Explication linéaire de Vénus anadyomène

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Explication linéaire de « Vénus anadyomène », Rimbaud, Cahiers de Douai

Présentation générale
Arthur Rimbaud a seize ans lorsqu’il recopie et confie à Paul Demeny, jeune poète douaisien,
ses premiers écrits. Aussi appelés Recueil Demeny, ces Cahiers de Douai, composés de vingt-deux
poèmes écrits entre mars et octobre 1870 ne seront pas brûlés comme le réclamait Rimbaud, mais
attendront une vingtaine d’années avant d’être publiés.

Présentation spécifique
« Vénus anadyomène » sur l’autographe donné à Izambard porte la date du 27 juillet 1870.
Rimbaud se tournait en ce premier mois de guerre vers son goût pour la caricature et pour la dérision.
(Pour ce poème, il s’inspire des Antres malsains de Glatigny (un Parnassien indépendant) où il trouve l’image d’un corps gras
et mou, les cheveux fortement pommadés, l’inscription gravée sur la peau de la femme. Il avait lu peut-être dans Le Parnasse
de François Coppée un dizain où les dieux apparaissait affreusement enlaidis.)
Vénus anadyomène signifie littéralement Vénus émergeant de l’onde, c’est ainsi que Banville
désigne la déesse de l’amour « l’anadyomène » ;
Le titre du poème annonce donc le topos de la Vénus anadyomène, bien connu des lecteurs à
l’époque de Rimbaud.
S’inspirant en l’inversant de la naissance mythologique de Vénus et peut-être des tableaux de
Botticelli et de Cabanel, Rimbaud fait émerger lentement Vénus d’une baignoire, et la déesse de
l’amour, blonde et belle, est métamorphosée en une femme d’une laideur extrême.
Le poète réalise dans ce sonnet un contre-blason du corps féminin ; au lieu d’en faire l’éloge, il la
peint dans toute sa laideur. (Blason : type de poème en vogue au XVIe siècle. Il désigne un genre plutôt qu’une forme.
Il referme soit l’éloge, soit la satire d’un être ou d’un objet ; souvent les deux se répondent en un blason élogieux sur un
contre-blason dans un ton critique)
Lecture
Mouvements du texte :
Le sonnet est composé d’une unique longue phrase qui à la manière d’un blason examine les
parties du corps féminin.
Il suit le mouvement d’un regard descendant pour envisager successivement, de dos, la tête, le
col, le dos, « la croupe » les fesses. Le corps est animé comme au ralenti, et le regard posé sur lui s’en
approche au plus près pour révéler « à la loupe » (v.11) des détails anatomiques, et conclure sur
« l’ulcère à l’anus », derniers mots du poème, qui riment avec Vénus.
Ces choix contrarient en tout l’émergence de la déesse de l’amour née des flots.

Il est inutile d’annoncer précisément les mouvements du poème puisque la courte explication qui
précède (ci-dessus) en formule la progression.

(1er quatrain : apparition de Vénus et description de sa tête > subversion du topos de la naissance de Vénus.
2nd quatrain : L’évocation du dos de Vénus et des difformités et disgrâces d’un corps usé.
1er tercet : L’échine de Vénus : la vue, l’odorat et le goût.
2nd tercet : La chute audacieuse du sonnet)

Projet de lecture : Quelles significations peut-on donner à ce renversement parodique et caricatural


de la naissance de Vénus ?

Premier quatrain :

Dès les premiers vers, les attentes du lecteur sont contrariées :


Le titre invite à une naissance, or l’un des premiers mots renvoie à la mort avec le mot « cercueil »
Le cercueil est ici en fait une baignoire.
La comparaison (introduite par l’adverbe « comme » = « ainsi que ») associe explicitement la pseudo
déesse de l’amour à la mort.
Le poète subvertit ainsi la naissance de Vénus, mais aussi la scène de la femme à sa toilette,
thème pictural qui parcourt l’histoire des arts. (Rembrandt puis Rubens ont peint l’épisode biblique de
« Suzanne au bain » ou « Suzanne et les vieillards », et les impressionnistes Monet, Bonnard,
Toulouse-Lautrec, Degas etc. représenteront les femmes à la toilette dans un univers, non plus biblique
mais quotidien) ; il s’agit bien d’entrer dans l’intimité d’une femme, mais ici l’exhibition est morbide,
voire mortuaire. La couleur « verte » et le matériau « fer blanc » (tôle d’acier), sont indices de
froideur, mais surtout telles étaient à l’époque les baignoires bon marché, et notamment celle des
prostituées ; cette baignoire éloigne, bel et bien, d’emblée le souvenir lumineux de la coquille Saint
Jacques de la représentation de Botticelli.
L’apparition de la tête de Vénus est donc retardée à l’ouverture du sonnet par l’antéposition du
second élément de la comparaison : le comparant : « Comme d’un cercueil vert en fer blanc » (v.1),
mais est mise en valeur par un contre-rejet : « une tête / De femme », qui crée une forme de
dislocation. De plus, l’article indéfini « une » la banalise, avant de l’enlaidir à souhait. En effet, le
poète insiste sur « les cheveux bruns fortement pommadés » qui offrent un contraste avec la fluide
chevelure blonde de la Vénus de Botticelli ou de celle de Cabanel. ( La pommade est une crème épaisse qui
doit plaquer les cheveux et les rendre collants.)
Cet enlaidissement se poursuit avec insistance au vers 4 « Avec des déficits assez mal ravaudés » où
abondent les termes dépréciatifs : « déficits » (des défauts) dont le qualificatif « assez mal ravaudés »
augmente la disgrâce. (« ravauder » signifie raccommoder de vieux vêtements, et ce raccommodage apparaît ici
grossièrement exécuté).
Enfin, les deux épithètes détachées « lente et bête » insistent sur sa maladresse, son manque de
grâce, sa lourdeur, son manque d’intelligence voire son animalité que peut suggérer l’adjectif « bête ».
Donc, cette femme certainement vieille (hypallage : ce n’est pas la baignoire qui l’est mais elle)
présente des défauts physiques si grossièrement camouflés qu’ils en sont davantage soulignés.
Le poète provoque et malmène le lecteur en plaçant sous ses yeux un objet contraire à tout ce
qu’il attendait : une naissance associée à la mort et à la vieillesse, et une déesse dont la beauté
légendaire s’est muée en laideur.

