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Laval théologique et philosophique

Les enjeux de la culture contemporaine pour la foi chrétienne


Claude Geffré

Volume 52, numéro 2, juin 1996

Actes du colloque international « Sens et Savoir » à l’occasion du


cinquantenaire de la revue (Avec le concours du Fonds Gérard-Dion
et du Consulat de France à Québec)

URI : https://id.erudit.org/iderudit/401011ar
DOI : https://doi.org/10.7202/401011ar

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Éditeur(s)
Faculté de philosophie, Université Laval

ISSN
0023-9054 (imprimé)
1703-8804 (numérique)

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Citer cet article


Geffré, C. (1996). Les enjeux de la culture contemporaine pour la foi chrétienne.
Laval théologique et philosophique, 52(2), 565–581.
https://doi.org/10.7202/401011ar

Tous droits réservés © Laval théologique et philosophique, Université Laval, Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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Laval théologique et philosophique, 52, 2 (juin 1996) : 565-581

LES ENJEUX
DE LA CULTURE CONTEMPORAINE
POUR LA FOI CHRÉTIENNE

Claude GEFFRÉ

I l est certain que nous expérimentons aujourd'hui un divorce inquiétant entre


l'Église et la culture dominante de notre temps. À cet égard, il faut bien reconnaî-
tre que le concile du Vatican n'a pas été à l'origine d'une nouvelle culture religieuse
et profane comme ce fut le cas au moment du concile de Trente. Même par comparai-
son avec un passé relativement récent, il est difficile de parler d'une culture propre-
ment catholique ou d'un art sacré qui s'imposeraient à l'attention de nos contempo-
rains. Nous ne pouvons citer de grands créateurs chrétiens comparables aux Péguy,
Claudel, Bernanos ou Mauriac. Et pourtant, nous assistons en même temps à une
réappropriation de tout un patrimoine biblique et chrétien par la culture moderne, en
particulier dans la littérature, le cinéma et le théâtre. C'est d'ailleurs cela même qui
fait la difficulté quand on veut aborder la question des rapports entre la foi chrétienne
et la culture.
Qu'il suffise de rappeler que notre culture occidentale est nécessairement post-
chrétienne. Il n'y a pas en effet de civilisation occidentale en dehors de l'héritage
judéo-chrétien et de l'héritage gréco-romain. Il y a d'une part ce que Renan appelait
le miracle grec et puis d'autre part la tradition prophétique d'Israël. La prétention à
l'universel de l'Occident a son fondement dans le logos grec. Mais le sens d'un
temps irréversible, d'une histoire qui est autre chose que la répétition du même nous
vient de l'héritage biblique. La science et le sens de l'histoire, telles sont les deux
valeurs qui ont commandé le destin et le succès de la civilisation occidentale. Au-
jourd'hui, la culture a pris de plus en plus son indépendance à l'égard de la tutelle des
Églises, mais elle demeure cependant pétrie de valeurs chrétiennes.
Dans le présent exposé, je commencerai par partir à la recherche d'une définition
de la culture. Je m'efforcerai ensuite de décrire les principaux défis de la culture
contemporaine en particulier dans l'Europe nouvelle qui est encore à la recherche
d'elle-même. Nous pourrons alors discerner en dépit des apparences bien des signes

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favorables qui ne sont pas étrangers à l'authentique message chrétien. La nouvelle


culture qui est en train de naître n'est pas nécessairement imperméable aux valeurs
evangeliques. Mais l'inculturation du christianisme dans cette nouvelle culture est à
peine commencée.

I. POUR UNE DÉFINITION DE LA CULTURE

On peut commencer par cette définition banale de la culture conçue comme « un


ensemble de connaissances et de comportements techniques, sociaux, rituels qui ca-
ractérisent une société humaine déterminée ». On peut aussi se référer à la définition
de la culture que l'on trouve dans la Constitution Gaudium et spes au n° 53 :
Au sens large, le mot culture désigne tout ce par quoi l'homme affine et développe les
multiples capacités de son esprit et de son corps ; s'efforce de soumettre l'univers par la
connaissance et le travail ; humanise la vie sociale, aussi bien la vie familiale que l'en-
semble de la vie civile, grâce au progrès des mœurs et des institutions, traduit, communi-
que et conserve enfin dans ses œuvres, au cours des temps, les grandes expériences spiri-
tuelles et les aspirations majeures de l'homme, afin qu'elles servent au progrès d'un grand
nombre et même de tout le genre humain.
On doit noter le caractère profondément humaniste de cette définition descriptive
de la culture. Elle englobe tous les secteurs de l'activité humaine, le domaine de la
technique et de l'économique, de l'esthétique et du champ artistique, du langage et
des divers modes d'expression, dans l'espace politique et dans le champ religieux.
Elle nous invite en tout cas à dépasser une définition de la culture comprise comme
« production d'œuvres d'art ». La culture a nécessairement une dimension sociale et
politique. Elle désigne un certain système de valeurs et de referents qui induisent des
« modes de vie ». Et dans les États modernes, la culture joue un rôle d'autant plus
eminent que l'Église et l'École ne sont plus les agents culturels qu'ils étaient autre-
fois.
Mais à un plan plus réflexif, il semble possible de dire que la culture a nécessai-
rement un rapport privilégié avec la vie, l'histoire, l'éthique et la religion.
1. Les cultures sont comparables à des vivants qui croissent et changent, qui doi-
vent pour survivre éliminer certains éléments, en acquérir et développer d'autres.
C'est ce lien étroit entre culture et vie qui permet à un auteur comme Michel Henry,
dans son livre La barbarie1, d'affirmer que la mise hors-jeu de la vie par le succès
fantastique du modèle scientifique aboutit à une forme de barbarie, c'est-à-dire à la
destruction de la culture. Celle-ci en effet n'est pas autre chose que la vie dans son
mouvement d'autotransformation et ses composantes essentielles seront toujours
l'art, l'éthique et la religion. Son diagnostic est probablement trop sévère dans la
mesure où il instaure une opposition fatale entre la technique et la vie. Mais comme
nous le verrons plus loin, il est très important de distinguer à l'intérieur de la com-
plexité de la culture moderne le domaine du technico-économique, y compris l'orga-
nisation du travail, qui relève du rationnel et qui constitue un certain universel au-

