Isaie rejouis-toi - Matzneff, Gabriel

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GABRIEL MATZNEFF

ISAÏE RÉJOUIS-TOI
roman

LA TABLE RONDE 40, rue du Bac, Paris VIIe


© Éditions de la Table Ronde, 1974.
Isaïe réjouis-toi
La Vierge a conçu et enfanté le fils Emmanuel
Dieu et homme
Orient est son nom
En le glorifiant nous exaltons la Vierge
(Chant de l’office du mariage, dans l’Église orthodoxe.)

Je parlais du mariage, du mariage, du mariage, et c’était la mort, la mort, la mort qui venait vers moi.
ROZANOV.
1
C’est un des avantages de la solitude de pouvoir, la nuit, allumer la lampe de chevet. Du
temps de Véronique, quand il avait une insomnie, Nil était obligé de se lever et d’aller lire à
la cuisine ou à la salle de bains, assis sur un tabouret de paille ou sur la lunette des chiottes.
Seul dans le lit où, avec Véro et Anthony, ils ont dormi à trois, Nil allume l’électricité, et,
adossé à l’oreiller, regarde autour de lui. Au mur, le portrait de Byron, la photo de Vladyka
Théophane, le carré beige sur le papier passé de ton qui garde la trace de celle de Véro,
fourrée dans un tiroir. Le coin aux icônes. Leur icône de mariage (le Bon Larron, peint par
Véronique), les icônes qui leur avaient été offertes pour leur mariage, les icônes peintes par
Véro (saint Séraphim de Sarov, saint Nil, le prophète Elie), les icônes que lui a données
Matouchka après la mort d’otietz Nikolaï (dont une icône syrienne, la Vierge allaitant le
Christ), le Grégoire Palamas peint par Ouspenski, l’icône du Sauveur, ancienne, noircie par
la flamme des cierges, qu’il tenait de son père. Il les supporte de moins en moins, ces icônes.
Un jour, il les bazardera, il mettra à leur place un poster d’une jolie fille à poil. A droite, à
gauche, les rayons chargés de livres. La connaissance, la sagesse, encore une imposture ! ça
aussi, il lui faudrait le liquider, en premier lieu les théologiens, les mystiques, les
patrologues, les exégètes, rien qu’à lire les titres au dos des bouquins, ça lui fout l’envie de
dégueuler.
Prendre le large. Disparaître. Si bohème qu’il soit, il ne l’est pas assez. Etre encore plus
vagabond, outsider, irrécupérable que jadis. L’erreur serait de suivre le conseil de Mgr
Spiridon : continuer de vivre comme avant, vaquer à ses occupations, s’engager. Non, son
divorce avec Véro n’a une chance d’être fécond que s’il entraîne une rupture radicale avec
tout simulacre d’installation – simulacre, car Nil ne s’est jamais installé sérieusement, il n’a
jamais joué le jeu des grandes personnes, il n’a jamais fait que mine, parfois. Son copain
jésuite lui a dit : ce drame doit être pour toi l’occasion d’un approfondissement de ta vision
de l’éros. Rompre avec la superficialité du donjuanisme. Il lui a même conseillé la chasteté,
pour un temps. Trop tard. C’était son mariage qui devait être l’occasion de ce dépassement.
Son échec avec Véro, il est hors de question qu’il lui serve de leçon pour réussir avec une
autre. Avec quelle autre, Seigneur, pourrait-il, sans mourir à l’instant, ceindre les couronnes
– d’ailleurs le second mariage, qui est un office pénitentiel, comporte-t-il le rite du
couronnement ? Véro était l’Autre, et après elle il n’y aura plus d’autre. Il n’y aura que des
visages et des corps, jeunes filles, petits garçons, frais baisers, chairs parfumées, étreintes
anonymes, qui l’aideront à marcher vers la mort, à reculons. Véronique, ce n’était pas une
rencontre, c’était la Rencontre, celle qu’on n’opère qu’une fois dans sa vie. Que ça a foiré
prouve que la Rencontre, c’est de la blague, de la frime, mensonge chrétien, shit ! aussi, plus
rien n’a d’importance. C’est le Nil Kolytcheff d’avant Véronique, le Nil Kolytcheff d’avant
Jésus-Christ, égoïste, sceptique, jouisseur, qui avait raison. Le voici à nouveau livré à son
démon mesquin, rendu à la dérision absolue. Quelle ironie ! Véro, point focal de sa
conversion, Véro, icône du Christ, Véro, qui se mettait à pleurer quand il lui disait que Dieu
n’existe pas, c’est à cause d’elle qu’il apostasie, vomit la marmelade orthodoxe, douceâtre
confiture de rose que les évêques grecs offrent à leurs hôtes, à l’heure du thé.
2
Nil, anguel moï !
Je t’aime, cet amour est de ce monde, charnel, inscrit dans le temps et l’espace, mais il est
aussi lumineux, absolu, éternel, plus tard, quand nous ressusciterons, nous nous
retrouverons, nous aimant immensément pour l’éternité. Je t’aime comme je n’ai jamais
aimé personne, pas même mon père, et comme jamais je n’aimerai personne. Naisse en toi
le désir que nous soyons un, le besoin de te donner à moi !
S Begom, Nil, lioubimy moï
Véronique, tvoïa malenkaïa
3
— Attention, c’est chaud !
Anthony saisit avec précaution le plateau que tient Véronique, le pose sur la table de
chevet.
Nil prend un verre, le porte à ses lèvres.
— C’est rudement bon, il opine.
Véronique n’a lésiné ni sur le rhum ni sur la cannelle.
Nil regarde Anthony. Le jeune garçon n’a pas changé depuis Pâques. Les cheveux blonds qui
dansent autour du frais visage sont un peu plus courts, mais le collégien anglais est
toujours aussi beau, ses joues roses, ses lèvres rouges, ses dents éclatantes, son sourire
ensorceleur qui semble dire, m’aimez-vous ? m’aimez-vous bien ? Il a seize ans, mais
lorsqu’il sourit, il en paraît quatorze.
Véronique est assise sur le lit, entre son mari et l’adolescent. Ils sont confortablement calés
parmi les coussins, tiennent à pleines mains leurs verres de lait au rhum, qu’ils boivent par
petites lampées. Dans la chambre, flotte une odeur d’encens — il vient du mont Athos, c’est
le meilleur. Sur le pick-up, Dionne Warwicke chante en français Ne me quitte pas, de Brel.
Véronique pose son verre, se tourne vers Nil, l’embrasse sur les lèvres ; puis elle se tourne
vers Anthony, passe les bras autour de sa tête, colle sa bouche à la sienne. D’une main
tâtonnante, le gosse pose son verre de lait sur l’étagère, étreint fougueusement la jeune
femme, la renverse en arrière. Nil regarde Véronique et Anthony s’embrasser, il voit les
dents qui s’entrechoquent, les langues qui se mêlent. Il reste un moment immobile, les yeux
fixes, puis à son tour il pose le verre où flotte une légère vapeur, et, se penchant, il approche
son visage de ceux de sa femme et du collégien.

Plus tard, dans la nuit, chez les Rouschitz. Tout le monde dort. Matouchka dans sa chambre
au fond de l’appartement, Anthony dans celle d’Alexandra, Nil et Véro dans celle d’André
(Alexandra et André sont au camp, à Saint-Theoffrey). Non, Nil ne dort pas. A demi
redressé, l’oreille tendue, il écoute le souffle régulier de sa femme. Il allume une lampe de
poche, se lève, et, pieds nus, fait quelques pas jusqu’au sac de Véronique, posé sur une
chaise. Il s’accroupit, ouvre le sac, en tire un carnet, commence à le lire. Le journal intime de
Véro, les pages qu’elle a écrites depuis le retour d’Anthony en France, voilà une quinzaine
de jours.
You know I fucked with you many times in my dreams. But indeed you are better than I
ever dreamed/than I ever dreams.
To fuck = to bang off
A young tree, a small red apple. with a thin and green and acid skin. Bloody good.
I found a very beautiful place where we can bang off together – on Clovis street, an hight
wall rather large with grass and trees on the top. It’s an exciting idea, but a very
impraticable one.
En guise d’exemple de phrase, en bonne écolière bien sage : Anthony is a bloody fucking
boy.
J’ai d’enchanteresses amours de collégienne avec un enfant de seize ans, joli comme une
fille, et qui est un homme.
Nil est très content. Mon frère me complimente : j’ai rajeuni et suis en pleine forme.
Ses cheveux doux, fins, légers. La façon dont ses yeux sont fendus, un peu comme ceux de
Judith.
La crampe à l’estomac. Frissons le long de l’échine. Je m’amuse. Une passion, en vérité. Il est
si drôle et attendrissant. Ça, c’est le côté enfantin. Mais il sait ce qu’il veut. Très volontaire.
J’aime beaucoup. Il me faut me méfier. Ne pas m’attacher. Ne pas être possessive. Bloody
fine, but for a while.
L’estomac qui serre, le cœur douloureux qui plonge vers les talons, je tente de travailler et
j’y réussis, mais mon esprit volette comme une mouche ivre dans la chambre voisine, se
posant sur son front, sa bouche, ses paupières, sa nuque odorante et soyeuse.
I am afraid, it will be a very very short while, too short, poor Véronique.
Véronique gémit, s’agite. Nil éteint la lampe, remet hâtivement le carnet dans le sac, rejoint
le lit, se glisse entre les draps.
Couché sur le dos, immobile, le cœur battant à grands coups.
(Gospodi Bojé moï ! comment en sommes-nous arrivés là ? « Nil est très content », « I
fucked with you », ce mauvais anglais, Véronique, ma femme, quel est ce cauchemar ?
Khristé Bojé nach, prosti i pomogui nass ! mon Dieu, où allons-nous ? et est-ce bien nous ?)
4
O Très Pure, l’archange Gabriel va visiblement descendre vers Toi, et Te dire :
Salut, délivrance de la malédiction !
Salut, réconciliation d’Adam !
Salut, Toi par qui se renouvelle la création !
Salut, pont qui relie la terre au ciel !
Salut, Toi qui as engendré la lumière !
Salut, soutien de la foi !
Salut, Toi par qui fut dépouillé l’enfer !
Salut, Toi par qui nous avons revêtu la grâce !
Salut, Toi qui nous as délivrés des démons !
Salut, terre de la promesse !
Salut, Toi qui as dispersé les ténèbres !
Salut, victoire de l’amour !
Salut, Toi qui as réconcilié les contraires !
Salut, Toi qui as réparé la transgression !
Salut, clef du royaume du Christ !
Salut, réceptacle de la sagesse de Dieu !
Salut, Toi qui as dénoncé les sophismes des Athéniens !
Salut, barque de ceux qui veulent être sauvés !
Salut, port des navigateurs de la vie !
Salut, guérison de mon corps !
Salut, rachat de moi âme !
Salut, joie des anges !
Salut, tendresse de Dieu !
Salut, épouse inépousée !

Epouse inépousée, niéviesta niéniéviestnaïa, c’est un des petits noms tendres que Nil donne
à Véro dans ses lettres, dans la conversation. S’il lui fallait resserrer ce que Véro est pour
lui, il puiserait entre ces épithètes par lesquelles l’Eglise orthodoxe tente d’exprimer le rôle
de la Vierge Marie dans l’histoire des hommes. Oui, Véro, c’est tout cela : la joie, la
tendresse, la victoire de l’amour, le havre, le salut. Véronique est celle qui lui fait le signe de
la croix sur le front et sur la poitrine. Parents divorcés, chaos de l’émigration russe,
adolescent livré à lui-même, personne depuis son enfance n’avait plus tracé sur lui le signe
de la croix, le signe qui exorcise et pacifie. Lorsqu’il lui a dédicacé son roman, le Démon
mesquin, qui s’achève par le suicide du personnage principal, « à Véronique qui m’a retenu
par la main », c’est en moins de dix mots la place que la jeune fille occupe dans sa vie : sans
elle, il coulerait à pic.
Pourtant, si pénétré qu’il soit de l’unicité de sa relation avec Véronique, si plein qu’il soit de
son amour pour elle, si convaincu qu’il soit qu’elle est la Rencontre, l’Autre, il répugne à
substituer les liens légaux du mariage aux initiatives créatrices de l’union libre. Se dire « je
suis son amant » le gonfle d’une sève joyeuse, juvénile ; il pressent qu’il n’éprouvera aucune
jubilation à songer « je suis son mari ». Le père Grégoire lui a déclaré un jour, en riant : « Je
te vois mal en moine. » Lui aussi, il voit mal l’insecte jouisseur et faible qu’il est en moine ;
mais il le voit encore plus mal en mari. L’expression « fonder un foyer » lui semble
bouffonne : la respectabilité épicière dans toute son horreur. Nil est rebelle aux chaînes
rassurantes de la société bourgeoise, inapte au monde. Dès son enfance, il a été habité par
la conviction, obscure mais irrésistible, que son destin est ailleurs.
— Comprends-moi, Véro, c’est parce que nous nous aimons que nous ne devons pas nous
marier. La famille, c’est le tombeau de l’amour. Le mystère du couple, le mystère de la
nuptialité, c’est en dehors de la serre conjugale qu’il s’ouvre, s’épanouit, se révèle,
frémissant, telle une rose sauvage.
Alors Véronique cite le Sens de l’amour, son livre de chevet : se donner l’un à l’autre,
devenir un, unité, unité, la fusion de l’homme et de la femme en un seul être, la création par
l’amour d’une personne unique, une seule chair, une seule âme, un seul cœur, l’être entier,
intégral.
Kolytcheff ne nie pas la force poétique de cet idéal, mais il demeure étranger au vocabulaire
de Soloviev.
— Nil ! ce n’est pas parce qu’il t’est étranger que tu dois le rejeter ! Tu dois justement
pénétrer dans l’amour comme dans une terre étrangère, exploration, planète inconnue !
c’est ça qui est chouette, passionnant ! moi, je te découvre chaque jour !
— Moi aussi, je te découvre chaque jour, mais ça n’a rien à voir avec cette théologie
chrétienne du mariage, qui m’irrite, m’agace. Devenir un, d’accord, mais en n’oubliant pas
que, par-delà tout ce baratin sublime, nous restons deux. Aimer quelqu’un, ce n’est pas
vouloir l’absorber comme une plante carnivore digère une mouche, c’est respecter son
altérité, sa différence. Vladyka Théophane a raison de dire que dans les « je t’aime » que les
gens se déclarent à tort et à travers, il y a un énorme JE majuscule et un minuscule t’ : JE
t’aime donc tu m’appartiens, JE t’aime, donc tu dois te fondre en moi, devenir moi. Je ne suis
pas d’accord. Aimer un autre, c’est précisément accepter qu’il soit autre, c’est l’aimer tel
qu’il est…
(Véro est tout ce que ne sont pas les autres filles, tout ce que n’était pas cette jolie poupée
de Marie-Fabienne, si belle et si vide, Véro est, comme moi, orthodoxe, d’origine russe, nous
nous comprenons à demi mot, nous avons dans mille domaines une complicité, une
communion immédiates, l’amour, c’est se parler, mais c’est aussi n’avoir pas besoin de se
parler, « le silence est le mystère du siècle à venir » dit saint Isaac le Syrien, et puis elle est
intelligente, belle, vivante, je sais qu’avec elle je puis être moi-même sans me mettre en
danger, c’est la confiance royale, je l’aime… un atout si je l’épouse, père mort, mère
remariée avec un bourgeois qu’elle méprise, je suis certain de n’avoir pas sa famille sur le
dos, il n’y a que le petit frère, qui ne devrait pas être gênant… cependant, l’idée du mariage
m’épouvante, je ne suis pas fait pour la sécurité, la stabilité, « la stabilité des saintes Eglises
de Dieu » comme nous chantons à la liturgie, je sens que ça banaliserait tout, gâcherait
tout)
5
Par trois fois, Nil a su qu’il épouserait Véronique.

Boulevard Saint-Michel, ils sortent de chez Glomaud, le pharmacien. Nil s’apprête à partir,
seul, pour Tanger, écrire son deuxième livre, un roman. C’est la mi-décembre, Paris est
sombre, humide, hostile. Sept heures du soir, les ampoules des réverbères se reflètent sur
le trottoir mouillé. Véro s’accroche au bras de Nil, se blottit contre sa poitrine, les poings
serrés.
— Et moi, qu’est-ce que je vais devenir ? Tu sais, je suis tout petit…

Le père Spiridon confesse Nil. L’écrivain s’agenouille, le prêtre lui couvre la tête de son
étole, et prononce les paroles d’absolution. Nil se relève, baise la croix, l’Evangile, la main
qui vient de le bénir.
Le père Spiridon retire son étole. Ils bavardent encore un peu, mais il se fait tard, et Nil
demande la permission de se retirer. Le prêtre l’accompagne jusqu’à la porte. Il hésite un
moment, tripote sa barbe, se lance à l’eau.
— Véronique Tourountaï n’est pas une fille pour vous. Les Rouschitz l’ont recueillie par
charité, c’est très bien, mais recueillir quelqu’un est une chose, l’épouser en est une autre.
On ne se marie pas par charité. Es vous poussent tous au mariage, mais moi je vous dis – ce
qu’il m’était délicat de vous dire en confession, s’agissant de votre maîtresse : ne l’épousez
pas. Si vous épousiez cette fille, vous me décevriez. Pour vous, j’espère beaucoup mieux.

Le père Nicolas de Rouschitz entre dans sa chambre. Il est mort de fatigue. Ce matin, le
dispensaire, cet après-midi la réunion de travail chez l’évêque, puis la consultation, vingt
malades à recevoir, pas même le temps de boire un verre de thé. Il allume le lustre. Il
tressaille. Les rideaux d’une des fenêtres sont tirebouchonnés de si bizarre façon qu’on
dirait un pendu. C’est amusant. Faire une farce aux enfants. Il appelle. Xandra !
Androuchka ! Véronique !
Alexandra est à la cuisine, André regarde la télé au salon, avec Matouchka et Nil, seule Véro
a entendu. Elle accourt, rieuse.
— Nou, smotri, un pendu !
Son petit visage rond se fige. Elle pousse un cri, papa ! éclate en sanglots, tourne les talons,
s’enfuit. Très embêté, le prêtre descend au salon, éloigne André, raconte l’incident.
Le père de Véro s’est pendu, une nuit d’hiver. Véronique avait alors neuf ans. C’est elle qui a
découvert le corps.
— C’est idiot, impardonnable, je suis désolé, mais je n’y ai pas pensé, ça m’était
complètement sorti de la tête.

Trois déclics. Ma petite fille chérie, mon enfant perdue, si vulnérable, ne crains rien, je suis
là, je serai toujours là pour t’aimer, te protéger, te bercer. Mon tendre amour. Ma
compagne.
6
D’ordinaire, Nil veille à choisir ses petites amies en dehors du cercle russe-orthodoxe de
Paris. Même lorsqu’il était inscrit aux Langues O, il draguait les Françaises, de préférence
aux filles d’origine russe – pourtant nombreuses et souvent jolies. Bon, il y avait eu Lisa,
Svetlana. Catherine, mais ce n’était que des flirts de courte durée, rien de sérieux.
Véronique, c’est une autre histoire. Très vite, leur liaison fit scandale.
Véronique avait à peine dix-huit ans quand elle est devenue la maîtresse de Nil. Elle habite
chez un prêtre orthodoxe, et partage la vie de ses enfants auprès de qui elle est censée
jouer le rôle exemplaire de sœur aînée. Elle est membre de l’Action chrétienne des
étudiants russes, l’ACER, mouvement de jeunesse puritain quoique orthodoxe, où l’on
attache à la virginité des demoiselles autant d’importance qu’à l’ekporèse du Saint-Esprit
selon saint Grégoire de Chypre.

En dehors du mariage, l’union physique n’apporte que des satisfactions incomplètes et


temporaires, épuise les forces, ralentit l’activité créatrice et entraîne un grand nombre de
difficultés (…) Il faut également penser aux problèmes qu’une telle situation soulève au
moment du mariage. La jeune fille, en dépit des opinions larges qu’elle professe, supporte
difficilement l’idée de l’intimité passée de son mari avec une autre femme. On sait l’angoisse
qui l’étreint, si elle a eu une liaison avant le mariage, devant le dilemme de l’aveu ou de la
dissimulation pouvant provoquer soit la perte de la confiance que lui accordait son fiancé, soit
le remords du mensonge dès le départ dans la vie à deux. Les enquêtes auprès de la jeunesse
ont largement prouvé que les garçons, y compris ceux qui ont eu des aventures avant le
mariage, aspirent à épouser une vraie jeune fille.
Le Lycéen orthodoxe, n°6
(revue éditée par les soins de PACER)

Il est une icône représentant la création de l’homme et de la femme. On y voit Adam et Eve,
épaule contre épaule, allant vers le Seigneur. Ce devrait être l’icône du mariage – cette
réponse de l’homme au don de l’amour. Car le mariage devrait être cette quête de Dieu à deux,
dans une ouverture totale aux autres. Nous ne devons jamais oublier que, dans son amour
infini, le Christ a accepté de mourir avant de ressusciter. Si, lors de la cérémonie du mariage,
les couronnes que l’on tient au-dessus des époux sont des couronnes de gloire, elles sont aussi
les couronnes du martyre, car ce n’est qu’en mourant à soi-même que l’on peut renaître à Dieu
et réaliser pleinement ce don total de soi qu’exigent le mariage et l’amour.
Jeunesse orthodoxe, n°29
(revue éditée par les soins de l’ACER)

L’Eglise orthodoxe confesse la monogamie absolue aussi bien simultanée que successive. (…)
Un prêtre orthodoxe ne peut ni divorcer ni, s’il devient veuf, se remarier ; mieux encore, un
homme marié avec une divorcée ou une veuve ne peut recevoir la prêtrise, précisément parce
que son union contredit le principe de monogamie absolue. (…) La virginité avant le mariage
est un impératif catégorique pour chaque chrétien, parce que le mariage est un don total de
soi, et que l’on doit s’offrir à l’autre tout entier. Une infraction à la virginité avant le mariage
porte atteinte à la plénitude du don. Soloviev a très bien exprimé ce sens chrétien du mariage.
Il a renoncé à se marier avec sa cousine qu’il aimait tendrement, car, ayant une mission à
accomplir dans le monde, il ne pouvait se donner tout entier et estimait « indigne de l’homme
d’offrir moins ».
Le Messager orthodoxe, n°17
(revue éditée par les soins de l’ACER)

Quand il lit de tels textes, Nil, fasciné, horrifié.


Fasciné, car l’extrémisme a toujours quelque chose qui vous séduit et vous entraîne,
fussiez-vous par tempérament le moins grégaire des hommes. Fini le temps du doute, voici
le chemin à suivre, clair, droit, sans ambiguïté. Tout devient simple.
Horrifié, parce qu’il a le sentiment très vif que ces gens se trompent. Enseignement contre-
nature. Contraire à sa nature. Malgré la réputation sulfureuse qui est la sienne dans les
milieux orthodoxes, Nil ne croit pas être plus égoïste ou plus libertin que la plupart des
hommes. Néanmoins, il sait qu’il n’est fait ni pour le « don total de soi » ni pour la fidélité
charnelle à une seule femme jusqu’à la mort. Tout ça lui semble excessif, absurde, et pas
seulement pour lui. Il est le premier garçon avec qui Véronique ait fait l’amour : est-il
imaginable que jusqu’à son dernier soupir cette jeune femme n’ait, si l’on ne compte pas ses
flirts enfantins aux camps de vacances de l’ACER, d’autre expérience sexuelle que celle
qu’elle aura vécue avec lui ? Ridicule.
Nil respecte le monachisme, ses techniques de prière, de méditation, de maîtrise de soi,
mais l’idéologie monogamique développée par ces grands moines que furent la plupart des
Pères de l’Eglise d’Orient à l’usage de ceux qui restent dans le monde, ne le convainc pas.
Les fondements évangéliques de la doctrine de l’Eglise orthodoxe sur le mariage et la
famille lui paraissent faibles, voire suspects. Les théologiens orthodoxes en font trop, et
leur lyrisme frise la schizophrénie verbale. C’est très joli les noces de Cana, mais pourquoi
isoler ce texte, broder autour, inlassablement ? Pourquoi ne jamais parler du terrible cri
nihiliste de Jésus en marche vers le Golgotha, « filles de Jérusalem, ne pleurez point sur
moi… », qui est la plus radicale condamnation du mariage, de la famille, de la procréation
qui ait jamais été formulée par une bouche humaine ou divino-humaine ? Mais non, gnan-
gnan, il s’agit de rendre l’Evangile – cette histoire dingue – raisonnable, de l’émasculer, de
l’affadir, d’accorder la folie du Christ aux normes de la vie bourgeoise, d’affecter d’oublier
que ce n’est qu’à la fin du premier millénaire, sous Léon le Sage, que l’Eglise orthodoxe,
calquant la législation civile, a institué le sacrement du mariage.
Ces idées, et quelques autres, Nil va les développer dans la Chasse au bonheur, un livre qu’il
écrira en deux ans, vagabond méditerranéen : la Grèce, l’Italie, la Corse, l’Afrique du Nord…
Mais dans le même temps, dès qu’il rentre en France, il se retrouve aux prises avec les
Rouschitz, avec le ghetto russe-orthodoxe, il s’enlise chaque jour davantage. Cependant,
plus on le pousse à se marier, plus il se braque contre. Il ne se mariera pas pour faire plaisir
à un escadron de popes barbus et à un quadrille de princesses délabrées – elles ne sont pas
toutes délabrées, certaines sont charmantes, mais là n’est pas la question. Un automne, il
doit donner une conférence au congrès de la jeunesse orthodoxe du midi qui se tient à la
Sainte-Baume. Plusieurs membres de l’ACER y descendent en voiture ou en train. Véro
pourrait y aller avec eux. Par goût de la provocation, Nil et Véro prennent l’avion ensemble,
arrivent ensemble à la Sainte-Baume, en repartiront ensemble, et ne rentreront à Paris
qu’après avoir passé ensemble une nuit à l’hôtel, à Marseille. Ils se quittent à l’aérogare des
Invalides, mais le soir Nil se pointe chez les Rouschitz. Otietz Nikolaï fait une tête terrible,
évite de lui serrer la main. Le dîner est glacial. Nil aide Alexandra et Véro à desservir la
table. A la cuisine, Véro lui chuchote rapidement, otietz Nikolaï est fou de rage, il dit qu’il va
demander ton exclusion du comité de la jeunesse orthodoxe, que tu as osé t’afficher en
plein congrès avec ta maîtresse, une lycéenne, qu’il considère, lui, comme sa propre fille…
mon vieux, ça barde !
Après le dîner, Matouchka s’enferme au salon avec Nil.
— J’espère, Nil, que vous comprenez que cette situation ne peut plus durer.
—…
— Véro n’a pas dix-neuf ans, elle vit chez nous, elle partage la chambre d’Alexandra.
Croyez-vous que ce soit un modèle pour une fille de quatorze ans ? croyez-vous qu’un
prêtre doit tolérer une telle situation sous son toit ?
— Qu’est-ce que Xandra vient faire là-dedans ? Je n’ai jamais couché dans leur chambre,
que je sache ? Elle a quatorze ans, elle voit que Véro et moi on s’aime, c’est très joli des gens
qui s’aiment, il n’y a là rien de choquant, au contraire…
— Mais enfin, Nil, tout Paris sait que Véronique est votre maîtresse, c’est un scandale, ça
fait du tort à Nicolas, il est prêtre, recteur d’une paroisse ! et c’est chez nous que vous avez
connu Véro, ne l’oubliez pas !
— Pardon ! la première fois que nous nous sommes vus, c’était à Montgeron ! elle vous
racontera même que j’étais juste devant elle à l’église, et que je lui bouchais le paysage !
— Le problème n’est pas là. Nous sommes un peu les parents de Véro, nous en sommes
responsables.
— Responsables ! on n’est plus au Moyen Age ! Si une fille de dix-neuf ans a envie d’avoir
un amant, ce n’est pas ses parents qui l’en empêcheront, nom d’une pipe !
— En nous taisant, nous semblons couvrir votre liaison, l’approuver ! Nil, permettez-moi de
répandre le bruit… je ne sais pas… que vous êtes fiancés…
— Vous savez bien que ça ne veut rien dire : chez nous, sauf jadis pour la famille impériale,
fiançailles et mariage ne sont pas dissociés, ils forment une même cérémonie !
— Je ne pensais pas à l’église, non, je voudrais simplement pouvoir dire que vous êtes
fiancés, engagés l’un envers l’autre, vous comprenez, vis-à-vis de l’opinion publique…
Des affrontements comme celui-ci, et parfois plus violents, entre Nil et les Rouschitz, il y en
aura des dizaines durant les quatre premières années de la liaison Véro-Nil, cela
n’empêchant pas l’écrivain d’être toujours fourré chez les Rouschitz quand il est à Paris et
de les aimer tendrement ni d’emmener sa jeune maîtresse dans plusieurs de ses fuites
solaires : c’est dans un village de Sicile qu’ils vivront/ne vivront pas les événements de mai
68. De retour à Paris, Véronique, qui n’avait pas ouvert un bouquin de classe depuis deux
mois, n’en passera pas moins son bac avec succès. Le bac Cohn-Bendit. Comme quoi la
révolution est propice aux amants. C’est Nil qui est allé voir les résultats, affichés rue de
l’Abbé-de-l’Epée. Véro l’attend, rue Monsieur-le-Prince, nue sur le lit. Il ouvre la porte, et,
pour que Véro comprenne tout de suite qu’elle est reçue, il brandit la bouteille de
champagne achetée après qu’il a lu et relu le nom de sa maîtresse sur la liste des mentions
bien. Danse des corps tièdes et dorés, pains qui sortent du four, il boit le champagne sur les
seins de la jeune fille, sur son ventre, dans son nombril, goulument, ils font l’amour. Le
bonheur. L’irresponsabilité, d’accord, l’immaturité, d’accord, le « péché », d’accord, mais,
pieuses gens, le bonheur. Le pied vous dis-je, le super-pied, et, par la même occasion, le
pied de nez à saint Jean Chrysostome, tralalalalère.
7
Nil pose le stylo. Il feuillette les pages écrites depuis le matin, pousse un soupir de
contentement. Une journée de travail. Il se lève, fait quelques pas, s’arrête devant le
chevalet où se trouve l’icône que Véronique a commencé de peindre : Elie emporté par le
char de feu. Il se penche, la regarde longuement, sourit aux chevaux qui ont une bonne
bouille toute ronde, l’œil malicieux. Il se redresse, sort de la maison. Dans le jardin,
Véronique arrose les fleurs. Quand elle aperçoit Nil, elle lâche l’arrosoir, court vers son
amant. Elle glisse le bras autour de sa taille, appuie la tête contre son épaule.
— Ça sent bon la terre mouillée.
Autour d’eux, les rochers sont roses et gris ; la forêt multiplie ses verts, piquetés de jaune,
d’ocre, de rouge. Serrés l’un contre l’autre, ils regardent le soleil s’enfoncer dans la mer.

Matouchka est en Suisse, avec Xandra et André. Le père Nicolas, de retour de la conférence
d’Upsal, est à Paris. Comme chaque année en juillet-août. Nil habite le pavillon des
Rouschitz, passage de la Tour-de-Vanves. Véronique et sa meilleure amie, Génia, également.
La paroisse d’otiez Nikolaï ne rouvre qu’en septembre, à la rentrée scolaire, mais comme
médecin – presque tous ses confrères exerçant dans le quartier sont en vacances – il a
beaucoup de travail, et il reçoit quotidiennement ses malades dans le bureau du rez-de-
chaussée, encombré d’icônes et d’ouvrages théologiques, où donc ai-je fourré mon
stéthoscope, ah oui, entre saint Grégoire de Nysse et la Résurrection des morts, ça
n’effarouche pas les patients, ils savent que ce docteur est prêtre orthodoxe, marié, père de
famille, qu’on peut lui téléphoner à deux heures du matin il accourt, qu’il ne fait pas payer
les pauvres, qu’il leur donne même de l’argent après la consultation, qu’il ne soigne pas
seulement les corps, qu’il écoute, guide, console.

A table, Véronique à sa droite, Génia à gauche, Nil à l’autre bout, otietz Nikolaï leur dit
Pouchkine
Vospominanié biezmolvno predo mnoï
Svoï dlinny razvivaïet svitok…
Véronique tient dans ses bras Chaïtan, le chien fou. Avec son casque de cheveux noirs
coupés courts, son petit nez, ses sourcils charbonneux, ses immenses yeux sombres, ses
dents de loup, ses traits purs, son teint mat, son torse fier, elle est très belle.

— Il faut que vous passiez par le feu.


Le canapé recouvert de velours rouge, à moitié défoncé. La tête légèrement penchée sur le
côté, caressant sa croix pectorale de la main gauche, le père Nicolas regarde Nil, assis près
de lui. L’écrivain porte un jean bleu pâle, délavé, et un pull blanc. Le prêtre, une soutane
noire. Ils ont, l’un et l’autre, des yeux très clairs, limpides.

Dans son grenier de la rue Monsieur-le-Prince, Nil attend Véronique. L’après-midi, l’heure
idéale pour l’amour. La nuit, il faut dormir, et dormir seul. Rien ne tue plus sûrement le
désir que l’habitude de passer la nuit ensemble. Le lit doit être réservé aux jeux de l’amour,
c’est l’unique façon de conserver à la nudité du corps aimé son caractère érotique, sacré,
émouvant.
Nil s’impatiente. Véro est en retard. Il sort sur le palier, penche la tête dans la cage de
l’escalier, personne. Il rentre chez lui, se jette sur le lit, fixe le plafond d’un œil vague. Le
timbre strident du téléphone. Véronique.
— Je ne viendrai pas. Otietz Nikolaï est mort.

Le visage disparaît sous les bandelettes. On n’aperçoit qu’un fragment d’arcade sourcilière,
un bout de peau, une touffe de barbe. Le corps est couvert d’un drap blanc. Morgue de
l’hôpital de Montfermeil. Devant le chariot, Matouchka, quelques intimes, dont plusieurs
prêtres, et Nil. La panikhide, l’œil indifférent de l’employé de la morgue, les voix brouillées
par les larmes, « avec les saints, fais reposer, Christ Dieu, l’âme de ton serviteur, là où il n’y
a ni douleur ni tristesse ni gémissement, mais la vie éternelle… ».
(Mon Dieu, ce n’est pas possible, otietz Nikolaï n’est pas mort, ce n’est pas possible)
Après l’office funèbre, la cour de l’hôpital, le vent glacé. On chuchote. Le mardi, c’est le jour
où il visite ses malades des maisons de retraite russes. Il venait du Perreux, allait à Chelles,
un camion sur la route, des barres de fer qui dépassent, foudroyé sur le coup, il paraît qu’il
est mort durant le transfert à l’hôpital, non je vous dis, il est mort sur le coup.
(je ne peux ni penser ni écrire… sangloter, seulement sangloter… pourquoi lui, si lumineux,
si bon, si nécessaire à tous… c’est trop absurde, trop injuste… et moi, le pou inutile, à la vie
pécheresse, je suis là, vivant, quelle dérision… si entier dans son don de soi à Dieu,
tellement un… « il y a plus de joie à donner qu’à recevoir », lui, il ne savait que donner)
Encore une panikhide dans l’horrible Montfermeil, à la mise en bière. Le pauvre corps
martyrisé, disloqué, revêtu de ses habits sacerdotaux par les prêtres. Son anneau de
mariage, remis à Matouchka, qui le glisse à son doigt. Le défilé silencieux, dernier baiser,
dernier signe de croix, avant que les croque-morts ne vissent le couvercle. Le convoi se
rend à Paris, dans sa paroisse. Premières minutes de douceur, c’est le retour à la maison, la
coupole ronde et tiède comme un sein de femme, le regard attentif des icônes, la flamme
des cierges. Une sorte de paix circule, étrangement.
(oh ! comme nous nous sentons unis dans notre amour pour Nicolas ! oh ! comme nous
nous aimons les uns les autres !)
La cire brûlante fond le long des doigts crispés de Nil, gouttes de sang.
L’évêque met à la disposition des amis du père Nicolas l’appartement du défunt
métropolite Wladimir. Lits de camps, couvertures, thé à volonté. Quelques garçons et filles,
membres de l’ACER, et deux ou trois adultes, dont Nil Kolytcheff, se relayent pour lire les
Evangiles dans l’église, auprès du catafalque dressé devant l’iconostase. Quatre nuits
durant, à tour de rôle, ils lisent les paroles ineffables, le cierge passe de main en main, une
nuit Nil tombe sur le cinquième chapitre de saint Matthieu, les Béatitudes, bienheureux les
miséricordieux car ils obtiendront miséricorde, bienheureux les cœurs purs car ils verront
Dieu, la voix se gonfle, s’étrangle, des larmes coulent sur les joues amaigries, laisse-les
couler, c’est ce qu’il y a de meilleur en toi qui pleure, le Christ lui-même a pleuré Lazare
avant de le ressusciter.
Mer de cierges, foule pascale, la cathédrale Saint-Alexandre-Nevski est trop petite pour
contenir tous ceux qui sont venus participer aux obsèques du père Nicolas. La familière,
tendre, indicible musique de l’office funèbre orthodoxe, « fais reposer en paix, Seigneur, ton
serviteur… » au-delà du désespoir, à travers la déchirure, mystérieusement, la joie de
Pâques, la certitude que l’amour a le visage de l’immortalité, « car tu es la résurrection, la
vie et le repos de ton serviteur défunt le prêtre Nicolas, Christ notre Dieu… ».
Nil titube. Voilà plus de soixante-douze heures qu’il n’a pas dormi. Véronique l’aide à fendre
l’assistance, il sort par la petite porte située à gauche de l’autel, s’assoit sur les marches,
respire l’air frais. Les voix alternées des trois chorales, « accorde, Seigneur, le repos éternel
à l’âme de ton serviteur… », lui parviennent par bouffées, s’élèvent dans le ciel gris de
l’hiver parisien. Il fait quelques pas. Appuyée à la grille du jardin de la rue Daru, Parascève
Grancéola, qui sans doute n’a pas pu pénétrer dans l’église. Il va vers elle, l’embrasse. Sous
son extravagant chapeau, elle est livide, son menton tremble. Pour la première fois, Nil se
rend compte que sa tante est devenue une très vieille femme.
Quand il rentre dans l’église, l’évêque parle, de sa voix cassée. Il demande aux chœurs et à
l’assemblée de chanter le tropaire de Pâques, « Christ est ressuscité des morts ». L’hymne
de joie et d’allégresse enveloppe le cercueil, monte vers la voûte, éclate comme un soleil
éblouissant, « Christ est ressuscité des morts, par la mort il a vaincu la mort, à ceux qui sont
dans les tombeaux il a donné la vie ».
Le cercueil du père Nicolas, recouvert d’une étoffe d’or, est porté en procession par les
prêtres, autour de l’église. Trois fois il fait le tour de la cathédrale, comme le Christ dans la
nuit de Pâques.
Du cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois. Nil ira directement chez les Rouschitz. Il
monte dans la chambre d’André, ôte ses chaussures, et sans se déshabiller, se laisse tomber
sur le lit. Il s’endort aussitôt.
8
A la terrasse de l’hôtel du Cheval-Blanc, Nil mange des cèpes à la provençale. Sur la table,
une bouteille de haut-médoc, aux trois quarts vide. Demain, dans les Cévennes, ce sera l’eau
de source, les carottes cuites et le riz complet. Alors, en cette étape nîmoise, autant se faire
plaisir une dernière fois. Encore un instant, monsieur le cuistot.
(Dans treize jours, j’aurai trente-trois ans. Je n’ai plus le droit de perdre mon temps. Le
mystère de mon approche de Dieu passe par le mystère de mon amour pour Véronique.
Rejeter Véronique serait rejeter Dieu. Même la voie monastique serait aujourd’hui pour
moi celle de l’orgueil, et de l’égoïsme. Se délivrer du péché, je veux dire : se délivrer de tout
ce qui n’est pas nécessaire.)
Nil lève la tête. Il appelle le serveur, lui demande du papier à lettres, et un timbre.
Il pousse l’assiette sur le côté, sort un stylo de sa sacoche, se met à écrire, sans rature.
« Véronique, nieviesta moïa ! si tu veux bien du diable aux pieds fourchus que je suis, il faut
que nous nous mariions, et le plus tôt sera le mieux. Ce qu’il y a pu avoir de déceptions et
conflits entre nous deux, tous les couples, du moins les couples un peu exceptionnels, l’ont
vécu. Ce n’est pas plus bête de l’avoir vécu avant le mariage. Je crois que tous les deux,
ensemble, nous pouvons nous accomplir pleinement. Je t’aime. Je n’ai jamais aimé que toi.
Tu me retiens chaque jour par la main. Vo imia otza i cyna i sviatago doukha, amin. »
Il relit la lettre, signe. Au moment de la glisser dans l’enveloppe, il remarque l’en-tête de
l’hôtel, sur le papier. C’est le cheval de l’Apocalypse, c’est le cheval qui a enlevé otietz
Nikolaï sur le char de feu. Il se lève et va poster sa lettre dans la boîte placée à quelques
mètres de la terrasse.
La nuit, ne trouvant pas le sommeil, il s’habille, sort de l’hôtel, marche au hasard des rues.
(Toutes les raisons que j’oppose au mariage, tous les arguments que depuis cinq ans
j’avance pour tâcher de convaincre Véronique que l’union monogamique légale serait dans
notre cas une erreur, un péril pour notre amour, ai-je cessé d’y croire ? Je ne sais pas, mais
je suis aspiré par la décision prise comme par un abîme. Peut-être est-ce cela, « la folie de la
croix » de Vladyka ?)

Aléas du stop. C’est à midi que Nil gravit le sentier aride qui conduit au Village. L’heure la
plus chaude. Rigoles de sueur entre les omoplates, derrière les oreilles, dans les yeux. Sac
au dos, torse nu, il avance. Rocaille poudreuse. Genêts buissonneux, tels de jeunes
céroféraires en dalmatique d’or.

Le Village. Douceur de l’amitié, du pain partagé, des jours vécus au rythme de la prière.
Apre et secrète beauté de la montagne cévenole.
(Cette douceur, cette beauté, il faut que je les partage avec Véronique, elles n’ont de sens
que vécues à deux)

Marie, actuellement, ne travaille pas sur son métier à tisser : elle attend un bébé. Jean
traduit des textes grecs pour un éditeur parisien, écrit des poèmes, cultive la terre. Il a
quarante ans, elle en a vingt, ils s’aiment. Leur amour si frais, enfantin.
Nil fauche les mauvaises herbes. Jean remonte de la plaine, avec le courrier. Les épreuves
de la Chasse au bonheur, qui doit paraître en septembre, une lettre de Véronique.
(Je me marierai quelques semaines après la publication d’un livre où j’ai resserré tout ce
que je pense contre le mariage, la famille. Etre capable de se donner à soi-même le démenti,
cela aussi fait partie de la conversion, je pense ?)
La lettre de Véronique, c’est la réponse à celle du Cheval-Blanc.
« Nilouchka ! j’ai peine à dompter mon écriture ! ma parole, deviendrais-tu solovievien ? (je
raille, Poussi, c’est l’émotion). Oui, Karapouza, je veux bien me marier avec toi. Que le
philosophe de mes rêves et l’homme de ma vie se rejoignent pour me rejoindre. Va pour le
diable aux pieds fourchus, c’est lui que j’aime. Ma première réaction a été de vouloir
galoper à l’église. A défaut, j’ai fait quelques petites molitvy devant les icônes. Da, da.
souproug moï, vmiestie. Ia tolko ob etom metchtala piat liet. Vidich, terpenie velikœ delo
A?»

(Entrer dans le mariage comme on entre au monastère. Revêtir Véronique comme, lors de
sa prise d’habit, dans le rite orthodoxe, le moine revêt « le grand habit angélique ».
Aujourd’hui, je comprends pourquoi otietz Nikolaï nous persécutait, Véro et moi, jouait au
puritain, à l’inquisiteur : c’est parce qu’il ne se satisfaisait pas de l’image que nous lui
donnions de nous. Il exigeait plus de nous, car il nous savait capables de plus. C’est cela, la
paternité)

Le père Grégoire, qui, lui aussi, séjourne au Village :


— Tu dois épouser Véronique, pour elle d’abord, pour ta réconciliation intérieure ensuite.
— Tu es entré dans sa vie comme un soleil. Ne t’éteins pas. Eclaire-la, donne-lui la chaleur,
la tendresse et l’amour. Tu dois devenir responsable. Cette rencontre est pour vous deux un
grand bonheur, mais c’est un bonheur qui, l’un et l’autre, vous engage. Tu ne retrouveras
pas une autre Véronique, et Véronique ne retrouvera pas un autre Nil. Si vous vous laissiez
mutuellement partir, ce serait un péché contre l’amour, un péché contre Dieu…
— Je ne te conseillerais pas de t’embarquer dans le mariage si je n’étais pas sûr de
Véronique, de son amour pour toi. J’en, suis sûr. Elle m’a dit, je serai toujours aux côtés de
Nil, je le suivrai jusqu’en enfer…

Chanter la Transfiguration dans une paroisse de Paris, c’est bien ; chanter la


Transfiguration sur cette montagne, cœur parfumé de la création, c’est fantastique.

(Véronique, c’est l’Eglise, la terre-mère, la Russie. Véronique, c’est la redécouverte de mes


racines, de l’Etre originel, la fin de l’exil, le retour au jardin d’Eden. M’agenouiller devant
elle comme un soir – il y a trois ans, mon premier voyage en Russie –, je me suis agenouillé
entre Abramtzevo et le monastère de la Trinité-Saint-Serge, au plus profond de la forêt
russe, prosterné, front dans l’herbe, yeux brillants de larmes baptismales, bouche appuyée
sur l’humus nourricier)

Retour à Paris dans la deux-chevaux du père Grégoire, par le chemin des écoliers occitans :
le monastère dont leur ami, le père Etienne, est le supérieur, puis le petit port où les
Carderie sont en vacances.
Le père Etienne, qui a mauvaise presse dans les milieux orthodoxes, leur dit :
— J’ai parfois l’impression que l’Eglise ne croit pas à la conversion du pécheur ; qu’elle ne
croit pas qu’un type qui a fait des blagues lorsqu’il avait vingt ou trente ans puisse à
cinquante ans être un homme nouveau.
La femme du père Carderie est enceinte : elle doit accoucher d’un jour à l’autre. Malgré
l’orage, le père Philippe et Nil se baignent. Parmi les vagues, ils parlent de l’enfant qui va
naître. Tourbillon d’écume. Le vent leur siffle aux oreilles, joyeusement. De l’eau jusqu’aux
cuisses, le père Philippe regarde Nil, et, d’une voix posée :
— Nil, accepteriez-vous d’être son parrain ?

Joie des retrouvailles. Elle ne dure que quelques jours. Le chevalier, la terre-mère, toute
cette dostoïevtchina résiste mal à la banalité du quotidien. Nil et Véro, c’est un vieux couple.
Cinq ans qu’ils vivent ensemble, cahin-caha. Véro, tantôt chez les Rouschitz, tantôt chez Nil.
Cette année, ils ont vécu le printemps en Corse, mais depuis le début de l’été ils habitent la
garçonnière de la rue Monsieur-le-Prince. Un des dadas de l’écrivain – dès qu’il aborde ce
sujet, il est intarissable, il en radote –, c’est que, plus encore que le passage devant M. le
Maire, le pire ennemi du couple, c’est la cohabitation. Même dans un vaste appartement,
c’est périlleux. Alors, un studio, c’est du suicide. Les réveils pâteux, les joues pas rasées de
Nil, la mauvaise haleine de Véro, être à longueur de journée l’un sur l’autre (si Nil était un
bourgeois qui va à son bureau chaque matin et ne rentre que le soir, ce serait différent), ne
pas avoir une pièce à soi où s’isoler, Pétrarque et Laure, Dante et Béatrice, Tristan et Iseult,
Roméo et Juliette n’y résisteraient pas. Nil a trente-trois ans, et derrière lui une longue vie
de célibataire : avant Véro, il a cohabité avec des filles, mais toujours brièvement ; il est
habitué à vivre seul, et il aime cette solitude, il en a besoin. Véro, elle, ne partage pas la
répugnance de Nil pour la cohabitation, et repousse avec force l’idée – une suggestion de
Nil – qu’ils aient chacun leur studio. Pourtant, elle souffre aussi de la promiscuité, du
manque de place : elle est inscrite en russe, au Grand Palais ; elle suit les cours
d’iconographie d’Ouspenski, rue Pétel. Une étudiante en lettres, une peintre d’icônes, il lui
faut un espace vital, pour ses dico, ses planches. Mais Véro n’en tire pas les mêmes
conclusions que son amant : le coupable, selon elle, ce n’est pas l’exiguïté de la garçonnière,
c’est l’égoïsme de Nil, son manque d’attention. Quand Nil ronchonne, c’est trop petit, elle lui
répond, acide :
— Quai du Marché-Neuf, c’était plus grand, et tu te plaignais pareil. Tu es comme le gaz : tu
occupes tout le volume possible.
(Bon, c’est vrai, j’ai un côté vieux garçon, et ses reproches sont souvent justifiés, mais ne
peut-elle faire un effort pour m’aimer tel que je suis, avec mes habitudes, mes tics ? Et, au
lieu de me contester, de me remettre sans cesse en cause, ne devrait-elle pas comprendre
qu’il serait plus positif, plus créatif, que nous organisions notre vie en tenant compte de nos
défauts, de nos particularités ?)
En outre, l’été, toujours difficile pour Véronique : dès qu’il fait beau, Nil passe ses journées à
la piscine, elle est persuadée qu’il l’y trompe, elle n’a pas tort, Nil drague volontiers à
Deligny, moins systématiquement qu’autrefois, mais quand l’occasion se présente…
Donc, à nouveau, les paroles aigres-douces, les disputes mesquines, la pesanteur. Le
lyrisme cévenol de Nil s’éloigne, cède la place à la trouille.
(J’ai peur, je ne veux pas être piégé. Son agressivité, sa façon de moudre inlassablement les
mêmes vieilles querelles, sa jalousie, quel avant-goût de ce que sera notre « vie conjugale »,
merci bien ! Nous nous étoufferons l’un l’autre, nous nous entre-déchirerons, prisonniers
du mariage comme d’une cage de flammes, je ne pourrai plus écrire, le cul de plomb,
l’enfer)
Longue lettre à Vladyka Théophane, où il déroule son appréhension du « carcan juridico-
ecclésial » et de ses conséquences, « aujourd’hui, on me dit que c’est un péché de ne pas
épouser Véro ; si je l’épouse, on me dira demain que c’est un péché de ne pas lui faire
d’enfant. Or si Véro devait avoir un enfant, je serais foutu. Foutu, c’est-à-dire obligé de
gagner beaucoup plus d’argent que je n’en gagne présentement, aliénation de mon
indépendance, asservissement à des tâches alimentaires, la mort. Je mène une vie libre
parce que frugale : je n’ai ni voiture ni télé ni maison de campagne, je ne m’achète pas de
nippes… ça va parce que je suis seul, ça irait à la rigueur à deux, mais de quel droit
imposerais-je cette existence à mes enfants ? Je leur dois le confort, la sécurité… »

Nil et Véro décident de se séparer un temps, pour y voir clair. Véro trouve une place dans
un collège de filles, en banlieue : elle doit surveiller un dortoir, ainsi que le petit déjeuner,
en échange elle est nourrie, logée et touche du fric.
(Ce délai de réflexion, ma lettre à Vladyka, sincérité mais aussi théâtre, car ma décision est
prise : j’épouserai Véronique, je le sais, je l’ai toujours su, et nos disputes, nos fâcheries, nos
ruptures n’ont jamais été qu’une comédie que je me jouais à moi-même)

Au Luxembourg. Nil est assis sur un banc, devant le grand bassin. A côté de lui, deux dames.
L’une d’elles, énorme, parle d’un bébé de sa connaissance.
— Il a seize mois, et il refuse de marcher, sa mère est obligée de le porter, alors, forcément,
il grossit, il s’amplifie !
Nil sourit, sort son carnet, note : « Dame énorme, bébé de seize mois, il refuse de marcher,
alors forcément il s’amplifie ! » Il lève un instant son stylo, puis : « Que le mariage soit un
risque n’est pas un argument contre le mariage, car toutes les aventures comportent des
risques, et une vie qui ne serait pas une succession d’aventures ne vaudrait pas d’être
vécue. Ce risque n’est d’ailleurs que le modeste reflet du risque que Dieu a pris en créant
l’homme, et en le créant libre. »
(Oui, mais si Dieu n’existe pas ? Ce paragraphe est un excellent exemple du glissement
auquel parfois je m’abandonne, quand j’amalgame une pensée à laquelle je crois vraiment –
la nécessité d’une vie aventureuse – et une pensée qui ne m’est pas propre, qui appartient à
l’arsenal théologique orthodoxe et à laquelle je ne crois qu’à moitié – Dieu créant l’homme,
et le créant libre)
Un écolier d’une douzaine d’années s’assied près de Nil, qui se pousse vers la grosse dame,
légèrement, pas trop, il préfère être serré contre l’écolier que contre la grosse dame
(ses cheveux blond cendré qui descendent dans le cou, ses longs cils, son teint clair,
j’aimerais l’embrasser sur la joue, ou plutôt non, sur la pommette, au coin de l’œil, la peau
est si douce)
Nil se penche, mine de rien, pour tenter de respirer l’odeur des cheveux du jeune garçon
(quand nous parlons, ou écrivons, croyons-nous vraiment à nos mots ? quelle est la part de
la conviction, celle du bavardage, de la peur du silence, de l’automatisme, du n’importe quoi
? nos discours sur Dieu, la femme, la révolution, l’amour, est-ce que nous sommes eux, ou
extérieurs à eux ? et nos gestes ? et nos actes ?)

Début octobre, réponse de Vladyka Théophane.


« … j’ai beaucoup réfléchi, et longtemps avant que tu ne m’écrives, à tes questions. Je
voudrais te voir lors de mon prochain voyage à Paris – seul et aussi avec Véronique.
« Je suis certain que tu as tort de poser un dilemme entre la liberté et le mariage.
L’indépendance du young man about town ou du vieux garçon n’est pas la liberté, et
l’accomplissement d’un amour vrai dans le mariage n’est ni une limitation ni un
asservissement. C’est un dépassement de soi qui peut être un événement soudain ou une
recherche – mais je crois qu’en fin de compte seul un engagement plénier fera de toi un
homme libre, car pour le moment tu es prisonnier de trop de choses. »
La même semaine, un mot au crayon de Véronique, « cela ne va pas si bien que je voudrais
te le faire croire. Une certaine anxiété. Une anxiété certaine. Tu me manques, voilà tout.
N’oublie pas de réfléchir. Tâche de te décider ».

Nil donne une conférence au lycée Paul-Valéry, un jeudi après-midi. A la sortie, il est rejoint
par une élève, « je vous ai entendu, l’autre jour, à la radio ». Nil la regarde : un joli visage,
quelque chose de félin dans la silhouette, environ seize ans. Il descend dans le métro avec
elle. Ils se séparent sur le quai de la station Gare de Lyon, ayant convenu de se revoir le
mardi suivant, rue des Ecoles.
(L’orthodoxie me propose un idéal de continuité, mais je suis par essence l’homme du
discontinu. Je devrais penser à Véro, à Vladyka, à la décision à prendre, et je ne pense qu’à
ma lycéenne, à mardi prochain)
Sa bouche fraîche, les pointes roses de ses petits seins ronds. Dès que Geneviève n’a pas
retiré sa main de la sienne, boulevard Saint-Michel, Nil a su que la partie était gagnée.
Cinéma, puis la rue Monsieur-le-Prince. Elle s’appelle Geneviève et a dix-sept ans.
Kolytcheff qui n’a pas lu trois lignes de Valéry lui rend grâce.
Le lendemain matin, Véronique.
(Elle est plus grave que moi, plus vraie que moi, meilleure que moi. Devant elle, si
transparente, j’ai honte de mon opacité. Elle me parle du chevalier qu’elle aime en moi, le
chevalier, thème de l’article qu’elle avait écrit sur mon premier livre, au début de notre
liaison, dans le Lycéen orthodoxe. Je suis un bien indigne chevalier, et l’éclat de mon armure
de ténèbres est singulièrement terni. Tandis qu’elle parle, je suis ému par ses paroles, par
son petit visage tendu, mais mon imagination s’échappe sans cesse vers Geneviève qui, cet
après-midi, sera là, dans ma chambre, dans mes bras)
Geneviève. Soleil de volupté. Son corps diaboliquement jeune, sa peau tendre et lisse de
bébé, qui forment un excitant contraste avec la sensualité de ses baisers, de ses caresses. Le
clair-obscur de la pièce. Les chairs tièdes, sous la touffe légère.
Chaton cynique.
La nuit envahit la pièce. Beaucoup de douceur. Avec la fatigue, les caresses se font plus
paresseuses, comme dans un film au ralenti. Nil, heureux et triste. Heureux, parce qu’il est
un homme et que cet après-midi comptera au nombre des journées divines de son
existence, triste, parce qu’il sait qu’il est résolu à rompre.
Deux jours plus tard, dans l’avion Paris-Marseille.
(Oui, rompre. Il le faut. Si notre aventure se prolonge, je serai possédé par cette fille-liane.
Son corps offert, ses caresses, son sourire énigmatique, son silence, tout m’enivre en elle, et
si je ne m’en déprends pas maintenant, demain il sera trop tard.
Mais pourquoi m’en déprendre ? Pourquoi ne pas étancher ma soif à cette source
adolescente, pourquoi ne pas vivre innocemment cette rencontre ? Parce que je ne suis pas
libre, parce qu’au plus voluptueux de mes étreintes avec Geneviève, je ne cesse pas de
savoir qu’il n’y a que Véronique que j’aime, qu’il n’y a que Véronique qui compte pour moi,
qu’il n’y a que par Véronique que je peux m’accomplir. Certes, Geneviève, c’est merveilleux,
et même si je romps avec elle, je sais qu’il y aura dans ma vie d’autres Geneviève. Mais ce
que je sais aussi, c’est qu’il n’y aura dans ma vie qu’une Véronique.
La prière à l’Esprit-Saint, « purifie-nous de toute souillure… ».
Ecrire à Geneviève que je ne veux plus la revoir. Lui écrire, car de vive voix je n’en aurai pas
le courage : cela se terminerait dans mon lit, et tout serait à recommencer)

Congrès de la jeunesse orthodoxe, à Grans. Thème : l’anthropologie.