Deuxième quatrain : L’adverbe « Puis » répété au début des vers 5 et 7 signale la logique du portrait
qui progresse lentement du haut vers le bas par addition : « le col », « le dos », « les reins », « la
graisse », en se focalisant donc sur le dos.
Une fois encore, l’émergence de Vénus traditionnellement figurée de face est inversée ; le
regard du poète s’attachant à son dos, prépare de plus très en amont la chute du sonnet.
Les verbes de mouvement « saillent » (verbe saillir 3e groupe, conjugaison très irrégulière = qui saillit avec
force), « prendre l’essor » indices d’une force vigoureuse, prennent ici une tonalité ironique, soulignée
par les verbes « rentre et ressort » (v.6) qui évoquent au contraire un mouvement empêché, comme
entravé, qui en accentue la difformité disgracieuse (l’un d’entre vous avait évoqué à ce sujet, la
naissance difficile d’un nouveau-né, proposition pertinente puisque le vocabulaire anatomique domine
dans l’évocation du corps de Vénus)
Appliqués aux différentes parties du dos de Vénus « le col », « omoplates », « dos » et
« reins », ces verbes disloquent l’émergence de Vénus en nous focalisant successivement sur les
détails de son dos au lieu de nous en offrir l’image d’ensemble ; comme découpé en morceaux, le
corps de cette femme a perdu toute unité, il apparaît décomposé dans un mouvement ralenti, et
maladroit de strip-tease sordide.
Les épithètes aggravent encore davantage ce portrait physique :
- « Le col gras et gris » : cette paronomase accentue la valeur négative des deux adjectifs pour
augmenter l’embonpoint de la femme et son teint terne. Cette fois-ci c’est la grâce légère et la
luminosité de la déesse qui est remplacé par la lourdeur et l’absence d’éclat.
- « les larges omoplates / qui saillent » : l’épithète insiste sur leur importance et l’enjambement
suggère qu’elles en débordent du vers. L’omoplate est généralement absente des portraits physiques,
cet élément du corps étant davantage une référence anatomique qu’artistique.
- « le dos court » , « Les rondeurs des reins » prolongent avec insistance l’image d’un corps
disharmonieux et lourd.
La vision se précise avec l’image rapprochée de « la graisse en feuilles plates » ; assisterait-on
à la dissection de ce corps de femme ? Le regard se rapproche et met encore davantage à l’épreuve le
lecteur repoussé par cette vision dérangeante.
L’embonpoint féminin souvent valorisée autrefois, insiste ici dans un séquençage du corps sur
sa lourdeur pesante qui humilie finalement cette femme, à moins qu’il s’agisse de celui qui l’observe :
le lecteur.

Premier Tercet
« L’échine » désigne la colonne vertébrale d’un animal ; l’adjectif « rouge » ensanglante soudain le
corps de Vénus, comme écorchée vive ; et la vision est alors relayée par l’odeur et le goût. Le corps
devient soudain puant et véritablement écœurant : « horrible étrangement » hyperbole qui révulse,
lève le cœur.
V. 8 et 9 le poète emploie le pronom indéfini « on » (qui associe explicitement le lecteur), et annonce
« des singularités qu’il faut voir à la loupe... » ; avec cet effet d’attente, il pique la curiosité malsaine
du lecteur devant ce corps exhibé, en invitant à y regarder de plus près.

