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2025 16:48
URI : https://id.erudit.org/iderudit/401011ar
DOI : https://doi.org/10.7202/401011ar
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Faculté de philosophie, Université Laval
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0023-9054 (imprimé)
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LES ENJEUX
DE LA CULTURE CONTEMPORAINE
POUR LA FOI CHRÉTIENNE
Claude GEFFRÉ
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CLAUDE GEFFRE
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LES ENJEUX DE LA CULTURE CONTEMPORAINE POUR LA FOI CHRÉTIENNE
2. Ces deux catégories « espace d'expérience » et « horizon d'attente » empruntées à l'historien allemand, R.
Koselleck, ont été souvent reprises par Paul Ricœur. Voir en particulier, Temps et récit, tome III, Paris,
Seuil, 1985, p. 301 etsuiv.
3. P. RICŒUR, Du texte à l'action, Paris, Seuil, 1986, p. 398.
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CLAUDE GEFFRE
création imaginaire qui a sa propre fin en elle-même, elle se réclame d'un certain
nombre de valeurs qui vont dans le sens d'une plus grande authenticité humaine et
d'une plus grande convivialité sociale. C'est vrai de la culture artistique, de la culture
scientifique et de l'immense domaine des moyens de communication. On lit dans
Gaudium et spes cette affirmation : « C'est le propre de la personne humaine de
n'accéder vraiment et pleinement à l'humanité que par la culture, c'est-à-dire en cul-
tivant les biens et les valeurs de la nature. Toutes les fois qu'il est question de vie
humaine, nature et culture sont aussi étroitement liées que possible. » Et dans son
discours à l'Unesco à Paris en 1980, Jean-Paul II déclarait :
La signification essentielle de la culture consiste, selon saint Thomas d'Aquin, dans le fait
qu'elle est une caractéristique de la vie humaine comme telle. L'homme vit d'une vie vrai-
ment humaine grâce à la culture. La vie humaine est culture en ce sens aussi que l'homme
se distingue et se différencie à travers elle de tout ce qui existe par ailleurs dans le monde
visible ; l'homme ne peut pas se passer de culture (n° 6).
4. Enfin, pour achever ce très bref survol à la recherche d'une définition de la
culture, il faut ajouter qu'il y a historiquement un lien très étroit entre la culture et la
religion. Il est évident par exemple que la culture occidentale est impensable en de-
hors de l'héritage judéo-chrétien. Et dans beaucoup de grandes civilisations, il est très
difficile de démêler ce qui relève de la culture et ce qui relève de la religion. Il y a
une interaction réciproque entre les deux sans que l'on puisse assigner un commen-
cement absolu à l'une ou l'autre. Comment par exemple dissocier l'appartenance à
l'hindouisme et à la culture indienne ? Il n'y a pas de mot en Inde pour désigner une
philosophie qui soit distincte de la lecture des grands textes sacrés. Comment parler
d'une culture de la négritude en faisant abstraction des religions traditionnelles afri-
caines ? Comment distinguer l'Islam comme religion et l'islam comme civilisation
arabo-musulmane ?
Le cas de la civilisation occidentale est très singulier. Dans les temps modernes,
on ne parlera pas seulement d'une culture européenne postchrétienne mais d'une cul-
ture athée. C'est un cas pratiquement unique dans l'histoire des civilisations et il n'est
pas sûr que la modernisation dans l'ordre technico-économique qui devient un phé-
nomène universel entraîne nécessairement une stérilisation de la fonction religieuse
comme ce fut le cas en Occident. Or paradoxalement, c'est le christianisme lui-même
qui a favorisé l'avènement de la modernité conçue comme autonomie du sujet hu-
main à l'égard de toute tutelle religieuse. On reconnaît là la thèse de Marcel Gauchet
qui n'hésite pas à affirmer que le christianisme a été à la fois le vecteur et la victime
de la modernité. Ainsi le christianisme se définirait comme « la religion de la sortie
de la religion4 ». En fonction de cet étrange paradoxe, on peut se demander s'il n'y a
pas plus de complicités qu'on ne le croit entre l'authentique message évangélique
(d'avant la chrétienté) et la culture sous le signe de la modernité.
