrangé la matière de ce monde... »

Dieu est. Surtout ii faut çu il soit. C'est exirêmement


utile; c'est nécessaire. La société n'existerait plus si la

croyance en Diiiu^disparaissait. L'idée de Dieu n'est pas


bonne parce qu'elle est vraie elle est vraie parce qu'elle
;

est bonne. Tous les honnêtes gens ont besoin que Dieu
existe. Il suffit : croyons qu'il est, et ne permettons pas
qu'on en doute :

« Le grand objet, le grand intérêt, ce me semble, n'est

pas d'argumenter en métaphysique mais de peser s'il faut,;

pour le bien commun de nous autres, animaux misérables


et pensants, admettre un Dieu rémunérateur et vengeur,
qui nousperve à la fois de frein et de consolation, ou rejeter
cette idée, en nous abandonnant à nos calamités sans
espérance et à nos crimes sans remords »

« Mon opinion est utile au genre humain la vôtre est ;

funeste ; elle peut encourager Néron et Cartouche la ;

mienne peut les réprimer... Dans le doute où nous sommes


tous deux, je ne vous dis pas avec Pascal Prenez le plus :

sûr il n'y a rien de sûr dans l'incertitude. Il ne s'agit pas


;

ici de parier, mais d'examiner. De quoi s'agit-il ? De con-


soler notre malheureuse existence. Qui la console ? Vous
ou moi ? Quand l'opinion que je soutiens n'aurait prévenu
que dix assassinats, dix calomnies, dix jugements iniques
sur la terre, je tiens que la terre entière doit l'embrasser. »

Voilà grande raison qui doit décider tout. Dieu est


la
d'utilité publique,Dieu est d'utilité sociale. Bayle s'est
demandé si une société d'athées pourrait subsister. Elle
pourrait subsister mais elle serait épouvantable
; :

« Je ne voudrais pas avoir afTaire à un prince athée qui


trouverait son intérêt à me faire piler dans un mortier je :
8>4 VOLTAlliE

suis l)iensùr que je serais pilé. Je ne voudrais pas, si j'étais


souverain, avoir affaire à des courtisans athées dont rintérê"
serait de m'empoisonner il me faudrait prendre au liasard
:

du contrepoison tous les jours. Il est donc absolument


nécessaire, pour les princes et pour les peuples, que l'idée
d'un Être suprême, créateur, gouverneur, rémunérateur et
vengeur, soit profondément gravée dans les esprils. »

Donc Dieu existe, et il est du lojjteimportance de


croire qu'il existe et de croire qu'il récompense les bons
et punit les méchants.
Mais pour qu'il puist^e punir les méchants et récom-
penser les bons, il faut que l'âme soit immortelle. II pour-
rait bien récompenser et punir dès cette vie mais d'une ;

part nous savons déjà et nous verrons plus précisément


plus lard que Voltaire n'admet pas l intervention de
1 Dieu ici-bas, et d'autre part même
ceux qui croient que
Dieu intervient dans les choses de la terre et récompense
et punit dès cette vie, reconnaissent qu'il ne le fait qu'in-
complètement, et que, pour qu'ily ait vraie récompense
et punition proportionnée, il faut qu'il y ait une autre
vie, compensatoire, pour ainsi parler,, de celle-ci.

Donc l'àme est immortelle. Voltaire n'en doute pas.


11 recherche roriginc de cette idée à peu près universelle
dans le genre humain.

« Lorsque les hommes virent en songe leurs parents ou

leurs amis morts, il fallut bien chercher ce qui était apparu.


Ce n'était pas le corps, qui avait été consumé sur un bûcher
ou englouti dans la mer et mangé des poissons. C'était pour-
tant quelque chose car ils t'avaient vu
: le mort avait ;

parlé le songeur l'avait interrogé. Etait-ce Psyké ? était-ce


;

/*»c»?«a? était-ce yYouss? On imagina un fantôme, une figure:


c'était S/lia, c'était />aï/noH, les m^nes, une ombre, une petite
âme d'air et de feu, extrêmement déliée, qui errait je ne
sais où. »
ŒUVRES PMILOSOPHIQUKS EN PROSE 8.")

L'âme est-elle matérielle ?esl-ellespiritneIle?Est-elle


un pur être idéal, sans aucune réalité sensible, soustraite
au tact, à la vue, à toutes les conditions des corps les
plus ténus du reste qui sont ici-bas? ou a-t-elle quelque
nature corj)orelle encore ? Est-elle, comme a dit La Fon-
taine, « un morceau de matière subtilisée, je ne sais quoi
plus vif et plus mobile encore que quintessence
le feu,

d'atome extrait de la lumière? » Voltaire, tout en incli-


nant, avec Locke, à croire que la matière peut penser,
ne décide rien sur cette affaire, et, à vrai dire n'y tient ,

pas du tout. Il tient seulement à ce que l'àme existe, à


ce qu'un reste de nous demeure après la mort pour
êlrc récompensé ou puni. Toute sa philosophie a
pour objet la nécessité des peines et des récompenses
d'ouire-tombe.

« Je veux que mon procureur, mon tailleur, mes valets,


ma femme même croient en Dieu, et je m'imagine que j'en
serai moins volé et moins trompé... Toutes lès nations
policées ont admis des dieux récompenseurs ou punisseurs
et je suis citoyen du monde... Je vous abandonne tout le
reste. Je vous abandonnerai même mon monde éternel, si

vous le voulez absolument... »

Mais non pas une autre vie oii le coupable et l'honnête


hommepuissenttrouverleur châtiment etleurrevanche.
L'important est là parce que ce qui importe, c'est
:

qu'il y ait ordre eljustice,ttt que, sans cela, ce monde ne


serait qu'injusticeou justice hasardeuse, que désordre
ou ordre incomplet.
Et pour que cette autre vie existe, il fautqu'une partie
de nous puisse y aller; donc une partie de nous échappe
à la mort.
Dieu, Dieu créateur. Dieu juste, Dieu rémunérateur
et punisseur, vie d'outre-tombe, immortalité d'une partie
86 VOLTAIRE

de nous-mêmes: voilà toute la philosophie affirmative


de Voltaire.
Ce qu'il nie, ce n'est donc pas le surnaturel ; mais
c'est le surnaturel agissant dès à présent sur la terre

et intervenant dans les affaire des hommes ; en d'autres


termes, ce qu'il nie, c'est la religion.
Et non pas seulement le christianisme sous ses diffé-
rentes formes, mais aussi bien le paganisme, et le boud-

dhisme et le mahométisme. Une religion en effet, c'est


une conception des rapports de l'homme avec Dieu tant
avant la mort qu'après la mort, et c'est une conception
du gouvernement de l'humanité par Dieu. Toutes les
religions, ou disons, de peur d'une erreur qui serait
infiniment restreinte, l'immense majorité des'religions
humaines a cru que Dieu s'occupait de nous dès celte
vie, continuellement qu'il nous inspirait, nous soute-
;

nait, nous protégeait, nous encourageait; qu'il nous


parlait, soit par lui-même, soit par ses messagers, soit
parles dépositaires de sa parole qu'il nous enseignait
;

par sa parole écrite expliquée par ses interprètes; qu'il


fallait le prier, lui exposer nos besoins et nos vœux et
nos misères, et lui direque nous avons confiance en lui;
qu'il fallait enfin l'adorer, le proclamer et le bénir.
De là le dogme de la Providence, le dogme de la
grâce, le dogme dala révélation, le clergé, le culte, la
prière.
que Voltaire repousse ou écarte avec
C'est tout cela
plus ou moins de répugnance, avec plus ou moins
d'énergie; mais, en somme, c'est à tout cela qu'il re-
fuse de croire.
Dieu ne s'occupe pas de nous, ou, s'il s'en occupe,
c'est d'une façon très générale. Comme a dit Malebran-
cho, iln'agit jamais, « par des intentions particulières. »

Il nous gouverne par les lois générale et irrévocables


ŒUVRES PHILOSOPHIQUES EN PROSE 87

du monde qu'il a instituées une fois pour toutes, et il se


réserve d'examiner notre conduite quand nous compa-
raîtrons devant lui. Il nous préside et il nous attend. Il
assiste à notre vie, sans la diriger, et il nous attend à la
mort pour nous nos mérites. Il est très loin
traiter selon

de nous; il n'agit ni en nous, ni sur nous, ni pour nous.


Croire qu'il a parlé estune erreur.
Il a mis sa loi, une

fois pour toutes, dans notre cœur, et c'est la conscience;


comme il a donné sa loi une fois pour toutes à la nature,
et il s'est tu à jamais.
Croire qu'il intervient dans notre cœur et croire qu'il
intervient dans Tordre de la nature pour le changer sont
d'égales erreurs. Le miracle
n'existe pas, et la grâce,
sorte de miracle psychologique, n'existe pas non plus.
Ce sont deux formes de l'intervention du surnaturel dans
le monde d'ici-bas, etle surnatureln'intervientjamais.
Croire qu'il faut une erreur. C'est l'enga-
le prier est
ger à intervenir, ce qn'\\ ne fera point et ce qu'il est im-
pertinent de lui demander.
Croire^ surtout, qu'il a des interprèles est une erreur.
Il n'a jamais parlé, qu'à la conscience humaine en la
créant, ce qui est dire simplement qu'il a donné une fois
pour toutes sa loi àl'homme, comme à la nature, comme
à tous les êtres. Nous n'avons^donc à interroger sur nos
devoirs que nous-mêmes. Le représentant, l'interprète,
le témoin, le docteur, et le prêtre de Dieu sur la terre,
c'est notre conscience. En conséquence, point de texte
saint, point de culte, point de religion.
La religion n'est point seulement fausse ; elle est nui-
sible. Non pas en elle-même, sans doute; en elle-même
ellen'est qu'une erreur; mais elle est nuisible par la pas-
sion que les hommes y mettent toujours, y mêlent tou-
jours. Rien n'est plus irritant pour les hommes.
L'homme est ainsi fait que les vérités particulières, quoi-
.s •s VOLTAIRE

quedéjàelleslepassionnent, l'exaspèrent peu. L'homme


qui a trouvé la différence des monocotylédones et des
dicotylédones est très heureux de sa découverte, mais
n'entre pas en fureur homicide contre ceux qui la con-
testent.Mais lesidéesgénérales passionnent les hommes
jusqu'à l'exaspération. Celui qui croit avoir eu en sa
possession la vérité universelle, absolue, à laquelle le
salutdu monde est attaché, ne peut pas la voircontis-
tée sans un désespoir immense, où la colère se joint
tout de suite, presque toujours du moins; et il devient
capable des dernières violences pour la faire prévaloir
et pour sauver malgré eux ceux dont il tient le salut
dans sa main.
Voilà ce qui fait que Voltaire a la plus grande
défiance à l'égard des religions.
La moitié, à bien peu près, de son œuvre est con-
sacrée à l'énumération ou à la description des misères
que les religions ont déchaînées sur le monde, sans
qu'il fasse réflexion que les religions ont été plus
souvent le prétexte que la cause des luîtes sanglantes
que les hommes ont soutenues les uns contre les
autres, et que, dix fois contre une, les guerres reli-
gieuses ont été des guerrespolitiques ou desguerres de
classe, sous le voile ou sous le manteau de guerres
religieuses.
H y a même à remarquer que ce prétexte religieux
pris par la haine politique, Voltaire s'en aperçoit parfai-
tement quand il s'agit des persécutions souffertes parles
chrétiens. Dans ce cas, il sait très bien dire que ce n'était
pas tant le paganisme qui poursuivait la religion
nouvelle, que ce n'était le pouvoir politique qui pour-
suivait des hommes réputés ennemis de l'Etat. Mais
ce raisonnement, il ne le fait plus, ou cette excuse il
ne s'avise plus de l'aller chercher, quand il s'agit des
ŒUVRES PHII.OSOPllIOUES EN PROSE 89

guerres religieuses entre chrétiens, parce que c'est


au cliristianisme qu'il en veut d'une aversion toule
^particulière.
Quoi qu'il en soit, d'une façon générale ,
telle est sa

pensée. La croyance à l'intervention du surnaturel


dans le monde a créé les religions; la croyance à l'in-

tervention du surnaturel dans le monde est une


erreur, les religionsensont une autre ; elles sontde plus
une institution nuisible à l'humanité, et il faut les
éliminer de l'esprit humain.
Ou plutôt, dans l'ordre inverse, qui est le vrai,
qui nous donne la vraie succession et génération des
idées de Voltaire sur ce sujet : les religions sont
nuisibles à l'humanité, nous sortons des guerres entre
protestants et catholiques, nous sortons de la funeste
et impolitique révocation de l'Edit de Nantes ; il ne faut
plus de religions. Mais s'il y a des religions, c'est que
l'homme croit à des rapports étroits et continus entre
lui et Dieu. C'est l'idée de ces rapports étroits et con-
tinus entre l'homme et Dieu qu'il faut détruire. Par
l'athéisme? Non; c'est dangereux. Il est bon que
l'homme croie qu'il a au ciel un juge très juste et
très sévère. Et c'est inutile il suffit, pour que les
:

religions disparaissent, qu'on ne croie plus à l'interven-


tion du surnaturel dans les choses de la terre. N'y
croyons donc point. Croyons à un Dieu dont la puis-
sance sur nous commence à notre mort, et dont les
rapports avec nous commencent strictement à notre
dernier soupir. Cela suffit pour qu'il soit redoutable,
et cela n'entraine ni religion, ni culte, ni prêtres. C'est
où Voltaire s'arrête et est demeuré assez ferme. C'est
ce qu'il appelle et ce qu'on a appelé après lui le

Déisme.
Il est à peu près inutile de dire qu'en ces matières il
90 VOLTAIRE

n'est pas si facile de s'arrêter où l'on veut, et que ce

déisme mène à l'athéisme en deux pas.


Car, d'abord, les hommes ne croient vraiment à Dieu
que quandilsl'aiment, et ils ne l'aiment que quand ils le
conçoivent comme un père vigilant/attentif, s'occupant
d'eux et qui les aime. Le Dieu lointain_, qui n'intervient
pas dans les affaires de ce monde, indifférent en appa-
rence, expectant au moins, et qui ne's'occupe de chacun
de nous que pour le juger quand il est mort, est un Dieu
à qui l'on s'habitue très aisément àne pas croire. Non
seulementce n'est pas un Jésus, mais ce n'est pas même
unZeus c'est un Minos. Jamais les hommes n'ont adoré
;

Minos. Ils n'ont eu à son égard qu'une peur mysté-


rieuse, lointaine et assez vague. Il n'a jamais eu une
véritable influence sur la conduite des mortels.
Ensuite ce Dieu de haute police peut cesser très vite
de paraître utile ;et dès qu'il ne paraît plus utile, on n'y

croit plus, puisque son existence n'est fondée que sur


son utilité sociale. Il se trouvera très vite des gens pour
dire que la vertu a sa récompense ici-bas, même
quand elle est le crime son châtiment
persécutée, et
même ici-bas, même quand il
triomphe en apparence,
et que, par conséquent, si l'existence de Dieu n'est fon-
dée que sur l'utilité sociale de son rôle, elle est aussi
peu fondée que possible.
Enfin le Dieu de Voltaire est un Dieu tellement incon-
sistant qu'il n'est plus une personne il n'est qu'une lai. ;

Quand on prononce son nom, c'est comme si l'on disait :

« Le monde est organisé. — La vertu sera récompen-


sée. — Le vice sera puni. — Il y a des lois naturelles. —
Il ya une loi morale. » On peut croire à ces lois, sans
croire en Dieu.
Pour ce qui est des lois de la nature et de l'organisa-
tion du monde, on peut croire que les choses sont ainsi,
ŒIVRKS PHILOSOPHIQUES EN PROSE

depuis toujours, et ne pas en chercher l'explication.


Pour ce qui est de la loi morale, onpeut croire qu'elle
agit par elle-même comme une loi naturelle, le crime
dégradant le criminel, la vertu l'élevant et l'ennoblis-
sant, dès ce monde, et peut-être aussi dans un autre ;

car on peut croire en une série de vies successives dans


chacune desquelles l'être trouve larécompense ou le châ-
timent de la précédente, sans pour cela croire à un
Minos rémunérateur et punisseur, à une 'personnification
de la loi rémunératrice et vengeresse.
C'est que Voltaire fait à Dieu sa part, et une part assez
petite, et que dans les esprits des hommes, quand Dieu
n'est pas tout, il n'est rien. Quand il n'est pas conçu
comme sans cesse agissant, et toujours présent et pré-
sent partout, il ne tarde pas à être tenu pour n'agissant
nulle part, partout absent et n'existant point. Ce n'est
peut-être pas une vérité logique, mais c'est une vérité
d'observation morale, c'est une vérité psychologique
que le mot célèbre : « Un déiste est un homme qui
n'a pas vécu assez longtemps pour être athée. »
CBAPITRE II

ŒUVRES PHILOSOPHIQUES EN VERS.

Quoi qu'il en soit, ce sont ces idées que Voltaire a


exprimées en prose agréable, comme nous l'avons vu,
et en vers souvent très beaux, comme nous Talions voir.

Ses idées philosophiques sont exposées dans le Diction^


naire philosophique \adin'?, t H istoh^e de Jemn\ dans d'au-
tres contes encore; et dans les Discours su/' tliomme; le
poème sur la Loi ymturelle et quelques épitres. Ces der-
niers ouvrages sont en vers. YoKaire y définit ainsi
l'Etre suprême, ou plutôt laisse le choix, comme on va
voir, entre plusieurs définitions différentes :

Soit qu'un être inconnu, par lui seul existant,


Ait tiré depuis peu l'univers du néant ;

Soit qu'il ait arrangé la matière éternelle ;

Qu'elle nage en sou sein, ou quil règne loin d'elle ;

Que l'àme, ce flambeau souvent


ténébreux,
si

Ou soit un de nos sens, ou subsiste sans eux ;

Vous êtes sods la main de ce maître invisible.

Quel qu'il soit, il existe, et c'est ce dont il n'est pas


loisible de douter. Voltaire n'est pas tendre pour ceux
qui se le permettent. 11 écrit à l'auteur du livre des
Trois hnposteurs :

Insipide écrivain, qui crois à tes lecteurs


Crayonner le portrait de les Trois imposteurs,
ŒLVRES l'HlLOSOIMIIQCES EN VEHS 93

D'où vient que, sans esprit, lu fais le quatrième ?


Pourquoi, pauvre ennemi de llissence suprême,
Confonds-tu Mahomet avec le Créateur
Et les œuvres de Thomme avec Dieu, son auteur ?

Reconnaissons ce Dieu, quoique très mal servi.


De lé'.ards et de rats mon logis est rempli ;

Mais Tarchitecte existe, et quiconque le nie.


Sous le manteau du sage est atteint de manie.

Ce système sublime à l'homme est nécessaire ;

C'est le sacré lien de la société.


Le premier fondement de la sainte équité,
Le frein du scélérat, l'espérance du juste.
Si lescieux dépouillés de son empreinte auguste
Pouvaient cesser jamais de le manifester.
Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. .

Mais toi, raisonneur faux, dont la triste imprudence


Dans le chemin du crime ose les rassurer.
De tes beaux arguments quel fruit peux-tu tirer ?
Tes enfants à ta voix seront-ils plus dociles ?
Tes amis, au besoin, plus sûrs et plus utiles ?
Ta femme plus honnête ? et ton nouveau fermier
Pour ne pas croire en Dieu va-t-il mieux te payer ?
Ah ! laissons aux humains la crainte et l'espérance.

Il y a donc tant d'avantages à ce que Dieu soit, qu il

existe. Mais quels sont ses rapports avec T homme ? A


l-il Lui a-t-il dicté saloiPNous savons
parlé à l'homme"?
déjà réponse de Voltaire. Oui et non. Si l'on entend
la

que Dieu a parié à 1 homme directement, face à face, par


révélation, non :

Il n'a point de l'Egypte habile les déserts ;

Delphes, Délos, Ammun ne sont pas ses asiles ;

Il ne se cacha point aux antres des Sibylles....


9t VOLTAIRE

Mais si l'on entend qu'il a mis sa loi dans le cœur de


l'homme, qu'il Ta averti et enseigné en mettant dans
son âme un instinct particulier, il faut répondre : oui.

Quoi ! le monde est visible, et Dieu serait caché !

Quoi plus grand besoin que j'aie en ma misère


! le
Est le seul qu'en effet je ne puis satisfaire !

Non le Dieu qui m'a fait ne m"a point fait en vain


! :

Sur le front des mortels il mit son sceau divin.


Je ne puis ignorer ce' qir'ordonna inon maître ;
Il m"a donné sa loi, puisqu'il m'a donné l'être.

Sans doute il a parlé ; mais c'est à l'univers.

Celte loi qu'il a donnée à tout l'univers, c'est-à-dire à


tous les hommes, c'est la morale. Elle est universelle.
Elle est la môme en son fond, en ce qu'elle a d'essen-
tiel, partout y a un homme qui pense, pensât-il fort
oij il

peu. Chinois, Japonais, Persans et Lapons ont sur cette


même opinion générale. En vain prétendra- t-on
affaire
qu'aucune marque divine n'est dans cet assentiment
généra], que ces « cris de la nature » ne sont qu'habi-
tude » et « besoin social, » que les hommes n'ont une
morale que parce que, sans morale, ils sentent qu'il n'y
aurait pas de société possible. Cebesoin social, d'où vient-
il lui-même ?

D'où nous vient ce besoin ? l'ourquoi l'Etre suprême


Mit-il dans notre cœur, à l intérêt porté.
Un instinct qui nous lie â la société ?
Les lois que nous faisons, fragiles, inconstantes,
Ouvrages d'un moment, sont partout différentes...

Mais morale reste toujours, immobile, indéraci-


la loi

nable, au fond de nos coeurs.

L'homme le plus injuste et le moins policé,


S'y contemple aisément quand l'orage est passé.
olUvres philosophiques en vers

Tous ont reçu du ciel avec rinlelligence


Ce frein de la justice et de la conscience.
De la raison naissante elle est le premier fruit ;

Dès qu'on la peut entendre, aussitôt elle instruit.

Soit ; mais cotte loi morale pouvons-nous la suivre?


L'homme est-il libre? Peut-il, parce qu'il le veut, suivre
un chemin ou un autre? A-t-il la conduite qu'il veut
avoir? Fail-ii sa vie ce qu'il veut qu'elle soit? Cela a
été très contesté, et reste obscur. Voltaire, qui a varié
sur ce point, comme sur bien d'autres, penche très for-
tement, à plusieurs reprises_, pour la croyance au
libre arbitre de l'homme :

Oui, l'homme sur la terre est hbre ainsi que moi (1;.
C'est le plus beau présent do notre commun Roi...
C'est l'attribut divin do l'Être tout-puissant ;

Il en un partage à ses enfants qu'il aime.


fait
Nous sommes ses enfants, des ombres de lui-même...
Comment, sans liberté, serions-nous ses images ?
Que lui reviendrait-il do ses brutes ouvrages ?

L'homme est moralement Ubre. S'il ne semble pas


l'être toujours, c'est qu'il n'est pas'parfait. Il a la Hberlé
comme il a la santé et la force, avec ^es défaillances
et des éclipses. Ce n'est pas une raison pour croire qu'il

ne l'a point du tout :

La liberté, dis-tu, t'est quelquefois ravie :

Dieu te la devait-il immuable, inlinio.


Egale en tout état, on tout temps, en tout lieu ?
Tes destins sont d'un homme et tes vœux sont d'un Dieu •

Quoi dans cet océan cet atome qui nage


!

Dira « L'immensité doit être mon partage »


: 1

Non tout est faible en toi, changeant et limité,


1

Ta force, ton esprit, tes talents, ta beauté....

(l" C'est un ange <iui est ceusé parler.


116 VOLTAIItE

Une lièvre brOlanle, attaquant tes ressorts,


Vient à pas inégaux miner fon pauvre corps
Mais quoi Par ce danger répandu sur ta vie,
!

Ta santé pour jamais n'est point anéantie !

On le voit revenir des portes de la mort.


Plus ferme, plus content, plus tempérant, plus fort.
Connais mieux l'heureux don que Ion chagrin réclame
La liberté dans l'homme est la santé de l'àme.

L'homme accomplira donc la \o\ morale, et celaPaidera


à supporter les misères de ce monde.
Elles sont grandes en une chose devant
elTet, et c'est

laquelle le philosophe s'arrêle toujours avec étonnement


etépouvante. Le chrétien a une réponse toute prêle pour
s'affermir et se réconforter quand il est en présence
du mal sur la terre: ce monde est une épreuve le ;

mal frappe même le juste, même l'innocent, pour qu'ils

montrent leurs vertus, pour leur donner une matière à


exercer leur force d'âme, et pour permettre ainsi d'avoir
du mérite, pour leur permetire de mériter les compen-
sations d'outre-tombe.
Mais le déiste qui n'est pas chrétien est plus embar-
rassé, et se demande avec une sorte do révolte pourquoi
Dieu a mis du mal dans le séjour des hommes, pourquoi
il les a jetés au milieu de tant de misères et de périls.
Ce sont ces idées que Voltaire a agitées avec éloquence
dans beaucoup de passages de ses œuvres, et particuliè-
rement dans le Puème sur le Iremblcmeiit de terre de
Lisbonne.

malheureux mortels terre déplorable


! !

de tous les mortels assemblage elîroyable !

D'inutiles douleurs éternel entretien !

Philosophes trompés qui criez Tout est bien,


:

Accoure?, Contemple/ ces ruines afTreuses,


!

Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses.


ŒLVBES PHILOSOPHIQUES EN VERS 97

Ces femmes, ces enfants, l'un sur l'autre entassés...


Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire.
Quoi l'univers entier sans ce gouffre infernal,
1

Sans engloutir Lisbonne, eùt-il été plus mal !

Etes-vous assurés que la cause éternelle


Qui fait tout, qui sait tout, qui créa tout pour elle,
Ne pouvait nous jeter dans ces tristes climats
Sans former des volcans allumés sous nos pas ?

La nécessité des lois naturelles n'est pas une réponse.


Dieu pouvait sans doute les faire autres qu'elles ne sont :

Non Lne présentez plus à mon cœur agité


Ces immuables lois de la nécessité,
Cette chaîne des corps, des esprits et des mondes.
U rêves de savants 6 chimères profondes
!
'.

Dieu tient en main la chaîne et n'est point enchaîné ;

Par son choix bienfaisant tout est déterminé.


Il est libre, il est juste, il n'est point implacable.
Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable ?

Le Manichéen aurait une explication. Pour lui, il y a


deux dieux, un dieu bon et un dieu méchant, dont l'un
fait le bien, l'autre le mal, et qui luttent l'un contre
l'autre et se disputent le monde. Mais celui qui ne croit
qu'à un seul Dieu est confondu de pareilles contra-
riétés.

Car comment concevoir un Dieu, la bonté même,


Qui prodigua ses biens à ses enfants qu'il aime
Et qui versa sur eux les maux à pleines mains ?
Quel œil peut pénétrer dans ses profonds desseins '.

De l'Être tout parfait le mal ne pouvait naître ;

Il ne vient point d'autrui, puisque Dieu seul est maître :

Il existe pourtant '.


tristes vérités !

mélange étonnant de contrariétés !

Un Dieu vient visiter notre race affligée ;

Il visita la terre et ne l'a point changée" !

VOLTAIRE. 5
98 VOLTAIRE

Il n'y a pas de vraie réponse à ces terribles questions.


Il n'y a qu'à ignorer et à espérer. — Espérer quoi ? Vol-
taire, comme on va le voir, ne le dit pas formellement ;

car il serait forcé d'adopter la solution chrétienne, et

l'on voit bien qu'il ne le veut pas. Il la côtoie pour


ainsi dire, et s'en approche autant qu'il est possible en
l'évitant, dans sa conclusion:

Le présent est affreux s'il n'est point d'avenir,


Si la nuit du tombeau drtmit l'clre qui pense.
Un jour tout sera bien voilà notre espérance
:
;

Tout est bien aujourdlmi voilà rillusion...


:

Dans une épaisse nuit chercliant à m'éclairer,


Je ne sais que soufîrir, et non pas murmurer.

Un calife autrefois, à son heure dernière,


Au dieu qu'il adorait dit pour toute prière :

« Je t'apporte, ù seul roi, seul être illimité.


Tout ce que lu n'as pas dans ton immensité,
Les défauts, les regrets, les maux et l'ignorance. «

Mais il pouvait encore aiouicr Y F spcranceT'

Voilà bien des incertitudes. C'est qu'au&si bien il n'y


a qu'une chose qui soit certaine: c'est qu'il faut être
honnêtes gens. « Qu'on soit juste; il suffit ; le reste est
arbitraire. » Sur ce point il n'y a aucune raison de
douter, et quelque système qu'on ait sur « le reste, » il

mène toujours un esprit bien fait à conclure qu'il faut


être honnête. Si Dieu est, nous exécutons sa loi s'il ; —
est bon, nous lui sommes agréables ; s'il est terrible —
et nous impose des épreuves, c'estles accepter que de
nous montrer honnêtes et justes à travers des maux qui
pourraient nous pousser à la révolte et s'il n'existe ;
— •

pas, malheureux naufragés du monde, soutenons-nous


et secourons-nous les uns les autres, puisque nous ne

pouvons compter que sur nous.


Les incertitudes mêmes sur le sens du monde et sur
ŒUVRES PHILOSOPHIQUES EN VERS 99

ce qu'il est ne doivent conduire qu'àia résolution d'être


sages, justes et bons.
Et c'est ainsi y a de bonnes leçons de morale,
qu'il

non pas mais fort honnête, dans les poèmes


très élevée,
philosophiques de Voltaire. Ce qu'il y conseille surtout,
c'esi l_a modéralion on toutes choses. Voltaire, quand il
n'est pas encolère,est Tapôtre du bonsens. Lamodéra-
tion, c'est le bon sens du cœur. Il faut être modéré dans
l'ambition, d'abord, et cela va sans dire. L'ambition est
particulièrement funeste à l'homme ; elle gâte — qui
l'aurait cru ? — jusqu'aux poètes.
Les libres habitants des rives du Permesse
Ont saisi quelquefois cette amorce traîtresse :

Platon va raisonner à la cour de Denys ;

Racine, janséniste, est auprès de Louis ;

L'auteur voluptueux qui célébra Glycère


Prodigue au fils d'Octave un encens mercenaire.
Moi-même, renonçant à mes premiers desseins,
J'ai vécu, je Tavoue, avec des souverains.
Mon vaisseau fit naufrage aux mers de ces Sirènes.

Il modéré aussi dans les plaisirs. 11 y a un


faut être
art d'être heureux, qui demande beaucoup d'intelligence,
un peu d'esprit et très peu de passions. C'est office
d'artiste. Sachons être artistes en cela :

/Les plaisirs sont les fleurs que notre divin Maître


; Dans les ronces du monde autour de nous fait naître.
j Chacune a sa saison, et par des soins prudents
j
On peut en conserver pour Thiver de nos ans.
î Mais s'il faut les cueillir, c'est dune main lùgère ;

•\ On flétrit aisément leur beauté passagère...

\Le travail est souvent le père du plaisir.

Et ce n'est pas, cependant, qii'ii faille travailler trop»


Il y a une modération à garder même dans l'étude. Il
iOO VOLTAIRE

faut savoir ignorer, ne pas croire que tous les mystères,


même de la nature, sans plus parler de ceux de la méta-
physique, seront un jour découverts. Notre science
sera toujours infiniment restreinte et ridicule propor-
tionnellement à ce que nous ignorerons :

Notre savant compas


Mesure l'univers et ue le connaît pas.

Et ne comptons point qu'il cessera d'en être ainsi.


Sachons donc contenir dans de justes hornes notre soif
de connaître.
C'est encore une forme de la modération. Il en est une
autre, plus importante encore, et qui est pour Voltaire
une vertu, ce qui ne veut pas dire qu'elle ait toujours
été la sienne mais il Ta recommandée avec une
;

chaleur et une éloquence pénétrantes. Cette forme


sublime de la modération, c'est la tolérance.
S'il y a tant d'incertitudes, comme nous l'avons vu,
sur Tensemble des choses, et sur la nature de l'homme
lui-même, et sur tous les grands objets de nos connais-
sances ou plutôt de nos recherches, ce doit être une
raison de ne point nous persécuter les uns les autres
pour des idées qu'aucun de nous n'est absolument sûr
de bien comprendre, ni même de comprendre à moitié.
Il faudrait noushabituer à penser qu'il est naturel qu'il

y ait des gens qui ne pensent pas comme nous. C'est


la dernière idée qui nous vienne; c'est la première
qui devrait nous venir. Ayons-la, et tâchons de nous y
habituer, quelque pénible qu'elle nous soit àconcevoir
et à garder. Pensons et laissons les autres penser.

Que chacun dans sa loi cherche en paix la lumière !

Telles sont les principales idées philosophiques et


moralesde Voltaire. Ellesrévèlent un homme qu'aucune
rr.rvREs piulosopiiiqurs e\ vkrs 10

grande question sur le monde et sur Thomme n'a laissé


indifférent, et dont les recherches, les enquêtes, les exa-
mens, lesinterrogations, quelquefois même les réponses,
sont intéressantes.
CHAPITRE 111

ŒUVRES HISTORIQUES EN -PROSE.

