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26/12/2024 13:10 Avant-propos

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Les Cahiers de la recherche


architecturale et urbaine
30/31 | 2014
Trajectoires doctorales 2
Avant-Propos

Avant-propos
L’architecture est-elle une discipline ?

Panos Mantziaras
p. 5-10
https://doi.org/10.4000/crau.368

Texte intégral
1 Pour celles et ceux qui œuvrent au quotidien au sein des laboratoires de recherche
dans les écoles nationales supérieures d’architecture en France, mais aussi dans tout
établissement supérieur nommé école, département ou faculté d’architecture (et leurs
équivalents en d’autres langues), une telle interrogation pourrait sembler au mieux
rhétorique, au pire suspecte. Car, qui pourrait contredire le fait que l’architecture est
aujourd’hui solidement ancrée dans les universités et les universités techniques, à
l’exception française bien sûr ? Partout dans le monde, ou presque, les étudiants
s’inscrivent à l’université respective pour y suivre des cursus sous la responsabilité d’un
corps enseignant articulé entre professeurs titulaires, professeurs invités, associés,
visiteurs, etc. Des dizaines de milliers de jeunes sont ainsi formés à l’architecture, dont
certains continuent dans la formation doctorale constituant ainsi une communauté
étendue, concentrée sur l’analyse aussi pointue que diversifiée de la production
architecturale et de ses discours et représentations associés. En résulte ainsi un corpus
également riche de savoirs et de savoir-faire destinés tant aux maîtres d’œuvre qu’aux
enseignants et chercheurs. Ce sont là des indices tangibles de la mise en route, depuis
déjà un demi-siècle, d’un cadre disciplinaire pour l’architecture.
2 Entre temps, bien sûr, le volet professionnel de l’architecture trouve son champ
d’évaluation/valorisa­tion selon des protocoles parfaitement institués. Car personne
n’ignore l’importance des concours d’archi­tecture, des prix et grands prix, des revues et
des publica­tions faites par et pour les architectes et leur production, des critiques dans
les journaux et les quotidiens, voire même parfois la médiation par la télévision, telle
l’excellente série d’Arte il y a quelques années. Inversement, la pratique architecturale
alimente le corpus des recherches et contribue au développement parallèle du volet