Ce que Dieu attend de nous, c’est une réponse libre, un acte créateur.
En amour comme dans la foi, il faut « faire le saut » (Kierkegaard). Renoncer à accumuler
les certitudes, les garde-fous, les assurances. Jouer sans retourner les cartes.
Préférer Geneviève, les innombrables Geneviève, à Véronique, ce serait préférer des
instants d’éternité à l’éternité.
(Comme cette dernière phrase me ressemble peu ! Pourtant, l’écrivant, je suis sincère.
Longtemps, j’ai fait joujou avec le Christ, en dilettante, en esthète. Et voici que le Christ
descend dans mon enfer paradisiaque, qu’il me prend par la main, et qu’il me mène là où, il
y a quelques années, j’aurais ri au nez de celui qui m’eût prédit que j’irais. Dieu m’a piégé)

A peine de retour rue Monsieur-le-Prince, le téléphone : c’est Geneviève. Le diable s’est mis
de la partie.
Une dernière fois, sa langue habile, ses jeunes seins, ses cuisses brûlantes.
Son corps enfantin, baisé, exploré, fouillé. Que cela est doux, et bon.
(Il me faut la quitter, la chasser, et le plus affreux est qu’elle ne comprendra pas pourquoi je
mets absurdement fin à une liaison qui nous rend, elle et moi, si heureux. Lui expliquer les
raisons religieuses de ma décision ? Elle ne peut les entendre, elle me rira au nez, croira que
je me fous d’elle. Mieux vaut qu’elle pense simplement que je suis un salaud ou un dingue –
ce que je suis peut-être)
— Je t’appelle demain ?
— Oui, c’est ça. téléphone-moi demain.
(Je n’ai pas eu le courage de le lui dire)

Nil est réveillé par la sonnerie du téléphone. C’est Geneviève qui, profitant d’une récréation
– au loin les cris des gamins qui jouent dans la cour, mélodie lancinante –, l’appelle, du
lycée. Vibrante d’impatience de le revoir.
— Non, ne viens pas chez moi aujourd’hui, et, je t’en prie, ne me téléphone plus avant
d’avoir reçu la lettre que je vais t’écrire.
A l’autre bout du fil, la voix heureuse se casse, bredouille vaguement quelque chose. Pauvre
gosse.
(Seize heures. Pauvre moi ! Tantôt je tourne en rond dans la chambre, tantôt je me jette sur
le lit. Ce lit où, sans mes paroles fatales de ce matin, Geneviève serait allongée, son corps nu
contre le mien. Je songe à sa bouche, à sa poitrine, à son ventre, à son dos, à ses fesses, à
cette félicité dont je me prive volontairement, et pourquoi ? à cause de ce qu’au sixième
siècle de notre ère ont écrit des barbus, à Constantinople ou dans le désert de Syrie ? à
cause d’un dieu qui peut-être n’existe pas ? Quoiqu’il en soit, ce jour est une date décisive :
pour la première fois de ma vie, je renonce délibérément à une action donjuanesque, je
surmonte une tentation sensuelle)
Ecrire à Geneviève. Nil n’a jamais eu autant de mal à rédiger une lettre de rupture.
D’ordinaire, les ruptures, ça coule de source, c’est sa spécialité, la rupture. Geneviève, c’est
différent. Lui expliquer qu’il n’y a rien de plus triste que l’amour sans amour, qu’elle croit
m’aimer, qu’elle n’est qu’amoureuse, qu’elle doit réserver ses baisers, ses étreintes à un
garçon qu’elle aimera vraiment
(écrire ça à une nénette qui a dû déjà couchailler avec la moitié des garçons de sa classe,
sans compter ceux de l’extérieur, elle va rigoler, montrer ma lettre à ses copines, regarde ce
que m’écrit Kolytcheff, le méchant dragueur, la terreur des sorties de lycée, mais que puis-
je lui écrire d’autre, que j’ai cessé de la désirer, je ne lui écrirai pas cela, ce n’est pas vrai, ce
n’est pas vrai, je ne l’ai jamais désirée autant, mon enfant chérie)

Si fier de soi que dès qu’il revoit Véronique, il lui raconte Geneviève, sa rupture héroïque.
D’habitude, quand il flirte ou couche avec une autre fille, ou avec un petit garçon, il ne le lui
avoue pas : de même quand à Marrakech il a fumé du kif, il ne le lui a pas dit. Peur de la
peiner, répugnance à fournir des explications, des détails. Aujourd’hui, à sa future femme il
veut tout dire. Transparent comme du verre. Elle le prend assez mal.
— Tu me préfères donc bien peu pour qu’il te soit difficile de me choisir à l’exclusion
d’autres !
Le lendemain, lettre de Véro lui demandant pardon de son mouvement d’humeur. Elle cite
saint Paul : « Et maintenant, trois choses demeurent : la foi, l’espérance et l’amour, mais la
plus grande des trois, c’est l’amour. »

Nil va chercher Vladyka Théophane à Orly. La mince silhouette en soutane gris sombre. Ils
prennent un taxi. Ils discutent.
— Devenir moine, pour toi, ce serait persister dans une attitude esthétique, choisir la tour
d’ivoire. Aujourd’hui, ta brèche vers Dieu, c’est Véronique. Il y a un moment où Dieu nous
indique la voie à suivre, nous éclaire. Certes, nous avons toujours la possibilité de tricher, la
liberté de dire non à Dieu, mais alors le jeu cesse d’être intéressant.
A Vanves, où le métropolite Théophane doit recevoir une famille dans l’orthodoxie, ils sont
en avance, ils marchent dans les rues, de long en large. Bâtisses fissurées, promises à la
démolition. Demain, les immenses cages à poules de verre, de béton et d’acier. La puanteur
des chignoles. Nil songe au Village, aux matines célébrées face au soleil levant, parmi la
rosée vaporeuse…
— Plus je vis mon monachisme, plus j’approfondis la beauté du mystère du mariage… voilà
longtemps que je suis impressionné par la force, la qualité de l’amour que Véronique a pour
toi… il y a toi et elle, elle et toi, et tout autour le vaste monde… parce qu’elle t’aime, tu es
unique, irremplaçable, la pierre blanche que tu recevras à la fin des temps, et où est inscrit
ton véritable nom, connu de Dieu seul… viens me voir à Londres, nous en parlerons plus
longuement… en attendant, je prierai pour vous deux… songe au mot de saint Séraphim de
Sarov, la sainteté, c’est la décision…

Au rez-de-chaussée de la maison de Vladyka Théophane, à Londres, la pièce principale a été


transformée en chapelle. C’est ici que le métropolite célébrera le mariage de Nil et de
Véronique. Dès son arrivée en Angleterre, Nil a annoncé à son père spirituel sa décision
d’épouser Véro, seulement il ne veut pas d’un mariage mondain à Paris, peut-être au
Village…
— Pourquoi ne vous marieriez-vous pas ici ? Ce serait pour moi une grande joie de célébrer
votre mariage. Ce ne sera pas un mariage somptueux, mais tant de prières se sont élevées
vers Dieu dans cette petite église, ce sera un mariage priant…
Nil n’osait pas le demander, mais il est drôlement content. Mariés par Vladyka ! Véro va
être folle de joie !
La chambre où Vladyka dort, prie, scrute les âmes… Nil est devant le métropolite
Théophane comme devant une icône, en sa présence tout s’éclaire, la voie évangélique
apparaît la seule possible, dans son étincelante blancheur, et avec une telle force
d’évidence…

Vladyka consulte son agenda, fixe la date du mariage : le dimanche 25 janvier, jour de la
sainte Tatiana (ancien style).
9
Cierge rouge
ruban rouge
fleurs rouges
Sexe flamboyant
Pâque écarlate
face de la Sagesse divine
Nil essuie la poussière. Doigt noirci. Le rouge vif ressurgit, et le passé. Nil porte le cierge à
son visage, le flaire. Odeur de miel. Nil gratte une allumette. La mèche s’enflamme, se nimbe
d’or, icône miraculeuse. Nil saisit sur une étagère une boîte de plastic, en sort un paquet :
les félicitations reçues après leur mariage. Cartes de visite courtement griffonnées, longues
lettres de plusieurs pages, pneumatiques, télégrammes. Nil feuillette, relit. De l’évêque qui
souhaite aux jeunes époux « bonheur durable et prospérité dans la joie du Christ Sauveur »
à la femme du monde qui s’exclame, « en voilà du joli ! aller se marier à Londres chez les
hippies et de plus sans prévenir les copains ! », de l’écrivain soviétique qui forme pour eux
l’espoir d’une « forte santé sexuelle » au dessinateur belge qui salue « l’évolution historique
qui a fait basculer Nil Kolytcheff du bastion des célibataires dans le camp d’en face ». Nil
sourit. Nil ferme les yeux. Nil ouvre les yeux. Nil avance la main. Nil approche un premier
carton du feu qui aussitôt l’enveloppe comme un serpent s’enroule autour de sa proie,
lèche les signes, dévore les mots… ont la joie de vous annoncer qu’ils ont reçu le sacrement
d… Nil se penche, se hâte de déchiffrer une dernière fois les lignes qu’il sait par cœur…
l’office était célébré par le métropolite Théoph… flambée ultime, cendres qui volettent,
papillon évanoui, c’est la fin.
Tout le paquet brûle.
(Destruction, destruction, mon drapeau noir)
Il n’y a plus rien à brûler. Nil regarde le cierge rouge, la goutte d’or qui danse.
Elle dansait mêmement il y a trois ans, à Londres, dans la petite église de l’Epiphanie, la
flamme qui allume le cœur est aussi la flamme qui le consume, icône de l’amour et de la
mort, tout le monde pleurait, d’émotion, de bonheur, les sept acteurs de ce mystère de la
tendresse humaine.
Pour le serviteur de Dieu Nil et pour la servante de Dieu Véronique qui à présent se
fiancent l’un à l’autre, et pour leur salut, prions le Seigneur.
Génia et le père Philippe (leurs témoins), le père Michel et sa femme (le chœur), et Vladyia
Théophane, dont les larmes étranglent le sermon, sa belle voix grave et chantante.
Nous étions dans le royaume de Dieu, nous venons de vivre la douceur du royaume de Dieu,
et nous devons nous en souvenir. Nous sommes peu nombreux dans cette humble chapelle,
et pourtant votre mariage a eu de nombreux témoins, que figurent les icônes qui nous
entourent : le Christ, la Vierge, les saints, et c’est à ces témoins que vous ferez appel lorsque
vous aurez des difficultés. Ces cierges que durant toute la cérémonie vous avez tenus à la
main symbolisent la lumière de l’Esprit-Saint, sa joie, sa chaleur, sa beauté. Partout où vous
serez, partout où vous irez, vous exprimerez cette lumière, cette chaleur, cette joie, cette
beauté. Dans les petites comme dans les grandes choses, car seul le Saint-Esprit sait ce qui
est grand. Vous ne serez pas un couple clos, votre amour éclairera tous ceux qui vous
approcheront. Isaïe réjouis-toi, la triple procession nuptiale où je vous ai entraînés, vous
tenant d’une main, élevant la croix de l’autre, signifie qu’il vous faudra toujours suivre le
Christ, quoi qu’il vous demande, et si incroyable soit ce qu’il vous demande…
Nil souffle le cierge. La flamme s’éteint. Nil fourgonne la cheminée, éparpille les cendres.
10
Le soleil tape dru. Felouques, canges, dahabeyahs sillonnent le fleuve, d’où monte une
rumeur odorante et confuse. Les rideaux de la chambre de Nil sont tirés. Allongé dans le
noir, une compresse d’eau fraîche sur le front, il attend la jeune fille qui chaque jour, à cinq
heures, vient le masser. Elle travaille aux bains de vapeur situés de l’autre côté de la rue, au
pied du Sémiramis, et c’est là que l’écrivain, après une journée harassante à Ismaïlia et à
Suez, l’a rencontrée, mais dès la première séance de sauna elle lui a chuchoté que si elle
montait le masser dans sa chambre de l’hôtel Shepheard, ce serait beaucoup plus agréable,
pour lui et pour elle.
C’est une jeune personne très bien élevée. Chaque fois que Nil lui donne un baiser, elle dit
thank you, et quand, au moment de se quitter, il lui glisse un billet d’une livre dans la main
elle murmure it’s too much. Elle caresse, se laisse caresser, ça ne va pas plus loin : elle doit
rester vierge jusqu’à son mariage. Mais si Nil revient au Caire l’an prochain, elle sera
mariée, et alors…
Depuis l’enfance, Nil est sujet à des maux de tête, douloureux et fréquents. Il lui faut
souvent s’étendre ainsi sur un lit, dans l’obscurité. Rue Monsieur-le-Prince, quand Véro
rentre de la fac, et qu’elle trouve son mari couché, une serviette imbibée de synthol sur la
figure, et soufflant n’allume pas, ne fais pas de bruit, elle le supporte mal, elle a le sentiment
qu’il manque d’attention, qu’il la brime, qu’il veut lui faire sentir qu’il est ici chez lui et qu’il
ne se gêne pas pour elle, et c’est rageusement qu’elle s’enferme dans la salle de bains, avec
un livre, non sans lui avoir jeté
— Tu m’empêches de rire, de remuer, tu es comme une statue de cire, tu es figé et tu me
figes, tu me fais peur, on dirait Dracula
(ce n’est pas dans un studio de moins de trente mètres carrés que nous préserverons la joie
festive des premiers jours, l’émerveillement de la rencontre, la passion… voilà des années
que je mets Véro en garde contre la cohabitation… parce qu’elle désire me surveiller, et ne
veut pas travailler, gagner du blé pour louer un studio indépendant, elle vit avec moi,
solution facile, solution mortelle, l’usure du quotidien, le mari en robe de chambre, ses
bobos, ses compresses, ses humeurs, une vraie pilule antiaphrodisiaque… et moi aussi, à
l’avoir sans cesse sur le dos, elle m’énerve, j’ai la nostalgie de ma vie bohème, vagabonde,
de célibataire)

Partir. Si Nil ne troque pas sa garçonnière contre un grand appartement, c’est par refus de
s’installer, de s’embourgeoiser, de s’assujettir à des charges. Dans son esprit, la rue
Monsieur-le-Prince n’est qu’un pied-à-terre, marié ou pas marié il veut continuer de vivre
en Méditerranée la vie aérienne, solaire, qui a été la sienne jusqu’à présent.
Partir. Après leur mariage, Nil fera découvrir à sa femme les Cévennes, l’Afrique du Nord,
Venise, le Liban ; ensemble ils découvriront la Syrie. Cependant, ils ne partent plus aussi
souvent que lorsqu’ils étaient amants : paradoxalement, avec le contrôle continu (héritage
de mai 68), Véro est aussi coincée à la fac qu’elle l’était au lycée, et, les études de russe
l’intéressant, elle est moins disposée qu’avant à sécher ses cours, à quitter Paris pour une
période longue. C’est sans Véro que Nil découvre l’Egypte, retourne à Damas et à Beyrouth,
et il en souffrira, car aimer c’est désirer partager. De même, il souffrira lorsque Véro ira en
Union soviétique sans lui, comme interprète d’un groupe d’ingénieurs. Il aurait tant voulu
être à ses côtés la première fois qu’elle foulait la terre russe !
Les Rouschitz ont quitté leur maison du passage de la Tour-de-Vanves pour un petit
appartement, rue du Fer-à-Moulin. Il leur est moins facile d’accueillir des amis, la nuit.
Lorsque Véro et Nil sont parisiens, ils couchent rue Monsieur-le-Prince. Dans le même lit. Et
ils restent parfois des jours, voire des semaines, sans faire l’amour.
— C’est à cause de tes maîtresses que tu ne me vois plus, que tu ne me touches plus.
(je n’ai pas de maîtresse, de temps à autre une aventure sans lendemain, c’est tout, je passe
mon temps à éluder les filles qui veulent coucher avec moi, la seule fois où ça a risqué de
devenir sérieux – Eléonore –, j’ai pris mes distances, je me suis enfui en Italie avec Véro, et
d’ailleurs si j’avais une maîtresse ce n’est pas ça qui m’empêcherait de faire l’amour à ma
femme, non, si nous ne nous voyons plus, c’est parce que nous nous voyons trop)
De Damas, il écrira à Véro, il faudrait, lioubimaïa moïa, que nous retrouvions l’élan, la
fraîcheur de nos débuts, et l’étonnement. Je regrette la clandestinité des premiers mois de
notre amour, cette tension, cette inquiétude qui nous habitaient…
Couché sur le dos, Nil, les yeux ouverts, écoute le souffle de Véronique endormie, tantôt
léger et tantôt rauque, proche du ronflement. Elle est en sueur. Le contact de cette peau en
sueur, et l’odeur un peu aigre qu’elle exhale ne sont pas agréables. Véro s’agite, grogne,
pousse un cri, se réveille en hurlant. Nil la prend dans ses bras, lui caresse le front, elle
sanglote.
— Chhchchuuut, ma chérie, ce n’est rien, je suis là…
— Un cauchemar… tu étais avec une autre fille, et moi, un couteau de cuisine à la main, tu
sais, le petit couteau bleu, je te donnais des coups, pour te réveiller, mais j’étais impuissante
à attirer ton attention, tu ne te retournais même pas…

Nil parle à Mgr Théophane des reproches de Véro, qu’il n’y a pas entre eux une vraie
communion, de la nostalgie qu’a la jeune femme d’une union totale, permanente.
— Elle m’accuse de mollesse, de veulerie…
Vladyka hoche la tête.
— Véro se trompe. Vous n’obtiendrez pas cette communion permanente par un acte de
volonté. La volonté, ça n’existe pas. Ce qui existe, c’est le désir, l’élan, la vision nette du but
à atteindre. J’ai une foi absolue en toi
(moi, j’ai une foi absolue en mon amour pour Véro, je suis tourné vers elle comme les autels
de nos églises sont tournés vers l’Orient, sans elle je serais désorienté, déboussolé, perdu,
elle est pour moi le visage entre tous les visages, il n’y a qu’elle qui compte, comment peut-
elle en douter, ne fût-ce qu’un instant ? Elle prétend que je ne l’associe qu’à la part
orthodoxe de la vie, que sur le reste je baisse le rideau de fer. C’est faux. Ensemble, nous
avons découvert le drame palestinien, ensemble nous nous passionnons pour la diététique,
l’écologie, la vie saine et naturelle, je suis prêt à toutes les aventures, je ne demande que ça,
c’est elle qui est polarisée par ses études à la fac, je ne voulais pas qu’elle fasse cette licence
de russe, qu’elle rentre dans le système petit-bourgeois, je pressentais que l’université
formerait écran entre nous, l’université ce n’est pas la vie, c’est le contraire de la vie, en être
encore à bachoter à vingt-cinq berges parmi des nanas qui ont six ans de moins qu’elle c’est
puéril, la femme d’un écrivain devrait avoir d’autres soucis, d’autres aspirations)
La femme d’un écrivain. Nil a eu de nombreuses petites amies qui l’aimaient à cause de ses
yeux clairs et de sa peau bronzée, mais son œuvre, elles s’en fichaient, il aurait été garçon
boucher ça n’aurait rien changé. Lorsque Véronique est entrée dans sa vie, Nil a eu la
certitude qu’avec elle, ce serait différent. Véro n’aimait pas seulement en lui le beau gosse,
elle aimait l’artiste, le créateur.
— Je serai auprès de toi comme la femme de Montaigne, présence discrète, vigilante, qui, en
te délivrant des corvées matérielles, t’aidera à surmonter les obstacles, à poursuivre tes
projets, te permettra de te consacrer à ton œuvre
elle comprenait/semblait comprendre qu’épouser un artiste, c’est épouser un monstre,
qu’être la femme d’un écrivain c’est comme être la femme d’un prêtre : il y faut une
vocation protéiforme, ensemble maîtresse, muse, compagne, collaboratrice
— Tu n’es pas faite pour ce destin, tu as droit à un foyer paisible, à des enfants, avec moi tu
seras comme dans une boule de feu, tu devrais plutôt épouser un ingénieur IBM, un jeune
cadre dynamique, un gentil garçon de l’ACER, Nil objectait, avocat du diable
mais elle
— Pourquoi m’humilies-tu ? Tu méconnais la force de l’amour, et tu méconnais la force de
la foi.
Bon. Véronique a mis cinq ans à se faire épouser, mais au moins elle savait qui elle épousait.
Elle savait aussi qui Nil épousait. Dans ses bouquins, dans la vie, Nil a toujours annoncé la
couleur, il s’est avancé sans masque.
La femme d’un écrivain. Curieusement, depuis qu’elle est sa légitime, Mme Montaigne
paraît beaucoup moins captivée par l’œuvre de son mari que lorsqu’elle était sa maîtresse.
Elle aide Nil à corriger les épreuves du Voyage en Orient, mais lorsque le livre sort, elle ne
Touvre pas.
Quand un texte de Nil est publié dans la presse, Véronique ne se précipite plus pour acheter
le journal, ainsi qu’elle faisait jadis, lycéenne.
Nil n’est pas mondain : il ne met jamais les pieds dans un cocktail, il ne dîne quasiment pas
en ville ; il n’en a pas moins quelques solides amitiés littéraires. Or Véronique ne dissimule
pas qu’elle n’accroche pas à ce milieu littéraire, que ces gens l’ennuient, qu’elle n’est pas
dans le coup
— C’est un goujat, il ne m’a prêté aucune attention, il ne m’a même pas regardée, Véronique
lance à Nil avec aigreur, un jour qu’il lui a présenté son ami Georges Labalue, prof de socio,
anarchiste, avec qui il a vécu de mémorables aventures en Afrique du Nord…
Parfois, Nil parle à Véro des lettres qu’il reçoit. Un garçon, ça va encore, mais si c’est une
fille, Véro est furieuse
— Tu parles ! elle veut coucher avec toi, c’est tout !
Un jour, fouinant dans les papiers de son mari – c’est ce que Nil appelle son côté comtesse
Tolstoï –, elle tombe sur une de ces lettres, écrite au feutre vert, Nil Kolytcheff, à la lecture
de vos œuvres presque complètes me voilà dans l’envie d’embrasser la religion orthodoxe.
Ou est-ce la religion orthodoxe vue par vous qui me plaît. Quelque chose en tout cas dans
vos livres m’a semblé lumineux. Je ne sais pourquoi, ils m’ont donné la même sensation que
la première fois que j’ai fait de la plongée sous-marine : une non-pesanteur, un espace à
quatre dimensions, comme si sur terre j’avais été mutilée…
— Ça me ferait rigoler que quelqu’un qui ne croit ni en Dieu ni en diable puisse convertir
qui que ce soit ! c’est de la blague, elle veut simplement te mettre dans son lit ! Véro ricane,
méchamment.
Cette amertume, ce ton vipérin bouleversent Nil
(hier, elle niait ce qu’il y a de moche, d’opaque en moi ; si elle nie à présent ce qu’il y a de
bon, de créateur, que reste-t-il ?)
Le lendemain
— C’est parce que je souffre que je suis vipère, c’est quand tu me nies que j’ai du plaisir à
nier tout ce qu’il y a de lumineux et de beau en toi, c’est mon ver qui me ronge, mais quand
je suis comme ça je n’attends qu’une chose, que tu me prennes dans tes bras, que tu me
berces, je suis tout petit tu sais…

Baptême de Maxime, le fils du père Philippe.


— Renonces-tu à Satan, à toutes ses œuvres et à tous ses anges, à tout son service et à tout
son orgueil ?
— J’y renonce.
Nil répond d’une voix ferme. Contre sa poitrine, il sent la chaleur du corps du bébé, qu’il
tient serré dans ses bras.
— As-tu renoncé à Satan ?
— J’y ai renoncé.
Nil souffle et crache sur le diable. Il prononce les paroles d’union au Christ et de foi en
Christ.

Vaguement comédien, Dodo, le jeune frère de Véro, est arrêté à Bruxelles. Trafic de drogue.
Nil se décarcasse pour le sortir de tôle. Bien qu’il ait horreur de tirer les sonnettes, et qu’il
n’ait qu’un sens réduit de la famille, l’écrivain fait appel au ban et à l’arrière-ban de ses
relations – notamment à un de ses amis belges, avocat et prêtre orthodoxe. Après un mois
de prison, le garçon est libéré, expulsé de Belgique.
Judith, une copine de fac. Véro en parle tout le temps. Une nuit, Nil l’entend prononcer son
nom, en rêve.
— Judith… Judith…
(Véro est-elle amoureuse de cette Judith ? couche-t-elle avec ?)
Le matin, il lui dit (ton désinvolte)
— Si tu me trompais avec un mec, je demanderais aussitôt le divorce ; mais si tu couchais
avec une fille, je crois que ça me serait égal…
— Moi, que tu me trompes avec une nana ou avec un petit garçon de douze ans, c’est la
même chose, je n’accepte pas…
— Ce qui me dégoûterait, si tu couchais avec un type, c’est l’idée que tu te serais frottée à
cette peau d’adulte, poilue, velue, beurk ! après ça je ne pourrais plus te toucher… je te l’ai
souvent expliqué, je ne comprends pas qu’on puisse désirer physiquement un type de plus
de dix-huit ans, si j’étais femme, je serais lesbienne ou amatrice de petits garçons, dans la
mesure où un gosse de quatorze ans, ce n’est pas un homme, c’est joli comme une fille… je
ne supporterais que tu me trompes qu’avec quelqu’un que je serais moi-même capable, le
cas échéant, de désirer…
Il y a longtemps, Nil a été soigné chez les fous. Encagé durant deux mois. Schizoïdie, ils ont
dit, les neuropsychiatres. Est-ce de la schizoïdie, Nil parfois décolle. Incapable de contact.
Le trou noir, la prostration. Répugnance aux relations humaines, sentiment de l’irréalité du
monde extérieur
(dans mes moments de crise, ça ne doit pas être drôle pour Véro, mais pourquoi douter de
mon amour, pourquoi me jeter Dracula à la tête ? Si elle n’aime pas ma folie, qu’aime-t-elle
en moi ? Me serais-je trompé sur son compte ? N’aurais-je épousé qu’une petite
bourgeoise ?)
Un journaliste a décrit Nil comme « un hippie sans uniforme >. Nil montre l’article à Véro,
ils causent des hippies. Véro est réticente
— Les hippies, c’est une fuite, un suicide. Se fondre dans une masse ou se tuer, c’est la
même chose. La pente. Aimer tout le monde, n’aimer personne, quelle différence ? L’amour
universel, c’est tellement plus facile que l’amour à deux…

Ils assistent à l’ordination sacerdotale d’un ami. Ils ne se rappelaient plus que les chants
sont en partie les mêmes que ceux de l’office du mariage. A Isaïe réjouis-toi, ils se
regardent, surpris. Leurs mains se cherchent, s’étreignent. Des larmes jaillissent de leurs
yeux
(extraordinaire certitude de mon amour pour Véro. De notre amour. Merveilleuse Véro. Ma
petite fille, mon épouse. Mon rempart contre le désespoir et la folie)

Lorsque Dodo sort de prison et revient à Paris, il n’a pas un mot de remerciement pour Nil.
Il ne cherche pas à le rencontrer. Il invite sa sœur à dîner. Il lui dit
— Tu devrais t’inscrire au MLF.

Au Bonaparte, Nil et Véro voient Roublev de Tarkovski. Russie grise, Russie nue, Russie
crucifiée… la femme vêtue de blanc, un sourire suave aux lèvres, qui traverse
mystérieusement l’écran, icône de la Vierge, de l’Eglise, de la féminité… le moine et peintre
d’icônes qui prend le petit fondeur de cloches dans ses bras, lui caresse doucement la tête,
apaise ses sanglots par de tendres paroles…
En sortant du cinéma, Véro explique la technique des icônes à Nil, la planche de tilleul
entoilée, enduite d’un mastic à base de colle et de blanc de Meudon, la détrempe à l’œuf –
jaune d’œuf + eau + acide acétique –, le sens théologal des couleurs, ocre, pourpre, bleu,
vert, la perspective inversée…
(Véronique, mon amour, le jour où après m’être mélangé à tant et tant de corps anonymes,
j’ai rencontré enfin TON VISAGE, j’ai su que ce visage était la réponse à mon angoisse, que «
la vie en vérité commence », et que la mort est vaincue à jamais… aujourd’hui, entre nous, il
y a encore, parfois, de mauvaises vibrations, une opacité, mais un jour, tu verras, nous
serons un couple extra, la pleine lumière, si Dieu existe, et il existe puisque nous nous
aimons, il fait son miel de tout, c’est à partir de leur cécité que le Christ rend la vue aux
aveugles)

Carthage, la nuit. Poisson grillé accommodé à une sauce rouge au piment, vin ambré de
Thibar. A quelques mètres de la terrasse où Véro et Nil sont assis, la mer clapote,
bruissante comme de la soie noire et or. Voilà dix jours que Véro a rejoint Nil, parti depuis
deux mois en Tunisie pour y travailler. Il est allé l’attendre à l’aérodrome, le vieux, dans
quelques semaines le nouvel aéroport de Tunis-Carthage sera mis en service. Il lui avait
écrit à plusieurs reprises, laisse tomber la fac, viens me rejoindre, fin mai elle s’est décidée,
la voici, brune et mince, sur la piste d’atterrissage. Dix jours à se baigner, à se bronzer, à se
balader, à s’aimer, dix jours de soleil, de mer, d’insouciance, de bonheur. Ils font l’amour,
impétueusement, longuement, la passion des premières années de leur aventure, intacte,
renouvelée, approfondie. Nil a achevé d’écrire son roman. Deux mois auparavant il avait
quitté Paris, un stylo, une rame de papier et un maillot de bain pour tout bagage. L’action
de son livre se situant dans une communauté végétarienne, il avait besoin (quoiqu’il connût
bien la question) de certaines informations précises concernant l’écologie, la
macrobiotique, c’est Véro qui les a rassemblées, qui les lui a envoyées – longues lettres de
travail et de tendresse, où se mêlent les recettes de riz complet et les mots d’amour. Jamais
Véronique n’avait pris une part si active à l’œuvre de son mari, amante, compagne,
collaboratrice, en deux ans et demi de mariage, en sept ans et demi de liaison, jamais ils
n’ont été si unis, si proches l’un de l’autre.
Dans sa valise, Véro a emporté Voyage en Orient, qu’elle a lu, annoté – le petit ange
griffonné en marge, signe codé de ses rendez-vous avec Nil, à l’époque où elle vivait chez les
Rouschitz, car elle soupçonnait Matouchka de lire son carnet, et les Souvenirs de Nadejda
Mandelstam, l’édition russe, parue à New York l’année de leur mariage. Cet après-midi,
allongé sur le sable, Nil en a lu quelques chapitres. Maintenant, à la terrasse du restaurant
de la plage, Nil et Véro parlent des Mandelstam.
— Tiens, page 150. j’ai noté un truc vachement important, elle écrit que son mari ressentait
presque physiquement l’écoulement du temps, de chaque minute de cette vie, et qu’elle n’a
jamais vu un homme qui vivait l’instant avec autant d’âpreté que lui… et bien ça, tu vois,
c’est tout à fait moi, cette obsession que la vie est une question d’heures… elle dit que sur ce
point Mandelstam s’oppose à Berdiaeff qui affirmait qu’il n’avait jamais pu s’accorder au
temps, et que toute nostalgie est nostalgie de l’éternité.
Véro pose sa main sur la main de Nil, assis en face d’elle, fixe sur lui ses grands yeux noirs,
sourit.
— C’est curieux, un jour j’accompagnais otietz Nikolaï chez ses malades, il a exprimé cette
nostalgie d’éternité dont parle Berdiaeff, à propos d’une maison qui, disait-il, ne serait plus
jamais comme avant…
Nil regarde sa femme. L’émotion lui noue la gorge.
(comme je l’aime ! quelle bénédiction, notre rencontre ! jamais il n’y a eu un couple tel que
le nôtre !)
— Quand je pense à toi, à nous, ce n’est pas une nostalgie d’éternité, mais une certitude… tu
sais, ce que tu viens de dire, c’est l’étincelle, j’ai le sujet de mon prochain bouquin, ce sera
un essai sur otietz Nikolaï… dès notre retour à Paris, je demanderai l’autorisation de classer
ses papiers à Matouchka… l’ennui, c’est que j’avais pensé que nous pourrions passer juillet-
août au Village…
Véronique fait la grimace, se tortille sur sa chaise.
— Oh tu sais, moi, le Village, j’y tiens pas beaucoup… j’ai pas tellement accroché avec Jean
et Marie… ils sont un peu trop folklo pour mon goût… non, restons à Paris, comme
d’habitude… on s’installera chez les Rouschitz… tu prendras tes notes sur papa Kolia, ce
bouquin c’est une rudement bonne idée, tu es tout chouette, je t’aime, Patapoufi, moi je
terminerai ma maîtrise, Judith m’aidera… et puis ainsi on verra Anthony… il m’a écrit qu’il
viendra certainement à Paris en juillet, Anthony…
11
A l’archevêché, le salon où attend Nil est meublé de gros fauteuils de cuir, les murs sont
ornés des photos des trois derniers patriarches de Russie. La moniale a dit à l’écrivain de
patienter : Vladyka est avec une pénitente. Filles en mal d’amour, dames guettées par la
ménopause, douairières mystiques, Mgr Théophane attire les personnes du sexe comme un
pot de miel les mouches.
Quand on vient voir Vladyka, c’est que ça va mal. Un staretz, c’est comme un avocat ou un
médecin : on ne le consulte qu’en cas d’ennuis. Aussi, ce matin-là, Nil est heureux de visiter
son père spirituel gratuitement, pour le plaisir
(ça le changera de ses pleureuses)
Un rayon de lumière dans le couloir, un brouhaha, le métropolite a ouvert la porte de sa
chambre, reconduit la poklonnitza. Nil voit passer une grande femme, enveloppée dans une
cape de mousquetaire, un potager sur la tête, et dont l’accent résonne, impérieux. Nil sourit.
Quelques secondes plus tard, Vladyka entre au salon. Nil se lève, va à sa rencontre, joint les
mains en coupe à la hauteur de sa poitrine
— Blogoslovitié, Vladyka…
D’un geste ample, le moine trace le signe de la croix – le front, la poitrine, les épaules – sur
Nil, mais lorsque celui-ci veut baiser la main qui vient de le bénir, il l’attire contre lui,
l’embrasse trois fois ; puis, de son pas vif, décidé, il l’entraîne dans sa chambre.
Nil connaît bien la chambre du métropolite Théophane, son étroit lit de fer à la couverture
de laine brune, l’armoire de bois jaune, l’icône de la Vierge et, accrochée à un clou, la
panaguia.
Il s’assoit sur une chaise, à gauche de la table, devant laquelle Vladyka s’installe, dans un
fauteuil à haut dossier.
Ils se regardent. Ils sont contents de se revoir.
— Je ne suis pas sorti dans le couloir, parce que je ne voulais pas que ma tante m’aperçoive.
Je l’aime bien, mais elle est assommante…
Vladyka sourit. Ses dents sont blanches, et, malgré la barbe taillée à l’assyrienne qui
grisonne, son sourire a la fraîcheur et le charme de la jeunesse.
— Ta tante désirait me convaincre de venir en août dans la communauté qu’elle a fondée
en Ardèche avec je ne sais quel gourou, y donner des conférences sur la prière.
Nil sourit à son tour.
— J’imagine ça d’ici : riz complet et bouddhisme zen.
— Je suppose que ce doit être à peu près cela.
— Et vous irez ?
— Regarde mon calendrier, mon emploi du temps est minuté jusqu’en février prochain, fait
le métropolite, désignant un bloc sur la table.
Ils causent. Nil interroge Vladyka sur ses projets, ses conférences, ses voyages. Ils parlent
du roman que Nil vient d’achever, de la Tunisie, de Véronique.
— Vous savez, Vladyka, je suis très amoureux de ma femme.
Mgr Théophane rit. Il est heureux du bonheur de Nil et de Véronique. Ce couple, c’est son
œuvre. Parmi les échecs dont sa vie sacerdotale est jalonnée, ce mariage est une réussite,
une vraie joie.
Nil interroge Vladyka sur la famille d’Anthony, n’apprend pas grand-chose qu’il ne sache
déjà : le père, officier de l’armée anglaise, la mère, née Derjavine, descendante du célèbre
poète de la fin du dix-huitième siècle, Gabriel Derjavine. Le major Edleston avait été flatté
d’épouser une jeune fille de l’aristocratie russe, mais le couple devait se décomposer après
quelques années : Anthony avait douze ans quand ses parents divorcèrent. A présent, il
vivait à Londres avec sa mère et sa sœur aînée ; son père, remarié à une serveuse de
restaurant, habitait la campagne.
— Anthony a beaucoup souffert de ce divorce, et ce n’est pas la vie de collégien, à
Kingsfield, qui peut l’équilibrer… c’est la providence qui veut qu’il revienne à Paris dans
quelques jours, que Véronique et toi, vous soyez là pour vous occuper de lui… A son retour
en Angleterre, après les vacances de Pâques, il ne parlait que de vous, Nil et Véro, Véro et
Nil, avec enthousiasme… il vous aime beaucoup, et vous pouvez lui apporter ce dont il a le
plus besoin, la tendresse d’un couple uni…
— Nous aussi, nous l’aimons beaucoup… c’est un gosse très attachant…
(sans doute devrais-je avouer à Vladyka que cette amitié est ambiguë, que depuis Pâques
Véro et moi nous sommes, l’un et l’autre, un peu amoureux d’Anthony… à quoi bon ? c’est
un sentiment si frais, si inoffensif, le formuler par des mots lui donnerait un poids
vénéneux qu’il n’a pas… et comme il ne se passera jamais rien entre Anthony et nous…)
Rue Monsieur-le-Prince, Nil relit les lettres qu’il a reçues de Véro avant qu’elle ne le
rejoigne à Carthage… « Anthony a écrit à Matouchka et à André, à moi pas encore. J’aurais
aimé que ce soit parce qu’il a du mal à m’écrire une lettre bien sage, mais je crois que c’est
parce qu’il n’a pas grand-chose à dire à une dame qui l’a effrayé en lui disant qu’il était joli…
Anthony s’estompe dans la brume londonienne, un temps il a pris certains traits du Mike de
Deep End. Une nuit, en rêve, j’ai embrassé gentiment ses lèvres gonflées au dessin encore
un peu flou, comme chez les jeunes enfants, c’était une impression très douce et claire.
J’entends des clameurs, des bruits de course quelque part du côté de Kingsfield, image
colorée de collégiens qui jouent comme si leur vie entière en dépendait, puis le bruit
s’éloigne, tout se tait, c’est fini… Je t’aime, souproug moï, j’embrasse tes lèvres qui ont, elles
aussi, gardé le bombement de celles des enfants en sommeil, j’ai hâte d’être dans tes bras,
Gospod s Toboï, Nil-Krokodil… »
Pour avoir feuilleté en Tunisie le carnet de Véro – à l’occasion, Nil jouait lui aussi à la
comtesse Tolstoï –, l’écrivain savait que les rêves de sa femme n’étaient pas toujours aussi
chastes, qu’elle avait rêvé se trouver auprès d’Anthony, nu, et qu’elle ôtait avec la main le
sable qui recouvrait le corps, le sexe, du jeune garçon… Ce rêve, Véro y avait fait allusion
dans une de ses lettres, j’ai eu un autre rêve, je te le raconterai de vive voix, mais lorsque
Nil l’avait interrogée à Carthage, elle avait prétendu ne pas s’en souvenir
(alors qu’elle l’avait noté dans son carnet… moi, je n’ai pas rêvé d’Anthony… mais avec le
gosse de Tozeur, c’est à Anthony que je pensais…)
Depuis son mariage, Nil n’a eu que deux aventures avec des gamins, l’une à Louxor avec un
écolier copte, l’autre à Tozeur avec un apprenti jardinier rencontré dans la palmeraie…
Anthony, c’est différent… peau de pêche – krof s molokom –, bouche aux lèvres rouges et
pleines, aux dents blanches, au sourire tendre, cascade de cheveux blonds autour des joues
duveteuses, le collégien avait, dès leur première rencontre – le mardi saint, chez les
Rouschitz –, ensorcelé l’écrivain. Pourtant Nil s’imaginait mal le pressant dans ses bras… à
seize ans, Anthony était déjà un peu trop grand, Nil n’avait jusqu’alors connu que des
garçons plus jeunes, plus graciles…
—Il est un peu vieux pour moi, c’est plutôt à toi qu’il conviendrait, Nil déclare à Véro.
Ils plaisantent, parlent d’Anthony comme l’an dernier ils parlaient de Judith, quand Véro
avait avoué à Nil
— Peut-être, je suis vaguement amoureuse de Judith, mais je n’ai pas envie de coucher avec
elle.
Judith et Anthony, c’est la même chose, ils se ressemblent d’ailleurs, même bouche
sensuelle, même yeux fendus de chat-tigre, Nil ne supporterait pas l’idée de Véro flirtant ou
couchant avec un autre homme, mais la pensée qu’il pourrait y avoir quelque chose entre
Véro et l’un ou l’autre de ces adolescents androgynes – le côté garçonnier de Judith, la
vénusté d’Anthony –, non seulement ne le dégoûte pas, mais l’amuse, et l’intrigue
(un mec, ce serait moche, je me sentirais exclu, trahi, Judith ou Anthony ce serait différent,
je vais avoir trente-six ans, Véro vingt-six, Anthony vient d’en avoir seize, chacun de nous
trois peut beaucoup pour les deux autres, et ça dans tous les domaines, affectif, érotique,
j’ai horreur des partouzes, mais Véro et moi accueillant Anthony dans notre lit, comme un
fils légèrement incestueux, ce ne serait pas une partouze, ce serait tout sauf une partouze,
ce serait un épisode très chouette, très joli…)
A Pâques, le collégien n’est resté que quelques jours en France, mais suffisamment pour
que s’établisse entre Véro et Nil, à son propos, une complicité tendre, amoureuse
(je suis sûr de mon amour pour Véro, sûr de son amour pour moi, nous sommes
invulnérables, ce que nous ferons, nous le ferons ensemble, avec amour, par amour, au
reste, selon toute vraisemblance, il ne se passera rien entre Anthony et nous, mais quoi, on
peut bien gamberger un peu, non ?)
Seize ans est l’âge où les garçons basculent de la grâce adolescente à la laideur adulte, et, ce
jour de la mi-juillet, se dirigeant vers la demeure de l’oncle d’Anthony, l’écrivain songe que
depuis avril Anthony a peut-être changé, forci, enlaidi, et qu’il aura ainsi cessé d’être
tentant
(s’il est devenu un jeune homme, l’ambiguïté de nos liens s’évanouira de soi-même, il ne
restera qu’une amitié pure, une camaraderie, ce sera moins captivant, mais plus
décontracté)
Anthony est à Paris depuis deux jours. Il est descendu chez son oncle, Pierre Derjavine, qui
habite rue des Ecoles, mais sa mère et Matouchka ont convenu qu’il vivrait rue du Fer-à-
Moulin. Nil et Véro, qui se sont déjà installés chez les Rouschitz, s’impatientent de l’y voir
débarquer. Nil décide de partir en reconnaissance.
C’est l’oncle qui lui ouvre la porte, l’introduit dans une pièce aux murs chargés de livres. Sur
le tapis, une valise d’où s’échappe du linge. L’oncle disparaît un instant dans la chambre
voisine, revient, suivi d’Anthony.
Nil se compose un visage tranquille, mais son cœur lui bat avec violence. Anthony n’a pas
changé, il a toujours son visage d’ange, son visage de fille, that half-girlish face, ils
s’embrassent trois fois, sous l’œil attentif de l’oncle
(masquer mon trouble, parler d’abondance, de Véro, des Rouschitz, de n’importe quoi, que
j’aie l’air d’emmener Anthony avec moi, et non de l’enlever)
Le temps est à l’orage, il fait très chaud. Entre le domicile de Pierre Derjavine et celui des
Rouschitz, Nil et Anthony se relayeront pour porter la valise, qui est lourde.
Dans un cinéma de la rue Gît-le-Cœur, la Grande illusion. Véro souffle à Nil
— Asseyons-le entre nous…
Anthony est vêtu d’un jean et d’un tee-shirt. Son cou et ses bras nus exhalent une odeur
pleine de suavité. Il se penche à droite, à gauche, chuchote un mot à l’oreille de Véro, à
l’oreille de Nil, ses cheveux blonds, really like silk, volettent, légèrement.
(les très jeunes garçons, les très jeunes filles, leur peau naturellement parfumée)

Tiédeur d’un soir d’été, rue de la Huchette. Vêtus d’étoffes claires, pieds nus dans des
savates de toile, ils flânent parmi la foule bigarrée. Entre sa jeune femme et son joli page,
Nil goûte des instants de bonheur parfait, il se sent maître de son destin, invincible
(j’ai toujours pensé qu’un ange gardien ne me suffisait pas, qu’il m’en faut au moins deux)
« … au hasard de ces rues giboyeuses… », l’adolescent se met à réciter à haute voix – son
charmant accent anglais, ses intonations encore si proches de l’enfance – un passage du
Voyage en Orient. Nil le regarde, stupéfait
— Tu l’as appris par cœur ?
(ce qu’il a dit à Vladyka, lorsque je serai grand je vivrai comme Nil, quelle responsabilité !
être digne de son affection, ne pas le décevoir)

Nil, nerveux, tendu, Véro lui caresse le front, se moque gentiment de son impatience
— Tu cristallises, tu cristallises
mais le lendemain, au soir d’une journée à la campagne, chez des amis, Anthony jouant au
ping-pong, Anthony plongeant dans la piscine, sa poitrine blanche et glabre, lorsque Véro et
Nil se retrouvent seuls, elle se jette contre lui, gémissant
— Je le désire, je te désire, je n’en peux plus (le « je te désire » est-il là pour m’être agréable,
pour la symétrie ? je ne le crois pas)
Ils font l’amour, ce n’est pas commode, l’amour dans le petit lit d’André, ils font l’amour
(s’il me fallait une preuve que le projet que nous berçons n’est pas le mal, c’est cette union
entre Véro et moi, cette complicité, jamais nous n’avons été si transparents l’un à l’autre ; le
mal, c’est l’opacité, la dissociation)

Anthony est au lycée Montaigne, cours de langue française. Nil et Véro sirotent un thé à la
menthe dans le jardin de la mosquée. Véro fait la moue
— Tu ne crois pas que ça bloque Anthony, qu’on soit tout le temps ensemble…
— Tous les trois ? Nil s’étonne.
— Oui, tous les trois, je crois qu’on aurait de meilleures vibrations si tu le voyais en tête à
tête… et moi aussi…
— C’est très chouette comme ça, quand je suis avec vous deux je suis parfaitement heureux,
je ne demande rien de plus.
— Rien de plus, vraiment ?
— Quand je suis près de lui, rien de plus. C’est quand il n’est pas là que je gamberge… en sa
présence, je me sens très… fraternel…
Nouvelle moue de Véro
— N’empêche, en tête à tête je pourrais le sonder, lui expliquer certains trucs…
Nil hausse les épaules
— T’as p’t-être raison…

Nil accompagne Anthony au lycée Montaigne. Ils remontent la rue Mouffetard, tournent
dans la rue du Pot-de-Fer.
— Avant mon départ, j’ai déjeuné avec mon père dans Regent Street, il n’était pas un
succès, j’ai failli avoir une dispute au sujet de mon avenir…
— Vladyka Théophane m’a dit que ton père veut que tu entres chez les Grenadiers Guards ?
— Poor Dad ! je suis très désolé pour lui, car au cours de sa vie il a vu ses espoirs brisés, et
aujourd’hui il veut que je profite de son échec, que je réussisse là où il a échoué…
— Tu ne penses pas qu’être soldat, ça n’a pas grand intérêt ? Jadis, tu aurais pu aller aux
Indes, en Egypte, en Libye, mais à présent tu es bon pour la vie de caserne… une caserne
dans la campagne anglaise, ça ne doit pas être folichon…
Ils longent le couvent qui forme l’angle des rues du Pot-de-Fer et Lhomond. Au loin, une
cloche tinte. Du dos de la main, Anthony rejette en arrière une mèche qui lui tombe sur les
yeux.
— Si je décide d’entrer dans l’armée, mes études me seront payées… Maman travaille pour
nourrir ma sœur et moi, mon père nous donne très peu d’argent…
Doucement, en choisissant ses mots, Nil représente au jeune garçon que l’important n’est
pas d’avoir des études payées, mais d’accomplir sa vocation propre, de devenir celui qu’on
est.
— C’est gentil de vouloir aider ta mère, mais aucune famille ne mérite que l’on se sacrifie
pour elle. La famille, c’est la pollution, et le sacrifice, un mot que tu dois rayer de ton
vocabulaire. Tu n’as qu’une vie à vivre, la tienne.
Rue des Ursulines, rue de l’Abbé-de-l’Epée, Nil se jette à l’eau
— Sais-tu que je te trouve très joli ?
Anthony le regarde, un sourire amusé aux lèvres.
— Oui, je crois que je le sais… mais toi aussi, tu es beau !
Nil rougit, baisse les paupières.
— Mais si, tu es vraiment beau !
Silence. Boulevard Saint-Michel, ils attendent pour traverser que les voitures s’arrêtent.
— Que dirais-tu si je t’avouais que j’ai pour toi plus que de l’amitié ?
Anthony sourit derechef.
— Je te dirais : ne me donne pas des idées…

Les Kolytcheff, Anthony, et une cousine de Nil, Irène Serpoukhoff, vingt-trois ans, à la
blondeur épanouie, prennent un pot rue de la Harpe. Exercises de prononciation. Peter
Piper picked a peck of pickled peper. If Peter Piper picked a peck of pickled peper where’s
the peck of pickled peper Peter Piper picked ? Oh ! pourquoi Pépita sans répit m’épies-tu ?
Dans un coin Pépita pourquoi te tapis-tu ? Tu m’épies sans pitié, c’est piteux de m’épier, de
m’épier Pépita pourrais-tu te passer ?

Dîner au Rendez-vous des Camionneurs. Après le repas, se disant fatigué, Nil s’éclipse,
rentre seul chez les Rouschitz, laissant Véro et Anthony en tête à tête.
Lorsque Véronique le rejoint, il est déjà couché. Véro se déshabille, se glisse auprès de lui,
l’embrasse.
— Alors ?
— Il n’y a rien eu.

Dans la salle à manger des Rouschitz, ils prennent des photos. Nil se penche sur l’objectif,
cadre Véro et Anthony, assis en bout de table, sous la Nativité achetée autrefois par otietz
Nikolaï, aux Puces. Anthony regarde Nil, de trois quarts. Longs cheveux blonds, ovale du
visage, belle bouche entrouverte, il ressemble vraiment à une jolie fille. Véro regarde
Anthony. Elle porte un tricot de corps rayé à manches courtes et une salopette de toile. Le
coude appuyé sur la table, la main formant un angle droit avec l’avant-bras, elle tient une
pomme. A son annulaire, brille l’alliance d’or
Mgr Théophane met l’anneau d’or à la main droite de Nil, l’anneau d’argent à la main droite
de Véronique. Le père Philippe échange les anneaux des fiancés, l’anneau d’or à la main
droite de Véronique, l’anneau d’argent à la main droite de Nil – l’époux qui cède à sa femme
son anneau précieux en échange du sien, plus humble, image du Christ qui revêt la nature
humaine de l’Eglise et insuffle à celle-ci sa nature divine.
Nil ne voit pas l’inscription gravée en cyrillique à l’intérieur de l’anneau Nil Véronique 25 1
70, il voit dans la pomme, déjà mordillée, la trace des dents de sa femme, il voit ses grands
yeux fixés sur Anthony, ses joues, maigries, en creux, comme aspirées de l’intérieur.

Irène interroge Nil


— Quel âge a-t-il ?
— Qui ?
— Anthony ?
— Seize ans.
— Qu’est-ce qu’il est jeune ! il est drôlement mignon, hein ?
— Oui, il est très joli.

Nil prend Véro à part, dans leur chambre.