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LES ENJEUX DE LA CULTURE CONTEMPORAINE POUR LA FOI CHRÉTIENNE
Plutôt que de prétendre donner une description toujours incomplète des diverses
manifestations de la culture contemporaine, je voudrais repérer les mouvements de
fond dans l'ordre du pensable qui permettent de rendre compte tout à la fois des rup-
tures et des continuités qui ont forgé le destin de notre modernité et qui constituent
autant de défis pour une culture chrétienne traditionnelle. J'étudierai successivement
le défi de la modernité, le défi de la civilisation technique, et enfin tout à la fois le
phénomène de la sécularisation et le succès des nouvelles religiosités.
1. Le défi de la modernité
Sous ce titre très général, je ne vais pas redire après tant d'autres ce qu'il faut
entendre par là, mais je voudrais insister tout particulièrement sur la crise de l'huma-
nisme, sur le nihilisme et sur les nouveaux états de conscience de l'homme contem-
porain.
1. La modernité implique une alternance entre un ancien, jugé périmé, et un nou-
veau, porteur d'espoirs multiples. La modernité au sens strict commence avec l'avè-
nement de la raison des Lumières au XVIIIe siècle. Mais la modernité récente, liée au
développement conjoint des sciences exactes et des sciences de l'homme ainsi qu'à
l'explosion des technologies modernes, coïncide avec une crise profonde de l'huma-
nisme traditionnel. Le mot même d'humanisme est devenu suspect. Et ce qui est en
question, ce n'est pas seulement l'humanisme chrétien, mais l'humanisme de l'hon-
nête homme issu de la Renaissance, l'humanisme du rationalisme des Lumières et
l'humanisme de type marxiste. Comment en effet ne pas reconnaître que les préten-
tions de l'humanisme ont été démenties par le destin tragique de l'homme tout au
long du XXe siècle ? On peut ironiser sur le slogan de la « mort de l'homme », qui
était devenu le mot d'ordre d'une certaine intelligentsia parisienne. Mais comme
l'écrivait Mikael Dufrenne, « avant de penser la mort de l'homme, notre époque la
vit ». Et avant de devenir l'idéologie dominante du mouvement philosophique com-
plexe que l'on désigne sous le nom de « structuralisme », l'antihumanisme avait déjà
trouvé depuis des décennies des expressions multiples, dans la peinture et la sculp-
ture, dans le nouveau roman, au théâtre et au cinéma. On peut évoquer la déconstruc-
tion du visage humain chez Picasso, le théâtre de la dérision chez Antonin Artaud ou
le théâtre de l'absurde chez Ionesco et Beckett, l'antipsychologisme du nouveau ro-
man, le procès fait au récit linéaire dans certains films de la nouvelle vague...
On a donc assisté à un effacement de la forme humaine et à une dissolution de
l'homme comme sujet. Si on accepte de définir avec Sartre l'humanisme comme
« une théorie qui prend l'homme comme fin et comme valeur suprême », alors, c'est
bien cette « religion de l'homme » caractérisant le nouvel humanisme athée qui a été
directement contesté par l'antihumanisme de la culture moderne. Cette rupture cultu-
relle a trouvé son expression philosophique dans ce qu'il est convenu d'appeler le
« structuralisme », qui est à mi-chemin entre un effort de positivité théorique et une
vision de l'homme. En combattant l'idéologie de l'homme sujet de l'histoire, le
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monde7. » Le temps linéaire est une maladie de l'esprit responsable des totalitarismes
modernes. Il faut célébrer la roue, c'est-à-dire le retour éternel de toutes choses, de la
joie et de la douleur, du bonheur et du malheur. L'histoire n'a pas un unique sens :
elle est multiple.
