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Sous la direction de Eveline Pinto

Formalisme, jeu des formes

Arguments antiformalistes
Yves Michaud

Éditeur : Éditions de la Sorbonne


Lieu d’édition : Paris
Publication sur OpenEdition Books : 24 janvier 2019
Collection : Philosophie
ISBN numérique : 979-10-351-0271-5

https://books.openedition.org

Référence numérique
Michaud, Yves. « Arguments antiformalistes ». Formalisme, jeu des formes, édité par Eveline Pinto,
Éditions de la Sorbonne, 2001, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.15057.

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1

Arguments antiformalistes
Yves Michaud
p. 121-130

1 Il sera question ici sous le terme général d’art des arts plastiques et visuels. Une
remarque préliminaire est que c’est déjà une manière très particulière de diviser le
champ de l'art, à laquelle nous ne faisons guère attention parce qu’elle existe depuis
longtemps pour nous – elle pourrait un jour changer et peut-être change-t-elle déjà. Je
me borne à le signaler sans entrer dans une réflexion à ce sujet.
2 Dans cette conférence, je vais procéder à deux choses.
3 D’une part à une mise en perspective des arts plastiques au XXe siècle de manière à
déterminer le champ à propos duquel je développerai ensuite dans un second temps
mon propos sur les arguments antiformalistes.
4 1) Le découpage du calendrier est affaire de convention sociale et d’artifices pour
mesurer le temps et harmoniser les pratiques. C’est une banalité de dire que les
événements et mouvements historiques ne se conforment pas forcément à ce
découpage.
5 Pour ce qui est des arts plastiques visuels, le XXe siècle commence légèrement en retard
par rapport aux chiffres, dans les années 1905-1911, avec une série d’innovations fortes
qui ont nom post-cézannisme, cubisme, papiers collés. Dans les dix ou quinze années
qui suivent un dynamisme exceptionnel se répand et l’on voit apparaître toutes les
avants-gardes dont on mesure maintenant qu’elles auront fait et marqué le XXe siècle.
suprématisme, constructivisme, dada, futurisme, surréalisme, etc. Quelle que soit la
volonté de distance de l’historien, même s’il peut retracer des filiations et identifier des
précurseurs, il lui faut reconnaître que l’art du XXe siècle n’opère plus selon le
paradigme moderne du XIXe siècle : il s’est produit une série de ruptures qui non
seulement ont renouvelé le monde des formes (j’entends par là assez simplement
l’apparence visuelle des œuvres d’art), mais qui ont aussi désarticulé l’objet artistique
en lui faisant subir des traitements qui mettent à nu les composantes de la production
artistique et de l’œuvre. Non seulement Les Demoiselles d’Avignon ne ressemblent à rien
de ce qu’ont produit Manet ou Seurat, pour ne rien dire de Poussin ou de Piero della
Francesca, mais à côté de l’objet artistique lui-même pris dans des genres encore bien

