Coeur de Biker - Florence Gerard

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Table des matières

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1re partie :
Quand la vie est un long fleuve tranquille
2ème partie :
Œil pour œil, dent pour dent.
3ème partie :
Fais ce que tu dois, advienne que pourra.
4ème partie :
Toutes les vérités ne sont pas bonnes à entendre…
5ème partie :
Le bonheur des uns fait le malheur des autres !
6ème partie :
Quand sonne le glas…
Épilogue :
Ainsi va la vie…
Florence Gérard

Coeur de Biker

Coll : Lune d’Amarante

Romance contemporaine

Dirigé et corrigé par Chloé Boffy


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©2017 Florence Gérard.Illustration:©2017 Nathy. Édité par Lune-Écarlate


66 rue Gustave Flaubert 03100 Montluçon, France. Tous droits réservés dans
tous pays. ISBN 978-2-36976-273-7
. Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions
destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou représentation
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1re partie :

Quand la vie est un long fleuve tranquille

Manus

Me voilà enfin de retour au bercail après treize mois, douze jours, huit heures
et quarante-deux minutes d’absence forcée. Le panneau de Maumee à peine
dépassé et je suis à nouveau entier. Les lumières de la ville sont encore
lointaines, mais cela compte peu, je me sens chez moi. Tout en roulant, je
repense à mon père, qui m’attendait à la sortie de mon centre d’incarcération
avec le seul présent d’importance à mes yeux : ma moto. Je n’ai pu m’empêcher
de scruter ma Harley Sportster sous tous les angles, dans le but de m’assurer
qu’il a su prendre soin de ma beauté pendant mon « congé ».
Mon père a ri à gorge déployée, avant de m’enserrer dans ses bras
fermement.
— Tu m’as manqué mon fils, tu n’imagines pas à quel point !
— Je viens de passer plus d’un an coincé dans une cellule de neuf mètres
carrés, avec un mafieux italien à la dent longue et aux appétits sexuels pour le
moins… hétéroclites, alors oui, je sais de quoi tu parles ! J’ai préféré ne pas
épiloguer sur la façon dont je suis parvenu à ce qu’on me laisse tranquille dans
cet avant-goût de l’enfer. Une chose est certaine, mes poings s’en souviennent
encore.
— Marco a-t-il su combler nos attentes ?
La question de mon père était raisonnable et sensée, vu que je m’étais fait
mettre au placard dans le seul but de pouvoir passer un accord avec le second du
roi de la mafia de Détroit. Pourtant j’ai été blessé qu’il parle déjà business alors
que nous n’avions même pas encore quitté le parking de la prison du comté.
— Oui, lui ai-je confirmé sans développer ma réponse outre mesure. Je
préfère en discuter devant tous les autres frères pendant la réunion de ce soir.
— Comme tu veux, fils. Au fait, ton blouson t’attend sur ton siège,
accompagné d’une fête en ton honneur !
Je l’ai remercié et, sans un mot, il s’est retourné vers son vieux pick-up gris.
Il est simplement parti, me laissant savourer mes retrouvailles avec la conduite à
deux roues.
Une surprise ! Formidable ! Tout ce dont j’avais besoin ! Dire que je n’ai pas
réussi à rester seul un instant cette dernière année, pas même pour pisser ou me
doucher. Ce n’est de toute évidence pas encore maintenant que je vais pouvoir
apprécier ma liberté nouvellement retrouvée. Néanmoins… la simple pensée
d’une bonne partie de jambes en l’air me file la gaule ! Plus d’un an de branlettes
mettrait en manque n’importe quel homme sain de corps et d’esprit !
La vue des néons clignotants d’une enseigne met fin à ce souvenir. J’inspire
avec plaisir le vent qui fouette mon visage pendant que je ralentis ma beauté
mécanique afin de me garer sur le parking du bar de mon paternel, déjà bien
rempli pour l’occasion. Je ne suis pas certain de pouvoir déterminer ce qui m’a