En histoire Voltaire conserve les tendances ptiiloso-


phiques qui lui sont ordinaires; et s'il a voulu éliminer
du monde le surnaturel, il a tenu aussi à écarter le sur-

naturel de l'histoire.
Ce qu'on a appelé depuis la philosophie de l'histoire
venait d'être créé. Cela consiste à chercher les grandes
lois qui présidentaux événements humains, à considé-
rer l'histoire del'homme sur la terre, non comme une
succession de faits fortuits, mais comme un enchaîne^
ment de faits dérivant de grandes causes, et, par suite,
à chercher ces causes étales déterminer.
C'est Bossuet qui avait donné la première esquisse
d'une philosophie de l'histoire, comme les plus grands
historiens philosophes, les Vico, les Auguste Comte l'ont
reconnu et proclamé. Or cette philosophie de l'histoire
dans Bossuet a un caractère providentialiste. Ce que
Bossuet veut montrer, c'est que l'histoire humaine
est menée par Dieu conformément aux desseins qu'il a
sur l'homme, vers un but que Dieu connaît, et Bossuet
retrace la suite de ces desseins et indique le but, qui est
la conquête de la terre entière par le christianisme.
Pour Bossuet la philosophie de l'histoire, c'est iHnter-
vention continue du surnatweldans les grandes affaires
de l'humanité.
ŒUVHES HISTORIQUES EN PROSE 103

C'est précisément Jà ce nier, com-


que Voltaire a voulu
battre et effacer de l'esprit deshommes. A cette inten-
tion il a écrïiV Essai sur les mœurs et l'esprit des 7iations.
C'est un grand livre très inégal. Le fond en est une
simpleconstatalion des mœurs, lois^ préjugés, tendances
générales des peuples aux différentes dates de l'histoire
universelle. Cette constatation est aussi juste,, aussi
exacte qu'elle pouvait l'être en un temps où les travaux
de recherche avaient été poussés assez peu loin, et où
par conséquent les tableaux d'ensemble manquaient
encore de fondements solides. Certaines parties, notam-
ment dans l'histoire moderne, sont assez fortes et
très brillantes. L'antiquité est mal connue et semble
assez mal comprise. Rien ne montre mieux que ce
grand travail, très honorable pour son auteur, l'immense
service que l'érudition du xix° siècle a rendu à l'esprit

humain, et comme elle l'a élargi et agrandi. Voltaire,


quiest un des esprits les plus souples et les plus compré-
hensifs de son temps, s'y montre presque incapable de
comprendre un état d'esprit et un état de mœurs, quand
il est très éloigné de l'état des esprits au temps oii il vit.

Et dès qu'il ne comprend pas, il nie. Il ne comprend pas


le fétichisme, et il le ne comprend pas les étran-
nie ; il

getés, les aberrations de la mythologie, et, sans les


nier précisément, il les adoucit, les restreint, les ramène
peu à peu à sa a religion naturelle, «qu'il veut retrouver
partout.Il a une tendance à voir l'homme de tous les

temps à peu près pareil, et pareil à l'homme qu'il a sous


les yeux. En cela il est tout le contraire de Montaigne,
qui aime à voir des dilïérenees extrêmes entre les
hommes des différents temps et des différents lieux, et
qui exagère même ces différences; mais qui est plus près
de la vérité que Voltaire, quoique ayant moins de ren-
seignements entre les mains.
\0ï VOLTAIRE

En général, c'est au merveilleux que Voltaire répu-


gne absolument. Or il y a un merveilleux dans l'his-
toire,parce qu'il y a du merveilleux, de l'étrange, de
l'extraordinaire dans l'àme humaine. Il y a dans l'his-
toire un merveilleux d'imagination exaltée, un mer-
veilleux de passions excitées^ un merveilleux d'hé-
roïsme, un merveilleux de sainteté et de sacrifice, un
merveilleux de fanatisme, un merveilleux de stupidité.
L'homme est dans « l'entre-deux ; » ilest aussi dansles
extrêmes; or ce sont les extrêmes que Voltaire ne veut
pas voir;et pour comprendre toute l'histoire, son bon
sens, qui si souvent le sert bien, lui nuit quelquefois.
Quant à des lois générales gouvernant les événements
principaux de l'histoire humaine, Voltaire n'en veut pas
voir et n'en voit point. En cela il a peut-être raison, et,

tout au moins, il est très logique. Quand on n'admet


point l'aclion de la Providence sur le monde, il est assez
difficile, quoi que quelques-uns en aient cru, de trouver
des lois qui le régissent. Trouver des lois dans l'histoire,
c'esty voir des desseins, des plans, un but poursuivi,
touteschoses qui supposent unesprit. Un esprit pensant
l'histoire avant qu'elle commence pour lui donner sa
loi de direction, c'est un Dieu agissant sur les hommes.
Nous sommes ericore en pleine conception théologique.
Cela est si vrai que Vico, apportant au monde sa
« science nouvelle » (la philosophie de l'histoire), décla-
rait que son objet était de chercher à démêler les des-
seins de Dieu sur le monde, c'est-à-dire déclarait qu'il
recommençait Bossuet.
Voltaire, ayant une pensée de derrière la tête toute
contraire, devait se garder de chercher dans Thisloire
une ou des lois générales, et en effet ii s'en est gardé. Il a
même un penchant à mettre en lumière, précisément le
contraire du système qui fait dépendre l'histoire de
ŒUVRES HISTORIQUES EN PROSE lO'

grandes lois générales : il fait une part très grande dans


la génération des événements humains au hasard, c'e'&i'

k-(\'\vQkV inattendu, c'est-à-dire aux grands eiïels sor-.


tant des petites causes. Un grand événement dérivant
d'un incident insignifiant, c'est en effet quelque chose
qui pouvait ne pas arriver, c'est un grand événement
accidentel, c'est ce que nous appelons le hasard. Faire
sortir les grands événements des petits faits, des «petites
movettes, » comme dit Commynes, c'est donc réinstaller
le hasard dans l'histoire, et il n'y a pas de meilleur
moyen d'en éliminer l'action providentielle, et c'est
pourquoi Voltaire n'y manque point. Ce qui a paru un
travers de son esprit, une sorte de manie est, sinon ,

l'effetd'une intention bien concertée, dumoinsunesuite


toute naturelle de ses tendances générales.
Il ne faudrait pas oublier, cependant, qu'à côté du
hasard il voit autre chose dans l'histoire des hommes :

c'est à savoir Faction des grands hommes, et principa-


lement des grands souverains. Il leur attribue une très
grande importance. Un Auguste, un Charlemagne, un
saint Louis, un Louis XIV, ont, pour lui, une action
directe et très forte sur les événements, sur le dévelop-
pement de l'humanité. Ils semblent qu'ils arrêtent un
moment le règne du hasard, cette mêlée aventureuse
et confuse des incidents produisant des faits immenses,
et des faits immenses échouant sur des incidents. L'his-
toire est pour lui quelque chose comme le hasard, tra-
versé par le génie organisateur.
Remarquez que c'est précisément de cette façon que
le bon sens commun se représente l'histoire humaine;
que c'est la manière la plus simple de la comprendre, et
que tout autre manière de l'entendre est tout de suite
hypothétique et un peu hasardeuse et ambitieuse. Vol- .

taire est le bon sens populaire affiné d'esprit, armé de


106 VOLTAIRE

grandes connaissances et enflammé de passions, et il n'a


voulu mettre dans ses études d'historien que du bon
sens.
Il qu une histoire universelle ainsi conçue
est certain

manque d'unité, de plan, d'ensemble mais si Voltaire ;

n'en met point dans l'histoire,- c'est qu'il n'y en voit


point, et j'ai montré pourquoi il ne pouvait pas en
voir.
Il un plan, du moins une idée géné-
a pourtant, sinon
rale sur la suite du développement de l'humanité. Il
croit, à peu près, à une période relativement sage et

heureuse, —
puis à unerégression, puis à une nou- —
velle ère de sagesse et de prospérité, relatives encore.
La période heureuse, c'est l'antiquité ; le retour à la
barbarie primitive, c'est l'époque chrétienne ; la renais-

sance de l'acheminement vers le bonheur,


la raison et

ce sont les temps modernes.


L'humanité, sortie des tâtonnements des temps pri-
mitifs, a créé l'ordre dans son sein. La période que nous
appelons l'antiquité commence. Des nations s'y orga-
nisent qui ne laissent pas d'être heureuses. Elles ont des
lois sages ; elles cultivent les lettres et les arts ; la religion

n'y gouverne point ; elle est soumise au pouvoir civil;


tout pays où la religion est soumise au pouvoir civil
est relativement heureux ; de toutes ces nations les

Romainsfont un seul peuple, et c'estune grande et belle

époque de l'histoire de l'humanité.


Mais le christianisme naît. Il crée la dualité des pou-
voirs : pouvoir spirituel, pouvoir temporel. De là
naissent des conflits incessants, des guerres terribles.
Le malheur s'abat sur le monde.
La Renaissance survient. C'est l'antiquité qui renaît-
Elle fait reculer le chribtianisme. Elle diminue, exténue,
finira par détruire le pouvoir spirituel. Les nations
STATUE DE VOLTAIRE
d'ai^tèii Hou'lon.
ŒUVRES HISTORIQUES EN PROSE 109

modernes ne connaîtront que l'autorité civile réglée par


de bonnes lois qu'inspirera le bon sens; elles seront
débarrassées des superstitions, et en même temps de
l'autorité religieuse, et en môme temps des discussions
métaphysiques fécondes en malheurs. Elles seront
heureuses : a Quelle fête verront nos neveux! »

Je ne veux que montrer ici que toute la pensée de


Voltaire, qu'elle soit philosophique ou historique, est
toujours dominé par sa répulsion invincible pour l'esprit
religieux. D'autres, et qui étaient aussi peu soumis aux
dogmes chrétiens que l'était Voltaire, ont démontré le
progrès accompli sur l'antiquité par Tavènement du
christianisme lasupériorité dumoyen âge lui-même sur
;

l'antiquité ; grandeur et l'utilité du « pou-


la beauté, la
voir spirituel une époque où sans lui l'Europe n'eût
» à
été qu'une mêlée furieuse d'ambitions et d'appétits
égoïstes le peu d'avantages enfin que la diminution
;

du pouvoir spirituel et la quasi-omnipotence recon-


quise par le pouvoir civil ont amenés à leur suite;
démontré enfin que la campagne de Voltaire et des
philosophes de son temps contre l'esprit religieux a
eu des résultats beaucoup moins merveilleux que lui,
compagnons d'armes, ne l'ont supposé.
et surtout ses
Mais remarquez pourtant que son sens historique du
moins, sinon sa théorie, est assez juste. C'est bien du
moyen âge que depuis la Renaissance jusqu'aujourd'hui
nous nous éloignons, et c'est bien à l'antiquité qu'à
beaucoup d'égards nous revenons. C'est à une situation
morale et même économique assez semblable à celle de
l'Europe au quatrième siècle environ avant Jésus Christ
que nous semblons être retournés, et c'est peut-être à
une situation politique, morale et même économique
assez pareille à celle de l'Europe au deuxième siècle
après Jésus-Christ que nous paraissons nous acheminer.
110 VOLTAIRE

Reste à savoirsi ce retour est une chose dont on doive

se féliciterpour ce qui en est fait, et qu'on doive souhai-


ter pour ce qui en reste à accomplir et c'est ce dont ;

il est permis de douter, sans jamais vouloir rien affirmer

de ce que l'avenir seul peut décider.


Si l'on veut voir un exemple.de lamanière dont Vol-
taire, dans l'Essai su?' les mœurs, trace le tableau d'en-

semble d'une époque, nous citerons son chapitre :

Jde'e générale du seizième siècle :

Le commencement du xvie siècle nous présente à la


«

fois les plus grands spectacles que le monde ait jamais


fournis. Si on jette la vue sur ceux qui régnaient alors en
Europe, leur gloire ou leur conduite ou les grands chan-
gements dont ils ont été cause rendentleurs noms immortels.
C'est, à Constantinople, un Sélim, qui met sous la domina-
tion ottomane la Syrie et l'Egypte, dont les mahométans
mameluks avaient été en pos-^ession depuis le xui^ siècle.
C'est, après lui, son fils le grand Soliman, qui, le premier
des empereurs turcs, marche jusqu'à Vienne, et se fait cou-
ronner roi de Perse dans Bagdad, prise par ses armes,
faisant trembler à la fois l'Europe et l'Asie.
On voit en même temps au nord Gustave Wasa, brisant
dans la Suède le joug étranger, élu roi du pays dont il est
le libérateur...
En Espagne, en Allemagne, en Italie, on voit Charles-Quint",
maître de tous ces États sous des titres différents, soutenant
le fardeau de l'Europe, toujours en action et en négociations,
heureux longtemps en politique et en guerre, le seul
empereur puissant depuis Charlemagne, le premier roi de
toute l'Espagne, depuis la conquête des Maures opposant :

des barrières à l'empire ottomam, faisant des rois et une


multitude de princes, et se dépouillant enfin de toutes les
couronnes dont il est chargé, pour aller mourir en solitaire
après avoir troublé l'Europe.
Son rival de gloire et de politique, François I", roi de
France, moins heureux mais plus brave et plus aimable,
partage entre Charles-Quint et lui les vœux et l'estime des
nations. Vaincu et plein de gloire, il rend son royaume
CEUVRE3 HISTORIQUES EN PROSE Mi

florissant malgré ses malheurs ;


il transplante en France
les beaux-arts qui étaient en Italie au plus haut point de
leur perfection.
Le roi d'Angleterre Henri VIII, trop cruel, trop capricieux
pour mis au rang des héros, a pourtant sa place entre
être
les rois et par la révolution qu'il fit dans les esprits de ses
peuples, et par la balance que l'Angleterre apprit sous lui à
tenir entre les souverains. Il prit pour devise un guerrier
tendant son arc, avec ces mots: Qui je défends est nuiUre ;

devise que sa nation a rendue quelquefois véritable.


Le nom du pape Léon X est célèbre par son esprit, par ses
mœurs aimables, par les grands hommes dans les arts qui
éternisent son siècle et par le grand changement qui sous
lui divisa l'Église...
L'ancien monde est ébranlé, le nouveau monde est décou-
vert et conquis par Charles-Quint le- commerce s'établit
;

entre les Indes orientales et l'Europe par les vaisseaux et les


armes du Portugal. Cortez soumet le puissant empire du
Mexique; et les Pizarre font la conquête du Pérou avec moins
de soldats qu'il n'en faut en Europe pour assiéger une petite
ville.- Albuquerque dans les Indes établit la domination et le

commerce du Portugal avec presque aussi peu de forces,


malgré les rois des Indes, et malgré les efforts des musul-
mans en possession de ce commerce....
Ce qui frappe encore dans ce siècle illustre, c'est que,
malgré les guerres que l'ambition excita, et malgré les que-
relles de religion qui commençaient à troubler les Etats, ce
même génie qui faisait fleurir les beaux-arts à Rome. àNaples,
à Florence, à Venise, à Ferrare, et qui de là portait sa lu-
mière dans l'Europe, adoucit d'abord les mœurs des hommes
dans presque toutes les provinces de l'Europe chrétienne...
Il y eut entre Charles-Quint et François I" une émulation

de gloire, d'esprit de chevalerie, de courtoisie au milieu


même de leurs plus furieuses dissensions et cette émulation;

qui se communiqua à tous les courtisans, donna à ce siècle


un air de grandeur et de politesse inconnu jusqu'alors.
Cette politesse brillait même au milieu des crimes c'était ;

une robe d'or et de soie ensanglantée...


L'industrie fut partout excitée : Marseille fit un grand
commerce, Lyon eut de belles manufactures. Les villes des
112 VOLTAIRE

Pays Bas furent plus florissantes encore que sous la maison


de Bourgogne. Les dames appelées à la cour de François Je""
la firent le centre de la magnificence et de la politesse.
Les mœurs étaient plus dures à Londres, où régnait un roi
capricieux et féroce mais Londres commençait dpjà à s'en-
;

richir par le commerce. En Allemagne, les villes d'Augsbourg


et de Nuremberg, répandant les richesses de l'Asie qu'elles
tiraient de Venise, se ressentaient déjà de leur correspon-
dance avec les Italiens...
En un mot, l'Europe voyait naître de beauxjours maisils
;

furent troublé-î par la tempête que la rivalité entre Charles-


Quint et François I" excita et les querelles de religion qui
;

déjà commençaient à naître souillèrent la fin de ce siècle;


elles la rendirent affreuse et y portèrent enfin une espèce de
barbarie que les Hérules, les Vandales et les Huns n'avaient
jamais connue. »

Dans ses livres d'histoire oh Voltaire se borne à


raconter, comme dans r Histoire de Charles XII et la plus

grande partie du Siècle de Louis XIV, il est inimitable


comme rapidité, limpidité et aisance de narration.
Quelques-unes des pages de Charles XII sont restées,
non seulement classiques, comme le livre loul entier,
mais célèbres pour cette vivacité du récit et ce relief de
la peinture dans une parfaite simplicité, qui étaient qua-
lités bien rares dans l'art historique depuis Jules César.

Voici le récit de la première rencontre des Suédois sous


la conduite de Charles XII avec les Russes auprès de
Narva :

a Les Moscovites, voyant arriver les Suédois [une partie


seulement de l'armée suédoise] à eux, crurent avoir toute
une armée à combattre. La garde avancée, de cinq mille
hommes, qui gardait, entre les rochers, un poste où cent
hommes résolus pouvaient arrêter une armée entière, s'en-
fuit à la première approche des Suédois.
Les vingt mille hommes, qui étaient derrière, voyant fuir
leurs compagnons, prirent l'épouvante et allèrent porter le
ŒUVRES IIlSrOHIQUES EN PHOSE 113

désordre dans le camp. Tous les postes furent emportés en


deux heures, et ce qui, en d'autres occasions, eût été compté
pour trois victoires, ne retarda pas d'une heure la marche
du roi de Suède.
Il parut donc enfin, avec ses huit mille hommes fatigués

d'une si longue marche, devant un camp de quatre-vingt


mille Russes bordé de cent cinquante canons.
A peine ses troupes eurent-elles pris quelque repos, que,
sans délibérer, il donna ses ordres pour l'attaque. Le signal
était deux fusées, et le mot allemand: AvecVaide de Dieu. Un
olficier général lui ayant représenté la grandeur du péril :

« Quoi! vous doutez, dit-il, qu'avec mes huit mille braves

Suédois je ne passe sur le corps à quatre-vingt mille Mosco-


vites? » Un moment après, craignant qu'il n'y eût un peu
de fanfaronnade dans ces paroles, il courut après cet officier :

« N'ètes-vous pas de mon avis? lui dit-il ;n'ai-je pas deux


avantages sur les ennemis? l'un, que leur cavalerie ne
pourra leur servir, et l'autre, que le lieu étant resserré, leur
grand nombre ne fera que les incommoder ? Et ainsi je serai
réellement plus fort qu'eux. »

L'officier n'eutgarde d'être d'un autre avis, et l'on mar-


cha aux Moscovites à midi, le 30 novembre 1700.
Dès que le canon des Suédois eut fait brèche aux retran-
chements, ils s'avancèrent la baïonnette au bout du fusil,
ayant au dos une neige furieuse qui donnait au visage des
ennemis. Les Russes se firent tuer pendant une demi-heure
sans quitter le revers des fossés. Le roi attaquait à droite
du camp où était le quartier du czar il espérait le rencon-
;

trer, ne sachant pas que l'empereur lui-même avait été


chercher ces quarante mille hommes qui devaient arriver
dans peu.
Aux premières décharges de la mousqueterie ennemie,
le roi reçut une balle à la gorge mais c'était une balle
;

morte, qui s'arrêta dans les plis de sa cravate noire et qui


ne lui fit aucun mal. Son cheval fut tué sous lui. M. de
Sparre m'a dit que le roi sauta légèrement sur un autre
cheval en disant « Ces gens-ci me font faire mes exerci-
:

ces ; » et continua de combattre et de donner des ordres

avec la même présence d'esprit.


Après trois heures de combat, les retranchements furent
114 VOLTAIRE

forces de tous les côtés. Le roi poursuivit la droite des


ennemis jusqu'à la rivière de Narva avec son aile gauche,
si Ton peu' ppeler de ce nom environ quatre mille hommes
qui en poursuivaient près de quarante mille.
Le pont rompit sous les fuvards. La rivière fut en un
moment couverte de morts. Les autres, désespérés, retour-
nèrent à leur camp sans savoir où ils allaient ils trouvèrent
:

quelques baraques derrière lesquelles ils se mirent ; là ils


se défendirent encore parce qu'ils ne pouvaient pas se
sauver ; mais enfin leurs généraux Dolgorowki, Golowkin,
Fédérovritz. vinrent se rendre f^^l M'Ï meitreleurs armes à
«^-t

ses pieds.
Pendant qu'on les lui prt^enlalI, arriva le duc de Croï,
général de l'armée qui venait se rendre lui-même avec
,

trente officiers. Charles reçut tous ses prisonniers d'impor-


tance avec une politesse aussi aisée et un air aussi humain
que s'il leur eût fait dans sa cour les honneurs d'une fête. »

Il dans le Siècle de Louis XJV, un récit de bataille


y a,

aussi beau, peut-être avec quelque chose de pl-us large


et déplus ample c'est le récit de la bataille de Rocroi.
:

IJ conviendra de comparer les deux narrations qui ont

été faites de cette Tune par Bossuei


célèbre journée.
dans ['Oraison funèbre d Henri de Bourbon priiice de
Condé^ l'autre par Voltaire. Voici celle de Voltaire :

BLe duc d'Enghien Condé] avait reçu, avec la nouvelle


de mort de Louis XIII, Tordre de ne point hasarder de
la
bataille. Le maréchal de l'Hospital, qui lui avait été donné
pour le conseiller et pour le conduire, secondait par sa
circonspection ces ordres timides. Le prince ne crut ni le
maréchal ni la cour. Il ne confia son dessein qu'à Grassioc,
maréchal de camp, digne d'être consulté par lui.
Ils forcèrent le maréchal à trouver la bataille nécessaire.

On remarque que ce prince, ayant tout réglé le soir, veille de


la bataille, s'endormit si profondément qu'il fallut le réveil-
ler pour combattre. On conte la même chose d'Alexandre.
Il est naturel qu'un jeune homme, épuisé des fatigues que

demande l'arrangement d'un si grand jour, tombe ensuite


ŒUVRES HISTORIQUES EN PROSE « 115

dans un sommeil plein il l'est aussi qu'un génie fait pour


;

la guerre, agissant sans inquiétude, laisse au corps assez de


calme pour dormir.
Le prince gagna la bataille par lui-même, par un coup
d'œil qui voyait à la fois le danger et la ressource, par son
activité exempte de trouble qui le portait à propos à tous
les endroits.
Ce fut lui qui, avec de la cavalerie, attaqua cette infan-
terie espagnole jusque-là invincible, aussi forte, aussi serrée
que la phalange ancienne si estimée, et qui s'ouvrait avec
une agilité que la phalange n'avait pas, pour laisser partir
la décharge de dix-huit canons qu'elle renfermait au milieu
d'elle. Le prince l'entoura et l'attaqua trois fois.
A peine victorieux, il arrêta le carnage. Les officiers
espagnols se jetaient à ses genoux pour trouver auprès de
lui un asile contre la fureur du soldat vainqueur. Le duc
d'Enghien eut autant de suin de les épargner qu'il en avait
pris pour les vaincre.
Le vieux comte de Fuentes (1), qui commandait cette
infanterie espagnole, mourut percé de coups. Condé, en
l'apprenant, dit qu'il voudrait être mort comme lui, s'il
n'avait vaincu. »

Tel est Voltaire dans ses histoires en prose. Ajoutons


qu'il a écrit l'histoire en vers avec beaucoup de talent.

(l) Fontaine et non pas Fuentes.


CHAPITRE IV

ŒUVRES HISTORIQUES EN VERS.

Car ce que Voltaire a appelé et ce que tout le monde


autour de lui a appelé ses poèmes épiques ne sont autre
chose que de l'histoire.
Le poème épique, de sa nature, est toujours légen-
daire. Il n'est bon , il n'ébranle l'imagination des hommes,
il n'a vraiment le caractère épique que quand il est
lég-endaire. Or le légendaire, c'est le merveilleux, ou le

légendaire s'accompagne toujours de merveilleux; et


Voltaire est incapable de goûter comme d'admettre
le merveilleux, et l'on peut dire que sa passion maîtresse
est précisément de l'écarter toujours et de toujours le

proscrire. Il a donc, quand il s'est occupé de poème


épique, écarté instinctivement le merveilleux et le lé-

gendaire, comme il faisait ailleurs, comme il faisait tou-


jours. Reste que, croyant écrire des poèmes épiques, il

écrivit de l'histoire, et c'est en effet ce qu'il a écrit, en


vers élégants, La Henriade n'est pas autre chose que
l'histoire de la conquête de la France par Henri IV.
Et ce n'est point pour la déprécier que nous en parlons
ainsi ; pour lui
c'est d'abord restituer son véritable carac-
tère c'est ensuite pour la faire lire avec intérêt. Lue
;

comme une œuvre poétique, elle paraîtsèche, indigente;


lemanque d'imagination, d'imagination vraiment créa-
trice, y éclate. Lue comme une œuvre d'histoire faite
ŒUVRES HISTORIQUES EN VERS H7

par un homme très informé, très intelligent, assez bon


psychologue, moraliste judicieux, excellent faiseur de
porlralLs, narrateur limpide et vif, elle est infiniment
intéressante, captivante même. *
Comment il faut lire la Uenriade/t Posément, sans
anxiété, sans transport (elle le permet), en saisissant
bien ce qu'il y a dans chaque vers d'allusions à une
foule d'événements, et en lisant surtout les noies de
Voltaire, qui éclairent les allusions et complètent le

cours d'histoire. Et, lue ainsi, elle est un vif plaisir de


l'esprit dans un grand calme du cœur et de l'imagina-
tion. On y voit presque toute l'histoire de France, sur-
tout ce<que Voltaire en aime, dans la belle lumière d'un
jour clair et un peu frais. C'est saint Louis, que, toutes
les fois qu'il la rencontré, Voltaire a su honorer magni-
^fiquement et judicieusement. Le saint roi apparaît à
Henri IV au moment oii celui-ci va donner l'assaut à
Paris :

Comme il parlait ainsi, du profond d'une nue


Un fantôme éclatant se présente à sa vue :

Son corps majestueux, maître des éléments.


Descendait vers Bourbon sur les ailes des vents :

De la Divinité les vives étincelles


Etalaient sur son front des beautés immortelles ;

Ses yeux semblaient remplis de tendresse et d'horreur :

« Arrête, cria-t-il, trop malheureux vainqueur 1

Tu vas abandonner aux flammes, au pillage,


De cent rois, tes aïeux, l'immortel héritage,
Ravager ton pays, tes temples, tes trésors,
Egorger tes sujets et régner sur des morts.
Arrête !... » A ces accents plus forts que le tonnerre,
Le soldat s'épouvante il embrasse la terre,
;

Il quitte le pillage. Henri plein de l'ardeur


Que combat encore enflammait dans son cœur,
le
Semblable à l'Océan qui s'apaise et qui gronde :

« fatal habitant de l invisible monde !


118 VOLTAIRE

Que -viens-tu m'anuoncer dans ce séjour d'horreur ? »


Alors il entendit ces mots pleins de douceur :

« Je suis cet heureux roi que la France révère,

Le Père des Bourbons, ton protecteur, ton père ;

Ce Louis qui jadis combattit comme toi,


Ce Louis dont ton cœur a négligé la foi,
Ce Louis qui te plaint, qui fadmire et qui t'aime.
Dieu sur ton trône un jour te conduira lui-même ;

Dans Paris, ô mon fils, tu rentreras vainqueur,


Pour prix de ta clémence, et non de ta valeur.
C'est Dieu qui t'en instruit, et c'est Dieu qui m'envoie. «
Le héros, à ces mots, verse des pleurs de joie.
La paix a dans son cœur étouffé son courroux.
Il s'écrie, il soupire, il adore à genoux;

D'une divine horreur son âme est pénétrée ;


Trois fois il tend les bras à cette ombre sacrée ;

Trois fois son père échappe à ses embrassements,


Tel qu'un léger nuage écarté par les vents.

C'est Louis XII, le père du peuple, que Henri IV,


transporté par saint Louis au séjour des bienheureux,
contemple et vénère au milieu des rois justes :

Le sage Louis XII, au milieu de ces rois,


S'élève comm.e un cèdre, et leur donne des lois.
Ce roi, qu'à nos aïeux donna le ciel propice.
Sur son trône avec lui fit asseoir la justice ;
Il pardonna souvent, it régna sur les cœurs,

tt des yeux de son peuple il essuya les pleurs.

C'est Richelieu, Mazarin, Golbert, Louis XIV ;


car, à
l'imitation de Virgile, Voltaire fait apparaître à
Henri IV, en ce séjour céleste, non seulement ceux qui
ne sont plus, mais ceux qui doivent naître un jour, et
peut faire ainsi entrer dans son poème un résumé de
l'histoire de France:

Henri, dans ce moment, voit sur les fleurs de lis


Deux mortels orgueilleux auprès du trône assis :
ŒUVRES HISTORIQUES EN VERS 119

Ils tiennent sous leurs pieds tout un peuple à la chaîne ;

Tous deux sont revêtus de la pourpre romaine ;

Tous deux sont entourés de gardes, de soldats.


Il les prend pour des rois » Vous ne vous trompez pas
:
;

Ils le sont, dit Louis, sans en avoir le titre ;

Du prince et de l'État Tun et l'autre est l'arbitre.


Richelieu, Mazarin, ministres immortels,
Jusqu'au trône élevés de l'ombre des autels,
Enfants de la fortune et de la politique.
Marcheront à grands pas au pouvoir despotique.
Richelieu, grand, sublime, implacable ennemi ;

Mazarin, souple, adroit et dangereux ami :

L'un fuyant avec art et cédant à lorage ;

L'autre aux flots irrités opposant son courage ;

Des princes de mon sang ennemis déclarés ;

Tous deux haïs du peuple, et tous deux admirés ;

Enfin, par leurs efforts ou par leur industrie


Utiles à leurs rois, cruels à la patrie.
toi, moins puissantqu'eux, moinsvaste en tes desseins,
Toi, dans le second rang le premier des humains,
Colbert, c'est sur tes pas que l'heureuse abondance
Fille de tes travaux, vient enrichir la France.
Bienfaiteur de ce peuple ardent à t'outrager,
En le rendant heureux, tu sauras t'en venger,
Semblable à ce héros, confident de Dieu même,
Qui nourrit les Hébreux pour prix de leur blasphème.
Ciel quel pompeux amas d'esclaves à genoux
1

Est aux pieds de ce roi qui les fait trembler tous 1(1)
Quels honneurs quels respects Jamais roi dans la
! 1

[France
N'accoutuma son peuple à tant d'obéissance.
Je le vois, comme vous, par la gloire animé.
Mieux obéi, plus craint, peut-être moins aimé.
Je le vois éprouvant des fortunes diverses,
Trop fier en ses succès, mais ferme en ses traverses ;

De vingt peuples ligués bravant seul tout l'effort.


Admirable en sa vie et plus grand dans sa mort.
Siècle heureux de Louis, siècle que la nature
De ses plus beaux présents doit combler sans mesure,

(1) Louis XIV.


1 20 VOLTAIRE

C'est toi qui dans la France amène les beaux-arts ; ,

Sur toi tout l'avenir va porter ses regards ;

Les Muses à jamais y fixent leur empire ;

La toile est animée et le marbre respire ;

Quels sages, rassemblés dans ces augustes lieux (1),


Mesurent lunivers et lisent dans les cieux ;

Et, dans la nuit obscure apportant la lumière.


Sondent les profondeurs de la nature entière ?
L'Erreur présomptueuse à leur aspect s'enfuit,
Et vers la Vérité le Doute les conduit.

Et c'est encore l'Angleterre, son gouvernement, ses


lois, ses mœurs qui fournissent à l'historien versifica-
teur un tableau précis, juste et finement tracé. Henri TV
a été en Angleterre demander du secours à la reine
Elisabeth. contemple un spectacle si nouveau pour
Il

lui, celui d'un peuple en paix, en pleine activité féconde

et bien gouverné. Le poème de la Henriade devient un


chapitre de VEsprit des lois :

En voyant f Angleterre, en secret il admire


Le changement heureux de ce puissant empire,
Où l'éternel abus de tant de sages lois
Fit longtemps le malheur et du peuple et des rois.
Sur ce sanglant théâtre où cent héros périrent,
Sur ce trône glissant dont cent rois descendirent ,

Une femme, à ses pieds enchaînant les destins.


De l'éclat de son règne étonnait les humains.
C'était Elisabeth ;elle dont la prudence
De l'Europe à son choix fit pencher la balance,
Et fit aimer son joug à l'Anglais indompté,
Qui ne peut ni servir, ni vivre en liberté.
Ses peuples sous son règne ont oublié leurs pertes;
De leurs troupeaux féconds leurs plaines sontcouvertes,
Les guérets de leurs blés, les mers de leurs vaisseaux;
Ils sont craints sur la terre, ils sont rois sur les eaux ;

(I) L'Académie des sciences, fondée en 1666 par Colbcrt.


ŒUVRES HISTORIQUES E\ VERS 121

Leur flotte impérieuse asservissant Neptune,


Dos bouls de l'univers appelle la fortune.
Londres, jadis barbare, est le centre des arts,
Le magasin du monde et le temple de Mars !

Aux murs de Westminster on voit paraître ensemble


Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble (1),
Les députés du peuple, et les grands et le roi,
Divisés d'intérêt, réunis par la loi ;

Tous trois membres sacrés de ce corps invincible ;

Dangereux à lui-même, à ses voisins terrible,


Heureux lorsque le peuple, instruit dans son devoir,
Respecte, autant qu'il doit, le souverain pouvoir I

Plus heureux lorsqu'un roi, doux, juste et politique,


Respecte, autant qu'il doit, la liberté publique I

« Ah Bourbon, quand pourront les Français'


! s'écria
Réunir comme vous la gloire avec la paix !

Quel exemple pour vous, monarques de la terre !

Une femme a fermé les portes de la guerre.


Et, renvoyant chez vous la discorde et l'horreur,
D'un peuple qui l'adore elle a fait le bonheur.

Telles étaient les belles leçons d'histoire et de poli-


tique que donnait Voltaire au public dans son poème
historique. Mais la partiepurement narrative n'y était
pas pour cela négligée, et la plume qui savait si préci-
sément et si vivement retracer la bataille de Narva, ou
la bataille de Rocroi^ n'était pas embarrassée par
l'alexandrin, et, au conlraire, pour peindre la bataille
de Gûutras, la bataille d'ivry, le siège de Paris, l'assas-
sinat de Henri III, le massacre de la Saint-Barthélémy.
Ce dernier tableau est resté justement classique et
justement célèbre. On y sent non seulement Tliabile
écrivain, le vigoureux orateur, mais l'obstiné champion
de la tolérance et de la liberté de conscience, qui avait

(1) Le Parlement : députés des commuaes, —lords, — ministres reprèi


sentant la couronne.