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universitaire de l’architecture. Grâce à leurs travaux sur tout ce corpus (aussi), les
professeurs sont évalués par leurs pairs selon les conventions internationales. Des
revues spécialisées à comité de lecture – parmi lesquelles les Cahiers de la recherche
architecturale et urbaine – la diffusent à un lectorat averti, alors que d’innombrables
colloques propagent les résultats de la recherche, autant de plateformes de débats
confirmant la vigueur de la discipline.
3 Parmi ces colloques, les rencontres doctorales tenues en septembre 2013 à Belleville
furent l’un de ces moments de rassemblement de la communauté… Doctorants
sélectionnés parmi un nombre bien plus important ont apporté leur contribution avec
les résultats de leur travail, commentés ensuite par des enseignants habilités à diriger
des recherches des écoles d’archi­tecture et des universités. Le bureau de la Recherche
architecturale, urbaine et paysagère – à l’initiative de cette série de rencontres –
remercie au nom du ministère de la Culture et de la Communication, l’École nationale
supérieure de Belleville pour l’organisation exemplaire de ces journées, et tout
particulièrement Estelle Thibault et Jean-Philippe Garric pour leur pilotage scientifique
et logistique. Sous leur direction, le comité scientifique a pu sélectionner des
contributions confirmant une fois encore le spectre particulièrement étendu de la
recherche architecturale, que le présent volume des Cahiers restitue seulement en
partie : histoire de l’architecture (Daniele Campobenedetto, Nicolas Detry, Gaël
Huitorel, Gauthier Bolle), histoire de l’urbanisme (Jean-François Guillot, Constance
Ringon), théorie de l’architecture (Andreea Grigorovschi, Stéphanie Dietre), sociologie
des acteurs (Lise Serra, Estelle Demilly), économie de la construction (Mathilde
Chamodot/Basile Cloquet), Cultural Studies (Imen Ben Jemia, Franck Houndégla).
4 Tentatives certes précoces d’expression scientifique, ces articles ne manquent guère la
qualité requise pour trouver leur place dans les pages d’une revue à comité de lecture.
Ils participent très modestement à la lente construction d’un champ encore in statu
nascendi, si l’on juge par le message que livrent les trois textes-repères qui les
précèdent. Jean-Pierre Chupin propose une cartogra­phie inédite des thèses en
architecture ; Cristiana Mazzoni entreprend une critique constructive du cadre
théorique de l’architecture entre France et Italie, alors que Thierry Verdier promeut la
problématique d’un doctorat propre de l’architecture. Rares, précieuses et virtuoses
tentatives de théorisation, ces textes condensent en quelques pages toute la complexité
d’une discipline en pleine effervescence épistémologique.
5 Pour autant, une fois l’arsenal des arguments déployé, la teneur apodictique de ces
trois échantil­lons de « méta-recherche » ne réussit pas à annuler la vigueur de la
question : l’architecture est-elle une discipline ? Certes, à l’heure où cette revue sort de
l’imprimerie, d’importants pas ont été franchis en faveur de la reconnaissance de la
recherche architecturale et de la création concrète d’un statut d’enseignant-chercheur
en France, l’interrogation n’est pas vaine : si l’architecture est une discipline, pourquoi
ressent-on encore le besoin de l’affirmer ? Si l’architecture qui est typiquement intégrée
(plus ou moins) aux universi­tés semble le prouver, quelle est véritablement sa place
dans le paysage de l’enseignement supérieur et de la recherche ? Est-elle repérable,
présente, utile et fertile comme discipline parmi ses consœurs ?
6 Si, comme le suppose Cristiana Mazzoni, « sans le cadre théorique [de l’architecture]
il n’y aurait pas de discus­sion et de communication avec les autres disciplines » (p. 36),
sommes-nous en position aujourd’hui de confir­mer que cet échange existe, que
l’architecture a droit de cité dans un univers complexe et évolutif ? Si, comme le
rappelle Thierry Verdier « ce fut bien de reconnais­sance universitaire dont il fut
question », sommes-nous certains que « la question ne se pose plus » (p. 41) ? La
« réticence de certaines universités à autoriser l’implan­tation de doctorats en
architecture » relève-t-elle d’un calcul tout simplement politique, comme le sous-entend
Jean-Pierre Chupin (p. 19) ?
7 En vue de l’accompagnement de l’architecture et de ses chercheurs vers telle ou telle
direction, il est préférable de faire face à ces questions avec l’honnêteté intellectuelle du
chercheur, avec la perspicacité et le sens constructif de l’architecte. Ce qui revient à
déterminer comment nous pourrons nous appuyer sur la production de la recherche
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architecturale pour établir définitivement d’une part la légitimité institutionnelle des
chercheurs, et d’autre part la place des écoles d’architecture dans les communautés
d’universités et d’établissements d’ensei­gnement supérieur ?
8 L’entreprise est complexe, et un très bref rappel des origines épistémologiques des
disciplines serait de nature à éclairer une autre piste de réflexion. Pour l’histoire des
sciences, une discipline désigne effecti­vement une branche du savoir développée par
une communauté de spécialistes adhérant aux mêmes pratiques de recherche. On parle
ainsi de discipline scientifique (les mathématiques, la physique, la chimie, etc.) ou de
discipline littéraire, autrement dit, une science humaine (histoire, sociologie,
anthropologie, géogra­phie, économie, etc.). Toutefois, certaines autres se trouvent en
dehors de ce classement binaire (la théolo­gie, la philosophie, la psychanalyse, etc.) tout
en ayant conquis leur place dans l’univers disciplinaire. Mais ce qui distingue les
disciplines, surtout les sciences exactes, c’est que leurs membres forment une
communauté et adhèrent aux mêmes critères de démarcation assujettis à la réfutabilité,
autrement dit la possibilité d’invalider un résultat de recherche, et la théorie qui lui est
associée, si des évidences contraires voient le jour.

Fig 1 et 2 Martin Rosvall et Carl T. Bergstrom, « Maps of random walks on complex


networks reveal community structure », Proceedings of the National Academy of
Sciences, 2008.