1. M. HENRY, La barbarie, Paris, Grasset, 1987.

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LES ENJEUX DE LA CULTURE CONTEMPORAINE POUR LA FOI CHRÉTIENNE

delà de la diversité des cultures et puis le domaine de l'éthique, du symbolique, du


religieux, qui relève de ce que Paul Ricœur appelle le raisonnable et qui donne son
identité propre à chaque culture particulière. Si la rationalité essentielle de l'homme
se réduisait à cette rationalité formelle que constitue la fonction instrumentale de la
raison, on peut sérieusement se demander si les cultures particulières auraient encore
un avenir. À notre âge planétaire, l'ensemble de la communauté humaine serait sou-
mis à la domination universelle et totalitaire d'une culture sous le signe de la science
moderne et de la technologie.
2. La culture a nécessairement un rapport avec Y histoire. Qui dit culture, dit en-
racinement dans une certaine tradition, un « espace d'expérience » du passé et en
même temps un « horizon d'attente » sous forme d'imaginaire social et artistique et
même d'utopie2. C'est la notion d'héritage à transmettre qui définit le mieux une cul-
ture. « C'est un lien invisible, mais très étroit qui rattache un être humain à ses prédé-
cesseurs, à ses contemporains et à ses successeurs [...]. C'est par le contenu des
mœurs, par des normes acceptées et des symbolismes de toutes sortes que persévère
l'identité narrative et symbolique d'une communauté3. » On pressent ici l'importance
de la fonction narrative et du récit pour définir l'identité d'une culture. Peut-on en-
core parler de culture quand la capacité de raconter des histoires s'est tarie ? Au mo-
ment du développement fantastique des techniques audiovisuelles, il faut s'interroger
sur la nature de la communication comme facteur de culture. Ou bien la communica-
tion devient son propre contenu selon l'intuition de Mac Luhan, ou bien la communi-
cation se réduit à faire circuler des informations, mais il n'y a plus véritable commu-
nication d'une expérience. Ainsi, la culture est à la fois héritage et projet. Et dans cet
ensemble complexe, il y a toujours interaction entre les trois plans de la réalité so-
ciale : celui du capital symbolique, celui des héritages et des coutumes pratiques,
celui de la fonction relationnelle et communautaire qu'assume toute culture.
3. La culture a toujours un lien à V éthique dans la mesure où normalement elle
est au service de l'humanisation de l'homme. On pourrait dire qu'elle est toujours
une victoire sur l'immédiateté de la violence instinctive qui définit le groupe humain.
En ce sens-là, elle concourt à l'harmonisation de la matière et de l'esprit. Peut-on
parler d'une véritable médiation par rapport aux determinismes de la nature, si la
culture se situe uniquement dans l'ordre des échanges et de la satisfaction des besoins
élémentaires ? Si l'on reprend la distinction kantienne entre l'ordre de l'avoir, c'est-à-
dire de l'économique, celui du pouvoir, c'est-à-dire du politique, et celui du valoir,
alors il faut dire qu'au-delà des utilités immédiates et des échanges, la culture est de
l'ordre du valoir, au plan de l'être et du surcroît d'être et pas seulement de l'avoir.
C'est pourquoi toute culture qui se veut humaniste au meilleur sens du terme a une
exigence éthique. Même si la culture relève de la rationalité esthétique et pas seule-
ment de la rationalité théorique ou de la rationalité pratique, c'est-à-dire de l'agir
moral, donc même si elle se définit par une certaine gratuité dans le domaine de la

2. Ces deux catégories « espace d'expérience » et « horizon d'attente » empruntées à l'historien allemand, R.
Koselleck, ont été souvent reprises par Paul Ricœur. Voir en particulier, Temps et récit, tome III, Paris,
Seuil, 1985, p. 301 etsuiv.
3. P. RICŒUR, Du texte à l'action, Paris, Seuil, 1986, p. 398.

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création imaginaire qui a sa propre fin en elle-même, elle se réclame d'un certain
nombre de valeurs qui vont dans le sens d'une plus grande authenticité humaine et
d'une plus grande convivialité sociale. C'est vrai de la culture artistique, de la culture
scientifique et de l'immense domaine des moyens de communication. On lit dans
Gaudium et spes cette affirmation : « C'est le propre de la personne humaine de
n'accéder vraiment et pleinement à l'humanité que par la culture, c'est-à-dire en cul-
tivant les biens et les valeurs de la nature. Toutes les fois qu'il est question de vie
humaine, nature et culture sont aussi étroitement liées que possible. » Et dans son
discours à l'Unesco à Paris en 1980, Jean-Paul II déclarait :
La signification essentielle de la culture consiste, selon saint Thomas d'Aquin, dans le fait
qu'elle est une caractéristique de la vie humaine comme telle. L'homme vit d'une vie vrai-
ment humaine grâce à la culture. La vie humaine est culture en ce sens aussi que l'homme
se distingue et se différencie à travers elle de tout ce qui existe par ailleurs dans le monde
visible ; l'homme ne peut pas se passer de culture (n° 6).
4. Enfin, pour achever ce très bref survol à la recherche d'une définition de la
culture, il faut ajouter qu'il y a historiquement un lien très étroit entre la culture et la
religion. Il est évident par exemple que la culture occidentale est impensable en de-
hors de l'héritage judéo-chrétien. Et dans beaucoup de grandes civilisations, il est très
difficile de démêler ce qui relève de la culture et ce qui relève de la religion. Il y a
une interaction réciproque entre les deux sans que l'on puisse assigner un commen-
cement absolu à l'une ou l'autre. Comment par exemple dissocier l'appartenance à
l'hindouisme et à la culture indienne ? Il n'y a pas de mot en Inde pour désigner une
philosophie qui soit distincte de la lecture des grands textes sacrés. Comment parler
d'une culture de la négritude en faisant abstraction des religions traditionnelles afri-
caines ? Comment distinguer l'Islam comme religion et l'islam comme civilisation
arabo-musulmane ?
Le cas de la civilisation occidentale est très singulier. Dans les temps modernes,
on ne parlera pas seulement d'une culture européenne postchrétienne mais d'une cul-
ture athée. C'est un cas pratiquement unique dans l'histoire des civilisations et il n'est
pas sûr que la modernisation dans l'ordre technico-économique qui devient un phé-
nomène universel entraîne nécessairement une stérilisation de la fonction religieuse
comme ce fut le cas en Occident. Or paradoxalement, c'est le christianisme lui-même
qui a favorisé l'avènement de la modernité conçue comme autonomie du sujet hu-
main à l'égard de toute tutelle religieuse. On reconnaît là la thèse de Marcel Gauchet
qui n'hésite pas à affirmer que le christianisme a été à la fois le vecteur et la victime
de la modernité. Ainsi le christianisme se définirait comme « la religion de la sortie
de la religion4 ». En fonction de cet étrange paradoxe, on peut se demander s'il n'y a
pas plus de complicités qu'on ne le croit entre l'authentique message évangélique
(d'avant la chrétienté) et la culture sous le signe de la modernité.

4. Cf. M. GAUCHET, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1987.

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LES ENJEUX DE LA CULTURE CONTEMPORAINE POUR LA FOI CHRÉTIENNE

IL LES PRINCIPAUX DÉFIS DE LA CULTURE CONTEMPORAINE

Plutôt que de prétendre donner une description toujours incomplète des diverses
manifestations de la culture contemporaine, je voudrais repérer les mouvements de
fond dans l'ordre du pensable qui permettent de rendre compte tout à la fois des rup-
tures et des continuités qui ont forgé le destin de notre modernité et qui constituent
autant de défis pour une culture chrétienne traditionnelle. J'étudierai successivement
le défi de la modernité, le défi de la civilisation technique, et enfin tout à la fois le
phénomène de la sécularisation et le succès des nouvelles religiosités.
1. Le défi de la modernité