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définis (Les Demoiselles d’Avignon sont après tout quand même encore une peinture) sont
apparus l'auteur, le médium, la performance de production, les conditions de
l’identification de l’œuvre. Marcel Duchamp a mis en évidence dès ses œuvres des
années 1913-1917 toutes ces dimensions.
6 À l'autre bout de la période, le XXe siècle a fini, à mon sens, encore plus tôt qu’il n’avait
commencé en retard. Avec le recul que nous commençons à avoir, on peut situer ce
moment à la fin des années 1970. Si bien que dans le domaine des arts plastiques, le
XXe siècle aura duré à peu près 70 ans. C’est au cours des années 1970 en effet que
disparaissent les derniers mouvements à s’être proclamés d’avant-garde : le
minimalisme, l'art conceptuel, l’art corporel, l’art in situ, Supports-surfaces. Il y a eu au
cours des années 1960 un intense sursaut des avant-gardes, ce que Thomas Llorens a
appelé « une nouvelle polémique de la modernité »1. Des groupes d’artistes ont partagé
alors des conceptions précises et réfléchies de l’œuvre, du travail artistique, de son
efficacité sociale. Ils l’ont fait dans une perspective d’action sociale encore liée au
projet sociétal ou politique de transformation révolutionnaire du monde. Mais les
années 1970 voient ces mouvements bien souvent groupusculaires (de même qu’il y
avait alors aussi des groupuscules en politique) se dissoudre. Les participants actifs
prennent des chemins individuels et redeviennent des artistes en leur nom propre. Les
polémiques se sont estompées, les engagements critiques ont été mis en sourdine.
S’installe un consensus qui a cette particularité d’être un consensus dans la dissonance :
à peu près tout est simultanément possible, tout est compossible. Buren, Boltanski,
Sherman, Levine, Chen Zhen, Abramovic, Koons peuvent exposer côte à côte parce
qu’ils sont tous des artistes, même si ce qu’ils font n’a pas grand-chose à voir. À la fin
des années 1970 donc, on se retrouve dans le monde post-moderne. La première
mention du terme « post-moderne » se trouve chez Leo Steinberg en 19682 ; le terme
revient chez Charles Jencks à propos de l’architecture3 et il se généralise à partir des
années 1977-1978. L’art ne disparaît pas : il entre dans un autre régime.
7 Cet autre régime se manifeste sur plusieurs plans.
8 Du côté des œuvres, en termes d’apparence visuelle, la diversité et la variété sont
immenses. Tout fait l’affaire – installations, peintures, objets, messages, attitudes
conceptuelles, vidéo, performances. Jamais le anything goes de Feyerabend n’a eu autant
de pertinence.
9 Du côté de l’inscription historique, on est entré dans les temps de la citation et de la
simulation. Plus rien ne peut être fait au premier degré après autant d’innovations,
ruptures, avancées. Tous les possibles semblent avoir été expérimentés et on ne peut
plus guère que les rejouer.
10 Du côté des conditions d’existence des œuvres, on entre dans les temps d’une nouvelle
muséalisation, que j’appellerais une muséalisation banalisée. Si l’art moderne est
indissociable de son institution d’identification, de reconnaissance et de valorisation,
s’il est indissociable de l’idéal type du chef-d’œuvre ainsi que le montre Hans Belting
dans Le chef d’œuvre invisible 4, il me semble que le second mouvement de prolifération
des musées des années 1980 et 1990, un mouvement qui est loin d’être fini, est d’une
nature différente. Il y a désormais des musées partout et de tout et ils font partie de la
consommation culturelle ordinaire – ce sont moins des institutions de reconnaissance
que des lieux de pèlerinages touristiques sur les itinéraires de la consommation de
loisir et de culture. Ils n’exposent plus des chefs-d’œuvre mais des attractions et des
identités.