VOLTAIRK. 6
122 VOLTAIRE

Ja fièvre, paraît-il, tous les ans, au jour anniversaire de


la Saint-Bar Ihélemy :

Le signal donné sans tumulte et sans bruit


est ;

ombres de la nuit.
C'était à la faveur des
De ce mois malheureux l'inégale courrière (1)
Semblait cacher d'effroi sa tremblante lumière :

Coligny languissait dans les bras du repos,


Et le sommeil trompeur lui versait ses pavots.
Soudain de mille cris le bruit épouvantable
Vient arracher ses sens à ce calme agréable :

Il se lève, il regarde, il voit de tous côtés

Courir des assassins à pas précipités ;

Il voit briller partout les flambeaux et les armes,

Son palais embrasé, tout un peuple en alarmes.


Ses serviteurs sanglants dans la flamme étouffés,
Les meurtriers en foule au carnage échauffés,
Criant à haute voix « Qu on n'épargne personne
:
;

C'est Dieu, c'est Médicis, c'est le roi qui l'ordonne ! »


Il entend retentir le nom de Coligny ;

Il aperçoit de loin le jeune Téligny (2),

Téligny dont l'amour a mérité sa fîUe,


L'espoir de son parti, l'honneur de sa famille.
Qui, sanglant, déchiré, traîné par des soldats,
Lui demandait vengeance et lui tendait les bras.
Le héros malheureux, sans armes, sans défense.
Voyant qu'il faut périr et périr sans vengeance,
Voulut mourir du moins comme il avait vécu,
Avec toute sa gloire et toute sa vertu.
Déjà des assassins la nombreuse cohorte
Du salon qui l'enferme allait briser la porte ;

Il lui-même et se montre à leurs yeux.


leur ouvre
Avec cet œil serein, ce front majestueux,
Tel que dans les combats, maître de son courage.
Tranquille il arrêtait ou pressait le carnage.
A cet air vénérable, à cet auguste aspect,
Les meurtriers surpris sont saisis de respect.

(1) La hine. Les périphrases classiques ont quelquefois besoin de


traduction
(2) Son gendre.
ŒUVRES HISTORIQUES EN VERS 123

Une force inconnue a suspendu leur rage.


« Compagnons, leur dit-il, aclievez votre ouvrage,
Et de mon sang glacé cheveux blancs,
souillez ces
Que le combats respecta quarante ans.
sort des
Frappez ne craignez rien Coligny vous pardonne
! ; ;

Ma vie est peu de chose, et je vous l'abandonne ;

J'eusse aimé mieux la perdre en combattantpour vous. »


Ces tigres à ces mots tombent à ses genoux.
L"un, saisi d'épouvante, abandonne ses armes ;

L'autre embrasse ses pieds qu'il trempe de ses larmes ;

Et de ses assassins ce grand homme entouré


Semblait un roi puissant par son peuple adoré.
Besme (1), qui dans la cour attendait sa victime.
Monte, accourt, indigné qu'on diffère son crime...
A travers les soldats, il court d'un pas rapide.
Coligny l'attendait d'un visage intrépide ;

Et bientôt dans le flanc ce monstre furieux


Lui plonge son épée en détournant les yeux,
De peur que d'un coup d'œil cet auguste visage
Ne fît trembler son bras et glaçât son courage.
Du plus grand des Français tel fut le triste sort.
On l'insulte, on l'outrage encore après sa mort.
Son corps, percé de coups, privé de sépulture,
Des oiseaux dévorants fut 1 indigne pâture ;

Et 1 on porta sa tète aux pieds de Médicis,


Conquête digne d'elle et digne de son fils.
Médicis la reçut avec indifTérence,
Sans paraître jouir du fruit de sa vengeance,
Sans remords, sans plaisir, maîtresse de ses sens,
Et comme accoutumée à de pareils présents.

On voit que la Henriade est encore digne d'être lue. Ce


n'est qu'un livre d'histoire en vers; mais c'est un bon
livre d'histoire, à tous les points de vue. La curiosité
intelligente a dicté ces pages, a dicté ces notes, et elle se
satisfait à les lire. C'est le po'eme le plus distingué, le

(1) Allemand, domestique de la maison de Guise.


i 24 VOLTAIRE

plus judicieux et le plus utile qu'on ait écrit en France


depuis Mézeray.
]1 faut en dire moins, mais non pas médire, non plus.

du Poème de Fontenoy^ très admiré du temps de Vol"


taire, un peu raillé depuis, et qui n'est pas sans mérite.
Peut-être est-il chargé d'un trop grand nombre de noms
propres, fait-il défiler devant nos yeux trop de « héros »
et « guerriers » différents, qui ne sotit pas assez marqués
de traits frappants qui les distinguent les uns des autres.
Voltaire, parlant de contemporains, n'a pas voulu faire
de jaloux et s'est efforcé à ce que tous ceux qui
s'étaient remarquer dans
fait la bataille se retrou-
vassent dans le poème. Mais il y a encore un beau
souffle oratoire et de l'ampleur en plusieurs passages,
notamment dans le suivant :

Français, heureux Français, peuple doux et paisible,


C'est peu qu'en vous guidant Louis soit invincible ;

C'est peu que, le front calme et la mort dans les mains.


Il ait lancé la foudre avec des yeux sereins ;

C'est peu d'être vainqueur; il est modeste et tendre ;

Il honore de pleurs le sang qu'il vit répandre ;

Entouré des héros qui suivirent ses pas,


Il prodigue l'éloge et ne le reçoit pas ;

Il veille sur des jours hasardés pour lui plaire.

Le monarque est un homme et le vainqueur un père.


Ces captifs tout sanglants portés par nos soldats,
Par leur main triomphante arrachés au trépas.
Après ces jours de sang, d'horreur et de furie,
Ainsi qu'en leurs foyers, au sein de leur patrie.
Des plus tendres bienfaits éprouvent les douceurs,
Consolés, secourus, servis par leurs vainqueurs.
grandeur véritable, û victoire nouvelle !

Eh quel cœur ulcéré d'une haine cruelle.


!

Quel farouche ennemi peut n'aimer point ce roi,


Et ne pas souhaiter d'être né sous sa loi?
Il étendra son bras et calmera FEmpire.

Déjà Vienne se tait, déjà Londres l'admire.

J
ŒUVRES HISTORIQUES EN VERS 125

La Bavière confuse au bruit de ses exploits,


Gémit d'avoir quitté le protecteur des rois.
Naple est en sûreté, Turin dans les alarmes.
Tous les rois de son sang triomphent par ses armes ;

Et de l'Ehre à la Seine en tous lieux on entend :

Le plus aimé des rois est aussi le plus grand. »

Voilà ce qu'a été Voltaire comme historien, tant


en prose qu'en vers. Par sa curiosité toujours en éveil,
par le soin extrême de rassembler tous les documents
imprimés, manuscrits, oraux, par une conscience de
savant qui a fait que chacun de ses ouvrages d'histoire a
été écrit presque fout entier dix fois à force de remanie-
ments et de corrections, par une « intelligence, » cette

première qualité de l'historien, comme a dit Thiers, péné-


trante, souple, incisive et compréhensive, par une cons-
tante application à rechercher, non seulement, comme
on faisait autrefois, la succession exacte des faits, mais
l'état des mœurs, des institutions, des idées, des pré-
jugés, des caractères, des âmes aux ditîerentes époques
de la vie de l'humanité. Voltaire est un grand histo-
rien, l'un des pères de l'histoire, de la science histo-
torique telle que nous l'entendons de nos jours, et il

ne partage cette gloire qu'avec Bossuet et Montes-


quieu. Ajoutez qu'il écrit Thistoire avec son style, c'est-
à-dire avec le style d'un grand écrivain, le style le

plus approprié soit au récit, soit à Texposition claire


des grands ensembles qui se soit jamais rencontré.
CHAPITRE V

LE SOCIOLOGUE.

L'higtoire mène à la sociologie, c'est-à-dire à l'étude


de l'organisation de la société telle qu'elle est et telle
qu'on souhaiterait qu'elle fût. A la vérité, il y a des socio-
logues qui ne sont pas historiens et qui réforment la
société et l'humanité sans savoir comment les sociétés

se sont forméesdéformées jusqu'à nos jours et sans


et
savoir comment l'humanité s'est comportée depuis
qu'elle alaissé des souvenirs d'elle. Mais ils ont tort; et
la base de toute sociologie doit être l'histoire bien
connue et bien pratiquée.
Ce fondement. Voltaire l'avait. Voyons ce qu'il a
essayé de bâtir dessus.
Peu de chose, à vrai dire, et il n'est rien dont on
doive plus le féliciter. Voltaire n'est pas un systéma-
tique ; il n'est pas de ceux qui prétendent changer toute
la société de la base au faîte et lui donner en un tour-
nemain une nouvelle forme. Il est essentiellement con-
servateur. Il vit dans une monarchie. Il ne songe pas,
renverser la monarchie absolue. 11 a même pour la mo-
narchie absolue entourée d'hommes intelligents, lettrés

!
et artistes et gouvernnt sagement, pour df^spotistne \ii

'

intelligent d'un Louis XIV, d'un Frédéric II, dune Ca-


therine II, un véritable penchant, un goût très vif, une
constante inclination. Il n'est partisan d'aucun de ces
LE fociologtjp: 127

obstacles, chers à Montesquieu, qui sont destinés àborner


le pouvoir central et à prévenir les périls de son omnipo

lence. Il n'aime pas les parlements. Il a dit du bien, il


faut le noter, du gouvernement anglais, mais il n'a
jamais semblé souhaiter que la royauté constitution-
nelle, limitée et contrôlée par des chambres ou populai-
res ou aristocratiques, s'établît chez nous. 11 n'aime pas,
inutile de le dire, le « pouvoir spirituel » qui est la limite
la plus ferme et la plus forte qu'on puisse opposer à
Tomnipotence du pouvoir central. Bref, il est absolutiste,
en souhaitant que \e pouvoir absolu ait de la sagesse et
de l'esprit.

Mais il a donné à l'absolutisme de très bons conseils,


et c'est là sa sociologie.
Elle n'est pas mauvaise, quoique elle ne soit pas ambi-
tieuse, et c'est précisément parce qu'elle n'est pas ambi-
tieuse, qu'elle est fort bonne. Il regarde l'état de la
France à son époque et y voit un certain nombre de

choses à réformer, et faciles à réformer. C'est à cela qu'il


s'attache exclusivement, laissant à d'autres les grandes
réédifications. — Par exemple il remarque que la France
est divisée en une foule d'états différents au point de
vue de la répartition des charges. Il y a des Douanes
intérieures. On paye pour faire passer une marchandise
de Bourgogne en Champagne comme pour la faire passer
d^\llemagne en France. Nulle entrave plus grave ni
plus absurde pour le commerce, nulle mesure plus des-
tructrice, aussi, de l'idée de patrie. C'est s'opposer à
l'uuité morale de France et retarder le moment où
la

elle sera accomplie. Voilà une réforme à faire, et elle


est facile à réaliser.
Autre cause de désunion, autre obstacle à l'unité la :

La France
multiplicité des coutumes, c'est-à-dire des lois.
est une nation, elle n'a qu'un gouvernement, et elle a
128 VOLTAIRE

plusieurs lois! Il y a des « pays d'élection » d'un côté,


et des « pays d'Etat » de l'autre, ce qui est dire qu'il
y a plusieurs pays Le méridional n'est pas gouverné
!

par les mêmes lois que l'homme du nord! Cela ne doit


pas être. Gela rompt, ou relâche, le lien qui doit unir
les citoyens de la même nation. Gela est contraire à
l'égalité, et Voltaire n'est pas démocrate; il ne l'est nul-
lement ; mais il est égalilaire. Ge qu'il faut en France,
c'est l'uniformité légale et l'uniformité administrative,
en un mot l'égalité.

Remarquez du reste qu'à cette égalité, la liberté elle-


même, une certaine forme de liberté, du moins^ trouve
son compte. L'égalité ainsi entendue n'empêche point
le despotisme, et même peut le favoriser; mais elle per-

met à chaque homme


de dire « Personne au moins
:

n'est plus libre que moi, » ce qu'il ne faut pas consi-


dérer comme une consolation misérable c'est peut-être ;

la plus réelle que les hommes aient trouvée dans leur


misère éternelle. —
Il est même vrai que ce que la régu-

larité, l'uniformité, l'égalité assurent dans un pays,

c'est une espèce de liberté individuelle, au fond un


peu illusoire, mais réelle encore, et dont, au reste, Til-
lusion est douce. Le citoyen dans un pays centralisé
rencontre partout les mêmes lois, dures peut-être, mais
les mêmes, les même règlements, vexatoires peut-être,
mais les mêmes, la même administration, oppressive
peut-être, mais la même ; cela rend la vie plus aisée,
(( l'aller et le venir » commodes; met dans l'exis-
plus
tence une plus grande facilité, un moindre souci, une
sorte de tranquillité et de sécurité. Cela est encore une
liberté d'une certaine espèce. Comptez quelle citoyen
de Marseille ou de Carthagène qui traverse tout l'Em-
pire romain en trouvant partout le même code et les
mêmes formes de procédure, et des agents administra-
LE SOCIOLOGUE J29

tifs obéissant au môme esprit, peut passer tout sa vie en


se croyant un ciloyeu suffisamment libre.
C'est là la liberté que Voltaire a désirée pour les Fran-
çais. Ce n'est pas la vraie mais il est incontestable
;

qu'elle est un progrès.


Sur une foule de questions qui paraissent être des
questions de détwl, mais qui sont d'une extrême impor-
tance dans l'administration d'un peuple, il a donné à
son temps d'excellenlsconseils. Il aplaidépourriij'giène;
contre la coutume funeste d'enterrer les morts au milieu
des villes, autour des églises et dans les églises mêmes;
contre les persécutions à l'égard des protestants consi-
dérés encore comme bors la loi à certains égards et dont
les mariages n'avaient pascaractère légal; contre les
le

rigueurs à l'égard des sorciers, pauvres fous qu'on se


donnait encore la peine de brûler^ au lieu do prendre le
soin de les doucher.
11 a poursuivi point par point toute une réforme de la
magistrature et toute une réforme de la jurisprudence
criminelle. Il a attaqué très vivement la vénalité des
charges de la magistrature. On
peut discuter, comme
on sait, sur ce point. Les magistrats qui achetaient le
droit de juger ou qui en héritaient de leurs pères, et
qui avaient leur siège au tribunal comme une propriété,
étaient évidemment hautains, superbes, infatués, avaient
tous les défauts des privilégiés. Mais étaient indépen-ils

dants à l'égard du pouvoir central car on n'est indépen-


;

dant que quand on est chez soi dans sa charge, comme


le notaire ou l'avoué dans son étude, et que lorsque le
pouvoir, môme si vous lui désobéissez, n'a pas le droit
de vous en faire sortir. Or l'indépendance des magistrats
est une garantie pour le citoyen. Seulement Voltaire
était plus frappé des inconvénients de la vénalité des
offices de magistrature que de ses avantages, parce
130 VOLTAIRE

qu'il n'était nullement rennemi de l'omnipotence du


gouvernement, et au contraire.
Quant à la réforme de la justice criminelle, il n'y a
pas à discuter, et Voltaire a eu pleinement raison sur
tous les points en cette affaire.

On torturait encore pour arracher à un coupable pré-


sumé l'aveu de son crime supposé il a attaqué la tor- :

ture.
On un homme pour un sacrilège, pour un
rouait
blasphème a soutenu que c'était un peu exagéré.*
: il

On punissait de mort le vol domestique il a crié :

que c'était d'une rigueur monstrueuse.


On fusillait le déserteur même en temps de paix :

il a plaidé les circonstances atténuantes.


On confisquait le bien des condamnés, ce qui ruinait
les enfants pour le crime des pères : il a montré que
cette réversibilité était une iniquité stupide.
On prodiguait, en général, la peine de mort : il

a soutenu énergiquement que c'était une chose dont


il ne fallait pas abuser. — Il a eu cet immense honneur
que Beccaria a été son élève.
Il ne s'est pas borné, en ces matières, à la théorie.

Avec son esprit pratique, son goût pour les polémiques,


où il était passé maître, son activité prodigieuse
qui cherchait toujours de nouvelles matières où s'exer-
cer, cette conviction aussi, très juste, qu'il n'y a que

les exemples bien .choisis, les faits actuels et palpables


qui frappent fortement les esprits; il s'est attaché à plu-
sieurs reprises à relever les erreurs ou les rigueurs
excessives de la justice d'alors, et à sauver, ou à faire
réhabiliter ceux qui en avaient été les viclimes.
Le comte de Lally-Tollendal, gouverneur des posses-
sions françaises dans les Indes, après les plus beaux
états dej service et les plus brillants exploits, assiégé
LE SOCIOLOGUK 131

dans Pondichéry avec 700 hommes par une armée


anglaise de 22,000 hommes, sans vivres, sans argent,
au bout de plusieurs mois de résistance^ avait capi-
tulé. Il fut condamné à mort et exécuté le 9 mai
1766. Voltaire publia plusieurs factians, lettres et
brochures, et n'eut pas de cesse que l'arrêt ne fût
revisé. Il le fut, comme nous l'avons vu plus haut,
à la veille même de la mort de Voltaire.
V Le chevalier de La Barre, âgé de 19 ans, avait
eu le très grand tort de mutiler un crucifix. Il fut
condamné par le tribunal d'Abbeville à être brûlé
vif.Le Parlement de Paris ne lui accorda que le
tristeadoucissement d'être décapité avant d'être jeté
au bûcher. Voltaire le défendit de tout son pouvoir,
et rappela sans relâche cette cruauté pour essayer
d'obtenir qu'elle ne se renouvelât plus.
Sirven, protestant, commissaire terrier à Castres,
fut accuse d'avoir fait périr sa fille pour l'em-
pêcher d'embrasser la religion catholique ; et, après
un procès trop légèrement mené, fut condamné à mort
par le Parlement de Toulouse. Il réussite s'échapper,
à gagner la Suisse et à se réfugier sous la protection
de Voltaire. Voltaire prit en main sa cause, écrivit
plaidoyer sur plaidoyer, et avec l'aide du célèbre
avocat Elie de Baumont, réussit à prouver son inno-
cence et à le faire acquitter.
Calas, également protestant, négociant à Toulouse,
son fils ayant été trouvé étranglé chez lui, fut accusé,
comme Sirven, de l'avoir fait mourir parce que ce
jeune homme avait abjuré. 11 fut condamné par le
Parlement de Toulouse et
fit pen-exécuté. Voltaire
dant trois ans retentir l'Europe de ses réclamations
éloquentes et de ses démonstrations péremptoires. Il
réussit encore à faire éclater l'innocence de ce mal-
f32 VOLTAIRE

henrenx, et la mémoire de Calas fut officiellement et


solennellemet réhabilitée.
Avocat des gensmal jugés, » dit à ce propos Alfred
fl

de Musset. Il c'y a pas là de quoi rire, et ce titre


est le plus beau que l'on puisse porter, et ce rôle est
le plus beau qu'où puisse -tenir. Ou se surprend à
souhaiter que Voltaire n'en eût jamais joué d'autre.
On voit que Voltaire, sans grandes théories politiques
à la Montesquieu ou à la Rousseau, a touché un
cerlaia nombre de points importants et donné toute
une série de bons conseils d'oii toute une réforme
pratique pouvait sortir. Il a résomê ce qo*il serait
ambitieux d'appeler son programme politique, mais
c*- qu'on pourrait nommer ses cœux fur favenir de la

France en i774, à l'avènement de Louis XVI, dans


une pa?e très curieuse, peu citée d'ordinaire, et qui
montre bien le dernier état de sa pensée à cet égard.
Cest dans une espèce de conte intitulé f Eloge hhto-
ri^ue de la Raison que Voltaire met en scène la Vérité
et la Raison de la façon suivante :

EnÙQ la Rais<»n et la Vérité passèrent par la France : elles


a
i'^nt déjà faiî '" ' — - -:tioDS et en avaient été
-- <*« : « \Vm<
la Vérité à sa mère, de
- ;

de nous état! >

: Louis XIV ?...,! - - '- 1

présent les acclaJiaUons de viogt millions d'hommes qui


j --- -' ^
nt\. Lésons disent « Cet avènement e«t
:

«: .y»'ux que nous n'en payons pas la joie d').


*
'
'
L :" -
"
-

étrf n.îrancnes. » Et lis ont ratsoo —


« Tout impôt va —
•^i'^ abili. -dirent les autres. Et ils ont tort ; car il faut —
q> H i'i- j a:ti:ulier paye pour le bonheur général.
' —

Les lois toni être uniformat. » Rien n'est plus à désirei —
n Louis XTI «Tait jeiaaé le dm de « iuyeex » rcaa»cat. >
LE SOCIOLOGUE \ 33

mais rien n'est plus diffioilo. —


" On var/'partir aux indi-
gents qui travaillent éît surtout auxpauvres officiers les biens
immenses de certains oisifs qui ont fait vœu de pauvreté.
Ces gens de mainmorte n'auront plus eux-mêmes des escla-
ves de mainmorte... »>

aN'entendez-vous pas, ma mère, toutes ces voix qui di-


sent: « Les mariages de cent mille familles utiles h l'Rtat ne
seront plus réputés non avenus, et les enfants de ces maria-
ges ne seront plus hors la loi? « —
La nature, la justice, et
vous, ma fille, toutdemandesur ce grand objet un règlement
sage, qui soit compatible avec le repos de l'Etat et avec les
droits de tous les hommes. —
« On rendra la profession de

soldat si honorable que l'on ne sera plus tenté de déserter. «


— La chose est possible mais délicate.
" Les petites fautes ne seront point punies comme de
grands crimes, puisqu'il faut de la proportion en tout. Une
loi barbare, obscurément énoncée, mal interprétée, ne fera
plus périr sous des barres de fer et dans les flammes d('S
enfants indiscrets et imprudents, comme s'ils avaient assas-
siné leurs pères et leurs mères. » —
Ce dttvrait étn- le pre-
mier axiome de la justice criminelle.
a Les biens d'un père de famille ne seront plus conlisqués,

parce que les enfants ne doivent pas mourir de faim par la


faute de leurs pères, et que le roi n'a nul besoin de cette
misérable confiscation. » —
A. merveille, et cela est digne de

la majesté du souverain. —« La torture, inventée autrefois


par les voleurs de grands chemins pour forcer les volés à
découvrir leurs trésors, et employée aujourd'hui chez un
petit nombre de nations pour sauver le coupable robuste et
pour perdre innocent faible de corps et d'esprit, ne sera
l

plus en usage que dans les crimes de lèse-société au pre-


mier chef, et seulemenlpour avoir révélation des complices. »
— On ne peut mieux.
« J'entends encore proférer autour de moi, dans tous les

tribunaux, ces paroles remarquables « Nous ne citerons


:

plus jamais les deux puissances, parce qu'il ne peut en


exister qu'une: celle du roi ou de la loi dans une monarchie ;
celle de la nation dans une République. ».,..
La Raison lui répondit « Ma fille, vous sentez bien que je
:

désire à peu près les mêmes choses que vous... Tout cela
134 VOLTAIRE

demande du temps et de la réflexion. J'ai toujours été très


contente quand, dans mes chagrins, j'ai obten u une jar tie
seulement des soulagements que je voulais.... J'avoue que
je n'ai que du bien à dire du temps présent, en dépit de
tant d'auteurs qui ne louent que le passé. Je dois instruire
la postérité que c"est dans cet âge qu'on s"est appliqué en
Europe aux arts et aux vertus nécessaires qui adoucissent
l'amertume de la vie. Il semble en général qu'on se soit
donné le mot pour penser plus solidement qu'on n'avait
fait depuis des milliers de siècles... On a fait plus en morale :

on a osé demander justice aux lois contre des lois qui


avaient condamné la vertuau supplice, et cette justice a été
quelquefois obtenue. Enfin on a osé prononcer le mot de
Tolérance. Eh bien! ma chère fille, jouissons de ces beaux
jours restons ici, s'ils durent et, si les orages surviennent,
; ;

retournons dans notre puits. »

Telle est la « révolution » telle que la souhaite Vol-


taire en 1774. Elle est modeste. Elle sent un peu son
« feuillant. » Plût à Dieu qu'il n'y en eût pas eu de plus
ambitieuse ! La Vérité mise en scène ici par Voltaire
était la vérité des hommes sensés, judicieux et sage-
ment éloignés de tout « système; » et sa liaisoîinous
semble à bien peu près avoir raison.
CHAPITRE VI

LE CRITIQUE.

'
Voltaire était né avec l'idolâtrie du siècle de Louis XIV,
comme nous avons eu déjà l'occasion de le remar-
quer. Nous l'avons vu recueillir avec ardeur les rensei-
gnements sur le « g-rand siècle » que lui donnaient
M. de Caumartin, M. l'abbé de Châteauneuf, M. l'abbé
de Ghaulieu, M. le marquis de La Fare. Nous l'avons vu,
tant dans la Henriade que dans le Siècle de Louis XIV,
tracer de l'époque de Louis le Grand le tableau le plus
complaisant et le plus magnifique.
Il faut savoir que ceci ne laisse pas d'être une « par-
ticularité. » étant donné la date de naissance de Voltaire.
Quand il entrait dans sa vingtième année, il était à peu
près seul de son avis en cette matière. Les historiens
nous font connaître la réaction violente contre le gou-
vernement et la personne de Louis XIV qui précéda
sa mort et surtout qui la suivit. Cette réaction s'étendit de
sa personne et de sa politique à l'esprit même qui avait
régné de son temps. La littérature du temps de Louis le
Grand était fort peu en faveur vers 1715. Le goût des
écrivains de cette époque pour l'antiquité était tourné
en ridicule, et aussi leur goût pour la poésie. Montes-
quieu, Lamotte, bien d'autres, disaient assez de mal
des poètes et « n'y croyaient plus. » Montesquieu, à la
vérité, aimait l'antiquité, mais c'était l'antiquité des
136 VOLTAIRE

philosophes, des moralistes et des historiens ce n'était ;

point du tout celle qu'imitaient si religieusement^ avec


tant d'originalité du reste, les Boileau, les Racine, les
Molière et les La Fontaine,
Autour de lui, parLamotte, par Fontenelle, parleurs
disciples et admirateurs, c'était toute l'antiquité qui
était méprisée, et un peu le xvu' siècle, tout au moins,
l'Ecole de 1660, que Lamotte avait ses raisons pour envier
et Fontenelle ses raisons pour haïr.
En somme, le siècle nouveau se dirigeait vers l'his-
toire, la sociologie, la littérature politique, la philoso-
phie, et délaissait ce qui en lettres est art pur.
C'est conlre ces tendances que Voltaire a réagi du
premier coup avec beaucoup d'énergie et de hardiesse.
Et, qu'on le remarque bien, s'il est devenu lui-même his-
torien, philosophe et sociologue un peu tard dans sa
carrière, c'est précisément à cause de cela. A quoi il a
tenu d'abord, c'est à ce que le xvn* siècle continuât, en
sa personne, si possible était, en d'autres à la rigueur,
mais à ce qu'il continuât.
Remettre en honneur ou empêcher de tomber davan-
tage en discrédit la poésie dramatique, la poésie lyrique,
la poésie satirique, la poésie épistolaire, la poésie épique,
c'a été sa première préoccupation et sa première ardeur :

on sait qu'il les a eues toutes. De là tout son rôle de


critique, qui a consisté à restaurer le culte de la poésie.
C'est ce qui lui a inspiré, dès 1733, le Temple du Goûi,
commencé du reste quelques années auparavant. C'est
un petit poème mêlé de prose, ou un petit roman mêlé
de vers, comme on voudra, où Voltaire, se supposant
mené au séjour des auteurs morts depuis un demi-
siècle (i), aux Templa serena de Lucrèce, leur fait ses

(1) Il y a mêlé quelques viT.ants.


LE ciuTiorE 137

dévolions, et en profite pour nous faire leurs portraits.


Ce temple est gardé par la « Critique, à l'œil sévère et
juste, » qui en écarte bs mauvais écrivains et surtout
ceux qui jalousent les grands.

Un raisonneur avec un fausset aigre


Criait « Messieurs, je suis ce juge intègre,
:

Qui toujours parle, argue et contredit ;

Je viens siftler tout ce qu'on applaudit. »


Lors la Critique apparut et lui dit :

« Ami Bardou, vous êtes un grand maître,

Mais n'entrerez en cet aimable Heu ;

Vous y venez pour fronder notre dieu :

Contentez- vous de ne le pas connaître. »

Là venait Lamotte, poète ennemi de la poésie, dont


nous parlions plus haut, homme d'esprit du reste, qu'il
n'y a lieu, en pareil endroit, ni de repousser ni d'ad-
mettre :

Parmi les flots de la foule insensée


De ce parvis obstinément chassée,
Tout doucement venait Lamotte-Houdard,
Lequel disait d'un ton de papelard :

a Ouvrez, Messieurs, c'est mon Œdipe en prose.


Mes vers sont durs, d'accord, mais forts de chose.
De grâce ouvrez Je veux à Despréaux
!

Contre les vers dire avec goût deux mots. »

a le reconnut à la douceur de son maintien


La Critique
et àdureté de ses derniers vers, et elle le laissa quelque
la
temps entre Perrault et Chapelain, qui assiégeaient la porte
depuis cinquante ans, en criant contre Virgile. »

Là était, en bonne place, Fontenelle, insuffisamment


respectueux des anciens, mais spirituel, savant et par-
lant une jolie langue :
138 VOLTAIRE

C'était le discret Fontenelle,


Qui par les Beaux-Arts entouré,
Répandait sur eux, à son gré,
Une clarté douce et nouvelle.
D'une planète, à tire d'aile,
En ce moment il revenait
Dans ces lieux où le Goût tenait
Le siège heureux de son empire :

Avec Quinaultil badinait ;

Avec Mairan il raisonnait ;

D'une main légère il prenait


Le compas, la plume et la lyre.
« La Critique lui dit Je ne vous reprocherai pas certains
:

ouvrages de votre jeunesse, comme font les cyniques jaloux ;

mais je suis la Critique, vous êtes chez le dieu du Goût, et


voici ce que je vous dis de la part de ce dieu, du public et
de la mienne car nous sommes, à la longue, toujours tous
;

trois d'accord :

Votre Muse sage et riante


Devrait aimer un peu moins l'art :

Ne la gâtez point par le fard ;

Sa couleur est assez brillante.

Là on voyait encore le bon Rollin, aimable auteur de


quelques bons écrits d'histoire et d'éducation, profes-
seur et recteur de l'Université de Paris:

Non loin de là, Rollin dictait


Quelques leçons à la jeunesse,
Et, quoique en robe, on l'écoutait.
Chose assez rare à son espèce.

« Je fus fort étonné [continue l'auteur en poursuivant sa


relation] de ne pas trouver dans le sanctuaire bien des gens
qui passaient, il y a soixante ou quatre-vingts ans. pour être
les plus chers favoris du dieu du Goût. Les Pavillon, les
Benserade, les Pellisson, les Segrais, les Saint-Evremond,
les Balzac, les Voiture ne me parurent pas occuper les
premiers rangs.
LE CIUTIOUK d39

« Us me dit un de mes guides ils


les avaient autrefois, ;

brillaient avant que les beaux jours des belles-lettres


fussent arrivés mais peu à peu ils ont cédé aux véritable-
;

ment grands hommes ils ne font plus ici qu'une assez


:

médiocre iîgure. En effet, la plupart n'avaient guère que


l'esprit de leur temps, et non cet esprit qui passe à la der-
nière postérité... Segrais voulut un jour entrer dans le
sanctuaire en recitant ce vers de Despréaux :

« Que Segrais dans TEglogue en charme les forêts. »

« Mais la Critique ajant lij, par malheur pour lui, quelques

pages de son Enéide en vers français, le renvoya assez


durement et laissa venir à sa place Madame de La Fayette,
qui avait donné, sous le nom de Segrais, Zaide et la Princesse
de Clêves. »

Le voyageur poursuit ses recherches. Il ne serait pas


fâché de s'entretenir un moment avec le comte de Bussy-
Rabutir», si célèbre pour son esprit, sa causticité et les
intempérances de sa mauvaise langue. Madame de
Sévigné, cousine de Bussy, le renseigne sur l'absence
de son parent :

a Madame de Sévigné, qui est aimée de tous ceux qui


habitent temple, me dit que son cher cousin, homme de
le
beaucoup d'esprit, un peu trop vain n'avait jamais pu
réussir à donner au dieu du Goût l'excès de bonne opinion
que le comte de Bussy avait de messire de Rabutin.
Bussy, qui s'estime et qui s'aime
Jusqu'au point d'en être ennuyeux,
Est censuré dans cfis beaux lieux
Pour avoir, d'un ton glorieux.
Parlé trop souvent de lui-môme. \
Mais son fils, son aimable lils,
Dans le temple est toujours admis.
Lui qui, sans flatter, sans médire,
Toujours d'un aimable entretien.
Sans le croire, parle aussi bien
Que sou père croyait écrire.
140 VOLTAIRE

Oa se doute bien que les grands amis de la première


jeunesse de Voltaire, Chaulieu,LaFare, Ilamilton,Saint-
Aiilaire, occupent une place brillante dans cette acadé-
mie élyséenne :

Je vis arriver en ce lieu


Le brillant abbé de Chaulieu
Qui chantait en sortant de table.
Il osait caresser le dieu
D'un air familier, mais aimable.
Sa vive imagination
Prodiguait dans sa douce ivresse
Des beautés sans correction
Qui choquaient un peu la justesse,
Mais respiraient la passion.
LaFare, avec plus de mollesse,
En baissant sa lyre d'un ton,
Chantait auprès de sa maîtresse
Quelques vers sans précision,
Que le plaisir et la paresse
Dictaient sans l'aide d'Apollon.
Auprès d'eux le vif Hamilton
Toujours armé d'un trait qui blesse.
Médisait de l'humaine espèce
Et même d'un peu mieux, dit-on.
L'aisé, le tendre Saint-Aulaire,
Plus vieux encor qu'Anacréon,
Avait une voix plus légère ;

On voyait les fleurs de Gythère


Et celles du sacré vallon
Orner sa tète octogénaire.
« Parmi ces gens d'esprit, nous trouvâmes quelques
jésuites. Un janséniste dira que les Jésuites se fourrent par-
tout ; mais le dieu du Goût reçoit aussi leurs ennemis, et il

est assez plaisant de voir dans ce temple Bourdaloue (1)


qui s'entretient avec Pascal (2) sur le grand art de joindre
l'éloquence au raisonnement. Le Père Bonheurs est derrière

(1) Grand prédicateur jésuite.