Sous ce titre très général, je ne vais pas redire après tant d'autres ce qu'il faut
entendre par là, mais je voudrais insister tout particulièrement sur la crise de l'huma-
nisme, sur le nihilisme et sur les nouveaux états de conscience de l'homme contem-
porain.
1. La modernité implique une alternance entre un ancien, jugé périmé, et un nou-
veau, porteur d'espoirs multiples. La modernité au sens strict commence avec l'avè-
nement de la raison des Lumières au XVIIIe siècle. Mais la modernité récente, liée au
développement conjoint des sciences exactes et des sciences de l'homme ainsi qu'à
l'explosion des technologies modernes, coïncide avec une crise profonde de l'huma-
nisme traditionnel. Le mot même d'humanisme est devenu suspect. Et ce qui est en
question, ce n'est pas seulement l'humanisme chrétien, mais l'humanisme de l'hon-
nête homme issu de la Renaissance, l'humanisme du rationalisme des Lumières et
l'humanisme de type marxiste. Comment en effet ne pas reconnaître que les préten-
tions de l'humanisme ont été démenties par le destin tragique de l'homme tout au
long du XXe siècle ? On peut ironiser sur le slogan de la « mort de l'homme », qui
était devenu le mot d'ordre d'une certaine intelligentsia parisienne. Mais comme
l'écrivait Mikael Dufrenne, « avant de penser la mort de l'homme, notre époque la
vit ». Et avant de devenir l'idéologie dominante du mouvement philosophique com-
plexe que l'on désigne sous le nom de « structuralisme », l'antihumanisme avait déjà
trouvé depuis des décennies des expressions multiples, dans la peinture et la sculp-
ture, dans le nouveau roman, au théâtre et au cinéma. On peut évoquer la déconstruc-
tion du visage humain chez Picasso, le théâtre de la dérision chez Antonin Artaud ou
le théâtre de l'absurde chez Ionesco et Beckett, l'antipsychologisme du nouveau ro-
man, le procès fait au récit linéaire dans certains films de la nouvelle vague...
On a donc assisté à un effacement de la forme humaine et à une dissolution de
l'homme comme sujet. Si on accepte de définir avec Sartre l'humanisme comme
« une théorie qui prend l'homme comme fin et comme valeur suprême », alors, c'est
bien cette « religion de l'homme » caractérisant le nouvel humanisme athée qui a été
directement contesté par l'antihumanisme de la culture moderne. Cette rupture cultu-
relle a trouvé son expression philosophique dans ce qu'il est convenu d'appeler le
« structuralisme », qui est à mi-chemin entre un effort de positivité théorique et une
vision de l'homme. En combattant l'idéologie de l'homme sujet de l'histoire, le

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CLAUDE GEFFRE

structuralisme s'attaquait aussi bien à l'humanisme chrétien qu'aux humanismes tels


que l'existentialisme et le marxisme qui, en dépit de leur athéisme, apparaissent
comme des théologies masquées qui divinisent secrètement l'homme. Ainsi, par un
étrange retournement, l'Église, qui depuis le XVIIIe siècle condamnait l'humanisme
parce qu'il était synonyme d'athéisme, se sent aujourd'hui le devoir d'en être le
meilleur défenseur. Mais plutôt que de prolonger un débat déjà dépassé sur les huma-
nismes athées, elle devrait prendre en compte la forme moderne la plus typique de
l'athéisme, à savoir le nihilisme.
2. Le défi de la modernité à une certaine culture traditionnelle est moins le fait de
l'humanisme athée que d'une culture sous le signe du nihilisme. Le nihilisme est le
résultat de l'effondrement de l'unité cosmique du monde grec et de l'unité historique
du monde réalisée par le christianisme. Nous sommes condamnés à la dissémination
de la culture et à l'éclatement des langages. On sait le succès de Nietzsche et d'un
certain nombre d'auteurs qui se définissent comme postmodernes, c'est-à-dire ayant
dépassé les divers types d'humanisme, athées ou non.
Le nihilisme est lié au succès des sciences humaines et à leur volonté antihuma-
niste. Mais selon l'interprétation de Heidegger, on peut le considérer comme le point
d'aboutissement de ce qui était inscrit en germe dans la métaphysique occidentale.
Après l'effondrement de la métaphysique qui fait de Dieu le fondement des étants,
Dieu est devenu une idole conceptuelle. Mais si Dieu est mort, ce n'est pas pour que
l'homme prenne sa place. Comme l'écrivait Michel Foucault, « plus que la mort de
Dieu, ce qu'annonce la pensée de Nietzsche, c'est la mort de son meurtrier, à savoir
l'homme ». Ainsi, l'homme contemporain est non seulement sans Dieu, il est sans
l'homme.
Ce nihilisme n'a pas nécessairement une issue sombre et désespérée. Il engendre
dans certains milieux culturels un néo-paganisme qui célèbre contre la tradition chré-
tienne toutes les promesses de la vie enfin retrouvée et qui se réclame volontiers de
Nietzsche. « Sont païens tous ceux qui disent oui à la vie, ceux pour qui Dieu est le
mot qui exprime le grand oui à toutes choses5. » Pour reprendre une intuition typi-
quement nietzschéenne, il y a désormais simplement la terre et le « jeu du monde ». Il
s'agit de retrouver l'innocence du premier matin. « Je vous le dis, il faut avoir du
chaos en soi pour enfanter une étoile dansante. Je vous le dis, vous avez encore du
chaos en vous. Hélas ! le temps vient où l'homme deviendra incapable d'enfanter une
étoile dansante6 !» Il y a actuellement en Occident un courant d'idées qui lutte sur
deux fronts, à la fois contre le marxisme et contre le judéo-christianisme, pour re-
trouver une sorte de paganisme antique ou de polythéisme qui cherche à sacraliser le
monde et la vie. Alors que le sens de l'histoire était un trait typique de la civilisation
occidentale, beaucoup sont séduits aujourd'hui par la mythologie nietzschéenne de
l'Éternel Retour et veulent faire l'impasse sur la tradition judéo-chrétienne pour re-
venir à la conception circulaire du temps chère aux Grecs. « Le paganisme sacralise
et par là exalte ce monde, là où le judéo-chrétien sanctifie et par là retranche du