— Tu as vu ? Irène drague méchamment Anthony ! elle lui a proposé de l’accompagner ce
soir au cinoche, à la séance de minuit, au Luxembourg.
Véro secoue la tête, avec une brusquerie sauvageonne
(l’écriture nerveuse de ses gestes, de ses mouvements de tête aussi inattendus que des
éclats de rire)
— Oui, elle lui fait du gringue, j’ai remarqué, c’est agaçant, mais elle a un métro de retard.
Finalement, Nil se charge de neutraliser sa cousine, et c’est Véro qui sort, seule, avec
Anthony. Nil leur conseille d’aller danser. Ils ne feront que prendre un pot dans un bistrot
de la rue Mouffetard.
Le lendemain, Anthony passe la matinée à Montaigne, Nil à la piscine, Véro rue du Fer-à-
Moulin, où ils se retrouvent tous pour déjeuner. Vers quatre heures, ils sortent ensemble,
mais ils se séparent rapidement, Nil ayant rendez-vous avec son éditeur.
De retour au Fer-à-Moulin, Nil tourne la clef, pousse la porte. Véronique vient à lui, les yeux
brillants, le teint animé. Elle le prend par la main, l’entraîne dans leur chambre. Là, elle se
serre contre sa poitrine, se hausse sur la pointe des pieds, l’enlace, tend son visage, pose sa
bouche sur la sienne, y glisse une langue fraîche, puis, détachant ses lèvres, murmure
— Voici, je te transmets son baiser, comme promis.
— Ça y est ?
— Oui, au Luxembourg.
— Où ça, au Luxembourg ?
— Sur un banc, près de la fontaine Médicis.
— Il embrasse bien ?
— Ouais, pour son âge c’est pas mal.
— Et qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il a dit : quelle chance que Nil ne soit pas jaloux !
— Tu lui as bien expliqué que c’est parce que je l’aime ? Nil interroge, le nez froncé.
— Oui, oui,. je lui ai tout expliqué, fait Véro, rapidement. Elle rayonnait. Ses yeux semblaient
taillés à coups de lumière dans un diamant noir. Avec sa longue jupe, son tee-shirt rouille
où les seins juvéniles s’épanouissaient librement, sa peau brune, ses cheveux qu’elle laissait
pousser et qui commençaient à frisotter, elle ressemblait à une bohémienne. Tziganka
moïa, Nil murmure en la prenant dans ses bras
(sensitive, kind and warm)
depuis Carthage ils ne s’étaient pas aimés avec autant de ferveur qu’ils s’aimèrent cette
nuit-là
(mais quand elle ferme les yeux dans le plaisir, avec qui s’imagine-t-elle être ?)
12
A la piscine, Nil attend Véro et Anthony. Il monte au premier étage guetter leur arrivée.
Quand ils descendent du 63, ils l’aperçoivent, accoudé à la rampe qui domine le bassin.
Anthony agite le bras, joyeusement.
Les garçons jouent au ping-pong, nagent. Véro prend un bain de soleil. Moins de deux
heures après leur arrivée, Anthony étant dans l’eau, Véro explique à Nil
(pourquoi ce ton impatient, sans réplique ?)
qu’ici ce n’est pas ouioutny, cool, sympa pour Anthony, qu’il est gêné, qu’il veut s’en aller
— Déjà ? je t’assure qu’il s’amuse beaucoup ! toi, d’accord, tu ne sais ni nager ni jouer au
ping-pong, mais lui, il est très content d’être là…
Véro insiste, avec brusquerie.
— Bon, ça va, on se rhabille, Nil cède, hausse les épaules.
En plein soleil, ils traversent la Concorde. Anthony doit faire un saut à la Cité universitaire,
voir un copain.
— J’accompagne Anthony ! lance Véro.
Agacé, Nil manque de s’écrier, excellente idée ! moi aussi ! Il se ravise. Il ira porter les
photos à développer, rue Gay-Lussac, ils se retrouveront plus tard.
Ils sont devant la Madeleine. Anthony et Véro s’éloignent. Nil les suit des yeux jusqu’à ce
qu’ils se perdent dans le flot des promeneurs. Il s’assied sur les marches de l’église
(pourquoi ce malaise, ce pressentiment vague de quelque chose qui n’aurait pas dû être,
cette soudaine angoisse ? non, ce n’est pas possible, Véro n’est pas en train de me monter
un coup fourré, de me doubler, ce serait vraiment trop moche… j’ai en elle une confiance
absolue… pourtant, tout à l’heure, à la piscine, il y avait dans son regard, dans sa voix, un je
ne sais quoi de dur, de résolu, d’implacable, que depuis huit ans que je la connais je ne lui
avais jamais vu)
Il monte dans le 84
(non, pas seulement un air résolu… un air obstiné, sournois… et sa façon de m’expliquer
Anthony, saugrenue et déplaisante)
Il dépose les photos, rentre chez lui. Dans la boîte, une lettre qu’il sait qui est d’Eléonore, à
cause de l’encre violette, du cachet de cire, du timbre à l’effigie de la reine d’Angleterre. Il
l’ouvre, la lit en montant l’escalier, Eléonore qui vit depuis six mois à Londres lui annonce
qu’elle viendra à Paris trois jours fin août, qu’elle espère qu’il lui consacrera une soirée, je
t’envoie mille baisers parfumés au patchouli, c’est l’odeur de Londres, j’adore ! si tu aimes,
dis-le-moi, je t’en apporterai, ainsi que des confitures merveilleuses, du thé et des biscuits
de toutes sortes, les Anglais sont les maîtres pour cela
(Vladyka, Anthony, Eléonore, c’est un vrai débarquement londonien… le patchouli, le
parfum de Judith… Judith qui, elle aussi, sera de retour à Paris fin août… Judith, Eléonore, il
ne manque plus qu’elles pour que le ballet soit au complet…)

Le sinistre, le vide de la place Monge, dimanche après-midi. Nil est assis sur le trottoir, les
pieds dans le ruisseau, une bouteille de whisky entre les jambes, la tête penchée sur la
poitrine, il rognonne des mots sans suite, Athos ivre confiant à d’Artagnan le secret de la
trahison de sa femme
— … la petite salope… des frelons dans le calcif, comme les autres… une chienne en
chaleur…
Il imagine leurs baisers, leurs caresses, le voyage en train d’abord, Anthony à la fenêtre,
vitre baissée, cheveux blonds dansant au vent, puis à Creil le bois où ils se sont enfoncés
pour flirter, le soleil qui, perçant la futaie, mouchette d’or la poitrine laiteuse de
l’adolescent, sa femme se désaltérant à ces lèvres vierges et douces… Il se sent misérable,
exclu. Le malheur est en lui, comme un cadavre au fond d’une citerne. Ce stylet aigu et
subtil qui lui perce le cœur, c’est la souffrance, et Nil se regarde souffrir, avec consternation.
Cette déchirure affreuse l’atteignait dans son corps autant que dans son âme : c’était
comme si une main l’avait saisi à la gorge, à l’estomac, à la poitrine, en une étreinte
irrémissible.
L’horloge de la place Monge marquait sept heures moins cinq, et Anthony, parti en fin de
matinée pour Creil chez un ami, n’était toujours pas de retour. Véronique l’accompagnait.
Nil était certain d’avoir demandé à sa femme, avant d’aller à la gare, passez me prendre à
Deligny. Ils n’étaient pas venus, journée empoisonnée par l’attente, et ç’avait été pire
quand, revenant de la piscine, il était rentré dans un appartement vide. Matouchka, seule,
allongée sur son lit, devant la télé.
Impossible de rester assis, à les attendre. Nil erre dans le quartier, achète une bouteille de
scotch chez le Tunisien de la rue Larrey, échoue place Monge.
Les autos, rasant le trottoir, lui soufflent leur gaz puant dans le nez. Nil se lève, gagne en
chaloupant le centre de la place, se laisse glisser le long du socle privé de statue, parmi les
crottes et les plumes. A une quinzaine de mètres, un pépère distribue des graines aux
pigeons. Nil se redresse, s’approche de lui. Appuyé contre un arbre, il regarde les oiseaux,
frou frou, frou frou, lalalala la femme… haute silhouette un peu tordue dans son jean bleu
pâle, c’est ainsi que Véronique le découvre, fixant des yeux les pigeons, une bouteille à
moitié vide à la main, fredonnant l’air que chante Gabin au début de la Grande illusion. Elle
était rentrée rue du Fer-à-Moulin avec Anthony depuis un quart d’heure environ, Irène lui
avait lancé d’un ton narquois
— Si tu t’intéresses à ce que devient ton mari, je l’ai aperçu place Monge, assis sur le
trottoir. Il avait un drôle d’air.
Véro accable Nil, en russe, de sobriquets tendres, de reproches affectueux, de soins
empressés, elle l’enveloppe de gaze amoureuse. Elle le soutient jusqu’à la maison des
Rouschitz. Il s’assied à la porte, refuse d’entrer. Véro s’assied à côté de lui. Voix mauvaise,
hachée, il déroule son sentiment d’abandon, son intuition qu’elle essaye de faire cavalier
seul, hier la Cité U, aujourd’hui Creil, Véro l’écoute, proteste doucement, elle n’avait pas
compris qu’il voulait les accompagner, c’était un malentendu, Nil, soulagé d’avoir parlé,
bercé par les paroles de sa femme, accepte d’entrer, les autres sont déjà à table, il mange un
peu de soupe sous l’œil absent de Matouchka qui dans la vie ne comprend que ce qu’elle a
envie de comprendre, chantonne frou frou, très vite se retire, s’enferme dans la chambre
d’Anthony, se jette sur le lit, presse son visage contre l’oreiller qu’imprègne le parfum du
jeune garçon.
Celui-ci ne tarde pas à le rejoindre. Il s’assied au bord du lit, se penche sur Nil, l’embrasse
sur la joue, saisit sa main, qu’il caresse doucement ; puis, allumant une rondelle de charbon
de bois, il fait brûler de l’encens dans une soucoupe.
A voix basse, ils parlent. Ils protestent tous deux qu’ils ne veulent pas que l’autre soit
malheureux. Nil explique qu’en voyant qu’ils avaient préféré faire le voyage de Creil sans
lui, il s’était senti rejeté, trahi. Anthony assure que Véro ne lui avait pas dit qu’il désirait
qu’ils passent le prendre à Deligny. Nil regarde l’adolescent. Lui, il le croit.
— Je ne suis pas très expansif, je suis un homme du Yorkshire, un homme du Nord, mais tu
dois savoir que je t’aime vachement, que dans mon cœur Véro et toi, c’est la même chose,
Anthony murmure et, se penchant à nouveau, il embrasse Nil au coin des lèvres.
Il se lève.
— Je vais parler à Véronique.
Nil demeure encore une dizaine de minutes ainsi, allongé dans l’obscurité. La tête lui
tournant un peu, il sort à son tour, respirer l’air de la nuit. Il remonte la rue de la Clef,
jusqu’au jardin de la place du Puits-de-l’Ermite. C’est là que Véro le rejoint. Aussitôt, elle
l’attaque.
— Je viens de voir Anthony. Il est bouleversé. Il a décidé de quitter les Rouschitz, de
retourner chez son oncle. Et nous deux, c’est fini.
Nil s’assied sur la margelle de pierre qui entoure le jardin, le dos contre la grille. Sa femme,
debout devant lui
(quelle haine, dans son regard !)
tape du pied, sa colère crève, poche de fiel
— Tu es content, hein ? Tu as joué au martyr, et ça l’a désespéré, car il t’aime. Te voilà
vengé ! que tu me trompes et que je souffre, c’est naturel, mais pour une fois que c’est à toi
de souffrir un peu, il faut que tu fasses un éclat ! maintenant, c’est fini ! Anthony et moi, on
ne s’embrassera plus, on ne se verra plus !
(cette voix métallique, ce visage hostile, ces imprécations, qu’a-t-elle fait de son personnage
insinuant et composé, c’est une autre femme, cynique et brutale, une furie, tendue vers
Anthony, soûle d’Anthony, et moi, je suis le gêneur, le salaud qui lui vole son jouet, à
présent j’en suis sûr, Véro n’a jamais eu l’intention de me suivre, elle a feint d’entrer dans
mon jeu pour me neutraliser, me rouler dans le chocolat, mais ce qu’elle veut en réalité,
c’est le tête-à-tête avec Anthony)
— Je n’ai rien dit à Anthony qui puisse le désespérer et ça m’étonnerait fort qu’il le fût…
Anthony est comme moi, à ses yeux nous sommes inséparables, il est exclu que l’un de nous
fasse cavalier seul… je te rappelle notre pacte, Véro, notre complicité, et je te préviens, ton
trip petit-bourgeois, le mari, la femme et l’amant, ça pourrait marcher avec n’importe qui,
un de tes copains de fac, un inconnu que tu draguerais dans la rue, mais pas avec Anthony…
cette aventure, ou bien nous la vivrons ensemble, ou bien personne ne la vivra… et si tu
veux la guerre, tu l’auras… après tout, je n’ai besoin ni de ta présence ni de ton aide pour
mettre un collégien anglais dans mon lit… pour toi, pour nous, je t’en prie, ne nous enferme
pas dans la banalité mesquine d’une caleçonnade de boulevard, ce serait la catastrophe, la
rupture…
Véro s’est ressaisie. C’est d’une voix douce qu’elle réaffirme qu’il s’agit d’un quiproquo, que
le matin elle n’avait pas compris qu’il souhaitait les accompagner à Creil, qu’elle joue franc
jeu.
— Quand je suis avec Anthony, je lui parle tout le temps de toi, elle fait, baissant les yeux.
Leur querelle devenait sans objet. Il s’agissait à présent de rattraper Anthony avant qu’il ne
fasse une sottise. Véro l’avait vu se diriger vers la Seine, et bien que l’enfant du Yorkshire
ne fût pas homme à se jeter à l’eau, Nil était inquiet. Ils longèrent les quais entre les ponts
d’Austerlitz et Saint-Michel, remontèrent la rue Saint-Jacques, visitèrent les bistrots
bourrés de jeunes étrangers où ils avaient parfois pris un pot avec Anthony, sans résultat.
Ils entrent dans le tabac qui forme l’angle de la rue Saint-Jacques et du boulevard Saint-
Germain, téléphonent chez les Rouschitz, ou plutôt Véro téléphone, Nil l’attend à la
terrasse, deux minutes s’écoulent, Véro rejoint Nil, Anthony est retrouvé, il avait fait une
promenade du côté de Censier, puis était rentré à la maison. Nil arrache une page de son
carnet : « Anthony, ne sois pas triste. Je veux que tu sois heureux. Si tu es heureux, si
Véronique l’est, je le serai aussi. Sois tranquille et en paix. » C’est Véro qui glisse le billet à
Anthony, dans la cuisine des Rouschitz, les larmes aux yeux. Anthony le lit et déclare, je le
garderai jusqu’à ma vieillesse.
Pour fêter leur réconciliation, ils achèvent le whisky. Anthony veut porter un toast. Il lève
son verre
— A nous trois !
son regard qui enveloppe tendrement Nil et Véro, sa voix douce et harmonieuse.
13
Anthony s’est enfermé dans la salle de bains. Nil entre dans la chambre du jeune garçon,
saisit un carnet posé sur la table de chevet à côté de la soucoupe où, la veille, ils ont brûlé
de l’encens, le feuillette
She wants to have sex with me and she tells me how ridiculous is my refusal to go with her
to his flat of rue Monsieur-le-Prince
(je ne suis pas le curieux extravagant qui jette son irréprochable épouse dans les bras d’un
ami, je suis le mari d’une femme insinuante et composée, née pour l’intrigue, qui depuis
Pâques n’a pas cessé un instant de mener sa barque avec ruse et détermination)

Rue Monsieur-le-Prince, Nil range la garçonnière, retape le lit, laisse quelques signes de son
passage : trois roses rouges, des bâtonnets d’encens, la lampadka allumée devant les icônes.
Déjeuner chez les Rouschitz. Anthony bâille, se dit fatigué, veut faire la sieste. C’est presque
de force que Véro et Nil le poussent dehors. Ils prennent un thé à la mosquée. Nil retourne
travailler rue du Fer-à-Moulin. Véro et Anthony restent seuls.

Nil se sent léger, presque heureux. Il annote une conférence d’otietz Nikolaï, mais vite il
abandonne. Il n’a pas la tête à la kénose du Verbe. Il a besoin de marcher. Il sort. Il se dirige
vers Saint-Michel. Rue Saint-Séverin, il a une bouffée d’émotion religieuse, pénètre dans
l’église, allume trois cierges. Il regarde sa montre. Trois cierges, trois roses rouges, en ce
même moment, rue Monsieur-le-Prince
(à la place de Véro, Eléonore m’aurait dit, viens nous rejoindre dans une heure, mais avec
Véro, tout reste à faire)
Des images sensuelles dansent devant ses yeux. Trois heures et demi. Ils ont rendez-vous à
six heures moins le quart, au Luco, pour aller voir Brewster Mc Cloud à la séance de six
heures.
(deux heures pour draguer une fille et la mettre dans son lit, c’est court, et d’ailleurs mon lit
est occupé)
Il saute dans un taxi, se fait conduire à la Madeleine, lève une pute. Jeune, belle, experte. Ils
se quittent rue Saint-Florentin, à la porte de l’hôtel. Le ciel est mauve et noir. Nil traverse le
pont de la Concorde, quand l’orage éclate. Il court se réfugier à Deligny. Sa chemise et son
jean sont à tordre. Il se déshabille, plonge dans le bassin.
Il nagea. L’eau devait être froide, mais comparée à celle qui tombait du ciel elle paraissait
tiède, et ce bain sous la pluie était une sensation contrastée, et voluptueuse. Après l’amour
sans amour et les caresses vénales, ces eaux le lustraient. A nouveau, il songea à
l’adolescent qui à la même minute recevait le baptême de la femme, et il se sentit plus
proche de lui qu’il ne l’avait été de la fille durant leur mélange épidermique, rue Saint-
Florentin. La passion, c’est coucher, mais c’est aussi ne pas coucher.
Au bar de la piscine, il tombe sur un copain de régiment, vrai dingue de cinoche, qui, perdu
sur son piton rocheux dans les Aurès, entre deux séances de crapahu, écrivait des lettres du
genre – Nil se trouvant alors en métropole, my dear Nil, je pense aux sublimes moments
que tu dois connaître, j’aimerais que tu me parles de
Deep in my heart de Donen
L’Intendant Sansho de Mizogushi
Psycho de Hitchcock
Heller in pink tights de Cukor
La bataille de Marathon de Tourneur
et si tu regardes la T.V. aux bons moments, de Hangmen also die et de Western union de
Fritz Lang. Notre régiment étant passé troupe d’intervention nous participons à des
opérations dans un rayon de 4 à 50 km, ce qui nous fait coucher sur le terrain pendant 8 ou
10 jours…
Nil boit un lait chaud. La grêle tombe drue, mais au-dessus du Palais-Bourbon le soleil
perce l’orage, et un faisceau de rayons, tendu entre ciel et terre comme une corde d’or,
éclaire les planches. Les deux garçons sortent de leur abri, s’exposent au soleil. La couleur
miel de la ville alentour, l’odeur de l’ozone, le bruit sec des grêlons frappant l’eau de la
piscine, instant chargé de mélancolie et d’électricité, inoubliable.
Au Luxembourg, Véro et Anthony ne sont pas seuls. Edward, un camarade d’Anthony, les
accompagne. Nil embrasse sa femme, pose ses lèvres sur la tempe d’Anthony, duvet blond.
Au Cujas, Véro s’assied entre Nil et Anthony. Coïncidence, Brewster Mac Cloud comporte
une scène de dépucelage d’un garçon par une fille. Quand la fille dit au garçon à qui elle
vient de donner sa première leçon d’amour, maintenant je me sens responsable de toi, Véro
tourne rapidement la tête vers Anthony, puis vers Nil.
Edward les quitte au coin de la rue Soufflot. Ils rentrent au Fer-à-Moulin, où Matouchka les
attend à dîner. Durant le trajet, aucun d’eux ne fait la moindre allusion aux événements de
l’après-midi. Ce n’est qu’au moment de pénétrer chez les Rouschitz qu’Anthony souffle à
l’oreille de Nil
— Merci pour l’encens.
Véronique s’active. Cuisine, vaisselle, confection d’un colis destiné à André.
L’allégresse de Nil s’est évanouie. Il se sent floué. Il cafarde. Il sort.
Rue Monsieur-le-Prince, il brûle de l’encens, met sur le pick-up Tchto stoïch ounyla,. la
chanson russe préférée d’Anthony, s’allonge sur le lit pour y recréer les étreintes des deux
amants, y flairer le parfum de leurs corps, mais ce simulacre dérisoire ne fait qu’exacerber
le malheur affreux qui lui colle à la peau comme la tunique de Déjanire aux membres
d’Hercule. Il se tourne, se retourne sur la couverture, il gémit. Il revoit Véronique recopiant
pour Anthony les paroles de Tchto stoïch ounyla avec le soin, la tendresse que, sept ans plus
tôt, elle mettait à copier pour lui celles des chansons d’Okoudjava. Et maintenant, cette
chambre…
(je ne pouvais pas ignorer que si Véro couchait avec Anthony, elle risquait d’être
sensuellement, affectivement captivée… alors, pourquoi avoir permis, orchestré cette folie ?
pourquoi ce suicide ? parmi mes nombreux visages, en est-il un, obscur, inavoué, qui
souhaite la rupture avec Véronique ? Il y a une fatalité dans tout cela, et malgré l’ovale
charmant de son visage, ses yeux en amande, ses boucles d’or pâle, ses joues vermeilles, ses
lèvres rouges et gonflées, ses dents de nacre, son sourire ensorceleur, Anthony n’a pas
surgi dans ma vie pour n’être qu’une aventure, un nouveau nom à un tableau de chasse, il
est, je le sais, l’ange mystérieux de quelque terrible Annonciation)
Deux fois, Véro téléphone. Elle insiste pour qu’il passe la nuit chez les Rouschitz. Elle veut
lui raconter. Il hésite. Ce n’est qu’à une heure du matin qu’il se décide à rentrer rue du Fer-
à-Moulin.
Couchée dans le petit lit d’André, sa tête ébouriffée émergeant d’une chemise de nuit bleu
ciel, Véro invite son mari à s’asseoir à côté d’elle.
— Questionne-moi.
Nil n’a pas posé trois questions que déjà il étouffe de honte d’être ainsi réduit au rôle
misérable de voyeur. Quoi ? ce comptable obscène de positions et de caresses, c’est sa
femme ? ce personnage échappé d’un film porno série B, c’est l’être à qui il a donné son
nom, et sa foi ? Il se maîtrise pourtant, et c’est ainsi qu’il apprend qu’avant l’amour Anthony
a retourné contre le mur la photo du métropolite Théophane, que la peau de son dos est, à
la langue, moins douce, plus râpeuse que la sienne… A mesure que Véro parle, Nil est
envahi par un incoercible sentiment de frustration, et par la certitude absolue qu’il n’a pas
devant lui une complice, mais une rivale, qui, depuis leur première conversation au sujet
d’Anthony, n’a pas cessé un moment de lui mentir, de le traverser, de le jouer.
Sa rage éclate.
Atroce, comme il sait l’être en de semblables occasions. S’il est une dupe, elle n’est qu’une
chienne en chaleur, et une chienne en chaleur, ça ne se ménage pas. Enfant gâté de la vie,
accoutumé au bonheur, Nil réagit à la souffrance comme un éléphant à la brûlure d’une
flèche : en saccageant tout autour de lui.

Au matin, Véro se réveille avec ses yeux de Chinoise, gonflés d’avoir beaucoup pleuré. Elle
ne se montre pas à Anthony, qui sort avec Nil.
— A ta place, il y a longtemps que j’aurais explosé ! lance le gosse, timidement.
Nil est d’excellente humeur. La présence d’Anthony l’apaise. Auprès de lui, il ne ressent ni
jalousie ni souffrance, mais seulement de la joie.
— Ce qui s’est passé hier après-midi serait sordide si je ne t’aimais pas. C’est mon amour
pour toi qui boucle le cercle, et le justifie. Les théologiens disent que l’amour qui unit
l’homme et la femme est l’icône de l’amour qui circule entre les personnes de la Trinité.
Oui, mais l’amour trinitaire n’est-il pas également présent dans le lien triangulaire qui nous
unit, Véro, toi et moi ?

Sur l’esplanade du Trocadéro, parmi les marchands de cartes postales et les gamins qui
patinent à roulettes, Nil et Anthony causent d’abondance, sautant brusquement du fou rire
à la confidence grave, de l’émotion à la plaisanterie. Nil s’applique à transmettre à
l’adolescent le meilleur de soi. A seize ans, la vie adulte se présente comme une planète
inconnue, et hostile. Nil a vécu cela. Aussi tâche-t-il d’être avec Anthony l’aîné qu’il aurait
aimé rencontrer à son âge. Loin de l’éblouir par des paradoxes cyniques, il voile ce que sa
pensée a de choquant, veille à ne rien dire qui puisse lui faire du mal.
Véronique les rejoint, boudeuse, agressive, comme irritée par leur intimité
(elle est jalouse, et ne se donne même plus la peine de masquer sa jalousie, une tigresse,
toutes griffes dehors, il est inimaginable qu’en septembre nous reprenions notre vie
d’avant, comme si de rien n’était, sous la photo – retournée – de Vladyka et notre icône de
mariage, désormais souillée, occultée, l’entrée d’Anthony dans notre vie marque la fin d’une
époque, quelque chose d’autre va naître, qui pourrait être extra, mais qui sans doute ne le
sera pas, à cause du trip petit-bourgeois, possessif, de Véro)
Ce soir, ils dînent chez le camarade de régiment de Nil. Auparavant, ils prennent un pot
dans une brasserie des Champs-Elysées. Nil évoque la possibilité de redistribuer les rôles,
prévient Véro
(c’est la première fois que je parle aussi clairement en présence d’Anthony)
que jamais il ne se prêtera au schéma vaudevillesque du mari, de la femme et de l’amant,
grotesque, indigne d’eux, et que si, par malheur, elle ne le comprenait pas…
— Ne divorcez pas ! si vous divorcez, je me tue ! Anthony proteste.
14
Ils ne se quittent plus.
Deligny, le jardin des Plantes, les cinoches du Quartier latin, les petits restaurants de la
Mouff et de Saint-Germain, avec bougies, côtes de bœuf, vin de bordeaux et guitaristes
barbus.
(Véro joue-t-elle sincèrement le jeu de la complicité, ou ne le joue-t-elle qu’à corps
défendant, à contrecœur ? difficile à dire… Anthony, lui, est merveilleux)
Déjà, ils font des projets d’avenir. A Noël, pendant les vacances scolaires du collégien, ils
iront à Venise, ou à Marrakech.

Ils boivent du lait chaud à la cannelle et au rhum, dans l’arrière-salle de la Rhumerie. Ils
sont euphoriques, gonflés d’une tendresse réciproque. Anthony embrasse Véro. La jeune
femme transmet le baiser à Nil. Ils flirtent ainsi tous les trois, gentiment, en copains.

Ils descendent la rue Mouffetard. Au coin de la rue Ortolan, Véro s’arrête, saute au cou de
Nil, puis à celui d’Anthony, avec une passion égale.

Rue Monsieur-le-Prince. Bain parfumé, alcool, déjeuner macro, musique russe, encens.
Après le repas, ils s’allongent sur le lit, Anthony dans le peignoir de Nil, celui-ci vêtu de la
djebbha achetée en Syrie, Véro nue sous son pull.
D’abord, ils demeurent immobiles. Puis ils s’animent.

…………………………………………………………………………..

Véro fait du thé, Anthony enregistre au magnétophone des poèmes de Keats et de Byron
Young Juan now was sixteen years of age
(heures exquises qui rachètent, cicatrisent, justifient les angoisses passées)
— Si on rentrait chez les Rouschitz ? propose Véro avec brusquerie.
Les garçons bavardent gaiement. Marchant à l’écart, Véro demeure silencieuse.
A peine de retour rue du Fer-à-Moulin, elle déclare
— Je sors, j’ai besoin d’être seule.
Anthony propose à Nil de l’accompagner à la mosquée. Nil a un coup de fil à donner, il
rejoindra Anthony plus tard.
Nil pénètre dans la mosquée, il s’avance, un sourire aux lèvres, quand au fond du patio,
assise auprès d’Anthony, il voit sa femme. Il s’arrête pile, rebrousse chemin, va au jardin
des Plantes, saisit une chaise de fer, s’installe face au soleil couchant, les pieds nus posés
sur le gazon
(c’est ça. son besoin de solitude ? une ruse pour m’écarter et se retrouver en tête à tête avec
Anthony… ainsi, elle n’a pas renoncé à sa mesquine chimère de petite-bourgeoise
énamourée, elle continue à me trahir… je suis sûr que dès qu’elle est seule avec Anthony,
elle s’emploie à lui dire du mal de moi, à tenter de le dresser contre moi… être plus que
jamais vigilant, sur mes gardes…)
Le soir, Véro veut aller en boîte. Ils vont danser dans un night-club de la rue Galande. Entre
deux danses, vautrée sur un canapé, Véro flirte avec Nil et Anthony, passe d’une bouche à
l’autre, indifféremment.

Deux nouvelles séances de baizouille triangulaire, rue Monsieur-le-Prince. La première


s’achève par une dispute saignante entre Véro et Nil
(nous n’avons pas les nerfs de notre cynisme)
suivie d’une réconciliation. La seconde est plus harmonieuse. S’étant retiré sur le balcon
pour profiter du soleil, Nil observe sa femme à travers la vitre, cuisses écartées, genoux
relevés, accueillant Anthony. Il contemple le corps mince du jeune garçon, ses petites fesses
blanches, leur va-et-vient frémissant. Dès qu’il a joui, l’écolier qui est attendu par des
camarades de classe, saute du lit, se reculotte. Nil, s’allongeant sur Véronique, prend sa
place. Très vite, son sperme se mêle à celui du gosse.

Sac au dos, Anthony part visiter les châteaux de la Loire avec son meilleur ami, Jack. L’au
revoir est tendre. Anthony distribue force baisers. Déjà les deux collégiens s’éloignent,
quand Anthony se retourne et crie, en russe, aux Kolytcheff, je vous aime
— Ya Vass lioubliou !

Ils avaient cru que leur commune tendresse pour le jeune garçon conforterait leur mariage,
serait une couche de peinture neuve sur leur amour ancien. Or la fièvre tierce qui les brûle
agit entre eux comme un brouillard où, à deux mètres, on ne se voit ni ne s’entend. Ils
l’éprouvent bien en cette première journée vécue sans Anthony. Cette absence affadit tout,
leur montre qu’ils ne se suffisent plus l’un à l’autre. Nil est gauche, Véro maussade, et, rue
Monsieur-le-Prince, où elle a passé avec Nil et Anthony des heures qui lui semblaient
toujours trop brèves, elle piaffe pour rentrer chez les Rouschitz. Un moment, du balcon, Nil
la vit, assise devant la fenêtre, de l’autre côté de la vitre. Son visage était flou, fantomatique,
se mêlant au ciel et aux nuages qui se reflétaient dans le carreau. Cette femme lointaine,
irréelle, c’était la sienne, dont l’image brumeuse ne devait plus cesser de le poursuivre,
exacte figure de la liquéfaction de leur amour
(notre couple est foutu… Véronique, c’était l’icône du Christ, la femme ultime, la sécurité et
le roc, le miroir qui réfléchissait ma face lumineuse, ma face de gloire… même si nous
continuons à nous aimer, à nous désirer, ce ne sera plus jamais comme avant, ce qu’il y
avait d’unique dans notre relation a disparu, et ce qui reste, je peux le vivre avec n’importe
quelle fille, Véro avec n’importe quel mec… à l’icône s’est substitué un cliché, à Isaïe réjouis-
toi un air de Cosi fan tutte…)

Judith est de retour à Paris


(elle ressemble à un jeune hippocampe, elle est belle, émouvante et drôle, je suis certain
que Véro lui a confié notre secret, que c’est d’elle que Véro est amoureuse, Anthony n’étant
qu’un substitut)
Nil téléphone à Londres pour prévenir Eléonore que lorsqu’elle viendra à Paris, il sera
heureux de lui offrir l’hospitalité, rue Monsieur-le-Prince.
Anthony, qui semble préférer le studio des Kolytcheff aux châteaux de la Loire, au lieu de ne
rentrer à Paris que le jour de son départ pour Londres, débarque rue Monsieur-le-Prince
avec vingt-quatre heures d’avance. Ni son oncle Derjavine ni les Rouschitz ne sont mis au
courant de ce retour anticipé, car c’est avec Nil et Véro, qui le jour même réintègrent le
domicile conjugal, que le collégien veut vivre sa dernière nuit parisienne.
Après-midi à Deligny, cinéma, dîner. Quand vient l’heure de se coucher, les trois complices
installent Jack dans le vestibule — matelas pneumatique et sac de couchage –, ferment la
porte de séparation. Anthony feint de vouloir dormir sur la moquette, mais ne tarde pas à
rejoindre Nil et Véro dans leur lit.
Ils ne s’assoupirent qu’à l’aube après s’être entremêlés toute la nuit, Véronique dirigeant
les opérations avec l’assurance d’un pilote d’un avion à double commande. Les deux
manches à balais furent les premiers à s’amollir. Le pilote, lui, était infatigable.
Sur le quai de la gare Saint-Lazare, adieux émus, baisers, promesses de s’écrire très vite. Nil
trace un signe de croix sur la poitrine d’Anthony. Véro l’imite.
Le lendemain, nouvelle dispute
(elle me reproche ce qu’elle appelle mon mépris de la femme, ma rage de destruction)
Cette nuit-là, les nuits suivantes, Véro couchera chez Judith, boulevard de Port-Royal.
Nil prend rendez-vous chez un avocat.
15
Chers Nil et Véronique,
Je suis revenu à Londres, à l’ennui et à une solitude que j’ai jamais éprouvées avant dans
ma vie ; mais bien que je sois triste que nous soyons séparés, je suis aussi extrêmement
content en même temps, si cela est possible : je sens votre présence près de moi, j’entends
le joli rire de Véro dans les oreilles et je vois ton sourire, Nil, aux lèvres. Ces dernières
semaines ont été les plus gaies et les plus heureuses dans ma vie, malgré « le temps des
malentendus » et les heures où nous nous sommes rendus tristes.
En ce moment je me trouve dans ma chambre, tout le monde s’est déjà couché et il pleut
dehors. Vos photos sont en face de moi, et l’icône de Véronique trône au-dessus de Jimi
Hendrix. Je vais la faire bénir demain puisqu’il est le jour de la Transfiguration (ancien
style).
C’est grâce à vous deux, à tes livres, à vos lettres, à nos conversations, à notre amour que je
commence à me connaître un peu et à savoir ce que je veux dans la vie ; j’ai encore très loin
à courir, mais j’espère que vous serez toujours là pour m’aider, pour m’encourager dans les
jours de peine – je sais que vous m’avez déjà beaucoup aidé tous vous deux et c’est une très
grande requête que ie vous demande et j’ai très peu à vous offrir en retour mais j’espère
tout de même…
Ecrivez-moi
Je vous embrasse très fort
Anthony
16
(c’est une lettre adorable, et qui exprime une telle confiance, une telle tendresse ! qui, après
l’avoir lue, pourrait nous accuser d’avoir « débauché » un garçon si jeune ? tout y est pur,
limpide, le contraire du « péché »)
Ce qui bouleverse le plus Nil, c’est le naturel avec quoi le collégien les confond. Véro et lui,
dans son cœur, les associe dans ses projets comme dans ses souvenirs. Avec une pareille
lettre en poche, la consultation chez l’avocat lui paraît sans objet, une insulte aux
sentiments et aux vœux d’Anthony. C’est résolu à ne rien entreprendre qu’il se rend chez M e

Béchu.
L’après-dînée, à la mosquée, assis sur une des banquettes défraîchies du salon, l’écrivain
déroule à sa femme une science toute neuve, le divorce qui pour le droit français est une
sanction qui frappe un coupable, procédure, conciliation, faire défaut, demande
reconventionnelle… Il sort la lettre d’Anthony, la tend à Véro
— Tu verras, nous sommes indissociables, Véro et Nil for ever !
Véro fronce le nez, saisit la petite enveloppe bleue. Elle lit la lettre, en silence. Elle la rend à
Nil.
— Tu as raison, c’est une très belle lettre.
Elle pose sa main droite sur celle de Nil.
Il doit savoir qu’elle ne sera jamais un poids pour lui, que s’il veut divorcer, elle fera ce qu’il
lui dira de faire ; mais avant de prendre une décision aussi grave, ils doivent réfléchir, peut-
être se séparer durant quelques semaines… un vent de folie les a soulevés, il faut lui laisser
le temps de retomber.
Ils se promènent dans les rues sombres, ils causent de Judith, d’Eléonore. Nil a enlacé les
épaules de Véronique, ils s’embrassent. Beaucoup de nejnost, de douceur.

Eléonore traversa la rue Monsieur-le-Prince comme un charmant courant d’air. Quatre


jours d’intimité amoureuse durant lesquels Nil refit connaissance avec la vivacité, la
sensualité de la plus papillonnante des maîtresses. Eléonore aimait les hommes, les
femmes, les petits garçons, elle avait trois amants réguliers, une foule d’aventures
éphémères, sa spécialité étant de se fourrer, un peu comme la Justine de Sade, mais sur le
mode gai, dans d’invraisemblables histoires qu’elle racontait ensuite avec une perversité
naïve, désarmante, qui faisait la joie de l’écrivain.
Nil lui parla, vaguement, d’Anthony, fut sur le point de lui donner, puisqu’elle rentrait à
Londres, le nom de famille et l’adresse du collégien, se ravisa
(ce ne serait pas chic de court-circuiter Véro)

Boulevard de Port-Royal, Nil sonne chez Judith. Il est impatient de revoir Véronique
(son mémoire de maîtrise, la sortie de mon roman, nous aurons un mois de septembre
intéressant, nous pourrons nous retrouver en profondeur)
Personne n’ouvre. Sans doute Véro est-elle chez les Rouschitz.
Matouchka est au salon, avec Irène.
— Véronique est là ?
Matouchka a un mouvement de tête
— Vous n’entendez pas ?
De la chambre d’André s’échappe un flot musical.
Dans un nuage de fumée, Judith et Véro, allongées sur le lit.
— Salut ! lance Véro, avec un petit geste de la main.
— C’est les Floyd, commente Judith.
— Tu veux cloper ?
Véro lui tend un paquet de gitanes.
Il hoche la tête.
— Tu ne travailles pas à ton diplôme ?
— J’vais en bibli, piquer des notes… Judith a déjà remis le sien, alors elle m’aide…
— Et toi, quand dois-tu le remettre ?
— En octobre… oh ! écoute ça, Judith, c’est terrible !
Têtes collées l’une à l’autre, elles chuchotent, sans plus se soucier de Nil. Furieux, gêné,
l’écrivain s’assied au pied du lit où il a dormi une partie de l’été.
Quelques minutes se passent.
Véro a la bougeotte, elle saute d’un point à l’autre, fume clope sur clope, gestes saccadés,
rire strident
(voilà plus de huit jours que nous ne nous sommes pas vus et elle ne me regarde pas, jamais
ses yeux ne se posent sur moi)
n’y tenant plus
— Véro, j’ai à te parler !
Elle jette un coup d’œil à Judith, soupire, suit Nil dans la chambre d’Alexandra. Il s’assied
sur le lit. Elle reste debout, appuyée à la cheminée. Son animation est tombée. Elle paraît
braquée, sur la défensive.
— C’est à cause d’Eléonore, ce numéro ?
Elle rejette la tête en arrière.
— Laisse tomber, man ! ça, c’est notre folklore.
— Si ça ne te fait rien, je préfère le nôtre.
Elle ne répond pas. Elle fixe le mur au-dessus de Nil, le visage fermé.
— Tu sais, j’ai regretté que tu n’aies pas voulu la voir, la compl…
— Eléonore, c’est ton problème, Véro coupe.
Nil se tortille, embarrassé. Il ne sait plus par quel bout la prendre.
— Tout à l’heure, je suis passé chez Judith, je pensais que tu y serais.
Elle rougit.
— Tu es allé à Port-Royal ?
(pourquoi rougit-elle ainsi ?)
Elle tape du pied.
— Tu n’as pas à me relancer là-bas ! Judith, c’est mon amie, mon domaine !
Blessé, Nil rougit à son tour.
— Tu ne me demandes pas si nous avons reçu une lettre d’Anthony ?
— Ah oui ! on a reçu quelque chose ? elle fait, d’un ton détaché.
(comme c’est bizarre, cette indifférence)
Non, Anthony n’avait pas écrit depuis sa lettre si belle. Voilà quinze jours qu’il gardait le
silence. En revanche, Nil avait reçu une invitation à un colloque qui se tenait à Canterbury, à
la fin du mois.
Véronique se redresse.
— Et moi, j’suis invitée ?
— Non.
— Je suis sûre que tu as subtilisé mon invitation ! elle crie, l’œil méchant, furieux.
— Mais… je ne comprends pas… pourquoi diable aurais-je subtilisé ton invitation ? il
balbutie, stupéfait.
Elle se mord les lèvres, frémissante
— Pour m’empêcher de revoir Anthony !
— Anthony n’a rien à faire dans cette histoire, ce que tu dis est absurde, je suis invité sans
toi, d’ailleurs je n’irai pas, et de toute manière avec ton diplôme…
— C’est dommage… de Canterbury à Londres, c’est pas loin, j’aurais volontiers été à
Londres pour revoir Anthony… je l’aurais revu avec plaisir…
Ces mots, Véronique les a prononcés d’un ton chantant, comme une comptine qu’elle se
réciterait à soi-même. Elle semble immergée dans un rêve qui l’entraîne au loin, et où son
mari n’a point de part.
Cette attitude est si peu ce que Nil attend de sa femme, qu’il en est extrêmement choqué,
meurtri. Néanmoins, il s’obstine
— Ecoute, Véro, laissons un instant Anthony. C’est un gosse que nous aimons beaucoup,
c’est entendu, nous le reverrons à Noël, si tout se passe bien, mais dans l’immédiat,
l’important, c’est nous, notre mariage, l’unité de notre couple…
Véro soupire, et articule, l’air excédé
— Je te trouve très pesant.
Nil sursaute, outré.
— Pesant ? qu’appelles-tu pesant ? Je crois plutôt que je suis malheureux…
— Moi, je ne suis pas malheureuse, elle fait, tranquillement, et, sans un regard pour son
mari, quitte la pièce. L’audience est terminée.
Nil rentre me Monsieur-le-Prince, l’angoisse au cœur. Cette inconnue au rire hystérique,
aux yeux durs, cette absente, était-ce son amour, son épouse ?

Nil range le studio. Il porte chez le blanchisseur les draps où Eléonore et Anthony ont
dormi. N’ayant plus de draps propres, il déroule son vieux sac de couchage bleu sur le
matelas.
Vers six heures, à peine de retour de la piscine, il entend le bruit d’une clef dans la serrure.
Véro aperçoit le sac de couchage.
— Tu as donné les draps à laver ?
— Oui.
Elle tourne les talons, fourrage dans l’armoire. Dix secondes plus tard, elle resurgit de la
salle de bains.
— Où sont les draps d’Anthony ?
(« les draps d’Anthony » ! et son air hagard pour demander ça !)
— Je les ai, eux aussi, portés à la blanchisserie. Symboliquement.
Véro esquisse une grimace. Pourtant, elle semble plus détendue, moins agressive que la
veille. Ils causent.
— L’essentiel est de sauver notre couple, de retrouver la ferveur de Carthage… avec
Anthony, tout demeure possible, mais à condition de ne pas transformer en passion ce qui
doit rester une amitié tendre… je ne veux plus souffrir à cause d’Anthony, je n’accepterai
jamais de revivre des heures comme celles du dimanche de Creil…
Ils sont étendus sur le lit, le buste callé contre les oreillers.
De sa voix métallique, Véro observe que Nil tient là un langage bien nouveau… ce vœu
d’unité, elle a des années espéré qu’il le ferait sien, prié pour cela… mais aujourd’hui, il ne
lui parvient plus que comme un mirage… il arrive trop tard, elle n’y croit plus… ce dont elle
est sûre, c’est qu’elle n’a pas l’intention de renoncer à Anthony, elle ne l’abandonnera pas
Nil jette un coup d’œil à Véro
(ce n’est plus la petite fille douce que j’ai aimée, c’est une étrangère insolente et cynique…
sa force, elle la mettait au service de notre amour, désormais elle va l’utiliser contre moi, je
devrai me tenir à carreau)
Il frissonne en songeant que s’il mourait maintenant, elle serait sa veuve, aurait droit aux
consolations de leurs amis, hériterait de ses biens, déciderait du sort de ses manuscrits
inédits… la veuve joyeuse…
(non ! tout sauf ça ! quoi qu’il m’en coûte, je dois vivre ! vivre !)
Il se force à sourire, chatouille la plante des pieds de Véro avec son orteil.
— On devrait parler à Vladyka, tu ne crois pas ? Lui seul peut nous aider à sortir de là… et
puis, il connaît Anthony…
Véro a une moue évasive.
— Pas maintenant… après les vacances de Noël, peut-être… faudrait qu’on soit sûr qu’il ne
dira rien à la mère d’Anthony…
— Je propose ça, parce que la présence d’Anthony dans ta vie semble la bouleverser, tout
remettre en question… si notre mariage est en péril…
— Mes sentiments pour Anthony ne mettent pas notre mariage en péril, elle répond,
précipitamment, yeux baissés, petite voix de pensionnaire bien sage.
(elle dit n’importe quoi, sa tête et son cœur sont ailleurs, il ne s’agit pour elle que de me
neutraliser, de m’endormir, afin que je la laisse donner à pleines voiles dans ses amours
anglaises… je sais ce qu’elle pense de moi, que je suis un faible, un velléitaire, que j’ai un
besoin absolu de sa présence, sinon comme amante, du moins comme garde-malade,
comme Dacha, que j’accepterai n’importe quel compromis pour ne pas la perdre, que le
divorce, la rupture, c’est ma rhétorique d’écrivain, manieur de mots, qui joue avec eux tel
un jongleur avec ses boules, mais que cela ne dépassera jamais le stade du simulacre, du
psychodrame… elle ne désire pas divorcer, elle tient à rester Mme Nil Kolytcheff, c’est une
carte de visite pratique et flatteuse, ce qu’elle veut, c’est me mettre entre parenthèses, au
frigo, le temps de vivre son aventure avec Anthony, dont elle ne peut se rappeler la bouche,
le corps, le sexe, sans que quelque chose se mette en elle à tournoyer, comme un soleil fou…
aussi navigue-t-elle avec prudence, soucieuse de ne pas trahir son désir extrême d’Anthony,
mais attentive à entretenir un état de crise conjugale pour m’amener à la solution qu’elle
préfère — une séparation momentanée –, en me laissant croire que c’est moi qui l’aurai
choisie)
Véro a rendez-vous avec Judith, à la mosquée. Nil décide de lui faire un bout de chemin. Il
ira dîner chez le Chinois de la rue Daubenton.
Ils s’apprêtent à sortir. Dans le couloir, Véronique lève les yeux sur Nil – yeux que Judith lui
a maquillés comme ceux d’un clown, avec du noir tout autour en forme d’étoiles, et, d’un
ton enjoué
— C’est encore vrai, ce que tu as écris à Anthony, que tu veux que je sois heureuse ?
(que répondre, sinon)
— C’est toujours vrai, mais je n’imagine pas que ton bonheur et le mien puissent être
antinomiques…
Rue du Pot-de-Fer, ils passent devant un restaurant où ils avaient dîné avec Anthony.
— C’était une soirée agréable, elle soupire. Vous étiez assis à coté l’un de l’autre, j’étais
assise en face de vous, et je vous regardais…

Nil classe des livres. Il tombe sur les Souvenirs de Nadejda Mandelstam. Aussitôt, des
larmes emplissent ses yeux, coulent le long de ses joues basanées. Du pouce il caresse la
tranche du livre, comme on caresse le poignet d’une maîtresse ou d’un enfant. Il se revoit à
Carthage avec Véronique, au bord de la mer bruissante et nocturne. Alors il ne se doutait
pas qu’il vivait ses ultimes dernières journées d’harmonie, de bonheur, son adieu à l’Eglise,
à la lumière
(ma couronne, mon amour)

Ils ont rendez-vous à cinq heures, au métro Danton. Véro doit louer une machine pour
taper son diplôme, Nil paye la caution. Ils louent la machine. Nil aide Véro à la porter chez
les Rouschitz. Ils se trouvent au bas de la rue Monge, quand elle lui dit, négligemment
— Demain, je vais avec Judith visiter un appartement.
— Un appartement ?
— Oui, une piaule. Tu as toujours souhaité que nous ne cohabitions pas, et la rue Monsieur-
le-Prince, c’est vraiment trop petit… comme ça, j’aurais une sorte d’atelier pour mes
icônes… ça serait épatant, non ?
— Toi qui étais si hostile à l’idée que nous ne vivions pas ensemble !
(mon rire se veut désinvolte, mais il sonne faux, je le sens)
— Oui, mais je crois que c’est toi qui as raison, elle laisse tomber, comme une sentence.
Devant la porte des Rouschitz :
— Tu sais, je voulais te dire… même si nous nous séparons, je resterai ton amie, je t’aiderai
pour ton œuvre…
Il ne répond rien. Sous lui, ses jambes, cotonneuses, flageolent
(elle veille à ne jamais prononcer le nom d’Anthony la première, mais chaque fois que nous
parlons de ça, ses paroles vont non dans le sens de l’unité à recréer, mais dans celui de
l’éloignement, de la rupture… petites touches successives…)
Chez les Rouschitz, il note : « Elle se corsète dans sa cuirasse. Oui, elle est forte. Mais ce qui
m’intéresse en elle, ce n’est pas sa force, c’est son amour. »
Au salon, il regarde la téloche, sans la voir. Malgré le bruit de l’appareil et la porte fermée,
le rire de Véronique lui parvient, ce rire à gorge déployée, ce rire de bas-ventre, qui la
secoue à chaque instant, lorsqu’elle est avec Judith.
Il se lève, quitte le salon. Véro et Judith accrochent du linge au séchoir, dans la salle de
bains.
— Tu permets, Judith ? J’ai quelque chose à dire à Véro.
Judith sort, ferme la porte derrière elle.
Véro s’assied sur le bord de la baignoire. Elle allume une cigarette, tire plusieurs bouffées.
— Alors quoi ?
— Cette gaieté que tu affiches, ce rire qui doit s’entendre à la mosquée, tant il est strident…
Tu devrais être bouleversée par ce qui nous arrive, et tu ris !
— Tu veux cloper ?
— Non merci… je m’exprime sans doute mal. Un de ces jours, je te ferai lire ce que j’ai écrit
dans mon carnet. Tu écris, toi ?
— Moi ? Non. Je n’ai rien écrit.
—?
— J’attends.
— Tu attends quoi ?
— La suite. Avec toi à chacune de nos brouilles, j’ai toujours attendu la suite. Tu ne me
voyais pas, mais je m’activais, je riais. Chez moi, le malheur est exubérant.
Ces mots rassérènent l’écrivain. Deux jours auparavant, elle lui a dit, je ne suis pas
malheureuse, mais il ne songe pas à opposer ces deux phrases. Ce qu’il veut, c’est être
rassuré. Au fond, il n’a jamais cru que Véro puisse se détacher de lui
(par son attitude elle me punit de mon attitude permissive de cet été, elle veut acquérir la
preuve que je ne l’ai pas jetée dans les bras d’Anthony par indifférence, que je l’aime
toujours)
Il se sent coupable, s’attendrit. Véro est à présent au salon. La rejoindre, lui passer le bras
autour du cou, la consoler par de douces paroles…
Il se trouve dans la chambre d’André. Il se lève. Au moment de quitter la pièce, il voit le sac
de Véronique, posé sur une chaise. Ce n’est pas un sac de cuir avec fermoir, mais une sorte
de fourre-tout en corde tressée où Véro, qui vit à cheval entre trois appartements, trimballe
sa chemise de nuit, ses affaires de toilette, ses bouquins…
Son carnet dépasse du sac à moitié. Elle lui a dit, je n’ai rien écrit. Machinalement, il saisit le
carnet, le feuillette. Il devient rouge, se rassied, sort son propre carnet, tourne rapidement
les pages de celui de sa femme, en prenant des notes. Il entend qu’on ouvre la porte du
salon. Il n’a que le temps de glisser le carnet dans le sac, de s’éloigner de la chaise. Judith
apparaît, elle cherche des cigarettes.
Nil la suit au salon, lance un au revoir à la cantonade, pose un baiser sur les cheveux de sa
femme, sort. Au premier bistrot, il entre, commande un cognac, qu’il boit sur le zinc. Il en
demande un autre, va s’asseoir à une table. Là, il tire son carnet, son stylo, se met au travail.
Les pages du carnet de Véro sont numérotées. A ce jour, elle l’a rempli jusqu’à la page 55.
Les derniers mots sont : « Il faut que je me barre. » C’est à la page 42 que commencent les
notes prises par Véro depuis qu’elle est séparée d’Anthony : « Départ d’Anthony. Je suis
prête à gémir et à crier comme un chien qu’on a laissé seul à la maison. Crier à la mort. »
Ces treize pages, Nil ne les a lues qu’en diagonale et n’en a pas toujours compris le sens, car
de nombreux paragraphes sont rédigés en anglais
(de cuisine)
mais il a eu le temps d’en recopier quelques passages : « Now I feel as if were a very small
girl. Il love you and I don’t understand anything. Nil don’t recognize me and I don’t
recognize myself… désespoir, détresse de l’échec mais aussi appel de l’inconnu, libération…
grand frisson devant le peut-être irréparable… coup au cœur dans la rue : le parfum
d’Anthony… je marche dans la rue. J’appelle ton nom. Anthony, Anthony, Anthony. De
retour chez Judith, je pense à toi avec toute ma force. Anthony, I love you. Anthony, call me
on the phone. Where are you, Anthony ? Don’t forget me, Anthony… »
M Béchu lui avait dit, le pire est toujours certain. Oui, ces pages où courait l’écriture chérie
e

qui avait si souvent tracé pour lui les mots de l’amour, étaient bien au-delà de ses
suppositions les plus sombres. Le voile de l’illusion déchiré, la vérité apparaissait, peu
ragoûtante. Du moins, il ne tâtonnait plus, il y voyait clair. Les attitudes de Véro, les piques
qu’elle lui lançait, c’était du vague, qui souffrait des interprétations contradictoires. Le
carnet, c’était du solide
(à la mosquée, elle s’était composé son visage de douceur, de nejnost, mais l’absence
d’Anthony lui fait un autre visage, pupilles dilatées, bouche sèche, et cette pointe de feu au
cœur si, dans la me, le vent lui apporte le parfum d’une eau de toilette familière… quand
elle m’a dit, j’attends la suite, j’ai cru qu’elle songeait à nous, mais c’était à Anthony,
maintenant je le sais)
17
Nil dîne chez sa tante Grancéola, rue Saint-Victor. Azukis au gomasio, dattes et eau
magnétisée. Nil mastique consciencieusement. Parascève Gavriilovna lui parle de la famille
impériale russe qui est, avec la métempsycose et la macrobiotique, un de ses sujets de
conversation favoris.
— … oui oui oui, dorogoï, à Pavlovsk, avril 1903, la grande-duchesse Olga, sœur de
l’empereur, âgée de 21 ans, mariée depuis deux ans au prince Pierre d’Oldenbourg, passe
en revue les Cuirassiers de la Garde, le régiment de my dear papa… les yeux de la grande-
duchesse croisent ceux d’un camarade de papa, un jeune officier, Nicolas Koulikovsky, oui
oui oui, la grande-duchesse rougit, après la revue demande à son frère, le grand-duc Michel,
le nom de cet officier… elle rentre à Saint-Petersbourg, monte chez son mari, lui annonce
qu’elle a rencontré l’homme de sa vie, et qu’elle va divorcer… coup de foudre, oui oui oui…
le prince Pierre d’Oldenbourg répond que divorcer is out of the question, mais le lendemain
il prend le jeune Koulikovsky pour aide de camp et l’installe au domicile conjugal,
Serguievskaïa oulitza ! ménage à trois devait durer onze ans, jusqu’à la déclaration de
guerre, en 14… plus tard, Koulikovsky dira à mon cher papa que le seul qui était pleinement
satisfait de ce ménage à trois, c’était le mari, oui oui oui…
18
Alexandra et André sont rentrés de vacances, Judith héberge sa sœur aînée, Léa, voici Véro
contrainte de coucher rue Monsieur-le-Prince. Les draps étant encore chez le blanchisseur,
Véro sort son sac de couchage, l’étend sur le matelas à côté de celui de Nil, s’y glisse. Nil
tend une main pour lui caresser l’épaule, elle déclare, j’ai mal au cœur, lui tourne le dos,
s’endort rapidement.
Les trois nuits suivantes, Véro n’oppose même plus à Nil le prétexte du mal au cœur. Elle
passe ses soirées avec Judith, rentre rue Monsieur-le-Prince vers une heure du matin, se
déshabille, se fourre dans le sac, remonte la fermeture Eclair jusqu’au cou, et s’endort ainsi,
comme un guerrier dans sa cotte de mailles.

L’inexplicable silence d’Anthony.


— Tu ne reçois pas des lettres de lui à une autre adresse ?
— T’es pas fou ! ce serait indigne !
La réponse de Véro a fusé. Regard clair, gentil sourire. La transparence.

Quatrième nuit. Il fait très chaud. Avant de se coucher, Nil a ouvert les fenêtres, mais
malgré ça ils respirent mal. Nil se réveille au milieu de la nuit. Il s’extirpe du sac, trempé de
sueur. Son bras gauche touche une peau tiède : Véro avait eu la même idée que lui et,
allongée sur son sac, dormait nue. Il reste un moment à la regarder, devinant dans la
pénombre les contours de son corps. Il se penche, pose ses lèvres, très légèrement, sur les
aréoles des seins, sur le ventre. Sa caresse se fait plus précise. Se dressant comme un
automate, Véronique appuie une main sur la tête de Nil, qu’elle repousse avec violence et
un non ! rauque, chargé de haine. Bouleversé, Nil se recroqueville au pied du lit.
— Si Anthony te voyait, il te rayerait de sa vie ! Nil balbutie. Relis sa lettre de la
Transfiguration ! ce n’est pas cela qu’il voulait, et moi non plus ! c’est toi qui gâches tout,
qui abîmes tout ! tu peux bien emprunter ses allures à Judith, tu n’es qu’une petite
bourgeoise, un personnage de vaudeville !
Véro se redresse, vibrante, sifflante, un vrai cobra
— Je ne te pardonnerai jamais de m’avoir jetée dans les bras de ce garçon, de m’avoir
utilisée comme un chiffon rouge
(que la tentation est forte de lui dire que j’ai lu son carnet, son you know, I fucked with you
many times in my dreams et tant d’autres phrases qui prouvent qu’elle n’avait pas besoin
de mes encouragements pour draguer Anthony, mais je dois me maîtriser, ne pas abattre
toutes mes cartes, jouer serré)
Véro, elle, vide son sac
— Tu m’as figée en héroïne à la Soloviev, identifiée à une image orthodoxe idéale, aussi,
pour te plaire, ai-je dû feindre d’être celle que je n’étais pas… quand je t’ai connu, lycéenne,
j’étais sans expérience ni éléments de comparaison, durant des années tu as été mon soleil
unique, mais après Anthony ce ne sera plus jamais comme avant, il s’agit à présent de
savoir si notre amour va survivre à cette crise, si nous avons envie qu’il lui survive…
(quelle culot ! je n’avais aucun goût pour Soloviev, c’est elle qui prétendait se retrouver
pleinement dans Soloviev, qui me cassait les oreilles avec Soloviev ! moi, ce pathos mystico-
bourgeois me répugnait, m’agaçait, je lui répétais, je suis aux antipodes de tout ça, épouse
plutôt un brave garçon de l’ACER, un ingénieur IBM, c’est ça qu’il te faut, mais à quoi bon
répondre à tant de mauvaise foi, l’essentiel, c’est sa petite phrase, j’ai feint d’être celle que
je n’étais pas, c’est capital, ça éclaire, explique, résume la comédie qu’elle m’a jouée, ses
ruses pour se faire épouser, et ce qui s’est ensuivi)

Véronique sort en fin de matinée. Nil relit ses lettres, qu’il garde dans un classeur rouge,
surtout celles des premières années de leur liaison, qu’elle griffonnait dès qu’ils avaient été
séparés quelques heures, pour lui crier le besoin qu’elle avait de sa présence, de son corps,
de son parfum, et combien l’éloignement lui était intolérable.
(est-il possible qu’il n’en soit plus ainsi, qu’il n’en sera plus jamais ainsi ?)
Nil se met devant les icônes
(je ne comprends pas qu’une aventure que nous voulions belle, tendre, complice, puisse
créer l’irréparable entre nous… que faire, mon Dieu, que faire ? ce n’est possible, Véro ne va
pas cesser de m’aimer, souprouga moïa, malenkaïa mola ! Khristé, Bojé moï, spassi nass !
renouvelle le miracle de Cana, renouvelle le vin des coupes nuptiales que par trois fois nous
avons bu, à Londres…)

Une lettre d’Angleterre, avec sur l’enveloppe le tampon Remember to use the post code qui
chaque fois rappelle à Nil le Remember du roi Charles I dans Vingt ans après, et Athos,
er

tapis sous l’échafaud. La lettre n’est pas d’Anthony, mais d’Eléonore, mon tendre amant,
perchée dans le ciel de Londres, le nez dans mon mouchoir parfumé au pino silvestre, je te
sens tout proche. C’était bon d’égrener les heures avec toi. Je n’avais envie que d’être près
de toi. Je n’ai pas fait beaucoup de courses. Je n’ai vu personne. J’ai vécu dans ton ombre
pendant quatre jours, trop courts. Pourquoi étais-je si bien ? J’avais l’impression que le
temps s’était arrêté. Plus rien n’avait d’importance. Je ne t’ai rien dit, mais sans doute as-tu
ressenti comme moi cette sereine communion de nos corps, de nos esprits. J’ai retrouvé ta
peau si douce et chaude, ton odeur de soleil, j’ai bu à ton corps, religieusement…
Relisant l’unique lettre d’Anthony, l’écrivain découvre une mèche de cheveux blonds au
fond de l’enveloppe. Comment ni Véro ni lui ne l’avaient-ils vue plus tôt ? Mystère. Le plus
étrange est que, malgré leur long séjour dans l’enveloppe, les cheveux dorés continuent
d’exhaler le parfum de l’adolescent, non l’eau de toilette qu’ils lui avaient offerte, mais
l’odeur de sa tête, étonnamment suave. Nil hume ces cheveux aimés, il les baise, il s’en
chatouille les lèvres, les narines, les joues, puis il les remet dans l’enveloppe
(une mèche de cheveux, c’est peu, je préférerais le gosse entier)

Abandonné depuis trois semaines, le projet de divorce n’arrête pas de s’éloigner. Véro est
depuis tant d’années si intimement mêlée à l’air qu’il respire, Nil ne se voit pas divorçant. Il
est d’ailleurs résolu à ne prendre aucune décision avant d’avoir consulté Anthony et
Vladyka Théophane. Cet écrivain, qui compte parmi ses amis des gens célèbres, influents,
puissants, n’attend de secours que d’un moine et d’un enfant.
Depuis leur explication nocturne, l’atmosphère de la rue Monsieur-le-Prince s’est éclaircie.
Véro ne parle plus d’Anthony, elle ne semble pas affectée par son silence. En revanche, elle
se montre soucieuse de sa relation avec Nil : un de leurs amis vendant son vaste
appartement du boulevard Saint-Germain, elle déclare, c’est dommage qu’on n’ait pas de
fric pour l’acheter, c’est juste ce qui nous faudrait. Elle a roulé les sacs de couchage, les a
remplacés par des draps. Ils ne refont pas encore l’amour (je ne veux pas avoir l’air de lui
sauter dessus) mais elle lui permet de la caresser, d’embrasser ses lèvres et ses seins.