(2) On sait assez que Pascal était janséniste ardent (Provinciales')
LE CRITIQUE 141

eux, marquant sur des tablettes toutes les fautes de langage


et toutes les négligences qui leur échappent.
Le Cardinal de Polignac (1) ne put s'empêcher de dire au
Père Bouhours :

Quittez d'un censeur pointilleux


La pédantesque diligence ;

Aimons jusqu'aux défauts heureux


De leur mâle et libre éloquence :

J'aime mieux errer avec eux


Que d'aller, censeur scrupuleux,
Peser des mots dans la balance,

« Cela fut dit avec beaucoup plus de politesse que je ne le

rapporte mais, nous autres poètes, nous sommes souvent


;

très impolis pour la commodité de la rime. »

Il y a dans ce temple une bibliothèque, ce qui est un


moyen de nous donner sous une forme nouvelle, qui
fait qu'on évite la monotonie, des appréciations sur les

auteurs connus. De cette bibliothèque est exclu :

L'amas curieux et bizarre


De vieux manuscrits vermoulus,
Et la suite inutile et rare
D'écrivains qu'on n'a jamais lus.
Le dieu daigna de sa main même
En leur rang placer ces auteurs
Qu'(jnlit, qu'on estime, qu'on aime

Et dont la sagesse suprême


N'a ni trop, ni trop peu de fleurs.

« Presque tous les livres y sont corrigés et retranchés


[abrégés] de la main des Muses. On y voit, entre autres,
l'ouvrage de Rabelais réduit tout au plus à un demi-quart;
Marot n'a plus que huit ou dix feuillets. Voiture et Sarrazin
ont à eux deux soixante pages. »

(1) Auteur de l'Anti- Lucrèce.


VOLTAIRE

Quelques auteurs même s'occupeut de leur propre


maia à « retrancher » spontanément leurs écrits pour
qu'ils soient plus dignes de la postérité.

L'aimable auteur du Télêmaque ôtait des répétitions


«

et des détails inutiles dans son roman moral, et rayait le


titre de poème épique que quelques zélés indiscrets lui
donnent car il avoue sincèrement qu'il n'y a point de
;

poème en prose. »
Ce grand, ce sublime Corneille
Qui plut bien moins à notre oreille
Qu'à notre esprit qu'il étonna ;

Ce Corneille qui crayonna


L'àme d'Auguste et de Cinna,
De Pompée et de Cornélie,
Jetait au feu sa Pulchérie,
Agésilas et Siiréna,
Et sacrifiait sans faiblesse
Tous ces enfants infortunés,
Fruits languissants de sa vieillesse,
! Trop indignes de leurs aînés.

Quant Tadora plus tard, est


à Racine, Voltaire, qui
presque dur pour Temple du Goût et ne s'y
lui dans le

enquiert presque que de ses défauts, ou plutôt de son


unique défaut, qui est que ses « amoureux, » je
parle deshommes, sont les plus pâles de tous ses per-
sonnages. La remarque est juste, mais aurait dû être
compensée par d'autres à l'honneur de Racine, ce qui
n'aurait pas été malaisé :

Plus pur, plus élégant, plus tendre,


Et parlant au cœur de plus près,
Nous attachant sans nous surprendre,
Et ne se démentant jamais.
Racine observe les portraits
De Bajazet, de Xipharès,
De Britannicus, d'Hippolyte.
LE CRITIQUE \0

A peine il distingue leurs traits :

Ilsont tous le même mérite,


Et l'Amour qui marche à leur suite
Les croit des courtisans français,

Auconiraire, pourLa Fontaine, que Voltaire censura


souvent très fort et d'une façon presque ridicule, il est,

dans leTemple du Goût, très favorable, en somme, très


juste, avecia mesure de sévérité, ou plutôt de réserves,
qui convient :

Toi, favori de la nature.


Toi, La Fontaine, auteur charmant,
Qui bravant et rime et mesure (1),
Si négligé dans ta parure.
N'en avais que plus d'agrément ;
Sur tes écrits inimitables
Dis-nous quel est ton sentiment ;

Eclaire notre jugement


Sur tes Contes et sur tes Fables.

« La Fontaine, qui
avait conservé la naïveté de son carac-
tère, et qui,dans le Temple du 6'ot/f, joignait un sentiment
éclairé à cet heureux et singulier instinct qui l'inspirait
pendant sa vie, retranchait quelques-unes de ses fables. Il
accourcissait presque tous ses contes, et déchirait les trois
quarts d'un gros recueil d'œuvres posthumes imprimées par
ces éditeurs qui vivent des sottises des morts. »

Molière enfin, que Voltaire a réservé pour finir par


lui, et cet hommage doit être remarqué, Molière apparaît.

a Je vis l'inimitable Molière, et j'osai lui dire :

Le sage , le discret Térence


Est le premier des traducteurs ;

(l) Rime, d'accord. La Fontaine l'a négligée autant que Voltaire.


Pour mesur.', c'est autre chose. Le maître du rythme, et Vinfaillible en
cette aflEaire, c'est au contraire La Fontaine. Mais ce n'était pas à la
musique des vers que Voltaire était expert.
144 VOLTAIRE

Jamais dans sa froide élégance


Des Romains il n'a peint les mœurs :

Tu fus le peintre de la France :

Nos bourgeois à sots préjugés,


Nos petits marquis rengorgés,
Nos robins toujours arrangés,
Chez toi venaient se reconnaître ;

Et tu les aurais corrigés.


Si Tesprit humain pouvait l'être.

« Ah disait il, pourquoi ai-je été forcé d'écrire quelquefois


!

pour le peuple Que n'ai-je toujours été le maître de mon


!

temps J'aurais trouvé des dénouements plus heureux, et


!

j'aurais fait moins descendre mon génie au bas comique. »

Les voyageurs au pays du Goût prennent enfm


congé de leurs hôtes. Le dieu les accompagne jusqu'aux
frontières où commence le pays des sottises, c'est —
le nôtre, —
et leur adresse ces dernières paroles, ou plu-

tôt àpeu près ces paroles; car, remarque spirituel-


lement Voltaire « il ne m'est pas donné de dire ses
:

propres mots. »

Adieu, mes plus chers favoris î

Comblés des faveurs du Parnasse,


Ne souffrez plus que dans Paris
Mon rival usurpe ma place.

Je sais qu'à vos yeux éclairés


Le faux Goût tremble de paraître ;

Si jamais vous le rencontrez,


11 est aisé de le connaître.

Toujours accablé d'ornements.


Composant sa voix, son visage,
Affecté dans ses agréments
Et précieux dans son langage.
LE CHITIQUE 145

Ilprend mon nom, mon étendard ;

Mais on voit assez l'imposture ;

Car il n'est que le fils de l'art;


Moi, je le suis de la nature.

Voltaire a exposé ses idées littéraires dans beau-


coup d'autres ouvrages, notamment dans le Diction-
naire philosophique ^ le Siècle de Louis XIV ^ l'Essai su?'
le poème épique^ le Commentaire sur Corneille, la Cor-
respo)idance, même, assez souvent, enfin dan s les Co^z^^s
et Romans. Partout il se montre conforme à ce que
nous voyons qu'il est dans le Temple du Goût.
Il est classique avec beaucoup de justesse d'esprit

et un peu de timidité. C'est un continuateur de Boi-

leau, plus sévère et même plus étroit que Boileau lui-


même. Il ^me ra njigjiité mais les génies un peu
;

abrupts ou un peu frustes de l'antiquité dépassent


ou inquiètent son goût. Il met Virgile bien au-dessus
d'Homère, ne comprend pas ou n'essaie même pas de
comprendre Pindare, préfère la tragédie française à
la tragédie grecque, méprise Aristophane autant que
Fénelon l'a méprisé. En résumé, l'antiquité se réduit
pour lui à peu près à Sophocle, Térence, Virgile et
Horace.
x\ l'égard du xvu^ siècle français lui-même, il estdévoi,
mais très exclusif. Tout ce qui dépasse une certaine
ligne de bon sens spirituel et de justesse élégante lui
paraît presque un reste de barbarie. Il adore Racine,
goûte infiniment Boileau, La Rochefoucauld, Madame de
Sévigné, Madame de La Fayette, Fénelon, Massillon. —
Sur Corneille il fait beaucoup de réserves il n'aime ; —
pas du tout Pascal —
il trouve dans Bossuet, « génie
;

vaste, impétueux et facile..., quelques familiarités qui


déparent un peu la sublijnité de ses oraisons funèbres', »
— il aime La Fontaine, mais le trouve souvent bien
VOLTAIRE. 7
146 VOLTAIRE

trivial, et les trivialités qu'il en cite sont souvent des

traits pittoresques que nous estimons merveilleux (I) ;

— il met très haut Molièi'4, mais, nous l'avons vu, avec


les restrictions littéralement les mêmes que celles de
Boileau au IIP livre de l Art Poétique. — Il n'est pas
jusqu'à ce bon Rollin qui n'ait donné un peu dans
le familier. En un passage sur les jeux scolaires, il

ose nommer la «balle )),le « ballon ï),et le « sabot » ; et

I
cela estbien pénible. — Il jusqu'àRacine qui
n'est pas
: n'ait mêlé des « traits comiques » au second acte
(V Andromaque \ et c'est un oubli fâcheux des conve-
nances.
Voltaire aurait été décidément trop étroit en matière
de goût s'il n'eût connu les étrangers. Cela l'a sauvé.
II engoué de Shakespeare et en a donné le goût
s'est

à la France, et lui a dû ce qu'il a mis de meilleur


dans ses tragédies. Plus tard il s'est taché quand les
Français on t pris l'air de vouloir trop aimer Shakespeare ;

mais c'est de la première campagne de Voltaire sur


celte affaire qu'il faut se souvenir, et oublier la
seconde, que la boutade d'un tragique un
qui n'est
peu déclinant, qui a peur qu'on ne se détache de lui.
Il a aimé très fort les Italiens, le Tasse et l'Arioste

surtout, comme avait fait La Fontaine, et il a contribué


à maintenir le goût que les Français avaient pour eux
et qu'ils ont eu depuis le tort de perdre. Sachons du
reste goût de Voltaire, étroit à nos yeux, était
que le

beaucoup plus compréhensif que celui de ses contempo-


rains. Gela tient à sa curiosité, toujours en éveil. Une
partie du rôle littéraire de Voltaire est d'avoir résisté

(1) Le gibier de Lion ce ne sont pas moineaux,


Mais beaux et bous sangliers, daims et cerfs bons et beaux.
Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,
Le béron au long bec, emmanché d'un long cou.., etc.
LE CRITIQUE 147

à la réaction contre le xv[i® siècle et d'avoir soutenu


que le xvu° siècle était grand ; une autre partie
de son rôle est d'avoir fureté partout.
Cela fait que, si difficile lui-môme, il redresse souvent
les jugements encore plus dégoûtés des hommes de son
temps. S'il trouve des enfantillages dans Homère, tel

des amateurs du xviu* siècle y trouvait des gros-


sièretés que lui ne tient pas pour telles « Peut-on :

supporter, disait-on autour de lui, Palrocle mettant


trois gigots de mouton dans une marmite? Eh! mon —
Dieu! répond Voltaire, c'est que vous n'avez rien vu.
Charles XII a fait six mois sa cuisine à Démir Tocca
sans perdre rien de son héroïsme. Pourquoi tant —
louer la force physique de ses héros ? Ce n'est pas
du ton de la cour. —
Non; mais avant l'invention de
la poudre, la force du corps décidait de tout dans les ba- -

tailles. Cette force est l'origine de tout pouvoir


chez les hommes ;
par cette supériorité seule les
nations du Nord ont conquis notre hémisphère depuisla
Chine jusqu'à l'Atlas. » — Et voilà à quoi sert de savoir
quelque chose.
Et enfin il a fait une chose qui devrait lui faire
pardonner plus d'erreurs de goût qu'il n'en a commises.
Il a « inventé » Athalie. Jusqu'à lui on l'estimait
très peu. Il a crié sur tous les tons que c'était le
chef-d'œuvre de l'esprit humain.
a Plus tard il

vingt fois démenti cet enthousiasme, en faisant remar-


quer combien Athalie était d'un mauvais exemple.
C'est qu'il était monarchiste et anti-clérical. Mais
ces vingt passages, on ne veut pas les lire, et on a
raison.
Tout compte fait, ce fut un héritier de Boileau, un
peu plus difficile et bea'ucoup plus spirituel que celui
dont il détenait l'héritage. Il le savait, et à soixante-
148 VOLTAIRE

quinze ans (1769), écrivant son « testament » littéraire,


il le dédiait à son illustre maître,

Boileau, correct auteur de quelques bons écrits,


Zoïle de Quinault et flatteur de Louis,
Mais oracle du goût dans cet art difficile
Où s'égayait Horace, ou travaillait Virgile ;

Dans la cour du Palais je naquis ton voisin ;

De ton siècle brillant mes yeux virent la fin ;

Siècle de grands talents, bien plus que de lumière.


Dont Corneille en bronchant sut ouvrir la carrière.
Je vis le jardinier de ton jardin d'Auteuil,
Qui chez toi, pour rimer, planta le ctièvrefeuil.
Chez ton neveu Dongois je passai mon enfance;
Bon bourgeois qui se crut un homme d'importance.
Je veux técrire un mot sur tes sots ennemis,
A l'hôtel Rambouillet outre toi réunis.
Qui voulaient pour loyer de tes rimes sincères,
Couronné de lauriers, t'envoyer aux galères.
Ces petits beaux-esprits craignaient la vérité.
Et du sel de tes vers la piquante ùcreté.
Louis avait du goût. Louis aimait la gloire :

II voulut que ta Muse assurât sa mémoire ;

Et, satirique heureux, par ton princeavoué,


Tu pus censurer tout, pourvu qu'il fût loué.

Voltaire en fera-t-il autant? Il l'a fait; mais ses ar-


deurs, comme celles de Boileau autrefois, commencent
à se lasser. Il pourrait dire comme Boileau : «Ainsi que
mes beaux jours mes chagrins sont passés,» ou, comme
Boileau encore : « Je laisse aux froids rimeurs une libre
carrière, Et regarde le champ assis sur la barrièreilN^D

Ce temps réponds-tu, très bon pour la satire.


est,
Mais quoi ! mes vers aiguisant un bon mot,
Puis-je, en
Affliger sans raison Tamour-propre d'un sot ?
Des Cotins de mon temps poursuivre la racaille ?
Et railler un Coger dont tout Paris se raille ?
LE CRITIQUE 149

Non, ma Muse m'appelle à de plus hauts emplois;


A chanter la vertu j'ai consacré ma voix.
Vainqueur des préjugés que limbécile encense,
J'ose aux persécuteurs prêcher la tolérance.
Je dis au riche avare « Assiste l'indigent
: » ;

Au ministre des lois « Protège l'innocent! »


:

Pour Sirven opprimé je demande justice ;

Je l'obtiendrai sans doute;et cette même main,


Qui ranima la veuve et vengea l'orphelin,
Soutiendra jusqu'au bout la famille éplorée
Qu'un vil juge a proscrite et non déshonorée.
Ainsi je fais trembler, dans mes derniers moments,
Et les pédants jaloux et les petits tyrans.
J'ose agir sans rien craindre, ainsi que j'ose écrire.
Je fais le bien que j'aime, et voilà ma satire.

Vienne la mort à présent : elle sera bien accueillie.


Elle sera un passage à aller rejoindre d'excellentes gens
qui furent des gens d'esprit, et avec lesquels on doit
avoir plaisir à converser :

iXous nous verrons, Boileau tu me présenteras


;

Chapelain, Scudéry, Perrin, Pradoa, Coras.


Je pourrais l'amener, enchaînés sur mes traces,
Mes Zoïles honteux, successeurs des Garasses.
Minos entre eux et moi va bientôt prononcer :

Des serpents d'Alecton nous les verrons fesser ;

Mais je veux avec toi baiser dans l'Elysée


La main qui nous peignit l'épouse de Thésée.
J'embrasserai Quinault, en dusses-tu crever ;

Et si ton goût sévère a pu désapprouver


Du brillant Torquato le séduisant ouvrage.
Entre Homère et Virgile il aura mon hommage.
Tandis que j'ai vécu. Ton m'a vu hautement
Aux badauds effarés dire mon sentiment.
Je veux le dire encor dans ces royaumes sombres ;

S'ils ont des préjugés, fen guérirai les ombres !


150 VOLTAIRE

A tout prendre, Boileau, qui a eu tous les bonheurs,


a eu comme critique littéraire un très brillant, très
judicieux, très fin, très ardeut, et très éloquent succes-
seur.
CHAPITRE VII

LE DRAMATISTE. — TRAGÉDIES.

Les tragédies de Voltaire ont été, depuis 1730 jus-


qu'en 1820 environ, considérées, même par les ennemis
de Voltaire, comme ce qu^il avait fait de plus beau, et,
depuis 1820 jusqu'à nosjours,presquecommcce qu'il a
fait de plus négligeable. Voici pourquoi. En 1730, on
sortait du théâtre de Corneille, de Racine: et surtout
du théâtre des imitateurs de Racine les Lamotte, les
:

Campistron. On sentait vaguement ce qui manquait en


général à ce théâtre, et c'était d'abord une action rapide,
et ensuite les prestiges et les grands effets du spectacle.
Voltaire, qui était le plus avisé des dilettantes, comprit,
très bien les désirs instinctifs du public. Il voulut ne
rien changer pour le fond à la tragédie du xvu* siècle
qu'il aimait fort, mais y ajouter une action plus vive et

plus violente, pour ainsi parler, et la grandeur impo-


sante d'un spectacle vaste et varié. Deux pièces clas-
siques hantaient continuellement son imagination, la
Rodogune de Corneille et VAthalie de Racine. Rodogune
avec ses situations extraordinaires et qui excitent vio-
lemment l'intérêt de curiosité et son dénouement tout
plein d'anxiété et de terreur; Athalie avec son admi-
rable décoration, ses groupes nombreux sur la scène,

ses tableaux frappant fortement l'imagination par les


152 VOLTAIRE

yeux : voilà ce qui excitait et enflammait son ardeur et


son émulation.
Ces deux éléments nouveaux, ou relativement nou-
veaux, comme on voit, puisqu'il les empruntait eux-
mêmes à certaines tragédies classiques, il a voulu les
ajouter au drame tel qu'il était connu jusqu'alors, et il

y a réussi.
En un mot, il a fait des tragédies qui étaient des
mélodrames à spectacle. Il répondait parfaitement aux
aspirations secrètes du public de son temps, et voilà
pourquoi il a été mis par tous ses contemporains à
côté deSophocle, d'Euripide, deCorneille, et de Kacine,
et quelquefois au-dessus.
Mais deux choses essentielles pour durer très long-
temps lui manquaient essentiellement.
La première c'était la langue et le style vraiment
théâtral. Voltaire n'est jamais grand poète, et il est
rarement grand orateur. La poésie et l'éloquence sont
nécessaires dans le grand drame. Le théâtre demande
ou une certaine poésie captivante et séduisante qui
dispense de l'éloquence, ou une certaine magnificence
oratoire qui dispense du charme poétique, ou tous les
deux à la fois, ce qui, comme on pense, se rencontre
rarement.
Voltaire n'avait ni l'un ni Vsiuive, el croyait que l'un
et lautre doivent être étranc/ers au théâtre, opinion qui
était du reste, à très peu près, celle de tout son temps.
Aussi ses pièces sont écrites le plus souvent dans une
langue qui n'est ni mauvaise ni bonne, qui est indif-
férente. C'estune langue de convention. Elle n'est pas,
plus de Voltaire que de duBelloy (1); elle est de ceux qui
font des tragédies en 1730. 11 est étonnant même à quel

(1) Tragique du temps, a-uteur du Siège de Calais.


. LE DKAMATISTE. TRAGÉDIES 153

point elle ne rappelle aucunement la langue de Voltaire.


Elle n'est pas vive, elle n'est pas alerte, elle n'est pas
serrée, elle n'est pas variée de ton. Elle est exlrémemenl
uniforme. Une noblesse banale continue et une élégance
facile implacable, voilà ce qu'elle nous présente, à
l'ordinaire ; car il y a quelques exceptions que nous ver-
rons.
Aussi, vers 1820, quand les Romantiques mirent de
la poésie et de l'éloquence partout, et particulièrement
au théâtre, oii elles ont très légitimement leur place, les
tragédies de Voltaire pâlirent subitement d'une
manière incroyable, et l'on s'étonna qu'on eût pu les I

admirer.
La seconde chose qui manquait à Voltaire tragique,
c'était ce que nous appelons un peu pédantesquement la
psychologie, c'est-à-dire la connaissance précise et sûre --

des mobiles et ressorts du cœur humain, connaissance


qui reste la qualité maîtresse de Racine, et qui n'a pas
manqué à Corneille, et tant s'en faut. Celte faculté est
si utile partout et si essentielle au théâtre que si Voltaire
l'avait ,eue, il aurait, une fois traversée la période
romantique, retrouvé à très peu près toute la faveur per
due pendant celte période, et se serait placé à nos yeux
en bon rang au-dessous de Racine et de Corueille.
Mais elle lui manquait plus encore que la poésie et ]

l'éloquence.
Aussi, quand l'école romantique eut achevé son
évolution, et que le goût du public français revint aux
analyses morales et à l'étude des caractères. Voltaire —
ne se releva point de sa chute, en tant que tragique, et
est resté assez indifférent à tous ceux qui lisent.
C'est qu'en effet il n'a pour lui qu'une certaine
habileté d'arrangement et adresse de procédés et habi-
leté à amener les coups de théâtre, et une certaine pompe
7*
154 VOLTAIRE

de spectacle, de son temps assez nouvelle, mais dont


aujourd'hui nous ne songeons pas à lui faire un grand
mérite.
Il s'est à moitié sauvé pourtant, et se fait lire encore,
au moins par extraits, à cause d'une heureuse infidélité

et d'une précieuse dérogation à ses principes dramati-


ques mêmes. Nous avons dit qu'il n'était ni grand ou
charmant poète, ni puissant ou chaleureux orateur, et
qu'il n'estimait pas qu'on dût l'être au théâtre. Poète,
il ne jamais guère été, en effet; mais orateur, sinon
l'a

puissant, du moins vigoureux, il l'a été quelquefois.


C'est qu'ici une de en contrariait heureu-
ses théories
sement une autre. Il ne voulait pas qu'on fût orateur au
théâtre, que « l'auteur parût » et qu'on entendit sa voix
s'adressant à la foule à travers sa tragédie mais d'autre ;

part il croyait aussi (et cette idée dont il est, je crois,


l'inventeur, a été adoptée par tout le xvni* siècle) que
le théâtre est une chaire de morale d'où il convient de

faire entendre au peuple de grandes vérités générales.


Or, pour faire entendre au peuple de grandes vérités
générales, force est bien d'être orateur; et en effet

Voltaire l'a été par ce côté-là.


En quoi il a été heureux ; son œuvre
car de toute
dramatique, c'est Les tragédies de
cela qui est resté.
Voltaire sont surtout pour nous des recueils de beaux
discours sur le patriotisme, l'humanité, la liberté, la
clémence, la tolérance, et c'est surtout cela que nous
en citerons tout à l'heure.
Trois ou qu a4 t^3 pourtant se font ou se laissent lire
O^C*"^
encore avec intérêt, même comme drames : Mérope^
Zaïre, Alzi?'e, TaHC7'ède, Adélaïde du Guesclm.
Mérope a ce mérite particulier d'être avec Athalie la
seule tragédie restée estimée et , même restée connue, qui
soit sans amour. Elle tient tout entière dans dette défini-
LE DRAMATISTE. — TRAGÉDIES lo3

lion: une mère tremblant pour son fils et toujours prêle


à donner ses jours pour ceux de son enfant. C'est une
Andromnque moins flerniione et Oreste. Il y a des scènes
émouvantes. Mérope ayant intérêt, pour son fils même,
à cacherqu'elle est samère, vient de laisser soupçonner
le secret fatal. Le tyran Polyphonie ayant ordonné la
Biorl d'Egisthe, elle a crié « Grâce pour lui
: » !

POLYPHONTE
Qu'il meure!
MEROPE
Il est...

POLYPHONIE
Frappez !

MÉROPE
Barbare ! Il est monfils !

EGISTHE
Moi I votre fils !

MÉROPE
Tu Tes et ce ciel que j'atteste,
:

Ce qui t'a formé dans un sein si funeste,


ciel
Et qui, trop tard, hélas a dessillé mes yeux, !

Te remet dans mes bras pour nous perdre tous deux.

EGISTHE
Quel miracle, grands dieux, que je ne puis comprendre!
POLYPHONIE
Une telle imposture a de quoi me surprendre.
Vous; sa mère ? Qui ? Vous, qui demandiez sa mort ?

EGISTHE
Ah ! si je meurs son fils, je rends grâce à mon sort.

MÉROPE
Je suis sa mère, hélas ! Mon amour m'a trahie.
Oui, tu tiens dans tes mains le secret de ma vie ;
156 VOLTAIRE

Tu tiens le fils des dieuK enchaîné devant toi,


L'héritier de Cresphonte. et Xon maître, et ton roi.
Tu peux, si tu le veux, m'accuser d'imposture ;

Ce n'est pas aux tyrans à sentir la nature ;

Ton coeur, nourri de sang n'en peut être frappé.


Oui, c'est mon fils, tedis-je, au carnage échappé.

POLYPHONIE

Que prétendez vous dire ? et sur quelles alarmes... ?

EGISTHE

Va, je me crois son fils; mes preuves sont ses larmes.


Mes sentiments, mon cœur par la gloire animé,
Mon bras, qui l'eût puni s'il n'était désarmé.
POLYPHOXTE

Tarage auparavant sera seule punie.


C'est trop.

MÉROPE
Commencez donc par m'arracher la vie.
Ayez pitié des pleurs dont mes yeux sont noyés.
Que vous faut-il de plus? Mérope est à vos pieds ;

Mérope les embrasse et craint votre colère.


A cet effort affreux jugez si je suis mère ;

Jugez de mes tourments: ma détestable erreur,


Ce matin, de mon fils allait percer le cœur.
Je pleure à vos genoux mon crime involontaire.
Cruel Vous qui vouliez lui tenir lieu de père,
!

Qui deviez protéger ses jours infortunés.


Le voilà devant vous, et vous l'assassinez !

Son père est mort, hélas par un crime funeste;


!

Sauvez le fils. Je puis oublier tout le reste;


Sauvez le sang des dieux et de vos souverains;
Il est seul, sans défense iLest entre vos mains,
;

Qu'il vive, et c'est assez. Heureuse en mes misères,


Lui seul il me rendra mon époux et ses frères.
Vous voyez avec moi ses aïeux à genoux.
Votre roi dans les fers
LE DRAMATISTE. TRAGÉDIES 157

Zaïre, sorte de réduction à la française de V Othello


de Shaiiespeare^ nous offre beau rôle du jaloux
le très

sultan Orosmane et le rôle très brillant du vieux prince


chrétien Lusignan. Quand Orosmane, par suite d'une
méprise assez naturelle et fort bien conduite, croit que
Zaïre le trahit et aime un chevalier français (Nérestan),
sa colère a de vigoureux accents vraiment tragiques :

Mais pourquoi donc ces pleurs, ces regrets, cette fuite,


Cette douleur si sombre en ses regards écrite?
Si c'était ce Français?. ..Quel soupçon !... quelle horreur I

Quelle lumière affreuse a passé dans mon cœur !

Hélas je repoussais ma juste défiance...


!

Un barbare, un esclave aurait cette insolence !

Je verrais, je verrais un cœur comme le mien


Réduit à redouter un esclave chrétien !

A cet affront je serais réservé !

Non, si Zaïre, enfin, m'avait fait cette offense.


Elle eût avec plus d'arttrompé ma confiance !

Le déplaisir secret de ce cœur agité,


Si ce cœur est perfide, aurait-il éclaté ?

Qu'il revint, lui, ce traître?


Qu'aux yeux de ma maîtresse il osât reparaître ?
Oui, je le lui rendrais; mais mourant, mais puni,
Mais versant à ses yeux le sang qui m'a trahi,
Déchiré devant elle, et ma main dégouttante
Confondrait dans son sang le sang de son amante.
Excuse les transports de ce cœur offensé ;

Il est né violent, il aime, il est blessé.

Je connais mes fureurs, et je crains ma faiblesse ;

A des troubles honteux je sens que je m'abaisse.


Non, c'est trop sur Zaïre arrêter un soupçon ;

Non, son cœur n'est point fait pour une trahison.


Mais ne crois pas, non plus, que le mien s'avilisse
A souffrir des rigueurs, à gémir d'un caprice,
A me plaindre, à reprendre, à redonner ma foi ;

Les éclaircissements sont indignes de moi.


158 VOLTAIRE

Il vaut mieux sur mes sens reprendre un juste empire ;

Il vaut mieux oublier jusqu'au nom de Zaïre.


Allons que le sérail soit fermé pour jamais
! ;

Que la terreur habite aux portes du palais ;

Que tout ressente ici le frein de Tesclavage.


Des rois de l'Orient suivons l'anlique usage.
On peut, pour son esclave oubliant sa fierté,
Laisser tomber sur elle un regard de bonté;
Mais il est trop honteux de craindre une maîtresse ;

Aux mœurs de l'Occident laissons cette bassesse.


Ce sexe dangereux, qui veut tout asservir,
S'il règne dans l'Europe, ici doit obéir.

Quand le vieux Lusignan retrouve sa fille (Zaïre), deve-


nue musulmane par suite de singulières aventures, et
veut la ramener à la religion de ses ancêtres, il a des
accents qui rappellent ceux de Mardochée parlant à
Esther:

Mon Dieu j'ai combattu soixante ans pour ta gloire


!
;

J'aivu tomber ton temple, et périr ta mémoire ;

Dans un cachot affreux abandonné vingt ans,


Mes larmes t'imploraient pour mes tristes enfants ;

Et lorsque ma famille est par toi réunie,


Quand je trouve une fille, elle est ton ennemie !

Je suis bien malheureux. C'est ton père, c'est moi.


C'est ma
seule prison qui l'a ravi ta foi.
Ma tendre objet de mes dernières peines,
fille,

Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines:


C'est le sang de vingt rois tous chrétiens comme moi ;

C'est le sang des héros défenseurs de ma loi;


C'est le sang des martyrs !... fille encor trop chère !

Connais-tu ton destin ? Sais- tu quelle est ta mère ?


Sais-tu bien qu'à l'instant que son flanc mit au jour
Ce triste et dernier fruit d'un malheureux amour.
Je la vis massacrer par la main forcenée.
Par la main des brigands à qui tu t'es donnée !

Tes frères, ces martyrs égorgés à mes yeux,


T'ouvrent leurs bras sanglants, tendus du haut des cieux :
LE DRAMATISTE — TRAGÉDIES 159

Ton Dieu que tu trahis, ton Dieu que tu blasphèmes,


Pour toi, pour l'univers est mort en ces lieux mêmes ;

En ces lieux où mon bras le servit tant de fois,


En ces lieux où son sang te parle par ma voix.
Vois ces murs, vois ce temple envahi par tes maîtres :

Tout annonce le Dieu qu'ont vengé tes ancêtres.


Tourne les yeux sa tombe est près de ce palais.
;

C'est ici la montagne où, lavant nos forfaits,


11 voulut expirer sous les coups de Timpie ;

C'est là que de sa tombe il rappela sa vie.


Tu ne saurais marcher dans cet auguste lieu,
Tu n'y peux faire un pas sans y trouver ton Dieu ;

Et tu n'y peux rester sans renier ton père,


Ton honneur qui te parle, et ton Dieu qui t éclaire.
Ji? te vois dans mes bras et pleurer et frémir
;

Sur ton front pâlissant Dieu met le repentir :

Je vois la vérité dans ton cœur descendue ;

Je retrouve ma fille après l'avoir perdue ;

Et je reprends ma gloire et ma félicité


En dérobant mon sang à rinfidélité.

ZAÏRE

Ah ! mon père !

Cher auteur de mes jours, parlez, que dois-je faire ?

LUSIGNAN
M'ôter, par un seul mot, ma honte et mes ennuis ;

Dire : « Je suis chrétienne. »

ZAÏRE
Oui... seigneur... je le suis.

LUSIGNAN
Dieu, reçois son aveu du sein de ton empire 1

Taiicrède, qui offre cette particularité de versification


qu'elle est écrite envers «croisés», comme le dit l'au-
teur ( ou plus exactement en vers à rimes tantôt croisées,
tantôt embrassées)^ est encore une tragédie du genre
160 VOLTAIRE

moyen âge. On y voit les gentilshommes normands


commençant à disputer la Sicile aux Sarrasins qui s'y
étaient établis au ix* siècle. C'est un roman de che-

valerie arrangé pour la scène. On y rencontre, expri-

més souvent en vers assez heureux, les grands senti-


ments de patriotisme, d'honneur, de fidélité au serment.
Il ne faut pas oublier qu'au moment même où l'école

romantique mettait dans le mépris et rejetait dans


l'ombre le théâlre de Voltaire, Victor Hugo, sans en
rien dire, s'inspirait de toute une partie importginte du
théâtre de Voltaire. La tragédie de Voltaire que les
Hernani et les Ray Blas rappellent le plus, c'est Taji-
crède. Voyez, par exemple, cette scène toute empana-
chée, toute rutilante et pleine d'un bruit de fanfares.
Sauf la hardiesse des métaphores, c'est une scène du
théâtre de Hugo
Tancrède prend : la défense d'Amé-
naïde persécutée par Orbassan:

TANCRÈDE
Ah ma ! seule présence
Est pour elle un reproche II n'importe... Arrêtez, 1

Minisires de la mort, suspendez la vengeance.


Ai'rètez Citoyens, j'entreprends sa défense,
I

Je suis son chevalier : ce père infortuné,


Prêt à mourircomme elle et non moins condamné.
Daigne avouer mon bras propice à l'innocence.
Que la seule valeur rende ici des arrêts. -
Des dignes chevaliers c'est le plus beau partage ;

Que Ton ouvre la lice à Thonneur, au courage ;

Que les juges du camp fassent tous les apprêts.


Toi, superbe Orbassan, c'est toi que je défie ;

Viens mourir de mes mains ou m'arracher la vie ;

Tes exploits et ton nom ne sont pas sans éclat ;

Tu commandes ici, je veux t'en croire digne.


Je jette devant toi le gage du combat !

i II jette son gantelet sw la scène.)