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11 Du côté de la relation des œuvres et des artistes à la société, on entre dans les temps
d’une intégration que je caractérise comme partielle et intermittente : il n’est plus
question que les œuvres soient reçues et célébrées comme des chefs-d’œuvre, ni
qu’elles soient refusées et exécrées comme des provocations ou des fumisteries. Elles
sont, comme toutes choses, promises à une intégration et à une absorption sociales
aussi rapides que sans importance. Tout est possible et tout est à un moment ou un
autre absorbé, consommé puis évacué. Telle est ce que j’appelle l’intégration partielle.
12 Un nouveau concept de l’art est requis pour penser cette situation – un concept en
rupture avec ceux qui nous ont permis de penser l’art moderne et l’art contemporain à
l’époque où il était encore moderne. Ce changement de paradigme est précisément ce
qui provoque des crises parmi tous les Jean-Philippe et les Philippe-crises nostalgiques
lorsqu’on se tourne vers « ce qu’était l’art quand il était de l’art » et « ce qu’il devrait
continuer à être pour rester de l’art »-je pense ici à Jean-Philippe Domecq5 – ou crises
hystériques quand des croyants pas très surs d’eux mais d’autant plus bruyants et
péremptoires tentent de se redonner de la croyance – je pense ici à Philippe Dagen6.
13 2) J’en viens maintenant à mon second point – les arguments antiformalistes.
14 Durant une bonne partie du XXe siècle, un mode d’approche a prévalu s’agissant des arts
plastiques – le mode d’approche formaliste. L’importance de la notion d’innovation et
la fascination pour les avant-gardes ont été thématisées à travers le concept
d’innovation formelle qu’on adossait opportunément à la thèse de l’art pour l’art. Une
interprétation simpliste de cette thèse lui a ôté toute sa dimension éthique et même
métaphysique pour la transformer en une sorte de philosophie de la spécialisation
professionnelle opérant dans le domaine des productions formelles. Certes, cette
esthétique formaliste n’a pas dominé sans partage – elle correspond à l’apogée du
formalisme greenbergien après la seconde guerre mondiale – mais elle a fini par
constituer la manière dominante d’appréhender et de commenter les œuvres et les
démarches en termes d’innovations formelles au sein d’un domaine de spécialisation
plastique. Pour comprendre le succès de cette approche, il faudrait faire intervenir bien
autre chose que des considérations esthétiques. Il faudrait parler des phénomènes de
domination culturelle et d’impérialisme qu’a bien analysés Serge Guilbaut7. Il faudrait
aussi parler de la mauvaise conscience des approches par le contenu qui étaient soit
renvoyées du côté de l’objet publicitaire soit lourdement handicapées par les
connotations politiques désastreuses du réalisme. Sans oublier les avantages du
simplisme. Ce ne sera pas ici mon objet. Ce qui est plus surprenant est que de telles
approches aient eu une telle force et une telle évidence s’agissant d’œuvres aussi
différentes que celles du surréalisme, de l’expressionnisme abstrait ou du minimalisme.
Comment peut-on parler en termes formels à la fois de Magritte, de Rothko, de Pollock,
de Judd ou de Buren ? Nous savons bien, comme l’a dit Goodman dans un article peu
connu8, que tout ressemble à tout sous un certain point de vue, ce qui autorise à
l’évidence l’historien consciencieux à comparer la Fontaine de Duchamp à un marbre
d’Arp, mais quand même... Le caractère le plus surprenant de cette suprématie
formaliste serait bien qu’elle opérait contre toute évidence.
15 Je sais bien qu’il paraîtra déloyal à certains d’exposer des arguments anti-formalistes
sans avoir exposé la position formaliste – mais d’une part celle-ci est assez répandue
puisqu’elle a constitué le paradigme dominant de nos appréhensions des arts plastiques
et d’autre part, je ne pense pas qu’elle soit assez subtile pour demander un exposé
compliqué et détaillé. Elle se résume en fait à deux points : que l’art est une affaire de