davantage manqué : le sexe ou bien la moto !
Je pose mon casque et enlève mes lunettes. Je passe la main dans ma
chevelure devenue trop longue au cours de mon séjour aux frais de la princesse.
Et tandis que je marche en direction de l’entrée, je suis soulagé de constater que
rien n’a changé ; les mêmes voitures et les mêmes motos traînent devant le vieil
établissement de Sam Collins. Et puis, je tombe sur ce que je cherchais du regard
sans même m’en rendre compte : une Ducati Monster rouge de 1993. Je la
reconnaîtrais toujours parmi toutes celles garées dans le coin. Et pour cause ! J’ai
aidé Harley à la retaper pendant plus de deux ans. Je ne peux m’empêcher de
caresser doucement la selle en cuir, tout en songeant à sa propriétaire. Qu’une
fille de biker, au prénom pourtant symbolique de l’amour pour la splendeur et la
puissance américaine puisse préférer une marque européenne, ça me dépasse
totalement.
Devant l’engin, je ne peux m’empêcher de me questionner à son sujet. A-t-
elle beaucoup changé ? Pourquoi ne m’a-t-elle pas écrit, appelé ou même rendu
visite pendant mon incarcération ? M’en veut-elle pour mon dérapage envers la
loi ? J’ai bien tenté de cuisiner mon père, toutefois il ne s’est guère montré
loquace à son sujet, et cela m’intrigue davantage. À peine suis-je au courant de
ses prochaines études à plus de mille kilomètres d’ici.
Je suis perdu dans l’admiration de l’engin lorsque je vois la porte d’entrée
s’ouvrir et laisser place à un jeune couple. Les deux amoureux sont trop occupés
à se rouler une pelle pour réaliser que je suis juste à côté d’eux. Je connais le
type, c’est Troy, une montagne de muscles d’un mètre quatre-vingt et de près de
quatre-vingt-dix kilos, un fan de football américain qui ne brille guère par son
intelligence. Néanmoins, il nous est loyal et c’est le neveu d’un des membres du
club. Par contre, la rouquine aux formes plus que généreuses qui l’accompagne
et lui enfourne la langue au plus profond de sa bouche… elle est inconnue au
bataillon !
Je les observe s’éloigner avant qu’ils ne disparaissent dans l’obscurité du
parking, certainement pour aller s’envoyer en l’air dans la Honda Civic bleue
ultra customisée de ce cher Troy. Une vieille ballade de U2 arrive à mes oreilles
et je souris sans hésiter. Tout cela m’a tellement manqué ! Je m’apprête à
pénétrer dans ma maison. C’est là où j’ai vécu avec mon père depuis que ma
mère s’est barrée avec le cuistot quand j’avais cinq ans. Au-dessus du bar se
situe un grand loft, qui nous permet de partager l’espace sans nous marcher
dessus. Quant à la salle du club, elle se situe au sous-sol. Rien de grandiose,
c’est une pièce immense plutôt sombre, meublée d’une table rectangulaire et de
vieilles chaises empaillées. Une autre accolée à la première sert uniquement à
s’entraîner et fait la part belle à la boxe, avec son ring flambant neuf. On y
organise régulièrement des rencontres clandestines où les paris rapportent un
maximum d’argent. J’ai d’ailleurs moi-même eu l’occasion de me défouler
publiquement entre ses cordages rouges plus d’une fois.
Que dire concernant ma tendance à frapper avant de poser des questions...
J’ai toujours été impulsif et je me suis entraîné en conséquence, pour ne jamais
avoir à baisser les yeux devant qui que ce soit. Un vieux en taule, un brin
paternaliste m’a pris sous son aile et a tenté de m’enseigner à réfléchir avant
d’agir. J’aime à penser que, d’une certaine manière, il a réussi. Le fait que ce
type ait tué un poivrot juste parce que ce dernier avait sifflé sa copine et qu’il
s’est pris quinze ans pour cela lui a laissé le temps pour la réflexion et la remise
en question, je suppose.
J’abandonne ces tristes pensées lorsque je pousse la double porte battante en