5. F. NIETZSCHE, L'Antéchrist, Paris, Gallimard, p. 102.


6. ID., Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue.

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LES ENJEUX DE LA CULTURE CONTEMPORAINE POUR LA FOI CHRÉTIENNE

monde7. » Le temps linéaire est une maladie de l'esprit responsable des totalitarismes
modernes. Il faut célébrer la roue, c'est-à-dire le retour éternel de toutes choses, de la
joie et de la douleur, du bonheur et du malheur. L'histoire n'a pas un unique sens :
elle est multiple.
Le succès considérable de la danse chez les jeunes est comme un symbole de ce
néo-paganisme latent de notre culture. La danse comme exaltation des énergies du
corps et comme rencontre fusionnelle avec les énergies du cosmos n'a pas d'autre
finalité qu'elle-même. Mais la perte du sens peut avoir des expressions plus désen-
chantées. Des essais comme L'ère du vide* de Gilles Lipovetsky ou La peur du vide9
d'Olivier Mongin expriment ce repliement de l'individu sur lui-même loin des mili-
tances politiques ou des combats de l'histoire. C'est une sorte de monde d'apesanteur
sans violence et sans passion où le corps lui-même se dissout dans le Grand Bleu. On
sait le succès de ce film de Luc Besson auprès des jeunes. Ce film-fétiche raconte
l'histoire d'un homme-poisson qui se libère de tous ses liens affectifs — le couple, la
famille — pour vivre au fond de l'eau dans un trou noir avec les dauphins. « Ce n'est
pas le crépuscule des émotions, mais l'incapacité de vivre l'une des passions dont
traite maladroitement le film qui [le] conduit à la mort volontaire. Cette inaptitude à
la passion se solde par une violence extrême, celle qui pousse le corps à l'explosion,
à l'éclatement. Il n'y a finalement d'autre passion manifeste que la mise à mort, et
l'on est loin du rêve écologique d'un paradis aquatique10. »
3. Enfin, on ne peut terminer ce rapide diagnostic sur la modernité sans évoquer
certains états de conscience qui sont indissociables de notre modernité. Je ne vise pas
là un certain état des mœurs qui a profondément évolué pour des raisons multiples. Je
n'évoque même pas la fameuse crise des valeurs que beaucoup déplorent. Je pense à
certains états de conscience qui sont devenus des acquis irréversibles de notre deve-
nir historique, comme le sens de l'autonomie de la conscience, l'aspiration et le droit
au bonheur, la dignité de la personne et le prix de la vie humaine, la conception dé-
mocratique de la vie en société, le droit à la liberté religieuse et l'acceptation du plu-
ralisme. Sur des points comme l'éthique familiale, le statut de la femme, l'autonomie
de la conscience, la procréation artificielle, la démographie galopante dans le monde,
nos contemporains n'entendent plus le discours officiel de l'Église. Ils ont le senti-
ment que l'Évangile est toujours actuel mais que l'Église est étrangère à ce qu'ils
savent de la condition humaine.
2. Le défi de la modernité technique comme civilisation planétaire

À rencontre d'un certain ethnocentrisme européen, on parle avec une certaine


complaisance du nouveau dialogue des cultures. Mais il faut savoir que le choc des
cultures différentes est traversé par la modernité technique comme un défi adressé à
toutes les cultures. Le langage de la science et de la technologie est devenu un lan-

7. A. DE BENOÎT, Comment peut-on être païen ?, Paris, Albin Michel, 1981, p. 34.
8. G. LIPOVETSKY, L'ère du vide, Paris, Gallimard, 1983.
9.0. MONGIN, La peur du vide, Paris, Seuil, 1991.
\0.Ibid.,p. 107.

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CLAUDE GEFFRE

gage planétaire. C'est à la fois une chance pour l'émergence d'une civilisation uni-
verselle à l'échelle de la planète et un réel danger pour les cultures locales qui ris-
quent parfois de disparaître ou de survivre à titre de simples folklores. Quoi que l'on
dise et même si d'autres grandes civilisations sont moins atteintes par le phénomène
typiquement occidental de la sécularisation, il n'y a pas d'usage innocent des multi-
ples produits de la technique, surtout dans l'ordre des moyens de communication.
Cela transforme à la fois les modes de vie et les mentalités, d'autant plus que l'accès
à la modernité technique coïncide avec le phénomène d'urbanisation. L'homme du
troisième millénaire sera entièrement conditionné, transformé, recréé par les applica-
tions des connaissances scientifiques qui modèlent son environnement.
Ici, j'envisage simplement la rupture en Occident entre une culture humaniste et
une nouvelle culture qui est sous le signe de la rationalité scientifique. Je me contente
de quelques notations très rapides car ces choses ont déjà été dites cent fois. Je vous
renvoie à l'excellent livre de Jean Ladriere, Les enjeux de la rationalité, et au livre
déjà cité de Michel Henry, La barbarie. J'insisterai seulement sur l'effet déstructu-
rant de la science sur les cultures traditionnelles et sur le fantastique pouvoir des mé-
dias, c'est-à-dire sur l'émergence d'une civilisation de l'image.
On pourrait résumer le caractère perturbateur de la science et de la technologie
par rapport aux cultures traditionnelles par le terme métaphorique de déracinement.
Alors que la fonction essentielle d'une culture est de donner à l'être humain un lieu
où il puisse vraiment habiter, la nouvelle civilisation technique déstabilise l'homme
dans son rapport à l'environnement. On peut distinguer trois aspects dans le phéno-
mène. Il y a une action directe de la science sur le système de représentations ; il y a
ensuite une action indirecte de l'environnement artificiel suscité par la technologie ; il
y a d'autre part une emprise croissante sur les mentalités et l'instauration d'une nou-
velle forme de temporalité.
La déstructuration de la culture, ce n'est donc pas seulement [...] la relativisation de plus
en plus radicale de toutes les croyances et de toutes les valeurs, c'est beaucoup plus pro-
fondément l'ébranlement des assises mêmes sur lesquelles l'existence humaine, jusqu'ici,
avait réussi à se construire, la rupture d'un certain accord qui, tant bien que mal, avait pu
s'établir entre l'homme et les différentes composantes de sa condition, le cosmos, son pro-
pre passé et son propre monde intérieur (tel qu'il se manifeste dans l'affectivité, l'ima-
ginaire et toutes les représentations de la vie pulsionnelle)11.
J'ai déjà signalé à la suite de Michel Henry les dangers pour une véritable culture
d'une civilisation sous le signe de l'impérialisme croissant des moyens de communi-
cation audiovisuels. Certes, le passage de la planète Gutenberg à la planète Mac Lu-
han représente une chance considérable dans la mesure où nous commençons à peine
à réfléchir sur la nouvelle complémentarité entre une civilisation de l'écrit et une
civilisation de l'image. Mais tel que le réseau de communication interplanétaire fonc-
tionne, il risque de nous couper de la vie réelle. La surinformation télévisée dans ce
village planétaire qu'est devenue la terre ne nous donne plus le recul nécessaire pour
digérer ce trop plein d'images. Alors que cette nouvelle conscience planétaire devrait

11. J. LADRIERE, Les enjeux de la rationalité, Paris, Aubier, 1977, p. 114.

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LES ENJEUX DE LA CULTURE CONTEMPORAINE POUR LA FOI CHRÉTIENNE

favoriser notre identité et notre responsabilité, il y a comme une banalisation de


l'inhumain et de l'intolérable et cela nous conduit à l'indifférence ou à une crispation
identitaire sur notre petit univers quotidien. Le présent est trop encombré et nous
n'arrivons plus à penser le temps. L'histoire de chacun se frotte quotidiennement à
l'histoire globale et on se cramponne à son histoire personnelle pour ne pas perdre
pied. Il y a d'autre part tout un espace d'images qui nous donne une familiarité nou-
velle avec les grands de ce monde, mais un peu comme avec les personnages des
fictions américaines. Alors, l'histoire et la fiction ne sont plus des genres très diffé-
rents et nous devenons simplement les spectateurs de l'histoire réelle que vivent et
que souffrent des millions d'hommes.