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formes (ce qui n’est pas faux mais certainement pas la seule chose à dire de lui) et que
ces formes changent selon une logique formelle propre à chaque domaine (ce qui n’est
pas non plus faux mais certainement pas le tout de la vérité). Greenberg ne dit pas
vraiment autre chose et Rosalind Krauss dans un livre comme Passages dans la sculpture
moderne9 pas tellement non plus. En revanche, la grille d’explication formaliste sera
d’autant plus persuasive qu’elle exclut beaucoup – il ne reste effectivement plus que
des passages de formes à d’autres, avec à chaque passage la présence d’un héros
novateur. L’histoire de l’art en prend la simplicité de l’histoire sainte. Nous avions
perdu celle-ci – nous voilà de nouveau consolés par celle-là.
16 Par rapport à de tels simplismes, il n’est pas mauvais de réintroduire de la complexité.
Beaucoup d’approches plus ou moins récentes ont entrepris de réintroduire cette
complexité. C’est le cas des Langages de l’art de Goodman 10 qui montre tous les jeux
possibles des registres de la symbolisation. Les sémiologues, aussi, ont réintroduit de la
complexité. Ce qu’on peut reprocher néanmoins à ces approches, c’est qu’à travers les
notions de symboles ou de signes, elles continuent à porter en elle le formalisme en
suggérant que le monde de l’art reste fermé sur celui des signes et fonctionne de
manière formelle. C’est pourquoi je préfère de loin une approche volontairement plus
rudimentaire qui fait appel non pas même à la notion d’information mais de contenu :
les œuvres d’art ont des contenus de plusieurs sortes. Telle est l’approche de Thomas
McEvilley dans un chapitre de son livre Art and Discontent (Art, contenu, mécontentement)
paru en 1991 et publié en français en 199411.
Je me propose de suivre ces arguments en les discutant.
McEvilley répertorie treize sortes de contenu.
17 1) Le contenu résultant de l’œuvre d’art comme figurative. McEvilley souligne que ce
contenu est à première vue le plus évident (« cela ressemble à ») mais qu’en fait il est
bien plus difficile à identifier qu’on croit dès lors qu’on admet la caractère
conventionnel des systèmes de représentation. Ce qui veut dire que ce contenu
« figuratif » peut être aisément appréhendable et même banal lorsque nous sommes
face à une figuration dont nous partageons les conventions (un bord de Seine), mais
qu’il peut aussi être présent dans des objets dont nous ne saisissons pas le système de
représentation-un mandala tibétain, une peinture aborigène australienne, une
abstraction de Rothko.
18 2) Le contenu résultant des suppléments verbaux fournis par l’artiste ou des
commentateurs.
19 Le formalisme privilégie les éléments purement optiques ou visuels mais il y a le titre,
les suppléments donnés autour de l’œuvre par les artistes ou les critiques proches – le
studio talk. On ne peut pas faire les développements qui ont été faits à propos du
sublime de Barnett Newman sans tenir compte des titres qu’il a donnés ni de ses
commentaires sur la cabalistique. Un monochrome de Klein prend son sens mystique,
qui le différencie visuellement des monochromes par exemple d’Aurélie Nemours ou de
ceux de Claude Rutault, des déclarations de Klein et même de sa biographie (le Japon, le
judo, les immatériels, etc.).
20 3) Le contenu résultant du genre et du médium de l’œuvre.
21 Ici McEvilley n’entend pas le matériau mais le mode d’expression conventionnel –
peinture, sculpture, céramique, installation – dans les significations historiques qu’il
revêt, parfois avec des changements importants à quelques années d’intervalle.
McEvilley donne ainsi l’exemple de la peinture (froide et distanciée) des années 1960 et

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de la sculpture au contraire appréhendée comme « dans l’espace concret » – ce qui fait