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9 Jusqu’ici l’on pourrait admettre que les rencontres doctorales de Nantes, de Belleville
(et bientôt de Marseille1) ont montré que la communauté française de chercheurs en
architecture existe selon la description ci-dessus, au sein d’une communauté plus vaste.
Mais cette communauté internationale de l’architecture, est-elle vraiment reconnue
parmi les disciplines ? Précisément, un article des chercheurs suédois Martin Rosvall et
Carl T. Bergstrom, intitulé « Maps of random walks on complex networks reveal
community structure », publié dans les Proceedings of the National Academy of
Sciences des États-Unis en 2008 présente deux cartogra­phies particulièrement
évocatrices2. Elles illustrent les relations complexes entre les sciences dures et
humaines dans la première image, et plus particulière­ment les relations entre les
sciences humaines dans la deuxième carte, fondées sur l’analyse algorithmique de 6 434
916 citations faites dans 6 128 revues à comité de lecture durant 2004. Les flèches
indiquent par leur largeur la densité des échanges entre disciplines, alors que les cercles
concentriques plus ou moins importants montrent les disciplines qui sont en grande
partie autoréférentielles (telle la médecine ou la psychologie).
10 Malgré toutes les affirmations sur la « disciplinarité » de l’architecture, normale est la
tentation de la repérer dans cet univers. Pour autant, l’examen attentif des deux cartes
donne l’architecture absente aussi bien de la galaxie des sciences exactes – constat peu
surprenant – que de la galaxie des sciences humaines – constat qui l’est davantage.
Fichtre ?
11 Pour les positions maintenant l’architecture au sein du monde clos de l’art de
construire, où la notion du projet et la figure de l’architecte incarnent l’autonomie
disciplinaire, rien à signaler. En revanche, pour ceux qui perçoivent l’urgence
contemporaine du développement durable comme étant liée au faisceau de techniques,
méthodes et applications des disciplines de la transfor­mation de l’espace – dont
l’architecture –, cette absence n’est certainement pas satisfaisante.
12 Pour peu qu’elle soit véridique, la cartographie de Rosvall et Bergstrom donne lieu à
deux hypothèses. Soit l’architecture n’est tout simplement pas considérée comme
faisant partie de l’univers des sciences et ce à l’échelle mondiale ; soit l’architecture
reste encore trop « petite » pour être repérée par les deux scientifiques. Étant donné la
méthode des deux scientifiques, leur recours à la bibliométrie, la première hypothèse
suggère de vérifier qu’aucune revue d’architecture anglophone (la recherche a été
conduite en anglais) n’est considérée comme scientifique. Malgré l’aspect provocateur
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d’une telle hypothèse, il faudra très certainement comprendre comment et pourquoi des
revues comme le Journal of architectural and planning research, Architecture
research, ou Frontiers of architectural research, n’émargent pas dans les échantillons
étudiés. Autre hypothèse : celle d’une grille d’analyse insuffisamment fine de la
recherche en question. Y aurait-il un nombre trop limité de revues scientifiques en
architecture susceptibles d’émarger dans une telle étude ? Or, la recherche n’a pas
seulement pris en compte des revues, mais aussi les citations dans ces revues. Il est
donc à conclure qu’aucune citation renvoyant à une revue scientifique d’architecture ne
figurait dans les six millions et demi de citations.
13 Certains pourraient remarquer que les chercheurs en sciences humaines ou exactes
ne construisent pas leurs propos en relation à des bâtiments ou des données autour de
bâtiments fournies par des chercheurs en architecture. Première facette du problème :
le domaine de l’architecture comme discipline serait-il donc en train de se construire
loin d’un univers scientifique, par ailleurs de plus en plus interconnecté ? D’autres,
enfin, pourraient rétorquer que les sciences humaines et exactes se trouvent dans
l’impossibilité de « lire » les connaissances livrées par un bâtiment, un projet, ou un
dessin. Deuxième facette du problème : la représentation non verbale d’une œuvre
architecturale, construite ou pas, serait-elle incompa­tible avec l’univers disciplinaire ? Il
convient d’évoquer ici une terminologie spécifiquement utilisée par la psycho­logie pour
discuter l’échange de signes sans recours au langage, à savoir la communication non
verbale. Si pour le langage corporel cette branche de la psychologie semble avoir fait des