bois et entre. Les gonds crissent toujours autant, et pour une fois j’apprécie la
nuisance familière à sa juste valeur. Un rapide coup d’œil circulaire me confirme
que l’intérieur n’a pas changé. La fumée omniprésente et l’ambiance obscure
sont identiques, avec seulement quelques spots stratégiquement placés ici et là.
Le comptoir se situe d’un côté, les tables de l’autre, et la piste a sa place entre les
deux. Au fond, j’observe toujours la même scène qui surplombe légèrement le
tout, cependant personne ne joue en ce moment, car comme le précise le
panneau à l’entrée, c’est une soirée privée. Je dois admettre que tout le monde
s’est donné rendez-vous ici pour fêter mon retour au bercail.
Je vois que mon cousin Lennox et ma tante Lizzie font le service au bar pour
l’occasion. Je constate également que l’équipe des serveuses est au grand
complet. À savoir Lynn, Marcy et Magdalena. Et dire que je me suis tapé les
trois ! Cette pensée me fait doucement sourire, et inconsciemment, je suis déjà
en train de faire mon choix pour cette nuit. Soit la pétillante Lynn avec sa
minijupe et son chemisier largement décolleté. Ou bien Marcy, une noire au
tempérament aussi chaud que ses cuissardes le laissent supposer. Et enfin, nous
avons la jolie Portoricaine au visage de madone, et dont la simple tenue, jean et
débardeur, cache à quel point elle peut être fougueuse au pieu. Le choix va être
difficile. Et avec un peu de chance et de l’organisation, je pourrais même m’en
faire deux sur trois…
Je ressens un plaisir certain à poser de nouveau mon regard en ce lieu si cher
à mon cœur. Les membres du club des Black Mummies, ou BM en abrégé,
traînent comme à leur habitude dans le coin VIP qui leur est réservé, une grande
alcôve qui possède entre autres une table de billard neuve, rien que pour eux. Et
dire qu’à partir de ce soir, je pourrai pénétrer cet espace comme je veux… J’ai
tellement hâte d’y être que j’en trépigne d’impatience. Toute la troupe est
présente. Même dans l’obscurité ils sont facilement reconnaissables avec leurs
vestes en cuir sombre. Dans leur dos, on peut observer une momie dont le
bandage se noircit au fur et à mesure qu’il se défait. À l’époque, mon père, l’un
des cofondateurs du club avait trouvé l’appellation et appréciait le jeu de mots
avec le nom de notre ville : Maumee. En ce qui me concerne, je suis
moyennement fan, mais comme à l’époque je n’étais même pas né, ce n’est pas
comme si je pouvais ramener ma fraise trente ans après…
Mon père, le plus âgé de tous, seul rescapé des membres à l’origine de ce
groupe de fervents motards, préside avec justesse et vigilance notre club. Les
autres créateurs des BM sont morts ou emprisonnés. Quelle belle perspective
pour mon avenir ! Je ne suis pas dupe, et pourtant toute ma vie j’ai rêvé de cette
soirée d’intronisation. Celle où je deviendrai officiellement et définitivement un
membre des Black Mummies.
Mon président, et avant toute autre chose mon père, Sam Collins n’a pas
vraiment changé au cours de mon incarcération. Or, je note une certaine lassitude
dans sa posture et ses épaules sont bien trop basses. Qu’est-ce qui peut bien lui
bouffer la rate ? Il observe placidement la partie de billard engagée entre les
autres frères. En effet Teddy, Sal et Casey jouent contre Carter, Marlon et Red.
Quant aux deux derniers, Stan et Paul, ils sont simplement assis avec une
groupie sur chaque genou. Certaines choses ne changeront décidément jamais !
J’émets un son qui me rappelle vaguement un rire discret, en réalisant que mes
frères m’ont vraiment manqué. Lorsque je reprends mon inspection en passant
mon regard sur cette maudite momie en plastique qui orne le bar depuis des
années, mes yeux se posent enfin sur ce que je désire le plus dans ce satané lieu :
Harley…