que les performances de body art ont été assimilées à de la sculpture vivante et le land
art à de la sculpture. En France la peinture des années 1970 a été vue comme genre
critique et éthique – aujourd’hui elle serait plutôt vue comme genre nostalgique et de
second degré. De même certains genres sont vus comme « populaires » ou au contraire
élevés. On sait ce qu’il en était pour la peinture d’histoire face à la nature morte. Dans
une école d’art aujourd’hui la photographie est un genre noble.
22 4) Le contenu résultant du ou des matériaux de l’œuvre.
23 C’est un point sur lequel il n’est guère besoin de s’attarder. Il y a ceux qui peignent à
l’huile et ceux qui peignent à l’acrylique, ou à la laque industrielle ou simplement en
reprenant des matériaux abandonnés. Le rebut, le déchet recyclé dans le nouveau
réalisme avait de ce point de vue un statut ambigu : entre le renversement des valeurs
du bas vers le haut et les contraintes d’une économie encore de pénurie qui faisait
perdurer les valeurs de la bohème. Le High Tech, l’organique, le plastique ont ainsi
chacun leur contenu particulier, qui est susceptible de varier rapidement.
24 5) Le contenu résultant de l’échelle.
25 Il y a la sculpture bibelot et la sculpture monumentale, le talisman à peine visible et la
grande machine prétentieuse, le tableau intime et ce qui est énorme et sublime. Cette
sorte de contenu véhicule tout un écheveau de significations sociales, d’indications sur
les commanditaires, les acheteurs, les lieux d’exposition possibles, la taille des ateliers.
On y fait d’autant moins attention aujourd’hui que les œuvres sont transmises par
l’image, la diapositive, la reproduction de revue et maintenant le fichier numérique.
26 6) Le contenu résultant de la durée de l’œuvre.
27 Une œuvre d’art est produite pour l’éternité – mais pas toujours et pas toujours sous la
même forme. Il y a les statues taillées dans le granite et les poteries que l’on enterrait
avec les défunts. Il y a le bronze pour l’éternité mais à l’inverse il y a les performances
fugitives, les échanges immatériels, les dérisions de l’éternité comme la tonsure en
étoile de Duchamp ou la conserve d’excrément de Manzoni. Il y a l’art qui est lié au
rituel et celui qui est lié à la perpétuation du pouvoir. À quoi s’ajoutent tous les
paradoxes induits par notre système de collection, de conservation patrimoniale qui
« éternise » et pérennise jusqu’au plus fragile, ou donne une éternité factice à des
objets entièrement produits et reproduits par les restaurateurs. Il est impossible de
dissocier les données formelles de ces modes d’existence temporelle. Le carré blanc sur
fond blanc de Malevitch est en fait aujourd’hui un carré jaunâtre sur un fond bis. Ce
qu’il a de forme est en fait conceptuel-presque immatériel.
28 7) Le contenu résultant du contexte d’existence et de circulation
29 L’œuvre est faite dans l’atelier, ou dans une usine, ou directement sur le site naturel.
Elle est ensuite montrée dans une galerie, chez un collectionneur particulier, dans la
rue, au milieu d’un désert. Elle peut se mettre à circuler comme relique ou être
seulement stockée en piteux état dans les réserves d’un musée ou l’entrepôt d’un
marchand. La production de Gordon Matta-Clark, celle de Keith Haring concentrent de
manière éminente ces ambiguïtés qui parasitent le message formel et finalement le
submergent. Il y a le site spécifique de l’œuvre (qui peut être un non-site dans le cas
d’une œuvre destinée par excellence au commerce, c’est-à-dire à la circulation) et puis
les sites d’occasion, de circonstance, les tribulations de l’objet. Qu’on songe seulement à
l’objet d’art premier dans le musée du même nom : objet de culte volé, pillé, ou

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bimbeloterie fabriquée pour les missionnaires et les explorateurs-nos premiers


touristes, les premiers amateurs de l’art d’aéroport...
30 8) Le contenu résultant de la relation de l’œuvre et de l’histoire de l’art.
31 L’œuvre peut être inscrite dans l’histoire par son auteur lui-même – encore faut-il
savoir de quelle histoire ? Une histoire rêvée, inventée, trouvée plus ou moins
adroitement dans les livres (moi et Pollock, moi et Manet, moi et Picasso, moi, Manet,
Picasso et Pollock). Elle peut l’être par un critique influent qui vient dire à l’artiste qui
parle dans son dos – et l’artiste peut ou non prendre en charge cette filiation. Elle peut
ne pas être du tout dans l’histoire de l’art – parce que l’artiste est ignorant, n’en a cure
(les Naïfs), veut rester pur et brut, habite dans un monde où l’histoire n’existe pas ou
n’est pas précisément son histoire à lui (l’artiste africain contemporain il y a encore dix
ans). Avec ces divers modes de référence et de non référence, ce sont des pans entiers
de citations, d’allusions, de non citations et de non allusions qui apparaissent ou
disparaissent. La forme s’en charge ou s’en décharge – et du coup elle ne peut pas être
vue de la même manière.
32 9) Le contenu résultant des événements que traverse l’œuvre.
33 On a affaire là à tout ce que Danto prend en compte quand il dit que des œuvres ou des
commentaires ultérieurs peuvent modifier et ajouter des dimensions à des œuvres qui
les ont précédées. C’est ainsi que selon McEvilley « l’utilisation par Greenberg des
œuvres de Pollock comme preuves de l’existence d’une peinture sans contenu fait
maintenant partie intégrante du contenu de ces tableaux »12. Duchamp modifie la
Joconde, Picasso les Ménines et les Femmes d’Alger. Pinoncelli en pissant dans l’urinoir de
Duchamp le modifie encore.
34 10) Le contenu résultant de l’appartenance à une tradition iconographique.
35 Nous avons vu en premier les enjeux qui tiennent au contenu représentationnel en
général : selon les conventions de représentation une œuvre est ou n’est pas reconnue
comme figurative. Ici il s’agit d’autre chose : des conventions de figuration au sein
d’une tradition déjà identifiée. Dans l’iconographie chrétienne, le bleu est la couleur de
la vierge Marie et de même l’ange Gabriel n’est pas un homme avec des ailes d’oiseaux
mais l’ange de l’Annonciation. Une fois que nous percevons les images sur l’écran
comme du cinéma, le téléphone blanc de la comédie hollywoodienne signifie un certain
type d’intrigue et de récit et pas seulement un téléphone : il entre dans une série
iconographique. Aujourd’hui le bougé de certaines images picturales signifie le renvoi à
l’image télévisuelle ou vidéo. Il est rudimentaire de déchiffrer pesamment de simples
formes picturales.
36 11) Le contenu résultant des propriétés formelles.
37 Le paradoxe est que même les formes ont un sens qui n’est pas formel. Les drippings de
Pollock sont des vecteurs d’énergie, de même que les formes de Soulages. Les
monochromes de Ryman sont tremblants d’énergie contenue ou retenue, ceux de
Bishop exemplifient l’hésitation ou le refus d’être péremptoire. Il y a là autant de
conventions qui surchargent les formes de significations. Parfois nous pouvons saisir
ces conventions, parfois non – mais le fait que ces conventions nous soient parfois
connues devrait nous inciter à être plus prudents quand nous croyons qu’il y a
seulement l’effet formel d’une forme.
38 12) Le contenu résultant des attitudes susceptibles de modifier les catégories
précédentes.