Le succès considérable de la danse chez les jeunes est comme un symbole de ce
néo-paganisme latent de notre culture. La danse comme exaltation des énergies du
corps et comme rencontre fusionnelle avec les énergies du cosmos n'a pas d'autre
finalité qu'elle-même. Mais la perte du sens peut avoir des expressions plus désen-
chantées. Des essais comme L'ère du vide* de Gilles Lipovetsky ou La peur du vide9
d'Olivier Mongin expriment ce repliement de l'individu sur lui-même loin des mili-
tances politiques ou des combats de l'histoire. C'est une sorte de monde d'apesanteur
sans violence et sans passion où le corps lui-même se dissout dans le Grand Bleu. On
sait le succès de ce film de Luc Besson auprès des jeunes. Ce film-fétiche raconte
l'histoire d'un homme-poisson qui se libère de tous ses liens affectifs — le couple, la
famille — pour vivre au fond de l'eau dans un trou noir avec les dauphins. « Ce n'est
pas le crépuscule des émotions, mais l'incapacité de vivre l'une des passions dont
traite maladroitement le film qui [le] conduit à la mort volontaire. Cette inaptitude à
la passion se solde par une violence extrême, celle qui pousse le corps à l'explosion,
à l'éclatement. Il n'y a finalement d'autre passion manifeste que la mise à mort, et
l'on est loin du rêve écologique d'un paradis aquatique10. »
3. Enfin, on ne peut terminer ce rapide diagnostic sur la modernité sans évoquer
certains états de conscience qui sont indissociables de notre modernité. Je ne vise pas
là un certain état des mœurs qui a profondément évolué pour des raisons multiples. Je
n'évoque même pas la fameuse crise des valeurs que beaucoup déplorent. Je pense à
certains états de conscience qui sont devenus des acquis irréversibles de notre deve-
nir historique, comme le sens de l'autonomie de la conscience, l'aspiration et le droit
au bonheur, la dignité de la personne et le prix de la vie humaine, la conception dé-
mocratique de la vie en société, le droit à la liberté religieuse et l'acceptation du plu-
ralisme. Sur des points comme l'éthique familiale, le statut de la femme, l'autonomie
de la conscience, la procréation artificielle, la démographie galopante dans le monde,
nos contemporains n'entendent plus le discours officiel de l'Église. Ils ont le senti-
ment que l'Évangile est toujours actuel mais que l'Église est étrangère à ce qu'ils
savent de la condition humaine.
2. Le défi de la modernité technique comme civilisation planétaire
7. A. DE BENOÎT, Comment peut-on être païen ?, Paris, Albin Michel, 1981, p. 34.
8. G. LIPOVETSKY, L'ère du vide, Paris, Gallimard, 1983.
9.0. MONGIN, La peur du vide, Paris, Seuil, 1991.
\0.Ibid.,p. 107.
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gage planétaire. C'est à la fois une chance pour l'émergence d'une civilisation uni-
verselle à l'échelle de la planète et un réel danger pour les cultures locales qui ris-
quent parfois de disparaître ou de survivre à titre de simples folklores. Quoi que l'on
dise et même si d'autres grandes civilisations sont moins atteintes par le phénomène
typiquement occidental de la sécularisation, il n'y a pas d'usage innocent des multi-
ples produits de la technique, surtout dans l'ordre des moyens de communication.
Cela transforme à la fois les modes de vie et les mentalités, d'autant plus que l'accès
à la modernité technique coïncide avec le phénomène d'urbanisation. L'homme du
troisième millénaire sera entièrement conditionné, transformé, recréé par les applica-
tions des connaissances scientifiques qui modèlent son environnement.
Ici, j'envisage simplement la rupture en Occident entre une culture humaniste et
une nouvelle culture qui est sous le signe de la rationalité scientifique. Je me contente
de quelques notations très rapides car ces choses ont déjà été dites cent fois. Je vous
renvoie à l'excellent livre de Jean Ladriere, Les enjeux de la rationalité, et au livre
déjà cité de Michel Henry, La barbarie. J'insisterai seulement sur l'effet déstructu-
rant de la science sur les cultures traditionnelles et sur le fantastique pouvoir des mé-
dias, c'est-à-dire sur l'émergence d'une civilisation de l'image.