Harley
La soirée s’annonce bien. Je suis en train de discuter de la rentrée
universitaire avec Sonia et Percy lorsque ma soif se fait ressentir à nouveau. Je
constate que je me suis déjà enfilé un gin-tonic. L’avantage d’avoir un père qui
fait partie d’un club et que le bar appartient à l’un de ses membres, c’est que
l’alcool interdit au moins de vingt et un ans n’est pas un souci ! Le revers de la
médaille, c’est que beaucoup ne tiennent pas compte des limites de leur propre
corps et qu’à cause de cela, cette saleté de mur des souvenirs arbore bien trop de
photos d’amis partis trop tôt…
Je balaie du regard la grande salle tandis que je me dirige vers le comptoir,
lorsque j’aperçois mon père, Teddy Estow jouant au billard. Il est sacré à mes
yeux, même si je suis tout à fait consciente d’ignorer beaucoup de choses à son
sujet. Des détails sombres connus seulement des autres membres de son club de
bikers : les Black Mummies. Ma mère non plus n’est pas au courant de toute la
face cachée de la vie de mon géniteur. Toutefois, nous ne sommes pas naïves. Ce
qui est clair dans nos esprits, c’est que c’est illégal ; ses quelques séjours à la
prison du comté tendent à confirmer nos hypothèses. Le détail de ses activités
illicites en revanche, je n’en suis pas certaine : trafics en tous genres, vols de
voitures, recels, transports de drogues, paris, combats, jeux d’argent illégaux…
Je me rappelle d’ailleurs qu’on a souvent spéculé à ce sujet avec Manus dans
notre prime jeunesse.
J’atteins sans trop de peine le bar. Lennox est libre et j’en profite pour hurler
par-dessus la musique pour lui passer ma commande. Ce petit blond à l’air
faussement angélique m’adresse un sourire entendu et s’en retourne pour
préparer mon verre.
Je repense à la journée qui vient de s’écouler. J’ai terminé mon travail à 19 h
et j’ai rejoint les copains à l’endroit habituel, à savoir « chez Sam », le seul bar
de motards de la ville. Il appartient au père de Manus et c’est le point de
ralliement de tous les membres, leurs familles et leurs amis, et ce depuis la
création des BM. À ce titre, je connais cet endroit depuis aussi longtemps que
remontent mes souvenirs. Son vieux jukebox ne passant que du rock des années
80, ses tables de billard aux tapis usés, ses cibles de fléchettes sur lesquelles
j’excelle depuis des années, ses canapés en skaï rouge. Et bien évidemment sa
scène située au fond, où jouent régulièrement les groupes du coin et qui me
projette l’espace d’un instant à l’heureuse époque de mon enfance. J’ai d’ailleurs
eu ma période de chanteuse de métal… Ici, je connais chaque personne et tout le
monde sait qui je suis, c’est la règle dans une petite ville de quinze mille
habitants comme Maumee. Certains vous diront que c’est une malédiction. En ce
qui me concerne, je n’ai expérimenté que ça, alors je crois que cet
environnement me rassure dans une certaine mesure. Pas de surprise et donc…
pas de problème !
C’est l’été et bientôt je quitterai ce bled paumé de l’Ohio pour emprunter la
voie tant attendue de l’université. Je m’acharne à travailler pendant les grandes
vacances au garage de mon père, dans le but de pouvoir subvenir à tous mes
besoins lors de ma future année scolaire. Mes parents ont fait beaucoup de
sacrifices pour que je puisse poursuivre mes études, mais ce n’est pas suffisant.
Pas quand on envisage un cursus en médecine, en chirurgie plus précisément.
C’est soit ça, soit reprendre la succession de mon père au garage après sa
retraite. En effet, la mécanique est ma seconde passion. Je reconnais d’ailleurs
une certaine analogie entre les deux. Rien ne me met plus en transe que de passer
une nuit à démonter un moteur, pièce par pièce, jusqu’à tomber sur le problème
qui empêche l’ensemble de ronronner comme il faut. La satisfaction que j’en
retire est quasi euphorisante ! Cependant mon père est catégorique quand il me
rabâche sans cesse :
« Je n’ai pas trimé toute ma chienne de vie pour te voir finir dans ce trou à
rat ! Tu vaux mieux que ça, mon bébé… mieux que Maumee ! » Alors j’ai
emprunté l’autre voix, celle de la sagesse, celle qui doit m’éloigner
définitivement de cette vie faite de longues balades à moto, de beuveries
monumentales, d’avenirs incertains et d’amis prêts à tout pour s’entraider dans
ce monde si chaotique.
Je souris intérieurement en me remémorant sa rengaine, lorsque j’entends le
bruit typique des portes du bar. Je tourne instinctivement la tête vers l’entrée. Il
est là… Manus, ou tout simplement Man, comme on le surnomme dans le coin !
Que dire au sujet de ce fils d’Irlandais pur et dur ? On a grandi côte à côte,