Nil se réveille au petit matin. Véro dort d’un sommeil profond, les ailes du nez en sueur,
comme les mômes. Sans bruit, Nil se glisse hors du lit, prend dans son sac le carnet de Véro,
s’enferme dans la salle de bains. Neuf jours s’étaient écoulés depuis sa dernière lecture.
Véronique avait achevé de noircir la page 55, et rempli cinq nouvelles pages, quatre et
demie exactement. Rédigées en franco-anglais, comme les précédentes ; mais cette fois Nil
ne se dépêche pas, et c’est avec la plus vive attention, ligne par ligne, qu’il lit le journal de sa
femme.
Quand il releva la tête, il savait qu’il téléphonerait le jour même à son avocat.
19
Anthony, pourquoi n’écris-tu pas, à moi ou à nous ? What’s the matter with you ? As-tu reçu
ma lettre ? L’as-tu comprise ?
I hope you are O.K.
Les sept jours qui viennent de s’écouler m’ont paru un mois, une longue éternité.
My dear Anthony, I love you so much that I cannot say how. Il y a dix jours, it was
maravellous to ear your voice, but very frustrating also. N’importe, j’étais heureuse de
parler avec toi au téléphone, bien que tu n’aies pu parler librement, à cause de tes parents,
et moi-même j’étais gênée par la présence de Judith. C’est ridicule, car je ne lui cache rien,
mais c’est ainsi.
Peut-être pourrons-nous organiser une rencontre, peut-être pas. Et peut-être vas-tu
m’oublier très vite. Please, don’t be a bastard, if you stopped to love me, fais-le-moi savoir
dès que tu le sauras.
Tu me manques beaucoup. Je n’ai pas grand-chose à te dire. Il me semble qu’entre nous les
mots sont superflus. Nous ne nous sommes des manieurs de mots, toi et moi. Tout ce que je
peux dire, c’est que je ne rêve que d’une chose : être auprès de toi, maintenant. Nothing
else. But it’s enough, don’t you think so, Anthony ? Cela exprime tout.
Je t’en prie, ne perds pas mes lettres, ce serait trop dangereux. Tu es un très jeune garçon,
et ton entourage est tout puissant sur toi.
It was so strange to ear you on the phone, Anthony, it was you so near and so far ! Ainsi, tu
te promènes dans Londres avec une jeune fille espagnole. C’est normal. Tu as seize ans. Le
téléphone est une mauvaise chose, car c’est une fausse rencontre. Je me suis soudain sentie
si loin de toi, si vulnérable. J’étais vachement triste tout à coup. C’est vraiment très
frustrant le téléphone, sauf lorsqu’on s’en sert pour prendre rendez-vous.
Il n’y a que treize jours que tu es parti, c’est incroyable. Tu ne trouves pas ?
Mes relations avec Nil sont très compliquées. Je n’y vois pas clair moi-même. Je ne sais pas
avec certitude ce que je ressens pour lui. C’est une autre sorte d’amour, je crois, mais qui
n’est pas la sorte d’amour qu’il voudrait que je lui porte. Je n’ai plus de passion pour lui
depuis longtemps. Je continue de l’aimer comme une amie très tendre, c’est tout.
J’aime être avec toi, Anthony. J’aime notre bonheur insouciant, léger. Auprès de toi I feel as
if I were a very small girl. Te l’ai-je dit, les photos sont très bonnes. On nous sent en
harmonie, toi et moi. Bloody good, really Anthony it was bloody good. Perhaps it will be
bloody good on more time, nobody knows.
Peut-être vivrai-je avec Judith cette année, dans un appartement que nous louerions
ensemble, peut-être continuerai-je à vivre avec Nil, je n’en sais rien.
I am the first at each post on the morning, mais très souvent le facteur n’a rien pour moi. I
think of you, Anthony. I’m afraid, I need you absolutly. Do you remember when you wake
up in the middle of the night, you looked at me and say then je t’aime.
Absolument.
20
La paix. Après des longues semaines d’incertitude affreuse, la paix étale de la décision prise.
Ainsi, ses hypothèses les plus cruelles, qu’il ne forgeait qu’en ayant un peu honte de prêter
à Véro une telle duplicité, étaient encore trop modestes
(le plus moche, ce n’est pas son amour pour Anthony, moi aussi j’aime Anthony, ni même
son éloignement de moi, encore que des phrases telles que « I’m afraid I need you absolutly
» ou « Je n’ai plus de passion pour Nil depuis longtemps » suffisent à justifier un divorce,
non, ce qui m’écœure dans ces pages, c’est la mesquinerie petite-bourgeoise, le
miéchtchanstvo, les lettres expédiées à une autre adresse, les coups de téléphone
clandestins, les photos secrètes, la prudence dont tout cela est enveloppé, le « please, don’t
be a bastard, if you stopped to love me, fais-le-moi savoir dès que tu le sauras » expliquant
le « j’attends la suite » qu’elle m’a lancé chez les Rouschitz, les deux trahissant une femme
soucieuse de ne pas lâcher la proie pour l’ombre et de ne rien accomplir d’irréparable
contre moi avant d’être sûre de retomber sur ses pieds de l’autre côté du Channel, nous
sommes loin de Tristan et Iseult, nous sommes en pleine comédie bourgeoise, il n’y manque
rien, pas même le personnage obligée de la meilleure amie, qui sert de confidente et de
boîte aux lettres, tout cela est misérable)
Pliée dans le carnet, une lettre d’Anthony, qui commence ainsi : Ma chère Véronique, je
m’excuse extrêmement pour ce long silence, tu dois être un peu déconcertée de n’avoir rien
reçu de moi depuis mon retour en Angleterre…
Nil sourit. L’amour fou est à sens unique, et Anthony qui flirte à Londres avec une petite
amie espagnole, ne semble pas spécialement désireux de tenir un rôle dans le vaudeville
particulier de Mme Kolytcheff. Puis l’écrivain songe aux procédés qu’a dû employer Véro
pour convaincre le jeune garçon d’entrer dans une combine contre lui, de le trahir, et une
bouffée de haine le submerge, comme une vague.
Petit déjeuner. Tartine de pain complet au miel
(âcre volupté d’être pris pour une dupe par un ennemi qui ignore que vous savez qu’il vous
prend pour une dupe, que vous n’êtes pas dupe et que c’est lui qui est dupe)
Il dépouille le courrier, s’exclame
— Tu te rends compte ! voilà vingt-trois jours que nous sommes sans nouvelles d’Anthony !
je commence à m’inquiéter drôlement ! pas toi ?
— Oui, moi aussi je commence à m’inquiéter.
Ils sont assis face à face. Le visage de la jeune femme est clair, sa bouche souriante, ses yeux
ne cillent pas. Nil admire son aplomb dans le mensonge, son naturel dans la traîtrise. Une
véritable artiste. Il la fait marcher ainsi quelques minutes autour du silence de leur petit
ami. Elle reçoit les coups, sans broncher. Il s’amuse beaucoup.
Judith arrive pour travailler avec Véro. Nil sort, va au Luxembourg, s’assied sur un bar
(je croyais avoir épousé une femme en or, ce n’est que de la fausse monnaie, mais, je
l’avoue, l’imitation est superbe, la pureté du regard, l’innocence de la voix, chapeau ! je
n’aurais pas lu ce que j’ai lu, je m’y serais laissé prendre, ça fait huit ans que je m’y laisse
prendre, mais maintenant c’est fini, la séance est terminée)
Un peu avant midi, Nil remonte. Véro tape à la machine, Judith est aux fourneaux, elles lui
lancent
— Salut !
sans lever la tête.
Dans le vestibule, le sac de Véro.
Nil saisit le carnet, crie
— Je vais poster un pneumatique, je ne serai pas long ! sort, dévale l’escalier, traverse le
boul’Mich’, s’engouffre chez le disquaire. Par chance, le photocopieur est libre. Nil
photocopie les trente dernières pages du carnet, ainsi que la lettre d’Anthony. Il dédaigne
les pages antérieures au second séjour d’Anthony à Paris, où Véro décrit le rêve érotique
qu’à Carthage elle prétendait avoir oublié, ainsi qu’une feuille volante avec des notes
lyriques sur les cheveux d’Anthony, ses lèvres… Il remonte en courant. Véro n’a pas un
regard pour lui. La langue tirée, le visage grimaçant, elle se bat avec la machine. Il remet le
carnet dans le sac. Toute l’opération n’a pas pris vingt minutes.
Ils déjeunent. Nil observe les deux amies. Adolescente, Véro ressemblait à un petit garçon,
et au siècle de Faublas Nil l’aurait déguisée en page, mais avec les années le charmant
androgyne s’était épaissi, transformé en une énergique jeune femme brune, dont la virilité
s’augmentait encore par comparaison au long cou flexible, aux hanches rondes, à la poitrine
épanouie, à la grâce un peu languide de Judith.
(rose, tendre, imberbe, Anthony est joli comme une fille, et c’est pourquoi je suis tombé
amoureux de lui, mais je ne suis pas le seul, ce n’est pas l’homme, c’est la jolie fille que Véro
aime en lui)
Judith et Véro vont en bibli. Nil téléphone à M Béchu, qui lui fixe rendez-vous le lendemain.
e

Il écrit un mot à Anthony, où il évoque la dégradation de ses rapports avec Véro, mais sans
toucher mot ni du carnet ni de sa décision de divorcer. Il relit en photocopie le journal de sa
femme.
(comme le chante Guy Béart, à quoi ça tient la destinée, si Véro n’avait pas écrit ces trente
pages, si je ne les avais pas lues, jamais je n’aurais pris la décision de divorcer, j’aime Véro,
je n’aime qu’elle, j’ai toujours cru notre couple indestructible, j’étais certain que notre
amour unique saurait échapper aux pièges de la possessivité petite-bourgeoise, que ce
n’était pas une aventure avec Eléonore, Judith ou Anthony qui pourrait y porter atteinte, le
carnet de Véro change tout cela, ce n’est que grâce à ma complicité active qu’elle a pu
mettre Anthony dans notre lit, et voilà comment elle me remercie, une traîtresse qui me
tire dans le dos, une grisette énamourée)
Le crayon à la main, il prend des notes. Il a si totalement identifié Véronique au sacrement
de l’amour, à l’icône du mariage, ce qui le stupéfie, c’est la radicale absence du Christ, de
l’Eglise orthodoxe, des préoccupations de sa femme qui, en trente pages, ne les nomme pas
une seule fois. Cette absence réduisait le journal de Véronique aux dimensions du courrier
du cœur d’un magazine féminin. Véronique parlait de la « légèreté » de son bonheur avec
Anthony. Oui, c’était bien cela, de la légèreté, mais au pire sens du terme. Véro savait que
leur couple traversait une crise décisive. Etre en un pareil moment « insouciante » et s’en
vanter, quelle vulgarité d’âme, quelle médiocrité !
(l’ange de tendresse, la femme ultime, l’Autre, quelle blague ! ce qu’elle voulait, c’était
passer devant monsieur le maire, l’église elle s’en fichait bien, pour être ma femme, porter
mon nom, elle se serait mariée dans un temple bouddhiste, si je le lui avais demandé… le
vrai portrait de Véronique, ce n’est pas la figure lumineuse que par bêtise, par littérature,
par niaiserie mystico-amoureuse j’ai montée de toutes pièces, en vérité une superbe pièce
montée, le triomphe de la pâtisserie théologique, le vrai portrait de Véronique, son cœur
mis à nu, c’est ce carnet qui de fucking boy en bloody good me le dévoile enfin)
Une dernière fois, il relit le texte. Aux pages 55 et 58, un détail lui semble bizarre : « les sept
jours qui viennent de s’écouler », « il n’y a que treize jours que tu es parti », Véro a-t-elle
vraiment écrit cela au cours des neuf derniers jours ? Il y a là quelque chose qui cloche, cela
daterait le retour d’Anthony à Londres de la fin août, comme celui d’Eléonore, et c’est à la
mi-août, l’avant-veille de la Transfiguration, qu’Anthony les a quittés.
21
— Comprenez-le, maître, ce n’est pas parce que ma femme a couché avec ce collégien que je
veux divorcer, cette histoire n’a aucune importance. Non, si je divorce, c’est qu’à cette
occasion j’ai découvert le vrai visage de ma femme, sa vraie nature.
M Béchu caresse son nez en bec d’aigle du bout de l’index droit. Il contemple ses mains
e

longues et pâles.
— Si vous le voulez bien, cher monsieur, nous épargnerons ces subtilités aux juges, et
plaiderons l’adultère, qui en France est un motif péremptoire. Attendez-vous toutefois à ce
que votre femme contre-attaque, dise que le responsable de ce ménage à trois, c’est vous.
S’agissant d’un mineur, vous risquez de gros ennuis.
— Je n’imagine pas Véronique me lançant les flics dans les pattes, ce n’est pas son genre, Nil
objecte.
M Béchu se pince délicatement le lobe de l’oreille gauche.
e

— Cher monsieur, mettez-vous ceci dans la tête, qui vous servira pour vos romans, les
femmes sont folles, il leur manque une case. Les femmes n’entendent qu’un langage, celui
de la bite au cul. Lorsqu’elle a une bite dans le cul, une femme comprend tout, même la
phénoménologie de Hegel. Tant que vous baisiez votre femme, vous étiez son seigneur,
vous n’aviez rien à craindre d’elle. Aujourd’hui, vous devez vous considérer en état de
guerre, vous attendre au pire…
(c’est pas possible d’être aussi phallo, quel mec, ah ils sont gratinés les amis de ma tante)
— Et les hommes ? il interroge.
L’avocat pivote d’un quart de tour, et, fixant le portrait en pied de Bossuet qui orne un des
murs de son bureau, offre au regard de l’écrivain son meilleur profil, son profil d’officier de
cavalerie.
— Les hommes ? ils sont fous, eux aussi, mais d’une autre manière que les femmes. Leur
folie, c’est la confiance. La folie des hommes, c’est qu’ils font confiance aux femmes.
Considérez les joies du mariage, nécessité de gagner l’argent du ménage, déceptions
causées par les enfants, prompt enlaidissement de l’épouse, lubies, tromperies, crises
d’hystérie, et l’enfer, et le diable ! une telle réalité devrait écarter tout homme d’une aussi
funeste institution… eh bien ! les mairies publient des bans à longueur d’année, et mon
bureau ne désemplit pas. Ah ! cher monsieur ! en ai-je reçu, des confidences ! si j’en faisais
un livre, quel réquisitoire contre la famille ! Mais revenons à votre affaire…
Nil dit qu’il souhaite qu’Anthony ne soit pas nommé. Le droit français exige-t-il que
l’identité du tiers soit précisée ?
L’avocat le rassure. Les initiales d’Anthony suffiront rien n’indiquera qu’il s’agit d’un enfant
de seize ans.
— Evidemment, il faudra que vous expliquiez à votre femme que nous ne pourrons laisser
le collégien dans l’ombre que si elle joue le jeu…
— Depuis le début de cette intrigue, ma femme n’a jamais joué le jeu, et c’est même l’unique
raison de mon désir de divorcer. Ce n’est pas mon amour qui est en cause, mais ma
confiance, et mon estime.
— Cette fois-ci, croyez-moi, elle s’écrasera, si vous lui faites comprendre qu’un scandale où
est mêlé un mineur peut briser la vie d’une femme, surtout une femme qui se destine à
l’enseignement, tandis qu’un écrivain ne risque qu’une chose : y gagner de nouveaux
lecteurs, et une idée de roman. Seulement, il faut battre le fer tant qu’il est chaud. Nous
devons sauter sur l’occasion. Dans six mois, il sera trop tard.
— Et pourquoi cela ? fait Nil, naïvement.
La poitrine de M Béchu émet un sifflement de mépris.
e

— Enfin, cher monsieur, vous ne vous figurez pas que cette idylle entre votre femme et ce
gamin va durer plus de six mois ? Très vite, notre jeune rugbyman se lassera de cette dame
pour se tourner vers les filles de son âge, et je vous fiche mon billet qu’avant Noël il ne
voudra plus en entendre parler. Il n’aurait d’ailleurs jamais prêté attention à votre femme,
si elle n’avait pas été Mme Nil Kolytcheff, l’épouse d’un artiste qu’il admire, dont il connaît
les livres par cœur. Dès que votre femme sera réduite à elle-même, qui est peu de chose, il
l’oubliera.
Nil s’agite sur son fauteuil, mal à l’aise.
(je n’aime pas que l’on médise de Véro devant moi, il croit peut-être me faire plaisir, mais je
le ressens comme une humiliation, une profanation)
— Aussi, l’avocat poursuit, impitoyable, dans six mois elle n’aura plus qu’une idée : se
rapprocher de vous, vous réenjôler. Il faudra alors que la procédure de divorce soit engagée
de manière irréversible, sinon votre femme fera tout pour qu’elle n’aboutisse pas.
— Parce que dans six mois le divorce ne sera pas prononcé ?
— Comme vous y allez ! avec l’encombrement des tribunaux, vous ne devez pas espérer
être divorcé avant les vacances judiciaires de l’an prochain ! vous le serez, si votre femme
file doux. En cas de bagarre…
L’avocat a un geste vague.
— Dois-je prévenir ma femme que j’ai photocopié son journal ?
— Surtout pas ! ne lui dites rien qui puisse la braquer ! soyez amical, serein ; avouez-lui que
vous avez lu son carnet, puisque c’est cette lecture qui vous a décidé à divorcer, et tâchez
de la convaincre qu’elle aussi désire ce divorce : citez-lui les phrases de son carnet qui
expriment l’idée d’une séparation, d’un éloignement ; ayez l’air d’être celui qui tire les
conséquences d’une situation qu’il n’a pas voulu ; soyez digne, légèrement meurtri. Vous
êtes un littérateur : je suis sûr que vous devez admirablement joué la comédie. Mais pas un
mot de la photocopie : c’est notre arme secrète, notre botte de Nevers ! Et je vous prie, pas
de défaillance ! considérez-vous comme un chirurgien dans une salle d’opération : il ne
s’agit pas de s’évanouir le bistouri à la main !
— Soit, mais je suis aussi le malade couché sur le billard.
— C’est vrai, fait l’avocat en se levant, et c’est pourquoi vous allez souffrir, mais sursum
corda ! ce n’est qu’un mauvais cap à franchir, et dans un an vous bénirez le ciel pour votre
indépendance recouvrée. Allez, cher monsieur, je suis passé par là, et croyez-moi, cela
durcit, et libère.
22
(si otietz Nikolaï n’était pas mort, si Vladyka Théophane, le père Grégoire et les autres ne
m’avaient pas chauffé à blanc, jamais je ne me serais marié… incapable de rencontrer le
Christ en Véronique, où le rencontrerais-je à présent ? l’échec de ma relation avec
Véronique est l’échec de ma relation avec Dieu… quitter tout cela)

Cabaret de Bob Fosse, dans un ciné du boulevard Saint-Germain. Ce film est tellement
accordé à sa sensibilité du moment que Nil le trouve sublime. Pendant la scène où Liza
Minnelli et les deux garçons dansent ensemble, tous trois tendrement enlacés, il verse
même une larmichette
(quelle idiote d’avoir tout gâché ! nous aurions pu être si heureux…)

Dîner avec Judith et Véro. Judith ressemble plus que jamais à un hippocampe folâtre, et Nil
a plaisir à la regarder. Il est d’humeur gaie, et l’affectation des deux jeunes femmes à parler
au-dessus de sa tête, comme s’il n’existait pas, ne parvient pas à l’assombrir. Le contraste
avec sa morosité des dernières semaines est si fort que Véro ne cesse de jeter à son amie
des coups d’œil inquiets, hein ? tu l’as vu ? que mijote-t-il ? Imperturbable, Nil fait celui qui
ne remarque rien, et parle d’abondance. Judith et Véro vont voir un film tchèque. Quand
Véro rentre du cinéma, Nil lui annonce qu’il souhaite avoir une conversation avec elle, le
lendemain, à cinq heures.
— Toi, tu me réserves un chien de ta chienne ! elle lance.
Nil prend son air le plus innocent.
— Que vas-tu imaginer ? c’est absurde. Je veux seulement faire le point. Il me semble que
depuis l’autre nuit, la situation s’est décantée, dédramatisée… Je désire que nous parlions
de notre avenir, avec cette franchise, cette complicité qui est de règle entre nous. Car nous
nous disons tout, n’est-ce pas Véro ? Nous ne nous cachons rien ?
— C’est évident. Nous nous disons tout ce dont nous sommes nous-mêmes au courant.
Ils se regardent, se sourient. Leurs yeux, leurs visages sont également limpides. La
transparence.

(cette décision, je la prends seul… j’avais pensé demander conseil à Vladyka Théophane, à
Anthony, c’était oublier que dans les moments décisifs de l’existence, l’homme est seul…
cette solitude, marque de sa liberté, et de sa grandeur… un père spirituel peut tout, sauf
faire à ses enfants l’économie de la croix… aller pleurer dans la soutane de Vladyka pour
qu’il porte ma souffrance à ma place, c’eût été une lâcheté, et une lâcheté inutile… au Jardin
des Oliviers…)
23
Cinq heures moins dix, Nil attend Véronique, il guette le bruit de ses pas dans l’escalier, et
son cœur bat avec la même violence que jadis, rue Saint-André-des-Arts. Mais jadis, c’était
ses baisers, ses caresses, sa voix, son parfum qu’il guettait de la sorte ; au lieu
qu’aujourd’hui c’est un constat de décès qu’il s’apprête à établir avec elle.
Elle arrive. Ils s’installent sur le lit, confortablement. Nil allume une bougie qui répand dans
la pièce une délicate odeur de cyprès. Il l’invite à parler la première.
— La Véronique qui attendait assise sur une pierre est morte, je ne veux plus dépendre de
tes décisions, je veux voyager avec Judith, m’amuser…
(sa niejnost, son oumiliénié, sa tendresse se sont envolées avec son amour, il ne reste plus
que son agressivité, courage ! il est temps que je m’envole, moi aussi)
Par jeu, par goût de la mise en scène, Nil lui lance deux bouées, qu’il sait qu’elle ne saisira
pas
(elle est trop convaincue de son pouvoir sur moi, et à mille lieues de se douter de ce qui la
menace)
— A la mosquée, il murmure, tu m’as dit qu’un vent de folie nous avait soulevés…
Elle secoue la tête. Ses cheveux dansent autour d’elle, comme des serpents.
— Non, ce n’était pas un vent de folie, c’est un mouvement sans retour.
— Ne devrions-nous pas voir Vladyka ? c’est notre père spirituel, c’est lui qui nous a
mariés, nous ne pouvons pas ne pas nous confier à lui…
Véro plisse la bouche, hausse les épaules.
(l’Eglise orthodoxe, elle s’en fiche comme de sa première liquette, tout ce qui l’éloigne
d’Anthony est l’ennemi à abattre, et Vladyka Théophane n’y échappe pas, elle n’acceptera
de le voir que le jour où elle pensera pouvoir le manœuvrer à son profit)
— C’est pour me demander ça que tu m’as convoquée ?
(rien dans le cœur, rien dans la tête, il n’y a plus à balancer, à la trappe !)
Nil prend la parole. Il se veut calme, froid, résolu.
(Athos devant Milady, à l’auberge du Colombier-Rouge)
Il la regarde au visage, et, à mesure qu’il entre dans son propos, il la voit perdre son
arrogance, se décomposer. Les lettres, les coups de téléphone, les photos, d’abord elle nie
tout, en bloc. Mais quand, sortant son carnet, Nil lui dit quelques-unes des phrases
recopiées dans le sien, elle craque. Oui, elle a demandé à Anthony de lui écrire chez Judith ;
oui, elle a téléphoné plusieurs fois à Londres, de chez Judith, mais aussi de chez eux,
lorsqu’il était absent ; oui, un camarade de classe d’Anthony les a photographiés, dans son
appartement.
— Un camarade qui se nomme Judith ? il ricane.
— Non ! ce n’est pas Judith ! je te le jure !
Il la prie de lui montrer ces photos.
Elle rougit.
— Les négatifs sont chez Julie.
— Les négatifs ? Pourtant, tu as écrit à Anthony : « Te l’ai-je dit, les photos sont très bonnes.
On nous sent en harmonie, toi et moi. »
(elle ne répond pas, elle semble paniquée à l’idée que je voie ces photos… parce qu’elles
sont porno ? d’elle je m’attends à tout, au reste peu importe, ça n’a plus pour moi qu’un
intérêt anecdotique… ce qui est curieux c’est que, même démasquée, le mensonge est si
ancré en elle qu’elle continue de mentir, puérilement, comme ces taupes qui, exposées à la
lumière du jour, clignotent des yeux, affolées par le désir de retourner à la nuit)

Les quarante-huit heures qui suivirent furent mélancoliques et douces. Après des semaines
de méfiance, d’hostilité, ils vivaient ces instants cotonneux qui dans les ports et les gares
précèdent les séparations, quand on ne sait plus quoi se dire et qu’on entremêle ses doigts,
en silence. Le bateau allait partir. Nil, accoudé au bastingage, et Véronique, restée sur le
quai, se regardaient pour la dernière fois – avec une tendresse désespérée.
L’écrivain explique à sa femme la procédure conseillée par Me Béchu, la plus rapide, la
moins onéreuse. Si Véro s’engage à faire défaut devant le tribunal compétent, il prendra à
sa charge tous les frais du procès. Sinon, ce serait interminable, ruineux, et Anthony
risquerait d’être mis en cause.
— J’y réfléchirai, elle répond.
Officiellement, pour le juge, il leur faudra avoir des domiciles différents. Dans la pratique,
rien ne s’oppose à ce qu’ils continuent d’habiter ensemble, pour un temps. Curieusement,
Véro ne semble pas pressée de déménager, elle ne saute pas sur l’occasion pour partir vivre
avec Judith.
(depuis qu’elle est séparée d’Anthony, elle ne s’est pas montrée odieuse avec moi pour que
je divorce, mais pour que je parte en voyage, ou mieux encore, pour que je me tue, elle
comptait sur mon nihilisme, sur mon goût de la fuite pour la débarrasser de moi…
aujourd’hui, elle mesure la vanité de ses calculs, je ne pars pas en Inde, je ne me tire pas
une balle dans la tête, elle découvre que durant ces semaines où elle m’imaginait
désemparé, au bord du désespoir, j’étais tapi dans un coin, comme une araignée, à
l’observer, à tendre mes filets, à la piéger… cette annonce de ma décision de divorcer l’a
frappée comme la foudre, elle y perd tout et n’y gagne rien, Anthony ne pouvant qu’en
concevoir de l’effroi et de l’éloignement… elle se dit que tant qu’elle est dans la place, rien
n’est perdu, une procédure de divorce, c’est long, elle se flatte de pouvoir regagner son
emprise sur moi qui, de mon propre aveu, n’ai pas cessé de l’aimer…)
Le troisième jour, Nil se réveille, une vive douleur dans la colonne vertébrale, à la hauteur
des omoplates
(mon Dieu ! faites que ma carcasse ne flanche pas ! en cette période terrible de ma vie, le
courage, je le demande à mon intelligence et à mon cœur, mais si mon corps me trahit, je
suis fichu… mon Dieu, protégez-moi !)
Il prend rendez-vous avec un médecin, au dispensaire de la rue Saint-Victor, il téléphone à
Eléonore qu’il arrivera à Londres samedi, il écrit la même chose à Anthony, par lettre
exprès.
Début de l’après-midi. Nil repose, allongé sur le lit. Son dos le fait souffrir, et il est de
méchante humeur quand Véro, sortie tôt le matin, rentre à la maison.
Il l’attaque.
A-t-elle prévenu Anthony que désormais il ne doit plus lui écrire chez Judith, mais rue
Monsieur-le-Prince ? A-t-elle apporté les négatifs ?
Oui, elle a prévenu Anthony. Pour les négatifs, elle se dérobe
(son air sournois, buté des mauvais jours)
mais harcelée par Nil, elle finit par lâcher qu’elle ne veut pas les lui montrer, que ce sont ses
photos, son secret.
Nil comprit alors que le sentiment que lui inspirait sa femme n’était ni la méfiance, ni le
mépris, ni quoi que ce fût de ce genre, mais la haine. Il haïssait Véro, de toute son âme. Il
aurait aimé lui écraser la tête sous son talon. Il sut qu’il était sauvé. L’amour est un aliment
complet, mais la haine, elle aussi, est un aliment complet. Avec cette haine au cœur, il
tiendrait le coup.
D’une voix atroce, il attaque derechef.
— Ainsi, tu n’as rien pigé. Tu crois qu’après notre explication de samedi, tu peux encore
t’enfermer dans tes mensonges minuscules. J’espérais que cette décision de divorcer allait
débloquer nos rapports, créer un climat nouveau, nous permettre de déboucher enfin sur
une vraie complicité. Je vois qu’il n’en est rien. Tu es incapable d’échapper à ta mesquinerie
petite-bourgeoise, à ton miéchtchanstvo. Tant pis pour toi. Tes photos, je m’en branle, tu
peux te les foutre au cul, mais c’était la dernière perche que je te tendais. Maintenant, la
plaisanterie est terminée. Je te donne deux heures pour quitter la maison. Elle éclate en
sanglots.
— Je ne peux pas te montrer ces photos ! je les ai brûlées ! elle hoquette.
— Pourquoi les aurais-tu brûler ?
— J’avais trop honte.
— Je n’en crois rien. La honte, tu ne sais plus ce que c’est. De toute façon, je te le répète, je
m’en fous. Le rideau est tombé. Prends tes trucs et va-t’en. N’emporte que l’essentiel, je te
ferai livrer le reste à l’adresse que tu m’indiqueras, chez Judith, chez ta mère, chez ton
oncle, je m’en fiche. Je te conseille ton oncle. Il n’y a que lui qui puisse t’empêcher de virer à
la boniche surexcitée.
Elle disparaît dans la salle de bains. Il l’entend fourgonner le placard, remuer les valises. Au
bout de dix minutes, elle réapparaît.
— Peux-tu me prêter ta valise noire ?
— Impossible, je pars en voyage, incessamment.
Elle téléphone à Judith, tu peux me passer une valoche ? fait un saut à Port-Royal, revient
avec un sac de toile qui a la forme d’un grand polochon, un sac de soldat, semblable à celui
de Nil, quand il était troufion.
Elle s’affaire. Allongé, tout habillé, sur le lit, Nil entend le déclic des serrures que l’on ferme.
Dans le couloir, Véro disparaît sous les bagages, deux grosses valises, le sac de soldat, trois
ou quatre sacs plus petits, les paquets ficelés à la diable, une vraie romanichelle.
Nil hausse les épaules.
— Je t’avais dit de ne prendre que le principal, que j’te ferais livrer le reste…
— Y en a encore ! mais j’aime mieux en emporter le plus possible avec moi…
Malgré son dos, il descendit la plus lourde des valises et le sac militaire ; mais ce fut seule
que Véro appela un taxi, et seule qu’elle l’attendit, sur le trottoir. Nil serait peut-être resté
avec sa femme jusqu’à l’arrivée de la bagnole, mais il fut accroché dans l’escalier par le
syndic de l’immeuble, un bavard qui l’entreprit sur la couleur du dallage de l’entrée, et
quand Nil put enfin lui échapper, il ne trouva plus personne dans la rue : le taxi avait
emporté Véronique, ses valoches, ses sacs et ses paquets.
Ce fut ainsi qu’ils se séparèrent, sans un adieu, sans un baiser, sans un signe de croix.
L’écrivain remonta chez lui, se jeta sur le lit, enfouit la tête dans l’oreiller. Il revoyait sa
femme descendant l’escalier, les bras chargés, son petit visage pâle et défait
(où ai-je trouvé la force de la chasser, comme on chasse un domestique surpris à voler les
cuillers d’argent ? je ne savais pas que cela serait aussi affreux… pourtant, il n’y avait rien
d’autre à faire… certes, j’aurais pu lui dire de rester, la prendre dans mes bras, téléphoner à
Béchu que je ne divorçais plus… à quoi bon ? je ne divorce ni à cause d’Anthony, ni à cause
de Judith, ni à cause d’Eléonore, je divorce parce que Véronique a cessé de m’aimer)
24
Le lendemain, l’été prenait fin. Au courrier de huit heures, toujours rien d’Anthony, mais un
mot d’Eléonore lui indiquant les horaires des trains Londres-Kingsfield. A neuf heures, un
coup de téléphone : c’est Victor Talazine, qui l’appelle de la maison de retraite russe de
Menton pour lui parler de son roman.
— En lisant votre livre, on sent qu’il a été écrit par un homme heureux, il y a là une vivacité,
une allégresse qui ne trompe pas…
(il a raison, en Tunisie, cette année, j’ai vécu mon dernier printemps de bonheur, jamais
plus je ne pourrai donner au public un livre d’une inspiration et d’un ton si joyeux, si
alertes, si français… le mot de Dostoïevski à Merejkovski adolescent, « pour écrire, mon
enfant, il faut souffrir, souffrir… », ce feu horrible où, suddently last summer, Dieu m’a
précipité, me rend à la dimension russe et pathétique de moi-même, désormais je suis
prisonnier de ses ténèbres, et de ses flammes)
— Vos pages sur la maladie sont les meilleures du roman, et vérifient ce que j’ai déjà eu
l’occasion de vous dire : douleurs physiques, chagrins d’amour, un écrivain sort toujours
gagnant des épreuves qu’il traverse, puisqu’avec cette souffrance il va créer a thing of
beauty, tel Dieu créant l’homme avec de la boue.
Nil passe rue du Fer-à-Moulin. Matouchka est seule.
— Tchto sloutchiloss, Nil ? Véro vient de me téléphoner, ce qu’elle m’a dit est incroyable, «
comment ? vous n’êtes pas au courant ? j’ai quitté Nil ! nous allons divorcer ! il m’opprimait,
m’empêchait de m’épanouir ! à présent, j’en aime un autre ! je suis libérée ! »
Nil rougit
(ça, c’est un avant-goût de la manière dont Véro va présenter notre rupture à son
entourage)
— C’est vrai, nous allons divorcer… elle ne vous a pas dit qui était l’autre garçon ?
Matouchka hoche la tête.
— C’est Anthony.
Matouchka allume une cigarette, se calle dans ses oreillers.
— Je sentais qu’il y avait quelque chose de malsain entre vous trois, dès Pâques j’ai observé
que Véro courait après Anthony, je lui ai même dit à l’époque, qu’as-tu à tourner autour de
ce gamin ? mais, excusez-moi de vous parler brutalement, je croyais que c’était vous qui
couchiez avec.
Nil regarde cette femme, qui lui a appris à lire lorsqu’il était enfant, qu’il aime, qu’il admire,
qui a joué un rôle si important dans sa décision d’épouser Véronique : ses yeux pochés, son
nez fort et busqué, ses nobles bajoues portaient la marque de la bonté, de l’énergie et de la
fatigue. Il songe que c’est chez Matouchka qu’il est tombé amoureux de Véronique, et que
c’est encore chez Matouchka que Véro et lui ont connu Anthony
(il y a une fatalité dans tout cela)
Il lui raconte ce qui s’est passé, non sans gêne. Mais Matouchka n’est pas quelqu’un qui se
choque facilement.
— Vous avez eu une trop grande confiance dans l’amour de Véronique. Vous ne l’imaginiez
pas se détachant de vous, cessant de vous aimer. Vous avez cru que tout était permis, que
vous étiez intouchable. Vous avez fait joujou avec Dieu, et à force de faire joujou, vous avez
cassé le jouet. A présent, c’est la descente aux enfers, vous devez y suivre le Christ, pour
participer un jour à sa résurrection
(je ne supporte plus ce langage théologique)
— Quant à Véro, Matouchka poursuit, voilà huit ans que je la regarde vivre, je sais sa
duplicité, son art de se servir des gens, de les presser comme des citrons, le proverbe russe
qu’elle cite souvent, daïout, béri ; biout, bégui, ils donnent, prends ; ils frappent, fiche le
camp, c’est sa philosophie de l’existence… Et puis, il y a toujours eu chez elle cette
fascination du douteux, de l’interdit, même dans sa passion pour vous, quand elle avait dix-
huit ans, on pouvait discerner l’attrait du fruit défendu, de la transgression. Aujourd’hui, le
fruit défendu, ce n’est plus vous, ce sont les seize ans d’Anthony. Nil ferme les yeux
(c’est pour ça que durant des années j’ai dit non à ce mariage auquel le Paris russe-
orthodoxe prétendait me réduire, je savais qu’épouser Véronique ferait basculer notre
amour dans le clan de l’ordre bourgeois, du banal, du quotidien, « les amants ne devraient
apparaître l’un devant l’autre que revêtus de leurs habits de fête »> – Rilke)
Matouchka tend la main droite, où brille l’anneau d’otiez Nikolaï, caresse le front de Nil.
— Nou, malenki ! ne soyez pas triste, elle reviendra. Souvenez-vous de ses départs de la
Tour de Vanves, vers sa « liberté », vers sa « piaule » ! Elle partait avec ses baluchons, et
deux mois plus tard on sonnait à la porte, coucou ! c’était Véro, avec ses baluchons, et elle
se réinstallait chez nous, comme si de rien n’était.
— Oui, mais sa relation avec vous était celle d’une adolescente et de ses parents. Véro n’est
plus une adolescente, et je suis son mari. Elle reviendra, c’est possible, mais quand elle
sonnera à la porte c’est moi qui ne serai pas là pour lui ouvrir. Je ne sais pas ce qu’elle vous
a raconté, mais ce n’est pas elle qui a décidé de partir, c’est moi qui lui ai demandé de plier
bagage. Si je divorce, c’est précisément parce que son plan d’action était aux antipodes
d’une fugue romantique, avec échelle de corde et page blond. Ce qu’elle souhaitait, c’est la
sécurité de l’adultère petit-bourgeois. Si je n’avais pas découvert le pot aux roses, je vois
d’ici les mensonges où elle m’aurait entortillé avec la complicité de Judith et de Dodo, les
prétendus week-ends à la campagne, chez les parents de Judith, qui auraient été autant de
week-ends à Londres ou à Kingsfield ! je l’ai échappé belle, mais ça m’a ouvert les yeux sur
ce dont Véro est capable. La foi est morte, et le respect. Jamais je ne reprendrai la vie
commune
(d’ailleurs, quelle vie ? ma vie est foutue, adieu l’amour, adieu le Christ, à l’eau mon livre sur
otietz Nikolaï, tout se tient, tout est lié)
Matouchka sourit, le sourire que ses intimes appellent, pour la mettre en boîte, son air de
Joconde.
— Il y a autre chose que vous ne pardonnez pas à Véro, c’est d’avoir essayé de détacher
Anthony de vous, de tuer son admiration et son amour pour vous, elle dit doucement.
Nil rougit.
— Oui, cela aussi, je ne le lui pardonne pas.

Il dîne, seul, dans un restaurant de la rue Gay-Lussac. Il retrouve ses habitudes de


célibataire, et ce réapprentissage de la solitude n’allait pas sans mélancolie. Autour de lui,
trois tables étaient occupées. La première, par un couple d’homosexuels américains qui
mangeaient une entrecôte arrosée de coca-cola ; la seconde, par un père et ses deux fils ; la
troisième, par une mère, son fils et un monsieur qui devait être l’amant de la dame, car il
témoignait beaucoup de gentillesse au jeune garçon
(ce gosse, avec ses longs cheveux blonds en cascade et ses traits fins, il ressemble à Pierre-
Guillaume de Roux)
La conversation du père avec ses deux fils était saugrenue, et charmante. L’impétuosité du
plus jeune à réclamer des frites rappela Véronique à l’écrivain : elle aussi, au restaurant,
elle s’exclamait oh oui ! des frites ! j’veux des frites ! encensant gaminement, comme un
poulain.

Ce fut la sonnerie du téléphone qui le réveilla. D’une main tâtonnante, il décroche en


maugréant. C’était la princesse Oblonskaïa, rédactrice en chef du plus important journal de
l’émigration russe, Sovremennik.
— Nil Alekséiévitch ? Victor Lvovitch est mort.
— Quoi ? Talyzine est mort ? c’est impossible ! il m’a téléphoné hier matin !
— Il s’est suicidé hier soir, à six heures. Il a avalé une ampoule de cyanure. La veille, il avait
rédigé un testament, où il explique que se sachant atteint d’un cancer, il désire échapper
aux souffrances et à la dégradation de la maladie…
— La veille ? mais alors, hier matin, il savait qu’il se tuerait quelques heures plus tard ? Nil
balbutie, une sueur glacée au front.
— Certainement… vous savez, il vous aimait beaucoup… c’était un adieu, un signe amical de
la main, avant le départ…
— Et les obsèques ?
— Elles auront lieu à Nice, à la cathédrale orthodoxe, mais seule la famille sera présente…
— Il avait donc une famille ? Je l’ai toujours connu si abandonné…
— Un cousin, je crois, et une vague nièce… Pour le neuvième jour, l’Union des écrivains
russes à l’étranger fera célébrer une panikhide à Daru. Vous y assisterez, je pense ?
— Naturellement. Je dois aller en Angleterre, mais la semaine prochaine je serai rentré à
Paris.
— Eh bien, dorogoï, je vous verrai donc à Daru. Je vous embrasse, ainsi que votre
charmante femme…
Nil est assis au bord du lit. Sur ses joues amaigries, des larmes se mettent à couler. Les unes
glissent vers les coins de sa bouche, d’autres tombent sur les draps. Il renifle, se mord la
lèvre inférieure, sent le goût du sel au bout de sa langue.
Il se représente le vieil écrivain dans sa petite chambre de la maison de retraite, il le voit
rédiger son testament sous le portrait de Tolstoï, son dieu littéraire, il imagine la solitude
où a été prise la décision irrémissible, le face à face avec l’ampoule de cyanure…
Soudain, Nil se casse en deux. Gonflant sa poitrine, d’absurdes sanglots éclatent dans sa
gorge, comme les jappements d’un chien à l’agonie. Il n’était pas un intime de l’écrivain
russe, qui avait l’âge d’être son grand-père, mais ce suicide le bouleversait, cette mort lui
causait un chagrin qu’il était incapable de maîtriser.
A nouveau le téléphone. Nil avale ses larmes, reprend sa respiration, décroche. C’est
Matouchka qui vient, elle aussi, d’apprendre le suicide de Talyzine.
— Vous croyez que Véronique est au courant ? il interroge, timidement.
Matouchka en est persuadée. Elle sait par Irène que Véro s’est installée chez son oncle
Tourountaï, qui admire beaucoup Talyzine. Véro sera donc très vite informée du drame.
— Véro connaît l’amitié qui vous lie à Talyzine, elle aura deviné combien vous devez vous
sentir orphelin, mutilé… Elle vous téléphonera certainement, ou vous écrira un mot.

Au même courrier, deux lettres d’Anthony. La première, postée en exprès, n’est qu’un billet
de trois lignes, où le collégien lui annonce qu’il viendra le chercher samedi à la gare de
Kingsfield, mais qu’il sera peut-être retardé par un match de rugby qu’il doit disputer en
début d’après-midi. La seconde, une réponse à la lettre où Nil lui disait la dégradation de
ses rapports avec Véro. Une lettre belle, sévère, d’une gravité étonnante chez un garçon de
seize ans, s’exprimant dans une langue qui n’est pas la sienne. Anthony s’efforçait de
démontrer à Nil que sa conception du bonheur, de la liberté, de la disponibilité était une
philosophie anarchiste, bonne pour les hippies, mais « trop égoïstique, pas raisonnable » et
incompatible avec l’enseignement de l’Eglise, « … si du fond du cœur tu me réponds que tu
aimes Véro, je crois que tout ira bien, car je suis sûr qu’elle t’aime aussi, mais je crois qu’il
te faudra changer ta façon de vivre, il faut pour commencer être fidèle à Véronique, et il
faut que tu sois moins romantique. Ton attitude de liberté et de bonheur n’est qu’une
illusion. Il faut que tu fasses des sacrifices pour ta femme, et que tu sois un peu plus
conformiste. Si tu peux faire tout cela pour elle, ce serait le signe que tu l’aimes, et elle le
reconnaîtra… »
Si Nil la comparait à sa lettre précédente, vieille de plus d’un mois, le refroidissement
d’Anthony à son égard était manifeste
(ça, c’est le travail de sape de Véronique)
mais par-delà ce ton de juge, un peu docte, que le garçon prenait maintenant avec lui, il
pressentait que l’amitié tendre qui les unissait n’était pas morte, et qu’Anthony ne fît
aucune allusion à ce qui leur été arrivé cet été ne signifiait pas qu’il l’eût renié.

Le soir, rentrant chez lui pour faire sa valise, Nil s’attend à trouver un pneumatique de Véro
sous sa porte ou un message téléphonique aux abonnés absents. Il n’y a rien, que la lettre
d’un raseur, et le message d’un indifférent.
25
A Gatwick, le douanier feuillette le passeport de Nil, couvert de visas et de cachets, et, par
coïncidence, imprime son tampon « Immigration officer – 23 sep 1972 – Gatwic » sur la
même page où, trente-deux mois plus tôt, son collègue de Douvres avait apposé le sien «
Immigration officer – 24 jan 1970 – Dover ». Dans le train, Nil, qui n’est pas retourné à
Londres entre-temps, croit revivre la veille de son mariage, mais si le décor et l’acteur sont
les mêmes, le texte, lui, a changé. D’ordinaire, il faut éviter de mettre les pas dans les pas ; et
prétendre retrouver dans une ville étrangère, pour lui redonner un visage et un corps, le
fantôme d’un bonheur passé, est la plus vénéneuse des illusions, le plus sûr moyen de
s’abîmer dans une mélancolie funèbre, qui gâche l’instant présent et empoisonne jusqu’au
souvenir des jours heureux ; mais, roulant vers Londres où l’attend sa maîtresse, Nil
éprouve un mauvais plaisir à profaner ainsi les images pures et lumineuses de ce voyage au
bout duquel, lui et celle qu’il croyait être la femme de sa vie, ils avaient reçu des mains de
leur père spirituel les couronnes du sacrement de l’amour. Puisque tout est fini, autant
achever l’œuvre de destruction, brouiller les pistes, effacer les traces, abolir la mémoire, et
chercher dans l’oubli la paix dérisoire des cœurs vides.
A Victoria Station, Nil est aussitôt enveloppé par les baisers et le babil d’Eléonore. Londres
est une ville exquise, lorsque le soleil brille dans le ciel et que l’on donne le bras à une belle
jeune femme aux yeux verts, à l’ample chevelure brune, à la poitrine émouvante, à la jupe
brève et aux longues jambes gainées de cuir. Eléonore habitant Ladbroke Grove, ils prirent
le bus jusqu’à Kensington, puis marchèrent, Nil voulant se dégourdir les jambes et flâner
parmi ces rues aux boutiques nombreuses, dont la propreté, le pimpant, la coquetterie
l’enchantaient. Ils achetèrent des fruits, de la bière, et chez un boucher moustachu deux
généreuses tranches de rosbif à l’écarlate superbe. Ils déjeunèrent dans la chambre
d’Eléonore, au dernier étage d’une grande baraque vétuste dont la plupart des locataires
étaient des étudiants. Après le repas, Eléonore veut qu’ils se déshabillent, Nil résiste à ses
avances, par souci de pas louper le train qui devait le conduire au collège d’Anthony, situé à
soixante kilomètres de Londres, dans le Kent.
C’était la première fois que l’écrivain voyait la campagne anglaise, mais il n’avait pas l’esprit
assez libre pour goûter la beauté du paysage, et s’il sort son carnet et son stylo, c’est moins
pour noter les différents verts des prairies et des arbres, ou le nombre de vaches dans les
champs, que pour récapituler les questions qu’il désire poser au collégien. Il ne devait pas
noter grand-chose, car, ne comprenant rien aux annonces des haut-parleurs, il était surtout
attentif à ne pas manquer la gare de Kingsfield, celle de son rendez-vous.
Assis sur un banc devant la gare au fronton orné de pots de fleurs, Nil attend depuis dix
minutes environ, et déjà s’inquiète de ne pas voir Anthony, quand il l’aperçoit au bout de la
rue, courant à sa rencontre. Le feu aux joues, le front emperlé de sueur, le collégien se jette
dans les bras de son ami. Ils s’étreignent. Ce n’est plus Athos et Milady au Colombier-Rouge,
mais Athos et Raoul de Bragelonne à Saint-Denis. Passée la première émotion, ils
s’observent.
Nil a maigri, ce qui, malgré son teint halé, lui donne une petite mine, souligne renfoncement
des yeux dans leurs orbites et le saillant asiatique des pommettes : Anthony remarque
également aux tempes de l’écrivain des cheveux blancs qui n’existaient pas, cet été.
Le jeune garçon, lui, n’a pas maigri, mais ses cheveux coupés courts, en atténuant l’ovale de
son joli visage, lui rendent une rondeur enfantine : avec ses joues rouges, ses légères
mèches blondes – really like silk – et son uniforme de page médiéval, on lui donnerait
quatorze ans
(si elle ne veut pas qu’on la prenne pour sa mère, Véro a intérêt à aller chez Carita)
Ils ne parlent d’abord que de choses anodines, le rugby, les Rouschitz, le collège, la sortie du
roman… Tandis qu’ils causent, Anthony guide leur marche vers un parc où sur une
immense pelouse d’un vert cru des garçonnets jouent au foot. Ils s’assoient à l’ombre d’un
grand chêne, comme dans la chanson, il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai.
Anthony ôte sa cravate bouffante, sa redingote noire. Il porte des chaussures à boucles, des
bas jaunes et une culotte grise, serrée aux mollets ; la chemise blanche, fortement
échancrée, s’ouvre sur la poitrine fraîche.
Un garçon de l’âge d’Anthony, vêtu du même uniforme, qui se promenait dans le parc,
s’approche d’eux. Les collégiens échangent quelques mots, où le seul que saisit Nil est le
prénom du garçon, Martin. Parlant avec Martin, Anthony ne cessait pas d’avoir sur ses
lèvres le charmant sourire qui, dès leur rencontre de Pâques, avait ensorcelé l’écrivain
(est-il possible que Martin ne soit pas amoureux d’Anthony ? je parierais le contraire)
Martin s’éloigne, comme à regret. L’herbe exhale une odeur de terre mouillée, les cris
joyeux des footballeurs strient l’air tels des étourneaux, Anthony est là, allongé près de lui,
et après les semaines atroces qu’il vient de vivre, Nil savoure avec gourmandise cet instant
de bonheur plénier.
— Martin est amoureux de toi ?
Anthony a un petit rire.
— Ah ! tu as noté qu’il s’appelle Martin ? Non, je ne sais pas. En Angleterre, on ne dit pas ces
choses-là.
— Ah oui, j’oubliais, le cant !
Ensemble, ils éclatent de rire. Anthony fouille dans la poche de sa redingote, en sort un
petit paquet, le tend à Nil.
— C’est un cadeau pour toi.
Nil ouvre le paquet. Une bouteille de T.C.P. Rien ne pouvait lui faire plus de plaisir, et,
approchant son visage de celui de l’adolescent, il l’embrasse sur la joue.
Ce liquide jaune, dont Anthony se servait pour se laver les dents, désinfecter une plaie,
réduire un bouton, soigner les maux de gorge, c’est l’été chez les Rouschitz, l’odeur
curieuse, un peu pharmaceutique mais pas désagréable, qui flottait dans la salle de bains de
la rue du Fer-à-Moulin, qui imprégnait les baisers, toute la personne du jeune garçon
(suddently, last summer)
Anthony est allongé sur l’herbe, mais, le buste légèrement soulevé, l’avant-bras gauche
formant appui, le menton gracieusement posé dans la paume de la main, il ne perd pas des
yeux le visage de Nil qui, étendu de tout son long, la tête contre une des racines du chêne, le
regarde de côté.
— Eh bien, bloody traitor ! on ne peut pas dire que tu te sois ruiné en timbres !
Anthony se mord les lèvres.
Plus les jours passaient, plus ce qu’il avait vécu à Paris lui semblait irréel. Il restait dans sa
chambre, à se répéter, il faut que j’écrive, mais le temps s’écoulait, et il n’écrivait pas…
Nil lui récite les premiers mots de la lettre adressée chez Judith, qu’il avait appris par cœur.
L’enfant ouvre de grands yeux, devient tout rouge. Nil sourit, lui caresse les cheveux.
— Je ne t’en veux pas, Anthony, j’imagine trop bien ce que t’a raconté Véro pour t’entraîner
dans ce vilain petit manège, but I did believe that between us there could be nothing else
than a friendly loyalty, et cette trahison m’a peiné.
Anthony secoue la tête.
— C’est Véronique qui a brisé le cercle. Elle ne veut plus de notre trio. J’ai eu tort d’agir en
cachette de toi, mais elle ne cessait pas de me parler des filles avec qui tu la trompes, de
cette Eléonore…
(« c’est Véronique qui a brisé le cercle », ce gosse est étonnant, en sept mots, voilà
exactement résumé tout ce que nous vivons depuis juillet)
— Elle t’a écrit que nous divorçons ?
— Oui, j’ai reçu la lettre mercredi.
— Dans cette lettre, elle te dit de ne plus lui écrire chez Judith, mais rue Monsieur-le-
Prince ?
Non, Véro n’a rien demandé de semblable.
(ainsi, même sur un point de détail aussi secondaire elle continue à me mentir ! quelle
incroyable garce !)
— Et les photos ? pourquoi refuse-t-elle de me les montrer ?
Le jeune garçon n’en sait rien. Ce sont des photos tout à fait ordinaires, prises devant
Montaigne.
— Ce n’est pas dans un appartement ?
— Non, devant Montaigne, elle est bizarre, ta femme ! Anthony répond, l’air surpris.
Nil lui jette un coup d’œil en coin
(Véro lui aurait-elle appris à me mentir ? je ne veux pas l’admettre… au reste, ces photos, ça
a tellement peu d’importance à présent…)
Anthony se penche, pose sa main sur celle de Nil, ses yeux s’embuent.
— Je suis prêt à me retirer si cela peut sauver votre mariage, il fait, un accent tendre,
presque suppliant dans la voix. C’est trop affreux, le divorce.
Nil songe que le jeune garçon, qui à Pâques avait été si heureux de se lier d’amitié avec eux,
d’être accueilli par une famille, va revivre le drame qu’il a vécu, à l’âge de douze ans,
lorsque ses parents ont divorcé ; il se représente le tourbillon d’événements, de sensations,
de conflits où, depuis le mois de juillet, ils ont, cynisme ou inconscience, les deux sans
doute, précipité cet enfant de seize ans, et il se sent soulevé par une vague où la honte et la
pitié mêlent leurs eaux. Il met son bras autour du cou d’Anthony, et l’attire contre lui.
— Ce n’est pas à cause de toi que je demande le divorce, c’est malgré toi, et tu n’es pour rien
dans ce qui nous arrive, tu n’as été que le catalyseur, tu comprends c’que c’est, un
catalyseur ?
Anthony fait signe que oui.
— Bon… eh bien, il n’est pas question que tu te retires, comme tu dis. Tu ne dois pas te
retirer, nous avons besoin de toi, de ta présence, de ton amitié. Moi, tu es l’être que j’aime le
plus au monde, après Véronique, et je ne veux pas te perdre. Véro, tu es le seul qu’elle aime
vraiment, avec Judith et Dodo. Je ne peux plus rien pour elle, car elle s’est mise aux abonnés
absents, elle a baissé le rideau de fer, et quand je lui parle, quand j’essaie de renouer le
contact, c’est comme si je jetais un caillou dans un puits sans fond : je n’entends aucun
plouf. Je parle, je parle, mais elle ne réagit pas, elle est sourde, lointaine, ailleurs, mes mots
sont des balles que je lance contre un mur, mais c’est un mur de coton, et nul écho ne me les
renvoie. Non, je ne peux plus rien pour elle. Toi, en revanche, tu peux beaucoup. Tu es son
unique garde-fou. I speak too quickly ? You understand me ? Do y ou know that means
garde-fou ?
— Sure, we say parapet.
— Son amour pour toi lui est une armure. Tant qu’elle guettera le courrier d’Angleterre,
qu’elle bâtira des plans pour te revoir, qu’elle imaginera que quelque chose est possible
entre vous, elle ne fera pas de bêtises, je la connais, aussi longtemps qu’elle m’a aimé, elle a
été épatante. Mais le jour où tu sortiras de sa vie, elle sombrera, elle se va se mettre à
coucher à droite et à gauche, elle se détruira…
(ce n’est pas l’amour qui parle en moi, c’est la jalousie, me figurer Véro dans les bras
d’Anthony ne m’est pas désagréable, dans les bras d’un mec c’est autre chose)
Anthony hoche la tête.
— Je ne crois pas. Ma sœur a des amies qui vont au lit avec n’importe qui, mais Véro n’est
pas une fille comme ça. L’été dernier, elle m’a dit qu’elle n’a jamais désiré que deux
hommes : toi et moi.