On pourrait résumer le caractère perturbateur de la science et de la technologie
par rapport aux cultures traditionnelles par le terme métaphorique de déracinement.
Alors que la fonction essentielle d'une culture est de donner à l'être humain un lieu
où il puisse vraiment habiter, la nouvelle civilisation technique déstabilise l'homme
dans son rapport à l'environnement. On peut distinguer trois aspects dans le phéno-
mène. Il y a une action directe de la science sur le système de représentations ; il y a
ensuite une action indirecte de l'environnement artificiel suscité par la technologie ; il
y a d'autre part une emprise croissante sur les mentalités et l'instauration d'une nou-
velle forme de temporalité.
La déstructuration de la culture, ce n'est donc pas seulement [...] la relativisation de plus
en plus radicale de toutes les croyances et de toutes les valeurs, c'est beaucoup plus pro-
fondément l'ébranlement des assises mêmes sur lesquelles l'existence humaine, jusqu'ici,
avait réussi à se construire, la rupture d'un certain accord qui, tant bien que mal, avait pu
s'établir entre l'homme et les différentes composantes de sa condition, le cosmos, son pro-
pre passé et son propre monde intérieur (tel qu'il se manifeste dans l'affectivité, l'ima-
ginaire et toutes les représentations de la vie pulsionnelle)11.
J'ai déjà signalé à la suite de Michel Henry les dangers pour une véritable culture
d'une civilisation sous le signe de l'impérialisme croissant des moyens de communi-
cation audiovisuels. Certes, le passage de la planète Gutenberg à la planète Mac Lu-
han représente une chance considérable dans la mesure où nous commençons à peine
à réfléchir sur la nouvelle complémentarité entre une civilisation de l'écrit et une
civilisation de l'image. Mais tel que le réseau de communication interplanétaire fonc-
tionne, il risque de nous couper de la vie réelle. La surinformation télévisée dans ce
village planétaire qu'est devenue la terre ne nous donne plus le recul nécessaire pour
digérer ce trop plein d'images. Alors que cette nouvelle conscience planétaire devrait
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LES ENJEUX DE LA CULTURE CONTEMPORAINE POUR LA FOI CHRÉTIENNE
12. Je pense en particulier à la sociologue Danièle HERVIEU-LÉGER et à son dernier livre, La religion pour
mémoire, Paris, Cerf, 1993.
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J'ai fait un long diagnostic des défis que la culture contemporaine adresse à une
certaine culture chrétienne traditionnelle qui demeure sous le signe de l'humanisme.
On peut aller jusqu'à parler d'un certain divorce. Mais je ne voudrais pas en rester à
un constat purement négatif. Même si c'est difficile, nous devons nous garder de
diaboliser la société moderne et de dire par exemple qu'elle est sous le signe d'une
« culture de mort ». Plutôt que de faire tout de suite appel à l'utopie d'une « civilisa-
tion de l'amour », il vaut mieux essayer de détecter les chances qu'une culture post-
13. Fr. CHAMPION, « La nébuleuse New Age », Études (février 1995), p. 233-242.
14. J.-L. SCHLEGEL, « Les nouveaux mouvements religieux », dans Ysé TARDAN-MASQUELIER, dir., Les spiri-
tualités au carrefour du monde moderne, Paris, Centurion, 1994, p. 87-101.
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LES ENJEUX DE LA CULTURE CONTEMPORAINE POUR LA FOI CHRÉTIENNE
moderne peut offrir pour l'émergence d'un nouveau type d'homme et de nouveaux
modes de vie et par là même favoriser la découverte de l'actualité permanente du
message chrétien.
Avant de détecter plusieurs signes favorables, on peut énoncer quelques règles
préalables. Premièrement, il faut éviter de tomber dans la mauvaise apologétique,
c'est-à-dire se livrer à une tentative de récupération comme si les traits les plus origi-
naux de la culture contemporaine avaient déjà une valeur implicitement chrétienne.