Deuxième tercet :
Vers 12 : La chute : le tatouage Clara Venus est souligné par les italiques
Les tatouages étaient souvent au XIXe siècle l’un des signes de reconnaissance des prostituées. Cette
allusion constitue le comble de la parodie de la déesse de l’amour. Mais ce tatouage peut se lire
comme une accusation portée contre les hommes instruits et cultivés qui prenaient des prostituées
comme modèle et comme maîtresse, et qui seuls pouvaient imposer cette inscription parodique.
Le vers 13 poursuit la dégradation de la femme entreprise depuis le début du poème. « Tout ce
corps », image d’ensemble qui résume de manière dégradante l’identité réduite à un corps, un corps
montré du doigt (« ce » déterminant démonstratif ou déictique) et comme offert « remue et tend sa
large croupe » (les fesses) qui mobilise un autre topos mythologique celui de la Vénus callipyge (en
grec : cali : beau/belle, pyge : fesses> Vénus aux belles fesses)
La fin particulièrement audacieuse révèle un élément répugnant pour deux raisons : révélation
de l’intimité corporelle malade observée à la loupe et scatologie (qui traite des excréments).
En plus, il fait rimer Vénus et anus. Le titre savant annonçait parle le préfixe « anadyomène » la
référence dernière à l’anus ; mais aussi que par un retournement, Rimbaud fait montre de son savoir de
latiniste, une vieille femme, une vieille sorcière en latin se dit « anus ». Enfin, « Clara Vénus » peut
être lu comme l’anagramme (déplacement des mêmes lettres pour former un autre mot) de « Vlcera
anus »> ulcère à l’anus qui désigne une maladie vénérienne (de Vénus).

En conclusion :
En parodiant la naissance de Vénus, Rimbaud s’amuse ; mail il met aussi à l’épreuve son
lecteur et n’a de cesse de le provoquer en subvertissant le regard désirant porté sur les femmes-objets
des blasons poétiques. La Naissance de Vénus est un tableau d'Alexandre Cabanel peint en 1863
ayant pour thème Vénus anadyomène. Il est exposé au musée d'Orsay. Le tableau connut le succès
quand il fut exposé au Salon de 1863 et fut acheté par l'empereur Napoléon III.
Le poète dans ce sonnet inverse le portrait de Vénus pour réaliser le portrait d’un corps (de
femme ?), peut-être prostituée. Loin de se moquer de son sujet, il semble au contraire, exhiber cette
monstrueuse curiosité pour dénoncer la manière dont ces femmes étaient humiliées et dégradées par
les bourgeois. Il renverse ainsi sa célébration première de Vénus dans « Soleil et chair » et montre
comment ce culte premier a été subverti. Ces temps mythiques, il aimerait les voir renaître « Si les
temps revenaient, les temps qui sont venus ! [...]-Splendide, radieuse, au sein des grandes mers// Tu
surgiras, jetant sur le vaste Univers// L’Amour infini dans un infini sourire ! » (Vers 64 et 75 à 77)
L’image de la prostituée ressurgit dans la suite de l’œuvre de Rimbaud, puisque le poème « Orgie
parisienne » fait écho à « Vénus anadyomène », en faisant de Paris une prostituée agressée par le
gouvernement de Versailles pendant la Commune.
Alexandre Cabanel La Naissance de Vénus, 1863

Exposé au Salon de 1863, le tableau est acquis par l'empereur Napoléon III pour la somme de
20 000 francs, il fait partie de la liste civile. Accroché au palais de l'Élysée en 1865. Installé
au palais de Luxembourg en 1870. Après la chute de l'Empire, le tableau est réservé à l'État et
figure dans les collections du musée du Luxembourg. Le tableau entre au musée du Louvre en
1923, il fait partie des collections du musée d'Orsay depuis 1978 (inventaire RF 273).

Si, Théophile Gautier et Louis Auvray font l'éloge de La Naissance de Vénus de Cabanel,
Emile Zola le critique avec virulence.

« La déesse noyée dans un fleuve de lait, a l'air d'une délicieuse lorette, non pas en chair et en
os - ce serait indécent - mais en une sorte de pâte d'amande blanche et rose »

— Émile Zola, Nos peintres au Champ-de-Mars - 1867

« Prenez une Vénus antique, un corps de femme quelconque dessiné d'après les règles sacrées,
et, légèrement, avec une houppe, maquillez ce corps de fard et de poudre de riz ; vous aurez
l'idéal de monsieur Cabanel »

— Émile Zola, Nos peintres au Champ-de-Mars - 1867

« La principale malice de Cabanel, c'est d'avoir rénové le style académique. À la vieille


poupée classique, édentée et chauve, il a fait cadeau de cheveux postiches et de fausses dents.
La mégère s'est métamorphosée en une femme séduisante, pommadée et parfumée, la bouche
en cœur et les boucles blondes. Le peintre a même poussé un peu loin le rajeunissement. Les
corps féminins sur ses toiles sont devenus de crème. (...) C'est un génie classique qui se
permet une pincée de poudre de riz, quelque chose comme Vénus dans le peignoir d'une
courtisane »

— Émile Zola, Commentaire sur l'Exposition de 1875

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