Le soleil se couche, l’humidité monte du sol. Ils se rajustent, traversent la pelouse. Une
nouvelle fois, la pensée d’Athos et de Raoul vient à l’esprit de Nil
(il a seize ans, j’en ai trente-six, je pourrais être son père, un père un peu incestueux sur les
bords, mais malgré tout un père)
Et les arbres majestueux les saluent en agitant leurs feuilles, comme pour féliciter l’écrivain
d’avoir un compagnon si beau, et si charmant.
Eléonore est serveuse dans un restaurant élégant de Kensington. Ce travail ne lui plaît
guère, mais ne la captivant qu’aux heures des repas, il lui laisse du temps libre pour assister
à ses cours d’anglais, et faire ce dont elle a envie. De retour à Victoria Station, Nil va à ce
restaurant, où il dîne. Ça l’amuse de voir sa gracieuse maîtresse évoluer parmi les tables,
sous l’œil connaisseur des messieurs.
Ils rentrèrent à pied.
Nil raconta son après-midi.
Ils marchaient dans les rues désertes, se tenant par la main.
— Oui, je suis heureux, et en même temps, c’est très frustrant. Tu te rends compte ! j’ai pas
vu sa chambre ! Après le parc, nous sommes allés manger des gâteaux dans une pâtisserie,
puis il m’a fait visiter le collège, rapidement, de l’extérieur, une espèce de château, avec
chapelle, statues de Charles II et de Coleridge, tout le fourbi, et un tas de petits blondinets
en uniforme qui se promenaient dans les allées du jardin.
— Tu devais être aux anges ! elle rit.
— Parle pour toi ! c’est toi qui y ferais des ravages ! je te vois très bien à Holy Trinity,
professeur de langue française et d’éducation sexuelle… L’endroit est chouette, mais à seize
ans vivre dans ce bled neuf mois sur douze, et y être traité comme un gosse, ça ne doit pas
être drôle tous les jours… C’est sur le quai, au moment de monter dans le train, que je me
suis senti d’un coup triste, désemparé ; lui aussi, il n’avait pas l’air d’avoir la fraise. Se
quitter sur un quai de gare, c’est jamais gai, hein ? Nous avons rendez-vous demain à deux
heures, car à cinq heures il doit être au collège.
Leur nuit fut douce.
(c’est la première fois de ma vie que je fais l’amour à Londres)
Au matin, après le breakfast, ils se baladent dans Hyde Park. Nil dit à la jeune fille combien
sa présence, sa tendresse l’aident à franchir ce cap de la rupture avec Véro.
— Pour toi, je serai toujours là, comme une pierre.
(étrange, c’est juste le contraire de ce que m’a craché Véro, « la Véronique qui attendait
assise sur une pierre est morte »)
Ils parlent d’Anthony, de Véronique.
— Pour t’oublier, pour se convaincre qu’elle est libérée de toi, ta femme va traverser une
période où elle s’enverra en l’air avec le premier venu, c’est aussi sûr que deux et deux font
quatre
(elle a raison, dès qu’avec Anthony ça craquera, Véro donnera libre cours à sa vocation
rentrée de michetonneuse)
Des images flottent devant ses yeux. Un jour, elles n’auraient plus le pouvoir de le faire
souffrir, ce serait d’un cœur indifférent qu’il se représenterait Véronique sous la bouche
d’autres hommes, pénétrée par d’autres hommes…
(je n’en suis pas encore là, hélas !)

Lorsque Nil descend du train, Anthony qui cette fois est à l’heure s’avance vers lui, sourire
aux lèvres. Ils s’embrassent.
— Devine quel âge te donne Martin ! s’exclame le garçon.
Nil n’en a aucune idée.
— Dix-huit ans !
Nil rigole, flatté.
— Je ne suis donc ton aîné que de deux ans, il déclare, prenant Anthony par le bras, et moi
qui me figure parfois être ton père…
— Oh non ! tu n’es pas mon père ! tu es mieux que ça, tu es mon ami !
L’après-midi, quoique chaste, est un enchantement. Nil aide Anthony à faire un thème
français, ils causent littérature. Anthony conseille à Nil de lire les poèmes de Thomas
Hardy, Nil évoque le prince Muichkine, Aliocha Karamazov, ces hommes de l’avenir, qui
vivent avec les enfants.
— Ses biographes n’en parlent jamais, et surtout pas les théologiens orthodoxes, mais rien
n’est plus ambigu que l’amour de Dostoïevski pour les enfants. Svidrigaïlov et Stavroguine,
qui débauchent les petites filles, sont plus proches de ce qu’était Dostoïevski dans sa vie
privée que ces figures idéales de Muichkine et d’Aliocha, qui aiment, eux, les petits garçons,
mais d’un amour pur, asexué. Or, il n’y a pas d’amour asexué, c’est de la blague. Quand je te
dis que je t’aime comme un fils, c’est une façon de parler. D’une certaine manière,
Muichkine et Svidrigaïlov, Aliocha et Stavroguine, c’est la même chose. La différence est que
chez les « bons » la pulsion amoureuse est créatrice, au lieu qu’elle entraîne les « mauvais »
vers la négation, la destruction de soi. Ce que tous ont en commun, c’est l’immaturité, le
refus du monde des grandes personnes, la nostalgie de l’adolescence. Moi aussi, je tire la
langue aux gens sérieux, à la société bourgeoise. Un jour, j’écrirai un roman dont le héros
aura une double vie, l’une, factice, de comédie et de masque, parmi les adultes, et l’autre,
qui sera sa vraie vie, où il trouvera son bonheur et son accomplissement, parmi les enfants.
Ils parient de Venise. Inutile de se leurrer, leur voyage était compromis : en « brisant le
cercle », Véronique avait tout remis en cause.
Anthony soupire.
— Je me console en me disant que maman ne m’aurait pas laissé partir. Elle désire que je
sois à la maison, pour Noël.
— Elle se doute de quelque chose ?
— Rien de précis, mais je sais qu’elle a demandé à Mgr Théophane des renseignements sur
toi et Véro.
— Vladyka ? tu lui as parlé ?
Non, Anthony n’a parlé à personne des événements de l’été. Il est vachement heureux de la
visite de Nil, car porter seul ce secret, c’est lourd ; mais il hésite à se confier à Vladyka, qui
lui fait un peu peur.
— Sais-tu que Véronique va venir me voir ?
Nil hausse les épaules.
— Je m’en doutais. Tu es le nouvel homme de sa vie, et elle ne veut pas te perdre, toi aussi.
Tout ce que je te demande, c’est de ne pas croire le mal qu’elle te dira de moi.
Les joues du collégien s’empourprent. Nil sourit.
Qu’Anthony ne se mette pas martel en tête. Pour chacun d’eux trois, cette épreuve est dure,
délicate. Un jour, ils en sortiraient.
— Oui, mais en sortirons-nous ensemble ? fait Anthony en secouant ses cheveux blonds.
Cinq heures. Nil fait le signe de croix sur Anthony. Les yeux brillants, ils s’enlacent.
S’arrachant aux bras du jeune garçon, Nil saute dans le wagon de bois. Le train se met en
marche.
— Que Dieu te garde ! crie Anthony, en français.
Il agite le bras. Très vite, Nil le perd de vue. C’est fini.

Mon petit garçon du dernier soir,


Ah oui, c’est bien un Nil de quinze ans que j’ai laissé s’échapper de Victoria Station ! qu’ils
étaient légers et distraits, ses baisers d’adieu ! néanmoins, j’étais heureuse de te savoir
heureux, contente à la pensée que tu avais le cœur en fête… Malgré cela, je suis inquiète
pour mon Nil trop émotif, je ne voudrais pas qu’un jour Anthony te fasse souffrir.
En ce qui concerne ton divorce, tu as raison d’agir comme tu le fais, et seul. J’espère que tu
resteras aussi ferme, pour que bientôt tout s’éclaircisse. Pense qu’un jour Véronique et toi
vous deviendrez les meilleurs amis du monde. Laisse faire ton avocat, maintenant. C’est
l’unique issue. Il n’y a pas d’échec à ressasser. Le péché est originel : un Nil Kolytcheff ne
devait pas se marier ! que ceux qui t’ont poussé à ce mariage fassent leur mea culpa !
Mes yeux papillotent. Tu connais ma chambre, tu sais d’où je t’écris : Londres scintille de
ses lumières jaunes, rouges et vertes. Ma lampe violette, posée sur la table, éclaire le papier,
tandis que les petites taches sur ma nappe-drap parme me rappellent que mon adorable
amant a mangé à l’endroit même où je suis assise.
Avant de me coucher, j’irai me chatouiller à ton blaireau, que tu as oublié chez moi. Je
m’endormirai entre tes ailes, me souvenant de nos étreintes et de tes regards si clairs.

Eléonore écrit sa lettre. Dans le train Le Touquet-Gare du Nord, Nil débouche une canette
de bière, boit au goulot. Il n’est pas heureux, il n’a pas le cœur en fête, et lorsqu’il lira
Eléonore il sera étonné de lui avoir produit une telle impression. C’est vrai, ce voyage en
Angleterre l’a requinqué : après ces semaines de marasme, enfin un acte ! La décision de
divorcer était, elle aussi, un acte, mais négatif, destructeur, au lieu que revoir Anthony, si
doux, si confiant, quel bain de tendresse ! Cependant, ce n’est pas le bonheur, et Nil sent,
avec une certitude obscure, que quelque chose ne colle pas et que, comme on dit en russe,
tout tchto-to nié to. Quoi ? il ne saurait le préciser, mais il est certain que, quelque part, il y
a une fausse note. Quelque part, Anthony lui ment.
Ses voisins de banquette sont trois hommes d’une trentaine d’années. Ils boivent, eux aussi,
de la bière, et ils causent nanas. Ils causent exploits au plumard. Ils font l’amour comme des
dieux. Tous. De vrais champions. A genoux, elles sont, les bonnes femmes, à genoux.
J’me la suis tapée
J’ai baisée
J’me la suis envoyée
J’lai tringlée
J’lai bourrée
J’iai triquée
J’lai sautée
Les putes
Les connes
Les paillasses
Les grognasses
Moi, j’leur apprends à tailler des pipes en leur faisant sucer des bananes épluchées, et si y a
des traces de dents, j’leur fous une volée
Moi, ma môme, elle m’adore, elle peut pas s’passer de moi, elle me mange dans la main
Moi, j’lai draguée à la piscine
Un d’ces culs, mon vieux
Avec moi, ça n’a pas traîné, d’ailleurs elle en voulait, la pétasse, quand je lui ai mis la main
au panier, elle était trempée comme une soupe
Toutes des garces
Le feu aux fesses
Moi, je
Moi, je
Moi, je
26
Retour rue Monsieur-le-Prince. De Véro, rien : ni lettre ni pneu ni télégramme ni message
aux abonnés absents. Lundi : rien. Mardi, Nil passe la journée à la télévision, pour
l’émission orthodoxe
(imposture merdique, il faut que je plaque tout ça… insupportable)
Le soir : rien.
(je me suis juré de ne jamais téléphoner à Véro)
Il téléphone à Véro, chez Tourountaï.
Au bout du fil, la voix de Véro. Lointaine, métallique, atroce. Aux questions de Nil, elle
répond par des grognements dubitatifs, persifleurs.
— Nous avons la conversation de deux indifférents, lâche Nil.
— Mais c’est cela.
— Tu ne m’as pas écrit en apprenant le suicide de Talyzine.
— Non, je ne t’ai pas écrit en apprenant le suicide de Talyzine.
— Tu aurais pu me mettre un mot, des gens qui me connaissent à peine, mais qui savaient
moi amitié pour Talyzine et devinaient mon chagrin, l’ont fait.
— Je me fiche de Talyzine, je me fiche de ton chagrin, enfin je suis heureuse, je suis libre, je
m’amuse, je sors avec des copains…
Nil craque. Dans sa bouche, les mots sont comme des pétards. Crépitements.
Balbutiements.
— Ton père s’est suicidé, j’ai tenté de me suicider, quand tu as appris que Talyzine s’était
mis une ampoule de cyanure dans la bouche, et qu’il avait brisé l’ampoule, tu aurais pu
avoir une pensée pour moi, un élan, tu n’es qu’une salope, une salope…
Il raccroche, en larmes. Quelques secondes plus tard, sonnerie du téléphone. Il ne répond
pas. Il sort, traîne au Quartier, ne rentrera que tard dans la nuit.
Dorénavant il carburera au Valium, au Tranxène, au Neurinase. En attendant mieux.
27
Paris biche. Une histoire d’amour qui finit mal, c’est toujours ça de gagné. Un bon sujet de
conversation pour les dîners en ville, entre les prochaines élections et la crise du dollar.
Paris sépare, atomise. Un homme et une femme qui s’aiment, sont heureux, vivent en
harmonie, Paris ne le supporte pas. Un couple uni, quelle désuétude ! un couple chrétien,
quel grotesque ! Paris railleur, Paris qui salit et dégrade tout ce qu’il touche. Paris et son
odeur de cadavre.
Le divorce de Nil et de Véro devait alimenter les ragots du Paris russe-orthodoxe durant
deux mois, ceux du Paris littéraire et mondain durant quinze jours. Dans les semaines qui
suivirent son retour de Londres, les gens invitèrent Nil, vinrent le voir. Ils lui parlaient de
Véro, et Nil les écoutait avidement, les uns parce qu’ils le confortaient dans sa décision de
rompre, les autres parce qu’ils lui donnaient des nouvelles de sa femme, tous parce qu’avec
eux il avait un prétexte pour prononcer les syllabes chéries, Véronique Véronique
Véronique
— J’ai vu Véro à la fac, elle semble en pleine forme. Elle raconte à qui veut l’entendre que tu
es un salaud, un sexiste, avec qui elle n’a jamais été heureuse.
— Véro, c’est un petit format. Elle n’a jamais vraiment participé à ton aventure, à ton
œuvre, à ta vie, elle ne pouvait pas être la compagne d’un artiste, elle ne te suivait pas.
— Ne divorcez pas ! qui vous donnera vos potions quand vous aurez soixante-dix ans !
— C’est une occasion unique de reprendre ta liberté, les mains propres. Si tu avais plaqué
Véro vachement, tu aurais été empoisonné par les remords.
— A Daru, on vous juge sévèrement et on plaint Véro : les gens sont persuadés que vous
plaquez Véro pour une autre fille.
— Elle vous accuse de l’empêcher de s’épanouir, mais c’est le contraire qui est vrai : ce
qu’elle ne vous pardonne pas, c’est d’avoir été son Pygmalion.
— La clef de votre rupture, c’est ton amitié avec Anthony, elle ne l’a pas supportée.
— La clef de votre rupture, ce n’est pas Anthony, c’est Judith. Les bonnes femmes entre
elles, c’est redoutable.
— Je n’ai jamais senti entre vous une harmonie réelle. Ta femme n’était pas dans le coup.
— Vous formiez un couple si harmonieux ! vous sembliez faits l’un pour l’autre !
— Véro est un petit chat, mais un chat de guimauve, qui prend indifféremment la forme du
panier où il se couche. Elle se croit forte, et elle est molle, malléable, sans structure. Ne
soyez pas triste : ce n’est pas un amour, c’est l’illusion d’un amour qui s’efface. S’il y avait eu
entre vous une polarité vraie, votre femme aurait compris ce que vous avez tenté avec ce
jeune garçon.
— Ce qu’elle vous raconte de vos infidélités qui auraient tué en elle la passion, c’est de la
blague. Une femme qui aime véritablement un homme l’aime par-delà toutes ses infidélités.
— En montant cette histoire avec Anthony, tu as traité Véro comme une héroïne d’un de tes
romans, et elle a réagi comme un personnage de Courteline. Avec toi, elle a vécu au-dessus
de ses moyens.
— Un jour, vous vous retrouverez, mais pour arriver au paradis il faut passer par le feu, et
le feu, ça brûle.
— Dans un an vous l’aurez oubliée.
— Vous devez vivre cette crise à fond, aller jusqu’au bout de votre résolution, mais le
divorce ne mettra pas un point final à ce qui existe entre Véro et vous, votre aventure
continue.
— C’est une page tournée. Ne soulevez pas les coins pour voir ce qu’il y a dessous. Oubliez-
la.
— Véronique est ta femme pour l’éternité.
— Tu l’oublieras vite, oui oui oui, bientôt tu rencontreras jeune femme, belle, merveilleuse,
qui sera pour toi véritable compagne… toi, si racé, nature d’artiste, créateur, et Véronique,
ce n’est que krassavitza-pipita, oui oui oui, tu comprends, dorogoï, elle est idiote, elle aurait
dû chaque jour remercier Dieu être la femme de Nil Kolytcheff, maintenant elle va sombrer
dans banalité, tant pis pour elle, oui oui oui…
— Elle vous reproche de l’avoir figée dans l’icône de la femme orthodoxe, mais ce qu’elle ne
dit pas, c’est que jusqu’à votre mariage, pour vous captiver, elle a donné à fond dans toute
cette dostoïevtchina, elle a joué à fond ce numéro de la femme orthodoxe, de la douce…
— Ni toi ni Véro vous n’êtes fautifs, vous avez tous les deux été piégés par le milieu russe-
orthodoxe, par le vocabulaire chrétien à la mord-moi-le-nœud des Rouschitz et des autres…
— Vous avez été fous, tous les deux. Elle, de vouloir arrêter le temps, de prétendre user du
corps d’un adolescent comme d’un filtre magique, pour rejoindre sa propre adolescence :
toi, d’organiser ce ménage à trois, avec ce gosse. Vous avez commis là un contre-sens
absolu, une atteinte fondamentale à votre relation érotique. Je le répète, de la folie pure. Un
jeu satanique, entre la partouze et le voyeurisme, où chacun caressait et tenait la chandelle.
D’où la réaction de Véro qui jusque dans les bras d’Anthony ne se sentait pas libre,
autonome, puisque c’est sous ton œil, avec ta bénédiction, que cela se passait. Elle ne
pouvait que se mettre à te détester, à te jalouser, à haïr ta présence, ton contrôle et cette
complicité du lit qu’elle vivait comme une surveillance. Certainement, elle t’a souhaité mort
ou à mille kilomètres, ce qui est la même chose, et Anthony serait resté à Paris quinze jours
de plus, elle aurait peut-être tenté de t’assassiner. D’une certaine manière, vous vous êtes,
en effet, assassinés. Le seul qui s’en sortira, c’est Anthony, délicieusement flatté, encensé,
choyé, masturbé. Un joli souvenir d’enfance. Quant à vous… socialement, c’est Véro qui
dans cette histoire laissera le plus de plumes, mais ontologiquement, c’est toi le plus
fortement interpellé : sur Dieu, sur l’amour, sur l’Eglise… ce drame doit être pour toi
l’occasion d’un éveil, d’un dépassement, d’un approfondissement de ta vision de l’éros. Le
mal, ce serait la recherche de l’oubli dans des étreintes sans amour, la régression. Surtout,
tu ne dois pas succomber au seul péché irrémissible qui est la perte de la foi en soi (à ne
pas confondre avec la confiance en soi). Nos fautes les plus graves font partie de notre
enfantement ; elles ne nous coupent pas de Dieu. Aujourd’hui, toi, le séducteur, le
conquérant, tu es rejeté par la femme que tu aimes, trahi, nié, humilié, tu fais l’expérience
de l’échec, de la dépossession. Que cette épreuve t’apprenne à ouvrir les mains. Songe que
la vie du Christ n’a été qu’une série d’échecs, que les quatre premières Béatitudes sont de
pauvreté, de dépouillement, et que ce n’est qu’après cette descente aux enfers qu’elles
parlent de lumière, de paix. Ad lucem per crucem. La seule théophanie, c’est la croix. Et,
puis, ne t’abandonne pas à la mauvaise conscience : qu’elle ait trente-six, vingt-six ou seize
ans, chaque âme est libre, et la responsabilité de Véro, celle d’Anthony, sont aussi fortes
que la tienne. Cette toile ambiguë, vous avez été trois à la tisser…
— C’est un naufrage, et dans un naufrage votre premier devoir est de sauver votre peau. «
Aime ton prochain comme toi-même », et non pas plus que toi-même, dit l’Evangile. Il n’y a
que deux attitudes possibles : l’acceptation de cette situation nouvelle, de cette Véro
inconnue, avec ce que cela suppose de patience, de pardon, et la rupture. Si vous avez choisi
de rompre, tenez-vous-y. Dans cette sorte d’affaire, le pire, c’est l’hésitation,
l’atermoiement. Si vous rompiez, vous ne devez pas chercher à la revoir. C’est le sens de la
prière vespérale, « Seigneur, délivre-nous des souvenirs mauvais ». Je vous préviens, ce
sera dur. D’abord, parce que la chair, elle aussi, a une mémoire ; puis, parce que vous
l’idéaliserez, vous l’idéalisez déjà. Dans une semaine, dans un mois, dans six mois, vous
serez pris d’une incoercible envie de la revoir, de savoir où elle est, ce qu’elle devient…
C’est une tentation à laquelle vous devrez savoir résister. Peut-être serait-il bon que vous
quittiez la France. Vous mettrez au moins trois ans à vous en guérir, trois ans, c’est un
minimum pour une blessure aussi profonde. Et sachez que, même quand l’amour est mort,
la blessure la plus longue à cicatriser, c’est la vanité. Un jour, la croisant dans la rue, vous ne
la reconnaîtrez pas. Ce jour-là, vous serez guéri.
— Née et déjà divorcée ! Dans son thème natal on trouve Uranus en Maison VII (le mariage)
en opposition à l’Ascendant (Sagittaire), c’est-à-dire l’indice quasi infaillible du divorce.
Rupture qui s’étale de septembre 1972 à mai 1973, lors du transit de Saturne sur Uranus
dans la Maison du mariage. Epoque de dépression pendant laquelle se fait sentir le plomb
saturnien : sentiment d’étouffer sous une chape de plomb, visage qui se creuse, teint qui
vire au gris plombé, fatalité qui écrase. Deux autres transits en septembre 1972. D’une part,
le transit d’Uranus au Milieu-du-Ciel : indice de rupture avec le passé, aspect
révolutionnaire dans l’existence, période de remise en question et de bouleversements.
D’autre part, le transit de Neptune sur Vénus dans la Maison XII : période de trouble dans
les relations amoureuses, de désintégration. Indépendamment de ce transit, Vénus en XII
(Maison des épreuves) signifie la possibilité d’amours cachées liées à des épreuves. Or les
transits de Neptune sont particulièrement pernicieux, dissolvants, dépressifs. Dans le
thème natal de Véronique, Eros est intimement lié à Thanatos : Pluton en Maison VIII (la
mort). Pluton étant conjoint à Saturne, son magnétisme sexuel est pour ainsi dire réfréné :
Saturne tend à bloquer la sexualité, à la refroidir, à la durcir : risque de dureté de cœur ou
de frigidité selon le cas. Il faudrait aussi parler des aspects dissonants de Pluton-Saturne
avec Jupiter, Mars et Mercure dans le Scorpion, aspects générateurs d’agressivité
destructrice et auto-destructrice, de tourments, de blocages affectifs. Dans l’ensemble, son
thème est pauvre et inquiétant. On croit à la liberté, mais la liberté n’existe pas, et votre
rupture était inévitable. D’ailleurs, le Scorpion, signe d’eau, et le Lion, signe de feu, ne
s’accordent pas. Vous êtes Lion, Ascendant Gémeaux, avec sous-dominante Vénus-Mercure.
C’est le caractère artiste qui domine votre ciel. Vous êtes un nouveau Pétrone, avec une
grand soif de beauté et de plaisir. Vos planètes sont à la limite, vous êtes au bord des
choses. Ce climat d’insécurité qui est votre ambiance préférée vous éveille, il est favorable à
la création. Esprit de liberté, nature indomptable.
28
Véronique croyait que Nil avait besoin d’elle comme secrétaire, infirmière, sestra
miloserdnaïa, mais qu’il ne l’aimait pas d’amour. C’est le contraire qui était vrai. Nil a repris
sans mal sa vie de célibataire et pour le quotidien de l’existence se passe fort bien de
Véronique. Celle qui lui manque, ce n’est pas une dame de compagnie, c’est sa compagne.
Il traîne, il drague. Des filles à qui il oublie de demander leurs prénoms, corps anonymes,
des amours de carton qui sont à l’amour ce que le placebo est au médicament. Un après-
midi, il amène chez lui un lycéen de Montaigne, levé à l’arrêt du 82. Cheveux longs, un très
joli visage, une peau de miel, quatorze ans. Jadis, Nil évitait de coucher avec des gosses, à
Paris. Trop dangereux. A présent, il s’en fiche. On peut l’arrêter, le foutre en tôle, ça lui est
égal. Il n’a plus peur de la mort. Du temps de Véro, il ne voulait pas mourir : le truc de
Diotime, l’amour qui est désir d’immortalité, dire à quelqu’un, je t’aime, c’est lui dire, tu ne
mourras pas, et tout le saint-frusquin. En cessant de l’aimer, Véro a cessé de désirer qu’il
vive. Plus personne n’a besoin de lui, plus personne n’a besoin qu’il existe. Il est à nouveau
seul, et libre. Disponible. Alors, voici : il goûte toujours autant le soleil, l’eau, une bouche
fraîche sous la sienne, un corps jeune contre le sien, mais maintenant ça lui indiffère de
quitter cela. Il est prêt à mourir. C’est la mort qui, enfin, le délivrerait de la conscience de ce
qui, avec Véro, aurait pu être et n’avait pas été, l’arracherait à cette certitude horrible
d’avoir tout gâché, perdu, sa vie, sa rencontre, son amour, oh comme il comprenait le
désespoir d’Adam chassé par sa faute du paradis, oui, c’était cela, lost paradise, et les
souvenirs crucifiants du bonheur évanoui. La mort, du moins, marquerait la fin de l’exil,
l’oubli l’oubli l’oubli
Il s’allégea, prit ses distances.
Aidé d’un copain, il nettoya la rue Monsieur-le-Prince. D’abord, il rassembla dans le couloir
ce que Véro n’avait pas pris avec elle, en partant : cela faisait un sacré tas, et il lui fallut
deux voyages pour le transporter chez Judith. Les vêtements de Véro, il y enfouissait une
dernière fois son visage, pour respirer l’odeur chère, avant de les rejeter. Puis il brûla,
déchira, mis à la poubelle ce qui ne lui paraissait pas indispensable, vieux journaux,
vaisselle ébréchée, bouts d’étoffe, chiffons et mille cochonneries du même ordre que Véro,
en bonne ménagère, conservait soigneusement. Après cette opération, l’armoire, les tiroirs
se trouvèrent aux trois quarts vides.
— Regarde ! non mais regarde ! c’était elle qui envahissait tout, et elle avait le culot de
prétendre que je ne lui laissais aucune place pour ses affaires !
Il retourna à Véro son ours en peluche, son collier d’œufs de Pâques, son icône de voyage
(elle me la glissait dans la poche, en me signant, quand je partais seul)
son exemplaire du Démon mesquin, après en avoir rayé la dédicace, « Pour Véronique qui
m’a retenu par la main », l’un des deux gros cierges de cire rouge, aux rubans aujourd’hui
poudreux, dont la flamme les avait éclairés, à leur mariage.
Il résilia son contrat aux abonnés absents. Etre inscrit aux abonnés absents trahit le souci
de ne pas louper un appel, le désir de rester en contact avec le monde parisien, de ne rien
perdre de ce contact. Laisser le téléphone sonner dans l’appartement vide, c’était un
premier pas vers une coupure totale. Autrefois, dès que la sonnerie retentissait, Nil se
précipitait sur l’appareil. Maintenant, même lorsqu’il était rue Monsieur-le-Prince, souvent
il ne décrochait pas.
Il démissionna des fonctions à estampille orthodoxe qu’il occupait, notamment au comité
de la jeunesse orthodoxe, dont il avait été jadis un des trois membres fondateurs, et il
prévint les évêques que dès qu’il aurait enseigné le rudiment à l’étudiant en théologie qu’il
avait pris comme adjoint, il abandonnerait son poste de producteur-délégué de l’émission
orthodoxe, à la télévision. Cette dernière charge lui assurait une pige intéressante, mais il
préférait gagner moins d’argent et accorder sa vie à ses pensées. Et puis, ces visages, ces
conversations, ces liturgies étaient trop irrémissiblement liés au souvenir de Véronique
pour ne pas lui être odieux. Naguère, en pénétrant dans une église orthodoxe, il déposait
toute crainte, toute angoisse, toute tristesse, et lorsque le chœur entonnait le chant « nous
qui mystiquement représentons les chérubins », Nil rendait grâce de cette chaleur, de cette
beauté. La joie de l’Eglise, radost tzerkovnaïa, qui est joie d’être, et d’être ensemble. À
présent, c’était le contraire, de très mauvaises vibrations. Dans les semaines qui suivirent le
départ de Véro, il fit quelques tentatives, mais fors le soulagement qu’il éprouvait à parler
de ça, qui était comme se masturber ou gratter un bouton qui démange, il sortait
complètement démoli de ses rencontres avec des orthodoxes.
Un dimanche, il dut assister au mariage d’un garçon et d’une fille qu’il connaissait depuis
leur enfance. Pas moyen d’y couper. Ce fut atroce. A Isaïe réjouis-toi, il crut qu’il allait
tomber par terre, ne plus se relever. Ce fut pire encore durant le sermon, « l’amour est une
flamme du Seigneur, lisons-nous dans le Cantique des Cantiques, à la lumière de cette
flamme, vous vous voyez en transparence, de façon unique, tels que personne ne vous a
jamais vus… vous étudiez tous deux les icônes, vous savez donc ce qu’est la perspective
inversée… deux êtres qui se marient sont entièrement différents de ce qu’ils étaient,
célibataires… le point focal, ce n’est plus toi, c’est l’autre… dans les premières années de
votre mariage, concentrez-vous sur votre couple, vous vous occuperez du monde extérieur
plus tard… et nous, qui sommes déjà mariés, une cérémonie comme celle d’aujourd’hui
nous aide à mesurer ce que nous avons fait du sacrement que jadis nous avons reçus, ce
que nous avons fait de notre amour… », ces mots lui étaient destinés, comme lui étaient
destinées les paroles des chansons de Barbara, de Brel, de Ferré, avec le temps, va, tout s’en
va, sur quoi il tombait chaque fois qu’il ouvrait la radio. Les yeux fixés sur le prêtre, grand,
robuste, vaste barbe blonde, la trentaine, il l’écoutait avec l’attention désespérée du
condamné, tandis que le juge lit la sentence de mort. L’office terminé, il y eut une réception
dans les jardins de l’église. A un moment, le jeune marié s’approcha de Nil et, soulevant la
main droite, désigna des yeux son anneau tout neuf
— Ça fait drôle, hein ? c’est lourd à porter ! on s’y habitue ?
Nil rougit
(il pourrait poser la question à quelqu’un d’autre)
— Il ne faut jamais s’y habituer, il répond, rapidement.

Enveloppé dans le long marteau de l’armée britannique que lui a offert Eléonore, Nil est
couché sur un banc, près de l’archevêché. Il est arrivé en avance, il attend l’heure de son
rendez-vous avec Mgr Spiridon. L’air est frais, au-dessus de lui un arbre étend ses branches
dont les feuilles frémissent au souffle du vent, feuilles aux formes de la France ou de
l’Espagne sur les cartes de géographie, la plupart sont vertes, les autres tournent au jaune,
au vieil or, déjà jonchent le sol. Autour de Nil, les pigeons se dandinent en roucoulant. Nil
songe au prince André. Lui aussi, comme le prince André, il est blessé, et sans force
(que le ciel est bleu ! qu’il est pâle ! c’est l’automne)

L’évêque Spiridon est mesuré, apaisant.


— La parfaite communauté que suppose la vie conjugale doit se fonder sur une manière
identique d’envisager les choses, et je ne suis pas sûr que ce consensus existait réellement
entre Véronique et vous. Vous l’aviez idéalisée, mais son comportement durant ces
dernières semaines montre bien que des tendances latentes n’étaient chez elle
qu’artificiellement contenues… spirituellement, il n’y a qu’une attitude positive : se
pénétrer que Véronique, c’est le passé… d’ailleurs, quand vous la reverrez, et vous la
reverrez nécessairement, ne serait-ce que dans le cabinet du juge, vous vous rendrez
compte que la femme que vous aurez devant vous n’est déjà plus celle que vous avez
connue, ou cru connaître, et aimée, qu’il s’est opéré un glissement, une modification…

De retour chez lui, Nil retire l’alliance qu’il porte à l’annulaire droit. Il ôte aussi sa croix de
baptême. Le jour de leur baptême, les orthodoxes reçoivent une croix qui ne les quitte pas
de leur vie. On raconte qu’à l’âge de dix-sept ans Lénine rompit la chaînette qui retenait la
sienne autour de son cou et, chaîne et croix, jeta le tout dans une rivière. Nil détache sa
croix, une croix russe ancienne, en or incrusté d’émaux, la dépose dans une boîte, avec
l’anneau nuptial. Il referme la boîte.

Nil déjeune avec l’oncle Tourountaï. Véro n’a habité chez lui que quelques jours,
maintenant elle vit tantôt chez sa mère, tantôt chez son frère.
— Elle fanfaronne, se modèle sur son amie Judith, s’habille comme une fille de dix-huit ans,
mais je ne la sens ni libérée ni heureuse. C’est un petit garçon qui siffle dans le noir.
Nil lui raconte Anthony, leur aventure triangulaire, la trahison de Véro.
Tourountaï hoche la tête.
— J’ignorais l’existence du collégien, mais j’avais flairé la construction petite-bourgeoise…
ça, c’est son ascendant maternel… si elle avait dans cette affaire réagi en Tourountaï, elle
aurait eu la décence d’être immorale…
Nil fut charmé par l’expression.
— Son père, son frère, elle a toujours eu quelqu’un à protéger, d’où chez elle cette
dimension maternelle si forte. Anthony, c’est un peu le fils qu’elle n’a pas eu, c’est un amour
incestueux.
— Moi aussi, Anthony, c’est un amour incestueux, Nil rougit.
— Précisément, et c’est ce que Véronique n’a pas encaissé. Elle ne vous a pas traité en mari
qu’on trompe, mais en rival qu’on veut supplanter.
— Croyez-vous qu’elle va dégringoler ?
— Oui, elle risque de sombrer, surtout si le garçon la plaque. Tout est possible. Le propre
d’une personne, c’est de pouvoir se casser. Plus je vieillis, plus je suis frappé par la fragilité
des êtres, leur vulnérabilité… ce qui est certain, c’est que Véronique aura très vite besoin de
vous. Il n’y a que vous qui puissiez être pour elle un éducateur. Mais sans doute, ce jour-là,
vous serez-vous envolé. Lorsque vous avez épousé ma nièce, j’ai été content, fier, mais ça ne
m’a pas empêché de penser qu’un homme comme vous ne devrait pas se marier. Pourquoi
avez-vous épousé Véronique ? vous l’avez épousée pour les couronnes.
Nil sourit.
— Pour les couronnes, c’est-à-dire pour la beauté du geste, esthétique, religieuse… et puis
son côté enfant perdue, sans famille, vous attendrissait… vous vous êtes marié par piété et
par pitié, ce ne sont pas de mauvaises raisons, mais de toute évidence votre destin était
ailleurs.
(comme c’est étrange, les autres voient clair en moi, alors que moi, je ne cesse de vaciller
entre mes certitudes contradictoires, je m’y débats tel un cheval qui s’enlise dans des sables
mouvants)

Nil attend beaucoup de Mgr Théophane, sans savoir lui-même ce qu’il attend. Certes pas
une réconciliation, car il est résolu à mener à son terme la procédure engagée par Me
Béchu. Alors quoi ? Il espère que leur doukhovny otietz parviendra à briser la carapace
d’indifférence, de cynisme où s’enferme Véro, qu’il lui arrachera un mot tendre, un mot
humain, qui signifierait que Nil n’est pas le seul a être crucifié par le drame qu’ils vivent. Et
puis, revoir Vladyka, c’est l’assurance que durant le temps qu’il sera devant lui, il ne
souffrira pas.
En effet, dès que la monachka l’eut introduit dans la chambre du métropolite, et que celui-ci
eut tracé un large signe de croix sur son front et sur sa poitrine, Nil se sentit, pour la
première fois depuis de longues semaines, en paix, en sécurité, pris en charge. Enfin, il
n’était plus seul.
Le beau regard vigilant, attentif, aigu, de Vladyka Théophane fixé sur lui, l’écrivain résume
la situation, aussi sincèrement qu’il le peut. Quand Mgr Spiridon a téléphoné à Mgr
Théophane, qui se trouvait à Londres, la nouvelle du divorce de Nil et de Véro, celui-ci avait
eu un ah ! douloureux, comme un homme frappé au cœur. Nil sait cela. Une telle
compassion – cum passio, souffrir avec – exclue toute grimace. A son père spirituel, à
l’homme qui lui a fait découvrir les traits du Christ sur le visage de Véronique, au prêtre qui
les a mariés, il doit la vérité entière, il ne peut se montrer autrement que nu.
— Les aventures sans lendemain que j’ai pu avoir avec telle ou telle fille n’ont jamais
entamé l’amour unique, total, que j’ai pour Véronique, ma compagne, ma femme, ma
spoutnitza ; Véro, elle, depuis Anthony, n’a plus pour moi ni passion, ni tendresse, ni amitié,
elle n’a que de l’hostilité, à quoi se mêlent la dérision et la volonté de salir, de nier tout ce
qui a été notre amour, notre mariage. Vous m’avez dit autrefois être impressionné par la
force de l’amour que Véro nourrissait pour moi. Aujourd’hui, cet amour est mort, il s’est
évanoui comme un fantôme au premier chant du coq. Il n’en reste rien. Ce n’est plus ma
femme que j’ai devant moi, c’est une étrangère à la voix métallique, qui sait les mots qui me
déchireront. Elle me l’a d’ailleurs dit expressément, « la Véronique que tu as aimée n’existe
plus ».
Le métropolite Théophane se tient très droit dans son fauteuil Louis XIII. Sous sa soutane
gris fer, il porte un corset, car voilà des années que sa colonne vertébrale le fait souffrir.
C’est le résultat des stations debout lors des interminables offices du rituel byzantin, des
journées de travail de dix-huit heures, des déplacements continuels, du défaut de sommeil
et de repos, de l’alimentation médiocre. Ce dos malade, il ne s’en plaint jamais, il faut qu’un
ami l’interroge sur sa santé pour qu’il en parle, avec un détachement amusé, comme si cette
brûlure lancinante lui était extérieure, ne le concernait pas directement.
L’élément naturel du métropolite Théophane est le désespoir. Il n’aime ni la vie, ni les
choses de la vie, ni les êtres qu’il rencontre dans la vie. Si une voix lui murmurait qu’il n’a
plus qu’un quart d’heure à vivre, il ne se retournerait pas, n’écrirait pas une lettre, ne
donnerait pas un coup de téléphone. Il est prêt. Mais prêt à quoi ? A connaître enfin le face à
face éblouissant, la lumière du Thabor, la vie éternelle ? Ce n’est pas sûr.
Lorsqu’il vivait dans le siècle, Gabriel Govoroff était un jeune homme extrêmement beau,
séduisant, dont toutes les filles de l’émigratzia étaient amoureuses. Il aurait pu être Don
Juan, il aurait pu être Satan. Il choisit l’autre voie, par défi, par folie, et aussi pour faire
plaisir à sa mère. Il charmait, laïc. Il captiva bien davantage, moine et prêtre. Aimer Gabriel
Govoroff, étudiant en médecine, c’est banal. Aimer le père Théophane, un homme qui a
prononcé les vœux sans retour, et dont les reins sont prisonniers du large ceinturon de cuir
des moines orthodoxes, symbole de leur chasteté, c’est beaucoup plus subtil. Ses anciennes
amoureuses devinrent ses paroissiennes, ses filles spirituelles, et chaque année le troupeau
de ses fans allait en s’augmentant. Mais il n’y avait pas que les femmes, et les jeunes
hommes subissaient, eux aussi, la fascination de ce vrai gourou chrétien, qui, outre qu’il
leur transmettait ce trésor qu’est l’expérience spirituelle millénaire des Pères de l’Eglise
d’Orient, les éclairait à la flamme magnétique de son génie particulier.
Durant la guerre, à l’hôpital militaire où il servait comme aspirant-médecin, les malades
l’avaient surnommé Aliocha Karamazov, tant il respirait la joie, la bonté, la tendresse,
aidant les uns à guérir, les autres à mourir. Et le jour de sa prise d’habit, au lieu de donner à
Gabriel, comme le veut la tradition, un nom monastique qui commençât par la même lettre
que son nom de baptême, Grégoire, Guérassime. Georges, son père spirituel l’avait nommé
Théophane, qui exprimait mieux sa nature profonde.
Trente ans s’étaient écoulés. Sans qu’il eût jamais brigué le moindre titre, le père
Théophane avait été porté au fait des honneurs, et seule la situation politique européenne
interdisait que son ascension dans la hiérarchie ecclésiastique se terminât sur le trône
patriarcal. Le métropolite Théophane parlait à la télévision, donnait des conférences,
publiait des livres, et sa renommée de staretz s’étendait non seulement par toute l’Europe
occidentale, mais jusqu’aux Etats-Unis, à l’Afrique, voire à la Russie soviétique où il
comptait de nombreux enfants spirituels.
Une vie rayonnante, féconde, telle qu’il en est donné à peu d’hommes. Pourtant la
déréliction du métropolite Théophane était une réalité absolue, que ne soupçonnaient pas
les fidèles, mais que
(ce n’est pas du blablabla, tout ça, je le tiens soit de la bouche de Vladyka soit de quelques-
uns de ses intimes, la désespérance du super-gourou, ce n’est pas de l’acédie, non. Mgr
Théophane a des journées trop pleines pour avoir le temps de s’abandonner à cette
mélancolie vague qui guette le désœuvrement des ermites et des moines, c’est plus grave
que ça, une sorte de nihilisme, de nostalgie bouddhique du non-être… je sais ce que les gens
qui n’aiment pas Vladyka racontent de lui, qu’il ne croit plus à sa vocation monastique, qu’il
a le sentiment d’avoir gâché sa vie, de l’avoir fondée sur une imposture, que le sacrifice qu’il
a fait dès sa jeunesse du bonheur charnel lui semble à présent une horrible duperie, en un
mot qu’il n’a pas la foi, c’est assurément faux, mais loin de me choquer cette réputation
sulfureuse me plaît, elle me rend Vladyka plus proche, plus fraternel, je me dis, c’est un type
comme moi, un compliqué, un imposteur peut-être, mais la sincérité, l’imposture, qu’est-ce
que ça veut dire, la vie n’est pas si simple)
La tête contre le dossier de bois, les coudes appuyés sur les bras du fauteuil, les mains
croisées sous la barbe grisonnante, le métropolite Théophane ne quitte pas des yeux
l’écrivain. Il l’écoute. Il y a un quart d’heure, quelqu’un d’autre était assis à la place
qu’occupe Nil, et dans deux heures, lorsque celui-ci se retirera, la moniale qui monte la
garde à la porte de Vladyka introduira un nouveau visiteur ; mais pour l’instant le
métropolite est avec Nil, il est avec lui comme s’ils étaient seuls au monde, il est totalement
présent à Nil, comme si dans tout l’univers créé rien d’autre n’existait que la souffrance de
Nil.
Vladyka ne porte jamais de jugements moraux. Il ne déclare pas, c’est bien, c’est mal. Il
écoute, et, en écoutant, il cherche l’angle sous lequel il fera porter le poids de sa réponse.
Son but n’est pas de prêcher, mais de donner au tourment de son interlocuteur une
dimension que celui-ci ne soupçonnait pas, un éclairage inconnu qui peut-être lui
permettra de le considérer sous un jour neuf, d’inverser les pôles, de transformer le moins
en plus, le négatif en sursaut créateur.
Ce jour-là, Vladyka ne dira pas grand-chose à Nil. Il lui faut réfléchir, parler à Véro et à
Anthony. Il envoie un pneu à Véro, la priant de lui téléphoner. Il verra Anthony dès son
retour en Angleterre.
Il secoue la tête.
— Un enfant de seize ans ! quel avenir peut-il y avoir, entre une femme de son âge et un
garçon de seize ans !
— Quel avenir peut-il y avoir pour moi ? Nil lance, amèrement. Il est hors de question que
j’aime une autre femme. Me voici rendu aux coucheries sans amour, à la dérision…
— Ne fais pas de construction logique autour de ça.
Nil se lève, le métropolite aussi. Ils sont debout, l’un devant l’autre.
— Vous comprenez, Vladyka, malgré tout, nous avons porté ensemble les couronnes,
balbutie Kolytcheff.
Il éclate en sanglots.
Le moine attire la tête de Nil contre son épaule, lui caresse doucement la nuque, lui pose
une main sur le front. Quand il le sent un peu calmé, il l’embrasse, et le signe.

Trois jours plus tard, Nil revoit Mgr Théophane entre deux portes, le métropolite étant sur
le point de partir pour Orly.
— Hier après-midi j’ai vu Véronique, longuement.
— Elle n’a pas trop changé ?
— Non, pas trop… plus véhémente qu’autrefois, et agressive à ton égard, mais dans votre
situation c’est naturel…
— Que vous a-t-elle dit ?
— Son récit n’a pas été différent du tien, mais elle te reproche de l’avoir utilisée comme un
appât pour mettre Anthony dans ton lit. Que tu aies accepté qu’elle couche avec ce garçon
est, selon elle, la preuve que tu ne l’aimes plus.
— Mais ce n’est pas vrai, je vous l’ai expliqué, c’était au contraire, moi, le prétendu mari
possessif, une merveilleuse preuve d’amour !
— Elle est à présent convaincue que tu méprises les femmes, que fondamentalement ce
sont les jeunes garçons qui t’attirent…
Nil rougit.
— C’est très exagéré…
— Elle ma surtout parlé d’Anthony… elle veut aller en Angleterre, voir ses parents… elle est
pleine de projets… je l’ai prévenue que, moi aussi, je verrai Anthony, et ferai tout ce qui sera
en mon pouvoir pour mettre fin à cette liaison… mais elle nage en pleine inconscience…
— Alors, et moi… ?
— On pourrait croire qu’elle a cessé de t’aimer… elle m’a cependant précisé quelle aurait
préféré que vous viviez chacun de votre côté pendant un certain temps, mais sans
divorcer…
— Elle vous a dit qu’elle ne m’aimait plus, n’est-ce pas ?
Vladyka laisse tomber sa tête sur sa poitrine, réfléchit quelques secondes, hésite, et, dans
un soupir
— Oui, elle m’a dit qu’actuellement elle n’a plus d’amour pour toi…
29
Anthony transmet à Nil une lettre que lui a écrite Véro. Lettre atroce où la jeune femme
explique au garçon que Nil est un cynique incapable d’aimer quelqu’un, qu’elle n’a jamais
été heureuse avec lui…
(pourquoi cette caricature ? pourquoi cette mesquinerie ? pourquoi cracher ainsi sur ce qui
a été notre couple, notre bonheur, notre joie ? je sais, la fameuse puissance d’oubli qu’ont
les femmes, leur aptitude à effacer, à recommencer, ce qu’une femme ne touche pas ça
n’existe pas, mais enfin c’est un peu gros, et qui Véronique espère-t-elle convaincre ? même
un gosse de seize ans devrait hausser les épaules en lisant que durant les huit années où
nous avons été ensemble elle n’a pas cessé d’être malheureuse)

Nil passe chez les Rouschitz. Au salon, Dodo, qui regarde la télé. Matouchka embrasse Nil, le
prend à part.
— Pierre Derjavine a reçu une lettre anonyme vous concernant.
— Cette lettre, vous lavez vue ? Nil interroge, dubitatif.
— Pensez-vous ! c’est Xandra qui l’a su par Irène, qui elle-mêrne le tient de…
(l’habituel téléphone arabe de l’émigration russe)
Matouchka se masse la joue avec énergie.
— Je n’ai pas revu Derjavine depuis des semaines, je n’ose pas lui téléphoner.
— Pourquoi ? vous n’êtes pour rien dans cette histoire !
— Voyons ! c’est chez moi que tout est arrivé ! Derjavine doit m’en vouloir de n’être pas
intervenue, de n’avoir pas immédiatement renvoyé Anthony en Angleterre !
— Que dit cette lettre ?
— Je n’en sais rien ! si j’étais vous, je verrais Derjavine, pour en avoir le cœur net.
— Vladyka Théophane m’a promis qu’il se chargeait de la famille d’Anthony. J’aimerais
autant ne pas m’en mêler.
En fin de soirée, c’est ensemble que Nil et son beau-frère quittent la rue du Fer-à-Moulin. Ils
remontent à pied vers le Luxembourg. Nil interroge Dodo, mais celui-ci affecte de n’être au
courant de rien, de ne pas savoir ce que fait sa sœur.
— Je croyais qu’elle habitait chez toi !
Geste vague de Dodo.
— Tu sais, elle va à droite, à gauche… vos histoires, ça ne me regarde pas, je ne veux pas
m’en mêler…
— Tu as bien une idée, malgré tout ?
Un temps.
— Peut-être que Véro a trop vécu dans ton ombre… il faut que maintenant elle fasse ses
propres expériences…
(je préfère ne pas lui demander ce qu’il entend par « expériences », je ne le sais d’ailleurs
que trop, hélas…)

Quand on appartient à l’espèce des indécis nerveux, on préfère en effet, comme dit
Matouchka, « en avoir le cœur net ». Nil téléphone à Pierre Derjavine. Celui-ci déclare, je
veux vous voir immédiatement, ils se donnent rendez-vous dans un bistrot de la rue des
Ecoles.
Pierre Derjavine parle, les yeux baissés. Nil lance de brefs regards circulaires, à chaque
instant il s’apprête à voir surgir deux inspecteurs de la brigade des mœurs. La voix de
l’oncle d’Anthony est sourde, monocorde.
— Tout est possible, les bizarreries sexuelles, les partouzes, mais on n’entraîne pas un
enfant de seize ans dans une histoire de ménage à trois, ce n’est pas joli-joli.
— Je serais curieux de savoir ce que dit cette lettre anonyme, fait Nil, sèchement, la trouille
ne l’empêchant pas d’avoir la moutarde qui lui monte au nez.
L’oncle élude.
(je suis persuadé que cette lettre n’existe pas, ce sont les indiscrétions d’Irène, les ragots de
notre chère émigration, toujours en quête d’un scandale, à moins que, simplement, la mère
d’Anthony, mise au courant par Vladyka, ait téléphoné à son frère)
L’entretien est terminé. Derjavine se lève, et, pour la première fois, regarde Nil dans les
yeux
— Je vous demande de ne plus chercher à revoir mon neveu, de ne plus lui écrire, de
l’oublier. Cela ne doit pas vous coûter beaucoup. Vous avez d’autres ressources qu’Anthony
Edleston.
(avec quel mépris il a dit cela ! il n’aime pas Anthony, c’est clair, et il n’imagine pas que
quelqu’un puisse l’aimer, pauvre gosse, il n’y a que Véro et moi qui l’aimions vraiment, qui
le connaissions vraiment, décidément quelle merde, la famille)
30
M Béchu accepte de recevoir Véronique, en présence de Nil, pour lui expliquer la
e

procédure par défaut.


Pneu à Véro lui indiquant la date et l’heure de ce rendez-vous chez l’avocat. A la poste de la
rue Cujas, Nil fait la queue, entre un Martiniquais et une Asiatique.
(par ma hâte à divorcer, c’est moi qui crée l’irréparable… si au lieu de faire ce ramdam
j’étais parti six mois à l’étranger…)
Le parfum de la fille, derrière lui. Il se retourne. Adorable. Il plaisante avec la buraliste,
entraîne la fille dans la conversation
(la technique accoutumée)
Ils quittent la poste ensemble. Il lui offre une crêpe à l’angle du Boul’Mich’ et de la rue
Monsieur-le-Prince, une des crêperies favorites de Véro, puis ils montent à la garçonnière.
Elle est Japonaise. Hiroshima mon amour, en mieux.
Le soir, restons en Orient, Nil dîne dans un restaurant chinois avec un vieux complice, ex-
faux prêtre copte, ex-faux évêque, ex-faux duc, vrai homosexuel, vrai gnostique, drôle,
cultivé, charmant. Un de ses sujets de moquerie est le goût qu’a Nil de l’extrême jeunesse.
Lui, il préfère les grands formats. Ils ont en commun d’être des marginaux, des
irrécupérables
(nous, contentons-nous de marcher sur les eaux)
Coup de lancette au cœur, sur le menu « poulet aux amandes », le plat préféré de Véro chez
le Chinois de la rue Daubenton. Rue Monsieur-le-Prince, Nil retrouve la Japonaise, qui,
étudiante à Grenoble, est à Paris pour huit jours. Sa langue étonnamment longue et souple,
la douceur de sa peau, la fermeté de son corps gracile, de ses petites fesses
(elle n’est pourtant plus si jeune, vingt-deux ans)
de ses seins ronds aux aréoles brunes, l’étroitesse de son con.

Dans le salon d’attente de M Béchu, accroché au mur, le portrait du père de l’avocat,


e

moustachu, une raie au milieu


(il ressemble à Proust)
Le valet de chambre introduit Véronique. Salopette de velours côtelé, béret rouge, sourire
espiègle, faussement timide (ce sourire qui m’émouvait tant, jadis)
Elle regarde son mari, et dit
— Tu as maigri, mais ça te va bien. Tu as un joli visage. Quand elle est entrée, Nil s’est levé,
a fait deux pas vers elle, mais ils ne se sont ni embrassés ni serrés la main.
Ils s’assoient dans des fauteuils assez éloignés Fun de l’autre. Ils échangent quelques
phrases. Véro se lève, s’approche de Nil.
— J’t’ai pas fait la bise en entrant, elle dit.
Ils s’embrassent.

Béchu est parfait. Il ne s’adresse pas à Véronique comme avocat de son mari, mais comme
un ami de la famille, comme un vieil oncle gâteau. Nil trouve qu’il en fait même un peu trop,
qu’il en rajoute.
— Il y a le divorce des intelligents, et celui des autres. Ce qu’il faut éviter dans votre cas,
c’est un procès interminable, les disputes, les enquêtes…
Véro lance quelques remarques, pose des questions. Elle dit, une copine qui est étudiante
en droit…, mais ensuite elle se coupe, Béchu et Nil comprennent qu’elle a consulté un
avocat, le type qui donne des conseils juridiques aux étudiants, à la fac. Pourtant, les
arguments de M Béchu semblent la convaincre (le plus frappant, c’est que je me charge de
e

tous les frais)


L’avocat les raccompagne à la porte. Prétextant un papier à signer, il prend Nil en aparté
— N’allez pas lui tomber dans les bras, hein ! pas de sentimentalisme ! dites-vous qu’elle
s’en sortira très bien. Elle va draguer un brave type qui lui fera des gosses, c’est juste ce
qu’il lui faut. Vous verrez, avant deux ans elle aura épousé un chirurgien-dentiste. Toutes
les femmes rêvent d’épouser un chirurgien-dentiste.