3. Sécularisation et nouvelles religiosités

J'ai longuement parlé de la modernité sous le signe de la crise de l'humanisme et


du nihilisme. Le destin de la sécularisation, c'est-à-dire du désenchantement du
monde, est parallèle à celui de la modernité. La sécularisation coïncide avec l'affir-
mation par l'homme de son autonomie créatrice, de son pouvoir sur la nature. Cette
affirmation d'autonomie, surtout sous la forme de la raison philosophique, celle de la
philosophie des Lumières, s'est trouvée en conflit avec l'autorité de l'Église et avec
la culture chrétienne traditionnelle. Mais aujourd'hui, le paysage culturel a profon-
dément changé. Nous ressentons le besoin de revoir les théories classiques de la sé-
cularisation dans la mesure où celle-ci n'est pas nécessairement synonyme de déreli-
giosisation. Avec le recul historique, nous portons cinquante ans plus tard un autre
jugement que Bonhoeffer sur la sécularisation et l'irréligion de l'homme en cette fin
du deuxième millénaire. Autre chose est d'affirmer la laïcité de nos sociétés, le dépé-
rissement de beaucoup d'institutions chrétiennes, la perte d'influence culturelle, poli-
tique et morale de l'Église et d'en conclure qu'il n'y a plus de sens du sacré et que
l'homme est devenu totalement irréligieux. La crise institutionnelle de l'Église et la
baisse croissante de la pratique religieuse ne prouvent pas nécessairement le caractère
irréligieux de nos contemporains.
Mais comment concilier la sécularisation et l'indifférence religieuse massive de
nos contemporains avec un certain retour du religieux ? On peut sans doute l'inter-
préter comme le choc en retour d'une modernité qui n'a pas tenu ses promesses et qui
par excès de rationalisation et de planification a conduit à un certain désenchantement
du monde et de l'homme lui-même. Mais il faut plutôt comprendre cette nouvelle
sensibilité religieuse comme l'expression de la modernité elle-même comprise
comme aspiration à un « plus-être ». Il s'agit alors de cette modernité psychologique
que certains sociologues français désignent comme « haute-modernité12 ».
Ce qu'on appelle le « retour du religieux » relève du mouvement général de
« réenchantement » de l'homme et du monde. Contre les séparations de la science
moderne, il faut restaurer l'unité primordiale qui ressaisit le réel dans sa totalité et qui
montre que le corps du cosmos et le corps du monde sont tissés dans un même réseau

12. Je pense en particulier à la sociologue Danièle HERVIEU-LÉGER et à son dernier livre, La religion pour
mémoire, Paris, Cerf, 1993.

573
CLAUDE GEFFRE

de fils invisibles. Ces courants s'inspirent au moins de deux tendances, la tradition


ésotérique occidentale (hermétisme, alchimie, kabbale...) et les sagesses et religions
orientales qui donnent une vision unitaire et moniste de l'univers. On propose à
l'homme désenchanté de trouver une harmonie intérieure et le sentiment d'une ap-
partenance à un monde qui nous dépasse. Il s'agit de parvenir à la non-dualité et à
l'éveil d'une conscience participante à la totalité du monde, à un ailleurs et même au
divin.
Cette quête d'un réenchantement a forcément un lien avec le retour du religieux.
Mais sous ce vocable très général, on peut entendre des choses fort diverses. Il peut
s'agir du succès des sectes, du retour des fondamentalismes, que ce soit l'intégrisme
musulman ou l'intégrisme catholique. On peut entendre aussi tout ce que l'on met
sous le terme de New Age ou encore la « nébuleuse ésotéro-mystique »13. Je préfère
quant à moi parler de nouvelles religiosités et il me semble qu'elles sont une réponse
aux promesses non tenues de la modernité ou aux angoisses provoquées par elle.
Face à l'angoisse causée par le vide du Sens, puisque la place occupée par Dieu
est vacante et parce que les grandes idéologies séculières comme la Science, le Pro-
grès, le Développement, le Socialisme, n'ont pas tenu leurs promesses, il y a une
aspiration générale à la fonction tutélaire du Sacré qui jouerait inconsciemment le
rôle d'une Mère originaire14. Cela se retrouve dans les divers groupes qui relèvent du
New Age, mais aussi dans les mouvements de spiritualité extrême orientale d'origine
hindoue ou bouddhiste et même dans les mouvements charismatiques à l'intérieur de
l'Église catholique. Face au vide du sens, les nouvelles religiosités offrent de nou-
veaux systèmes de significations, systèmes souvent très simples, qui offrent une sécu-
rité rapide à leurs membres. C'est là ce qui expliquerait le succès actuel des sectes qui
recrutent souvent leurs membres dans les couches défavorisées de la population. Les
nouvelles religiosités ne proposent pas seulement un cadre idéologique de sens : elles
offrent un cadre normatif de pratiques qui ont quelque chose à voir avec le « salut »
comme guérison de l'âme et du corps. Elles sont aussi une réponse à la solitude de
nos contemporains perdus dans l'anonymat des mégapoles modernes.

III. LES CHANCES DE LA CULTURE CONTEMPORAINE


POUR LA FOI CHRÉTIENNE

J'ai fait un long diagnostic des défis que la culture contemporaine adresse à une
certaine culture chrétienne traditionnelle qui demeure sous le signe de l'humanisme.
On peut aller jusqu'à parler d'un certain divorce. Mais je ne voudrais pas en rester à
un constat purement négatif. Même si c'est difficile, nous devons nous garder de
diaboliser la société moderne et de dire par exemple qu'elle est sous le signe d'une
« culture de mort ». Plutôt que de faire tout de suite appel à l'utopie d'une « civilisa-
tion de l'amour », il vaut mieux essayer de détecter les chances qu'une culture post-

13. Fr. CHAMPION, « La nébuleuse New Age », Études (février 1995), p. 233-242.
14. J.-L. SCHLEGEL, « Les nouveaux mouvements religieux », dans Ysé TARDAN-MASQUELIER, dir., Les spiri-
tualités au carrefour du monde moderne, Paris, Centurion, 1994, p. 87-101.

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LES ENJEUX DE LA CULTURE CONTEMPORAINE POUR LA FOI CHRÉTIENNE

moderne peut offrir pour l'émergence d'un nouveau type d'homme et de nouveaux
modes de vie et par là même favoriser la découverte de l'actualité permanente du
message chrétien.
Avant de détecter plusieurs signes favorables, on peut énoncer quelques règles
préalables. Premièrement, il faut éviter de tomber dans la mauvaise apologétique,
c'est-à-dire se livrer à une tentative de récupération comme si les traits les plus origi-
naux de la culture contemporaine avaient déjà une valeur implicitement chrétienne.
En second lieu, il ne faut pas présenter l'alternative chrétienne comme l'unique ré-
ponse aux échecs de la modernité. On ne peut faire comme si la modernité n'avait
pas existé. Nous participons tous à ses acquis irréversibles et nous ne devons pas rê-
ver d'un retour à une culture passée pré-moderne et anti-moderne. Enfin, l'émergence
d'une nouvelle culture et même d'une nouvelle civilisation provoque l'Eglise et l'in-
vite à une nouvelle inculturation à l'intérieur même de la culture occidentale. Il s'agit
au fond de négocier au meilleur sens du terme un nouveau rapport entre le message
chrétien et l'homme de la modernité et de la postmodernité.
Faute de temps, je ne puis traiter le sujet avec toute l'ampleur désirable et je me
contente de repérer cinq secteurs du pensable contemporain qui permettent de bien
augurer de l'avenir de ce qu'on appelle la culture postmoderne.
1. Le retour de la question du sens