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39 Il s’agit de prendre en compte ici les modalisations des attitudes précédentes. On peut
utiliser une iconographie avec ironie, mépris, respect religieux, servilité. Il est question
ici de toutes les attitudes au second degré qui sont si courantes dans la production et
l’identification des œuvres d’art. La Joconde de LHOOQ de Duchamp est ici
paradigmatique mais on trouve des exemples de cette sorte au cœur de l’art le plus
classique – par exemple dans la nature morte hollandaise ou la peinture de Murillo. Ce
qui nous renvoie à la prise en compte des intentions de l’artiste.
40 13) Dernier contenu, celui résultant des réactions biologiques ou physiologiques à
l’œuvre.
41 Nous sommes ici dans un domaine de suppositions, celles concernant d’éventuels
stimuli qui s’adresserait à la perception des hominiens en tant qu’ils sont des
hominiens avant toute acculturation. Stimuli sexuels, stimuli liés à la perception de
l’horreur et de la mort, formes ayant des connotations « biotiques » d’agression ou de
paix. De même certaines couleurs déclencheraient des réactions spécifiques
d’agressivité, de peur, d’apaisement. Nous sommes ici dans l’incertitude mais il serait
bon de réfléchir sur notre attrait pour la pornographie, notre fascination pour la
violence et le sensationnel, les conditions physiologiques de l’action du design
décoratif, etc. C’est la psychanalyse de l’art, quand elle existe, par exemple chez
Winnicott, Ehrenzweig ou Stokes qui serait à consulter aussi sur ce point.
42 3) Il me reste à conclure.
43 Je le ferai en quelques remarques rapides.
44 – À l’évidence la complexité des œuvres visuelles et de la perception des œuvres
visuelles est considérable. C’est évidemment une banalité de dire cela, mais la théorie
esthétique balance le plus souvent entre une reconnaissance a-théorique de cette
complexité et le repli sur des simplifications d’explication inacceptables. Ce qu’il nous
faut, c’est au contraire être capable d’avoir conscience de cette complexité et ne pas en
prendre prétexte pour être simpliste ou pour refuser la théorie. Chaque fois il nous faut
mener une analyse patiente, délicate et informée.
45 – Face à l’évidence de cette multiplicité des contenus, le simplisme des approches
formalistes est-il vraiment encore à démontrer ? Reste quand même à se demander les
raisons de leur succès, les mécanismes d’exclusion qui leur ont permis de paraître
crédibles et les opérations qu’accomplissent les artistes formalistes pour neutraliser les
diverses dimensions du contenu. La réduction peut être le fait du critique qui s’aveugle
aux dimensions diverses de l’œuvre. Elle peut aussi être le résultat de l’effort conscient
de l’artiste pour diminuer le contenu. Le minimalisme a ainsi représenté un effort
héroïque pour réduire draconiennement les niveaux de contenu des œuvres : elles ont
un contenu anti-contenu pourrait-on dire.
46 – Cette diversité des contenus fournit probablement aussi un indice quant à la valeur
des œuvres. Une œuvre d’art peut avoir une grande cohérence entre les différents
niveaux de contenu dont il a été question : comme le dit McEvilley, elle apparaît alors
avec une densité qui est celle du chef-d’œuvre et elle donne au réel un caractère
persuasif et sans faille. Elle peut aussi faire jouer les contradictions entre les niveaux de
contenu – on parlera alors de conflits, de paradoxes, de tensions, de négation ou de
destruction des processus de signification. En fait nous retrouverions ici sous d’autres
termes, peut-être plus clairs, ce que Goodman appelle dans Manières de faire des mondes