L'oses-tu relever ?
LE DRAMATISTK. TRAGÉDIES 161

ORBASSAN
Ton arrogance insigne
Ne mériterait pas qu'on te fît cet honneur.
(Il fait signe à son écuyer de ramasser le gant.)

Je le fais à moi-même et, consultant mon cœur,


;

Respectant ce vieillard qui daigne ici t'admettre,


Je veux bien avec toi descendre à me commettre,
Et daigner te punir de m'oser défier.
Quel est ton nom, ton rang ? Ce simple bouclier
Semble nous annoncer peu de marques de gloire.
TANCRÈDE
Peut-être il en aura des mains de la Victoire.
Pour mon nom, mon dessein
je le tais, et tel est ; .

Mais je te l'apprendrai les armes à la main (1).


Marchons !
'

ORBASSAN
Qu'à l'instant même on ouvre la barrière ;

Qu'Aménaïde ici ne soit plus prisonnière

Jusqu'à l'événement de ce léger combat.


Vous savez, compagnons, qu'en quittant la carrière,
Je marche à votre tête et je défends l'Elat.
D'un combat singulier la gloire est périssable ;

Mais servir la patrie est l'honneur véritable.

TANCRÈDE
Viens Et vous, chevaliers, j'espère qu'aujourd'hui
!

L'Etat sera sauvé par d'autres que par lui.

Alzire ou les Américains est une tragédie ronaanesque


encore, dont le point de départ est pris dans Polijeucte'
Il y a^ là aussi, une femme qui demande à celui qui
l'aime la grâce de celui qu'elle aime. Mais la pièce est

{{) Cf. Je le garde, secret et fatal, pour un autre


Qui doit sentir un jour sous mon genou vainqueur
Mon nom à son oreille et ma dagiic à son cœur.
{JJernani.)
162 VOLTAIRE

beaucoup plus compliquée que Polyeucte et même quel-


quefois un peu obscure, malgré la très grande habi-
leté d'exposition et de débrouillement de l'auteur.
Mais, ce à quoi Voltaire tenait le plus, il y a surtout

une opposition entre les mœurs barbares et fanatiques


et les vertus d'un chrétien tolérant et éclairé. « La
religion d'un barbare, dit Voltaire dans son Discours
préliminaire, consiste à offrir à ses dieux le sang de ses
ennemis. Un chrétien mal instruit n'est souvent guère
plus juste... Celle du chrétien véritable est de regarder
tous les hommes comme ses frères, de leur faire du bien
et de leur pardonner le mal... Tel j'ai peint Henri. IV,
même au milieu deses faiblesses. On trouvera dans tous
mes écrits cette humanité qui doit être le premier carac-
tère d'un être pensant. »

L'esprit d'humanité et de tolérance est représenté


dans Alzlre par x\lvarez, ancien gouverneur du Pérou,
qui recommande sans cesse à son fils Gusman, gouver-
neur actuel, la douceur, la pitié et la charité envers les
aveugles et même envers les coupables. Voici comment,
dès le commencementde la pièce, il parle à son fils :

ALVAREZ

Ah mon fils que je hais ces rigueurs tyranniques


!
,
!

Les pouvez-vous aimer, ces forfaits politiques?


Vous, chrétien, vous choisi pour régner désormais
Sur des chrétiens nouveaux, au nom d'un Dieu de paix
Vos yeux ne eont-ils pas assouvis des ravages
Qui de ce continent dépeuplent les rivages ?
Des bords de TOricnt n'étais-je donc venu
Dans un monde idolâtre à TEurope inconnu,
Que pour voir abhorrer sous ce brûlant tropique
Et nom de l'Europe, et le nom catholique ?
le
Ah Dieu nous envoyait quand de nous il fît choix,
!

Pour annoncer son nom, pour faire aimer ses lois;


LE DRAMATISTE. — TRAGÉDIES 163

Et nous, de ces climats destructeurs implacables,


Nous, et d'or et de sangtoujours insatiables,
Déserteurs de ces lois qu'il fallait enseigner,
Nous égorgeons ce peuple au lieu de le gagner.
Par nous tout est en sang, par nous tout est en poudre,
Et nous n'avons du ciel imité que la foudre.
Notre nom, je l'avoue, inspire la terreur ;

Les Espagnols sont craints, mais ils sont en horreur.


Fléaux du nouveau monde, injustes, vains, avares.
Nous seuls en ces climats nous sommes les barbares.
L'Américain, farouche en sa simplicité,
Nous égale en courage, et nous passe en bonté.
Hélas si comme vous il était sanguinaire.
!

S'il n'avait des vertus, vous n'auriez plus de père.

Avez-vous oublié qu'ils m'ont sauvé le jour ?


Avez-vous oublié que près de ce séjour
Je me vis entouré par ce peuple en furie,
Rendu cruel eniîn par notre barbarie ?
Tous les miens à mes yeux terminèrent leur sort.
J'étais seul, sans secours, et j'attendais la mort :

Mais à mon nom, mon fils, je vis tomber leurs armes ;

Un jeune Américain, les yeux baignés de larmes.


Au lieu de me frapper, embrassa mes genoux :

« Alvarez, me dit-il, Alvarez, est-ce vous ?

Vivez votre vertu nous est trop nécessaire


! :

Vivez Aux malheureux servez longtemps de père.


!

Qu'un peuple de tyrans, qui veut nous enchaîner,


Du moins par cet exemple apprenne à pardonner !

Allez !La grandeur d'âme est ici le partage


Du peuple infortuné qu'ils ont nommé sauvage »
Eh bien vous gémissez Je sens qu'à ce récit
! !

Votre cœur, malgré vous, s'émeut et s'adoucit.


L'humanité vous parle, ainsi que votre père.

nUSMAxN

Eh bien vous l'ordonnez, je brise leurs liens (1).


!

J'y consens mais songez qu'il faut qu'ils soient chrétiens


;

(1) Les liens de captifs américains.


164 VOLTAIRE

Ainsi le veut la loi quitter l'idolâtrie


:

Est un titre en ces lieux pour mériter la vie ;


A la religion gagnons-les à ce prix ;

Commandons aux cœurs même, et forçons les esprits.


De la nécessité le pouvoir invincible
Traîne au pied des autels un courage inflexible.
Je veux que ces mortels, esclaves de ma loi,
Tremblent sous un seul Dieu, comme sous un seul roi.

ALVAREZ

Ecoutez-moi, mon
plus que vous je désire
fils :

Qu'ici la vérité fonde un nouvel empire ;

Que le ciel et l'Espagne y soient sans ennemis ;

Mais les cœurs opprimés ne sont jamais soumis.


J'en ai gagné plus d'un je n'ai forcé personne
; ;

Et le vrai Dieu, mon fils, est le Dieu qui pardonne.

Voltaire n'a pas fait faire un très grand progrès à la

tragédie française ; mais il soutenue très honorable-


l'a

ment. Il a essayé de lui donner plus de rapidité et aussi


plus de pompe, de la rendre plus véhémente à la fois et
plus théâtrale. C'était l'acheminer à devenir un opéra,
ce qu'ont été plus tard la plupart des drames de Victor
Hugo ; mais c'était la maintenir dans le goût des Fran-
çais; c'était l'enluminer, sinon l'illustrer, et la parer,
sinon l'enrichir. Il que ce fût nécessaire, et
est possible
le succès de Voltaire tragique pendant un demi-siècle

de son vivant et pendant un demi-siècle après sa mort


lui donne raison. Pour nous, le théâtre tragique de
Voltaire paraît encore un des plus ingénieux et un
des plus honorables divertissements d'un homme de
talent.
CHAPITRE VIII

LE DRAMATISTE — COMÉDIES.

Les comédies de Voltaire sont très loin d'avoir eu la


grande fortune de ses tragédies.
Même de son temps on a proclamé qu'il était mal
propre à ce genre d'ouvrages et « qu'il n'avait pas
d'esprit à la troisième personne » et son théâtre comi-
;

que ne s'est pas relevé de la défaveur dans laquelle il


était tombé tout de suite.
Il n'y a pas lieu d'essayer de redresser ce jugement
général. Les comédies de Voltaire ne sont pas comiques.
Ce n'est pas à dire qu'elles soient sans mérite. Ce ne sont
pas des mais ce sont des contes agréables.
comédies ;

Elles ne sont point faites pour être jouées, mais elles peu-
vent être lues avec plaisir. Ce sont de petites nouvelles
moitié sentimentales, moitié satiriques sous forme dia-
loguée. L'allure en est un peu lente, mais on y trouve
des passages et même des pages d'un joli tour et d'un
joli style.

Car ici ce que nous disions de la tragédie de Voltaire


n'est plus vrai. Les comédies de Voltaire ne sont pas
écrites dans la le monde, dans une langue
langue de tout
conventionnelle et pour ainsi parlerofficielle. Elles sont
bien de la langue et du style de Voltaire, et là, comme
dans un conte en vers, il garde son tour libre, sa langue
aisée et souple, son style vif et d'allègre allure.
166 VOLTAIRE

Il que les comédies de Voltaire, bien inférieu-


s'ensuit
res à sesbonnes tragédies comme fond, leur sont très
supérieures comme forme. Il s'ensuit aussi, où il ne
faudrait pas se tromper, que, à prendre connaissance
des comédies de Voltaire par extraits, on peut en garder
une bien meilleure opinion que de ses tragédies. Ce n'est
qu'une apparence. Dans les extraits, c'est précisément
le fond, à savoir la conception générale et la charpente
dramatique, qui disparaît; et au théâtre, encore que la
forme soit beaucoup, le fond est l'essentiel. Il convient,
même dans unlivre d'ext?'aits, et surtout là, de prévenir
que la lecture par morceaux choisis est une nécessité sou-
vent, mais a toujours quelques inconvénients. C'est un
pis aller, que nous tâchons de rendre aussi bon que
possible.
Voici, \)a.r exemple, Na7ime^ petit conte dialogué senti-
mental dans le genre de fAmi Fritz. Elle est assez fas-
tidieuse. Elle contient pourtant de très jolies pages.

La paysanne Nanine aime en secret son maître le


comte d'Olban, comme la Victorine du Philosophe sans le
savoir, et elle en est aimé. On lui fait comprendre à un
certain moment qu'il faut qu'elle disparaisse; elle en
convient à moitié; mais, le cœur bien gros, elle s'écrie :

Quelle douleur cuisante !

Quel embarras quel tourment quel dessein


I ! 1

Quels sentiments combattent dans mon sein I

Hélas je fuis le plus aimable maître


! !

En le fuyant je l'offense peut-être !

Mais, en restant, l'excès de ses bontés


M'attirerait trop de calamités.
Dans sa maison mettrait un trouble horrible.
Madame (i) croit qu'il est pour moi sensible,

(1) Cousine du comte.


LE [iRAMATlSTE. COMéoiES 167

Que jusquà moi ce co:;ur peut s'abaisser :

Je le redoute, et n'ose le penser.


De quel courroux Madame est animée !

Quoi Ton me hait et je crains d'être aimée


I 1

Mais, moi Mais, moi Je me crains encor plus


! !
;

Mon cœur troublé de moi-même est confus.


Que devenir ? De mon état tirée,
Pour mon malheur je suis trop éclairée.
C'est un danger, c'est peut-être un grand tort
D'avoir une àme au-dessus de son sort.
Il faut partir j'en mourrai mais qu'importe
;
;
!

Quand la mère du comte, la vieille marquise, croit


que son fiis va épouser la baronne, elle relève son fils
vertement dans une jolie apostrophe do vieille babil-
larde :

Eh bien! Monsieur le comte,


Vous faites donc à la fin votre compte
De me donner la baronne pour bru ;

C'est sur cela que j'ai vite accouru.


Votre baronne est une acariâtre,
Impertinente, altière, opiniâtre,
Qui n'eut jamais pour moi le moindre égard ;

Qui, l'an passé, chez la marquise Agard,


En plein souper me traita de bavarde :

D'y plus souper désormais Dieu me garde 1

Bavarde, moi Je sais d'ailleurs très bien


I

Quelle n'a pas, entre nous, tant de bien :

C'est un grand point il faut qu'on s'en informe


; ; _
Car on m'a dit que son château de l'Orme
A son mari n'appartient qu'à moitié ;

Qu'un vieux procès, qui n'est pas oublié,


Lui dii.putait la moitié de sa terre :

J'ai su cela de feu votre grand-père.


Il disait vrai ; c'était un homme, lui !

On n'eu voit plus de sa trempe aujourd'hui.


Paris est plein de ces petits bouts d'hommes.
Vains, fiers, fous, sots, dont le caquet m'assomme.
168 VOLTAIRE

Parlant de tout avec l'air empressé .

Et se moquant toujours du temps passé.


J'entends parler de nouvelle cuisine,
De nouveaux goûts on crève, on se ruine,
;

Les femmes sont sans frein, et les maris


Sont des benêts. Tout va de pis en pis.

Le dénouement est joli, rapide, vif, touchant sans


Après certains
sotte sensiblerie, d'un très agréable ton.
soupçons qui ont été un outrage pour Nanine, le comte,
écoutant son cœur, assure qu'il doit à Nanine une répa-
ration et cette réparation c'est de la prendre pour
,

femme.
LE COMTE
Si vous avez oublié cet outrage.
Donnez-m'en donc le plus sûr témoignage :

Je ne veux plus commander qu'une fois ;

Mais jurez-moi d'obéir à mes lois.

HOMBERT (1)

Elle le doit, et sa reconnaissance...

NAMNE
Il est bien sûr de mon obéissance.

LE COMTE

J'ose y compter. Oui, je vous avertis


Que vos devoirs ne sont pas tous remplis.
Je vous ai vue aux genoux de ma mère ;

Je vous ai vue embrasser votre père ;

Ce qui vous reste en des moments si doux,


yeux, d'embrasser votre époux.
C'est, à leurs

NANINE
Moi !

LA MARQUISE
Quelle idée '
Est-il bien vrai ?

(1) Père de Nanine.


LE DRAMATISTE. — COMÉDIES 469

nOMBERT
Ma fille I

LE COMTE, à sa mère.

Le daignez-vous permettre ?

LA MARQUISE
La famille
Etrangement, mon fils, clabaudera.

LE COMTE

En la voyant, elle m'approuvera.

UOMBERT
Quel coup du sort Non, je ne puis comprendre
!

Que jusque-là vous prétendiez descendre.


LE COMTE

On m'a promis d'obéir. Je le veux.

LA MARQUISE
Mon fils...

LE COMTE

Ma mère, il s'agit d'être heureux.


Lintérêt seul a fait cent mariages.
Nous avons vu les hommes les plus sages
Ne consulter que les mœurs et le bien :

Elle a les mœurs il ne lui manque rien


; ;

Et je ferai par goût et par justice


Ce qu on a fait cent fois par avarice.
Ma mère, enfin, terminez ces combats,
Et consentez.
NAXI.NE

Non, n'y consentez pas,


Opposez-vous à sa flamme, à la mienne ;

Voilà de vous ce qu'il faut que j'obtienne.


L'amour l'aveugle ; il le faut éclairer.
Ah ! loin de lui laissez-moi l'adorer.
Voyez mon sort ; voyez ce qu'est mon père.
Puis-je jamais vous appeler ma mère ?
VOLTAIRE 1
170 VOLTAIKE

LA MARQUISE

j
Oui, tu le peux, tu le dois c'en est fait ; :

I
Je ne tiens pas contre ce dernier trait ;

Il nous dit trop combien il faut qu'on t'aime ;

Il est unique aussi bien que toi-même.

NANINE

J'obéis donc à votre ordre... à l'amour...


Mon coeur ne peut résister.

LA MARQUISE

Que ce jour
Soit des vertus la digne récompense ;

Mais sans jamais tirer à conséquence.

La Prude encore, sans avoir la petite pointe d'atten-


drissemenlhonnêlequidonne un grand charmeàNanine,
est une anecdote dialogiiée assez divertissante et sou-
vent fort spirituelle. Elle est imitée d'une comédie
anglaise de Wicherley, intitulée Piam dealer, l'homme au
franc procédé. Le personnage principal, la Prude, Dor-
}tl)ise, est une sorte de Tartuffe féminin assez bien
atlrapé. Extérieurement elle est toute vertu elle est à ;

lii têle de sociétés dont l'objet est de moraliser et de


ramener une décence rigoureuse la
à jeunesse des deux
sexes. En son
privé elle est un peu différente. Elle a
se. luit par son austérité apparente Taustère Blanford,
l'homme au franc procédé. Celui ci est aimé d'uue jeune
fille vertueuse, vraie et naïve, nommée Adine, qui gémit

s;ir l'illusion oii s'entretient celui qu'elle aime. C'est


elle qui fait l'exposition de la pièce par une conversa-
lion avec son oncle Darmin :

ADINE

On la dit belle ; il l'aimera toujours ;

Il est constant;
LE DR\MAT1STE. — COMÉDIES 17 I

DARMIN

Bon ! qui l'est en amours?

ADINE
Je crains Dorphise.
DARMIN
Elle est trop intrigante ;

Sa pruderie est, dit-on, trop galante ;

Son cœur est faux, ses propos médisants.


Ne crains rien d'elle. On ne trompe qu'un temps,
ADINE

Ce temps est long ; ce temps me désespère.


Dorphise trompe ! et Dorphise a su plaire !

DARMIN
Mais, après tout, Blanford fest-il si cher?

ADlNE

Oui, j'aime fort ses vertus, son courage.


Qui dans mon cœur ont gravé son image !

DARMIN
Oh ! je conçois qu'un cœur reconnaissant
Pour la vertu peut avoir du penchant.
Trente ans à peine, une taille légère.
Beaux yeux, air noble, oui, sa vertu peut plaire ;

Mais son humeur et son austérité


Ont-ils su plaire à ta simplicité ?

ADI.NE

Mon caractère est sérieux, et j'aime


Peut-être en lui jusqu'à ses défauts même.
DARMIN
Il hait le monde.
ADINE

Il a, dit-on, raison.
172 VOLTAIRE

DARMrN
11est souvent trop confiant, trop bon ;

Et son liumeur gâte encor sa franchise.

ADINE

De ses défauts le plus grand c'est Dorphise.

A un certain moment Dorphise, empêtrée dans ses


intrigues, et craignant pour sa réputation, à la fois

dépeint exactement son caractère, et donne la moralité


de la comédie :

DORPniSE
La va me décrier partout.
folle (i)
Ah mon honneur, mon esprit, sont à bout.
!

A mes dépens les libertins vont rire.


Je vois Dorphise un plastron de satire ;

Mon nom, niché dans cent couplets malins,


Aux chansonniers va fournir de refrains.
Monsieur Blanfort craindra la médisance ;

L'autre futur (2) en va prendre vengeance.


Comment plâtrer ce scandale affligeant?

Ah que de
! trouble et que d'inquiétude !

Qu'il faut souffrir quand on veut être prude 1

Et que, sans craindre et sans affecter rien,


11 vaudrait mieux être femme de bien !

Allons un jour nous tâcherons de l'être.


!

COLETTE (3)

Allons tâchons du moins de le paraître,


!

C'est bien assez quand on fait ce qu'on peut.


N'est pas toujours femme de bien qui veut.

Si l'on tient à savoir le dénoûment^ je dirai que,


comme on s'y peut attendre, la coquette, qui était une

(1)Sa cousine, jeune éventée, qui est son contraste


promise à deux soupirants.
(2) Elle s'est
(3) Serrante de Dorphise.
LE DRAMATISTE. — COMÉDIES 173

coquine, est à la fin dévoilée, el qu'Adine rend de tels


services Branford que celui-ci sent l'amitié qu'il
à
avait pour elle transformée en autant d'amour qu'il en
faut pour le mariag^e. Et le public peut se retirer en
répétant les derniers vers, à peu près, de la comédie :

Sortez enfin de votre inquiétude


El pour jamais gardez-vous d'une prude.

On voit, par ces trop courts exemples, que Voltaire,


s'il ne compte pas parmi nos grands auteurs comiques,
n'a manqué cependant, même dans la comédie, ni
d'esprit, ni de verve, ni même d'une certaine imagina-
tion, sans compter de jolis traits de satire qui lui échap-
pent naturellement, là comme partout.
CHAPITRE IX

NOUVELLES ET CONTES EN VERS.

Les contes en vers, à l'imitation des Italiens et de La


Fontaine, sont chez Voltaire surtout des divertis-
sements, comme on pense bien. Mais iU ont toujours le
secret dessein de faire entendre une vérité de bon sens
pratique et de petite sagesse courante et mondaine.
Les éditeurs de Kehl font remarquer dans leur Aver-
tissement aux contes en vers qu'on y trouve « une poésie

plusbrillante, une philosophie aussi vraie, aussi naïve,


mais plus relevée que dans ceux de La Fontaine. » Nous
voilà bien avertis. On peut se demander quel genre de
philosophie on peut trouver dans les contes de La Fon-
taine. Celle de Voltaire est « plus élevée. » Gela lui

est facile.

Tant y a que cette philosophie existe dans les contes


Ils se proposent à l'ordinaire de noter un
de Voltaire.
traitdu caractère, un tour des mœurs humaines avec
bonne humeur et légère causticité. A cet égard ils sont
comme à égale distance entre le conte proprement dit
et la satire.
Ils sont en général charmants dans ce rôle, dans cet
office intermédiaire, qui leur laisse toute leur grâce et
atténue un peu ce qu'il y a de trop frivole dans ce
genre Httéraire. C'est ainsi que sous ce titre piquant :
NOUVELLES ET CONTES EN VERS 175

« Ce qui plail aux Dames, » Voltaire se demande en


badinant quelle est la maîtresse passion de la femme, et
à quoi au monde elle lient le plus. Il va nous le dire
dans un petit récit qui nous ramène au temps oii la
reine Berthe filait. En ce temps-là, un bon chevalier, un
peu trop vif quelquefois, nommé Robert, avait fait un
tort assez grave à Marthon, la marchande d'œufs. La
cause fut portée devant la reine Berthe.

Robert était si beau, si plein de charmes,


Sibien tourné, si frais et si vermeil,
Qu'en le jugeant la reine et son conseil
Lorgnaient Robert et répandaient des larmes ;

Même Marthon dans un coin soupira ;

Dans tous les cœurs la pitié trouva place.


Berthe au conseil alors remémora
Qu'au chevalier on pouvait faire grâce
Et qu'il vivrait pour peu qu'il eût d'esprit :

« Car vous savez que notre loi prescrit

De pardonner à qui pourra nous dire


Ce que la femme en tous les temps désire ;

Bien entendu qu'il explique le cas


Très nettement, et ne nous fâche pas. »

Robert n'avait pas d'esprit mais il était si charmant


;

et si bon, si sympathique à tous égards, qu'il trouva qui

en eût pour lui. Une vieille bergère, qui était une fée,
sans en avoir l'air, lui révéla le délicat secret, et huit
jours après sa première comparution, voilà Robert de-
rechef devant la reine de France :

Incontinent le conseil assemblé


La reine Robert appelé:
assise, et
« Je sais, votre secret, mesdames.
dit-il,

Ce qui vous plaît en tous lieux, en tous temps,


IN'est pas d'avoir beaucoup de soupirants;
Mais, fille, ou femme, ou veuve, ou laide, ou belle.
Ou pauvre, ou riche, ou galante, ou cruelle,
176 VOLTAIRE

La nuit, le jour, veut être, à mon avis,


Tant qu'elle peut la maîtresse au logis :

Il faut toujours que la femme commande :

C'est là son goût. Si j'ai tort, qu'on me pende. »

Comme il parlait, tout le conseil conclut


Qu'il parlait juste et qu'il touchait au but.

Il ne fut pas seulement acquitté ; mais ayant, par


reconnaissance, consenti à épouserla vieille bergère qui
l'avait instruit, il se trouva être le mari de la fée Urgèle,
qui, quand elle ne se déguisait pas en vieille, était

charmante.

Oh rheureux temps que


! celui de ces fables,

dit l'auteur en terminant,

Des bons démons, des esprits familiers,


Des farfadets aux mortels secourables !

On écoutait tous ces faits admirables


Dans son château, près d'un large foyer.
Le père et l'oncle, et la mère et la fille,
Et les voisins, et toute la famille.
Prêtaient l'oreille à Monsieur 1 aumônier
Qui leur faisait ces contes de sorcier.
a banni les démons et les fées
On ;

Sous
la raison les grâces étouffées
Livrent nos cœurs à l'insipidité.
Le raisonner tristement s'accrédite.
On court, hélas après la vérité! :

"^-
Ah croyez-moi, l'erreur a son mérite
1 !

C^est de même une petite leçon pour tous les temps


que l'histoire de Thélème et de Macare. C'est une allé-
gorie, mais qui n'a rien de très abstrus; et il suffit de
Savoir, pour la comprendre, que Thélème signifie Désir
et (iu% Macare veut dire bonheur. On sait assez que, de
NOUVELLES ET CONTES EN VERS 177

ces deux personnages, le premier passe sa vie à courir


après le second :

Thélème est vive, elle est brillante ;

Mais bien impatiente


elle est ;

Son œil est toujours ébloui,


Et son (.'œur toujours la tourmente.
Elle aimait un gros réjoui
D'une humour toute dilïérente.
Sur son visage épanoui
Est la sécurité touchante;
Ilécarte à la fois l'ennui
Et la vivacité bruyante.
Rien n'est plus doux que son sommeil,
Rien n'est plus doux que son réveil.
Le long du jour il vous enchante.
Macare est le nom qu'il portait.
Sa maîtresse inconsidérée
Par trop de soins le tourmentait :

Elle voulait être adorée.


En reproches elle éclata.
Macare en riant la quitta
Et la laissa désespérée.
Elle courut étourdiment
Chercher de contrée en contrée
Son inhdèle et cher galant.
N'en pouvant vivre séparée.

Elle va d'abord à la cour :

« Auriez-vous vu mon cher amour ?


N'avez- vous point chez vous Macare ? »

Tous les railleurs de ce séjour


Souriant à ce nom bizarre :

« Comment ce Macare est-il fait ?

Où Tavez-vous perdu, ma bonne?


Faites- nous un peu son portrait.
— Ce Macare qui m'abandonne,
Dit-elle, est un homme parfait,
Qui n'a jamais haï personne.
178 VOLTAIRE

Qui de personne n'est haï,


Qui de bon sens toujours raisonne,
Et qui n'eut jamais de souci.
A tout le monde il a su plaire. »
On lui dit • Ce n'est pas ici
:

Que vous trouverez votre affaire,


Et les gens de ce caractère
Ne vont point dans ce pays-ci. »

Thélème marcha vers la ville.


D'abord elle trouve un couvent,
Et pense dans ce lieu tranquille
Rencontrer son tranquille amant.
Le sous-prieur lui dit: a Madame,
Nous avons longtemps attendu
Ce bel objet de votre flamme.
Et nous ne l'avons jamais vu,
Mais nous avons en récompense
Et la discorde, et l'abstinence. »
Lors un petit moine tondu
Dit à la dame vagabonde :

« Cessez de courir à la ronde


Après votre amant échappé ;

Car si l'on ne m'a pas trompé,


Ce bon homme est dans Taulre monde. »

A ce discours impertinent,
Thélème se mit en colère :

« Apprenez, dit-elle,mon frère,


Que celui qui fait mon tourment
Est né pour moi, quoi qu'on en dise.
Il habite certainement

Le monde où le destin m'a mise,


Et je suis son seul élément;
Si l'on vous fait dire autrement,
On vous fait dire une sottise. »

La belle courut de ce pas


Chercher au milieu du fracas
Celui qu'elle croyait volage :

« Il sera peut-être à Paris,


NOUVELLES ET CONTES EN VERS 479

Dil-cllc,avec les beaux esprits,


Qui Fonl peint si doux et si sage. »
L'un d'eux lui dit « Sur mon avis,
:

Vous pourrie.i vous tromper peut-être :

\ Macare n'est qu'en nos écrits.

'Nous l'avons peint sans le connaître. »

Elle aborda près du l^alais,


Ferma lesyeux, et passa vite :

a Mon ami ne sera jamais


Dans cet abominable gîte ;

Au moins la cour a dos attraits ;

Macare aurait pu s'y méprendre ;

Mais les noirs suivants de Thémis


Sont les éternels ennemis
De l'objet qui me rend si tendre. »

Enfin Thélème au désespoir,


Lasse de chercher sans rien voir,
Dans sa retraite alla se rendre.
Le premier objet qu'elle y vit
Fut Macare auprès de son lit,
Qui l'attendait pour la surprendre :

« Vivez avec moi désormais,


Dit-il, dans une douce paix.
Sans trop chercher, sans trop prétendre;
Et si vous voulez posséder
Ma tendresse avec ma personne,
Gardez de jamais demander
Au delà de ce que je donne, »

Les gens de grec enfarinés


Connaîtront Macare et Thélème,
Et vous diront, sous cet emblème,
A quoi nous sommes destinés.
Macare, c'est toi qu'on désire ;

On t'aime, on te perd, et je croi


Que je t'ai rencontré chez moi ;

Mais je me garde de le dire :


180 VOLTAIRE

Quand on se vanle de l'avoir,


On en est privé par Fenvie ;

Pour te garder il faut savoir


Te cacher et cacher sa vie

La philosophie d'Horace dans la langue de La Fon-


taine, voilà ce que Ton trouve de temps en temps dans
Voltaire. On voudrait s'y attarder; mais les romans
eu prose nous appellent: nous y trouverons peut-être
une autre philosophie, et plus amère.
CHAPITRE X

NOUVELLES ET ROMANS EN PROSE.

C'est vers la fin de sa vie, ou du moins dans sa


malurilé,que Voltaire écrivit ses nouvelles et romans
en prose, qui, de tousses ouvrages, sont ceux qui ont
peut-être été les plus admirés, et certainement les plus
lus.
Il avait plus d'un guide et même plus d'un modèle en
celle affaire.
Le conte satirique, le conte écrit pour donner une
leçon aux hommes en même temps que pour les amu-
ser, et pour se moquerd'eux en les divertissant, est fort
ancien dans notre littérature et dans toutes les litté-

ratures. Sans remonter au moyen âge, onsait bien que


notre Savinien de Cyrano de Bergerac n'a voyagé dans
la lune et dans que pour se moquer agréable-
le soleil

ment de la Terre. Plus tard Montesquieu, inspiré peut-


être par les ^mi«i?me«^55eV/e«.r et co)niqnesd'îm Siamois,
de Dufresny, écrivit ses Lettres Pet^sanes, qui sont une
satire, quelquefois un peu pénible, souvent profonde et
fine, desmœurs et des institutions de la France.
Mais les vrais maîtres de Voltaire en ce genre furent
Rabelais et Swift. Il avait dit et même pensé d'abord
assez de mal de Rabelais, dont les grossièretés le dégoû-
taient. Puis il s'était ravisé, l'ayant mieux lu, mieux
pénélré, s'étanl du reste agrandi lui-même et comme
182 VOLTAIRE

fortifié, ayant, ce qui est très sensible, comme on l'a vu,


dans sa carrière, quitté les riens aimables du temps de
la Régence pour quelque chose, en quelque genre litté-
raire que ce fût, de plus ferme et de plus copieux.
Quanta Swift, son influence fut très grande sur Vol-
taire. Il le connut en Angleterre en 1727, comme nous
l'avons mentionné plus haut, et il en avait conçu une

grande estime. Il voulait que son ami Thiériot, qui était


l'homme le plusparesseuxdu monde, traduisît Gulliver.
Il lui écrivait Si vous voulez remplir lesvues dont vous
: ce

me parlez par la traduction d'un livre anglais, Gulliver


eslpeut-êtreleseul qui vous convienne. C est le Rabelais
de r A77glefe?Te, comme je vous mandé; mais
l'ai déjà
c'estun Rabelais sans fatras; et ce livre serait amusant
par lui-même, par les imaginations singulières dont il
est plein, par la légèreté de son quand il ne
style, etc.,

serait pas d'ailleurs la satire du genre humain. »


C'est à l'exemple de ces grands hommes, ou de ces
hommes distingués, que Voltaire, un peu avant sa
retraite à Ferney, et surtout quand il y fut, s'amusa à
inventer des histoires fantastiques, pleines d' « imagina-
tions singulières » et contenant la « satire du genre
humain. »
Il n'y était que trop porté peut-être, comme nous en

avons eu déjà quelques signes, par sa nature propre.


Voltaire est un homme de bon sens très irritable. Par
son esprit il est tout bon sens, vue nette, conception
préci^^ede ce qui est juste, sensé et pratique. Par son
tempérament, par ses nerfs, il est impatient et irascible
au plus haut degré. Or l'homme de bon sens s'accom-
mode des folies humaines il les. voit, en sourit,
;

esUme qu'elles sont inévitables et éternelles, et il passe.


L'homme de bon sens qui est irritable les voit, s'aigrit à
les regarder, ne peut pas comprendre que les hommes
NOUVELLES ET ROMANS EN PROSE 183

soient si sots, comme pour le plaisir de l'être, s'emporte


et raille cruellement toutes ces absurdités qui le décon-
certent. Ettel_est Yoltaire. Tressage, ii a des empor-
tements de furieux au service de la sagesse. C'est comme
la fièvre de la raison indignée de ne pas avoir raison.