J'ai longuement évoqué le destin de la culture moderne sous le signe de la crise


de l'humanisme et de l'occultation de la question du sens. Mais nous vivons déjà à
l'âge de la crise de cette modernité. D'une part, le passé apparaît toujours plus loin-
tain à mesure qu'il est plus révolu. D'autre part, notre croyance en un avenir proche
sous le signe d'un progrès généralisé est ébranlée. C'est pourquoi certains parlent
volontiers de postmodernité au sens d'une plus grande modestie quant à notre hori-
zon d'attente. Je parlerai successivement de la fin de l'optimisme des Lumières, de la
recherche d'un nouvel humanisme et du retour de la question du sens, de l'urgence
de la question éthique.
1. Il est banal de constater que nous passons peu à peu de la modernité sous le si-
gne des Lumières et du mythe du progrès et de la croissance à un temps de troubles
sous le signe d'un avenir menaçant, qu'il s'agisse de l'épuisement des ressources
naturelles, des dangers éventuels de l'énergie nucléaire, de la domination croissante
du technico-économique qui envahit toutes les sphères de notre vie sociale et cultu-
relle. Il y va de l'avenir de l'espèce humaine et de la sauvegarde de la création.
L'homme peut-il avoir la maîtrise de sa propre puissance dans l'ordre génétique,
énergétique, informatique ? Il y a longtemps que les représentants de l'École de
Francfort, Horkheimer et Adorno, ont dénoncé la dérive de la raison magnifiée par
YAufklârung, une raison qui s'épuise dans sa fonction instrumentale et qui n'est pas
sans rapport avec le totalitarisme moderne.
2. Il semblerait donc que notre culture européenne ait une plus vive conscience
des limites de la rationalité moderne et soit en quête d'une rationalité alternative qui
prenne davantage en compte l'intégralité du connaître humain dans toutes ses compo-

575
CLAUDE GEFFRE

santés, non seulement théorique, mais éthique, esthétique et même religieuse. Selon
l'avertissement du philosophe Habermas, il faut prendre la mesure de la distance
entre l'action communicationnelle (celle qui préside aux échanges humains) qui est
l'œuvre de la raison au sens le plus large (Vernunft) et l'action instrumentale qui est
l'œuvre de l'entendement technologique {Verstand). Ainsi, notre horizon culturel est-
il caractérisé par la recherche d'une raison postmoderne et l'importance nouvelle
donnée au sujet et à la quête du sens. Durant près de trois décennies, surtout en
France, l'intelligentsia a vécu sous le règne de modes dominantes, que ce soit le freu-
do-marxisme ou le structuralisme. Aujourd'hui, on commence à soupçonner les soup-
çonneurs et à tenir des propos iconoclastes contre les maîtres du soupçon. Certains
philosophes sont moins intimidés par le néo-scientisme des sciences humaines et ne
renoncent pas à la quête proprement philosophique du sens et de la vérité. Ainsi, dans
cette culture postmoderne, on assiste à un retour des questions les plus fondamentales
concernant la justice, l'amour, la liberté, la mort et on découvre avec plus de lucidité
qu'elles ne relèvent pas de la raison instrumentale.
3. Enfin, il faut mentionner la recherche d'un certain nombre de nouveaux philo-
sophes qui, au lieu de se complaire dans un nihilisme postmoderne ou de s'évader
dans un sacré ambigu, méditent sur la situation éthique originelle de l'homme qui se
trouve d'emblée obligé à l'égard d'autrui, affecté par une hétéronomie première (voir
Lévinas). Il s'agit de cette « convocation irrésistible » dont parlait Sartre dans un de
ses derniers entretiens. Une des chances de la crise des idéologies et de la démystifi-
cation des modèles productivistes capitalistes ou marxistes, c'est de faire dépendre
l'avenir de nos sociétés et de la culture de la responsabilité de chacun et non unique-
ment d'un Etat-providence. Dans ce contexte, je voudrais seulement évoquer l'impor-
tance du cri d'alarme de Hans Jonas dans son livre Le Principe Responsabilité. La
question éthique urgente n'est pas seulement celle de la vie bonne, de la noblesse de
l'action humaine, mais des conditions mêmes de l'existence humaine. Le problème
moral fondamental est celui de l'autolimitation du pouvoir humain par rapport à la
nature et l'environnement. « Si l'homme est devenu le périssable par excellence, la
maxime principale de la morale devient l'exercice de la mesure, de la retenue, voire
de l'abstention d'agir15. »

2. La quête de VAltérité

Les sociétés modernes ont conquis leur autonomie par rapport à la tutelle des
Églises et par rapport à la pression magique du religieux et du sacré dénoncés comme
irrationnels. Mais une société complètement sécularisée est une utopie dont on vérifie
mieux aujourd'hui les limites et même les perversions. À bien des égards, la culture
nouvelle qui est en train de naître témoigne de l'aspiration à une alternative et à une
altérité. Je voudrais seulement le suggérer dans l'ordre du pouvoir politique, dans
l'organisation du champ social et dans le rôle privilégié de la fonction symbolique.

15.P. RlCŒUR, «Postface au "Temps de la responsabilité" (1991)», dans Lectures 1. Autour du politique,
Paris, Seuil, 1991, p. 283.

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LES ENJEUX DE LA CULTURE CONTEMPORAINE POUR LA FOI CHRÉTIENNE

1. La naissance de la société sécularisée a coïncidé avec l'autonomie totale du


pouvoir politique qui ne recevait plus sa légitimation de Dieu mais du consensus
social au service de l'intérêt bien compris des citoyens. En écartant les légitimations
religieuses qui étaient sources de conflits et de divisions, l'État moderne avait l'ambi-
tion d'assurer une existence sociale pacifiée. Or en fait, loin d'assurer la paix et la
concorde, ce pouvoir politique autonome a engendré bien des conflits et — comme
nous le savons trop — quand le pouvoir politique est détenu par une classe ou un
parti, il peut être à l'origine des pires totalitarismes. C'est comme si le pouvoir politi-
que avait besoin d'une légitimation quasi religieuse qui prétendrait incarner la Na-
tion, la Race, la Classe émancipatrice de l'humanité... Ainsi, faute d'un fondement
transcendant, nos sociétés sont en quête d'une alternative à la fois vis-à-vis de la
dictature de l'État et vis-à-vis de l'anonymat des sociétés libérales. On cherche fina-
lement sur quelles valeurs morales fonder le vivre ensemble harmonieux d'une so-
ciété. Le christianisme ne représente pas comme tel un modèle de société. Mais le
message évangélique de solidarité, de liberté, de communication, d'attention aux plus
pauvres, peut favoriser l'émergence d'une nouvelle culture et d'un nouvel huma-
nisme.
2. Au moment même où les sociétés sécularisées veulent se définir comme mo-
dernes, c'est-à-dire entièrement autonomes et tournées vers un avenir toujours meil-
leur, elles deviennent de plus en plus opaques pour les individus, c'est-à-dire dépour-
vues de sens. En fait, le projet d'une société complètement immanente à elle-même,
c'est-à-dire d'une totale mainmise de la société elle-même, coïncide avec une logique
meurtrière, certains diront totalitaire. Une société doit accepter de vivre avec ses pro-
pres divisions, reconnaître son inaptitude à se considérer elle-même comme objet
manipulable et donc faire place à une altérité qu'elle ne se donne pas. Comment
vivre une vie humaine sans chercher à donner un sens à ce que l'on vit individuelle-
ment et collectivement ? Avec d'autres instances comme la religion, c'est justement
la vocation de la culture et de la création artistique de nous apprendre à faire l'ap-
prentissage de la gratuité, de l'ouverture à un sens inédit reçu qui ne relève pas de
l'immanence de la conscience ou de l'histoire.
3. Le projet d'autonomie totale qui est inhérent au processus de sécularisation est
non seulement voué à l'échec au plan politique et social : il est contraire aux exigen-
ces d'une saine anthropologie. L'homme ne se définit pas seulement en termes de
besoins et d'échanges dans la ligne de ses utilités sociales et de sa sécurité. Il se défi-
nit en termes de désir et de dépassement de son désir. Il n'accède à lui-même, il ne
s'humanise qu'à travers tout un réseau de relations symboliques qu'il ne se donne pas
mais qu'il reçoit. Il doit se confronter avec tout un réseau de lois, de valeurs, de rites
qui prennent figure d'altérité pour lui et par rapport auxquelles il fait l'expérience
d'un manque difficilement surmontable.
C'est en rester à une vision rationaliste de l'homme de penser que tout le réseau
des relations symboliques — y compris les rites, les mythes, les croyances religieuses
— ne représente qu'un stade transitoire de l'humanité que l'homme occidental aurait
dépassé dans la mesure où il est parvenu à l'autonomie et à la conquête de soi par soi.
La meilleure preuve, c'est que le processus de sécularisation, aussi poussé soit-il, ne