progrès, en revanche le bâtiment ou sa représentation graphique ne sont pas encore
considérés comme porteurs de sens, malgré les énormes efforts de l’histoire et de la
critique architecturale pour démontrer la force symbolique des formes. Autrement dit,
les proprié­tés de la matière (géométrie, couleur, odeur, etc.) ne sont pas reconnues
comme informations articulant des savoirs ou, du moins, il est encore difficile de
retracer des renvois d’autres disciplines à ce type de savoir.
14 Car tout le problème repose sur ce détail précis : l’entier système des disciplines
fonctionne comme une machine produisant de la nouvelle matière, communé­ment
appelée connaissance. La présence de l’archi­tecture en tant que discipline y sera donc
assurée par sa capacité d’abord à définir son champ, ses méthodes et ses résultats,
comme Yannis Tsiomis l’a très bien montré lors de sa conférence inaugurale des
rencontres doctorales de Belleville, et in fine à articuler des informations utiles pour
l’évolution épistémologique.
15 Cette tâche n’est pas facile à plusieurs titres : tant que l’univers disciplinaire peine à
repérer cette supernova qu’est la discipline architecturale ; tant que nos articles, thèses
et livres élaborent la vocation disciplinaire de l’architecture simplement dans sa
fonction légiti­mant l’action de l’architecte3 ; tant que la thèse et la recherche en
architecture font « l’apologie d’une techni­cité d’agence », comme l’épingle Thierry
Verdier dans son article plus loin (p. 48).
16 La carte des disciplines pourra-t-elle contenir l’archi­tecture ? Plus porteuse que notre
question introduc­tive, celle-ci comporte un volet politique et stratégique certain.
Concrètement, il ne s’agit pas (plus) de démontrer l’« être-discipline » de l’architecture,
mais de s’assurer qu’elle participe du débat interdisciplinaire. Il s’agit là d’une prise de
position selon laquelle l’architecture en tant que discipline n’existe que si elle peut
prouver une substantielle capacité d’échange avec ses homologues.
17 Fidèle à sa mission de politique scientifique en faveur de l’architecture, le bureau de
la Recherche architecturale, urbaine et paysagère assume pleinement ce choix : sur le
front institutionnel, en accompagnant la mise en place du statut d’enseignant-chercheur
dans les écoles nationales supérieures d’architecture ; sur le front de la valorisation, en
veillant à ce que l’architecture avec ses savoirs et ses savoir-faire soit confortée comme
champ disciplinaire visible et reconnaissable. Dit de manière impressionniste, il ne
s’agira pas tant de décompter les citations savantes en provenance d’autres disciplines
dans les articles des Cahiers de la recherche architecturale et urbaine. Mais de s’assurer
que ces articles animent modestement l’immense complexité de l’univers scientifique
international.
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Notes
1 Les troisièmes rencontres doctorales 2015 seront organisées par l’École nationale supérieure
d’architecture de Marseille, du 3 au 5 juin 2015.
2 Martin Rosvall, Carl T. Bergstrom, « Maps of random walks on complex networks reveal
community structure », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 105, no 4, 2008.
3 Voir la communication d’Amos Rapoport lors des soixante-quinze ans de l’Association of
Collegiate Schools of Architecture, en 1987, publiée dans le Journal of Architectural Education,
année 40, vol. 2, p. 65-66.

Table des illustrations


Fig 1 et 2 Martin Rosvall et Carl T. Bergstrom, « Maps of random walks on
Titre complex networks reveal community structure », Proceedings of the
National Academy of Sciences, 2008.
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Fichier image/jpeg, 76k

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Fichier image/jpeg, 122k

Pour citer cet article


Référence papier
Panos Mantziaras, « Avant-propos », Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine,
30/31 | 2014, 5-10.

Référence électronique
Panos Mantziaras, « Avant-propos », Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine [En
ligne], 30/31 | 2014, mis en ligne le 14 septembre 2017, consulté le 26 décembre 2024. URL :
http://journals.openedition.org/crau/368 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crau.368

Auteur
Panos Mantziaras
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Paru dans Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 24/25 | 2009

Droits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits
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