En second lieu, il ne faut pas présenter l'alternative chrétienne comme l'unique ré-
ponse aux échecs de la modernité. On ne peut faire comme si la modernité n'avait
pas existé. Nous participons tous à ses acquis irréversibles et nous ne devons pas rê-
ver d'un retour à une culture passée pré-moderne et anti-moderne. Enfin, l'émergence
d'une nouvelle culture et même d'une nouvelle civilisation provoque l'Eglise et l'in-
vite à une nouvelle inculturation à l'intérieur même de la culture occidentale. Il s'agit
au fond de négocier au meilleur sens du terme un nouveau rapport entre le message
chrétien et l'homme de la modernité et de la postmodernité.
Faute de temps, je ne puis traiter le sujet avec toute l'ampleur désirable et je me
contente de repérer cinq secteurs du pensable contemporain qui permettent de bien
augurer de l'avenir de ce qu'on appelle la culture postmoderne.
1. Le retour de la question du sens
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CLAUDE GEFFRE
santés, non seulement théorique, mais éthique, esthétique et même religieuse. Selon
l'avertissement du philosophe Habermas, il faut prendre la mesure de la distance
entre l'action communicationnelle (celle qui préside aux échanges humains) qui est
l'œuvre de la raison au sens le plus large (Vernunft) et l'action instrumentale qui est
l'œuvre de l'entendement technologique {Verstand). Ainsi, notre horizon culturel est-
il caractérisé par la recherche d'une raison postmoderne et l'importance nouvelle
donnée au sujet et à la quête du sens. Durant près de trois décennies, surtout en
France, l'intelligentsia a vécu sous le règne de modes dominantes, que ce soit le freu-
do-marxisme ou le structuralisme. Aujourd'hui, on commence à soupçonner les soup-
çonneurs et à tenir des propos iconoclastes contre les maîtres du soupçon. Certains
philosophes sont moins intimidés par le néo-scientisme des sciences humaines et ne
renoncent pas à la quête proprement philosophique du sens et de la vérité. Ainsi, dans
cette culture postmoderne, on assiste à un retour des questions les plus fondamentales
concernant la justice, l'amour, la liberté, la mort et on découvre avec plus de lucidité
qu'elles ne relèvent pas de la raison instrumentale.
3. Enfin, il faut mentionner la recherche d'un certain nombre de nouveaux philo-
sophes qui, au lieu de se complaire dans un nihilisme postmoderne ou de s'évader
dans un sacré ambigu, méditent sur la situation éthique originelle de l'homme qui se
trouve d'emblée obligé à l'égard d'autrui, affecté par une hétéronomie première (voir
Lévinas). Il s'agit de cette « convocation irrésistible » dont parlait Sartre dans un de
ses derniers entretiens. Une des chances de la crise des idéologies et de la démystifi-
cation des modèles productivistes capitalistes ou marxistes, c'est de faire dépendre
l'avenir de nos sociétés et de la culture de la responsabilité de chacun et non unique-
ment d'un Etat-providence. Dans ce contexte, je voudrais seulement évoquer l'impor-
tance du cri d'alarme de Hans Jonas dans son livre Le Principe Responsabilité. La
question éthique urgente n'est pas seulement celle de la vie bonne, de la noblesse de
l'action humaine, mais des conditions mêmes de l'existence humaine. Le problème
moral fondamental est celui de l'autolimitation du pouvoir humain par rapport à la
nature et l'environnement. « Si l'homme est devenu le périssable par excellence, la
maxime principale de la morale devient l'exercice de la mesure, de la retenue, voire
de l'abstention d'agir15. »
2. La quête de VAltérité
Les sociétés modernes ont conquis leur autonomie par rapport à la tutelle des
Églises et par rapport à la pression magique du religieux et du sacré dénoncés comme
irrationnels. Mais une société complètement sécularisée est une utopie dont on vérifie
mieux aujourd'hui les limites et même les perversions. À bien des égards, la culture
nouvelle qui est en train de naître témoigne de l'aspiration à une alternative et à une
altérité. Je voudrais seulement le suggérer dans l'ordre du pouvoir politique, dans
l'organisation du champ social et dans le rôle privilégié de la fonction symbolique.