577
CLAUDE GEFFRE

réussit pas à écarter la revanche périodique de l'irrationnel. C'est comme si l'emprise


croissante du fonctionnel et du technico-économique dans les sociétés contemporai-
nes avait libéré un imaginaire déréglé qui favorise l'émergence d'un sacré sauvage et
qui entretient le repliement sur une vie privée donnant une importance démesurée au
sexe, à l'argent, à la réussite sociale. Mais on constate aussi un nouvel attrait, dans
certaines formes de la culture contemporaine, pour les ressources jamais taries de la
symbolique chrétienne quand celle-ci exprime la quête d'une eau vive, la joie du don
gratuit, l'angoisse de la mort, le besoin de pardon, le gémissement de la création tout
entière, l'attente du Royaume et des cieux nouveaux.
3. Les grands récits de la passion des hommes

Notre culture européenne en cette fin du XXe siècle demeure profondément mar-
quée par cet excès du mal dont la catastrophe de la Shoah sera toujours le symbole
par excellence. Même si, comme occidentaux, nous sommes parfois tentés d'oublier
d'autres génocides comme ceux d'Afrique et d'Amérique latine, il est vrai que l'ho-
locauste d'Auschwitz a une portée exemplaire comme incarnation inouïe de la vio-
lence humaine. Et que cette catastrophe soit survenue dans une humanité hautement
civilisée et pétrie de valeurs chrétiennes, cela nous rend modestes quant à l'efficacité
pratique du christianisme historique. On peut en dire autant à propos des événements
monstrueux dont l'ex-Yougoslavie et le Rwanda ont été le théâtre. Cela nous con-
firme aussi la fragilité de la conscience humaine alors que nous sommes très fiers de
l'explicitation des droits de l'homme. Nous sommes en tout cas invités à quitter le
terrain de l'histoire idéale et à dénoncer le caractère idéologique des philosophies ou
même des théologies de l'histoire qui pensent que l'histoire est sous le signe d'un
progrès continu et qui identifient l'histoire des hommes avec celle des vainqueurs et
passent complètement sous silence celle des vaincus.
Grâce aux moyens de communication, nous avons une connaissance instantanée
de la passion de millions d'hommes et de femmes qui sont victimes de l'injustice des
hommes. Il est impossible d'être le témoin de ce grand récit de la souffrance des
hommes sans évoquer le souvenir dangereux (J.-B. Metz) de la passion du Christ. Le
christianisme a le mérite de regarder en face le mal dans toute sa force de scandale.
Devant le spectacle de la souffrance innocente, on peut reprendre à son compte la
plainte de Job. Il sait qu'il n'y a pas de lien nécessaire entre la responsabilité et le
malheur et il continue d'aimer Dieu pour rien, sans intérêt ni espoir de récompense.
Comme dit Elie Wiesel : « Je suis parfois pour Dieu, souvent contre lui, et pourtant
jamais sans lui. » Le christianisme ne prétend pas fournir une explication. Il apporte
une présence, la présence de Dieu qui se rend dans le mystère de la Croix solidaire de
l'humanité souffrante. Bien au-delà des frontières de l'Eglise, beaucoup de nos con-
temporains découvrent que le seul moyen de répondre à l'excès du mal, c'est de ré-
pondre par un excès d'amour et de solidarité en mettant sa vie au service des autres.
On doit méditer la réflexion profonde d'André Malraux : « S'il est vrai que pour un
esprit religieux, les camps comme le supplice d'un enfant innocent par une brute

578
LES ENJEUX DE LA CULTURE CONTEMPORAINE POUR LA FOI CHRÉTIENNE

posent la suprême énigme, il est vrai aussi que pour un esprit agnostique la même
énigme surgit avec le premier acte de pitié, d'héroïsme ou d'amour16. »
J'ajoute que beaucoup même parmi les chrétiens se demandent parfois ce que
l'Évangile peut apporter de plus dans une société où il y a déjà un certain consensus
quant à la règle d'or : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on fasse à
toi-même ». Or, en fait, nous constatons de plus en plus les insuffisances d'une éthi-
que séculière des droits de l'homme. On doit plutôt se demander si ce n'est pas le
propre de notre culture contemporaine d'expérimenter qu'une société humaine est
difficilement vivable si elle ne fait pas une certaine place à l'esprit et à la pratique des
Béatitudes. L'exercice strict de la justice en termes d'égalité et de réciprocité ne suffit
pas en effet. Il faut encore faire appel à ce que Ricœur appelle « la logique de sura-
bondance ». Dans une Europe qui risque d'être celle des marchands, c'est la leçon
permanente de l'Évangile de nous rappeler la dignité de tous ceux que la société ou-
blie. En tant que dépositaires du message des Béatitudes, les chrétiens devraient té-
moigner de l'amour préférentiel de Dieu pour les nouveaux pauvres, les sans-droits,
les exclus. Face à la montée des intolérances, des fanatismes, des nationalismes, la
non-violence évangélique est plus actuelle que jamais. Enfin, le défi majeur de cette
fin de siècle, c'est la domination croissante du technico-économique qui envahit
même le domaine de la culture. La vocation du christianisme, mais aussi du judaïsme
et de l'islam, c'est d'être des instances de sagesse qui rappellent à l'homme image de
Dieu le sens de la gratuité et du jeu.