Ils se retrouvent sur le trottoir de la rue Guynemer. Il est tard, le Luxembourg est fermé. Ils
prennent la rue de Vaugirard. Ils marchent côte à côte, mais ils ne se touchent pas. Ils
s’observent, surveillent leurs paroles. Des adversaires, prêts à mordre.
Nil résume son entrevue avec Derjavine, développe l’idée qu’ils sont dans la même barque.
— Tu lui as promis de lâcher Anthony ?
— Tu rigoles, tu me vois promettant un truc pareil ! je l’ai laissé parler, c’est tout. Mais il
s’agit de faire gaffe, car il est super-excité.
— Et moi ?
— Toi ? j’ai essayé de le convaincre qu’Anthony n’est pour rien dans notre divorce, ou si
peu… Au fond, il ne sait rien. Je suis sûr que la lettre anonyme, c’est du bluff.
— Et Vladyka ? il vient bientôt à Paris ?
— J’en sais rien.
(celui qu’elle veut revoir, ce n’est pas notre père spirituel, c’est l’homme qui vit en
Angleterre, qui peut-être a parlé avec Anthony, qui est susceptible d’apporter des nouvelles
fraîches, quelle pitié !)
Du menton, Véro désigne la main droite de Nil.
— Tu ne portes plus ton alliance ? moi, je mets la mienne.
Elle agite sa main sous le nez de son mari.
— Véro, ce qui est affreux, ce n’est pas que j’aie cessé de porter mon anneau, c’est que tu
aies cessé de croire en moi. Comment veux-tu que je croie en moi, si toi, tu n’y crois plus ?
Il se frotte le nez. Au bout de ses doigts, l’odeur intime de la Japonaise.
Ils prennent un pot au Lazy Place, où ils étaient venus un soir avec Anthony, après avoir vu
le Bal des vampires. Véronique ôte son béret rouge, secoue ses cheveux. Avec son visage
plat en triangle, ses grands yeux noirs cernés de khôl, son auréole frisottée, elle ressemble à
Colette. Elle est belle, mais, l’évêque Spiridon avait raison, ce n’est déjà plus la femme qu’il a
connue, aimée, c’est déjà une autre personne, une étrangère, un trait dur au coin de la
bouche.
Elle écrase sa cigarette dans le cendrier, d’un mouvement sec. Elle en allume une autre. Ses
gestes sont saccadés, sa voix impérieuse
(où sont-ils l’oumilénié, la nejnost pour lesquels je l’ai épousée ?)
Elle cause tout le temps. Si Nil veut placer un mot, elle le coupe d’un brutal
— Je n’ai pas fini ! laisse-moi m’exprimer !
Nil ferme les yeux, enfonce la tête dans les épaules.
— Tu m’as toujours niée, récusée, je n’avais rien devant moi, rien derrière, j’étais nue, tu te
rappelles, le jour où, chez les Rouschitz, tu m’as empêché d’emprunter un Lucky Luke à
André ?
— Olala ! j’t’ai simplement dis, lis-le chez eux, ne l’emporte pas à la maison, y a déjà trop de
livres, c’est le bordel…
— Le bordel, tu parles ! c’est toi qui foutais le bordel, et moi, je passais mon temps à ranger
derrière toi, les chaussettes, les chemises, jetées n’importe où ! et je devais faire de l’ordre,
mais sans toucher aux précieux papiers de monsieur ! l’artiste ! le créateur ! mais c’est fini !
j’en ai marre de jouer à la compagne du grand homme, j’en ai marre d’être l’infirmière
amoureuse de l’écrivain à moitié dingue, j’en ai marre de me donner, je veux m’appartenir,
j’ai soif d’autonomie, d’identité ! je veux m’occuper de moi, faire les expériences qu’à cause
de toi je n’ai pas faites, la vie sans toi, c’est moi, enfin moi !
(un mot emprunté à Judith, un mot emprunté à Dodo, elle avance sur les slogans comme
sur des béquilles… moi qui croyais que Véro et moi, c’était Kleist et Henriette Vogel. Ossip
et Nadejda Mandelstam ! quel aveugle, quel pauvre con j’ai été !)
Nil écoute sa femme, il la regarde, il cherche à retrouver sous cette enveloppe d’amazone
agressive la fille-fleur, l’enfant « tout petit » qui avait besoin d’être bercée, protégée,
calmée.
Illusion.
Cette Véronique est morte, jamais plus il ne la reverra. Elle est aussi morte que ces torches
de sable qui un instant tournoient à la surface du désert syrien, puis s’évanouissent dans la
pâleur du ciel.

— … même dans notre relation avec Anthony, tu étais penchée sur moi comme un vampire
omnipotent.
— Oui, je sais, Dracula vidant ses fiancées de leur sang, tu me l’as déjà dit, il ricane.

Il pleut. Nil accompagne sa femme jusqu’à l’arrêt du 82, face à l’entrée principale du
Luxembourg. Il lui baise les lèvres, légèrement. Elle monte dans le bus. Elle lui tend sa main
gantée de laine mouillée. Un instant, il serre cette main, cette laine mouillée entre ses
doigts.
31
Nil écrit à Marfa, une jeune actrice dont il est un peu amoureux
(j’aime son rire étoilé, enfantin, qui jaillit de ses silences graves, presque hostiles, comme
une eau vive d’une vasque de marbre)

Fête de l’archange Michel (ancien style). Séance de conciliation, au Palais de Justice. Dix
minutes d’attente, une minute dans le bureau du juge, ultra-rapide. Véronique porte son
alliance, mais elle a mis ses gants, pour que ça ne se voit pas, tu comprends, elle expliquera
à Nil, aller chez le juge des divorces l’alliance au doigt, ça fait pas sérieux.
Ils sortent ensemble, flanqués de Béchu. Lorsqu’ils sont seuls
— Tas encore des photos de moi, dans ton portefeuille ? Nil interroge.
— Non, je les ai retirées.
— Et d’Anthony ?
— Non. De personne, sauf de mon père. Et toi ?
— J’ai une des photos de cet été, celle où tu regardes Anthony. Vous êtes très chouettes,
tous les deux.
— Montre-la-moi.
Nil prend la photo dans son portefeuille, la tend à Véro. Elle la regarde, rougit.
— C’est vrai qu’il ressemble à une fille ! Autrefois, je ne comprenais pas ton goût des petits
garçons, maintenant je le comprends…
— Oui, tu me juges sévèrement, mais quand tout sera fini entre nous, tu verras, il y a
beaucoup d’autres choses que tu comprendras.
Elle lui caresse la joue, soudain maternelle, attendrie.
— Mon pauvre Patapoufi !
Il rigole.
— Tu sais, Béchu m’a cité un mot superbe, un mot de femme. C’est une femme qui dans sa
jeunesse a bien connu Freud, intimement. On lui demande, parlez-nous de Freud, comment
était Freud. Elle réfléchit un instant, puis laisse tomber : « C’était un gentil petit bonhomme.
»
Ils sont sur le pont Saint-Michel, à cent mètres de la chambre où ils se sont embrassés pour
la première fois, où ils ont fait l’amour pour la première fois
(sa bouche, ses seins, ses cuisses qui m’accueillaient, étoile filante, voie lactée, mon amour,
je t’aime)
Il regarde sa femme. Elle est pimpante, fringante, la joie de vivre se lit sur son visage. En
pleine forme. Au début, ça lui a été pénible, à Nil, que sa femme vive leur rupture si
bourgeoisement, il était vexé qu’elle ne souffre pas davantage, atteint dans sa vanité. Mais
aujourd’hui, cette santé le rassérène et l’amuse.
(c’est elle qui a raison, c’est sur elle que je dois me modeler, et c’est ce que raconte l’Eglise
orthodoxe sur la femme, la Vierge, les myrrhophores, l’amour oblatif, qui n’est qu’un truc à
la flan, une fantasmagorie… la femme n’est pas « naturellement chrétienne », elle est
païenne, de tout le poids de ses viscères, et beaucoup plus que l’homme, ce têtard
métaphysique… la femme, c’est la terre, non le ciel, l’immanence, non la transcendance, la
vie, non la survie… l’étonnant pouvoir de rabotage des femmes, le vol en rase-motte… le
mutisme de Marie le jour de l’Annonciation, ce n’est pas la salade des théologiens, c’est
qu’elle n’avait rien à dire à Dieu… la femme n’a ni le sens de la mort, ni le sens du tragique,
ni le sens du sublime, elle a le sens du bon sens, aplati Nil Kolytcheff, réduit, miniaturisé…
les femmes sont des Jivaros)
Ils vont dans un café, le Lazy Place encore, au premier étage, l’étage où l’on flirte. Nil sort de
sa poche une liasse de lettres. Les lettres que lui a écrites Véro en Tunisie, avant de l’y
rejoindre. Il sort les lettres des enveloppes. C’est important, les enveloppes, et le timbre de
la poste faisant foi. Maintenant, Véro écrit sous sa dictée les lettres que leur a réclamées
Béchu, pour le dossier. Des lettres où elle lui explique qu’elle ne l’aime plus, qu’elle en aime
un autre. Ces lettres de non-amour, il les glisse dans les enveloppes qui ont contenu les
lettres d’amour, qui ont franchi la Méditerranée lourdes de mots d’amour, « il n’y a qu’un
mariage, qu’une union au monde, et qui se fait chaque jour, le nôtre… Poufi Patapoufi, Nilka
Karapouza, Krokodil-Nil, pissatiel-moujeniok moï, ce sera bien chouette de revoir tes yeux
bleus enfoncés dans leurs orbites, tes oreilles-coquillages que je respire, retrouver le goût
et le relief de ta bouche, tes mains fines, ta cicatrice au genou, ton grain de beauté dans le
dos, la douceur de ta peau dorée, ton… quelle fête en perspective ! » Nil regarde Véronique,
songe à la phrase de son carnet, écrite moins de trois mois après ces lettres d’amour, « je
n’ai plus de passion pour lui depuis longtemps », il se dit, alors mentait-elle déjà ? jouait-
elle déjà la comédie de la passion ? dans ce cas le dossier-mensonge de Béchu sera un
dossier-vérité…
— Tu es sûr que ces lettres ne peuvent pas être utilisées contre Anthony ? Véro interroge,
méfiante.
— Enfin, voyons, si Béchu nous demande ces lettres-bidon, c’est précisément pour laisser
Anthony hors du coup, ça fait dix fois que je te l’explique !
Au moment de se quitter, Véro lance, fièrement
— Tu sais, j’ai fumé !
— De l’herbe ?
— Oui.
— Avec qui ? avec Judith ?
— Non, avec Dodo.
Nil interrogera Dodo, qui lui jurera qu’il n’a pas fumé avec Véro, qu’il n’a pas fumé depuis
un an.
Véro, et ses mensonges minuscules.

Avant la fin de l’année, Véro et Nil se reverront cinq fois. Véro semble y prendre du plaisir.
Pour Nil, chaque rencontre est une épreuve. Ces discussions à vide, dont il sort frustré,
mécontent de lui, plus vulnérable encore.
(c’est toujours la même antienne, tu me pétrifiais, tu m’empêchais de m’épanouir, sa rage
de rejeter sur moi la responsabilité de ses échecs, de ses inhibitions, son étonnant besoin
de se justifier… tout se qui pourrait lui donner ne fût-ce que l’ombre de la mauvaise
conscience est nié, détourné, travesti, maquillé… un extraordinaire art du maquillage… à la
fois sincère et fabriquée, sa dialectique est impeccable/implacable… miam miam ouha ouha
shit j’en ai plein le cul de sa dialectique… bifurquer… vers d’autres deux, s’envoler vers
d’autres cieux… c’est vrai, cette histoire avec Anthony est de ma faute, je suis l’apprenti
sorcier, je plaide coupable, mais j’en ai ras la frange de me frapper la poitrine, et c’est avec
dégoût que je considère mes carnets à la couverture de toile cirée noire, fermés par un
élastique, carnets dits « de boucher » où le détail oiseux, chiant, de la liquéfaction de mes
amours avec Véro s’écoule, interminablement, comme une diarrhée irrépressible, empilés
sur mon bureau, partouze de cafards, ils me répugnent ces carnets, les brûler, feu lustral,
avec les lettres, les dessins, les icônes, les photos de Véronique, deleatur deleatur)

Nouvelle rencontre avec le métropolite Théophane.


— Véronique espère persuader les parents d’Anthony qu’elle est la femme dont leurs fils a
besoin. Elle est folle d’Anthony, elle parle de lui avec l’enthousiasme d’une gamine de
quinze ans, c’est une guymnasista amoureuse. Elle est plongée dans son amour pour
Anthony, ne voit rien d’autre. Il y a lui et elle, elle et lui, et tout autour le vaste monde…
(il y a trois ans, à Vanves, pour me convaincre de la force de l’amour de Véro pour moi,
Vladyka me disait, il y a toi et elle, elle et toi, et tout autour le vaste monde, exactement les
mêmes mots, je sais, on ne peut exiger d’un prêtre qu’il renouvelle son vocabulaire en
permanence, n’empêche, ça fait mal)

Nil à sa table de travail. Il songe à Marfa, il revoit ses cheveux bruns bouclés en vagues sur
ses épaules, ses lèvres ourlées, ses dents de perle, son beau visage pâle, hiéroglyphique, il
lui écrit une lettre, « vous m’avez parlé l’autre jour de ce qu’il y a de sec et de tendre à la
fois dans mes livres, j’aimerais vous parler, moi, de votre double aspect mi-chatte, mi-
aspic… », il lève le nez, cherche un mot. Le dessus de ses cuisses frotte contre le bureau,
trop bas. Un bruit. Quelque chose se fait la malle dans la gouttière, une tuile peut-être. Il
recule le tabouret, marche en rond, se prend les pieds dans les livres, les disques qui
traînent sur la moquette. Il regarde son lit. Je vais m’étendre trois minutes, il songe, je
trouverai le verbe que je cherche. Il s’allonge. Il ferme les yeux. Il ouvre les yeux. Trois
quarts d’heure ont passé. Bouche pâteuse, yeux injectés de sang. Il va à la salle de bains se
rincer la bouche, s’asperger la tête d’eau fraîche.
Téléphone. C’est Véronique. Voix joyeuse. Elle réclame le livret de famille, dont elle a besoin
pour la fac, le bouquin d’Ouspenski sur les icônes.
— Théologie de l’icône ?
— Oui, il m’appartient. Tu m’en as fait cadeau avant notre deuxième voyage en Espagne.
— Je sais, je sais… tu peins des icônes en ce moment ?
— Oui, une Résurrection, il me faut un fric maximum…
— Avec ce qui nous arrive, tu peux peindre des icônes ?
— Olala ! ce qui nous arrive ne remet pas en cause l’existence de Dieu ! ça n’a aucun
rapport !
— Ah ! ça n’a aucun rapport ! Bon. Rendez-vous demain au Lazy Place, à deux heures.
D’accord ? Salut !
(comme elle vit raisonnablement notre rupture ! en vérité, mon antipode… moi, j’ai pris le
chemin de l’exil, j’appartiens au monde de la nostalgie, j’ai le cou tourné en arrière, comme
les damnés de Dante, je suis livré, vivant, à la désintégration… désintégré à ma femme, dés-
intégré à Dieu, c’est la même chose… un prêtre que sa matouchka abandonne subit une
sanction canonique… l’amour est mort, je ne suis plus qu’un prêtre interdit, défroqué, mon
passé me suit comme un assassin dans la brume de Londres… Véro, elle, regarde vers
l’avenir, une icône de la Résurrection, quel optimisme ! quelle santé ! les Pères du désert
ont fait trop d’honneur à la femme en l’identifiant au diable… le diable est le seigneur des
hauteurs et des abîmes, la femme, elle, est l’impératrice du rez-de-chaussée)
On sonne à la porte.
Quand il la voit, il songe à l’ordonnance de non-conciliation, qui leur interdit de
s’importuner dans leurs domiciles respectifs. Néanmoins, il s’efface, la laisse entrer.
— Demain, c’est trop loin, j’avais envie de te voir tout de suite, j’étais dans le coin, je suis
montée.
Elle s’assied sur le lit, croise les jambes, allume une cigarette.
— Je clope, ça t’dérange pas, hein ?
Elle s’allonge à moitié. Sa main frôle la couverture.
— Tiens, des gants de femme !
Ce sont les gants d’Anne qui, jusqu’à cinq heures, a aidé Nil à classer des papiers, à mettre à
jour ses dossiers, son courrier.
Anne a dix-neuf ans. C’est la seule maîtresse fixe de Nil, qui l’a connue six semaines après le
départ de Véro : la Japonaise est retournée à Grenoble, Eléonore, toujours londonienne, ne
fait à Paris que des apparitions-éclairs, Maria, Nil ne la touche pas, il l’admire à distance.
Anne est donc sa seule liaison sérieuse. Elle est grande, belle, coiffée comme Falconetti dans
la Jeanne d’Arc de Dreyer. Ils couchent ensemble presque chaque jour, mais ce n’est pas la
grande passion, et tout laisse prévoir que leurs amours vireront assez vite à l’amitié tendre.
Il demeure que si dans les mois qui ont suivi sa rupture avec Véro Nil n’a pas sombré, a
tenu le coup, c’est à la belle Anne, amante discrète, attentive, qu’il le doit.
Nil saisit les gants, les jette sur le bureau, sans répondre.
— J’ai revu Vladyka, fait Véro. Il m’aime vachement. Il m’a dit qu’il me connaît beaucoup
mieux que tu ne me connais.
Nil hausse les épaules, observe les pupilles dilatées de sa femme
(elle vient de se défoncer, ça lui va d’ailleurs bien, tziganka moïa, tout à fait the girl with
kaléidoscope eyes des Beatles… la relation Véro-Vladvka m’agace, le côté charmeur de
Vladyka, il lui aura fait son numéro à la Gurdjieff… si Vladyka a vraiment dit ça, qu’il la
connaît mieux que je ne la connais, c’est intolérable, au lieu de réduire le fossé qui nous
sépare, il s’applique à l’élargir, encore une désillusion, durant cette crise le métropolite
Théophane n’aura pas cessé d’être absent, certes un staretz n’est pas un magicien, je
n’attendais pas un miracle, encore que si quelqu’un doit être capable d’un miracle, c’est un
évêque chrétien, sinon je ne donne pas cher de l’épiscopat, mais j’espérais de Vladyka une
vigilance de chaque instant, un doukhovny otietz, c’est un médecin, et un médecin ne quitte
pas le chevet d’un mourant, la dernière fois que j’ai vu Vladyka, il m’a dit, ne meure pas tout
de suite, et puis il s’est envolé, ça fait des semaines que je suis sans nouvelles de lui, je ne
sais même pas s’il a parlé à Anthony, le silence de Vladyka, c’est le silence de Dieu, Dieu
n’existe pas, et le métropolite Théophane n’existe pas non plus, son impuissance est
absolue, je suis seul, je ne peux, je ne dois compter que sur moi seul)
La bouche de Véro pompant un clope, trait sombre dans le visage blanc.
(personne n’a besoin que je vive, personne, c’est cela ma force dérisoire, ma liberté)
— Durant des années, tu m’as exploitée, il n’y avait pas d’égalité entre nous, et ma
tendresse imbécile
(je ne veux pas sortir mon carnet, mais quand elle partira, je noterai ça. « ma tendresse
imbécile »)
semblable à la tendresse de la mère pour sa fille dans Family life, tu n’as pas vu Family life,
tu devrais, je l’ai vu deux fois, c’est notre histoire
— J’imagine, ça doit être gratiné, il ricane
— Je croyais que ma tendresse te sauverait, nous sauverait, et c’est elle qui nous a enfoncés
dans le mensonge, car je ne suis pas douce, je ne suis pas douce
(une louve, une furie, comme j’ai raison de divorcer, à trente-cinq ans ce sera une
redoutable femelle)
— J’aurais dû être dure, ne pas me laisser subjuguer par mon amour pour toi…
— C’est l’éloge de la dureté que tu comptes faire à la mère d’Anthony, à Noël ?
— Ah ! tu sais ? Anthony t’a écrit ?
(soudain attentive, crispée)
Il élude.
— Et ta maîtrise ? J’ai su par Irène que tu as eu une mention bien ?
— Ouais. J’me suis inscrite à l’agrégation, pour la bourse, mais je ne me présenterai pas à
l’exam, l’agreg, c’est la barbe, j’veux pas être prof, j’veux faire du journalisme, des
reportages… La maîtrise, c’était chouette, j’ai fait une méchante rencontre avec Zamiatine,
je lui ressemble drôlement…
— Tiens, il y a six mois, tu me disais que c’est moi qui ressemble à Zamiatine, à cause de
notre commun côté hérésiarque, outlaw ?
— Ouais, mais maintenant que je te connais mieux, ce n’est pas ça.
(« maintenant que je te connais mieux », nous nous sommes aimés pendant près de huit
ans, mais sa connaissance de moi date de notre rupture ! sa répugnance à ce qu’un écrivain
qu’elle admire et moi on se ressemble, c’est sa volonté de m’expulser de sa vie, de rejeter
tout de moi, de nier ma personne, mes livres, d’effacer mon empreinte, ma trace)
Véronique se lève, fouine, furète, tiens, ce clou, c’est moi qui l’ai planté, s’étonne de l’ordre.
— T’as pris une femme de chambre ?
Nil ne répond pas. Il ne veut pas lui parler d’Anne. Cependant, il est content qu’elle voit qu’il
peut se passer d’elle, que la vie continue.
— Cette valise, c’est ma valise, je l’avais achetée avant mon voyage en Russie, je l’embarque.
La valise, un paquet de coton, un flacon d’eau de toilette, le Cahier de l’Herne sur
Soljénitsyne, un tube de dermophile indien, elle fait main basse. Nil la suit à la cuisine, à la
salle de bains, il ne la laisse pas seule un instant. Les lettres d’Anthony, les papiers du
divorce, ses carnets, ses manuscrits, tout ça est dans un tiroir fermé à clef, mais avec un
Scorpion on ne se méfie jamais trop. Irritation. Malaise.
(qu’elle fiche le camp, je respirerai… pourquoi est-elle montée ? pourquoi revient-elle à la
charge, puisque c’est fini, râpé, sans remède, et qu’elle doit bien le savoir ?)
— Tu m’as décrochée, moi, mais pas lui, Véro observe, d’une voix vinaigrée.
C’est vrai, la photo de Véronique a disparu, mais celle d’Anthony en uniforme de collégien
continue d’éclairer la bibliothèque, appuyée aux bouquins de Byron.
— Et puis après ? ce n’est pas avec lui que je divorce ? tu m’excuses, je dîne en ville, je dois
me changer…
— Compris ! je me barre… ah ! j’oubliais ! Ouspenski !
— Voici… vraiment, tu es capable de peindre des icônes ? nos couronnes nuptiales sont en
miettes, et tu te sens en harmonie avec l’Eglise, en paix avec Dieu ? Moi, mon livre sur otietz
Nikolaï, je l’ai abandonné. C’était si intimement lié à nous, à notre rencontre, à notre
mariage…
Véro hausse les épaules, fait la moue.
— Ça, c’est ton problème.
32
L’hiver. Paris, froid, humide, hargneux, verdâtre, semblable à une pelote d’épingles
rouillées. L’appel du sud fait son chant de sirène aux oreilles de Nil. La chaleur ! le soleil ! la
nudité ! Le divorce et le roman sont sur leurs rails, ni son avocat ni son éditeur ne
réclament plus sa présence, personne n’a besoin de lui. Il est libre, disponible, absolument.
Surtout ne pas être là en janvier : le Noël russe, l’anniversaire de son mariage, jusqu’alors
jours de fête, désormais dates à fuir, à effacer de sa mémoire.
Noël occidental (25 décembre), à la chapelle du Val-de-Grâce, avec Marfa. Il n’aurait pas
accepté de mettre les pieds dans une église orthodoxe, mais le Val, c’est différent, et aussi
Marfa qui, quoique d’origine russe par sa mère, n’appartient pas au ghetto russe-orthodoxe,
n’est pas pratiquante. Mais ses parents habitent près de l’hôpital et ce soir ont invité Nil à
dîner. Alors, vers minuit, si on faisait un saut à l’église ?
Ils sont en retard, déjà la messe s’achève. Les enfants de la manécanterie quittent le chœur,
rejoignent leurs parents dans les travées de la nef, perdent leur aura séraphique, irréelle,
pour redevenir des gosses comme les autres. Nil observe le profil pur de Marfa, son visage
qui émerge de la fourrure comme un rayon lunaire de la nuit, ses cils poudrés à frimas.
L’église se vide. Le prêtre cause avec la famille d’un des petits chanteurs, devant la porte de
la sacristie. Nil le reconnaît : l’aumônier du Val-de-Grâce, le même aumônier qu’il y a douze
ans.
Deuxième Noël sous les drapeaux, septième année de la guerre d’Algérie. Service de neuro-
psychiatrie B. Une cellule, barreaux à la fenêtre, vitres incassables, porte blindée, judas
pour l’œil de l’infirmier de service. Piqûres, drogues, électrochocs, sommeil, le temps
n’existe plus. La monotonie des jours, rompue par les tests, les interrogatoires des
médecins.
— Etes-vous un envoyé spécial de Dieu ?
— Etes-vous violemment attiré par les personnes de votre sexe ?
Nil répond non, bien que si Dieu existe, chaque être humain soit un de ses envoyés
spéciaux, mais Dieu n’existe pas, Nil répond non, bien que s’il est ici, ce soit à cause d’un
jeune garçon à la mèche blonde, au sourire de faune, aux yeux bleus traversés parfois d’un
reflet vert, au front têtu où Nil avait cru lire le « signe » dont parle Hesse dans Demian, mais
ce n’était qu’une chimère. Cette désillusion amoureuse, un séjour pénible dans le
Constantinois, Constantine, la ville aux attentats, pire qu’Alger, l’endroit idéal pour se faire
couper les couilles, de fatigantes manœuvres à Mailly-le-Camp, cirque débile de colonels
quinquagénaires se prenant pour Baden-Powell, Alpha Tango appelle Grand Soleil,
affirmatif, je vous reçois cinq sur cinq, bref un soir de novembre, jour pour jour douze ans
avant la séance de conciliation chez le juge, le soldat de deuxième classe Nil Kolytcheff a
craqué. L’artère radiale, comme les Romains, le sang rouge qui jaillit au rythme du cœur,
trouvé par un copain, transporté à l’hôpital, « sauvé ». Univers clos, ouaté, « expérience
carcéraire » dit le psychiatre. Le soir, le front appuyé contre la lucarne, Nil regarde les
lumières de l’immeuble d’en face : le monde des vivants. De la cellule voisine, la nuit
déchirée par les hurlements d’un garçon aveugle et fou, une balle lui a troué la tête.
Un après-midi, visite de l’aumônier militaire, barbe à la zouave, soutane, bottes, croix
pectorale, ma foi presque un prêtre orthodoxe
(il n’y a pas d’aumônier orthodoxe au Val, il n’y en a un qu’à Oran, il faut se lever dès
potron-minet pour le trouver à jeun, plus tard c’est la catastrophe, c’est lui qui a déclaré à
un quatre étoiles qui l’interrogeait sur l’Eglise orthodoxe, l’orthodoxie, mon général, c’est
l’obligation de lire chaque matin une page de Bibi Fricotin, avec ça inutile de dire si dans
l’armée française et chez les fellouzes, les conversions à l’orthodoxie sont nombreuses)
il s’assied sur le bord du lit où Nil est couché, alors mon vieux ça va, on te verra à la messe
de minuit, tu es orthodoxe, quelle importance, Noël est notre fête à tous, je compte sur toi…
Ils sont placés à la droite de l’autel. Ils portent tous la veste et le pantalon de lainage bleu
qui sont l’uniforme du Val-de-Grâce. Certains, pour avoir plus chaud, ont mis leur capote
kakie. Foule anonyme d’adolescents pâles et mal rasés, ceux que les ministres appellent,
bonhomie méprisante, les petits gars du contingent, et les plus atteints parmi ces petits
gars, les uns blessés dans leur corps, les autres dans leur âme, aucun qui ne soit touché. Nil
ne prie pas. Il regarde ses camarades allongés sur des civières, si semblables à d’autres
garçons qu’il a vus sur d’autres civières à l’hôpital militaire Laveran, cœur sanglant de
Constantine, et il songe, toute cette souffrance autour de lui, et en lui, a-t-elle un sens ?
A la caserne, dans le placard de Kolytcheff, on a trouvé un essai sur la mort volontaire.
Aussi les médecins le tiennent-ils pour un monomaniaque du suicide, et, persuadés que s’il
sort il va à nouveau tenter de se tuer, ils ne le lâchent pas. Ce n’est qu’après trois mois chez
les dingues que Nil est remis en liberté, un certificat de schizoïdie et une perm de convalo
en poche. Cette permission, Nil la prendra en Algérie, le désir de certaine petite personne
qui l’y attend pesant plus lourd que le risque d’y laisser sa peau. Nil Kolytcheff n’aime pas la
vie, il aime le bonheur, nuance.
Ce soir, le bonheur serait de tenir Marfa dans ses bras, de poser ses lèvres sur les siennes.
Mais Marfa n’est pas une fille qu’on embrasse, c’est un sphynx, et ils se séparent sans que
Nil ait rien osé.
(en ce moment, Véro doit être à Londres)
Un instant, Nil pense à nouveau mettre sur le coup Eléonore, qui raffolerait de ce jeu
ambigu de la complicité, surtout s’agissant d’un collégien, puis il y renonce, moins par pitié
pour Véro que par indifférence. Anthony, lui aussi, s’éloigne.
33
Vu d’hélicoptère, le chott El Rharsa, entre l’oasis de Nefta et celle de Chébika, est semblable
aux écailles brunes d’une peau de crocodile, mouchetée par endroits de petits cratères
écrasés, pareils à des bouses de vache. Paysage figé, proche de celui que contemplent les
cosmonautes qui survolent la lune. Seules, les tentes dressées de loin en loin par les
nomades rappellent que ce désert est un désert peuplé, et que la vie circule parmi ces
vastités mortes. A l’horizon, la montagne crénelle le bleu du ciel tunisien. A ses pieds, la
tache verdoyante de l’oasis s’augmente rapidement. Lorsque l’hélicoptère commencera de
tournoyer au-dessus de Chébika, avant de s’y poser dans un nuage poudreux, les chèvres et
les moutons se mettront à courir en tous sens, affolés, tandis que les enfants, le nez en l’air,
guetteront avec passion l’atterrissage.
Bains de soleil au bord de la piscine chauffée, ballades à cheval dans la palmeraie, méchouis
arrosés de vin de Thibar, courses en hélicoptère vers Douz et Tamerza, séances
hydrothérapiques aux bains chauds d’El Hamma, lèvres fraîches de Moktar, treize ans,
ravissant gamin échappé d’une toile de Mariette Lydis, conversations philosophiques avec
Si Tijani, charmeur de serpents et seigneur du désert, Nil Kolytcheff entre en
convalescence.
Il a emporté avec lui un volume de Chateaubriand. Nu, allongé sur des coussins, il lit
Itinéraire de Paris à Jérusalem. Soudain
« … on montre remplacement de la maison de Véronique, et le lieu où cette pieuse femme
essuya le visage du Sauveur. Le premier nom de cette femme était Bérénice ; il fut changé
dans la suite en celui de Vera-icon, vraie image… »
(ce coup de lancette au cœur, mon Dieu, que je suis vulnérable !)
Il ferme le livre, boit une gorgée de citronnade, appelle Moktar, qui accourt en riant et se
couche près de lui. Nil enfouit sa figure dans la nuque bouclée de l’enfant, dévore de baisers
les épaules gracieuses, le dos de velours, s’enivre de cette merveilleuse peau tiède, douce,
parfumée. Il tourne le gosse, le retourne, il le déguste centimètre par centimètre, tel un
gâteau à la crème, il savoure chaque bouchée, il n’en perd pas une miette. La douleur
s’apaise, Véronique s’efface, ce sont les eaux du Léthé que Nil boit dans la bouche du jeune
garçon. Moktar est, lui aussi, une icône de Dieu, même s’il n’y a pas de Dieu, même si les
icônes sont faites pour être brisées. La rencontre est une imposture, il n’y a pas une
Rencontre, il y a des rencontres, et Moktar en est une, délicieuse. Une étoile dans la nuit.
Moktar repose, la joue sur le ventre de Nil. Celui-ci, les yeux ouverts, regarde le soleil qui
décline.
(si Véro avait été moins cloche, elle serait avec nous en ce moment, et Anthony peut-être…
un des derniers coups de fil de Véro, tôt le matin, une cabine téléphonique, petit jour
sinistre de la banlieue parisienne, elle y a mis fin brusquement avec un « tu m’excuses,
j’dois raccrocher, faut que je pointe » de prolo qui fait le trois huit… c’est donc cela, son
expérience de la liberté ! notre rupture va marquer pour elle, non le retour à l’insouciance
adolescente, mais la plongée dans les servitudes de la vie, l’entrée dans l’âge adulte… la
bohème, la paresse, la disponibilité, c’est avec moi qu’elle les aura vécues… tant pis pour
elle… elle a choisi… je suis fatigué de jouer au terre-neuve, que les autres se sauvent tout
seuls… si je peux les aider, les éclairer, c’est en vivant ma propre vie, le reste n’est que
duperie, boy-scoutisme, militantisme chrétien à la con)
Il s’endort, rêve d’Anne, de Marfa, qui se mêlent confusément, celle avec qui il couche, celle
avec qui il ne couche pas. Il rêve aussi du jeune garçon qui, la veille, à Tamerza, lui a offert
une de ces améthystes secrètes, sexe violet de femme, que les gosses arrachent à la
montagne pour les vendre aux touristes. Surgit sa femme. Véronique marche sur le trottoir
de la rue de Rennes, d’un pas lent. Elle flâne. Une voiture de sport décapotée s’arrête à sa
hauteur, deux types à bord. Tu montes avec nous ? Véronique hausse les épaules, secoue la
tête, négativement. Allons, insiste un des types, monte avec nous, juste pour une petite
pipe. Véro le regarde, fait la moue, hésite un instant, puis, ouvrant la portière, ouais,
d’accord, je vous taille une pipe, hein, mais vous me payez le cinoche, et après on va en
boîte. Elle s’assied à côté des types, claque la portière, l’auto repart. Nil se réveille,
tremblant, le cœur battant comme un gong, le front couvert de sueur. Il se dresse, pose la
main sur l’épaule de Moktar, qui ouvre les yeux, lui sourit, passe les bras autour de son cou,
l’embrasse sur le nez, les lèvres, les yeux, à la volée.

Déjeuner à Tozeur, chez Si Tijani. Seuls les hommes mangent à table, mais Nil va saluer les
femmes, accroupies dans la cuisine où elles préparent des makroud. Il admire le four en
pierre, les longues lanières de purée de dattes et de clous de girofle, le soin avec lequel les
jeunes filles les placent au creux de la pâte à semoule. Il caresse le bébé chamelle,
semblable à un jouet en peluche, il retrouve ses amis, l’aigle royal, le mouton à quatre
cornes, les vautours, les deux lionceaux qui l’an dernier lui passaient entre les jambes en
miaulant et qui ont rudement grandi, mais ils sont toujours végétariens, ils bouffent de la
soupe, le hérisson qui fume la cibiche et donne la patte, le chacal qui, jaloux, surveille sa
femelle.
— Tout le monde est jaloux au désert, commente Boukhari, le fils de Si Tijani.
— Dis-moi, Boukhari, en Tunisie, divorcer, ça coûte combien ?
— Il faut compter trois cents dinars, environ.
— Hou, c’est cher !
— Ce n’est pas trop cher quand tu as la corde au cou ! ce n’est pas trop cher pour la liberté !
Boukhari répond, avec un bon gros rire.
Ils dînent, chorba, oiseaux grillés, couscous, lait caillé, parmi les pots pleins de scorpions et
les sacs où hibernent les vipères. Les doigts tiraillant sa courte barbe grise de gentilhomme
moresque, Si Tijani parle de Bourguiba, de Brigitte Bardot, qu’il connaît bien, une très
brave fille.

Fin d’après-midi dans la corbeille de la palmeraie, à Nefta, avec Moktar et un petit copain
de son âge, mais moins joli que lui, Béchir. En janvier, dans le sud, dès que le soleil se
couche, il fait frisquet, aussi Nil se réchauffe-t-il en buvant du vin de palme, au goulot de la
bouteille apportée par les deux gamins. L’obscurité s’augmentant, il se réchauffe aussi
d’une autre façon avec Moktar, sous l’œil amusé de Béchir. Vers sept heures, fatigué, Nil
veut prendre congé de ses jeunes complices.
— Je suis fatigué, je vais aller dormir un peu.
— Si tu veux dormir, il ne faut pas venir à Nefta. Ici, on ne dort pas.
—?
— Nous ne dormons pas parce que nous sommes des diables : les diables ne dorment
jamais.
Cette phrase de feu, dans la bouche d’un gosse tunisien de treize ans, l’écrivain la note
aussitôt.
Remontant de la corbeille, Nil songe à leur refus, à Véronique et à lui, d’avoir des enfants
indique que peut-être ni l’un ni l’autre ils n’ont vécu véritablement le sacrement du
mariage, que dans le secret du cœur ils n’y croyaient pas.
(je n’ai jamais dépassé le stade esthétique, émotionnel, j’ai toujours lyrisé l’orthodoxie, et
dans ce que j’ai pu écrire sur la conversion, la métanoïa, entrait une grande part de jeu
littéraire… ma sincérité était absolue, et dans le même temps je prenais la pose, oui la pose,
jusque dans la façon dont aujourd’hui je réinvente notre mariage, « le jour le plus lumineux
de ma vie », c’est vrai, ce fut lumineux, extraordinaire, le bonheur, mais c’était aussi le
bonheur de la décision enfin prise, du Rubicon franchi, un bonheur mêlé d’un certain
ahurissement, celui du martyr sur le tableau décrit par Chveik, et d’ailleurs c’était bien cela,
la couronne du martyr)
Un peu plus tard
(quand Véro me reproche de ne l’avoir jamais acceptée a fond, elle se trompe, du jour où
j’ai décidé de l’épouser je l’ai acceptée à fond, ce que je n’ai pas été capable de surmonter,
c’est la pesanteur, l’usure du quotidien, la cohabition, la mélasse, et je me suis débattu,
cassant tout autour de moi, comme un oiseau sauvage tombé dans la glu)
Un peu plus tard
(si j’ai inventé Anthony, ma passion pour lui, notre trio, si je me suis délibérément monté la
tête, ce n’était pas manque d’amour pour Véronique, mais désir de réintroduire dans notre
couple – béni par l’Eglise, légalisé par l’Etat, applaudi par la société – la transgression,
l’interdit, l’inquiétude, le clandestin, l’inconnu des premières années)
Un peu plus tard
(Véronique se forge à présent l’image d’un mari répressif, mais l’été dernier, c’est la liberté
qu’elle n’a pas supportée) Moktar gratte à la porte. Il entre, nimbé de la lueur du kanoun
qui dans la cour de la mechta fait ses derniers rougeoiements. Ses vastes yeux noirs
brillent, et ses pommettes. Couché sur une natte, au fond de la pièce, Nil se dresse à demi,
regarde l’enfant. Il tend vers lui un bras, ouvre la main. Le jeune garçon s’avance.

Anne envoie à Nil un article sur lui, paru dans une revue théologique, « Nil Kolytcheff sait
qu’on ne peut faire l’économie de la métanoïa et de la croix pour passer d’une esthétique de
la sensation à une mystique de la sensation de Dieu », que tout cela est loin de moi,
Véronique et Dieu sont morts, ils avaient un visage unique, ne me parlez plus de ma femme,
ne me parlez plus de Dieu, Dieu, Dieu, dieu, die, di, d,
34
Nil, de retour à Paris, bronzé, reposé, cicatrisé. Douce présence d’Anne, peau translucide,
yeux en amande, petite tête aristocratique, telle qu’un beau lévrier fidèle. Au courrier, lettre
de Véro, postée le jour anniversaire de leur mariage, nostalgique, la première lettre tendre
qu’il reçoit d’elle depuis leur rupture.
Téléphone. Nil s’écarte d’Anne, nue sur le lit.
— Cette sonnerie me rendra fou ! j’ai eu tort de cesser d’être aux abonnés absents, je ne
peux quand même pas ne jamais répondre, allô !
Véronique.
— J’ai appris que tu es de retour, « en pleine forme » ont dit les Rouschitz à Dodo.
— Merci, oui, ça va.
— Tu as reçu ma lettre ?
— Oui, je l’ai trouvée dans mon courrier.
— Je te téléphone parce que j’ai noté la recette du vernis pour les icônes sur un papier, et
qu’ce papier (longue explication)
— Si je mets la main dessus, je te l’enverrai, mais j’admire : nos couronnes sont à la
poubelle, et toi, imperturbable, tu peins des icônes.
— Toujours ton égoïsme !
— En septembre, quand tu as préféré ton bonheur immédiat à la survie de notre couple, tu
n’étais pas égoïste peut-être ?
Nil, mécontent de cet appel, mécontent de n’être pas capable de maîtriser son aigreur.
La voix de Véro se brouille.
— Y a quelqu’un qui frappe à la vitre de la cabine…
— Bon, abrégeons.
— Gospod s Toboï…
— Au revoir, Véro.
Véro ajoute quelque chose, il n’écoute pas, il raccroche. A nouveau, les bras de son amante,
qui ne pose aucune question.

Les semaines passent, les jours rallongent, le Luxembourg s’éveille. Le mot d’Héraclite que
Talyzine aimait à citer, « les saisons, qui portent tout… ». Ce printemps sera pour Nil celui
de la délivrance. En Tunisie, il a cessé de prendre des calmants, et il s’y tient. Il a retrouvé le
sommeil, il ne rêve plus de sa femme michetonnant, s’envoyant en l’air avec le premier
venu. Au reste, Véro n’est quasi plus sa femme : grâce à quelques interventions choisies (on
peut être anar et connaître des gens puissants), le divorce sera prononcé dès avant la fin de
l’hiver. Le divorce civil. Le religieux, il faudra voir ça avec Vladyka Théophane, quand il
viendra à Paris.

Un jour, chez des amis communs, Nil rencontre Barabanoff, un des prof de Judith et de
Véro. Ils sortent ensemble. Nil raccompagne jusqu’au Grand Palais, il lui raconte.
— Quel dommage d’être la victime d’une telle histoire !
Piqué, Nil proteste, il n’est pas une victime, c’est lui qui a pris la décision de divorcer.
— Mais en parlant de victime, je pensais à votre femme, non à vous. Véronique est tombée
dans un piège. Je puis vous le dire : je n’ai jamais aimé Judith, ni l’influence qu’elle exerce
sur votre femme.

Au Rendez-vous des Camionneurs, avec Anne. A l’époque de la rue Saint-André-des-Arts,


Véro et lui dînaient à la même table, ils se bourraient les poches de pain pour le petit
déjeuner du lendemain.
(mon Dieu, comment en sommes-nous arrivés là ? est-il possible qu’entre Véro et moi, mon
enfant chérie, ma femme, mon amour, tout soit fini ? n’est-ce pas simplement un
cauchemar, dont nous allons nous réveiller, ensemble ?)
Sur le quai, il embrasse Anne. Son nez est froid comme une truffe.
(expression de Véronique)
— T’as le nez froid comme une truffe.
Il a dit ça sans y penser, machinalement, et soudain, Véronique, il l’entend parler « ma p’tite
truffe », les intonations gamines de sa voix, sa grimace de poulbot, Gelsamina. C’est affreux.
(j’espère que les prochains amants ou amantes de Véro ne seront pas d’origine russe, que
notre folklore intime de diminutifs, d’expressions, en russe restera, lui, notre histoire, notre
secret, notre île engloutie, notre kitège, moi, les filles de l’émigration, c’est terminé)
La nuit, il rêve de Véro. Pas la femme hostile, agressive des derniers mois, mais l’enfant
amoureuse de jadis, sa peau, son odeur, ses baisers.

Nil lit Evola, Métaphysique du sexe. Il recopie une citation de Claude de Saint-Martin : « Si le
genre humain savait ce qu’est le mariage, il aurait à la fois un désir extraordinaire et une
peur terrible de lui, vu que grâce à lui, l’homme peut de nouveau se rendre semblable à
Dieu ou bien finir dans un désastre total. » Et, en marge de la page 99 (de l’édition Payot.
1959), il note : « Ma rupture avec Véronique atteint en moi l’individu éternel dans son
noyau le plus profond, son besoin absolu d’être, son besoin de confirmation, éveillé par
l’éros et la magie de la femme. »

Il a ouvert le gros classeur rouge qui contient tous les billets, lettres, pneus, télégrammes,
dessins de Véronique, et jusqu’aux moindres bouts de papier portant son écriture qu’il a
recueillis, telles les étiquettes qu’elle collait sur pots et bouteilles, du temps de leur
enthousiasme macrobiotique, « gomasio « thym », « aubier de tilleul », « huile d’olive vierge
»… En septembre, après y avoir jeté un coup d’œil crucifié, il avait caché le classeur dans un
tiroir, mais aujourd’hui il se sent assez fort, aguerri, pour l’affronter. Il est assis en tailleur
sur le lit, entouré des lettres d’amour de Véro comme un damné par une couronne de
flammes.
Il relit les lettres du temps qu’il habitait Tanger et que Véronique, qui vivait chez les
Rouschitz, était en première au lycée Fénelon. Il ne possède pas le double de ses propres
lettres, mais à travers celles de Véro il en reconstitue aisément le sens. Cette
correspondance est un acte d’accusation. Quoi ! c’était lui, ce despote cruel qui prenait
plaisir à torturer, à faire pleurer la jeune fille qui l’aimait ? c’était lui, ce destructeur ? Quelle
ordure, ce mec ! Ainsi, la phrase de Véro à Anthony, qu’il ne savait pas aimer, qu’il ne
saurait jamais, était encore plus vrai qu’il ne l’imaginait/l’admettait. Cette cruauté, cette
méchanceté froide des premières années de leur liaison. Nil les avait oubliées. Quand il
songeait à cette période, il ne se rappelait que la certitude d’avoir enfin rencontré l’Autre, la
réintégration paradisiaque, l’image de Dieu, qui jusqu’alors lui était étrangère, rendue
essentielle, vivante, fixée comme un visage sur une plaque photographique. Certes, il y avait
sa peur d’un engagement sans retour, son donjuanisme, sa trouille du mariage, les
pressions et les traverses du milieu russe-orthodoxe, et puis aussi les moments où il en
avait plein le dos de Véronique, mais malgré les orages, c’était ça dont il se souvenait : une
passion, un amour, une joie.
Et il avait raison, ç’avait été cela. Les lettres de Véro en témoignaient qui, par-delà les
pleurs, étaient celles d’une femme heureuse, révélée.
« … cette atmosphère de bonheur fou et de querelles non moins insensées qui est notre
harmonie, notre sécurité… brusque besoin de toi, comme une vague énorme, comme la
houle qui monte dans la gorge avant les sanglots, être tout de suite, maintenant avec toi,
contre toi, mon amour, mon amant, Nil, bel ange, vilain diable, j’aime ta peau si douce au
duvet blond, je t’aime, je veux te manger, te dévorer, te savourer, te battre, te caresser,
mordre tes lèvres gonflées comme de grosses cerises rouges… le propre de l’amour
féminin, c’est le bonheur par ricochet, c’est fou ce que le fait de t’aimer, de trembler pour
toi, de vivre auprès de toi. m’apporte, m’enrichit, m’aide à grandir… je voudrais te voir nu,
tu es si attendrissant, long et rond, vulnérable et enfantin, tu ressembles à un jeune arbre…
mon rôle est compliqué, il ne faut pas que je te gêne dans ton travail, ton inspiration, être la
compagne d’un artiste, c’est une vocation, la femme du prêtre et celle de l’artiste doivent
savoir que l’essentiel sera pour l’un le don à Dieu, pour l’autre le don à son art, parfois les
deux, aider son mari à faire son œuvre, voilà le rôle de la femme du prêtre, de la femme de
l’écrivain, c’est même, à mon avis, le seul argument en faveur du mariage des prêtres… te
sentir pénétrer en moi, sentir monter le plaisir, voir ton visage heureux, calme, tes
paupières baissées aux longs cils recourbés, t’entendre murmurer mon nom, et puis aussi
nous promener, te parler, traverser une rue avec toi et que tu me tiennes par la main… je
finis de lire les Dalton, quand tout à coup la nostalgie d’une nuit avec toi me broie le cœur,
c’est comme si j’étais vide, une cosse, avec en moi un immense désir de toi qui monte, une
soif de ta présence chaude, vibrante… je t’aime, tu as suscité en moi des émotions
nouvelles, inouïes, insoupçonnées, Nil, mon amour, c’est toi qui m’a fait découvrir mon
corps, mon cœur, c’est toi qui m’as donné le sentiment, la certitude de l’existence de Dieu,
c’est toi que j’aime, c’est toi qui toujours et partout peux t’approcher de moi pour
m’entraîner ailleurs, c’est toi qui peux me demander n’importe quoi, toujours, quoi qu’il
arrive, je serai près de toi, vo viéki viékov amin… »
Durant sept ans et demi, des dizaines, des centaines de lettres de ce ton, de cette force,
illustrées de dessins coloriés représentant Nil et Véro, tout ronds, tout mignons… Certes,
quoi de plus vain que la relecture d’anciennes lettres d’amour ? Pourtant, celles-ci
permettent à Nil de mesurer l’écart entre ce que fut réellement leur passé
(avec ses ombres, que je ne nie pas)
et le tableau noirci, cauchemardesque, caricatural, qu’en trace à présent Véronique,
calomnie inutile, indigne d’eux.
(« tu ressembles à un jeune arbre », j’avais oublié que moi aussi, avant le bel Anthony, je lui
ai inspiré cette image…)
Dernier samedi de février. Nil, dans l’autobus qui le conduit à l’hôpital où sa tante
Grancéola a été transportée d’urgence. Il sort de l’archevêché. Longue conversation avec
Vladyka Théophane, arrivé de Londres. Etonnantes nouvelles.
Depuis Noël, Anthony est dans le plâtre du cou au bassin, pour des histoires de colonne
vertébrale, de décalcification ; depuis Noël également, entre Anthony et Véronique, c’est
fini.
— Anthony est un curieux garçon, raconte le métropolite, à la fois juvénile, spontané, et sec,
rassis, comme on dit du pain. Il m’a expliqué qu’il n’avait plus d’amour pour Véronique,
mais qu’il ne savait pas comment le lui faire comprendre, qu’il ne voulait pas qu’elle vienne
le voir en Angleterre. Je lui ai conseillé d’écrire une lettre. C’est ce qu’il a fait. Il a écrit à
Véronique.
— Pour le Noël russe ?
— Non, avant. Au début des vacances.
— Véro n’est donc pas allée en Angleterre pour Noël ?
— Non. Ils ne se sont plus revus.
— Et moi ?
— Anthony tient beaucoup à ton amitié, mais il souhaite qu’elle aussi évolue en quelque
chose de moins passionné, de plus calme. C’est un garçon très raisonnable, tu sais, très…
— Très british.
— C’est ça, très « british », fait le moine, en imitant l’accent français de Nil, et la force de tes
sentiments pour lui, après l’avoir flatté, l’a effrayé, gêné. Il désirait t’écrire, mais c’est moi
qui l’en ai dissuadé. On écrit toujours trop.
(envie de dire à Vladyka, vous auriez pu ne pas attendre deux mois pour m’informer de ce
bouleversement de la situation, vous m’aviez promis de me tenir au courant… à quoi bon ?
Vladyka est ainsi, il ne téléphone pas, il ne répond pas aux lettres, il disparaît durant des
semaines, plaquant les affaires les plus importantes… mais qu’est-ce qui est important, et
qu’est-ce que deux mois, pour un homme qui n’aime pas la vie, et qui n’y croit pas ?)
L’autobus passe quai Malaquais, devant les Beaux-Arts. Nil lève les yeux. Sur un mur de
l’école, à la peinture rouge, cette inscription : « Aidez-nous : détruisez-vous. »
(mais oui, mais oui, on y vient, ne vous impatientez pas)
Nil ne croit pas avoir peur de la mort, mais il a une pétoche extrême de la maladie et de la
déchéance physique. Il préfère les cimetières aux hôpitaux. Ambroise Paré, ripolin et
formol. C’est propre, froid, terrifiant. Les Rouschitz lui ont indiqué l’étage et le numéro de la
chambre où se trouve Parascève Gavriilovna. La porte est ouverte. Nil jette un coup d’œil.
Le lit est vide. Au loin, des bruits de voix, des éclats de rire. Nil avance dans le couloir, guidé
par le son. Il tombe sur un groupe d’infirmières, dont une, noire, assez belle.
— Madame Grancéola ? mais si, elle est dans sa chambre, la porte est ouverte, vous n’avez
qu’à entrer, jette une copine de la noire à l’écrivain, sans lui accorder un regard.
Il s’éloigne, les rires le poursuivant, tels des clebs moqueurs. C’est vrai. Parascève
Gavriilovna est dans son lit. Si d’abord il ne l’a pas vue c’est que sa tête disparaît entre les
oreillers et que son corps ne forme aucune épaisseur, sous les couvertures. Déjà, elle
s’efface. Il entre. Au bruit de ses pas, la vieille dame ouvre les yeux. Il s’assoit au pied du lit,
pose le bouquet sur une table chargée de fioles. Sa tante le regarde, intensément.
— Oh, cher, si tu savais comme il est difficile de mourir.
Sa voix, qui n’est qu’un souffle. Sa peau diaphane, marbrée de noir. Ses os décharnés. Seuls,
les yeux bleus racontent la petite fille rieuse qu’elle a été jadis, en Russie.
Exsangue, le masque de la mort collé au visage, et ces taches bleu sombre aux mains, aux
avant-bras
(elle doit en avoir sur tout le corps)
prodrome du pourrissement final. Elle est effrayante. Nil est effrayé.
(que dire, que répondre à quelqu’un qui, déjà, est sur l’autre rive ?)
Il l’interroge sur ses médecins.
— Le docteur est très bon, très bien, oui oui oui… J’ai beaucoup souffert. Quand je serai
guérie, je te raconterai, soins pénibles, douloureux, oui oui oui. Je te ferai connaître le
docteur, un homme distingué, un grand spiritualiste, très Quai d’Orsay…
Nil comprend soudain que si elle a ce visage de morte, comme mangé de l’intérieur, c’est
qu’elle n’a pas son dentier, son fameux dentier qui la fait ressembler à un chameau. C’est la
première fois qu’il la voit sans dentier.
— Et toi, dorogoï, ton divorce ?
Nil raconte qu’il sort de chez le métropolite Théophane, que Vladyka n’est pas pressé de les
divorcer religieusement, qu’il leur conseille d’attendre. Il recevra Véro lundi.
La vieille dame agite la main.
— Cher, n’aie pas de peine. Véronique est venue me voir, il y a deux jours, avec Génia. Ce
n’est plus une femme pour Kolytcheff. Elle tournait dans la chambre, elle avait feu aux
fesses, oui oui oui, feu aux fesses… Je sais par Irène qu’elle traîne à Montparnasse… Dodo a
dit à Matouchka que Véro n’aurait qu’à claquer des doigts et que tu la reprendrais avec toi.
Il ne faut pas, mon chéri, ce n’est plus une compagne pour un écrivain, c’est fini, fini…
— Ma femme…
— Ton ex-femme…
(cette lucidité impitoyable de l’avant-mort)