Ajoutez qu'il a beaucoup d'esprit et que son esprit


trouve son compte à se moquer des imbéciles.
C'est là le ton général des Nouvelles et Romans. C'est
un voyage, comme il l'adit ailleurs, « dans les petites
maisons de l'univers, » à savoir sur notre planète. C'est
un voyage au « pays des tigres agacés par des singes, »
à savoir en France, en Europe et dans quelques régions
circonvoisines un regard désolé et qui finit par
C'est
devenir méchant, promené sur la race humaine.
Le fond de ce vaste poème satirique, comme de tout
poème satirique du reste, estla misanthropie et le pessi-
misme, nous verrons d'ailleurs avec quelles atténuations,
qui, quoique légères, ne doivent pas être oubliées.
Voltaire, à l'époque des Nouvelles et Romans, est déci -

dément misanthrope. Nous savons qu'il ne l'a pas tou-


comme, du reste, personne ne Test à tous les
jours été,
instants de sa vie. Il avait publié en 1734 son peti!

poème du Mondain, dont nous avons parlé, qui respi-


rait la joie de vivre, et particulièrement la joie de vivre
au temps ori vivait l'auteur, et particulièrement encor<'
de vivre comme on vivait alors; et cela est précisémei.l
la marque de l'optimisme. Il en était revenu, parce qui!
était plus vieux, parce qu'il avait vu [dus de choses «•!

parce que son humeur avait changé, ce qui est la vrai(^


raison en pareille affaire. Il était, sinon l'ennemi, du
moins le contempteur de l'humanité.
L'idée centrale des Nouvelles et Romans, c'est que
l'homme est fou. 11 l'est formellement, par ses pensées,
par ses sentiments, par ses vouloirs, et par ses actes.
184 VOLTAIRE

En tant que pensées, il a la rage d'appliquer son


esprit^ qui est vif, surtout aux choses qui manifeste-
ment le dépassent. Les causes premières et les fins der-
nières, c'est-à-dire ce qui demanderait qu'on connût
l'univers entier pour être seulement entrevu, sont les
objets accoutumés de ses investigations un peu hardies.
Il est un point, qui trouve tout naturel de vouloir
embrasser l'infini. La grenouille qui prétendait égaler
le bœuf en grosseur était auprès de lui la personne la
plus raisonnable. Ce qu'il y a de terrible, c'est qu'il
n'admet pas qu'on ne s'occupe point de ces questions,
-^
et que chaque homme n'admet pas que les autres les
résolvent autrement qu'il en décile lui même. L'homme
Jtue son semblable en l'honneur d'idées qui sont aussi
j* inintelligibles à son semblable qu'à lui.Il y a des guer-

res métaphysiques; y a du sang versé pour des hypo-


il

thèses. Cela n'est-il pas effroyable ? Ne vaudrait-il pas


1 mieux renoncer à toute métaphysique, et Voltaire ne
craint pas d'ajouter, à toute religion?
Voltaire remarque de plus que l'homme est aussi
insensé dans les actes qui ne lui sont pas dictés par des
idées, mais par des passions, des caprices, des intérêts,
des habitudes et des manies. Par vanité ces pauvres êtres
qui ont si peu de temps à vivre se disputent trois bico-
ques et arrosent de torrents de sang six lieues de terre
qu'ils finissent par voler « et qu'un jour il faudra ren-
dre, h — Telle guerre dure depuis vingt ans qui eut
pour cause une querelle entre deux princes à propos
d'un droit qui revenait à peu près à la trentième partie
d'une darique. Mais c'est qu'il faut soutenir ses droits
avec dignité. —
Telle autre n'a pas d'autre raison, sinon
que ceux qui sont de ce côté-ci ont des turbans et ceux
qui sont de ce côté-là ont des chapeaux et l'on sent ;

combien c'est une cho^e intolérable à celui qui porte


NOUVELLES ET ROMANS EN PROSE 1 8o

un chapeau de voir un turban sur la lêle d'un autre. —


En voici qui, depuis plusieurs siècles, se g^ourment,
comme les Grosboutie?is ei les Petitboîitiois âe LWVipul,
parce que les uns entrent dans le temple du pied droit,
tandis que les autres y entrent du pied gauche. Les con-
ciliateurs essayent d'introduire l'usage d'y sauter à
pieds joints ; mais cela est irrespectueux à l'égard de la
divinité.
Dans ce tumulte, dans ce chaos des opinions et des
actes, l'honnête homme est embarrassé. Il lui est aussi j

dangereux de montrer sa sagesse que de la cacher, i

d'étaler sa science que de la dérober aux regards, de


passerpourun grand hommeque pourunniais. Le mérite
réussit quelquefois, quelquefois aussi il nous perd. Si
au moins la sottise, la fatuité, l'hypocrisie, l'absence de
sens moral conduisait toujours au succès, on se don-
nerait ces précieuses ressources. Mais il ne suffit pas de
ne rien valoir pour réussir. 11 faut encore avoir de
la chance; et la chance favorise même ceux qui en sont

dignes.
Un homme de cœur et d'esprit peut s'attendre, en
toutes probabilités, à être riche, mendiant, ministre,
esclave,estimé, méprisé, flatté, moqué, heureux et pendu ;

et tout autant peut en espérer, selon les moyennes,


l'homme qui n'a pas plus d'esprit que de cœur. Un
tel est emprisonné pour avoir fait d'excellentes obser-
vations scientifiques, chargé de gouverner l'État pour
avoir fait de mauvais vers et exilé pour avoir porté des
rubans jaunes. Le monde est un sauve-qui-peut. Les
hommes ont organisé la société de telle manière que
c'est le hasard qui gouverne (1).
Au moins peut-on être bon ? Non pas même. Le

(1) Tout ce paragaphe est un résumé de Zudiy.


186 VOLTAIRE

meilleur homme du monde se trouve avoir tué un inqui-


siteur, un jésuite et un juif sans savoir comment cela
a pu lui arriver, et il a horreur de tout acte violent.
Que serait-ce s'il était irritable et vindicatif? Peut-être
serait-il mains pures, l'occasion
mort les lui ayant
manqué d'exercer ses dons naturels (1).
— Mais tout cela est romanesque, et c'est en plaçant les
personnages dans des circonstances arrangées et forcées
que l'on peint ainsi la société humaine. Quoi donc! —
mais regardez autour de vous dans la société du xvu* ou
du xvni° siècle. Voj-ezpar quels moyens onobtientjustice
des gens en place: le bon droit n'y est pour rien,
mais les llatleries, les bassesses, les manœuvres, et sur-
tout, avec une supériorité incomparable, le hasard (2).
Voyez ce que c'est que lajustice constituée, lamagistra-
ture on achète le droit de rendre la justice. Est-il
:

absurdité plus criante (3)? Ce que c'est que la vérité


judiciaire, voyez-le encore: on l'obtient par la torture,
c'est-à-dire que l'on supplicie un homme pour lui faire
dire ce qu'on veut qu'il dise, barbarie pour aboutir au
mensonge (4). Et comme on obtient l'impôt néces-
saire aux besoins de l'Etat, voyez-le aussi le tiers en :

revient au Trésor, les deux tiers à ceux qui se char-


gent, moyennant honnête bénéfice, de le faire ren-
trer (5).
Voyez même comme on entend l'art élémentaire, ou
qui devrait l'être, de se bien porter : on se réunit dans
des édifices trop petits, on s'entasse en foules compactes
dansdes maisonsobscures, pour prierDieu; et oii enterre-

(1) Candide.
(2) L'Ingénu.
(3) Zadig.
(4) Id.
(5) Id.
NOUVELLES ET ROMANS EN PROSE d 87

t on les morts ? dansées mêmes élifices dont l'air est

déjà corrompu par l'entassement des vivants (1).


Il unecoutume, depuis les modes jusqii"à
n'est pas
la législation, qui ne soit un défi à la raison, au bon
sens, àla prudence, aux nécessités mêmes de la nature.
L'homme Sa vie
s'ingénie à vivre de manière à se tuer.
est une combinaison de gageures contre lui-même. Le
suicide, lent ou rapide, violent ou savamment concerté,
semble être la loi que l'homme s'est faite et l'incessanlc

préoccupation de sa pensée. Voltaire a représenté


l'homme, pour me servir du mot de Taine, comme
étant toujours « le gorille féroce et lubrique » qu'on
prétend qu'il était aux temps primitifs.
Et tel est le tableau de l'humanité dans les romans
de Voltaire. Personne n'est plus misanthrope que
lui.

Seulement, c'est un misanthrope qui se réprime lui-

même jusqu'à un certain point. Ces sottises, ces folies,

ilne laisse pas qtiielquefois de lespallier,delesexpliquer,


de les excuser. Il ne laisse pas de leur opposer quel-
ques exemples do sagesse et de bon cœur. Ses héros,
ses personnages principaux, Zadig, Candide, ringénu,<&
Martin, Cocambo, Pangloss lui-même, sont de très
braves gens. Or ils appartiennent à l'humanité elle ;

n'est donc pas entièrement mauvaise.


Il cite ou imagine des actes de vertu. Il a connu

« un juge qui, ayant fait perdre un procès considé-


rable à un citoyen par une méprise dont il n'était pas
responsable, lui avait donné tout son bien; » et il l'a
connu en effet c'est Chamillard. Il nous montre un
:

nouveau ministre capable de dire au roi du bien du


ministre son prédécesseur ; et cette fois c'est de l'ima-

(1) Zadig.
188 VOF>TAIRE

gihation, c'est de l'hyperbole, c'est du lyrisme ; mais


qui n'est point misanthropique,
II lui arrive aussi de montrer le bon côté des folies
qu'il signale, à tel point même semble prendre
qu'il

par jeu la défense des abus qu'il vient de dénon-


cer. Ces marchands qui vous volent en vous faisant
payer dix fois sa valeur l'objet qu'ils vous vendent,

oubliez votre bourse chez eux, ils vous la rapporte-


ront Ces juges qui achètent leur charge ne jugent
(i).

pas pour cela plus mal, et peut-être mieux, ne jugeant


que d'après les lumières du simple bon sens (2). Ces
officiers qui achètent leur régiment se battent très
bien, nonobstant, et sont attachés à leur troupe comme
à leur propriété (3). Enfin, « la société humaine est un
mélange de bien et de mal, une statue composée de
tous les métaux, des terres et des pierres les plus
précieuses et les plus viles. » Faut-il casser cette jolie
statuette parce qu'elle n'est pas tout or et diamants (4)?
Voilà Voltaire réprimant lui-même sa misanthropie,
parce que, sous toutes ses colères, le bon sens reste, qui
se dit que si l'humanité était tout entière crime, vice et
folie, il y aurait longtemps sans doute qu'elle aurait
cessé d'être. Le boa sens et l'instinct des conclusions
I modéréies combat et corrige la misanthropie. Le
Mondain se mêle un peu à Candide. A la vérité, les cou-
leurs sombres dominent encore et les quelques traits
plus clairs qu'il y mêle pourraient bien n'être qu'un
monotonie.
artifice artistique à dessein d'éviter la
Et tout de même le Voltaire des Nouvelles et Romans
est très fortement pessimiste.

(1) Vuioa de Bahouc


(2) Id.
(3) Jd.
(4) Jd.
NOUVELLES ET ROMANS EN PROSE 189

C'est une suite assez naturelle de la misanthropie.


Je ne dis pas que c'en soit une suite nécessaire. On
peut très bien trouver l'homme mauvais et le monde
bien fait, et estimer que c'est l'homme qui a dénaturé
et_ enlaidi l'œuYre_tLès_j)eUe cTun jiréateur très bon.
Rousseau est misanthrope et optimiste ; c'est le trait
essentiel de son caractère. Mais il est assez naturel
cependant que la mi^a nlhropie__con^ij s e_Au pessi-
misme. Celui qui tro uve l 'humanité si mauvaise trou -
vera runiversjnal fait pour ajnême rai son, l
j

Celte raison, c'est le manque de résignation. Le


misanthrope ne peut pas s'habituer à cette idée que
l'homme est malheureux alors qu'il lui serait si facile
d'être heureux il se révolte contre cette infortune
;

volontaire: de même, jetant les yeux sur le monde


et y trouvant beaucoup de mal, il ne peut pas s'habituer

à cette idée que le Créateur a mis du mal dans le


monde, alors qu'il lui était si facile de n'y mettre que
du bien il se révolte contre celte
; infortune, volon-
taire aussi; il dit à l'univers : tuas tort d'être mau-
vais ; comme il dit à l'homme : tu as tort d'èlre
malheureux. Que la raison n'existe pas, absolue,
dans l'homme, il s'en irrite qu'elle n'existe pas, évi- ;

dente, dans le monde, ils'en étonne, et même, quelque-


fois, s'en indigne.
Tel est le cas de Voltaire, au moins dans ses
romans ; car il ne faut pas oublier qu'il a beaucoup
varié, et que le Voltaire des Romans n'est qu'un aspect,
à la vérité très important, de ce brillant Protée. Il
y
est pessimiste très décidé, suitout dans Candide. Dans
tous les autres récits, c'est surtout l'absurdité humaine
qui est persiflée; dans Candide c'est l'absurdité humaine
encore mais c'est surtout l'absurdité de l'univers.
;

Pourquoi ces guerres, ces meurtres, ces tromperies, ces


190 VOLTAIRE

vols et ces injustices: voilà pourrhomme ;mais surtout


pourquoi ces famines, ces pestes, ces maladies, qui^ certes,
surtout quand elles sont héréditaires, ne sauraient être
attribuées à l'imprudence et à l'incurie de celui qu'elles
accablent, et ces convulsions inutiles de la nature^
tempêtes, inondations, volcans qui s'ouvrent, tremble-
ments de terre ?
L'homme est gouverné par le hasard, l'histoire est
le règne du hasard ; soit ; car on peut dire : c'est la
faute de l'homme il est gouverné par le hasard parce
;

qu'il se gouverne par le hasard mais le hasard ;



semble gouverner l'univers lui-même, et ceci est le
scandale de la raison. Celui qui a créé et organisé cette
machine, assez belle si l'on veut, mais mal liée et
grinçante, n'aurait-il pas plus de raison que l'homme
lui-même ? C'est bien singulier.
Nous voilà en plein pessimisme, en pleine révolte
contre l'ordre universel Un philosophe
des choses.
ridicule, Pangloss, défend cet ordre par des argu-
ments que Voltaire a faits à dessein très faibles. La
grande raison qu'il donne sans cesse est l'enchaîne-
ment des causes et des effets. Les choses dont nous
nous plaignons le plus sont des résultats nécessaires
des grandes lois par lesquelles l'univers subsiste.
Elles devaient arriver. Ce qui doit arriver est bien,
parce qu'il est logique. La logique est la forme sensible
de la raison. Ce qui est logique est rationnel^ et ce
qui est rationnel doit satisfaire la raison humaine. Ce qui
est rationnel est biefi.Toul est donc bien parce que tout
est enchaiué logiquement. Nous ne pouvons pas en
demander davantage.
— Mais si répondent ceux qui sont les interprètes
!

de la pensée de Voltaire. Il est trop facile de confondre


l'ordre logique et l'ordre moral, le bie?î logique et le bien
NOUVELLES ET ROMANS EN PKOSE I9l

toul court. Que tout s'enchaîne logiquement, il est


possible ; mais souffrir logiquement et injustement
n'est ni bonheur pour Thomme ni bonté delà part de
celui qui a tout fait, et ne satisfait point la raison,
éprise de justice beaucoup plus que de logique. Si le
grand organisateur était soumis aux lois de la logique,
il pouvait rester logique tout en étant bon il pouvait ;

ne mettre dans les causes premières que du bien, qui


en se développant en parfaite logique n'aurait produit
et n'aurait pu produire que du bien dans toute la série
indéfinie des conséquences. — Voltaire en reste là,

n'ayant pas et ne voulant pas avoir les réponses que


fonties religions aux réclamations de Thomme sur ce
point.
Et aussi, tantôt il se représente le monde comme créé
par une espèce de Dieu en sous-ordre, intelligent mais
maladroit, qui, après avoir faitson œuvre, laprésenteau
vrai Dieu et en reçoit peu de compliments :

a Vraiment vous avez fort bien opéré... on gèlera de froid

sous vos deux pôles on mourra de chaud sous votre ligne


;

équinoxiale. Vous avez prudemment établi degrands déserts


de sable pour que les voyageurs y mourussent de faim et
de soif. Je suis assez content de vos moutons, de vos vaches
et de vos poules mais franchement je ne le suis pas trop
;

de vos serpents, de vos araignées et de vos plantes veni-


meuses... Vous avez donné à un certain animal (a raison',
mais en conscience cette raison là est trop ridicule et sap-
proche trop de la folie. » —
Démogorgon rougit et sentit
bien qu il y avait du mal physique et du mal moral dans
son adaire. »

Tantôt il penche, ou feint de pencher pour le mani-


chéisme. Le bon philosophe Martin est manichéen. Il
tend à croire que le monde a été créé par un Dieu bon
et un Dieu méchant; et que l'un et l'autre conservent
192 VOLTAIRE

chacun sa part dans le gouvernement de cet empire et


luttent l'un contre l'autre sur ce domaine, ce qui y
maintient du bien et du mal, et surtout de l'anarchie.
Bri-f, pous une forme ou sous une aulre, c'est toujours
la doctrine pessimiste que Voltaire expose ou laisse
percer dans ses Romans.
Seulement, comme il est un misanthrope qui se
réprime, de même il est toi pessimiste qui se modère.
Il va jusqu'à l'indigtialion ; il ne va pas proprement
jusqu'à la Cet instinct de résignation que je
révolte.
signalais plus haut comme manquant au misanthrope
et au pessimiste, Voltaire, parce qu'il est colérique, ne
l'a pas souvent, et parce qu'il est homme de bon. sens,
il l'a quelquefois. A un moment donné il sait dire :

Pourquoi vous plaindre? On ne se plaint avec justice


et raison que de celui qui a prorais quelque chose et
qui ne l'a point donné. Dieu nous a-t-il promis quelque
chose? Exiger que le mal n'existe pas sur la terre, ou
vouloir même un moindre mal, c'est prendre ses
mérites pour des droits.
Désirons lebonheur, désirons lebien mais ne croyons ;

pas qu'ils nous fussent dus. Pourquoi le seraient-ils?


« Quand Sa Hautesse le Sultan envoie un vaisseau en
Egypte, s'embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans
le vaisseau sont à leur aise ou non? » Ainsi en agit Dieu
à notre égard. Il estaussifacile de s'étonner qu'il y ait
du bien pour nous sur la terre et de l'en remercier, que
de s'étonner qu'il y ait du mal et lui en faire reproche.
Entre ces deux partis également faciles, prenons celui
qui nous mettra moins en colère.
le

Tel est que Voltaire a trouvé à son pessi-


le correctif

misme, sur quoi, du reste, il faut reconnaître qu'il a


beaucoup moins insisté que sur le pessimisme lui-même,
parce qu'il n'était d'humeur douce que de temps en
NOUVELF.ES ET ROMANS EN PROSE 193

temps, parce qu'il était naturellement assez amer ; et sur-


tout parce que la raillerie est plusamusante que la rési-
gnation, ce qu'il ne faut jamais oublier quand on lit
les satiriques, et même en général tous les auteurs,
pour être prévenu de ce en prendre et de ce
qu'il faut
qu'il faut en laisser.
Et comme conclusion pratique. Voltaire a-t-il laissé
quelque chose à travers les imaginations et les fan-
taisies de ses romans philosophiques ? Sans doute,
encore qu'il ne semble pas qu'il tenu à conclure. ait

Il y a un peu partout dans ce» romans, et particu-


lièrement dans Candide, un appel à la résignation,
mais à la résignation active, et je dirai, me souvenant
de Vabstme des stoïciens, à l' abstention laborieuse :

« Que faut-il donc faire? » a demandé Pangloss au der-


viche « Te taire! » a répondu le saint homme. Voilà
:

le abstine. — « Que faut-il faire? » a demandé derechef


Pangloss au « bon vieillard qui prenait le frais à sa
porte sous un berceau d'orangers. » « Travailler, » a ré-
pondu l'homme sage. « Le travail éloigne de nous trois
grands maux, l'ennui, le vice et le besoin. » Il a raison,
ont répondu Candide et Martin : « Travaillons sans rai-
sonner, c'est le seul moyen de rendre la vie supporta-
ble. » Et désormais Candide, toute sa vie, n'aura qu'une
parole : « Il faut cultiver notre jardin; car il est dit:
ut operaretur eum\ il faut cultiver notre jardin, y Voilà
la résignation active, voilà l'abstention laborieuse. —
C'est à tout prendre, le dernier mot de Voltaire.
Il en est un autre qu'il aurait pu dire, qu'il n'a pas
dit, et qu'on pourrait tirer du fond même du
pessimisme
etdu fond même de la misanthropie. C'est« aimez-vous
lesuns les autres. »
Car si ce monde est mal fait, c'est une raison de plus
pour le rendre un peu moins insupportable en s'entr'a^'»
v^T.T'.ir.r. 9
1 94 VOLTAIRE

dant, — et si l'homme est mauvais, c'est une raison


de plus de l'aimer et de le secourir ; car s'il estmauvais, il

est malheureux. On voudrait que Voltaire eût mis quel-


que part ce mot-là.
Il l'a dit un jour, bien spirituellement, aux hommes

de lettres, pour les dégoûter de ces querelles odieuses


et ridicules qu'ils ont, je veux dire qu'ils avaient en ce
temps-là, les uns avec les autres « Mes frères, je vous
:

le dis en vérité, aimez-vous les uns les autres sinon, ;

qui est-ce qui vous aimera? »


Voilà qui est bien dit mais voilà ce qu'un pessi-
;

miste, qui ne croit pas queDieu s'occupe du bonheur de


ses créatures, pourrait dire, et précisément parce qu'il
est pessimiste, à tous les hommes : « Mes frères, aimez-
vous les uns les autres; car sans cela qui vous
aimera ? » —
C'est que « s^aimer les uns les autres »
est la conclusion nécessaire de toute philosophie, de la
plus sombre comme de la plus satisfaite, parce que,
aussi bien, c'est toute la morale.
Toute cette petite philosophie, un peu sèche, comme
on l'a vu, assez triste et assez étroite. Voltaire l'a exposée
en des contes ou récits charmants, dont l'art avait eu des
modèles, a eu des imitateurs, mais n'a rien qui le sur-
passe. C'est d'abord que Voltaire sait conter, et cela se
sent à toutes les lignes et ne se définit guère. L'allure
rapide et aisée des Nouvelles et Romans est un don qui
ne s'analyse point et est un charme qu'on ne gagne-
rait rien à vouloir décrire.
On peut trouver que, quelquefois, un fantastique bien
inutile et assez froid, parce que Voltaire n'a pas d'imagi-
nation propremeut dite, d'imagination vraiment créa-
trice, traverse et encombre un peu ces récits aimables.
Il valàuu souvenir peut-être malheureux, assurément

inutile, dt^s Mille et une nuits, qui depuis le commence-


NOUVKLLKS ET ROMANS EN PROSE i 9K

ment du siècle étaient en possession de ravir le


public français. Je grand partisan ni des
ne suis
griffons de la Princesse de Babylone ni du voyage à
Eldorado.
De plus il sVst un peu
trop souvenu de Swift (en
le nommant du dans Micromégas^ et ses deux
reste)
géants au lieu d'un, et ses voyageurs sidéraux à
cheval sur une comète et descendant sur terre par une
aurore boréale, et le cornet acoustique que fabrique
l'un d'eux avec une rogaure de son ongle, sont inven-
tions par imitation qui ne laissent pas de sentir l'effort. /^
Il moins naturel ici que son modèle, comme
est il

arrive toujours quand on prend un modèle.


Mais en général rien n'est plus naturel au contraire
et plus facile et plus spontané que ces contes. Ce qu'ils
ont pour eux, c'est qu'ils sont l'exposition d'un sysièoie
triste faite par un homme gai, une satire violente écrite
par le maître même de la belle humeur.
Combinaison rare et précieuse qui les a sauvés de
tous les écueils. Us n'ont pas l'éloquence terrible des
pamphlets de Swift ; ils n'en ont pas non plus la colère
âpre, la bile recuite, l'ironie féroce. L'jronie de Voltaire,
au moment même où elle est puissante, reste légère.
C'est que ses héros, comme lui-même, sont gais, malgré
tout, amusés par les péripéties de la vie du monde,
même quand ils en souffrent cruellement, alertes et
rebondissants sous les coups du sort. Us peuvent être
tristes ils ne sont jamais mélancoliques.
;

Voilà pourquoi ce livre, qui est une satire, est lu par


la plupart pour le divertissement. Si l'on veut quelques
exemples de cette manière vive et alerte que Voltaire a
trouvée pour nous divertir, voici comment Zadig
mérita d'être mis en prison et paya neuf cents onces
d'or pour avoir été trop bon observateur :
1 96 VOLTAIRE

Zadig éprouva que le premier mois du mariage, comme


il dans le livre du Zend^ est la lune du miel et que
est écrit
le second est la lune de l'absinthe.
Il fut quelque temps après obligé de répudier Azora qui
était devenue tropdiiricile à vivre, et il chercha son bonheur
dans l'étude de la nature.
Rien n'est plus heureux, disait-il, qu'un philosophe
tt

qui lit dans ce grand livre que Dieu a mis sous nos yeux.
Les vérités qu'il découvre sont à lui il nourrit et il élève
;

son âme, il vit tranquille il ne craint rien des hommes, et


;

sa tendre épouse ne vient pas lui couper le nez. »


Plein de ces idées, il se relira dans une maison de cam-
pagne sur les bords de l'Euphrate. Là il ne s'occupait pas
à calculer combien de pouces d'eau coulaient en une seconde
sous les arches d'un pont, ou s'il tombait une ligne cube
de pluie dans le mois de la souris plus que dans le mois du
mouton. Il n'imaginait point de faire de la soie avec des
toiles d'araignée, ni de la porcelaine avec des bouteilles
cassées ;mais il étudia surtout les propriétés des animaux
et des plantes, et il acquit bientôt une sagacité qui lui dé-
couvrait mille dilFérences où les autres homnies ne voient
rien que d'uniforme.
Un jour, se promenant auprès d'un petit bois, il vit
accourir à lui un eunuque de la reine, suivi de plusieurs
officiers qui paraissaient dans la plus grande inquiétude,
et qui couraient çà et là comme des hommes égarés qui
cherchent ce qu'ils ont perdu de plus précieux.
« Jeune homme, lui dit le premier eunuque, n'avez-vous
point vu le chien de la reine?
Zadig répondit modestement: « C'est une chienne et non
pas un chien.
— Vous avez raison, répondit le premier eunuque.
— C'est une épagneule très petite, ajouta Zadig, elle a eu
depuis peu des petits chiens elle boite du pied gauche de
;

devant et elle a les oreilles très longues.


— Vous l'avez donc vue? dit le premier eunuque tout es-

soufflé.
— Non, répondit Zadig, je ne l'ai jamais vu et je n'ai
jamais su si la reine avait une chienne. »
Précisément dans le même temps, par une bizarrerie
NOrVRF.LES F.T ROMANS EN PHOSE 197

ordinairR de la fortune, le plus beau cheval de l'écurie du


roi s'était échappé des mains d'un palefrenier dans les
plaines de Babylone. Le grand veneur et tous les autres
oflîciers couraient après lui avec autant d'inquiétude que
le premier eunuque après la chienne. Le grand veneur s'a-
dressa à Zadig et lui demanda s'il n'avait point vu passer
le cheval du roi :

—C'est, répondit Zadig, le cheval qui galope le mieux ;

il a cinq pieds de haut, le sabot fort petit il porte une ;

queue de trois pieds et demi de long les bossettes de son ;

mors sont d'or à vingt-trois carats ses fers sont d'argent à


;

onze deniers.
— Quel chemin a-t-il pris ? où est-il ? demanda le grand
veneur.
— Je ne l'ai point vu, répondit Zadig, et je n'en ai jamais
entendu parler.
Le grand veneur et le premier eunuque ne doutèrent pas
que Zadig n'eût volé le cheval du roi et la chienne de la
reine ils le firent conduire devant l'assemblée du grand
;

Desterham, qui le condamna au knout, et à passer le reste


de ses jours en Sibérie.
A peine le jugement fut-il rendu qu'on retrouva le cheval
et la chienne.
Les juges furent dans la dure nécessité de réformer leur
arrêt mais ils condamnèrent Zadig à payer quatre cents
;

onces d'or pour avoir dit qu'il n'avait pas vu ce qu'il avait vu.
Il fallut d'abord payer cette amende après quoi il fut
;

permis à Zadig de plaider sa cause au Conseil. Il parla en


ces termes;
« Etoiles de justice, abîmes de science, miroirs de vérité,
qui avez la pesanteur du plomb, la dureté du fer, l'éclat du
diamant et beaucoup d'affinité avec l'or puisqu'il m'est ;

permis de parler devant cette auguste assemblée, je vous


jure par Orosmane que je n'ai jamais vu la chienne respec-
table de la reine, ni le cheval sacré du roi des rois.
a Voici ce qui m'est arrivé ;

a Je me promenais bois où j'ai rencontré de-


vers le petit
puisle vénérable eunuqueet le très illustre grand veneur. J'ai
vu sur le sable les traces d'un animal, et j'ai jugé aisément
que c'étaient celles d'un petit chien. Des sillons légers et
198 VOLTAIRE

longs imprimés sur de petites éminences de sable entre les


traces des pattes m'ont fait connaître que c'était une chienne
dont les mamelles étaient pendantes et qu'ainsi elle avait
eu des petits il y a peu de jours. Dautres traces en un sens
différent, qui paraissaient avoir rasé la surface du sable à
côté des pattes de devant, m'ont appris qu'elle avait les
oreilles très longues et comme j'ai remarqué que le sable
;

était toujours moins creusé par une patte que par les trois
autres, j'ai compris que la chienne de notre auguste reine
était un peu boiteuse, si je l'ose dire.
« A l'égard du cheval du roi des rois, vous saurez que me

promenant dans les routes de ce bois,-j'ai aperçu les marques


des fers d'un cheval ; elles étaient toutes à égale distance :

« un cheval qui a le galop parfait. » La pous-


Voilà, ai-je dit,
sière des arbres, dans une route étroite qui n'a que sept
pieds de large, était un peu enlevée à droite et à gauche,
à trois pieds et demi du milieu de la route t Ce cheval, :

ai-je dit, a une queue de trois pieds et demi, qui, par ses
mouvements de droite et de gauche, a balayé cette pous-
sière. « J'ai vu sous les arbres, qui formaient un berceau de
cinq pieds de haut, les feuilles des branches nouvellement
tombées et j'ai connu que ce cheval y avait touché et
;

qu'ainsi il avait cinq pieds de haut. Quant à son mors, il doit


être d"or à vingt-trois carats car il en a frotté les bosselles
;

contre une pierre de touche dont j'ai fait Fessai. J'ai jugé
enfin, par les marques que ses fers ont laissées sur des cail-
loux dune autre espèce, qu'il était ferré d'argent à onze
deniers de fin. »
Tous juges admirèrent le profond et subtil discerne-
les
ment de Zadig la nouvelle en vint jusqu'au roi et à la reine.
;

On ne parlait que de Zadig dans les antichambres, dans la


chambre et dans le cabinet, et quoique plusieurs mages
opinassent qu'on devait le brûler comme sorcier, le roi
ordonna qu'on lui rendit l'amende des quatre cents onces
d'or à laquelle il avait été condamné.
JLe greffier, les procureurs vinrent crez
huissiers, les
luien grand appareil lui rapporter ses quatre cents onces
d'or ils en retinrent seulement trois cent quatre-vingt-dix-
;

huit pour les frais de justice, et leurs valets demandèrent


des honoraires.
NOf'VKI.I.ES KT nOMANS KN IMÎOSE 190

Zadig vit combien il était dangereux d'être trop savant,


et se promit bien, à la première occasion, de ne point dire
ce qu'il avait vu.. Cette occasion se trouva bientôt.
Un prisonnier d'État s'échappa il passa sous les fenêtres
;

de sa maison. On interrogea Zadig il ne répondit


; rien ;

mais on prouva qu'il avait regardé par la fenêtre. Il fut


lui
condamné pour ce crime à cinq cents onces d'or et il ;

remercia ses juges de leur indulgence, selon la coutume


de Babylone.
a Grand Dieu! dit-il en lui-même, qu'on est à plaindre

quand on se promène dans un bois oîi la chienne de la


reine et le cheval du roi ont passé et qu'il est dangereux de
!

se mettre à la fenêtre ! »

Voilà qui prouve assez bien la vanité de la science


humaine, et le bourgeois gentilhomme dirait certai-
nement, contrairement à ses principes habituels « Oh : !

la triste chose que de savoir quelque chose! » Mais la


vanité de la puissance humaine n'est pas moins bien
démontrée dans l'anecdote suivante, qui a sur la pré-
cédente la supériorité d'être, en son fond, du moins, par-
faitement authentique, et seulement arrangée et dis-
posée habilement, comme il convient pour l'efTet
dramatique, par notre auteur.
L'ingénu Candide et le philosophe Martin, son ami,
sont actuellennent à Venise, etvoici, entre autres choses
non pas merveilleuses, comme on dit dans les rubriques
de roman, mais très naturelles, ce qui leur arrive :

Un soir que Candide, suivi de Martin, allait se mettre à


table avec les étrangers qui logaient dans la même hôtellerie,
un homme à visage couleur de suie l'aborda par derrière,
et, le prenant par le bras, lui dit « Soyez prêt à partir avec
:

nous... n'y manquez pas.»


Il se retourne et voit Cacambo. 11 fut sur le point de
devenir fou de joie. Il embrasse son cher ami: « Nous par-
tirons après souper, reprit Cacambo je ne peux vous en dire
;
200 VOLTAIHE

davantage je suis esclave mon maître m'attend il faut


; ; ;

que j'aille le servir à table. Ne dites mot, et tenez-vous prêt. »>

Candide se mit à table avec Martin, qui voyait de sang-


froid toutes ces aventures, et avec six étrangers qui étaient
venus passer le carnaval à Venise. Cacambo, qui versait à
boire à l'un de ces six étrangers, s'approcha de l'oreille de
son maître, sur la fin du repas, et lui dit « Sire, Votre '

Majesté partira quand elle voudra; le vaisseau est prêt. «


Ayant dit ces mots, il sortit
Les convives, étonnés, se regardaient sans proférer une
seule parole, lorsqu'un autre domestique, s'approchant de
son maître, lui dit « Sire, la chaise de Votre Majesté est à
:

Padoue, et la barque est prête. » Le maître fit un signe et le


domestique partit.
Tous les convives se regardèrent encore et la surprise
commune redoubla.
Un troisième valet, s'approchant d'un troisième étranger,
lui dit : croyez-moi. Votre Majesté ne doit pas rester
« Sire,

ici plus longtemps, je vais tout préparer » et aussitôt ;

il disparut.
Candide et Martin ne doutèrent pas alors que ce ne fût une
mascarade du carnaval.
Un quatrième domestique dit au quatrième maître :

« Votre Majesté partira quand elle voudra, » et sortit comme


les autres.
Le cinquième valet en dit autant au cinquième maître.
Mais sixième valet parla différemment au sixième
le
étranger, qui était auprès de Candide il lui dit « Ma foi, ; :

Sire, on ne veut plus faire crédit à Votre Majesté ni à moi


non plus, et nous pourrions bien être coffrés cette nuit, vous
et moi je vais pourvoir h mes affaires adieu »
;
: !