4. Les figures de la transcendance

J'ai déjà suggéré qu'il y avait dans la culture contemporaine une certaine réap-
propriation des grands symboles bibliques et chrétiens dans la littérature, le théâtre, le
cinéma. Ce serait une tâche passionnante de se livrer à ce travail de déchiffrage en
particulier au cinéma qui atteste grâce aux ressources prodigieuses de l'image, de la
parole et du son, que le vrai sacré, c'est le visage humain transfiguré par l'intensité de
la passion, qu'il s'agisse de l'amour, de la joie, de la souffrance, de la compassion.
Mais il faut respecter l'autonomie de l'art. Bien souvent, dans la littérature, dans les
arts plastiques ou dans l'écriture cinématographique, nous sommes les témoins d'une
quête de l'Absolu. Mais il ne s'agit pas directement d'une quête religieuse ou chré-
tienne. On peut seulement parler d'une quête spirituelle. Et souvent, c'est davantage
par son absence ardente et même le vide que l'Absolu manifeste sa présence.
Pour la littérature poétique, je vous renvoie volontiers aux travaux de Jean-Pierre
Jossua qui tente d'élaborer une théologie littéraire soucieuse de repérer certaines
figures de la transcendance sans aucune tentation de récupération trop facile17. Il
montre en particulier l'usage privilégié du vocabulaire du liminaire chez de grands
écrivains comme Ernst Jùnger, Dino Buzatti et Julien Gracq ; le liminaire, c'est-à-
dire le pressentiment d'un inconnu proche, sans préjuger de son caractère de pléni-

16. A. MALRAUX, Antimémoires, Paris, Gallimard, 1967, p. 596.


17. Cf. J.-P. JOSSUA, Pour une histoire religieuse de l'expérience littéraire, Paris, Beauchesne, tome 1 (1985),
tome 2 (1990), tome 3 (1994).

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CLAUDE GEFFRE

tude ou de néant. Et dans l'œuvre du poète Philippe Jaccottet, on découvre aussi tout
un vocabulaire du seuil : les grandes réalités de la nature, la nuit, l'aube, les saisons,
les arbres et les montagnes sont des signes, des traces d'un Illimité qui ne dit pas son
nom. Et un autre grand poète comme Yves Bonnefoy médite souvent sur l'incarna-
tion d'une présence mystérieuse dans les choses mortelles. Quête d'absolu, de trans-
cendance, d'éternité dans l'expérience même de l'instant fugitif... Ce n'est pas en-
core la foi et nous restons sur le seuil. Il écrit pourtant : « Et j'ai à des moments, non
pas une foi bien sûr, mais une foi dans la foi possible ».
5. La fin de Veuropéocentrisme

Je voudrais enfin évoquer la chance que constitue pour l'avenir de la culture oc-
cidentale la fin de l'européocentrisme et la découverte des grandes civilisations non
occidentales. Au moment même où l'on peut parler d'une occidentalisation de l'en-
semble du monde grâce à l'extension du savoir scientifique, la culture occidentale a
une conscience beaucoup plus vive de son relativisme. L'Europe comme l'Amérique
est de plus en plus pluri-culturelle et pluri-religieuse. Il suffit de se rappeler que plus
de douze millions de musulmans vivent en Europe. Grâce au réseau multiple des
communications, nous avons une meilleure connaissance des cultures et des religions
de l'Orient et de l'Afrique et nous comprenons mieux combien notre conception
classique de l'homme, héritée de la culture gréco-romaine, demeure régionale et eth-
nocentrique. Au-delà de la définition étroite de l'homme comme animal rationnel,
l'anthropologie moderne nous apprend que l'homme est pluriel et que toute anthro-
pologie est nécessairement différentielle. Le privilège de Y animal rationale est
ébranlé et pour caractériser Y homo sapiens, il vaut mieux chercher un critère d'uni-
versalité dans la capacité pour tout homme de symboliser le monde.
Nous ne sommes qu'au début d'une véritable rencontre et d'un enrichissement
mutuel entre la culture occidentale et la culture sous-jacente aux grandes religions de
l'Orient. Mais nous serions bien avisés d'être attentifs aux leçons de sagesse de
l'Orient au moment où l'Occident méconnaît les ressources spirituelles de sa propre
tradition. L'Orient peut nous enseigner le sens du détachement contre tout instinct
d'appropriation et le respect de l'environnement de l'homme. La culture occidentale
a exalté le sens de la liberté individuelle, mais nous avons perdu le sens de la conti-
nuité avec la nature. Or, aujourd'hui, il ne faut pas seulement défendre les droits de
l'homme, mais les « droits de la terre ». Par contraste avec une conception promé-
théenne de l'homme, qui a cru pouvoir trouver dans le thème biblique de l'homme
image de Dieu un fondement à la maîtrise démiurgique de l'homme sur le monde,
nous sommes invités à redécouvrir au contact de l'Orient le prix de la gratuité, du
loisir et du silence.
Mais en même temps, sous prétexte d'ouverture aux cultures non occidentales,
nous ne devons pas méconnaître le prix incomparable de la culture occidentale. Nous
sommes plutôt provoqués à retrouver les vraies racines de la culture européenne alors
que trop souvent nous n'avons exporté, à l'âge du colonialisme et encore aujourd'hui,
qu'un génie occidental tronqué, à savoir l'appétit de domination et la maîtrise techni-

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LES ENJEUX DE LA CULTURE CONTEMPORAINE POUR LA FOI CHRÉTIENNE

que de l'univers. Contre l'éclatement des cultures, il faut plaider pour une certaine
unité de l'esprit humain. Même si nous devons nous enrichir des nouvelles compo-
santes des cultures non occidentales, nous sommes les gardiens d'une culture qui est
porteuse d'une certaine conception de l'homme qui demeure d'un prix inestimable
pour l'ensemble de la famille humaine. Ainsi, comme occidentaux, nous devons
avoir le souci d'exporter un certain type d'homme qui garde tout son prix. Il est le
résultat tout au long des siècles d'une rencontre féconde entre les traditions bibliques
et le génie de l'Occident. Il s'agit d'un homme qui connaît le prix de la mémoire,
surtout lorsque celle-ci maintient le souvenir de la souffrance des innocents. Il s'agit
d'un homme qui est prêt à combattre toutes les formes d'aliénation politique, cultu-
relle et religieuse qui étouffent la liberté fondamentale de l'homme. Enfin, il s'agit
d'un homme qui se sent solidaire de tous les hommes de bonne volonté décidés à
travailler à l'avenir d'une humanité réconciliée.
Je n'ai plus le temps de conclure ce vaste tour d'horizon sur les rapports entre la
foi chrétienne et la culture moderne. La tâche historique des Églises n'est pas seule-
ment de témoigner du message chrétien dont elle est dépositaire. Au-delà de son
témoignage auprès des personnes, elle doit chercher à évangéliser la culture mais
sans esprit de conquête et de domination et dans un libre débat avec les autres instan-
ces spirituelles et religieuses. La culture moderne est en rupture avec une certaine
culture traditionnelle. Mais nous avons constaté que cette culture postchrétienne re-
cèle elle-même des pierres d'attente par rapport au christianisme. Elle ne répugne pas
en particulier à puiser dans le stock toujours disponible des symboles bibliques et
chrétiens pour exprimer les grandes passions, les craintes et les espoirs de toute exis-
tence humaine authentique. Le vrai débat n'est pas de savoir si le christianisme risque
de perdre son identité à force de vouloir parler le langage de la culture dominante. Ce
serait plutôt de savoir manifester que tout un capital symbolique qui garde toute sa
séduction auprès de nos contemporains trouve son sens plénier dans son rapport né-
cessaire à une poétique pascale dont le mystère du Christ est le centre.

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