Le mercredi, jour des enfants et des satyres. Nil Kolytcheff, coiffé de son vieux chapeau
troué à la Humphrey Bogart, sanglé dans son long manteau de l’armée anglaise, se promène
au Luxembourg, avec une amie photographe qui le prend au pied de la statue du jeune
faune au masque. Il fait froid, mais le soleil est haut dans le ciel, et les arbres, dont les
branches s’ornent de minuscules bourgeons, vont bientôt cesser de ressembler à un
paysage de Mondrian. Le charmant sourire du faune, lycéen de troisième, pétrifié sous les
crottes de pigeon.
Fin de journée. Nil, allongé sur son plumard, lit la Révolution sexuelle. C’est le film de
Makavejev, les Mystères de l’organisme, qui lui a donné envie de lire Reich. Pour une
rencontre, c’est une rencontre. Formulées de façon différente, il y découvre exactement les
objections au mariage, à l’union monogamique, qu’il opposait aux Rouschitz, à Véro, durant
ses années préconjugales, durant sa période de résistance. Vladyka, otietz Nikolaï, le père
Grégoire, Véronique surtout, l’avaient eu à l’usure, ils étaient parvenus à le persuader que
sa répugnance au mariage était dictée par une fausse conception de la liberté, et que seule
l’oblation était créative, féconde. Peu à peu, il s’était convaincu que la vérité était du côté de
Soloviev, et que le style de vie donjuanesque qu’il lui préférait était à comparaison un idéal
bien médiocre. D’où sa plongée finale dans la fantasmagorie chrétienne de l’union
monogamique légale. Cette violence contre nature, contre sa nature. Si alors il avait lu
Reich, il aurait su que ce que ses amis orthodoxes lui présentaient comme un égoïsme
stérile, n’était pas le « péché », l’erreur, le cul de sac, mais au contraire la raison même.
Téléphone. C’est Véronique. Elle a vu Vladyka avant-hier, elle a très envie de voir Nil. Elle
est à Port-Royal. Rendez-vous dans vingt minutes, au coin de la rue d’Assas et de la rue
Guynemer.
Véronique, telle qu’il ne l’avait pas connue depuis l’été dernier, telle qu’il pensait ne la
revoir jamais. Tendre, l’embrassant spontanément sur les lèvres, parlant d’Anthony au
passé
— Anthony, c’était éphémère, tu nous avais chauffés à blanc, mais j’ai toujours su que ça ne
durerait pas, nous avons décidé de rester bons amis
et de leurs retrouvailles (à Nil et à elle) au conditionnel, mais avec une assurance qui fait
que ce conditionnel ressemble fort à un futur.
— Si nous décidions de revivre ensemble, que dirais-tu aux gens ?
Nil est baba. Il s’attendait à tout, sauf à ça. Ainsi, ce que Vladyka lui avait dit était vrai :
Anthony a bien laissé tomber Véronique.
— L’avis des gens m’importe peu, mais je suis très surpris, je m’attendais à ce que tu
m’annonces que j’avais devant moi la future Mrs Edleston.
— Je te l’ai dit, Anthony et moi, c’est fini depuis longtemps. Anthony, ce n’était qu’une
tocade, elle lance, voix désinvolte, haussement d’épaules.
(elle en fait trop, si je ne savais pas que c’est Anthony qui l’a plaquée, à la façon dont elle
présente leur rupture, je pourrais croire que c’est elle qui a décidé de rompre, après avoir
compris que c’est moi qu’elle aime, que je suis le seul qui compte vraiment… elle est en
train de me monter un bateau, elle a d’ailleurs le même visage innocent qu’en septembre,
lorsqu’elle me débitait ses jolis petits mensonges, donc être sur mes gardes, mais ne pas me
découvrir, feindre d’entrer dans son jeu, l’observer… au reste, qu’est-ce que je risque ? le
solide, c’est le divorce civil qui sera prononcé d’ici quelques jours, Béchu me l’a confirmé)
Ils s’asseoient sur un banc.
— Tu te rappelles, les photos de nous que Judith a prises au Luco, en juillet ? C’était juste
avant le retour d’Anthony. Du coup, avec toutes ces histoires, je ne les ai jamais vues. Elle
les a développées ?
— Non, je ne crois pas… Vladyka m’a dit que tu ne souhaitais pas divorcer religieusement ?
Nil n’a rien souhaité, il a simplement posé la question à Vladyka, Véro interprète.
(restons dans le vague)
— Ouais, je ne sais pas, et toi, qu’en penses-tu ?
Véro tripote son béret rouge, elle fait la moue.
— D’accord, je crois que ça serait bête de divorcer religieusement, c’est l’institution qui
nous a bouffés, c’est pas le sacrement, mais je me demande, quel sens ça a, que nous
restions mariés à l’église, quelque part, dans l’abstrait, si nous ne nous voyons plus, si nous
n’avons plus de vie commune. Pour refaire connaissance, nous devons nous voir souvent,
accomplir des trucs ensemble…
Un silence.
— Tu sais, quand je t’ai téléphoné à ton retour de Tunisie, et que tu m’as raccroché au nez,
j’ai drôlement pleuré.
Un silence.
— En ce moment, je lis Reich. C’est très proche de ce que j’essayais de t’expliquer autrefois,
de ce que j’ai écrit dans la Chasse au bonheur. Je te le passerai, si tu veux.
— C’est marrant, moi aussi j’ai lu Reich, Dodo a des bouquins de lui, Psychologie de masse
du fascisme…
— Lis la Révolution sexuelle, il y a des trucs pour toi, les pages sur la dépendance
économique de la femme. Tu parles beaucoup de ta volonté d’égalité, mais Reich montre
bien que l’égalité suppose l’autonomie financière… Ce que tu m’as dit en décembre, que tu
ne te présenterais pas à l’agrégation, n’est pas encourageant, ça n’indique pas chez toi un
désir véritable d’entrer dans la vie adulte.
Véro, avec emportement
— J’veux pas être prof, j’veux pas être complice de leur université bourgeoise répressive, à
la rentrée je m’inscrirai en kynésie.
— Comment ça, en kynésie ?
— Oui, j’me suis renseignée, il y a trois ans d’études. Ça au moins, c’est un métier chouette,
on a des contacts avec les gens, on les aide…
— Toujours ta vocation rentrée d’infirmière, Nil ricane, mais aujourd’hui il s’agit d’être
Dacha auprès du monde entier, auprès de n’importe qui, sauf auprès de moi ! Est-ce que tu
ne crois pas que commencer de nouvelles études à vingt-sept ans, c’est la fuite devant les
réalités, le refus de travailler pour gagner de l’argent, le contraire de ce que préconise Reich
?
— Tu peux parler, toi, tu es de loisir vingt-quatre heures sur vingt-quatre, tu es libre
comme l’air, tu ne fais que ce qui te plaît, ah ça te va bien de me chapitrer !
— Je ne te chapitre pas, je te signale simplement que tu me reproches de t’avoir traitée
comme une petite fille, mais qu’au fond c’est cela que tu désires, rester une petite fille,
disponible, irresponsable…
(je m’étais promis de ne pas m’énerver, mais ça y est, c’est parti, je m’énerve)
Véronique se lève.
— Si on marchait ? je commence à avoir froid… Vladyka m’a dit qu’il désirait nous voir
ensemble… on pourrait l’inviter à prendre le thé rue Monsieur-le-Prince, ça serait sympa !
— Il t’a gardée longtemps avec lui, lundi ?
— Ouais, assez, mais je l’avais déjà vu dimanche, à Féglise : c’était Bloudny Syn (1), il m’a
permis de communier.
— Ah ? tu as communié ? la dernière fois que j’ai communié, c’est à Bruges, en novembre…
à cette liturgie,sur les dyptiques, pour les morts j’ai inscrit le nom de Talyzine, pour les
vivants Vladyka, Anthony et toi…
Véro tourne vers Nil son beau visage fier, et, avec élan, lui passe les bras autour du cou
— Pompoufi…
Une demi-heure plus tard, au moment de se quitter :
— Je te manque ? Véro interroge.
— Oui, beaucoup.
— Toi aussi, elle ajoute.
(ce « toi aussi » manque de naturel, sa voix sonne faux, du moins le ressenté-je ainsi…
certitude absolue qu’elle me joue la comédie, qu’elle n’a plus d’amour pour moi, que ce
n’est pas de moi qu’elle a la nostalgie, mais de la sécurité qu’elle s’imagine, bien à tort, que
je représente… elle a vécu sa crise d’adolescence avec dix ans de retard, elle a voulu se
prouver qu’elle était libre, mais à présent qu’Anthony ça a foiré, elle se retrouve
complètement paumée, face aux difficultés de la vie, fric, boulot, piaule… la rencontre de cet
après-midi, c’est un test, elle veut mesurer son pouvoir sur moi, vérifier si je l’aime
toujours, le « elle n’aurait qu’à claquer des doigts » de Dodo… elle ne se trompe pas, je n’ai
pas cessé de l’aimer, mais il y a une chose qu’elle n’a pas prévu, la dynamique du divorce, de
la séparation… je me suis réhabitué à vivre sans elle, j’ai pris goût à mon indépendance
recouvrée, « young man about town » comme me l’écrivait jadis Vladyka, et en outre je me
méfie d’elle autant que des scorpions de Si Tijani, à chaque mot qu’elle dit, j’ai l’impression,
absurde peut-être mais toute-puissante, qu’elle me ment, qu’elle cherche à me manœuvrer,
à me duper)
35
Une quinzaine de personnes entoure le cercueil, posé sur des tréteaux. Dans le chœur,
quelques adolescents, dont Alexandra, mais leurs voix pures sont couvertes par les
croassements d’une vieille femme qui faisant curieusement office de diacre et de
prisloujnik se déplace à travers l’église en les accompagnant d’une voix fausse, et stridente.
A côté de Nil, un petit monsieur d’une soixantaine d’années, le cheveu teint, pelisse à col de
loutre, émeraude au doigt, qui avant de venir à Sainte-Geneviève-des-Bois a dû s’arroser de
pino silvestre, car le parfum qu’il exhale est plus fort que celui qui s’élève de l’encensoir
qu’agite la vieille
(c’est marrant, la même eau de toilette que moi)
La porte de l’église s’ouvre, un courant d’air glacé fait vaciller la flamme des cierges, comme
si le diable soufflait dessus. On se retourne. Véronique et son frère, coiffés à l’afro, deux
loups hérissés, méfiants.
« En la bienheureuse dormition, Seigneur, accorde à ta servante Parascève éternelle
mémoire… », Vietchnaïa pamiat, tout le monde s’agenouille, l’office funèbre se termine.
Croix de pierre blanche, croix de bois sculpté, bouleaux aux branches arides, une grosse
dame assise sur un banc, malgré le froid, entourée de paquets (les grosses dames russes
sont toujours entourées de paquets), le convoi s’enfonce dans le cimetière, conduit par le
père Paul, le plus russifié des prêtres orthodoxes de souche française, la comtesse
Grancéola tenait à ce que ce fût lui qui l’enterrât, il est si distingué, si racé, oui oui oui, et
c’est vrai, le père Paul, dont les livres de chevet sont Gens d’Eglise de Leskov et l’almanach
du Gotha, adore les comtesses russes, vivantes ou mortes
(le père Paul est, avec Mgr Spiridon, un des rares orthodoxes à m’avoir conseillé de ne pas
épouser Véro, de résister aux pressions des Rouschitz, il me disait, la littérature c’est
comme l’ordination diaconale, on peut se marier avant, mais pas après)
Le trou
(otietz Nikolaï, Parascève Gavriilovna, notre mariage, c’est toute l’époque passage de la
Tour de Vanves que nous enterrons)
Quand les croque-morts font glisser le cercueil, à nouveau Vietchnaïa pamiat. Nil, qui
jusqu’alors n’a pas salué sa femme, s’approche d’elle par-derrière – il était resté en retrait –,
pose la main sur son épaule, doucement.
On s’égaille dans les allées, les orthodoxes visitent leurs morts, les autres cherchent les
tombes illustres, par badauderie. D’une voix de buccin, une dame couverte de diamants et
de vison demande à voir celles du grand-duc André et du grand-duc Gabriel, « que la chère
Parascève aimait tant ». Nil se dirige vers la tombe du père de Véro, marche quelques pas
derrière M Béchu et le petit monsieur parfumé, qui parlent avec animation.
e

— Mon cher Alphonse, fait Béchu, je lève leurs jupes comme un braconnier lève ses
collets…
Nil n’écoute pas la réponse du petit monsieur, mais un instant plus tard, juste avant de
tourner dans une autre allée, il l’entend dire :
— Moi, ce que j’aime, c’est quand elles sont bien jeunes, parce qu’elles sentent le navet…
36
La rencontre du Luxembourg fut suivie de beaucoup d’autres. Véronique n’ayant pas le
téléphone (elle habite avenue Jean-Jaurès l’appartement de Génia et de son mari,
actuellement en province), ils avaient souvent du mal à se joindre, ce que Véro appelait « la
grande poursuite » dans un des mots qu’elle postait à Nil, ou qu’elle glissait dans sa boîte
aux lettres. Ces rencontres furent chaque fois plus détendues, plus affectueuses. Dès la
troisième ou quatrième (cela se passait sur leur lit, rue Monsieur-le-Prince), Véronique prit
de sa langue agile l’initiative d’un baiser, leur premier vrai baiser depuis la rupture.
Pourtant, Nil ne parvenait pas à se délivrer de la sensation d’avoir affaire à une volonté
sournoise, il flairait le piège, l’embuscade, et s’il n’avait pas eu en poche le jugement de
divorce prononcé par le tribunal de grande instance de Paris, il aurait – pour vif que fût son
plaisir de tenir à nouveau Véronique dans ses bras – éludé ces rendez-vous.
Il devait être conforté dans sa réserve par le père Philippe. En octobre, le père Philippe
avait écrit à Véronique qu’il désirait lui parler, mais alors elle n’avait pas répondu. Et voici
que quelques jours avant le début du carême, elle lui avait téléphoné : en automne elle ne
voulait pas le voir parce qu’elle était très montée contre Nil, mais à présent elle serait
heureuse de le rencontrer.
Le père Philippe et Nil se retrouvèrent à l’heure du déjeuner, dans un petit restaurant grec
de la rue Saint-Séverin où ils avaient leurs habitudes. La veille. Nil avait passé l’après-midi
avec sa femme/avec son ex-femme. Il lui avait donné un agrandissement d’une photo prise
chez les Rouschitz, l’été qui précédait la mort du père Nicolas : ils étaient debout devant le
tableau de la Nativité, enlacés, lui la tenant pas les épaules, elle blottie contre sa poitrine,
tous deux l’air confiant et heureux. Elle avait saisi la photo et, l’ayant à peine regardée,
l’avait fourrée dans son sac avec un
— Toi, tu es bien, mais moi je suis moche
et lui avait réclamé une autre photo, pas une photo d’eux, une photo d’elle seule, où elle se
trouvait jolie. Cette fausse note avait péniblement impressionné Nil : dès qu’elle cessait de
se surveiller, de jouer un rôle, Véronique masquait mal son absence d’élan, de passion,
d’intérêt véritable pour lui. L’incident de la photo n’était qu’un signe mineur, mais ce jour-
là il y en avait eu d’autres, par exemple quand Véronique avait développé l’idée qu’un
homme ne doit pas empêcher sa femme, ou sa maîtresse, d’avoir « une relation de
tendresse » avec un tiers.
— L’été dernier, j’ai aidé une semblable relation à s’établir entre Anthony et toi, et ça a été
la catastrophe : tu m’as reproché de t’avoir jeté dans les bras de ce garçon, tu as expliqué à
Vladyka que c’était la preuve que je n’avais plus d’amour pour toi, tu t’es mise à me
détester. Beau résultat en vérité !
— L’été dernier, c’était spécial : nous étions des rivaux, chacun de nous voulait Anthony
pour soi seul…
— Toi ! pas moi ! ah ça non, pas moi !
— Depuis, j’ai réfléchi, j’ai lu. Je comprends mieux ce que tu as écrit dans tes livres sur la
solitude, la liberté…
(ma parole, elle devient plus kolytchevienne que moi ! décidément, nous voici loin de
Soloviev ! mais je n’éprouve aucune joie à voir Véro se métamorphoser en mon tardif
disciple… celle que j’ai aimée et que, seule, j’aurais envie de continuer d’aimer, ce n’est pas
une caricature de ce que j’étais quand je l’ai connue, et que peut-être je n’ai jamais cessé
d’être, c’est la petite fille forte et douce qui m’enseignait la fécondité du don total de soi à
l’être aimé, qui incarnait à mes yeux l’amour qui console et guérit)
C’est la première semaine de carême. Le père Philippe bouffe des légumes. Nil qui n’est pas
allé à l’office du pardon (il se trouvait avec Véronique, unique personne à qui il aurait
réellement eu à demander pardon, il avait pensé un instant l’emmener à l’église, puis il
s’était dit que ce serait trop théâtral, que cela ferait trop réconciliation solennelle et, ne
voulant pas donner un tel gage à son ex-femme, il s’était ravisé), découpe une côtelette de
mouton. Si le père Philippe est choqué, il n’en laisse rien paraître.
— L’élément nouveau, Nil explique, c’est que Véronique a cessé de me faire souffrir. Quand
je me suis confessé à lui, en Belgique, le père Jean m’a dit que la blessure la plus longue à se
cicatriser serait celle de l’amour-propre, de la vanité. Eh bien, le curieux retournement de la
situation – Véro plaquée par Anthony, courant après moi, ne cachant pas son désir de
revivre avec moi – aura été, de ce point de vue, un baume souverain. Hier soir, au moment
de la quitter, nous étions à l’Odéon, j’avais rendez-vous aux Champs-Elysées avec un ami,
j’étais en retard, j’avais déjà descendu quelques marches de l’escalier du métro, elle m’a
rappelé, je voudrais t’embrasser, quand j’ai appuyé ma joue contre la sienne, elle a éclaté en
sanglots, j’ai été bouleversé, je l’ai soudain sentie si seule, si fragile, je n’aurais pas eu ce
rendez-vous, je serais restée avec elle, peut-être l’aurais-je invitée à passer la nuit rue
Monsieur-le-Prince, à s’y réinstaller… Pourtant, je suis sûr qu’elle bluffe, que si Anthony
n’avait pas rompu elle n’aurait pas éprouvé ce soudain besoin de « construire quelque
chose » avec moi, que lorsqu’elle pleure contre mon épaule, elle ne pleure pas notre
rupture, elle pleure parce qu’elle est seule. Qu’un troisième mec survienne à l’horizon, et je
n’existe plus.
— Alors, pourquoi la revoir ?
— Ça, c’est mon ambiguïté, mon goût de jouer au chat et à la souris, ma curiosité. Et puis, je
la trouve très belle en ce moment. J’ai envie de recoucher avec elle, ne fût-ce qu’une fois.
Le père Philippe pose sa fourchette, lisse sa courte barbe poivre et sel.
— Oui, elle est belle, il soupire, mais d’une beauté sauvage, farouche qui, je l’avoue, ne me
plaît pas. Vous le savez, elle est venue dîner à la maison, samedi. C’est à peine si nous
l’avons reconnue.
— A cause de ses tifs ?
Non, pas ses tifs, mais cette volonté agressive, conquérante, d’égalité qui, en fait, est volonté
de domination : après avoir été « opprimée « par Nil, elle veut sa revanche.
— Méfiez-vous, faites attention, elle est redoutable.
— C’est une nouvelle femme.
— Oui, une nouvelle femme. Une tigresse. Une amazone pleine de masculinité.
— C’est curieux, ce que vous me dites là. Quand je l’ai connue, à dix-huit ans, tout le monde
chez les Rouschitz pensait qu’elle était lesbienne, au point qu’ils hésitaient à la faire dormir
dans la même chambre qu’Alexandra, âgée de treize ans ! Moi qui couchais avec elle, je
savais à quoi m’en tenir, ou du moins je croyais savoir. Mais depuis il y a eu Judith, et aussi
Anthony qui, physiquement, ressemblait plus à une fille qu’à un homme.
— C’est vous qu’elle accuse de mépriser les femmes, de n’aimer que les jeunes garçons. Le
portrait qu’elle trace de vous est sans pitié : faible, débauché, jaloux, elle ne vous ménage
pas.
— Je suppose que ce portrait est vrai, pour une bonne part.
— Peut-être, mais à quoi cette prétendue lucidité – la lucidité, encore un mot qu’elle
brandit comme un glaive – mène-t-elle ? Ce discours qu’elle tient – car elle parle sans arrêt,
il n’y a pas moyen de placer un mot – rend compte de tout, sauf de l’essentiel, qui est
l’amour. Ce qui m’a frappé, l’autre soir, c’est qu’à aucun moment elle ne semblait être dans
la peau de la femme d’un artiste, de la compagne d’un homme qui a une œuvre à accomplir.
Si je ne vous connaissais pas, je n’aurais pas pu deviner que vous êtes un écrivain. Vous
seriez un clerc de notaire, elle ne parlerait pas de vous autrement.
— Je vois, elle ne vous a pas fait son topo sur la femme de Montaigne, Nil ricane. Et qu’en
pense Françoise ?
— Ma femme pense que Véronique veut vivre la vie qu’elle vous a durant des années
reproché de mener, qu’elle se met à vouloir ressembler aux héros de vos romans : soif
d’autonomie, de disponibilité, de rencontres, d’aventures… C’est une vue paradoxale, mais
que je crois juste. Véronique affecte de prendre ses distances avec vous, elle affirme sa
singularité, mais en réalité on assiste à un véritable phénomène de mimétisme. Cela rejoint
ce que je vous disais tout à l’heure sur son désir de revanche. Cela va très loin, puisqu’elle
nous a déclaré que, elle aussi, elle voulait écrire.
(elle me disait jadis, ne crains rien, jamais je n’utiliserai contre toi ce que je sais de toi,
jamais je ne cracherai dans la fontaine où je me suis si longtemps désaltérée)
— Il ne manquait plus que ça ! et moi qui ai toujours professé qu’épouser une femme de
lettres, c’est mettre dans son lit le serpent python ! Aurais-je épousé un bas bleu à
retardement ? Quelque chose me dit que, comme les bombes du même nom, ce sont les
pires…

Nil n’a pas voulu que la rencontre avec Vladyka ait lieu chez lui, et comme à l’archevêché le
métropolite est sans cesse dérangé, par le téléphone, par ses admiratrices, ils ont résolu de
se voir à l’extérieur. Leur entretien se déroule donc sur un banc du square Saint-Lambert,
Vladyka assis au milieu, Véro à sa droite, Nil à sa gauche. Pour la première fois depuis le
début de la crise, ils se retrouvent ensemble, face à celui qui les a couronnés
Tu as mis sur leurs têtes des couronnes
De pierres précieuses
Ils t’ont demandé la vie
Et tu la leur as donné
Oh oui ! La vie, la fête, le père Michel et sa femme chantent comme des anges, nous sommes
au paradis, Tu es le Dieu qui accomplit des miracles
Leur danse nuptiale, la main droite de Véronique dans celle de Nil, toutes deux réunies par
l’étole que tient Vladyka, leurs trois mains scellées par l’étole. Aérien, le père entraîne ses
enfants dans la triple ronde, autour du pupitre où sont posés l’icône du Bon Larron et
l’Evangile, la coupe et la croix
Isaïe réjouis-toi
La Vierge a conçu et enfanté le fils Emmanuel Dieu et homme
Orient est son nom
En le glorifiant nous exaltons la Vierge
Nil et Véronique avancent, fiers l’un de l’autre, sur leurs fronts brillent les couronnes, à
leurs doigts les anneaux, dans leurs yeux la flamme pentecostale des cierges que, de leurs
mains demeurées libres, ils tiennent, hauts et droits
Saints martyrs qui avez combattu vaillamment
Et qui avez été couronnés
Intercédez auprès du Seigneur
Pour qu’il sauve nos âmes
larmes de félicité et de reconnaissance, l’eau profonde du cœur, l’eau qui régénère, ô source
secrète, ô fontaine jaillissante, Nil pleure, et Véronique, et Vladyka, et ceux qui les
entourent de leurs prières, de leur tendresse et de leurs chants
Gloire à toi ô Christ Dieu
Force des apôtres
Joie des martyrs
Qui ont prêché la Trinité en un seul être
le bonheur, la plénitude, la vérité, la face de Dieu dévoilée, l’évidence et la certitude,
comment avoir douter si longtemps, toute leur vie allait être cette ronde jubilante, toute
leur vie ils danseraient cette danse nuptiale du Christ ressuscité, Véronique, ma joie, mon
amour, ma femme.
La tête baissée, Nil griffe le gravier du bout d’une branche morte. Le métropolite
Théophane, le cou un peu raide, ferme les yeux. Véronique parle, mimiques du visage et des
mains, elle parle.
— Après Anthony, nous avions l’un de l’autre une vision négative, chacun de nous
interprétait l’autre et ses réactions à la lumière de ses propres douleurs. D’où contresens,
malentendus. Pour y voir à nouveau clair, pour nous reconnaître, il fallait que nous
prenions du champ, du recul. Une absence nécessaire. A présent, rien n’est perdu, tout
demeure possible, le futur est dans nos mains, dans nos cœurs, my vsiémogouchtchié, nous
sommes tout-puissants, comme tu aimais à dire. Maintenant, il y a entre nous une égalité, je
ne suis plus la merveille sur un piédestal qui fait peur et que l’on contourne par crainte
d’une condamnation, dont on se méfie, qu’il faut ménager, ne pas peiner, mais une vivante,
qui existe et à qui on peut tout dire sans se mettre en danger. Sursum corda, Pompoufik ! où
est la catastrophe ?
— Véronique a raison, fait le métropolite, imagine que ta première femme est morte, et
qu’aujourd’hui, dans ce square Saint-Lambert, tu viens de rencontrer une autre femme qui
lui ressemble beaucoup, mais qui en même temps est très différente, une inconnue. Est-ce
que cela ne vaut pas la peine de partir à sa découverte ?
Nil se tortille, mal à l’aise. Les coudes sur les genoux, la tête dans les épaules, les yeux fixés
au sol, il zigzague entre son désir de jouer le jeu et la conviction que c’est fichu, râpé, que le
mot de la fin il y a longtemps qu’Anthony le lui a soufflé : its not use crying over spilt milk. Il
résiste à l’envie de s’abandonner au chant en contrepoint de ces deux voix, toutes deux
harmonieuses et graves, toutes deux persuasives, toutes deux chères à son cœur, et qui
toutes deux réveillent en lui les échos les plus intimes, les plus profonds. Aussi, est-ce d’une
voix hachée, criarde, sa voix des mauvais jours, qu’il répond
— L’invitation au miracle ? En vérité, Vladyka, c’est tentant, et si la crise que nous vivons
pouvait déboucher sur quelque chose de créatif, un printemps renouvelé, ce serait extra,
mais j’avoue que j’ai du mal à croire que c’est un élan d’amour, la conviction que je suis
l’homme de sa vie, qui dicte à Véro ce spectaculaire revirement… L’an dernier, Véro me
mentait pour se débarrasser de moi : elle voulait vivre son aventure avec Anthony, et que je
sois le moins gênant possible. Aujourd’hui, quand elle m’affirme qu’Anthony, ce n’était
qu’une tocade, qui me dit que ce n’est pas un autre mensonge ? Et je ne puis m’empêcher de
me demander, si Anthony n’avait pas rompu, si les parents d’Anthony avaient autorisé cette
liaison avec Véro, serions-nous aujourd’hui sur ce banc, tous les trois ? Souvenez-vous,
Vladyka, c’est moins de quinze jours avant qu’Anthony décide de rompre, que vous me
disiez, elle est folle d’Anthony, il y a lui et elle, elle et lui, et tout autour le vaste monde… Ai-
je moi-même cessé d’aimer Anthony, je n’oserais pas l’affirmer, ce qui est sûr, je ne dirai
jamais qu’Anthony c’était une tocade… tu vois, Véro, tu gagnerais à donner dans la nuance,
si tu veux mon avis, tu en fais trop
(je suis moche, con, mesquin, à côté de la plaque, ce n’est pas ça qu’il faudrait dire, ce n’est
pas ça que j’ai dans le cœur, mais c’est plus fort que moi, mes aigreurs, ma méfiance, ou ma
pseudo-méfiance, car je ne suis pas aussi tarte que j’en ai l’air, je sais bien que les
sentiments de Véro pour Anthony, pour moi, sont flous, ambigus, contradictoires, et qu’il
est naïf d’exiger d’elle une sincérité, moi-même suis-je sincère)
37
L’entrevue avec Vladyka n’a pas été décisive. Toutefois, Véro et Nil sont convenus de se
revoir et de ne pas demander le divorce religieux
(pour ne pas créer l’irréparable)
Véro a cessé de me faire souffrir, Nil a dit au père Philippe, mais cette inquiétude, cette
tension depuis qu’il la revoit, qu’est-ce, sinon de la souffrance ? Jadis, la tension,
l’inquiétude naissaient des traverses de l’entourage
(et c’était tonique, exaltant, ce sont les obstacles qui poussent une passion à son
paroxysme)
mais Véronique, c’était la paix, la sécurité, la confiance, Nil était sûr d’elle, sûr de son
amour, « je suis aimé de ma belle, félicité, félicité », comme ils chantaient, se tenant par la
main, en dévalant le sentier qui, à Llafranch, les conduisait à la plage. Aujourd’hui, le
courant ne passait plus, ils avaient pourtant bu à la coupe nuptiale, mais ils ne
communiaient/communiquaient plus
(je me bats les flancs pour me persuader qu’elle a raison, que l’avenir est à nous, que la
nouvelle Véro est cent fois mieux que l’ancienne, la méthode Coué quoi, mais, j’ai honte à
l’avouer tant c’est négatif, réac, signe de sclérose, ça ne marche pas, ce n’est pas cette
walkyrie récitant du Betty Friedman que j’aime, c’est la Véronique d’avant le déluge… ça ne
signifie pas que je sois, le cas échéant, incapable de tomber amoureux d’une nana de ce
type, mais alors d’un visage inconnu, vierge… son air goguenard, impatient, cette moue
dubitative, quand je tente de lui expliquer quelque chose, son ton suffisant, protecteur,
smile little boy, sa façon appuyée de me faire sentir que maintenant c’est elle qui tient la
barre, ses « tu as fini », « c’est moi qui parle », qui tombent, secs comme un couperet… son
affectation à ne jamais utiliser le mot amour, « si je te vois, c’est que tu m’intéresses », elle
dit, eh bien moi, ça ne m’intéresse pas, seul l’amour fou justifierait une liaison comme la
nôtre, les bonheurs bourgeois, les bonheurs d’habitude, ce n’est pas pour moi, et quitte à
vivre avec une fille qui ne m’aime pas, il y a une foultitude de nanas plus jeunes, plus belles
et moins agressives que Véro, et quand je dis agressive, c’est chiante que je devrais dire,
elle est devenue vachement didactique la momichonne, c’est le Collège de France à
domicile, soûlante elle est, soûlante)

— Pourquoi t’attarder à cette image d’une Véro pleine de tendresse, de niejnost ? Cette
image n’a jamais existé. J’ai joué ce rôle auprès de toi par faiblesse, mais avant de te
connaître, du temps de mon père, j’étais comme je suis aujourd’hui… enfin, je suis
redevenue moi-même !
(son éloge du cynisme, de l’égoïsme, me rend à mon cynisme, à mon égoïsme, il balaie mes
dernières nostalgies d’union, c’est elle qui aura soufflé la flamme qui brûlait devant nos
icônes, et sans doute a-t-elle raison, si le cliché « Véro, épouse orthodoxe » n’est qu’un
mirage, une duperie, pourquoi m’y attarderais-je ? je dois au contraire, d’un bel élan
prométhéen, dépasser tout cela)

Véro part quelques jours à la montagne, chez Génia. Durant son absence, elle enverra deux
lettres à Nil, sur le thème « l’avenir nous appartient », ainsi qu’un télégramme le priant de
la rejoindre. Dans une de ses lettres, elle précise, je porte tout le temps mon alliance.
Nil ne l’ayant pas rejointe, dès son retour à Paris, sortant de la gare de Lyon, elle débarque
rue Monsieur-le-Prince. Elle sonne deux coups, impétueux. Nil qui est avec Anne, n’ouvre
pas. Elle descend au bistrot du coin, téléphone à Nil, ils se donnent rendez-vous le
surlendemain, jour des Rameaux, à l’église de la rue Pétel.
C’était il y a six ans, après une querelle particulièrement violente. Quinze jours de brouille,
quinze jours sans se voir, elle chez les Rouschitz, lui dans l’appartement qu’alors il partage
avec des copains, quai du Marché-Neuf. Nil a tenu quinze jours. Le seizième jour, il a envoyé
un mot à sa maîtresse, lui fixant rendez-vous le samedi suivant, à Pétel, à l’heure des
vêpres. L’église était sombre. Seules, les flammes des lampadki et des quelques cierges
allumés devant les icônes par les rares fidèles projetaient leur lueur dansante. A gauche de
l’iconostase, caché derrière l’immense Bogoroditza, un vieux sous-diacre à la voix
nasillarde psalmodiait, inintelligiblement. Arrivé le premier, Nil s’était installé le dos au
radiateur, juste en face des portes royales. Presque aussitôt, Véronique apparut. Elle vint
s’asseoir à côté de lui, sur le banc. Sans une parole, sans tourner la tête, Nil pose sa main
droite, un peu crispée, sur la main gauche de Véronique, de la paume il en caresse le dos,
doucement. Très vite, ses yeux s’emplissent de larmes, des sanglots mal contenus soulèvent
sa poitrine, ses épaules. Véro, elle aussi, pleure. Le psaume du lucernaire. Gospodi vozzvahk
k Tébié ouslychi mia, Seigneur j’appelle vers toi, exauce-moi. Main dans la main, épaule
contre épaule, les deux amants se dressent. Leurs voix brouillées se mêlent au chœur.
Gospodi vozzvakh k Tébié ouslychi mia, Seigneur j’appelle vers toi, exauce-moi, entends la
voix de ma supplication. Elan, gratitude, doxologie. Ce soir-là, pour la première fois, ils
reçoivent le sacrement de l’amour.
Il n’y a pas de rameaux. Ils sont distribués aux fidèles à l’office de matines, et à Pétel,
contrairement à d’autres paroisses, les matines sont célébrées la veille, dans la foulée des
vêpres, Nil et Véronique l’avaient oublié. Après le chant du Credo, ils quittent l’église.
Déjeuner dans un restaurant de la rue Blomet. Bien qu’elle sorte d’une angine, Véro est en
beauté : ce teint mat qui lui va si bien. Elle est vêtue d’une salopette de velours beige et d’un
tricot en fil, couleur rouille.
Elle mange de bon appétit. Elle cause. Elle récite Reich, et aussi Libres enfants de
Summerhill, qu’elle vient de lire. Elle veut un enfant. Elle veut faire du nudisme à l’île du
Levant. Elle veut partir pour le Pérou, j’aime la musique péruvienne, c’est dingue !
Nil ouvre les yeux et les oreilles. Il hoche la tête, il écoute, il approuve.
— Si j’ai un enfant, je ne le ferai pas baptiser, j’veux pas l’influencer, j’veux qu’il soit libre.
(elle ne dit pas, si nous avons un enfant)
— Tu ne désires pas que ton enfant soit orthodoxe ?
— Oh ! l’orthodoxie ! le Christ n’a rien à voir avec ce qu’en a fait l’Eglise ! tous ces gens, je
n’veux plus les rencontrer, ce n’est pas mon milieu, ça ne l’a jamais été.
— Jamais ?
— Jamais ! c’est lorsque j’me suis installée chez les Rouschitz que (elle développe), mais
papa (elle développe), maintenant je suis redevenue comme quand j’étais petite, enfin je
suis moi-même !
(ça, on commence à le savoir)
Il dit à haute voix
— Si la vision chrétienne du couple est une fantasmagorie, si l’enseignement de l’Eglise sur
le mariage est un mensonge, si l’orthodoxie se trompe sur un point aussi important que la
relation de l’homme et de la femme, nous pouvons en effet nous poser de légitimes
questions sur l’ensemble de cet enseignement. Ubi caritas, ubi deus est, si l’Eglise ment sur
l’amour, elle ment aussi sur Dieu.
Dans le taxi qui les conduit chez Véro :
— Avec ma bourse d’agreg, je peux vivre sans rien fiche, j’suis une hippie de luxe
(j’ai envie de lui dire, c’est quand tu vivais avec moi que tu étais une hippie de luxe, mais à
quoi bon, pas d’aigreur, surtout pas d’aigreur, c’est indigne de moi et ça ne sert à rien)
— Tu te rappelles, ce critique qui m’a défini comme « un hippie sans uniforme » ?
— Ouais…
Elle ne relève pas, elle passe à autre chose. Que tout ce qu’elle dit aujourd’hui contre le
mariage se trouve dans la Chasse au bonheur, elle ne veut pas le savoir ; que Nil ait depuis
des années développé certains des thèmes qu’elle vient de découvrir dans Libres enfants de
Summerhill, elle ne veut pas le savoir. Même processus qu’en décembre, lorsqu’elle reniait
cette parenté Zamiatine-Kolytcheff dont avant la crise elle était fière, et heureuse.
(il s’agit de ne rien recevoir de moi, de ne rien me devoir, de nier huit années d’échanges,
de découvertes, d’enrichissement, d’amour)
Avenue Jean-Jaurès, Véro habite deux chambres de bonne transformées en appartement.
Elle n’y vit pas depuis longtemps, mais Nil éprouve avec admiration qu’elle y a déjà
appliqué son génie particulier : des murs repeints en blanc et rouge aux rideaux
confectionnés avec une vieille robe, tout respire la créativité, le dynamisme, le goût du
bricolage, l’énergie, le talent pour utiliser les moyens du bord, l’esprit d’invention, bref ce
côté fourmi industrieuse qui faisait dire à Matouchka, un jour que Véro s’activait rue du
Fer-à-Moulin, vraiment vous avez de la chance, vous avez tiré le gros lot, votre femme est
une fée du logis, et patati et patata.
Thé au jasmin, bâtonnets d’encens, Bob Dylan
My love she speaks like silence
Without ideals of violence
She doesn’t have to stay she’s faithful
Yet she’s true, like ice, like fire…
Ils sont allongés sur le lit. Nil déboutonne un des boutons de la salopette (le bouton de
devant, au-dessus de la poche), sa main saisit à travers le pull rouille le sein gauche de
Véronique. Il l’embrasse dans le cou. Leurs bouches se trouvent, leurs langues se mêlent. Ils
se regardent.
— Patapoufik moï…
— Dis, tu veux bien ôter ton pull ?
Leurs premiers baisers, il y a plus de huit ans, rue Saint-André-des-Arts, les efforts de Nil
pour la déshabiller, ses résistances, cette phrase qui très vite allait devenir rituelle entre
eux, Nil, la tête un peu penchée sur le côté, ses yeux ronds et bleus de petit garçon, le
sourire enjôleur
— Dis, tu veux bien ôter ton pull ?
Nil est aussi ému que la première fois, rue Saint-André-des-Arts, sur le sac de couchage-
édredon, quand elle défendait sa vertu et qu’il prenait d’assaut la place, par bons successifs,
comme un château-fort.
Elle sourit. Ses yeux brillent. Sourire tendre et amusé. La femme.
— On se met tout nus, elle déclare.
— Oh vvvouiii !
Elle passe un instant dans l’autre pièce, quand elle revient dans la chambre. Nil est déjà au
fond du lit. Elle se déshabille à son tour, rapidement, tire les rideaux, allume un cône
d’encens, met un disque sur le pick-up, une sonate de Beethoven, se glisse près de Nil.
Le goût de sa bouche, la tiédeur et le parfum de sa peau. Nil baise son visage, ses épaules,
ses seins, son ventre, mais quand il veut la caresser plus bas, elle murmure, viens sur moi et
restons immobiles autant que nous pouvons tenir… Ils demeurent ainsi, le sexe de Nil à
l’orifice de la grotte humide. Ils s’embrassent. Les baisers de Véronique ont une saveur
incomparable, ni ceux d’Anne ni ceux de Moktar n’ont cette saveur. Très ému, Nil pénètre
Véronique. Le bonheur lui pique les yeux. Véro, elle aussi, a les yeux qui étincellent, et son
sourire attendri, légèrement moqueur, énigmatique. Un sourire de femme. Ils font l’amour
plusieurs fois, dans différentes positions, et chaque fois ils éprouvent du plaisir.
Repos, thé, mosik. Joie et paix. Même s’ils ne devaient jamais se revoir, cet après-midi aura
effacé tout ce qu’il y a eu entre eux de mesquin, de moche. Qu’ils se soient retrouvés dans
les bras l’un de l’autre, qu’ils aient ainsi refait l’amour, voilà qui rachète tout
(« qui rachète tout », ce putain de merde de vocabulaire chrétien, nous en délivrerons-nous
un jour, nom de Dieu ?) L’angoisse est morte, et la tension. Pour la première fois depuis
sept mois, depuis neuf mois peut-être, la confiance, l’abandon. Pour éphémère que cela
doive être, personne ne fera que ça n’a pas existé. En vérité, malgré l’absence de rameaux,
malgré l’absence de foi, en ce jour de son entrée à Jérusalem, le Christ a opéré là un joli
miracle.
Le soir même, Nil écrit un poème, Dimanche des Palmes

Dans la chambre rouge et blanche


Grenier œuf de Pâques
Parmi les ours en peluche et les libres enfants de Summerhill
Au lendemain du samedi de Lazare
Tu m’as ressuscité d’entre les morts
Toi ma douceur et toi ma force
Toi ma blessure
Toi
Niéviesta niéniéviestnaïa
J’ai reconnu tes bras guirlandes
La tiédeur de ta peau
Ton parfum que je croyais à jamais perdu
Tes baisers qui ont la fraîcheur des eaux profondes
Tes yeux lumière taillée dans un diamant noir
Ta voix qui m’a dit les mots auxquels j’ai cru
Les mots que nulle ne me redira
Comme tu dénoues tes cheveux
Qui dansent autour de ta tête fière
Tels des serpents adolescents autour d’une jatte de lait
Tels des ruisseaux folâtres autour de leur source
Tu as dénoué mes bandelettes
Vieux Lazare
Momie scarabée
Papyrus poudreux
Scribe du doute et de la négation
Tu as dénoué ce qu’il y a de mauvais en moi
Tu as dénoué ce qu’il y a de figé en moi
Tu as tué le cadavre en moi
Mon enfant chérie
Christ est ressuscité
Tu m’as dit on se met tout nus
Vvvouiiii ai-je répondu
Chaleur de ton corps chaleur du lit
Une robe nous est un rideau
Ta bouche sera ma prière
Regardons-nous
Respirons-nous
Caressons-nous
Mêlons-nous
Mon amour
Faisons l’amour
Clef du royaume
Bob Dylan s’élève comme l’encens
My love she speaks like silence
La nouvelle
Tu connais la nouvelle
La bonne nouvelle
Un avenir existe pour nous deux

Durant la semaine sainte, Nil reverra sa femme trois fois, mais ce sera plus banal :
restaurant, cinoche (une comédie américaine que Véro jugera phallocratique), discussions.
Le bel enthousiasme de Nil retombe, et, au lieu de donner son poème à Véro, qui le réclame,
il le garde dans un tiroir. Sourdement, le malaise à nouveau afflue, vapeurs délétères,
certitude qu’il aimait Véro pour sa singularité, et que si cette unicité s’est évanouie, à quoi
bon, Véro est à présent interchangeable, ce qu’elle lui propose, oui, d’accord, ça peut être
intéressant, mais pourquoi elle plutôt qu’une autre, il peut le vivre avec n’importe quelle
nana…
— Tu sais, Rina, la copine de Judith, tu l’as souvent vue avec moi, elle s’est barrée à Oslo,
rejoindre un p’tit mec, Nils il s’appelle, presque comme toi.
— Oh c’est le même prénom, avec me orthographe différente, comme Neil aux Etats-Unis…
et c’est sérieux ?
— Sérieux, ça veut rien dire. Ça durera un mois, six mois, dix ans, de toute manière c’est
chouette.
— Toi non plus, tu ne crois plus à la Rencontre ? il ironise.
— Nous, on a trop fait confiance à l’éternité, la certitude nous a endormis.
— C’est l’opinion de Matouchka.
Longue diatribe de Véro contre Matouchka, sa jalousie sexuelle, son égoïsme monstre, elle a
rêvé qu’elle griffait Matouchka, qu’elle lui crevait un œil
(ce que me disait Matouchka : à présent, Véro me hait parce que je suis la seule personne
qui la connaisse à fond, qui voie clair en elle, avec qui elle ne puisse pas faire son numéro)

Vendredi saint, rendez-vous rue Gay-Lussac. Véro saute au cou de Nil.


— Hier, j’ai lu un article très méchant contre toi, sur toi, très méchant, j’aurais voulu boxer
le type qui a écrit ces saletés, je souffrais pour toi, j’ai su que je t’aimais.
Elle se recule, comme un peintre s’éloigne de sa toile, et d’une voix câline :
— Tu es content ?
— De quoi ? il interroge, stupidement.
— Que je te dise que je t’aime.
— Oh oui ! très content !
Es marchent. Ils traversent la rue Gay-Lussac, en diagonale
— Les salauds, ils nous font chier avec leurs chignoles ! ah ! on n’en a pas brûlé assez, en
68 !
Ils se dirigent vers Saint-Michel.
— Tu comprends, Véro, autrefois, j’avais des moments de cafard, de tristesse, mais la
couleur dominante, c’était le bonheur. Depuis l’été dernier, c’est la souffrance, tantôt aiguë,
tantôt assoupie, mais présente, comme l’odeur qui flotte dans la pièce, malgré les fenêtres
ouvertes, longtemps après qu’on a fumé du hasch. On peut bien se regarder chaque matin
dans la glace et se répéter soixante-quinze fois que ce qui nous arrive est merveilleux,
Anthony est entré dans notre vie tel l’ange du malheur, et nous le savons.
Elle se sert contre lui. A nouveau, les bras autour du cou, la voix câline.
— Mais il ne tient qu’à toi…
Le soir, au Wagon-Salon.
— Mercredi, il y a un copain de Dodo qui est venu me voir. Il m’a demandé si mon mari
faisait bien l’amour.
— Qu’as-tu répondu ?
— Que tu faisais très bien l’amour, merci. Il voulait se placer… mais il n’a pas su y faire…
Elle parle de deux types qui l’ont draguée, l’un au Luxembourg, l’autre dans la rue.
— La semaine dernière, Judith traversait le bois de Boulogne en solex, un mec, à un feu
rouge, lui a proposé deux cents francs si elle couchait avec lui, c’est dingue !
(pourquoi me raconte-t-elle tout ça ? entre ce genre de propos et son désir affiché de
reprendre avec moi la vie commune, « mais il ne tient qu’à tci… », quelle est la relation ?
dans cette façon de chatouiller alternativement mon amour et ma jalousie, je flaire le
traquenard… mais je m’en fous, demain je serai à Kairouan)
— Tu as du fric en ce moment ?
— Avant de partir en voyage, on n’a jamais trop de fric…
— Tu peux me filer cent balles ? J’te les rendrai dès que j’aurai touché ma bourse…
38
La chambre blanchis à la chaux où Nil a vécu l’an dernier, au cœur de la médina, de longues
semaines de travail fécond, n’a pas changé, ni la terrasse baignée de soleil, ni les toits ocres
et bleus de la cité magique, ni les mosquées qui tracent autour de lui leur anneau sacré, aux
créneaux desquelles, à l’heure de la prière, les muezzins lui font poser le stylo et lever le
nez de la feuille de papier où courent les lignes d’écriture comme des serpents sur le sable.
Celui qui a changé, c’est Nil. En dix mois, sa vie bouleversée, labourée dans ses profondeurs.
Un arbre qui aurait été fendu en deux, d’un coup de hache. Sur la carte, l’île porte toujours
le même nom, mais ravagé par les laves brûlantes d’un volcan en flammes, le paysage s’est
métamorphosé, méconnaissable.

La ville s’éveille. Les premiers oiseaux commencent à chanter. Le ciel hésite entre le rose et
le bleu pâles. Sur la terrasse voisine, une petite fille fait à Nil un sourire, un geste amical de
la main. Dans le lointain, une voix d’homme psalmodie.

Férid, quatorze ans, se rend au lycée, une rose à l’oreille.


— Elle sent rudement bon, ta rose !
— Elle te plaît ? tiens, je te la donne.

Il n’y a pas de crépuscule, et c’est d’un coup que la nuit tombe sur la ville. Dans la cour
soudain obscure, les étincelles jaillissent du kanoun comme de la poudre d’or du chapeau
d’un magicien nègre.

Nil se remet à fumer. Le kif, ce n’est pas aussi planant que le noir du Népal ni que l’afghan,
qu’il a fumé jadis en Egypte, mais pour la défonce c’est tout de même mieux que la saloperie
qui se vend rue de la Huchette.
Lettre très affectueuse d’Anthony. Le garçon lui raconte longuement son entrevue avec le
colonel des Grenadiers Guards.
L’Afrique, l’Italie. A Rome, il retrouve Anne. Le plumard à ressorts de l’hôtel Minerva fait on
boucan de tous les diables.
Au Keats-Shelley Memorial House, Nil lit les conversations de Byron avec Thomas Medwin,
en lorgnant par la fenêtre les jolies étrangères blondes et dorées qui se prélassent aux
marches de l’escalier rococo qui domine la piazza di Spagna. « Vous me demandez si lady
Byron a jamais eu de l’amour pour moi ? J’ai déjà répondu à cette question : non ! J’étais à la
mode quand elle parut dans le monde. J’avais la réputation d’un grand roué, et j’étais un
grand dandy, deux qualités qui plaisent aux jeunes femmes. Elle m’épousa par vanité, dans
l’espoir de me réformer et de me fixer. »

J’écris ça à Paris, dimanche 28 octobre 1973,7 h 45 du matin. Je viens de manger une


cuillerée de confiture au citron vert. Je suis en peignoir de bain, pas rasé, et les traits tirés
parce que le 3 novembre cela fera juste deux mois que je fais l’amour comme un dingue
avec mon adorable maîtresse de quize ans, c’est la pleine forme, je tourne le bouton de la
radio, pom pom pom pom pom pom pom pom pom pom pom pom pom pom, la neuvième
symphonie avec chœurs, vous vous rendez compte, il n’est pas huit heures du matin et déjà
Toscanini c’est parti. Depuis le 24 août, date de notre premier baiser, ma vie c’est ça : mon
manuscrit et l’adorable enfant, l’adorable enfant et mon manuscrit plutôt, car quoique j’aie
promis à mon éditeur de lui remettre mon bouquin pour la Noël russe, quand l’adorable
enfant échappe à sa maman, à son école, à son papa, et débarque chez moi, la littérature en
prend un sacré coup, la pauvre, un coup de sonnette à la porte et je ne prends même pas le
temps de finir le mot que je suis en train d’écrire, ce n’est qu’après son départ que je
retrouve mon manuscrit, et l’encre séchée en plein vol, comme un oiseau foudroyé.

Quinze ans, c’est aussi l’âge du gamin aux yeux marrons et au chandail vert bouteille que
Nil a dragué à Tunis, la veille de son départ pour Rome. Tout de suite, il lui a proposé de
l’accompagner à son hôtel.
— Ils vous laissent monter avec des petits garçons, à votre hôtel ?
— Tu vas voir, on va manœuvrer comme des chefs.
Bénédiction des détournements de mineurs, une section de vieilles Anglaises style Cook
occupe stratégiquement le hall de l’hôtel du Lac et l’attention des portiers, aussi est-ce sans
encombre que Nil et le gosse s’enfournent dans l’ascenseur, qui file vers le dixième ciel
comme une fusée de cap Canaveral. Tout un côté de l’ascenseur, qui est fort long, est occupé
par une glace. Le gosse s’accroche au cou de Nil, qui se penche. Du coin de l’œil, Nil se
regarde dans la glace embrassant sur la bouche un joli garçonnet de quinze ans. C’est très
excitant. Sur le lit, c’est encore mieux. D’ordinaire, les gosses arabes ne sont pas peloteurs,
ils n’aiment ni le flirt ni les caresses, ils manquent de sensualité, crac-crac, on a tiré son
coup, bonsoir la compagnie. Celui-ci est différent, très féminin, il ronronne comme une
chatte, aime à caresser et à être caresser, ne joue pas au petit mâle.
Plus tard, quand ils sortiront de l’hôtel du Lac, sans incident, le garçon emmènera Nil chez
un copain, cuistot dans une ambassade ou quelque chose comme ça, qui habite près de la
gare — là où l’an dernier, à quatre heures du matin, Nil a pris le car pour Tozeur, parmi les
grosses dames tatouées, voilées, et les poulets pendus par les pieds, la tête en bas, la crête
misérable. Le mystérieux cuistot les installera dans une chambre avec un matelas posé sur
le sol, du thé brûlant, un mélange de hasch et de kif, puis s’éclipsera comme une ombre. Nil
et le gosse refont l’amour, boivent du thé, fument quelques sebsi, la défonce. Le lendemain,
adieux à l’aérodrome. Nil promet de revenir l’hiver prochain. Les tempes ne lui cognent
pas, il se sent dispos, très cool, par le hublot il regarde s’éloigner la côte d’Afrique. Ce gosse,
Anne qui l’attend à Rome, c’est bien agréable. Pourtant, aujourd’hui, Nil n’a plus peur de
mourir, de quitter tout cela. L’hôtesse peut apparaître, annoncer que l’avion va exploser
dans trente secondes, ça ne lui fera ni chaud ni froid. Trente secondes, le temps de courir à
l’hôtesse, de la prendre dans ses bras, une dernière fois la tiédeur d’un corps de femme
avant le soleil final. Bon, mais à part ça, l’indifférence. Il continue d’aimer la vie, il espère
que les jours qu’il lui reste à vivre seront aussi passionnants et voluptueux que possible,
mais la mort, elle peut venir. Tant que Véronique l’aimait, il avait besoin d’être immortel. A
présent, il s’en fout. Un grand vide, mais aussi une grande liberté. Une liberté absolue,
infinie, dérisoire, comme ce ciel indigo, suspendu entre Carthage et Rome.

Il mare, le belle ragazze degli occhi verde, il vino fresco, gli gamberoni arrosti, e lo
scintillante chiarore delle stelle nell’aria celeste, questo e Villassimius, ma la piu bella delle
tutti stelle, e la Stella d’Oro.
Avant de griffonner ces lignes sur le livre que l’aubergiste gesticulant aux moustaches à la
Dali lui a tendu sous le portrait dédicacé d’Ernst Jünger accroché au mur de la salle à
manger, Nil s’est essuyé la bouche et les doigts, barbouillés du rouge des gamberoni arrosti,
et a vidé un verre de cet âpre vin sang de bœuf sarde Capo Ferrato, sur l’étiquette duquel
on lit : « Cantine sociale, réforme agraire ».
Chaque soir, il bouffe à la Stella d’Oro, avec deux amis. Ce soir-là, veille de son départ de
Sardaigne, ils observent tous les trois le manège d’une jeune touriste allemande, une
vingtaine d’années, qu’ils ont surnommée Barbara, et qui s’emploie depuis deux jours à
draguer un gamin de quatorze ans qui travaille à l’auberge, trapu, visage de faune, beaux
yeux verts en amande, pull rouge à manches courtes mettant en valeur sa peau, cette
merveilleuse peau veloutée des filles et des enfants de la Sardaigne du Sud, preuve de
l’existence de Dieu plus convaincante que celles inventées par Descartes. L’Allemande est
brune, vive, en pantalon, accompagnée d’une plantureuse blondasse en minijupe qui
s’appelle sûrement Gertrude, et Nil est captivé par ses ruses pour attirer l’attention du
ragazzo, les agaceries dont elle flèche ce saint Sébastien impubère, son excitation. Un des
amis de Nil, un Suisse roux mysogine, boit un coup de Vernacchia et bougonne
— Regardez cette grognasse ! elle croit qu’il suffit de porter un jean et d’écarter les cuisses
pour se faire bourrer !
La semaine suivante, Nil recevra une lettre de ses amis, restés en Sardaigne. Ils ont en vain
essayé de lever les deux Allemandes : elles ne se nomment pas Barbara et Gertrude, mais
Constance et Traudel, et elles sont gouines.
39
Jusqu’à l’an dernier, Véro n’aimait pas Deligny, n’y accompagnait Nil qu’avec répugnance.
Depuis le retour de l’écrivain, elle y passe ses journées. Comme il existe d’autres piscines
découvertes à Paris, cette soudaine passion pour Deligny ne peut s’expliquer par le seul
désir de bronzer
(elle vient ici parce qu’elle est sûre de m’y rencontrer)
Le soleil, la nudité des corps, l’atmosphère de vacances sont propres à décourager toute
attitude d’âpreté, de dispute ou d’aigreur. C’est dans la décontraction que s’opèrent ces
retrouvailles entre Véro et Nil, qui déclare à qui veut l’entendre qu’il n’a jamais été aussi
copain avec sa femme que depuis que le jugement de divorce a été prononcé. De fait,
lorsqu’elle est auprès de lui, toutes les méchantes pensées qu’il pouvait nourrir à son
endroit s’évanouissent comme un mauvais rêve. Ratiociner, se livrer aux joies moroses du
ragnagna, serait stérile. Ne pas regarder en arrière, sous peine d’être figés, pétrifiés,
changés en statue de sel. Il est plus intéressant, et fécond, de repartir à la découverte l’un
de l’autre, plongés dans l’inconnu, comme Abraham en marche vers la Terre promise.
Au solarium du premier étage, ils flirtent, tels des amoureux.
— Dis, Nilka, c’est chouette de se revoir ainsi, de refaire connaissance ?
— Oui, c’est drôlement chouette.
Avec un ami, ils vont au Cirque d’Hiver à la manif en faveur de Krivine, ils scandent des
slogans hostiles à la dissolution de la Ligue communiste. A la sortie, ils échappent aux CRS,
se retrouvent au restaurant. Ils causent politique, Deligny, et aussi des divorcés qui se
réépousent. Après le dîner, Alain – c’est leur copain – les dépose en bagnole. D’abord Véro,
rue Blomet, devant l’immeuble de sa tante chez qui elle habite actuellement avec Dodo (ils
gardent le chat de leur tante). En descendant de la voiture, Véro glisse à l’oreille de Nil
— Peut-être qu’on va se remarier, hein ?
Puis Nil, rue Monsieur-le-Prince.
— C’est clair, elle est amoureuse de toi, fait Alain.
(elle veut reprendre la vie commune, et moi, qu’est-ce que je veux ? je n’en sais rien… je
suis heureux de pouvoir à nouveau communiquer avec elle, de n’avoir plus devant moi
l’étrangère glaciale, hostile, de septembre dernier, mais je m’étais accoutumé à notre
séparation, et le tour que prend notre aventure ne m’arrange guère, c’est beaucoup trop
tôt… puisque de toute façon la petite fille que j’ai aimée est morte, je suis décidé à ne pas
revivre avec Véro avant qu’elle soit devenue adulte, qu’elle ait conquis son autonomie
financière, comme dirait Reich… or, sous son masque de femme lucide, elle patauge en
plein infantilisme, en pleine inconscience… il y a trois mois, fraîche émoulue de la lecture
de Summerhill, elle voulait un enfant, aujourd’hui il n’est plus question de faire un gosse… à
la trappe, ces études de kynésie dont elle parlait avec enthousiasme, à présent elle veut se
représenter à l’agreg… ce que m’écrivait le père Philippe, en 1965, sur « la nature labile et
sans aucune structure » de Véro, huit ans après nous en sommes au même point… une
rencontre, une lecture, le moindre souffle la modifie, c’est une harpe éolienne qui vibre à
tous les vents)

Promenade au Luxembourg. Il a plu, l’air sent bon.