Tous les domestiques ayant disparu, les six étrangers,


Candide et Martin demeurèrent dans un profond silence.
Enfin Candide le rompit « Messieurs, dit-il, voilà une sin-
:

gulière plaisanterie. Pourquoi êtes-vous tous rois? Pour moi


je vous avoue que ni moi ni Martin nous ne le sommes. »
Le maître de Cacambo prit alors gravement la parole et
dit en italien : • Je ne suis point plaisant je m'appelle :

Achmet III : j'ai été grand sultan pendant plusieurs années;


j'ai détrôné mon frère, mon neveu m'a détrôné ; on a coupé
NOUVELLES ET ROMANS EN PliOSK 201

le COU à mes vizirs j'achève ma vie dans le vieux sérail ; ;

mon neveu, le grand sultan Mahmoud, me permet de voyager


quelquefois pour ma santé, et je suis venu passer le carna-
val à Venise, »

Un jeune homme
qui était auprès d'Achmet parla après
lui et dit : « empereur de toutes
Je m'appelle Ivan. J'ai été
les Russies; j'ai été détrôné au berceau; mon père et ma
mère ont été enfermés on m'a élevé en prison j'ai quelque- ; ;

fois la permission de voyager, accompagné de ceux qui me


gardent et je suis venu passer le carnaval à Venise. »
;

Le troisième dit « Je suis Charles-Edouard, roi d'An-


:

gleterre mon père m'a cédé ses droits au royaume, j'ai


;

combattu pour les soutenir on a arraché le cœur à huit ;

cents de mes partisans et on leur en a battu les joues j'ai ;

été mis en prison je vais à Rome faire une visite au roi


;

mon père, détrôné ainsi que moi et mon grand-père et je ;

suis venu passer carnaval à Venise. » le


Le quatrième prit alors la parole et dit « Je suis roi :

des Polaques (1) le sort de la guerre m'a privé de mes Ëtats


;

héréditaires mon père a éprouvé les mêmes revers je me


;
;

résigne à la Providence, comme le sultan Achmet, l'em-


pereur Ivan et le roi Charles-Edouard, à qui Dieu donne une
longue vie et je suis venu passer le carnaval à Venise. »
;

Le cinquième dit « Je suis aussi roi des Polaques (2). :

J'ai perdu mon royaume deux fois mais la Providence m'a ;

donné un autre État dans lequel j'ai fait plus de bien que
tous les rois des Sarmates ensemble n'en ont jamais pu faire
sur les bords de la Vistule. Je me résigne aussi à la Provi-
dence et je suis venu passer le carnaval à Venise. »
;

Il restait au sixième monarque à parler. » Messieurs, dit-il,

je ne suis pas si grand seigneur que vous, mais enfin j'ai été
roi tout comme un autre je suis Théodore. On m'a élu roi en ;

Corse. On m'a appelé Majesté, et à présent àpeine m'appelle-


t-on Monsieur j'ai fait frapper de la monnaie et je ne pos-
;

sède pas un denier j'ai eu deux secrétaires d'Etat, et j'ai à


;

peine un valet je me suis vu sur un trône et j'ai été long-


;

temps à Londres en prison sur la paille. J'ai bien peur d'être

(1) Des Polonais Auguste, électeur de Saxe


: et roi de Pologne, proscrit
pendant la guerre de 1756.
(2i Stanislas Loczinski, beau-pèro de Louis XV, duc de Lorraine.
Après sa mort, la Lorraine revint à la France (176B).
9*
202 VOLTAIRE

traité de même ici, quoique je sois venu , comme Vos


Majestés, passer le carnaval à Venise. »
Les cinq autres rois écoutèrent ce discours avec une noble
compassion. Chacun d'eux donna vingt sequins au roi
Théodore pour avoir des habits et des chemises. Candide
lui fit présent d'un diamant de deux mille sequins.
a Quel est donc, disaient les cinq rois, cet homme qui est

en état de donner cent fois autant que chacun de nous et


qui le donne ? Etes-vous roi aussi, Monsieur?
— Non Messieurs, et n'en ai nulle envie. »

Dans l'instant qu'on arriva dans la


sortait de table, il

même hôtellerie quatre Altesses sérénissimes, qui avaient


aussi perdu leurs États par le sort de la guerre et qui
venaient passer le reste du carnaval à Venise.

On voit que les romans de Voltaire sont des œuvres


assez divertissantes. Ils ne consolent guère, ils n'élèvent
point l'âme bien haut ; mais ils amusent, non sans quel-
que invitation aux réflexions viriles. « L'homme, dit
Bossuet, curieux de spectacles, s'en est fait un, tant il
est vain, de la peinture de ses erreurs. » Et il faut ajou-
ter que ce spectacle n'est pas si vain ; d'abord quand il

est aménagé par un homme de génie ; ensuite quand,


en peignant nos erreurs, nous indique quelques
il

moyens, hasardeux sans doute, mais pratiques encore,


de n'y pas tomber. Les satiriques amers, comme Voltaire
en ses romans, comme La Rochefoucauld, comme La
Bruyère peuvent être pour nous une forme un peu
chagrine, un peu incisive, mais singulièrementvigilante
et réveillante de la conscience.
nous disent que nous ne valons pas grand'chose.
Ils

Puisque c'est ce dont nous convenons le moins, il n'est


donc pas inutile que cela soit dit.
Ils nous assurent que le meilleur d'entre nous est
un assez triste sire, et que le plus sage d'entre nous
Test juste assez pour ne pas être aux Petites Maisons.
NOUVELLES ET ROMANS EN PROSE 203

Pourvu que nous n'y puisions pas la désespérance, et


rien ne nous ^orce de l'y puiser, celte morale ne peut
être que salutaire. Il y a peu de dang-er que nous en
soyons trop convaincus.
Et ils nous disent enfin que le meilleur parti à pren-
dre est celui de l'obscurité etdu travail dans l'obscurité.
Bonne leçon encore. Elle s'applique à tout le monde,
particulièrementaux critiques et à ceux qui ont tendance
à l'être. « Il faut cultiver son jardin. » Cela veut dire
qu'il vaut mieux cultiver son jardin que de jeter des
pierres dans celui des autres.
CHAPITRE XI

LES PETITS VERS.

Il ne faut pas oublier les œuvres les plus légères de


Voltaire, parce que ce sont celles-là qui ont fait la moitié
de son succès. Les hommes comme Voltaire ont la force
de travailler pour le public en même temps que pour la
postérité, de manière à obtenir et la célébrité et la
gloire.Pour aller à la postérité, pour obtenir la gloire,
Renan, de nos jours, écrivait V Histoire du peuple d'Israël
et les Origines du christianisme-, pour être célèbre, ce
qu'il ne dédaignait pas, il êcrvfQ.\iCaliban qX P Abbesse de
Jouarre. Le public, j'entends le public qui fait la répu-
tation, ne que ces deux dernières œuvres, et se fai-
lisait

sait, du reste, ainsi, de Renan, l'idée la plus fausse

du monde mais il répétait son nom et en faisait reten-


;

tir tous les échos.


Cela est un moyen qu'ont les grands hommes de
forcer l'attention de leurs contemporains ; c'est aussi
une nécessité pour eux, pour l'intérêt de leur vraie
gloire. Supposez que VEssai sur les mœurs Qtii été fait
par un Voltaire qui n'eût écrit ni leMondaifi ni le Pour et
le Co?iire, VEssai sur les mœurs passait inaperçu de son

temps et, passant inaperçu de son temps, ne parvenait


pas à lapostérité. Supposez que VEsprit des Lois eût été
écrit par un Montesquieu qui n'eût pas fait les Lettres
Persanes, VEsprit des Lois, qui fut très peu estimé en sa
LES PETirS V2HS 205

nouveauté, eût glissé dans une ombre complète, et un


érudit le découvrirait de nos jours, et dirait qu'il y a
quelques pages curieuses dans ce volume inconnu d'un
mag-istrat de province du xvui' siècle, à quoi personne
du reste ne ferait la moindre attentioa. La gloire durable
dépend donc de la célébrité éphémère^ et n'est pas, si

celle-ci n'a pas été.


On voit pourquoi il est presque nécessaire aux grands
esprits d'écrire des billevesées. C'est pâture pour leurs
contemporains, et amorce pour l'avenir.
Celles de Voltaire sont du reste, non pas toujours,
comme on l'a trop dit, mais très souvent, exquises. Il

s'y plaisait ety réussissait à souhait. J'en ai déjà rap-


il

porté un bon nombre, épîtres courantes, billets en vers


à des dames ou à des princes de son temps, dans la par-
tie de ce volume qui est consacrée à la Biographie de

"Voltaire. En voici quelques autres :

Voltaire n'aimait pas le chimérique abbé de Saint-


Pierre, qui était pourtant le plus honnête rêveur du
monde ;

N'a pas longtemps, de l'abbé de Saint-Pierre


On me montrait le buste tant parfait,
Qu'onc ne sus voir si c'était chair ou pierre,
Tant le sculpteur l'avait pris trait pour trait.
Adonc restais perplexe et stupéfait,
Craignant en moi de tomber en méprise.
Puis dis soudain « Ce n'est là qu'un portrait,
:

L'original dirait quelque sottise. »

En passant auprès d'une statue de l'Amour, il ins-


crivait sur le socle :

Qui que tu sois, voici ton maître.


U Test, le fut, ou le doit être.
206 VOLTAIRE

Et sur le cadran solaire d'une maison de campag-ne


il crayonnait:

Vous qui vivez dans ces demeures,


Etes vous bien ? Tenez-vous-y;
Et n'allez pas chercher midi
A quatorze heures.

Néricault-Destouches avait fait une Comédie intitu-


lée le Glorieux. Il ne laissait pas d'avoir assez de vanité
lui-même et croyait renouveler le théâtre, comme tous
ceux qui ont fait une comédie :

Néricault dans sa comédie


Croit qu'il a peint le glorieux;
Pour moi, je crois, quoi qu'il nous die.
Que sa préface le peint mieux.

Louis XV, comme on sait, n'était pas toujours très


sensible compliments de Voltaire. Voltaire se
aux
vengeait parfois sourdement de ces mépris sur le :

panégyrique de Lous XV :

Cet éloge a très peu d'effet ;

Nul mortel ne m'en remercie.


Celui qui le moins s'en soucie
Est celui pour qui je l'ai fait.

M. d'Aube, intendant de Soissons, neveu de Fonte-


nelle, était un personnage assez hargneux. Voltaire
lui fit à l'avance cette belle épitaphe :

« Qui frappe là? dit Lucifer.


— Ouvrez, d'Aube. » Tout l'enfer
c'est
A ce nom l'abandonne.
fuit, et
« Oh oh dit d'Aube, en ce pays
I !

On me reçoit comme à Paris.


Quand j'allais voir quelqu'un, je ne trouvais personne. »
LES PETITS VERS 207

Sur Le Franc de Pompignan, qui l'avaH blessé avec


une lourdeur assez gauche et une estime de soi assez
niaise, Voltaire fut intarissable :

Savez-vous pourquoi Jérémie


A tant pleuré pendant sa vie ?
C'est qu'en prophète il prévoyait
Qu'un jour Le Franc le traduirait.

Et encore

Pour vivre en paix joyeusement,


Croyez-moi, n'insultons personne.
C'est un petit avis qu'on donne
Au sieur Le Franc de Pompignan.
Pour plaire il faut que l'agrément
Tous vos préceptes assaisonne :

Le sieur Le Franc de Pompignan


Pense-t-il donc être en Sorbonne ?

Pour instruire il faut qu'on raisonne


Sans déclamer insolemment,
Sans quoi plus d'un sifflet fredonne
Aux oreilles d'un Pompignan.

Pour prix d'un discours impudent.


Digne des bords de la Garonne,
Paris offre cette couronne
Au sieur Le Franc de Pompignan.

Et encore

Oui, ce Le Franc de Pompignan


Est un terrible personnage,
Oui, ses psaumes sont un ouvrage
Qui nous fait bâiller longuement.

Oui, de province un président.


Plein d'orgueil et de verbiage,
Nous parait un pauvre pédant,
Malgré son riche mariage*
208 VOLTAIRE

Oui, tout riche qu'il est, je gage


Qu'au fond de l'âme il se repent.
Son mémoire est impertinent.
Il est bien fier, mais il enrage.

Oui, tout Paris qui l'envisage


Comme un seigneur de Montauban,
Le chansonne et rit au visage
De ce Le Franc de Pompignan.

Et toujours :

César n"a pas d'asile où son ombre repose.


Et l'ami Pompignan croit être quelque chose.

A La Bletterie, traducteur de Tacite, a aussi suffi-


sant personnage que traducteur insuffisant, » il décoche
ce V huitain bigarré : »

On dit que ce nouveau Tacite


Aurait dû garder le tacet :

Ennuyer ainsi ! Non licet.


Ce petit pédant prestolet
Movet bilem (la bile excite).
En mot de sifflet
français, le
Convient beaucoup, multum decet,
A ce traducteur de Tacite.

A « Messieurs ses ennemis » qui lui reprochaient


de s'être fait peindre avec les attributs du dieu Apollon :

Oui, Messieurs, c"est ma fantaisie


De me voir peindre en Apollon ;
Je conçois votre jalousie ;

Mais vous vous plaignez sans raison :

Si mon peintre par aventure,


Tenté d'égayer son pinceau,
En Silène eût mis ma figure,
Vous auriez tous place au tableau :

Messieurs, vous soriez ma monture.


J.ES PETITS VLUS 209

Contre Fréron, son ennemi le plus implacable, et, du


reste, le plusdistingué par son talent, il cisèle cette
épigramme « imitée, » dit-il, « de l'Anthologie » :

L'autre jour au fond d'un vallon


Un serpent piqua Jean Fréron.
Que pensez-vous qu'il arriva?
Ce fut le serpent qui creva.

« Les madrigaux sont les maris des épigram-


mes, » disait M""® de Sévigné; et en effet un madrigal
n'est qu'une épigramme qui caresse, comme l'épi-
gramme un madrigal qui mord,
est et les Grecs n'ont
que ce même mot d'épigramme pour signifier les deux
choses. Voltaire a été grand maître du madrigal
le

comme de l'épigramme, et il n'y a peut-être que La


Fontaine qui sache mieux que lui, ou aussi bien, tourner
un compliment en vers. En voici quelques-uns, pris
presque au hasard dans la foule je dis presque au ;

h isard car dans l'épigramme il faut choisir, Voltaire


;

y étant quelquefois grossier dans le madrigal il est ;

souvent exquis, il est rarement insignifiant, il ne tombe


.jamais dans la fadeur.
A Gentil-Bernard, auteur de l'Art d'aimer^ de la part
de la marquise de Pompadour, pour l'inviter à venir
dîner chez la marquise :

Au nom du Pinde et de Cythère,


Gentil-Bernard est averti
Que V Art d'aimer doit samedi
Venir dîner chez Fart de plaire.

A M'^" de Guise, depuis duchesse de Richelieu, sœur


de M"!» de Bouillon :
2 I
VOLTAIRE

Vous possédez fort inutilement


Esprit, beauté, grâce, vertu, franchise :

Qui manque-t-il ? quelqu'un qui vous le dise.


Et quelque ami dont on en dise autant.

A
M"* Gaussin qui jouait le personnage d'Alzire
dans la pièce de ce nom (on sait que dans cette pièce
Guzman est un grand convertisseur de païens) :

Ce n'est pas moi qu'on applaudit ;

C'est vous qu'on aime et qu'on admire,


Et vous damnez, charmante AIzire,
Tous ceux que Guzman convertit.

A M™* de Pompadour, en lui envoyant t Abrégé de


rhistoire de France du président Hénault :

Le voici ce livre vanté.


Les Muses daignèrent l'écrire
Sous les yeux de ta Vérité,
Et c'est aux Grâces de le lire.

A Tabbé comme on sait, à cette


Delille, traducteur,
époque, des Géorgiques deyirgWe, plus tard de PE?iéide,
et qui avait offert sa traduction à Voltaire avec une
belle épître :

Vous n'êtes point savant eni^s;


D'un français vous avez la grâce ;

Vos vers sont de Virgilius,


Et vos épîtres sont d'Horace. •

A M*"" la marquise du Châtelet, qui avait, comme nous


avons dit, la passion des mathématiques :

Sans doute vous serez célèbre


Par les grands calculs de l'algèbre
LES PETITS VERS 211

Oà votre esprit est absorbé :

J'oserais m'y livrer moi-même ;

Mais, hélas! A + D— B
N'est pas = à je vous aime.

Voltaire est si naturellement épigrammatiste que


souvent, quand il fait une satire, son ouvrage n'est pas
autre chose qu'une suite, qu'un recueil d'épigrammes
reliées presque négligemment les unes aux autres par un
fil pour cela que j'ai réservé pour le chapitre
léger. C'est
des « petits vers » sa fameuse satire du Pauvre Diable

dont voici les principaux passages. Voltaire suppose un


pauvre hère, un Dupont ou un Durand du temps ( car
Musset, dans son fameux pamphlet en vers, s'est sou-
venu du Pauvre Diable de Voltaire), qui vient lui de-
mander conseil sur la façon de se tirer d'affaire dans ce
pauvre monde :

Quel parti prendre? où suis-je et qui dois-je être?


Né dépourvu, dans la foule jeté,
Germe naissant par le vent emporté,
Sur quel terrain puis-je espérer de croître?
Comment trouver un état, un emploi ?
Sur mon destin, de grâce, éclairez-moi.
— Il faut s'instruire et se sonder soi-même,

S'interroger, ne rien croire que soi,


Que son instinct; bien savoir ce qu'on aime.
Et sans chercher des conseils superflus,
Prendre l'état qui vous plaira le plus.

Conseil facile à donner plus qu'à suivre. Pour être


officier, il faut de l'argent, pour être juge il en faut
plus encore :

— Quoi ! point d'argent, et de l'ambition I

Pauvre impudent Apprends qu'en ce royaume


!
212 VOLTAIRE

Tous honneurs sont fondés sur le bien.


les
L'antiquité tenait pour axiome
Que rien n'est rien, que de rien ne vient rien.
Du genre humain connais quelle est la trempe,
Avec de l'or je te fais président,
Fermier du roi, conseiller, intendant.
Tu n'as point d'aile et tu veux voler Rampe ! !

— Hélas Monsieur déjà je rampe assez....


: 1

Le malheureux, en effet, a tenté de tous les métiers


où il n'étaitpas besoin d'argent pour entrer. Il n'a réussi
à aucun. Il songe à retourner au premier. Quel étail-il ?
Le métier des lettres.

Quelle était donc cette vie ? —


Un enfer,
Un piège affreux tendu par Lucifer.
J'étais sans biens, sans métier, sans génie ,

Et j'avais lu quelques méchants auteurs.


Je croyais même avoir des protecteurs ;

Mordu du chien de la Métromanie,


Le mal me prit Je fus auteur aussi.
:

— Ce métier-là ne t'a pas réussi.


Je le vois trop. Ça, fais-moi, pauvre diable,
De ton désastre un récit véritable.
Que faisais-tu sur le Parnasse ? Hélas— !

Dans mon grenier, entre deux sales draps.


Je célébrais les faveurs de Glycère.
Ma triste voix chantait d'un gosier sec
Le vin mousseux, le fronlignan, le grec,
Buvant de l'eau dans un vieux pot à bière ;

Faute de bas, passant le jour au lit.


Sans couverture ainsi que sans habit,
Je fredonnais des vers sur la mollesse,
D'après Chaulieu je vantais la paresse.

Pour échapper aux tortures de la faim, il s'est mis


aux gages de Fréron, le journaliste, et là « mentit pour
dis écus par mois. » Peu récompensé du reste. Son
LES PETITS VEIiS 213

palron ne le paya point et lui vola « son honoraire


en lui parlant d'honneur. » Il alla trouver Le Franc de
Pompignan, qui lui dit doucement :

De ce bourbier vos pas seront tirés ;

Comptez sur moi. Votre dur cas me touche.


Tenez prenez mes canliques sacrés,
:

Sacrés ilssont, car personne n'y touche ;

Avec le temps un jour vous les vendrez.


Plus acceptez mon
chef-d'œuvre tragique
De Zoraid. La scène est en Afrique ;

A la Clairon vous le présenterez ;

C'est un trésor. Allez et prospérez.

On n'a voulu des productions de Pompignan nulle


part. Le pauvre diable s'est rejeté sur Gressel, Gresset
l'auteur de Vert-Vert, bel esprit, un peu libertin autre-
fois, maintenant devenu dévot et timoré.

Gresset doué du double privilège


D'être au collège un bel esprit mondain,
Et dans le monde un homme de collège ;

Gresset dévot, longtemps petit badin,


Sanctifié par ses palinodies.
Il prétendait avec componction

Qu'il avait fait jadis des comédies


Dont à la Vierge il demandait pardon.
— Gresset se trompe. Il n'est pas si coupable;
Un vers heureux et d'un tour agréable
Ne suffît pas il faut de l'action,
;

De l'intérêt, du comique, une fable,


Des mœurs du temps un portrait véritable,
Pour consommer cette œuvre du démon.

Les conseils de Gresset n'ayant pas plus porté bonheur


au pauvre diable que ceux de Pompignan, il s'est rabattu
sur Trublet, moitié critique, moitié historien.

L'abbé Trublet alors avait la rage


D'être à Paris un petit personnage ;
214 VOLTAIRE

Au peu d'esprit que le bonhomme avait,


L'esprit d'autrui par complément servait.
Il entassait adage sur adage,
Il compilait, compilait, compilait.
On le voyait sans cesse écrire, écrire
Ce qu'il avait jadis entendu dire.
Et nous lassait sans jamais se lasser.
Il me choisit pour Faider à penser.

Trois mois entiers ensemble nous pensâmes,


Lûmes beaucoup et rien n'imaginâmes.

Ensuite ce fut à un auteur de l'école de La Chaus-


sée que le pauvre diable se donna. Cette école était
celle de la comédie sentimentale, de la « comédie lar-
moyante, » oii Voltaire lui-même n'a pas laissé de
donner un peu :

Eh bien ! mon fils, je ne te blâme pas.


Il est bien vrai que je fais peu de cas
De ce faux genre, et j'aime assez qu'on rie.
Souvent au tragique bourgeois.
je baille
Aux vains d'un auteur amphibie.
efforts
Qui défigure et qui brave à la fois
Dans son jargon Melpomène et Thalie ;

Mais après tout, dans une comédie.


On peut parfois se rendre intéressant
En empruntant l'air de la tragédie.
Quand, par malheur, on n'est pas né plaisant.

Ainsi va la satire de Voltaire, d'épigramme en épi-


gramme, à travers tout le monde littéraire et même tout
le monde du temps. Si vous en voulez connaître la
conclusion, qui n'en est pas l'essentiel, la voici. D'aven-
ture en aventure, le pauvre diable a échoué à l'hôpital.
Il vient d'en sortir. Ildemande un petit emploi à Vol-
taire, s'il est possible.
LES PETITS VERS 215

Ecoute il faut avoir un poste honnête.


:

Les beaux projets dont tu fus tourmenté


Ne troublent plus, je crois, ta pauvre tête...
Dans mon logis il me manque un portier.
Prends ton parti, réponds-moi, veux- tu Têtre?
— Oui dà, Monsieur. —Quatre fois dix écus
Seront par an ton salaire, et de plus,
D'assez bon vin chaque jour une pinte
Rajustera ton cerveau qui te tinte.
Va dans ta loge et surtout garde-toi
;

Qu'aucun Fréron n'entre jamais chez moi.

Voltaire n'aurait fait que ses « petits vers », qu'il


aurait dans la littérature française une place de premier
rang à faire envie aux écrivains les plus illustres.
CHAPITRE XII

LA CORRESPONDANCE.

De tous les auteurs connus, Voltaire est peut-être


celui dont la correspondance est la plus célèbre. Elle
forme à elle toute seule un grand ouvrage qui suffirait

à illustrer un homme. Comment^ du reste, ne serait-


elle pas un monument extraordinaire ? Les historiens

y trouvent toute l'histoire du xvm^ siècle ; les historiens


littéraires toute l'histoire littéraire du xvm® siècle, à
commencer par la fin du xvn^ ; les philosophes une foule
d'aperçus vifs, curieux et parfois profonds ; les écono-
mistes des détails sur l'état des mœurs et sur la condi-
tion des classes diverses, particulièrement de la classe
agricole, à la veille de la Révolution ; les lettrés ejilin
la langue et le style les plus spontanés, les plus natu-
rels et les plus aimables dont jamais on ait usé.
Rien au monde de plus précieux et rien de plus
agréable. Cette correspondance a dix ou douze volumes,
et l'on voudrait qu'elle en eût davantage. Des recueils
de lettres les plus courts c'est le contraire qu'on sou-
haite ordinairement.
Depuis Frédéric II et Catherine de Russie jusqu'à
son agent d'affaires à Paris, le bon, ponctuel et imper-
turbable abbé Moussinot, Voltaire a eu environ huit
cents correspondants.
Pour commencer par ceux qui ont le plus chatouillé
LA CORRESPONDANCE 217

la vanité de Voltaire, voici Frédéric, d'abord prince


royal do Prusse, puis roi sous le nom de Frédéric II,
flatteur, insinuant, sollicitant des conseils, demandant
des leçons de philosophie et de style avec une coquette-
rie où Voltaire, nous Tavons vu, se laissa prendre, et
qui cachait un parfait égoïsme.
Voici Catherine de Russie, plus sincère et portée,
ce semble, d'une sympathie plus vraie vers les philo-
sophes français : Diderot, d'Alembert, et Voltaire lui-
même.
Voici Frédéric Guillaume de Prusse, pendant la vie
de Voltaire simple prince héritier, plus tard roi sous
le nom de Frédéric Guillaume II, esprit trouble et

bizarre,engoué de métaphysique et à qui Voltaire


donne des leçons de bon sens.
Ensuite viennent les ministres et les hommes
d'État : marquis d'Argenson, ministre des affaires
le

étrangères de 1744 à 1747, camarade de collège de


Voltaire, resté son ami, esprit élevé, un peu chimé-
rique, philosophe, moraliste, publiciste, et assez méchant
écrivain, nonobstant quelques traits d'une originalité
heureuse M. le marquis de Chauvelin (fils du ministre
;

du même nom), ambassadeur, ami particulier de


LouisXV; M. de Choiseul, successivement ministre des
affaires étrangères et ministre de la guère et de la
marine, l'esprit le plus éclairé du temps, très grand
minisire, dont la période de puissance fut celle de la
faveur de Voltaire auprès de la cour ; M. le duc de
Richelieu, vainqueur de Fontenoy et de Port-Mahon,
brave, brillant, spirituel, celui que Voltaire appelle
constamment « son héros. »
D'autres, qui ont le même caractère dans la Répu-
blique des Lettres, sont les grands écrivains philo-
sophes avec qui Voltaire reste en relations quotidiennes,
VOLTAIRE. 10
218 VOLTAIRE

eur donnant le mot d'ordre ou leur demandant des


rapports sur l'état des affaires et de l'opinion. C'est
d'Alembert, l'un des- consuls de r Encyclopédie, cette
armée de la philosophie où Voltaire combat en volon-
taire ;
— Diderot, l'autre consul de la même armée?
l'impétueux batailleur que Voltaire anime et plus sou-
vent contient dans la mêlée; Duclos, plus sage et —
plus avisé, plus pur homme de lettres, que Voltaire
estime tout particulièrement, et dont il apprécie le
goût sûr et le sens droit; —
Helvétius, niais fougueux,
que Voltaire n'aime guère et à qui il envoie quelques
éloges, quelques conseils et beaucoup d'avertissements;
— Marmontel, son jeune favori, qu'il encourage et sou-
tient, et qui lui doit une bonne part de sa fortune litté-
raire ;
— Jean-Jacques Rousseau, avec qui Voltaire fut
trop peu de temps en bons rapports et que, dans les com-
mencements de sa carrière, il raille doucement encore,
avec beaucoup d'esprit, d'amabilité et d'indulgence ; —
Vauveuargues, son jeune ami, pour qui Voltaire eut
une sympathie mêlée de respect, sentiment bien rare
'
chez lui, et qui était mérité, écrivain délicat et mora-
liste touchant, dont Voltaire a pleuré la mort avec une
sensibilité sincère et profonde.
A un degré inférieur viennent les simples hommes de
lettres dont Voltaire se fait une petite cour et une garde
du corps l'abbé Asselin, l'abbé Aubert, Beauzée, de
:

Bernis, Brossette, Chamfort tout jeune encore, Chau-


lieu, Condorcet plus tard si célèbre, La Faye, La Harpe
son thuriféraire, plus tard converti, l'abbé d'OUvet,
l'abbé Trublet, qu'il a tant raillé, avec quiil se réconcilie
de la manière la plus fine, la plus gaie et la plus char-
mante des étrangers; Lord Hervey, Horace Walpole,
;

de Tovazzi, une foule innombrable d'autres.


A part il faut remarquer le groupe des amis de cœurj
L\ CORUKSPONDANCE 219

anciens professeurs, comme le Père Porée le Père ,

Le Jay, le Père Tournemine ; amis d'enfance ou de


jeunesse: comme ce bon Thiériot, toujours paresseux,
gourmand et néglig-ent, mais si aimable, et que Voltaire

gronde avec des caresses fraternelles comme de Formont ;

qui s'occupe de ses tragédies auprès des comédiens


et lui donne des conseils d'art et de métier dramatique;
comme de Gideville, bel esprit mondain, avec qui il est
en commerce de petits vers, corrigeant ceux qu'il reçoit,
recommandant ceux qu'il envoie ; comme Damila-
ville, sage, vrai philosophe pratique, modeste, judi-
cieux, modéré et bienfaisant; comme les d'Argental,
le comte et la comtes>e, qu'il ne sépare point dans
son affection, « ses angrs, » dont il « baise les ailes »
à chacune de ses lettres, avec ces grâces, moitié
impertinentes, moitié câlines, dont il a le sédui-
sant secret ; comme l'excellent abbé Moussinot, son
exact agent d'affaires, son ministre des finances à
Paris, trésorier modèle, à qui le fils du notaire Arouet
écrit des lettres de comptes d'une précision magis-
trale, qui trouvent le moyen d'être des billets pleins de
bonne grâce et de légèreté spirituelle.
Il faudrait faire un recueil encore qui serait char-
mant des lettres aux dames célèbres ou distinguées
auxquelles Voltaire réserve le meilleur et le plus fin de
son M"^
esprit : la présidente de Dernière ; M"^' la
duchesse de Choiseul, à qui il envoie la première paire
de bas de soie sortie de ses fabriques ; M""^ la marquise
de Florian ; Al""® de Graffigny ; M""® la duchesse de
Saxe-Gotha; ]\P°Ma princesse de Talmont et surtout ;

M°® la marquise du Deffand, sa ^'ieille amie, souffrante,


aveugle, toujours aimable et souriante, toujours mêlée
à toute la vie intellectuelle de son siècle, qu'il gâte
tout particulièrement, et à laquelle il écrit les lettres
220 VOLTAIRE

les plus élevées, les plus distinguées, les plus nobles


et les plus gravement et respectueusement tendres
qui soient parties de sa main.
Ces lettres traitent littéralement de tous les sujets
qui peuvent occuper l'esprit humain, depuis trois louis à
donner à un écrivain besoigneux, jusqu'à l'immortalité
de l'âme et l'existence de Dieu.
Philosophie, politique, administration, lettres, arts,
mathématiques, physique, industrie, agriculture, éco-
nomie politique, économie domestique, grammaire,
orthographe, alphabet, selon le jour et selon l'heure,
Voltaire s'occupe absolument de toutes choses, le fond
de sa nature étant de s'intéresser à tout.
Ce serait avec jalousie qu'il verrait quelque chose au
monde sur quoi il n'eût pas donné son avis, exprimé
ses préférences, indiqué une solution.
Ce sont des considérations sur lavei^tu dans les répu-
bliques et les monarchies, dans l'Orient et dans l'Oc-
cident, à propos de l'Esprit des lois de Montesquieu ;

des boutades sur l'impuissance des moralistes à réfor-


mer le monde et sur la misère morale de l'humanité;
des conseils à Catherine II sur l'éducation des filles ;

des idées consolantes et profondes à la fois sur la vie,


la maladie, la mort, le suicide ; des réflexions fines sur
l'amour-propre et les moyens de le bien diriger, des
vues sur la connaissance de Dieu et des premiers prin^
cipes, des aperçus sur le prétendu bonheur de la vie
sauvage et les avantages de la vie de société. — Voici,
par exemple, ce qu'il écrit à Catherine II sur le « Saint-

Cyr » des jeunes filles russes :

« Madame, la lettre de Votre Majesté du 30 janvier sem-

ble m'avoir ranimé, comme vos lettres à vos généraux d'ar-


mée semblent devoir faire tomber Mustapha de faiblesse.
LA COIthESPONDANCE 221

L'article de vos cinq cents demoiselles m'intéresse infi-


niment. Notre Saint-Cyr n'en a pas deux cent cinquante.
Je ne sais si vous leur faites jouer la tragédie tout ce ;

que je sais, c'est que la déclamation, soit tragique, soit


comique, me paraît une éducation excellente, qui donne
de la grâce à l'esprit et au corps, qui forme la voix, le
maintien et le goût on retient cent passages qu'on cite
;

ensuite à propos cela répand de l'agrément


; dans la
société, cela fait tous les biens du monde.
Il est vraique toutes nos pièces roulent sur l'amour :

c'est une passion pour laquelle j'ai le plus profond respect ;

mais jepense, comme Votre Majesté, qu'il ne faut pas


qu'elle se développe de trop bonne heure. On pourrait, ce
me semble, retrancher de quelques comédies choisies
les morceaux les plus dangereux, en laissant subsister l'in-
térêt de la pièce. Il n'y aurait peut-être pas vingt vers à
changer dans le Misanthrope et pas quarante lignes dans
V Avare...
Ce que j'admire, Madame, c'est que vous satisfaites à
tout; vous rendez votre cour la plus aimable de l'Europe,
dans le temps que vos troupes sont le plus formidables.
Ce mélange de grandeur et de grâces, de victoires et de
fêtes, me paraît charmant. Tout mon chagrin est d'être
dans un âge à ne pouvoir être témoin de tous vos triom-
phes en tant de genres, d'être obligé de m'en rapporter
à la voix de l'Europe... »

Rousseau venait de publier son Discours sur l'origine


de l inégalité 'parmi les hommes (l7oi) et il l'avait

envoyé, sinon soumis à Voltaire, Voltaire lui répondait


par la lettre suivante :

« J'ai votre nouveau livre contre le


reçu, Monsieur,
genre humain Je vous en remercie. Vous plairez aux
hommes, à qui vous dites leurs vérités mais vous ne les
;

corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus


fortes les horreurs de la société humaine dont notre igno-
rance et notre faiblesse se promettent tant de consola-
tions. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous
22? VOLTAIKK

rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes


quand on lit votre ouvrage.
Cependant, comme
y a plus de soixante ans que j'en ai
il

perdu l'habitude, sens malheureusement qu'il m'est


je
impossible de la reprendre, et je laisse cette allure natu-
relle à. ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne
peux non plus m'embarquer pour aller trouver les sauvages
du Canada premièrement, parce que les maladies dont je
:

suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin


de l'Europe (1) et que je ne trouverais pas lesmêmes secours
chez les Missouris secondement, parce que la guerre est
;

portée dans ces pays-là, et que les exemples de nos nations


ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous.
Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude
que j'ai choisie auprès de votre patrie, où vous devriez. être.
Je conviens avec vous que les belles-lettres et les
sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. Les enne-
mis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs ceux ;

de Galilée le firent gémir dans les prisons à soixante et


dix ans, pour avoir connu le mouvement de la terre; et
ce qu'il y a de plus honteux, c'est qu'ils l'obligèrent à
se rétracter. Dès que vos amis eurent commencé le Die-
tionnaire encyclopédique^ ceux qui osèrent être leurs
rivaux les traitèrent de déistes, d'athées et même de jansé-
nistes. Si j'osais me compter parmi ceux dont les travaux
n'ont eu que la persécution pour récompense, je vous ferais
voir des gens acharnés à me perdre du jour que je donnai
la tragédie d'ÙE'rftjoe,,.
Je vous ferais voir la société infectée de ce genre
d'hommes inconnu à toute l'antiquité, qui, ne pouvant
embrasser une profession honnête, soit de manœuvre, soit
de laquais, et sachant malheureusement lire et écrire, se
font courtiers de littérature, vivent de nos ouvrages, volent
des manuscrits, les défigurent et les vendent.... Mais que
conclurai-je de toutes ces tribulations ? Que je ne dois pas
me plaindre que Pope, Descaries, Bayle, Camoëns et cent
;

autres ont essuyé les mêmes injustices, et de plus grandes;


que cette destinée est celle de presque tous ceux que i'a-
.mourdes lettres a trop séduits...
De toutes les amertumes répandues sur la vie humaine,
(1) M. Tronchin.
LA COIiRESPONDANCE 223

ce sont là les moins funestes. Les épines attachées à la


littérature et à un peu de réputation ne sont que des fleurs
en comparaison des autres, maux qui, de tout temps, ont
inondé la terre. Avouez que niCicéron,ni Varron, ni Lucrèce,
ni Virgile, ni Horace n'eurent la moindre part aux pros-
criptions. Marins était un ignorant le barbare Sylla, le;

crapuleux Antoine, l'imbécile Lépide lisaient peu Platon


et Sophocle et pour ce tyran sans courage. Octave Cépias,
;

surnommé si lâchement Auguste, il ne fut un détestable


assassin que dans le temps où il était encore privé de la
société des gens de lettres.
Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les
troubles de l'Italie avouez que le badinage de Marot n'a
;

pas produit la Saint-Barthélémy et que la tragédie du Cid


ne causa pas lés troubles de la Fronde. Les grands crimes
n'ont guère été commis que par de célèbres ignorants.
Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée de
larmes, c'est Finsatiable cupidité et l'indomptable orgueil
des hommes, depuis Thamas Kouli-Kan, qui ne savait pas
lire, jusqu'à un commis de la douane, qui ne sait que
chiffrer.
Les lettres nourrissent l'àme, la rectifient, la consolent ;

ellesvous servent. Monsieur, dans le temps que vous écri-


vez contre elles vous êtes comme Achille qui s'emporte
:

contre la gloire, et comme le P. Malebranche dont l'ima-


gination brillante écrivait contre l'imagination. Il faut
aimer les malgré l'abus qu'on en fait, comme il
lettres
faut aimer la société dont tant d'hommes méchants cor-
rompent les douceurs; comme il faut aimer sa patrie, quel-
ques injustices qu'on y essuie comme il faut aimer et ser-
;

vir l'Etre suprême, malgré les superstitions et le fanatisme


qui déshonorent si souvent son culte.
M. Chappuis (I) m'apprend que votre santé est mauvaise ;

il faudrait la venir rétablir dans l'air natal, jouir de la


liberté, h Ave avec moi du lait de nos vaches, et brouter
nos herbes. >•

Il discute avec Gin, auteur d'un livre sur les Vrais


principes du Gouveimement français^ les théories socio-
og-iques de Montesquieu :

(1) Receveur des sels du Ya'ais.