15.P. RlCŒUR, «Postface au "Temps de la responsabilité" (1991)», dans Lectures 1. Autour du politique,
Paris, Seuil, 1991, p. 283.
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LES ENJEUX DE LA CULTURE CONTEMPORAINE POUR LA FOI CHRÉTIENNE
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Notre culture européenne en cette fin du XXe siècle demeure profondément mar-
quée par cet excès du mal dont la catastrophe de la Shoah sera toujours le symbole
par excellence. Même si, comme occidentaux, nous sommes parfois tentés d'oublier
d'autres génocides comme ceux d'Afrique et d'Amérique latine, il est vrai que l'ho-
locauste d'Auschwitz a une portée exemplaire comme incarnation inouïe de la vio-
lence humaine. Et que cette catastrophe soit survenue dans une humanité hautement
civilisée et pétrie de valeurs chrétiennes, cela nous rend modestes quant à l'efficacité
pratique du christianisme historique. On peut en dire autant à propos des événements
monstrueux dont l'ex-Yougoslavie et le Rwanda ont été le théâtre. Cela nous con-
firme aussi la fragilité de la conscience humaine alors que nous sommes très fiers de
l'explicitation des droits de l'homme. Nous sommes en tout cas invités à quitter le
terrain de l'histoire idéale et à dénoncer le caractère idéologique des philosophies ou
même des théologies de l'histoire qui pensent que l'histoire est sous le signe d'un
progrès continu et qui identifient l'histoire des hommes avec celle des vainqueurs et
passent complètement sous silence celle des vaincus.
Grâce aux moyens de communication, nous avons une connaissance instantanée
de la passion de millions d'hommes et de femmes qui sont victimes de l'injustice des
hommes. Il est impossible d'être le témoin de ce grand récit de la souffrance des
hommes sans évoquer le souvenir dangereux (J.-B. Metz) de la passion du Christ. Le
christianisme a le mérite de regarder en face le mal dans toute sa force de scandale.
Devant le spectacle de la souffrance innocente, on peut reprendre à son compte la
plainte de Job. Il sait qu'il n'y a pas de lien nécessaire entre la responsabilité et le
malheur et il continue d'aimer Dieu pour rien, sans intérêt ni espoir de récompense.
Comme dit Elie Wiesel : « Je suis parfois pour Dieu, souvent contre lui, et pourtant
jamais sans lui. » Le christianisme ne prétend pas fournir une explication. Il apporte
une présence, la présence de Dieu qui se rend dans le mystère de la Croix solidaire de
l'humanité souffrante. Bien au-delà des frontières de l'Eglise, beaucoup de nos con-
temporains découvrent que le seul moyen de répondre à l'excès du mal, c'est de ré-
pondre par un excès d'amour et de solidarité en mettant sa vie au service des autres.
On doit méditer la réflexion profonde d'André Malraux : « S'il est vrai que pour un
esprit religieux, les camps comme le supplice d'un enfant innocent par une brute
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posent la suprême énigme, il est vrai aussi que pour un esprit agnostique la même
énigme surgit avec le premier acte de pitié, d'héroïsme ou d'amour16. »
J'ajoute que beaucoup même parmi les chrétiens se demandent parfois ce que
l'Évangile peut apporter de plus dans une société où il y a déjà un certain consensus
quant à la règle d'or : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on fasse à
toi-même ». Or, en fait, nous constatons de plus en plus les insuffisances d'une éthi-
que séculière des droits de l'homme. On doit plutôt se demander si ce n'est pas le
propre de notre culture contemporaine d'expérimenter qu'une société humaine est
difficilement vivable si elle ne fait pas une certaine place à l'esprit et à la pratique des
Béatitudes. L'exercice strict de la justice en termes d'égalité et de réciprocité ne suffit
pas en effet. Il faut encore faire appel à ce que Ricœur appelle « la logique de sura-
bondance ». Dans une Europe qui risque d'être celle des marchands, c'est la leçon
permanente de l'Évangile de nous rappeler la dignité de tous ceux que la société ou-
blie. En tant que dépositaires du message des Béatitudes, les chrétiens devraient té-
moigner de l'amour préférentiel de Dieu pour les nouveaux pauvres, les sans-droits,
les exclus. Face à la montée des intolérances, des fanatismes, des nationalismes, la
non-violence évangélique est plus actuelle que jamais. Enfin, le défi majeur de cette
fin de siècle, c'est la domination croissante du technico-économique qui envahit
même le domaine de la culture. La vocation du christianisme, mais aussi du judaïsme
et de l'islam, c'est d'être des instances de sagesse qui rappellent à l'homme image de
Dieu le sens de la gratuité et du jeu.