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les symptômes de l’esthétique (densité syntaxique, densité sémantique, saturation


relative, exemplification et référence multiple et complexe)13.
47 – La situation post-moderne a l’immense avantage de nous mettre brutalement et
crûment en face de cette diversité et de ce pluralisme. Il serait cependant intéressant
maintenant de relancer la réflexion pour se demander selon quels niveaux de contenu
fonctionnent les œuvres post-modernes ou contemporaines. Car les niveaux de
contenus, avec leurs conditions d’appréhension et de pérennisation (via la
transmission) déterminent aussi de quel type est une œuvre, et plus encore à quel type
de durée elle peut prétendre. Une telle réflexion risquerait de montrer que les
simplismes du formalisme ont une intéressante connivence avec la durée – la forme
c’est ce qui reste quand on ne voit rien d’autre. Ce qui est bien pratique, assez efficace
et passablement pauvre. Le tout est de savoir si on préfère la richesse de la
prolifération ou les certitudes dogmatiques gagnées aux dépens... des contenus.

NOTES DE BAS DE PAGE


1. Sur cette idée voir Yves Michaud, La crise de l'art contemporain, Paris, P.U.F. 1997 chapitre III,
p. 108-123.
2. Leo Steinberg. Other Criteria, New York, Oxford University Press, 1972, p. 91.
3. Charles Jencks, « The Rise of Post-modern Architecture », Architecture Association Quarterly,
no 4, 1975.
4. Hans Belting, Das Unsichtbar Meisterwerk, Francfort, Beck, 1998, trad. fr. à paraître aux éditions
Jacqueline Chambon, collection Rayon Art en 2002.
5. Jean-Philippe Domecq, Artistes sans art, Paris, éd. Esprit, 1994.
6. Philippe Dagen, La Haine de l'art, Paris, Grasset, 1997.
7. Serge Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, coll.
Rayon Art, 1988.
8. Nelson Goodman, « Seven Strictures on Similarity », dans Problems and Projects, New York, The
Bobs-Merrill Company, 1972, p. 437-446.
9. Rosalind Krauss, Passages. Une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson (1977), trad. fr., Paris,
Macula, 1994.
10. Nelson Goodman, Langages de l’art (1968), trad. fr. par Jacques Morizot, Nîmes, éd. Jacqueline
Chambon, collection Rayon Art, 1990.
11. Thomas McEvilley, Art, contenu et mécontentement (1990), trad. fr. par Christian Bounay,
Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, coll. Rayon Art, 1994.
12. Thomas McEvilley, op. cit., p. 71.
13. Nelson Goodman, Manières de faire des mondes (1978), trad. fr. par Marie-Dominique Popelard,
Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, collection Rayon Art, 1992, p. 92-95.

AUTEUR

Yves Michaud

Formalisme, jeu des formes


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