224 VOLTAIRE

a En passant tout d'un coup par-dessus les compliments et


les remerciements que je vous dois, Monsieur, je commence
par vous avouer que despotique et monarchique sont tout
juste la même chose dans le cœur de tous les êtres sensibles.
Despote signifie maUreel monarque signifie seul maître^ ce
qui est bien plus fort. Une mouche est monarque des
animalcules imperceptibles qu'elle dévore, l'araignée est
monarque des mouches, l'hirondelle des araignées, les pies-
grièches mangent les hirondelles cela ne finit point.
:

Vous ne disconviendrez point que les fermiers généraux


ne nous mangent vous savez que le monde est ainsi fait
;

depuis qu'il existe.


Cela n'empêche pas que vous n'ayez très lumineusemen'
raison contre Tabbé Mably. Vous prouvez très bien que le
gouvernement monarchique est le meilleur de tous mais ;

c'est à la condition que Marc-Âurèle soit le monarque car -,

d'ailleurs qu'importe à un pauvre homme d'être dévoré par


un lion ou par cent rats ?
Vous paraissez, Monsieur, être de l'avis de V Esprit des lois,
en accordant que le principe des monarchies est r/20??n^i<r et
le principe des républiques la vertu. Si vous n'étiez pas de
cette opinion, je seraisde celle de M. le duc d'Orléans, régent,
qui disait d'un de nos grands seigneurs « C'est l'homme le
:

plus parfait de la cour il n'a ni humeur ni honneur » et je


: ;

dirais au président de Montesquieu que, s'il veut prouver sa


thèse en disant que dans un royaume on recherche les
honneurs, on les recherche encoreplusdansune République.
On courait à Rome après les honneurs de l'ovation, du
triomphe et de toutes les dignités. On veut même être
doge à Venise, quoique ce soit vanitas vanitatum...
Enfin votre livre m'instruit et me console. Jugez si je le lis
avec délices. »

Ailleurs ce sont des questions littéraires de toutes


sortes : du théâtre, lectures à faire pour orner le
utilité

goût, grammaire et grammairiens, sentences et maxi-


mes au théâtre, vers, prose, monologues dans les tragé-
dies, réforme de l'orthographe, langue française com-
parée à l'ilalienno, projets d'enrichir la langue, liberté
.A CORRESPONDANCE 225

et licence de la poésie dramatique, devoirs delà criti-


que, stupidité des guerres littéraires, prosodie, pronon-
ciation, déclamation, comédie comique et comédie
larmoyante,, oraisons funèbres, littératures élrano-ères
comparées à la littérature française, métrique grecque
et latine, etc.

C'est encore : appréciations et jugements de presque


tous les auteurs français connus et de beaucoup d'écri-
vains étrangers. On trouve à chaque instant dans ces
lettres les noms de Rabelais, Montaigne. Balzac, Cor-
neille, Racine, Molière, LaFontaine, Quinault, Boileau,

Pascal, Bossuet, La Rochefoucauld, Massillon (très


aimé de V^oltaire),Fénelon, Montesquieu, Lamotte, Jean-
Baptisle Rousseau, La Fare, Chaulieu, Marivaux, Des-
touches, Saint-Lambert, Diderot, Duclos, d'Alembert,
Homère, Sophocle, Euripide, Pindare, Horace, Virgile,
Tacite, Ariosle, Tasse, Pope, Shakespeare, Dryden, etc.
Voici, comme
simple spécimen, une lettre de Voltaire
sur LaFontaine, qu'il n'aimaitpas assez, et Arioste qu'il
aimait trop :

A M. deChamfgrt (1) « Monsieur, quand M. de La Harpe


:

Jm'envoya son éloge de La Fontaine, qui n'a point eu le prix,


,6 lui mandai qu'il fallait que celui qui l'a emporté fût le
'discours le plus parfait qu'on eût vu dans toutes les Acadé-
mies de ce monde.
Votre ouvrage m'a prouvé que je ne me suis pas trompé.
Je bénis Dieu, dans ma décrépitude, de voir qu'il y ait au-
jourd'hui des genres dans lesquels on est bien au-dessus du
grand siècle de Louis XIV. Ces genres ne sont pas en grand
nombre, et c'est ce qui redouble l'obhgation que je vous en
ai. .le vous remercie, du fond de mon cœur usé, de tous les
plaisirs nouveaux que votre ouvrage m'a donnés; tout ce que

(1) Chamfort avait remporté le prix à l'Académie dans le concours


ayant pour sujet ÏEloge de La Fontaine. La Harpe avait concouru.
10*
226 VOLTAIRE

jepeux vous dire, c'est que La Fontaine n'aurait jamais pu


parler d'Esope et de Phèdre aussi bien que vous parlez de lui.
A propos, Monsieur, vous me reprochez, mais avec votre
politesse et vos grâces ordinaires, d'avoir dit que La Fontaine
n'était pas assez peintre. Il me souvient, en effet, d'avoir

dit autrefois qu'il n'était pas un peintre aussi fécond, aussi


varié que l'Arioste, et c'était à propos de Joconde. J'avoue
mon hérésie au plus aimable prêtre de notre Eglise. Vous
me faites sentir plus que jamais combien La Fontaine est
charmant dans ses bonnes fables je dis dans les bonnes,
;

car les mauvaises sont bien mauvaises mais que l'Arioste


;

est supérieur à lui, et à tout ce qui m'a jamais charmé, par


la fécondité de son génie inventif, par la profusion de ses
images, par la profonde connaissance du cœur humain,
sans faire jamais le docteur, par ses railleries si naturelles
dont il assaisonne les choses les plus terribles 1

grande poésie d'Homère avec plus de


J'y trouve toute la
variété, toute l'imagination des Mille et une nuits, la sensi-
bilité de Tibulle, les plaisanteries de Plante, toujours le
merveilleux et le simple. Les exordes de ses chants sont
d'une morale si vraie et si enjouée !

N étes-vous pas étonné qu'il ait pu faire un poème de plus


de quarante mille vers, dans lequel il n'y a pas un morceau
ennuyeux, et pas une ligne qui pè "he contre la langue, pas
un tour forcé, pas un mot impropre ? Et encore ce poème
est tout en stances. Je vous avoue que cet Arioste est mon
homme, ou plutôt un dieu, il divin An'os^o, comm.e disent
ces messieurs de Florence.
Pardonnez-moi ma folie. La Fontaine est un charmant
enfant que j'aime de tout mon cœur; mais laissez-moi en
extase devant Messer Lodovico, qui d'ailleurs a fait des
épîtres comparablesà celles d'Horace. Mnltœ sunt mansiones
in domo palris mei « il y a plusieurs places dans la maison
,

de mon père. » Vous occupez une de ces places. Continuez,


Monsieur réhabilitez notre siècle. Je le quitte sans regret.
;

Ayez surtout grand soin de votre santé. Je sais ce que c'est


que d'avoir été quatre-vingt et un ans maUde.
Agréez, Monsieur, l'estime sincère et les respects du
vieux bonhomme, V. — Je suis toujours très fâché de
mourir sans vous avoir vu. »
LA COKRESPONDANCE 227

Mais le XIV s'imprime, ou V Essai sur


Siècle de Louis
l esprit des Nations, et dans les lettres de
les 7nœu7's et

Voltaire les considérations historiques viennent abon-


der : misères de l'Europe au moyen âge, progrès de la
civilisation ; explications à lord Hervey sur le titre de
Sièclede Louis XIV, et àceproposportraitdu grand roi et
tableau du grand siècle ; la France au temps de
Henri IV et ce que Henri a fait pour la France et pour

la civilisation Paris et la France au temps du système


;

de Law de l'esprit dans lequel il faut écrire l'histoire


;

(à M. le comte de Schouvalow. à propos àeV Histoire de


Pierre Le Gra?id). Voici quelques fragments de cette
lettre :

a toujours pensé que l'histoire demande le


J'ai
même que la tragédie une exposition, un nœud, un
art :

dénouement, et qu'il est nécessaire de présenter tellement


toutes les figures du tableau, qu'elles fassent valoir le prin-
cipal personnage sans affecter jamais l'envie de le faire
valoir. C'est dans ce principe que je compte écrire. .

Mon but est de peindre la création des arts, des mœurs,


des lois [en Russie], de la discipline militaire, du commerce,
delamarine, de lapolice, etc., et non de divulguer ou des fai-
blesses ou des duretés qui ne sont que trop vraies. Il ne
faut pas avoir la lâcheté de les désavouer, mais la prudence
de n'en point parler, parce que je dois, ce me semble,
imiter Tite-Live, qui traite les grands objets, et non Sué-
tone qui ne raconte que la vie privée.
J'ajouterai qu'il y a des opinions publiques qu'il est bien
difficilede combattre. Par exemple, Charles XII avait une
valeur personnelle dont aucun prince n'approche. Cette
valeur, qui aurait été admirable dans un grenadier, était
peut-être un défaut chez un roi...
Voilà, ceque les hommes de tous les temps et de tous
les pays appellent un héros mais c'est le vulgaire de tous
;

les temps et de tous les pays qui donne ce nom à la soif


du carnage. Un roi soldat est appelé un héros un mo- ;

narque dont la valeur est plus réglée et moins éblouissante,


228 VOLTAIRE

un monarque législateur, fondateur et guerrier est le véri-


table grand homme, au-dessus du héros. Je crois que vous
serez content quand je ferai cette distinction .. »

Ou bien encore ce sont des nouvelles importantes


qui arrivent d'Allemaçne ou d'Angleterre, une bataille
gagnée ou perdue, un ministère qui tombe. La corres-
pondance devient un journal politique: réflexions sur
les règlements et le dérèglement des finances, état de
l'Europe en 1761, état de la France en 1776, les Russes et
les Turcs et l'avenir de la Turquie.,. Quelquefois la
pensée et le ton deviennent prophétiques, à l'idée des
changements ne peuvent manquer d'arriver dans
-qui

l'Etat. A « Une grande révolution dans


d'AIembert :

les esprits s'annonce de tous côtés. » A M. de Chauvelin :

« Tout ce que je vois jette les semences d'une révolu-

tion qui arrivera immanquablement... Ce sera un beau


tapage. Les jeunes gens sont bien heureux. Ils verront
de belles choses. »
Mais ce qui tient la plus grande place dans la corres-
pondance de Voltaire, chose naturelle et dont nous
n'avons pas à nous plaindre, c'est Voltaire lui-même.
Sa vie, ses projets, ses plans d'ouvrages, ses idées de
pièces ;
quand ses ouvrages ont paru, les réponses aux
critiques ou aux objections ; ses inquiétudes, la vie

fiévreuse, dont il est accablé, qu'il mène à Paris; le

calme laborieux de son existence à Ferney


loisir et le ;

compliments à celui-ci, remerciements àcelui-là, recom-


mandations détaillées pour la publication ou la repré-
sentation de ses ouvrages; mille circonstances de cette
destinée si pleine, si accidentée, font de cette correspon-
dance une biographie au jour le jour, la plus nourrie^ la
plus variée, la plus intéressante. On y saisit Voltaire
chez lui, dans son cabinet de travail, tout échauffé de sa
LA CORRESPONDANCE 229

présence et comme chargé d'électricité, sur son théâtre


de campagne où il joue avec sa nièce et ses amis, d'un

jeu animé et fougueux, avec ce diable an corps qu'il

reprochait toujours aux acteurs de ne pas avoir, et jetan t

d'une voix vibrante le vers fameux :

Romains, j'aime la gloire et ne veux pas m'en taire.

Rien d'amusant et d'instructif comme la confidence


journalière de cette humeur mobile et de cet esprit à
la fois grand, obstiné et aventureux.
Et encore, et ce n'est pas le plus mince attrait dans
ce recueil inépuisable, mille billets improvisés, jetés
à la hâte au courrier qui part, contenant un mot, un
salut, un geste pour ainsi dire, riens charmants, d'un
tour exquis, d'une grâce alerte, d'an trait vif, enlevés
du bout de la plume, légers, frivoles, immortels. —
Voici une lettre de Voltaire à M™® la marquise du
Defîand, la vieille aveugle. C'est un de Senectiite beau-
coup plus spirituel que celui de Gicéron.

« Je pense, avec vous, Madame, que quand on veut être

aveugle, il faut l'être à Paris. Il est ridicule de l'être dans


une campagne avec un des plus beaux aspects de l'Europe.
On a besoin absolument dans cet état de la consolation de la
société. Vous jouissez de cet avantage la meilleure com- ;

pagnie se rend chez vous, et vous avez le plaisir de dire


votre avis sur toutes les sottises qu'on fait et qu'on imprime-
Je sens bien que cette consolation est médiocre. Rare-
ment le dernier âge de la vie est-il bien agréable. On a
toujours espéré assez vainement jouir de la vie, et, à la fin,
tout ce qu'on peut faire est de la supporter. Soutenez ce
fardeau, Madame, tant que vous pourrez. Il n'y a que les
grandes souffrances qui le rendent intolérable.
On a encore, en vieillissant, un grand plaisir qui n'est pas
à négliger, c'est de compter les impertinents et les imperti-
nentes qu'on a vus mourir, les ministres qu'on a vu renvoyer
230 VOLTAIRE

etla foule des ridicules qui ont passé devant les yeux. Si de
cinquante ouvrages qui paraissent tous les mois, il y en a un
de passable, on se le fait lire, et c'est encore un petit amu-
sement. Tout cela n'est pas le ciel ouvert; mais enfin on n'a
pas mieux, et c'est un parti forcé. ...
Adieu, Madame; songez, je vous prie, que vous me devez
quelque respect car si dans le royaume des aveugles les
;

borgnes sont rois, je suis assurément plus que borgne ;

mais que ce respect ne diminue rien de vos bontés. Il y a


longtemps que je suis privé du bonheur de vous voir et de
vous entendre je mourrai probablement sans cette joie.
;

Tachons, en attendant, de jouer avec la vie mais c'est ne ;

jouer qu'à Colin-Maillard. t>

a Mais je m'ennuie, » répond la Marquise, comme


elle l'a dit toute sa vie. Voltaire, qui ne s'ennuyait
jamais, reprend la plume :

« Nous avons un grand sujet à traiter il s'agit de bon-


:

heur, ou du moins d'être le moins malheureux qu'on peut


dans ce monde. Je ne saurais souffrir que vous me disiez que
plus on pense, plus on est malheureux. Cela n'est vrai que
pour ceux qui pensent mal. Je ne dis pas pour ceux qui pen-
sent mal de leur prochain cela est parfois très amusant ;
;

je dis pour ceux qui pensent de travers: ceux-là sont à


plaindre sans doute, parce qu'ils ont une maladie de l'âme,
et que toute maladie est un état triste. Mais vous, dont
l'ûme se porte le mieux du monde, sentez, s'il vous plaît, ce
que vous devez à la nature.
N'est-ce donc rien d'être guéri des malheureux préjugés
qui mettent à la chaîne la plupart des hommes, et surtout
des femmes? d'être dans une indépendance qui vous délivre
de la nécessité d'être hypocrite ? de n'avoir de cour à faire
à personne ? d'ouvrir librement votre âme à vos amis? Voilà
pourtant votre état.
Vous vous trompez vous-même quand vous dites que
vous voudriez vous borner à végéter. C'est comme si vous
disiez que vous voudriez vous ennuyer L'ennui est le pire
de tous les états. Vous n'avez certainement autre chose à
faire qu'à continuer de rassembler autour de vous vos amis ;
LA CORRESPONDANCE 231

VOUS en avez qui sont dignes de vous. La douceur et la sûreté


de la conversation est un plaisir aussi réel que celui d'un
rendez-vous dans la jeunesse. Faites bonne chère, ayez
soin de votre santé amusez-vous quelquefois à dicter vos
;

idées pour comparer ce que vous pensiez la veille avec


ce que vous pensez aujourd'hui. Vous aurez deux grands
plaisirs celui de vivre avec la meilleure compagnie de
:

Paris, et celui de vivre avec vous-même. Je vous défie


d'imaginer rien de mieux.
Il faut que je vous console encore, en vous disant que je

crois votre situation fort supérieure à la mienne. Je me


trouve dans un pays situé tout juste au milieu de l'Europe.
Tous les passants viennent chez moi. Il faut que je tienne
tête à des Anglais, à des Allemands, à des Italiens et même à
des Français que je ne reverrai plus ; et vous ne vivez
qu'avec des personnes que vous aimez.
Adieu, Madame, daignez toujours aimer un peu votre direc-
teur, qui se ferait un grand honneur d'être dirigé par vous. »

Et si l'on veut finir par le Voltaire ironique, railleur,


mais aimable en même temps, qui égraligne sans
blesser, ou plutôt qui joue avec son épée en la tirant à
demi, qu'on lise sa lettre de réconciliation à l'abbé
Trublet. L'abbé Trublet, compilateur » du Pauvre
le «

Diable, qui avait attaqué Voltaire dans ses Essais de


morale e! de littérature, et qui appliqué à la Hen-
a.v8i[i

riade le vers de Boileau : Et je ne sais pourquoi


«

je bâille en la lisant, » avait été reçu à l'Académie en


1761 et devenait ainsi le collègue de Voltaire. 11 envoya
son discours de réception avec une lettre très courtoise
à Voltaire. Celui-ci lui répondit :

« Votre lettre et votre procédé généreux. Monsieur, sont


des preuves que vous n'êtes pas mon ennemi, et votre livre
vous faisait soupçonner de l'être. J'aime mieux en croire
votre lettre que voire livre. Vous aviez imprimé que je vous
faisais bâiller, et moi j'ai laissé imprimer que vous me fai-
siez rire. Il résulte de tout cela que vous êtes difficile à
232 VOLTAIR

amuser et que je mauvais plaisant. Mais enfin, en


suis
bâillant et en riant,vous voilà mon confrère, et il faut tout
oublier, en bons chrétiens et en bons académiciens.
Je suis fort content. Monsieur, de votre harangue et très
reconnaissant de la bonté" que vous avez de me l'envoyer.
A regard de votre lettre,

Nardi parvus onyx eliciet cadum (1).

Pardon de vous citer Horace, que vos héros, MM. de Fon-


tenelle et deLa Motte, ne citaient guère.
Je suis obligé en conscience de vous dire que je ne suis
pas né plus malin que vous, et que, dans le fond, je suis bon
homme. 11 est vrai qu'ayant fait réflexion depuis quelques

années qu'on ne gagnait rien à l'être, je me suis mis à être


un peu gai, parce qu'on m'a dit que cela est bon pour la
santé. D'ailleurs je ne me suispascru assez important, .assez
considérable, pour dédaigner toujours certains illustres
ennemis qui m'ont attaqué personnellement pendant une
quarantaine d'années, et qui, les uns après les autres, ont
essayé de m'accabler, comme si je leur avais disputé un
évêché ou une place de fermier général. C'est donc par
pure modestie que je leur ai donné enfin sur les doigts.
Je me suis cru précisément à leur niveau, ef m armamcum
ppqualibus descendis comme dit Cicéron.
Croyez, Monsieur, que je fais une grande diflérence entre
vous et eux mais je me souviens que mes rivaux et moi,
;

quand j'étais à Paris, nous étions tous très peu de chose, de


pauvres écoliers du siècle de Louis XIV, les uns en vers, les
autres en prose, quelques-uns moitié prose, moitié vers, du
nombre desquels j'avais l'honneur d'être infatigables ;

auteurs de pièces médiocres, grands compositeurs de riens,


pesant gravement des œufs de mouche dans des balances de
toile d'araignée. Je sens parfaitement la valeur de ce
néant mais comme je sens également le néant de tout le
;

reste, j'imite le Vejanius de Virgile :

(1) La moindre fiole de tes parfums fera sortir un tonneau de ma cave


en ton honneur.
LA COHRESPONDANCE 233

'
Vejanius arinis
Herculis ad poslem fixis, latet abditus agro (1).

C'est de cette retraite que je vous dis très sincèrement


que je trouve des choses utiles et agréables dans tout ce que
vous avez écrit que je vous pardonne cordialement de
;

m'avoir pincé que je suis fâché de vous avoir donné quel-


;

ques coups d'épingle que votre procédé me désarme pour


;

jamais que bonhomie vaut mieux que raillerie et que je


; ;

suis, Monsieur et cher confrère, de tout mon cœur, avec


une véritable estime, et sans compliments, comme si de rien
n'était, votre très dévoué, Voltaire. »

Cette correspondance fera longtemps encore l'éton-


nement et l'admiration des hommes. On la compare
habituellement à celle de Cicéron et à celle de madame
de Sévigné. Il n'est pas douteux que pour le fond, l'in-

térêt des sujets, l'importance des questions traitées,


Voltaire n'égale Cicéron et ne l'emporte sur M™® de
Sévigné. Pour l'esprit, il en a eu autant que l'un ou
nous sortions de la question pure-
l'autre. Peut-être, si
ment littéraire, trouverions-nous que quelque chose
manque à cette correspondance de Voltaire, que l'on
trouve avec émotion dans les lettres de Cicéron et dans
celles de M™* de Sévigné, à savoir précisément
l'émotion, la tendresse intime, l'effusion profonde du
cœur. L'art même, quoi qu'on en ait dit parfois, gagne
quelque chose aux sentiments et aux forces nouvelles que
les affections de famille font naître dans l'âme. Voltaire

a peut-être vécu trop uniquement par l'esprit, et dans ce


recueil merveilleux, si plein, si abondant, si débordant
de vie et de pensée, une place est vide encore, celle
qu'auraient occupée le portrait brillant ou l'esquisse
discrète d'une Pauline ou d'une Tullia.

(2) Vejanius a suspendu ses armes à la porte du temple d'Hercule, et


vit retiré et caché à la campagne.
CONCLUSION

Il n'est pas besoin d'une longue conclusion, après


avoir suivi Voltaire dans toutes les manifestations de
sa pensée et après l'avoir si souvent laissé parler lui-
même. bon sens et l'intelligence lucide,
Voltaire a été le

excités sans cesse par une curiosité infatigable, aigui-


sés soutenus d'une imagination toute in-
d'esprit,
tellectuelle,mais vive encore, et donnant la vie au
jeu des idées. —
Ces dons incomparables ont été gâtés
chez lui par des colères, des vanités, des rancunes, l'im-
possibilité d'admettre qu'on fût d'un autre avis que lui,
surtout par sa haine aveugle à l'endroit de tout senti-
ment religieux. — Cette partie de Vol aire est si impor-
tante qu'on a fini par y voir Voltaire tout entier, ce qui
est setromper grandement; mais il faut recon'naître
qu'une bonnemoitiéde ses œuvres s'y rattache et qu'elle
donne comme le ton et l'esprit général à tout le reste.
C'est une vue fausse; les esprits les plus indépendants
l'ont reconnu depuis. Il est parfaitement certain que
l'esprit métaphysique et l'esprit théologique ont eu
quelques effets très funestes, comme, hélas tout ce que!

l'homme invente ou manie. Mais, en voulant les pros-


crire et les ruiner, Voltaire oublie que métaphysique et
religions ont au moins pour elles d'être comme les
sanctuaires conservateurs de la morale que l'homme
;

est ainsi fait qu'il n'est pas attaché à la morale s'il ne


la rattache elle-même à quelque chose, et que meta-
CONCLUSION 23"

physique et religions disparaissant du monde, la morale


suit. —
Sans compter que la morale ayant suivi les reli-
gions dans leur exil, l'homme n'en continue pas moins
de cabaler, de quereller, de batailler et de tuer pour des
idées subtiles. C'estle propre de l'homme de tuer pour

des idées qu'il ne comprend pas bien. Quand il ne tuera


plus pour des idées religieuses, il tuera pour des idées
politiques, et les idées religieuses avaient du moins cet
avantage, que n'ont peut-être pas les idées politiques, de
porter avec elles quelques idées morales. Et du reste —
lesidées subtiles de la politique disparaîtront aussi, peut-
être, et alors l'homme tuera l'homme pour la simple
satisfaction de ses appétits aux guerres civiles politi-
:

ques, quiontsuccédé aux guerres civiles religieuses, suc-


céderont les guerres de classes. Y voit-on un avantage ?

n'en verrait-on pas un plutôtàceque leshommesne se


fissent la guerreau moins que pour des causes nobles?
Ce que j'y tienne, niàcequ'ilsselafassent pour
n'est pas
quoi que ce soit. Je dis seulement que le progrès résul-
tant de la disparition des religions n'est pas démontré.
C'est ce Voltaire-là qui s'est trompé. Il s'est trompé
d'autant plus quecequ'il attaquait là, déjà de son temps
avait perdu à peu près toute sa force dangereuse et que
les guerres civiles religieuses, au xviu^ siècle, n'étaient
plus à craindre. La religion qu'il attaquait n'avait donc
plus, déjà, en elle, que ce qu'elle contenait de salutaire.
Attaquer la religion catholique au xv!!!*" siècle, à la fin
duxviii" siècle, c'était faire exactement ce que Louis XIV
avait fait contre lesprotestantsparsonabsurde etodieuse
révocalion de l'Edit de Nantes : c'étajt combattre des
ennemis qui n'étaient plus dangereux, comme pour
le plaisir, et leur donner une certaine force; on l'a bien

vu depuis, en les combattant. Voltaire ici a suivi les


traces de son héros, à l'inverse, mais c'était les suivre
236 CONCLUSION

encore ; et c'est un des mauvais services que son admi-


ration trop ardente pour Louis XIV lui a rendus.
Il faut donc faire des réserves expresses sur celte
partie de l'œuvre de Voltaire.
Ilexiste deux esprits voltairiens.
L'un consiste à répéter les plaisanteries de Voltaire et
à hériter ses colères contre la religion chrétienne et en
général cpntre toutes les religions. Cet esprit-là manque
d'esprit et estextrêmementsuranné. Il a élésoit j;éfuté,
soit ridiculisé parles plus grandes intelligences du
xix\ siècle, par Chateaubriand, par Lamartine, par
Hugo pendant la moitié de sa vie, par Saint-Simon, par^
Auguste Comte, par Flaubert, par Taine et par Renan ;

et jene parle pas, à dessein, des écrivains et des pen-


seurs proprement religieux.il est inutile, il est ridicule,
il n'est pas sans danger moral de s'y laisser aller.
Il existe un autre esprit voltairien ;ilconsiste à être,
comme Voltaire Ta été, très intelligent, si l'on peut,
très sensé, très pratique, à aimer les faità bien observés,
à se délier des théories av^entureuses, à travailler toutes
les questions avec attention, observation, documenta-
tion; — à aimer
les solutions modérées, non par noncha-
lance, et ne faut jamais être nonchalant, mais par
il

conviction que la solution modérée est chaque jour la


seule où la force des choses nous réduit et nous ramène,
et que les solutions radicales ne s'obtiennent qu'a la

longue par toute une série de solutions modérées à ;



aimer les pauvres, les déshérités et les souffrants; à
détester les oppresseurs, les égoïstes et les fanatiques,
à quelque parti qu'ils appartiennent ; à aimer la tolé-
rance, autant qu'il a dit qu'il l'aimait, plus qu'il ne l'a

pratiquée ; à rêver et à réaliser partiellement un


monde de travailleurs honnêtes et de chefs bienfai-
sants, comme était le petit royaume de Ferney.
CONCLUSION 237

Voilà le bon esprit voltairien. Victor Hugo a dit


quelque part :

pays de Montaigne ! pays de Voltaire !

Ce n'est pas tout à fait le même pays mais s'il a ;

voulu dire que la France est, ou devrait être, le pays de


Voltaire un peu corrigé par Montaigne, il a eu raison,
et ce serait un beau pays que ce pays-là. C'est que —
Voltaire, c'est Montaigne, avec quelques passions, et
quelques passions mauvaises, en plus, et eu trop. yaIl

un moyen, difficile à la vérité, d'avoir plus d'esprit que


Voltaire : c'est d'en avoir autant, sans les passions
qui lui en ôtent.
TABLE DES MATIERES

pages

L'HOMME
CHA.PITBE I. — Eafance et Jeunesse de Voltaire (169i-1718).
. 7
Chapitkb II. — Voltaire avant son séjour en Angleterre
(1718-1726) 13
Chapitre III. — Voltaire en Angleterre (1726-1729). ... 17
Chapitre IV. — Retour en France (1729-173i) 20
Chapitre V. - Voltaire à Cirey (1734-1749) 30
Chapitre VI. — Voltaire bien en cour 40
Chapitre VII. — Depuis la mort de Madame du Châtelet jus-
qu'au départ pour laVÏlussfe (1749-1750) 47
Chapitre VIII. -Voltaire à Berlin (1750-1753) 51
Chapitre IX. — De B;rlin à Ferney( 1753-1760) 58
Chapitre X. — Voltaire à Ferney (1760-1778) 67
Chapitre XI. — Voltaire à Paris., — Sa mort 72
Chapitre XII. — Son caractère 76

L'ŒUVRE.
Chapitre I. —
Œuvres philosophiques en prose 81
Chapitre II. — Œuvres philosophiques en vers 92
Chapitre III. — Œuvres historiques en prose 102-
CHapitre IV. — Œuvres historiques en vers 116
Chapitre V. — Le Sociologue. 126
Chapitre VI. — Le Critique 135
Chapitre VII. — Le Dramatiste. — Tragédies 151
Chapitre VIII. — Le Dramatiste. Comédies — 165
Chapitre IX, — Contes et nouvelles en vers 174
Chapitre X. — Nouvelles et romans en prose 181,

Chapitre XI. — Les petits vers 204


Chapitre XII. — La correspondance 216
Conclusion 234

Poitiers. — Typographie Oudin et C'«


University of Toronto

Library

DO NOT
REMOVE
THE
GARD
FROM
THIS
POCKET

Acme Library Gard Pocket


U»der P»t "Rel. Index FUe*
Made by LIERAIT iAU
r^'

^^v^^

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