J'ai déjà suggéré qu'il y avait dans la culture contemporaine une certaine réap-
propriation des grands symboles bibliques et chrétiens dans la littérature, le théâtre, le
cinéma. Ce serait une tâche passionnante de se livrer à ce travail de déchiffrage en
particulier au cinéma qui atteste grâce aux ressources prodigieuses de l'image, de la
parole et du son, que le vrai sacré, c'est le visage humain transfiguré par l'intensité de
la passion, qu'il s'agisse de l'amour, de la joie, de la souffrance, de la compassion.
Mais il faut respecter l'autonomie de l'art. Bien souvent, dans la littérature, dans les
arts plastiques ou dans l'écriture cinématographique, nous sommes les témoins d'une
quête de l'Absolu. Mais il ne s'agit pas directement d'une quête religieuse ou chré-
tienne. On peut seulement parler d'une quête spirituelle. Et souvent, c'est davantage
par son absence ardente et même le vide que l'Absolu manifeste sa présence.
Pour la littérature poétique, je vous renvoie volontiers aux travaux de Jean-Pierre
Jossua qui tente d'élaborer une théologie littéraire soucieuse de repérer certaines
figures de la transcendance sans aucune tentation de récupération trop facile17. Il
montre en particulier l'usage privilégié du vocabulaire du liminaire chez de grands
écrivains comme Ernst Jùnger, Dino Buzatti et Julien Gracq ; le liminaire, c'est-à-
dire le pressentiment d'un inconnu proche, sans préjuger de son caractère de pléni-
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CLAUDE GEFFRE
tude ou de néant. Et dans l'œuvre du poète Philippe Jaccottet, on découvre aussi tout
un vocabulaire du seuil : les grandes réalités de la nature, la nuit, l'aube, les saisons,
les arbres et les montagnes sont des signes, des traces d'un Illimité qui ne dit pas son
nom. Et un autre grand poète comme Yves Bonnefoy médite souvent sur l'incarna-
tion d'une présence mystérieuse dans les choses mortelles. Quête d'absolu, de trans-
cendance, d'éternité dans l'expérience même de l'instant fugitif... Ce n'est pas en-
core la foi et nous restons sur le seuil. Il écrit pourtant : « Et j'ai à des moments, non
pas une foi bien sûr, mais une foi dans la foi possible ».
5. La fin de Veuropéocentrisme
Je voudrais enfin évoquer la chance que constitue pour l'avenir de la culture oc-
cidentale la fin de l'européocentrisme et la découverte des grandes civilisations non
occidentales. Au moment même où l'on peut parler d'une occidentalisation de l'en-
semble du monde grâce à l'extension du savoir scientifique, la culture occidentale a
une conscience beaucoup plus vive de son relativisme. L'Europe comme l'Amérique
est de plus en plus pluri-culturelle et pluri-religieuse. Il suffit de se rappeler que plus
de douze millions de musulmans vivent en Europe. Grâce au réseau multiple des
communications, nous avons une meilleure connaissance des cultures et des religions
de l'Orient et de l'Afrique et nous comprenons mieux combien notre conception
classique de l'homme, héritée de la culture gréco-romaine, demeure régionale et eth-
nocentrique. Au-delà de la définition étroite de l'homme comme animal rationnel,
l'anthropologie moderne nous apprend que l'homme est pluriel et que toute anthro-
pologie est nécessairement différentielle. Le privilège de Y animal rationale est
ébranlé et pour caractériser Y homo sapiens, il vaut mieux chercher un critère d'uni-
versalité dans la capacité pour tout homme de symboliser le monde.