— Après la première tentative de suicide de papa, quand il rentrait à la maison, je lui
préparais du thé, je me couchais à côté de lui, j’attendais qu’il soit endormi pour rejoindre
mon lit. J’avais huit ans. Un jour, je l’ai surpris en train de faire l’amour à maman. Il était
ivre. C’était affreux. Quand il s’est pendu, j’ai ressenti son suicide comme un échec
personnel, comme une trahison, d’où, depuis lors, ma peur d’être à nouveau quittée,
abandonnée. Toi, Anthony, je vous ai laissé entrer dans mon cœur, et vous m’avez déchiré
le cœur. A présent, je me méfie, je me blinde, je me cuirasse.
(tornade de tendresse, mon tout-petit, débordante envie de la bercer, de la protéger)
— Tu penses souvent à Anthony ?
— J’ai rêvé de lui, la semaine dernière. Un rêve très gai, où tu figurais aussi. Nous dansions
la farandole, tous les trois, en nous tenant par la main…
— Si tu avais bien voulu faire un rêve pareil, en septembre… C’était un rêve érotique ?
— Non, pas érotique, amical. Mes rêves érotiques, c’est toujours avec des nanas que ça se
passe…
Elle a un petit rire, et ajoute
— Ça, c’est mon problème. Mais il y a deux ans, j’ai eu drôlement tort de ne pas coucher
avec Judith, comme j’en avais envie… Ça m’aurait délivrée de pas mal de trucs.
Véro doit rentrer chez sa tante, pour nourrir le chat. Nil décide de raccompagner jusqu’au
métro Notre-Dame-des-Champs. Ils sortent du Luxembourg. Rue de Fleurus, ils longent une
vitrine où troue bizarrement un portrait de l’empereur Nicolas II, qui ressemble à celui qui
ornait le mur de la chambre de Parascève Gavriilovna, et dont Nil a hérité.
— A propos, les mystérieuses photos d’Anthony et de toi, tu me les montreras un jour ?
Véro se mord les lèvres, regarde Nil en coin.
— Tu vas te fâcher…
— Tu rigoles ? Je crois vraiment que nous sommes, l’un et l’autre, au-delà des fâcheries.
Sinon, ça signifierait qu’en un an nous n’avons guère progressé, que ça ne nous a servi à
rien, de divorcer.
Véro se jette à l’eau.
— Tu te rappelles, en nous quittant, Anthony nous avait dit qu’il irait en Allemagne, un
voyage organisé par son collège… eh bien, à son retour d’Allemagne, fin août, Anthony est
repassé par Paris avant de rentrer à Londres. C’est à ce moment que nous avons pris les
photos.
— Et pourquoi ne pas me les montrer ?
— Parce qu’on l’avait obligé à couper ses cheveux, et qu’en voyant les photos tu aurais
compris qu’elles n’avaient pas été prises avant le 17 août.
— Anthony à Paris ! Où habitait-il ?
— Chez un ami, rue d’Assas…
— Anthony a un ami rue d’Assas, première nouvelle, il n’en a jamais été question quand il
s’agissait de loger Jack… Cet ami surgi si à propos, ce ne serait pas plutôt Judith ?
— Nnnnon…
— Judith n’était pas au courant de la présence d’Anthony ?
— Nnnnon…
— Vous avez fait l’amour ?
— Non, où l’aurions-nous fait ? Et puis, il est resté si peu de temps, juste un saut entre deux
trains.
Au quatrième mensonge, Véro a repris de l’assurance, elle s’est rodée. Sa voix est plus
ferme. Encore une question, et elle affirmera n’avoir aperçu Anthony que dans la salle
d’attente de la gare du Nord. Mais Nil, convaincu qu’Anthony a vécu quelques jours, et
surtout quelques nuits, chez Judith, à Port-Royal, au moment même où Eléonore se trouvait
me Monsieur-le-Prince, quel chassé-croisé, n’a ni le cœur ni la tête à poursuivre un tel
interrogatoire, et ces mensonges d’arrière-garde sont peu de chose à comparaison du coup
de masse qu’il vient d’encaisser. Il s’attendait à tout, et au pire (photos porno ou dieu sait
quoi), mais pas à ça. Avoir pensé à dix explications possibles, sauf à une seule, la bonne.
C’était une période affreuse, où Nil découvrait avec stupeur la puissance de fourberie de sa
femme, mais jamais il n’avait imaginé qu’elle puisse pousser la duplicité jusqu’à organiser
un séjour clandestin d’Anthony, leur Anthony, à Paris, pour l’avoir enfin à elle seule. Parfois,
dans ses crises d’humilité, il se disait, je suis un salaud, elle est meilleure que moi, mais à
présent il savait que ce n’était pas vrai, quelle bassesse, mon Dieu, quelle bassesse,
demander le divorce religieux, éloigner de moi cette vipère. Ses jambes flageolent. Il revoit
Kingsfield, la promenade dans le parc, le visage confiant du collégien… Est-il possible que
les deux êtres qu’il aimait le plus au monde l’aient trahi de manière aussi mesquine, indigne
? Il serre les dents, se force à sourire à Véro, un pauvre sourire défait, mais boulevard
Raspail, devant la bouche du métra, il s’assied, ou plutôt se laisse tomber, sur un banc. Véro,
tendue, les larmes aux yeux, s’assoit à son côté, lui caresse la joue.
— Pardonne-moi…
Bouleversé par la trahison d’Anthony, plus que par celle de Véro, qui est une vieille
connaissance, ce trait ultime signant le tableau, sans le modifier. Bouleversé aussi
d’apprendre que, dix mois après qu’ils s’étaient déroulés, ces événements gardaient sur lui,
intact, tout leur terrible pouvoir. Il ne se savait pas encore si vulnérable.
Une différence, cependant. En septembre, une telle découverte l’eût rendu fou de rage et de
désespoir. En juillet, le lendemain il n’y pensait déjà plus. Il eut même quelques jours après
une plaisante revanche : une lettre d’Anthony, lui annonçant qu’il comptait venir en août à
Paris, qu’il aimerait beaucoup vivre avec lui rue Monsieur-le-Prince, et qu’il souhaitait que
Véronique ne fût pas informée de ce voyage, « il serait mieux de ne pas dire à Véronique
que j’espère te visiter à Paris ».
(décidément, la roue tourne)
Il répond à Anthony qu’il sera heureux de l’avoir chez lui, en août. Une lettre très amicale.
Pas la moindre allusion à ce qu’il vient d’apprendre. En revanche, il lui dit :
« Véro et moi, nous nous voyons assez souvent. Véro désire revivre avec moi ; mais moi,
pour l’instant, je n’ai encore rien décidé. J’ai besoin de t’en parler, de te demander conseil. »
En réalité, son siège est fait. Il répugne à une rupture en forme de brouille (ce serait
absurde de se brouiller maintenant), mais début septembre il quittera la France. Tanger, le
Caire, Rome peut-être, il ne sait pas, l’essentiel est de mettre des kilomètres entre sa femme
et lui, oui sa femme, tant que l’Eglise n’a pas dissout leur union ils sont mari et femme, il n’y
a pas à tortiller, Isaïe réjouis-toi for ever. Donc, partir. Une fois de plus, le salut dans la fuite.
Surtout, ne pas se laisser engluer par l’attendrissement, par l’illusion que le bouche à
bouche redonnera la vie à leur amour mort. Leur amour est mort, enseveli, aux enfers, et il
ne ressuscitera pas le troisième jour. Certes, Nil se rappelle renseignement de Vladyka
Théophane : accepter que la personne aimée soit autre, quel que soit le risque qu’implique
cette reconnaissance à autrui du droit d’être soi ; accepter que l’être aimé existe en soi, et
non comme un miroir à nos propres émotions. Bon, c’est juste, c’est important, c’est le b-a
ba de toute vraie relation érotique, et Nil est coupable de l’avoir trop souvent oublié. A
présent, grâce à Anthony et à la crise que Véro et lui ont vécue autour d’Anthony, il en est
pénétré, il y sera attentif. Il accepte celle qu’est devenue Véronique, il n’a pour elle ni
hostilité ni répugnance (si, une légère répugnance, mais il sait qu’il faut vaincre ça).
Seulement, Véronique, ras le bol. Il est prêt à aimer une autre fille qui aurait les attitudes,
les idées, le comportement de l’actuelle Véronique, ça oui (encore qu’il préférerait qu’elle
fût radicalement différente). Mais Véro, quoi qu’il fasse, ce ne sera jamais que du réchauffé.
Un nouveau visage, donnez-moi un nouveau visage, à dévoiler, à découvrir, à adorer.
Rendez-moi la virginité d’être.

Avec Matouchka, chez le Vietnamien de la rue Daubenton. Nil l’a invitée au restaurant,
parce que la rue du Fer-à-Moulin, avec ses souvenirs et ses fantômes, ce n’est plus possible.
Il y a été trop heureux, et trop malheureux, et puis ce redoutable premier anniversaire des
« événements » qui approche…,
— Véronique est perdue, éperdue, Matouchka explique. Je la sens comme le parasite de
votre vie. Vous êtes sa bouée. Refusez ce rôle. A être la bouée de quelqu’un, on peut finir
par se noyer. Partez, faites le tour du monde, ayez mille aventures, rencontrez une autre
femme, mais ne commettez pas l’erreur de reprendre Véronique auprès de vous. Dites-lui,
revoyons-nous dans deux ans, dans trois ans, quand tu seras devenue une adulte
responsable, mais pas avant. Je vous mets en garde contre le poids d’un amour ancien. Vous
savez, nous sommes des ruminants.
Rue Saint-Jacques, Nil drague une lycéenne de Limoges en cavale, Josiane, qui traficote du
shit, de l’acide. Quelques trips avec elle, rue Monsieur-le-Prince, et dans l’appartement
qu’elle partage avec deux filles et un type. A aucun moment, il ne songe à y associer Véro.
Elle aussi s’est droguée cet hiver, avec Judith et des copains de Judith, mais leur démarche
n’est pas la même. Véro fume pour se « libérer », pour se « construire », c’est un des gadgets
de sa révolte, une des « expériences » chères à Dodo. Rien de semblable chez Nil, qui ne
fume pas pour se trouver, mais plutôt pour se perdre, s’oublier…
La journée à Deligny, le soir dans les bistrots fréquentés par les freaks et pseudo-freaks.
Dans l’ensemble, il les trouve moches, chiants et cons, avec quelques exceptions sympa.
Certains sont, comme lui, de grands voyageurs, mais ils donnent le sentiment de traverser
les pays sans les voir : ce garçon et cette nana qui ont vécu au Caire à peu près à la même
époque que Nil, et qui n’en ont gardé ni une image ni un souvenir. Ils rappellent à Nil ces
mecs vautrés sur les marches de la cathédrale Saint-Marc, qu’ils avaient vus à Venise, Véro
et lui, il y a deux ans : ils étaient à Venise, ils auraient pu aussi bien être à la Garenne-
Colombes, ils n’avaient pas un regard pour la beauté de la ville enchanteresse.
(à quoi bon rompre si c’est pour ne rien faire de sa rupture ? à quoi bon le refus du « métro-
boulot-dodo » si c’est pour ne rien faire de ses loisirs ? à quoi bon condamner les
aliénations de la société industrielle si c’est pour végéter comme des abrutis ? à quoi bon la
disponibilité si elle ne débouche pas sur la création ? Terreur de ces hippies, de ces freaks
et autres routards, c’est de prétendre à un style de vie d’hommes exceptionnels, alors qu’ils
ne sont que des hommes ordinaires… la marginalité, la rupture, la liberté absolue ne
conviennent qu’aux créateurs, et M. Dupont-Durand voulant vivre comme Byron, Nietzsche
ou Artaud, c’est un caniche vêtu d’une peau de tigre, des clercs de notaire déguisés en
aventuriers de l’esprit, du mauvais folklore, du bidon)
Nil dîne chez Véro et Dodo, avec le chat de leur tante. Impression étrange d’être en visite
chez un couple. Le beau-frère, c’est lui. Il a eu, très forte, cette sensation, lorsque Dodo s’est
écrié
— Il faut que je redescende, j’ai oublié le pain.
Véro, sauvageonne noiraude, les cheveux dans la figure. Penchée sur la machine à coudre,
elle rafistole les bouts de tissus que son frangin récupère aux Puces. Une nouvelle fois, Nil
est émerveillé par l’ardeur de sa femme, son efficacité, son courage, son aptitude aux
petites choses de la vie pratique.
A table, ils ne parlent que de sujets neutres : la dissolution de la Ligue, la macrobiotique.
Véro déroule longuement une « combine » pour louer un appartement en roulant le
propriétaire.
(dire que j’ai vécu des années avec elle sans soupçonner un instant ce côté âpre, rusé,
calculateur)
Un repas de famille, paisible, un peu terne. Lorsque Nil prend congé, Véro l’accompagne sur
le palier, l’embrasse sur la joue. Oui, vraiment, un invité, un vieux copain.
(tout cela est ridicule, un outrage à la passion, à l’amour fou que nous avons vécu… mieux
vaut une rupture opérée dans la violence et la haine que cette liaison tiédasse moribonde)

Vendredi 13. Nil a loué à son ancienne logeuse la chambre de la rue Saint-André-des-Arts,
jusqu’à la fin du mois d’août. Pour travailler sans être dérangé par le téléphone, pour sa
stratégie amoureuse, particulièrement active en été. Il veut en faire la surprise à Véro. La
chambre où ils se sont embrassés pour la première fois, où ils ont fait l’amour pour la
première fois. Ils se sont retrouvés à Deligny, qu’ils ont quittée assez tôt (le ciel est gris). Ils
remontent les quais à pied. Ils tournent rue des Grands-Augustins. Nil n’a pas encore dit à
Véro qu’il a la clef de « leur » chambre en poche, il lui laisse croire qu’il veut simplement
jeter un coup d’œil, pèlerinage sentimental. La cour aux pavés bosselés, la boîte aux lettres
(avec le nom de Nil, rayé, mais encore lisible, après tant d’années !), l’escalier aux marches
affaissées, en pente, qui date du dix-septième siècle. Entre le deuxième et le troisième étage
(la chambre est au troisième), ils s’arrêtent, s’embrassent. Un baiser d’amants, profond,
sans fin. Nil a très envie de faire l’amour avec Véro sur le lit de leurs premières amours.
Lorsqu’il détache ses lèvres de celles de la jeune femme, il met la main dans sa poche, pour
lui montrer la clef. Mais Véro devance son geste :
— Redescendons, il ne faut pas réveiller les fantômes.
Phrase inhibitrice. Nil se sent brusquement assez bête, il n’a plus envie de révéler son
secret à Véro, il craint une autre parole maladroite qui achèverait de rompre le charme. La
clef reste donc au fond de sa poche, il ne dira rien. Ils reviennent sur leurs pas, traversent la
Seine, déjeunent au Rendez-vous des Camionneurs. En sortant :
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— On va rue Monsieur-le-Prince ?
— Ouais…
Ils montent dans le 27. Durant le trajet, ils se regardent, les yeux brillants, ils veulent tous
deux la même chose. Ils descendent au Luxembourg. Rue Monsieur-le-Prince. Ils sont l’un
devant l’autre. Véro déboutonne le jean de Nil, qui glisse sur ses pieds, elle baisse son slip,
saisit son sexe, très doucement.
— C’est terrible, ce que je te désire.
Nil fait voler sa chemise, dégage ses pieds des vêtements qui les enserre ; à son tour, il
déshabille Véronique. Ils s’allongent sur les draps. Ils se caressent et se mêlent,
inlassablement. Ils reconsacrent leur lit comme un prêtre reconsacre son église profanée.
Ils font l’amour avec une passion tendre, attentive. C’est encore plus fantastique que le jour
des Rameaux, avenue Jean-Jaurès. La vie, ce vol nuptial.

Robe noire, visage à la clarté opaline, Maria, leur course dans la nuit (elle conduit l’auto de
sa mère), pour voir les feux d’artifice du 14 juillet, à Versailles.

Dominique, étudiante en anglais, rencontrée à Deligny. Belle de jour au Dragon, puis la nuit
rue Monsieur-le-Prince. Nil sent que Dominique sera dans sa vie une autre Eléonore :
maîtresse intermittente, amie sûre, complice délicieusement amorale. Tout de suite, la
grande confiance. Il lui parle d’Anthony, elle lui parle de ses amants. Nil est enchanté d’être
intégré à la cohorte, car Dominique au lit, c’est une affaire. De beaux cheveux châtains, des
seins ronds, un peu lourds, vingt ans, elle tient que dans la vie « l’essentiel, c’est la
communication », et partage le goût de l’écrivain pour l’auto-stop. Aimerait coucher une
fois avec une fille, « pour voir ». Quant aux petits garçons, ne demande qu’à être initiée.

Nouvelle nuit avec Dominique. Amour et hasch. Le matin, Nil est ultra-vaseux. Dominique
sort. Téléphone de Véro.
— Que deviens-tu ? t’es injoignable !
Il tait la rue Saint-André-des-Arts. L’autre jour, Véro n’a pas saisi l’occasion au vol, tant pis
pour elle.
— Il faut qu’on s’voit ce matin, je pars avec Judith en Bourgogne, après le déjeuner.
Rendez-vous à onze heures trente, à la Boule d’Or.
Toujours très bronzé, mais les yeux cernés, le regard vide, Nil a la tête d’un mec qui vient de
se défoncer. Véro, pimpante, les cheveux tirés vers le haut, comme ceux d’une Hottentote.
Conversation brève, Nil ayant un déjeuner. Déception de Véro qui comptait rester avec lui
jusqu’à son départ.
— J’étais chez maman pendant le week-end. Je lui ai dit qu’on se revoyait, qu’on s’aimait
vachement, et tout et tout.
— Comment a-t-elle réagi ?
— Elle a rigolé, elle a dit qu’on est de vrais gosses, elle est drôlement contente.
Ils évoquent la possibilité de vivre ensemble, à la campagne.
Un silence.
— Tas pas remarqué ? Véro interroge.
Nil n’a rien remarqué.
— A cette idée de vivre avec toi, à la campagne, j’ai eu les larmes aux yeux. Tu n’as pas vu
que j’avais les larmes aux yeux ?
(mon Dieu, pourquoi ce genre de point sur les i m’empêche-t-il de croire à si sincérité, de
m’abandonner au courant puissant qui m’entraîne vers elle ? une fois de plus, je flaire le
calcul… pourtant, ce que je vis avec elle est si passionnant qu’à comparaison les autres filles
n’existent pas, et que ni mon amitié tendre pour Anne ni mon lien érotique avec Dominique
ne me retiendraient le jour où je déciderais de tout plaquer pour repartir avec Véronique, à
l’aventure)
Ils se quittent place Saint-Michel, au coin de la rue de l’Hirondelle. Véronique détache sa
croix, la glisse dans la main de Nil.
— Tiens j’ai peur de la perdre en voyage, garde-la-moi.
Véronique fait le signe de croix sur Nil, passe les bras autour de son cou, l’embrasse, se
serre contre lui, puis, le regardant droit dans les yeux, de sa voix super-câline
— Je crois que nous faisons vraiment partie l’un de l’autre… J’ai besoin que tu existes, parce
que, tu sais, je suis tout petit…
Nil, attendri et sceptique.
(« je suis tout petit », les mêmes mots et, à cinquante mètres près, au même endroit qu’il y a
sept ans… est-elle véridique, ou dit-elle les paroles, prend-elle les attitudes qu’elle croit
propres à m’émouvoir, à me reconquérir ?)
Le lendemain, une lettre de Véro, plus Gelsomina que jamais, « coucou, bonjour au revoir
ma patoufik ! j’attends Judith, je suis assise sur un petit banc à coté de la poste sur le quai.
C’est gris, sale et tout sinistre. Garde-toi bien Nilouchka, ne soit pas bête. Les sandwiches
coûtent très cher et je n’ai pas déjeuner. J’ai acheté en dehors de la gare du pain, du beurre,
des rillettes et un pot de nutella, de quoi faire frémir Dextrait. Travaille bien Nil Krokodil,
tout vert dans ta veste. Tzélouiou Tébia. »
Au même courrier, belle lettre du prince Pojarsky, président du comité orthodoxe pour la
télévision. Nil lui avait la semaine précédente remis sa démission du poste de producteur.
Dans la réponse du prince, Nil coche une phrase, « … vous semblez vous enfoncer, non dans
la solitude, mais dans un isolement où aucun de vos amis ne pourrait plus vous atteindre
»…
Nil tape à la machine son poème Dimanche des Palmes, et l’envoie avenue Jean-Jaurès. Véro
le trouvera dans son courrier, en rentrant.
40
Derniers jours de juillet, premiers jours d’août, cet anniversaire qui devrait être une date
agréable, fait peur à Nil qui garde de cette histoire une sensation de gâchis et
d’inachèvement.
(suis-je un monstre ? avec le recul, je demeure persuadé que si ça a mal tourné, ce n’est ni
ma faute ni celle d’Anthony… au regard des mœurs d’aujourd’hui, partouzes, wife-
swapping, sexualité de groupe, ce que l’été dernier j’ai tenté de créer entre ma femme, cet
adolescent de seize ans et moi est l’innocence même… il n’y avait pas de quoi fouetter un
chat, et si Véro ne s’était pas comportée en petite bourgeoise jalouse et possessive, si elle
m’avait traité en complice et non en rival, notre aventure, au lieu de s’achever en
catastrophe, serait restée pour chacun de nous une expérience heureuse, et féconde)
La piscine (par chance, la saison est belle), le hasch et Dominique l’aideront, Nil l’espère, à
franchir le cap. Malgré tout, ça ne va pas fort. Nil n’ose pas mettre les pieds chez les
Rouschitz, à cause des fantômes, mais qu’il soit ici où là, il ne peut se déprendre de la
conscience de la vacuité, de l’inutilité de sa vie depuis le drame. Rue Saint-André-des-Arts,
allongé sur le lit, il se regarde dans la glace de l’armoire. Oui, il est beau, mais c’est une
beauté figée, morte, une beauté de cadavre. Masque de cire. L’anti-icône. « La beauté est un
des noms de Dieu », a-t-il écrit dans son premier livre, mais le diable est beau, lui aussi, il
est même – souvenirs de catéchisme, à la rescousse ! – le plus beau des anges. La beauté de
Dracula. Nil songe à la phrase atroce de Véro, tu es tapi dans un coin, immobile, comme un
vampire, et moi, pétrifiée, terrorisée… En vérité, Dracula. Un Dracula aux yeux clairs,
tendres, confiants, des yeux de très jeune garçon.
Nil relit le papier des neuro-psychiatres certifiant qu’il a des tendances schizoïdes
(schizoïde, les psychiatres, ils m’ont déclaré schizoïde, quand ils me tenaient dans leur cage,
murée, barrée, matelassée, cadenassée, eh bien, va pour la schizoïde, pourquoi pas, ça vaut
mieux que votre raison de merde, la schizoïdie, c’est le refus, la rupture, le départ, la percée,
l’ascension, l’échappée sans retour, l’étoile, l’étoile, elle grandit à vue d’œil, l’étoile, mon
anneau, ma couronne, mon cierge, mon amour, un jour j’atteindrai l’étoile, je déchire, je
détruis, je brûle, papiers, lettres, carnets, adresses, noms, téléphones, photos, bandes
magnétiques, mon passé aboli, mon passé, je n’en aurai pas besoin pour me souvenir du
nom que j’aurai sur les lèvres, le jour où je me présenterai, enfin enfin enfin, devant l’autel
nuptial de Dieu)
Le certif est vieux de onze ans, mais il reste vrai, plus que jamais. Perte de contact avec la
réalité. Impossibilité grandissante d’un tel contact. Même dans l’acte amoureux, Nil, parfois,
décroche. Il se demande, avec un tel certif en poche, si je commettais un crime, ou un viol,
ou un truc comme ça, serais-je déclaré irresponsable, et acquitté ?
(il faudrait que je pose la question à un toubib)
Nouvelle lettre d’Anthony. Sa mère a intercepté celle de Nil, un peu trop tendre, et s’oppose
à ce que le garçon vienne à Paris, en août. Véro ou Nil, elle en a sans doute plein le dos des
Kolytcheff, elle veut que désormais ils fichent la paix à son fils. Ce contretemps ne surprend
guère l’ écrivain, qui s’attendait vaguement à un coup fourré de cette sorte, mais n’améliore
pas son moral.
(Y a-t-il du Véro là-dessous ? franchement je ne le crois pas, mais avec elle tout est possible,
et Anthony m’a prouvé qu’il est, lui aussi, capable de me mentir)
29 juillet – 1 août. Cet anniversaire que Nil redoutait si fort, ç’aura été quatre jours de
er

bonheur fou. La plaie ouverte par Anthony, définitivement guérie, cicatrisée, effacée. David,
même âge qu’Anthony, aussi frais, aussi charmant que lui, et plus beau. Américain (North
Dakota), études de piano, quand Nil l’a rencontré sur le quai des Grands-Augustins, le
dimanche, tôt le matin, il arrivait de Salzbourg, où il devait retourner le mercredi prendre le
charter qui le conduirait aux Etats-Unis. C’est lui qui a abordé Nil, pour lui demander son
chemin. Dès cette minute, ils ne se sont plus quittés. Nil qui allait partir à la campagne a
retardé son départ. Quatre jours, entièrement consacrés à David. « Je n’arrive pas à y croire,
c’est comme un rêve », lui souffle le jeune garçon qui, durant le mois qu’il a passé en
Allemagne, n’a pas fait une seule rencontre, n’a pas eu un seul contact humain véritable. Le
Louvre, le musée d’Art Moderne, Deligny, cinoche (les Damnés de Visconti), déjeuner au
Wagon-Salon (foie gras, côte de bœuf, mousse au chocolat, bordeaux), deux dîners
familiaux, l’un chez Anne (lapin à la moutarde) et l’autre chez Dominique (ragoût de
mouton), ballades dans Paris, concert à Saint-Séverin, et surtout heures divines sur le lit de
la rue Monsieur-le-Prince. A Dominique, Nil a dit la vérité. Pour Anne, David est « un copain
».
Tout ce qui l’été dernier a échoué, avorté, avec Anthony, et qui depuis est resté en Nil
comme une douloureuse nodosité — accompli dans une lumière, une joie, une plénitude
véritablement paradisiaques. Nil est si heureux qu’il regrette presque que Dieu n’existe
pas : comme il aimerait pouvoir le remercier, lui rendre grâce ! enfin une eucharistie qui
aurait un sens !
Chez Dominique, tous trois allongés sur le lit. David leur fait à haute voix la lecture d’un
conte de Mark Twain, Baker’s Bluejay Yarn. Son rire jaillissant, argentin, sa façon de rejeter
la tête en arrière, son regard en coin, malicieux, tendre, un peu aguicheur, pour s’assurer
que Nil et Dominique rient, eux aussi, et partagent son bonheur.
Nil emmène David chez le photographe pour enfants de la rue Gay-Lussac où, l’été dernier,
il avait donné à développer les photos prises chez les Rouschitz. Il veut fixer le sourire
éblouissant, les traits fins, les légères taches de rousseur, le profil admirable, les mèches
châtain clair dansant sur le front pur.
Devant le musée d’Art Moderne, ils achètent des fruits au marché, qu’ils vont manger dans
la cour, en attendant l’ouverture. Un vieux type, au moins soixante berges, fait des figures
de patinage artistique, sur des patins à roulettes. C’est Paris au mois d’août. Au musée,
David explique les toiles abstraites à Nil
(sans lui, je n’y pigerais que couic ! quel gosse intelligent et cultivé ! on leur en apprend des
choses dans le North Dakota !) Ils rentrent rue Monsieur-le-Prince. David soupire
— C’est frustrant, de n’avoir ni mon piano ni mon hautbois.
Plus tard
— Bach, de son vivant, était tenu pour old fashion… aujourd’hui, il apparaît comme le plus
avancé, le plus révolutionnaire.
Plus tard
— Tu ne connais pas Janis Joplin ? Il faut absolument que tu la connaisses ! Elle est
fantastique !
C’est Tadzio. Un Tadzio qu’Aschenbach tiendrait dans ses bras.
David montre à Nil les gouaches qu’il a peintes à Salzbourg, il lui raconte sa vie de famille,
entre une mère hystérique et un père ivrogne
(la famille, c’est vraiment la merde absolue… je n’ai jamais rencontré un enfant, un
adolescent qui ait une vie de famille harmonieuse, heureuse…)
— S’il y a quelqu’un que j’aime, c’est mon père. Really,
I love him. Mais lorsqu’il est ivre, je ne peux pas le respecter, et c’est affreux.
Dominique est enthousiasmée par David, elle dit à Nil
— C’est formidable ! vis à fond cette aventure, cette joie… (je le savais, c’est une fille extra)
Ils fument du hasch, une fois. David fume depuis l’âge de treize ans.
Son corps adolescent, à peine pubère, merveilleusement blanc et lisse, offert aux baisers de
Nil, abandonné à ses caresses. Au début, l’enfant tremblait de tous ses membres, et Nil, la
joue contre le ventre satiné, entendait les battements de son cœur, semblables par leur
violence aux spasmes du hoquet. Peu à peu, le jeune garçon s’apaise. Très vite, Fun et
l’autre sont tout à leur plaisir, à leur bonheur…
Gare de l’Est, Nil met David dans le train. Ils s’embrassent une dernière fois. Nil donne un
de ses livres à l’adolescent, inscrit sur la page de garde ces vers de Byron à son ami de
collège, le comte de Clare
Be still as you were wont to be,
Spotless as you’ve been known to me,
Be still as you are now.

La veille du départ de David, Nil a reçu une lettre de Véronique, postée non en Bourgogne,
mais sur la côte d’Azur
(aller sur la côte en août, comme les bourgeois ! de mon temps, jamais Véro n’aurait fait
ça… enfin, peu importe, ça ne me concerne plus)
Une lettre, c’est beaucoup dire. Il s’agit d’un carton, format carte de vœux. L’époque des
lettres de six pages est révolue. Le mot est extrêmement tendre, mais il pue le fabriqué
(peut-être a-t-il été dicté par Judith, non, là j’exagère, « t’es un exagère » me dirait Véro,
mais on sent tellement, par-delà le vocabulaire pseudo-amoureux, l’éloignement,
l’indifférence, la sécheresse)
De Bretagne, où il est allé passer quelques jours chez un ami, Nil écrit à Véro une lettre où il
lui représente qu’ils ne doivent plus se revoir, en tout cas pas avant de longs mois, le ton est
abrupt, principalement dans la conclusion, « je te demande de ne plus m’écrire, de ne plus
me téléphoner, de ne plus débarquer à l’improviste rue Monsieur-le-Prince… dès que la
transcription du jugement de divorce sera faite à l’état civil, je t’en avertirai »…
De retour à Paris, une autre rupture, avec Anne. Voilà déjà plusieurs semaines (depuis son
retour de Sardaigne), que Nil souhaite que leur liaison se métamorphose en amitié. Il le lui
explique, aussi délicatement que possible. Chacun sait que pour la délicatesse, Nil
Kolytcheff ne craint personne.
Il fait très beau, et chaud. A Deligny, Nil drague Marie-Claude, cynique, drôle, de jolis seins.
Par sa vivacité, ses intonations, ses gestes, elle lui rappelle parfois Véronique, en plus
ordinaire. Un soir, après avoir fait l’amour, ils vont dîner chez le Tunisien de la rue des
Prêtres-Saint-Séverin. Elle est bavarde et, spontanément, évoque ses anciens amants. Nil,
oscillant entre la mélancolie et l’amusement, songe qu’un jour, peut-être, Véronique parlera
de lui avec cette désinvolture, et sur ce ton.
— Moi, quand la page est tournée, elle est tournée… Je me suis rendue compte que je ne le
désirais plus… Le séjour aux sports d’hiver m’a fait du bien, j’ai compris que je n’étais pas
une ombre, une sotte, que j’existais…
— Un type ?
— Oui, un moniteur… oh ! un amour de vacances…
(cosi fan tutte, et, comparé à cette écœurante banalité, comme le mont Athos a du bon ! ah !
si seulement j’avais la foi, que tout serait simple ! la foi parfaite, l’athéisme parfait, c’est la
simplicité… ce qui complique la vie, et la paralyse, c’est le doute, cet avant-poste de toutes
les négations)

Appel angoissé de Léa, la sœur aînée de Judith : il est sûrement arrivé malheur à Judith et à
Véro, elle est sans nouvelles depuis quinze jours. Judith qui sait qu’elle a un tempérament
inquiet lui écrit d’habitude très régulièrement… Nil la rassure de son mieux, mais rien n’est
plus contagieux que l’anxiété, deux filles qui font du stop sur les routes…
Le lendemain, nouvel appel de Léa. Elle pleure au téléphone. Il faut prévenir la police, elle
supplie l’écrivain de l’accompagner au commissariat.
A son tour, Nil s’affole. Il imagine Véronique attaquée par des voyous, renversée par une
voiture
(mon Dieu, si elle est blessée, hospitalisée en province, et qu’on lui fasse suivre son
courrier, elle trouvera mon poème, mais aussi ma lettre de rupture, si cruelle, ce n’est pas
possible, il faut absolument que je récupère cette lettre)
Avec son ami Alain, il se rend avenue Jean-Jaurès. Heureusement, le concierge est en
vacances, c’est un remplaçant, un Portugais qui ne parle pas le français, qui occupe la loge.
Il autorise à Nil à compulser le courrier en instance (à la mi-août, la plupart des locataires
sont absents de Paris). L’écrivain tombe sur ses deux enveloppes, laisse le poème, emporte
la lettre de rupture.
Alain lui conseille, même s’il est arrivé un pépin à Véro, de maintenir sa décision de rompre
— Sinon, tu vas verser dans le mélo, un jour je t’aime, un jour je t’emmerde.
Nil dit à Léa, avant d’alerter la police, téléphonez à la mère de Véronique, elle sait peut-être
quelque chose. Dix minutes plus tard, appel triomphal de Léa : Véro a téléphoné à sa mère,
tout va bien, elles sont à Auxerre, elles vont rentrer à Paris, par petites étapes.

Un soir (onze août), Nil traîne à la Huchette. Il tourne en rond. Il écoute une fille qui,
s’accompagnant sur une guitare, chante d’une voix aigrelette des chansons de Dylan, rue
Xavier-Privas. Il passe chez Maspéro feuilleter les journaux, au sous-sol. Il a faim, mais
avant d’aller manger un couscous, il a envie de se payer le cinéma. Pour la troisième fois
depuis le début de la soirée, il s’engage dans la rue de la Harpe (venant de la rue de la
Huchette). A la hauteur des Balkans, la foule est dense, odeur de merguez et d’huile solaire,
il fait doux, une belle soirée d’été, il sent un regard posé sur lui, une jeune femme, petite,
brune, qui le fixe au visage, en souriant.
— Toi ! comment vas-tu !
Le tutoiement, le son de sa voix, son accent, il la reconnaît. Teresa, une Italienne qu’il a
connue autrefois à Cannes. Elle l’aimait, il ne l’aimait pas, et il s’était conduit méchamment
avec elle. Très amoureux de Marie-Fabienne avec qui il venait de rompre, fort malheureux
de cette rupture, il n’était pas disponible, il était incapable de regarder quelqu’un d’autre,
incapable d’attention, de respect, de bonté. Et puis, quinze jours plus tôt, Véronique venait,
elle aussi, d’entrer dans sa vie.
Teresa n’est pas seule, une adolescente l’accompagne, sa fille. Nil les invite à prendre un pot
dans un troquet de la place Saint-Michel. Ils causent à bâtons rompus, du mois d’août à
Paris, de la Mort à Venise, de la question palestinienne. Nil critique la diplomatie
britannique, responsable selon lui de l’actuel imbroglio au Proche-Orient, et apprend à
cette occasion que le mari de Teresa est anglais. Ses enfants aussi : Angiolina, quinze ans, et
Michael, treize ans. Anglais par leur père, italiens par leur mère, français par leur éducation.
Nil regarde Angiolina : une jeune beauté à la peau sombre, à la denture éclatante, aux
grands yeux interrogateurs. Elle a posé son sac entre sa chaise et celle de Nil. Celui-ci, le
bras gauche ballant, joue avec le sac, machinalement. Avant qu’ils se quittent, Teresa donne
leur téléphone à l’écrivain. Nil va manger un morceau, puis rentre rue Sain t-André-des-
Arts, ému, troublé par cette rencontre.

Dormition de la Vierge. Nil dîne chez Teresa. Il se rend compte qu’elle vit seule, avec
Angiolina. Michael est pensionnaire près de Londres (comme Anthony !). Quant au mari, il y
a un divorce dans l’air. La soirée est charmante. Nil enseigne à Angiolina la recette du
roquefort à l’armagnac (une recette de sa tante Grancéola), elle lui fait écouter ses disques
des Beatles. Il est impressionné par ses lectures, comme il y a deux semaines il l’était par la
science de David en musique et en peinture. Angiolina lui fait visiter l’appartement. Dans la
chambre de la jeune fille, il remarque une photo d’Hamilton représentant une adolescente
renversée, nue, sur un lit, et se masturbant (ou esquissant le geste de se masturber).
Angiola a quinze ans et sept mois.

Au lendemain de la Transfiguration (ancien style), Nil téléphone à Léa. Stupeur. Judith et


Véro sont à Paris depuis cinq jours ! Léa semble très surprise que Véro n’ait pas aussitôt
donné signe de vie à Nil. Celui-ci, blessé, furieux, raccroche, après avoir balbutié une
explication vague. Furieux, et furieux d’être furieux. Tout ça, à cause de l’idiote inquiétude
de Léa ! Si cette fille ne lui avait pas téléphoné la semaine dernière, Nil ne se serait d’aucune
manière préoccupé de la date du retour de Véro, et en outre la lettre de rupture, demeurée
chez le concierge portugais, eût réglé définitivement la question. Au lieu de cela, qui était
une situation nette, à nouveau l’indéterminé, l’attente, le point d’interrogation, où en
sommes-nous, Véro et moi ? Nerveux, Nil a horreur des demi-mesures, des atermoiements
(c’est pourquoi, l’an dernier, dès le début de la crise, il a aussitôt engagé la procédure de
divorce, là où beaucoup d’autres auraient temporisé). Aujourd’hui, c’est trop tard, mais
demain mardi, après la piscine, il fera un saut chez Véro, avenue Jean-Jaurès. Il lui rendra sa
croix.
41
Le chauffeur, un vrai titi, tu fonces Alphonse, tu rêves Herbert ? Bavardage. Le temps, la
circulation, la bombe atomique. Pour surmonter l’angoisse, rien ne vaut une conversation
avec un chauffeur de taxi, et plus la main de feu serre le cœur, plus il faut être joyeux,
rigolo, décontracté, dehors c’est la jungle, mais ce taxi c’est l’œuf, la sécurité, l’oubli.
Avenue Jean-Jaurès. L’escalier, aussi raide que celui de la rue Monsieur-le-Prince.
Certainement, cinq heures et demie, elle n’est pas là. Il glissera la croix sous la porte, avec
un mot. Entre le sixième et le septième, il s’assied sur les marches de bois, pour souffler,
réfléchir. Dans ce mot, que lui écrira-t-il ? Il songe aux dernières paroles de Véro, place
Saint-Michel, j’ai besoin que tu existes, je suis tout petit, non, il n’a pas le droit de la rejeter,
même si depuis mars il flaire le calcul, rien n’est simple, qu’est-ce que le mensonge, qu’est-
ce que la vérité, il en sait quelque chose, lui le simulateur, le caméléon, le comédien… Le
couloir, au mur des inscriptions en serbe (les voisins de Véro sont des ouvriers
yougoslaves), la porte. C’est seulement la deuxième fois qu’il vient chez Véro sans l’avoir
prévenue de sa visite. La première fois, c’était au temps de ce qu’elle appelait « la grande
poursuite », un matin il était monté, avec un bouquet de fleurs. Il n’y avait personne. Après
avoir glissé une fleur sous la porte, il était descendu sur le quai de Valmy, avait jeté le reste
du bouquet dans le canal, tache jaune parmi les eaux pâles. En contre-haut, rue Lafayette,
l’hôtel Terminus, solitaire, abandonné, briques rougeâtres, l’inscription « Hôtel Terminus
chez M. et Mme Zénadji ».
Nil n’a pas à tendre l’oreille. Remue-ménage, bruit de casseroles, il y a quelqu’un. Il frappe
trois petits coups. Silence. On s’est immobilisé. Il frappe à nouveau. Silence. Puis une voix
étouffée, celle de Véro.
— Qui est-ce ?
— C’est Nil.
Nouveaux bruits, différents des précédents, comme si l’on s’habillait à la hâte, ou plutôt
comme si l’on cachait des trucs. La porte s’ouvre, Véro, pantalon et chemise blancs, cheveux
en chignon, s’efface, laisse entrer Nil. Le jour où, pour l’émission orthodoxe, la télé avait
filmé dans la crypte de la rue Daru une chorale de jeunes où chantait Véronique – c’était
quelques semaines après leur mariage –, le réalisateur se désespérait, les grimaces de Véro
qu’elle ne parvenait pas à contrôler l’obligeant à reprendre chaque fois. Voilà un point sur
quoi elle n’a pas changé. L’irritation, la gêne que provoque chez elle la visite inopinée de Nil
font plaisir à voir. Elle tort sa bouche, plisse le nez, morne bonjour, baiser à peine esquissé
sur la joue. Nil fait l’idiot, celui qui ne se rend pas compte de la froideur de l’accueil, je t’ai
apporté ta croix, il pénètre dans le grenier-œuf de Pâques de son poème. Où est
l’atmosphère proprette, joyeuse du dimanche des Palmes ? L’air est vicié, dans la chambre
le matelas est débarrassé des draps et des couvertures, qui ont été étalés sur le sol, en une
sorte de natte, analogue à celle de la rue Monsieur-le-Prince au début de leur mariage,
lorsqu’ils n’avaient pas de lit, – mais en plus grand. Pour être grand, c’est grand, Nil est sur
le point de dire, voilà ce qu’il nous aurait fallu à Anthony, à toi et à moi, mais il n’a pas envie
de plaisanter, il tremble légèrement, il s’assied sur le lit. Dans un coin, la guitare de Judith.
Sur le matelas, traîne une lettre adressée à Judith. La phrase de Léa, hier au téléphone, «
Judith est avec Véro ». Cette natte, cette odeur, ce ne sont pas deux copines, c’est un couple
qui vit dans cette chambre, qui se caresse sur ces draps. Un couple, ou mieux encore, il y a
de la place pour trois, et peut-être Véro cache-t-elle un barbu dans le placard. Si cela était,
quelle dérision, quand on songe que tout a craqué parce qu’ils ont mis Anthony dans leur
lit. Vu la nervosité de Véronique, on pourrait bien croire qu’il s’agit de ça.
(Judith ou barbu, peu importe ce que cache la gêne de Véro, ce qui est clair, c’est qu’elle n’a
qu’une idée, me foutre à la porte)
Elle reste dans la première pièce (cuisine-salle de bains), d’évidence ça l’emmerde que Nil
se soit installé sur le lit, dans la chambre à baiser, sans crier gare. Les fesses sur le matelas,
les pieds nus sur le pajot improvisé. Il cause, comme si de rien n’était.
— C’est Léa qui m’a inquiété, avec ses coups de fil. Sans ça, j’aurais attendu que tu me fasses
signe, que tu réapparaisses à la piscine.
— Sortons, je ne veux pas rester ici.
— Pourquoi, tout est fermé, et puis les bistrots j’en ai marre, on est bien mieux dans ta
piaule.
Elle tape du pied.
— Si tu ne sors pas, moi je sors.
(cette voix incroyablement hargneuse… dire que nous avons divorcé pour qu’il n’y ait plus
jamais d’hostilité entre nous… la veille de mon départ pour Kairouan, Véronique
m’expliquant, c’est vachement positif ce qui nous arrive, à présent on pourra tout se dire,
confrontation libre, échange, complicité)
Dernier regard aux draps froissés, les mêmes que le dimanche des Rameaux, à la guitare de
Judith, il se lève, passe dans l’autre pièce. Sur le rebord de l’évier, un saladier de tomates
pour nourrir un régiment. Ils sortent.
Dévalant l’escalier
— Tu as vu Béchu ? interroge Véro.
— J’avais une raison de le voir ?
— Pour le changement de nom sur mes papiers, tu m’avais dit courant juillet.
— Avec les vacances judiciaires, ce sera pour septembre, je pense.
Ils traversent le carrefour, descendent vers le canal Saint-Martin. Nil serre les dents, outré
par l’attitude de Véronique. En plein divorce, quand elle le relançait au téléphone,
débarquait rue Monsieur-le-Prince à l’improviste, toujours il a fait l’effort de l’écouter, de
l’accueillir, de maîtriser le désagrément que lui causaient ces irruptions, ce sans-gêne, sa
façon de fureter dans la cuisine, dans la salle de bains, à la recherche d’une autre présence
féminine
(elle voulait savoir si je l’avais remplacée)
et voilà comment elle le traite, alors que le divorce est prononcé, qu’ils ont deux fois refait
l’amour ensemble…
Au bord du canal. Véro ne veut pas s’asseoir, pour ne pas salir son pantalon blanc. Deux
gosses très bruns, le frère et la sœur sans doute, Véro et Dodo il y a vingt ans, sautillent sur
les pavés inégaux. Un peu plus loin, à droite, des pécheurs à la ligne. De l’autre côté de l’eau
grise, le métro aérien, pareil à un jeu de mécano. Ils restent debout. Véro a croisé les bras,
elle regarde Nil en dessous. Ses cheveux tirés en arrière durcissent son visage, l’aplatissent.
Nil pose ses fesses sur le grillage haut d’un mètre environ qui derrière eux entoure un
minuscule bout de gazon et quelques peupliers. Véro l’imite. Nil songe que si c’est Judith, ou
une autre nana, ou un gosse style Anthony, ça lui serait plus agréable que si c’était un mec,
un barbu, il aurait moins le sentiment d’être remplacé, mais il sait aussi que ce dont il a
besoin, c’est d’un remplaçant, sinon il sera toujours pour Véro la bouée de sauvetage, l’ami
qu’on vient voir quand ça va mal, et ça Nil ne le veut pas, c’est pour ne pas être le terre-
neuve de son ex-femme qu’il a prévu des itinéraires de fuite, qu’il est décidé à repartir. Au
reste, que ce soit une fille, un mec ou un gosse, rien ne justifie l’agressivité de Véro, ce
retour en arrière.
— Alors ?
— Alors quoi ?
— Tu as trouvé mon poème dans ton courrier ? Tu l’as aimé ? Tu aurais pu me téléphoner,
ma vieille, t’exagères.
— Léa est une idiote de t’avoir affolé. Oui, je t’aurais fait signe un de ces quatre… Je n’avais
pas envie de te voir.
A la hauteur du nombril, une petite patte noiraude. C’est un des gosses, le garçon.
— Dites, vous pourriez pas accrocher le ver, j’y arrive pas ?
Nil prend le ver de terre et l’hameçon que lui tend le gamin sur sa paume dont les lignes
sont des rides crasseuses, main déjà fripée de vieux ; de la pointe recourbée il traverse la
chair molle, rosâtre. Le gosse remercie, s’éloigne.
— La dernière fois qu’on s’est vu, tu m’as dit, « je crois que nous faisons vraiment partie
l’un de l’autre… »
— Okay, okay…
(quelle voix dure, désinvolte ! où est la Véronique convaincante, vibrante, affamée du désir
de refaire connaissance, de ces derniers mois, celle qui m’affirmait, l’avenir est dans nos
mains et nos cœurs ?)
— Tu as rencontré quelqu’un, une fille, un garçon ?
— Je me suis rencontré moi-même.
A la station Jaurès, une rame entre en gare. Wagons verts, wagon rouge, wagons verts
disparaissent sous l’auvent. Un des pêcheurs et un Arabe assis sur l’autre rive s’insultent.
Les paroles sont haineuses, mais le ton est calme, paisible. On pourrait croire des copains
qui jouent à s’engueuler. Sale Bougnoule, je t’emmerde, va te faire foutre, envoie-moi ta
sœur que je la baise.
— Ce n’est pas une réponse, Nil proteste.
— Je n’ai pas de comptes à te rendre.
— Ainsi, nous voilà revenus au point de départ. « Je n’ai pas de comptes à te rendre. » Tu es
complètement ridicule, ma pauvre Véro, tu as un train de retard.
Elle hausse les épaules, évite son regard. Sourcils froncés, bouche tordue. Lady Macbeth au
canal.
— Holala, je n’ai pas la tête à des explications.
(navrant, mais ça m’arrange… n’étais-je pas venu pour rompre ? elle me facilite la tâche)
Ton joyeux, visage souriant, il lui raconte son aventure avec David. Au début, il voit bien
que ça l’agace, qu’elle n’a aucune envie de l’écouter, qu’elle pense, qu’il fiche le camp, j’ai la
vaisselle à faire, le dîner à préparer, Judith va rentrer, elle n’a pas la clef, elle va m’attendre
sur le palier, mais il poursuit son récit. Quand il a fini, Véro s’est un peu détendue. Elle
déclare que c’est très chouette, qu’elle est bien contente qu’il ait vécu un truc aussi
formidable, et tout et tout. Alors il lui parle de la lettre de rupture postée en Bretagne.
— Je l’ai gardée, non décachetée. Un jour, si tu veux, tu la liras. Je ne regrette pas de l’avoir
subtilisée à ton concierge portugais. Entre nous, tu pourras lui dire qu’il ne faut pas
remettre comme ça ton courrier à un inconnu. Après une telle lettre, nous ne nous serions
jamais revus, et j’aurais vécu avec la sensation de quelque chose d’incomplet, d’inachevé…
La rencontre d’aujourd’hui, au bord du canal, ça fait un peu chromo, mais c’est une jolie fin
pour une histoire d’amour. Oui, une bonne dernière scène. Le rideau peut tomber.
— Il faut que j’y aille.
— C’est vrai, tu es attendue. Tu m’excuses, je ne vois pas l’heure passer. Moi, personne ne
m’attend.
Ils montent la pente du quai de Valmy, longeant les peupliers. Pour la première fois, Nil
aperçoit une pancarte « Cima matériaux de construction »
(tiens, comme c’est curieux, moi, je serais plutôt spécialisé dans les matériaux de
destruction)
Ils ont soif, ils entrent dans un café, ils s’assoient, deux menthes à l’eau.
— Dès demain, j’écrirai à l’évêque Spiridon, pour le divorce religieux.
Véro acquiesce, silencieusement.
Ni l’un ni l’autre ne prononce le nom de Vladyka Théophane
Le métropolite Théophane saisit la première couronne, trace avec elle le signe de croix sur
Nil, en disant : le serviteur de Dieu Nil prend pour couronne la servante de Dieu Véronique,
au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Il donne la couronne à baiser aux deux époux,
la pose sur la tête de Nil. Puis il saisit la deuxième couronne, trace avec elle le signe de croix
sur Véronique, en disant : la servante de Dieu Véronique prend pour couronne le serviteur
de Dieu Nil, au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Il donne la couronne à baiser aux
deux époux, la pose sur la tête de Véronique
Un camion freine brutalement, pour éviter un cycliste. Bordée de jurons. Nil et Véro sont
arrivés à la hauteur de l’immeuble où celle-ci habite. Es s’arrêtent sur le trottoir, de l’autre
côté de l’avenue.
— C’était chouette quand on a refait l’amour, Nil murmure.
— Oui, c’était chouette, surtout la deuxième fois, rue Mon-sieur-le-Prince.
Ils se regardent.
— Tu es vraiment très beau.
Les yeux de Nil s’embuent, sa gorge se serre.
— Toi aussi, tu es belle… Je pense à un titre de film, cet hiver il y avait des affiches sur les
murs, Nous ne vieillirons pas ensemble.
Des larmes jaillissent de ses yeux. Ce sont les hommes qui pleurent.
— Qu’en sais-tu ? (avec ses mains, Véro dessine dans l’air des chemins qui se croisent, se
décroisent, se recroisent). Tu avais déjà beaucoup vécu avant de me rencontrer. Un jour,
peut-être, nous retrouverons-nous…
Ils sont face à face.
De sa main gauche, Nil effleure lentement les cheveux, la joue de Véronique.
Il lui sourit.
— Sois heureuse.
Elle pose la main droite sur l’épaule de Nil. A travers la chemise légère, Nil sent la pression
des doigts de sa femme. Le bras de Véro retombe. Nil pivote sur ses talons et s’éloigne, sans
se retourner.
Il saute dans un taxi, jette au chauffeur l’adresse de Teresa. Il ne veut pas rester seul
(mon Dieu, faites qu’elles soient là, faites qu’elles m’ouvrent la porte)
Teresa, et surtout Angiolina, quinze ans et sept mois, cheveux noirs, peau mate, qui, avec
son nez droit, son doux visage ovale, ses yeux graves, sa bouche tendrement gonflée,
ressemble au jeune garçon qui, dans la deuxième partie du film d’Eisenstein, joue Ivan le
Terrible enfant.
Elles sont là. Le havre. Il se sent protégé, il n’est plus seul. Teresa est une amie attentive, et
les regards qu’il échange avec Angiolina ont l’éloquence passionnée des secrets
adolescents.
Rue Monsieur-le-Prince, il décroche les icônes peintes par Véronique, les range dans une
malle (il vit parmi les malles, ses logis successifs ressemblent tous à des campements),
place sur l’électrophone un disque de Janis Joplin (cadeau de David), prépare et allume une
petite pipe de shit, s’allonge sur le lit
(moi, toujours comédien, feignant une surprise, un désarroi que je n’éprouve qu’à demi… je
l’observe… sa dureté, sa désinvolture, sa froideur hostile… le masque qu’elle portait avec
application depuis le printemps est tombé… ce qui me choque, me déçoit le plus, c’est son
inutile animosité, son visage buté, en dessous, le visage de quelqu’un qui a fait un mauvais
coup, mélange de gêne et de défi, la grossièreté inouïe avec quoi elle m’a mis à la porte de
sa chambre… en cette occasion ultime, elle aurait pu avoir un autre ton, un autre
comportement… ai-je eu tort d’être si gentil avec elle depuis mars ? non, et je ne regrette
rien… si j’avais alors refusé de la revoir, j’aurais eu jusqu’à la fin de ma vie le sentiment
d’avoir gâché une chance, d’être passé à côté de quelque chose d’important… à présent, le
cercle est bouclé… je vais enfin pouvoir l’oublier)
Il saisit un de ses carnets noirs, il l’ouvre, tombe sur cette parole des Upanishads : « Ne vous
attardez pas là où vous avez trouvé. » C’est la réponse. En neuf ans, Véronique lui a apporté
tout ce qu’elle pouvait lui apporter, dans l’allégresse et le déchirement, la solitude et la
communion, le partage et la rupture, la haine et l’amour, le don et la dépossession, la foi et
le rejet de la foi. C’est un chapitre clos. Nil Kolytcheff doit prendre de nouveaux risques,
avec Dieu et avec l’absence de Dieu, avec le monde, avec les êtres, avec soi. C’est
passionnant, la vie. Il n’a plus aucune envie de mourir.
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……………………………………………………………………………………………….
Tu as quinze ans et sept mois
J’espère ne pas en écoper autant
Sur les bancs de la Correctionnelle
Ce serait long si tu savais
Comme tout ce qui n’est pas toi me tue
D’exaspération et d’ennui
Alors vite vite mon faon ma joie
Il n’y a pas un baiser à perdre
Je savoure chaque parcelle de ta peau brune
O tiédeur ô douceur ô parfum
Tes lèvres tes épaules tes seins
Ton dos tes cuisses et ton ventre enfantin
Je pénètre en toi
Angiolina
Ta main si petite dans la mienne
M’arrache à la nuit où j’étais emmuré
Oubli des heures affreuses
Aube qu’emperle la rosée
Grotte baptismale du paradis retrouvé
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DECRET

Après avoir pris connaissance du dossier établi par les autorités judiciaires séculières et
avoir entendu respectivement chaque intéressé, attendu que la communauté matrimoniale
a cessé d’exister de facto et également du point de vue de la législation étatique, et ce en
connexion avec des atteintes graves an lien conjugal,
nous déclarons canoniquement DISSOUS le mariage de NIL KOLYTCHEFF avec son épouse
Véronique née TOUROUNTAÏ.
Fait à Paris, en la veille de la Présentation de la Vierge au Temple.
Signé : Spiridon, évêque de K…
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Rue Gay-Lussac, Nil passe devant une librairie. En vitrine, un gros livre à la couverture
défraîchie, la Jeunesse de Victor Hugo. Il sourit
(tu parles si je m’en tamponne de la jeunesse de Victor Hugo… les bouquins au feu, Hugo au
milieu… ce qui m’attache, me captive, c’est ce qu’il me reste de ma propre jeunesse à vivre,
mon présent, mon avenir, c’est ce qu’Angiolina et moi nous vivons ensemble depuis quatre
mois, passion, amour fou, longues journées divines dans le lit nacelle enchantée, ma petite
fille chérie, t’aimer, te protéger, te rendre heureuse, ne pas commettre avec toi les mêmes
erreurs qu’avec…, c’est ce matin qui se lève, vierge, impollu, non écrit, comme au premier
jour de la création)
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Nil,
Je m’aperçois que tu as encore des objets qui m’appartiennent. Dépose-le chez ta concierge,
je passerai les prendre.
1° Bols chinois à grains de riz (il y en a six), cadeau de mon frère.
2° La cuillère de baptême de mon frère. Tu la reconnaîtras à ce qu’elle est ronde dans le
bout, alors que tes cuillères d’argent sont pointues.
3° Mortier et pilon en bois.
4° Recueil des poésies d’Akhmatova.
5° Moulin à légumes et grilles.
6° Les bouquins d’icônes.
7° Le livre de Ginette Mathiot et les autres livres de cuisine, il y en a trois, qui se trouvent
sur l’étagère du haut dans la cuisine, face au frigo.
8° Les casseroles bleues.
Véronique

(les bols chinois, le moulin à légumes, les casseroles bleues, c’est donc sur ces mots que
s’achève notre histoire, j’ai déposé les objets que Véro réclamait chez sa mère, j’ai gardé
deux casseroles, une pour le thé, une pour le riz, en revanche j’y ai joint ses icônes, ça a dû
lui faire plaisir, c’est son trip, depuis nous ne nous sommes plus revus, pas un signe, pas un
mot, pas même pour notre anniversaire de mariage, quel mariage pauvre pomme, il n’y a
plus de mariage, il a été dissous par l’Eglise notre mariage, telle une perle par le vinaigre, il
n’en reste rien, moulin à légumes, mon dieu comment est-ce possible, comment en
sommes-nous arrivés là, je ne comprends pas, j’ai froid, j’ai froid, Véronique, ma fiancée,
mon épouse, mon amour)

avril 1973-janvier 1974.


1. Le dimanche de l’
Enfan Prodigue
t .

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