Nous ne sommes qu'au début d'une véritable rencontre et d'un enrichissement
mutuel entre la culture occidentale et la culture sous-jacente aux grandes religions de
l'Orient. Mais nous serions bien avisés d'être attentifs aux leçons de sagesse de
l'Orient au moment où l'Occident méconnaît les ressources spirituelles de sa propre
tradition. L'Orient peut nous enseigner le sens du détachement contre tout instinct
d'appropriation et le respect de l'environnement de l'homme. La culture occidentale
a exalté le sens de la liberté individuelle, mais nous avons perdu le sens de la conti-
nuité avec la nature. Or, aujourd'hui, il ne faut pas seulement défendre les droits de
l'homme, mais les « droits de la terre ». Par contraste avec une conception promé-
théenne de l'homme, qui a cru pouvoir trouver dans le thème biblique de l'homme
image de Dieu un fondement à la maîtrise démiurgique de l'homme sur le monde,
nous sommes invités à redécouvrir au contact de l'Orient le prix de la gratuité, du
loisir et du silence.
Mais en même temps, sous prétexte d'ouverture aux cultures non occidentales,
nous ne devons pas méconnaître le prix incomparable de la culture occidentale. Nous
sommes plutôt provoqués à retrouver les vraies racines de la culture européenne alors
que trop souvent nous n'avons exporté, à l'âge du colonialisme et encore aujourd'hui,
qu'un génie occidental tronqué, à savoir l'appétit de domination et la maîtrise techni-
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LES ENJEUX DE LA CULTURE CONTEMPORAINE POUR LA FOI CHRÉTIENNE
que de l'univers. Contre l'éclatement des cultures, il faut plaider pour une certaine
unité de l'esprit humain. Même si nous devons nous enrichir des nouvelles compo-
santes des cultures non occidentales, nous sommes les gardiens d'une culture qui est
porteuse d'une certaine conception de l'homme qui demeure d'un prix inestimable
pour l'ensemble de la famille humaine. Ainsi, comme occidentaux, nous devons
avoir le souci d'exporter un certain type d'homme qui garde tout son prix. Il est le
résultat tout au long des siècles d'une rencontre féconde entre les traditions bibliques
et le génie de l'Occident. Il s'agit d'un homme qui connaît le prix de la mémoire,
surtout lorsque celle-ci maintient le souvenir de la souffrance des innocents. Il s'agit
d'un homme qui est prêt à combattre toutes les formes d'aliénation politique, cultu-
relle et religieuse qui étouffent la liberté fondamentale de l'homme. Enfin, il s'agit
d'un homme qui se sent solidaire de tous les hommes de bonne volonté décidés à
travailler à l'avenir d'une humanité réconciliée.
Je n'ai plus le temps de conclure ce vaste tour d'horizon sur les rapports entre la
foi chrétienne et la culture moderne. La tâche historique des Églises n'est pas seule-
ment de témoigner du message chrétien dont elle est dépositaire. Au-delà de son
témoignage auprès des personnes, elle doit chercher à évangéliser la culture mais
sans esprit de conquête et de domination et dans un libre débat avec les autres instan-
ces spirituelles et religieuses. La culture moderne est en rupture avec une certaine
culture traditionnelle. Mais nous avons constaté que cette culture postchrétienne re-
cèle elle-même des pierres d'attente par rapport au christianisme. Elle ne répugne pas
en particulier à puiser dans le stock toujours disponible des symboles bibliques et
chrétiens pour exprimer les grandes passions, les craintes et les espoirs de toute exis-
tence humaine authentique. Le vrai débat n'est pas de savoir si le christianisme risque
de perdre son identité à force de vouloir parler le langage de la culture dominante. Ce
serait plutôt de savoir manifester que tout un capital symbolique qui garde toute sa
séduction auprès de nos contemporains trouve son sens plénier dans son rapport né-
cessaire à une poétique pascale dont le mystère du Christ est le centre.
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