appris à tirer à la carabine en même temps, à conduire un deux roues ensemble…
bien avant l’âge requis d’ailleurs. Il est ce qui ressemble le plus à un frère pour
moi, vu que je suis fille unique. Il me protège, me rassure et sait m’écouter
comme personne d’autre. Et pourtant à part l’amour des moteurs, on n’a pas
grand-chose en commun. Il est aussi beau parleur que je suis discrète. Je préfère
user des mots pour faire mal, tandis que lui passe des heures chaque jour à
perfectionner ses techniques de boxe, dont il excelle à faire des démonstrations
gratuites pour un oui ou pour un non. Il est grand et mat de peau alors que je suis
menue et blonde. Ses yeux sont d’un vert magnifique contrairement aux miens
que je peux au mieux qualifier de noisettes. Je suis aussi banale et transparente
qu’il est charismatique et attire la foule à lui sans même s’en rendre compte. Les
hommes l’admirent, l’envient ou le détestent tandis que les femmes de 7 à 77 ans
lui courent après comme s’il était une espèce d’idole.
Je ne suis pas aveugle et je conviens volontiers qu’il est sexy à se damner,
néanmoins je le connais trop bien et depuis assez longtemps pour voir en lui
autre chose qu’un ami… mon meilleur ami. Celui-là même avec lequel j’ai
pratiqué mille et un coups fourrés dans mon enfance. Et il a toujours pris la
punition pour nous deux… Toutefois, là où moi j’ai su ne pas franchir la fine
frontière entre le bien et le mal, lui a apprécié la traverser avec allégresse. Il a été
condamné pour vol, il y a un an de cela, et ce soir nous fêtons son retour à la
maison, ainsi que son intégration officielle en tant que membre du club des BM.
Je ne parviens pas à me décider si je dois le féliciter ou le traiter de fou ! Il n’a
jamais caché son intention de suivre les traces de son père. Dieu sait que j’ai
essayé de l’influencer pour qu’il refuse cet héritage empoisonné… en vain !
Quel dommage ! Il est pourtant si intelligent ! Il ne tient pas à en faire la
démonstration, évidemment, mais moi je suis consciente de la vérité. J’ai pu
constater de visu les résultats stupéfiants de ses tests d’évaluation de QI. Il est à
la limite du génie ! Quel gâchis de le retrouver coincé parmi ces malfrats du
dimanche ! Son avenir sera fait de petits larcins au mieux, de prison assurément,
et d’une mort prématurée si l’on en croit les statistiques concernant les motards.
Ça finira par le tuer !
Mon regard s’attarde sur l’homme que je n’ai pas revu depuis plus d’un an.
Le choc est pour le moins… intense. Il a changé. Son attitude désinvolte et
joueuse semble avoir disparu pour laisser place à la puissance pure et à de
l’arrogance en quantité astronomique. Physiquement, il s’est musclé et ses beaux
cheveux noirs atteignent désormais ses épaules, le tout dans un effet
coiffé/décoiffé des plus attrayants, faisant de lui une gravure de mode. Je songe
une seconde à vérifier si mes lèvres sont correctement fermées et si de la bave ne
traîne pas aux coins de ma bouche. Mais que m’arrive-t-il ?
C’est l’été et la chaleur étouffante fait qu’il ne porte rien d’autre qu’un vieux
jean délavé et troué au genou gauche, ainsi qu’un simple débardeur noir
moulant. Je sais ce que cache celui-ci. Plusieurs tatouages qui mettent en valeur
ce corps athlétique. Il y a d’abord une Harley Davidson type JDH de 1927 ; son
plus grand rêve serait d’en remonter une. Ce dernier est stratégiquement placé
sur son pectoral gauche. Il paraît que son arrière-grand-père, sacrifié sur les
plages de Normandie, en possédait une. C’est un hommage pour ce héros de
guerre avec lequel il partage indéniablement l’amour des deux roues. Il a
également une tête de mort sur le biceps. Elle est plutôt simple, sauf si l’on fait
attention aux détails, à savoir qu’il est noté dans l’une des deux orbites le
prénom de sa mère, Maria. Autour de l’index de sa main droite est tatouée une
chevalière sur laquelle est dessinée une tête de momie. Toutefois, le plus
étonnant de tous est sans conteste la gueule-de-loup recouvrant entièrement son
autre épaule. Il n’a aucune couleur si ce n’est l’iris de ses yeux. D’un bleu tel
qu’on a l’impression que la bête est vivante et nous scrute jusqu’au plus profond
de notre âme. L’arrière de son torse est pour l’instant vierge de toute inscription,
pourtant demain matin je ne suis pas sûre qu’il en sera toujours de même. Et
pour cause, l’appartenance officielle au club exige un tatouage sur l’ensemble du
dos. Il arborera bientôt une grande momie perdant ses bandelettes. Un cœur est
emprisonné dans l’une de ses mains et un couteau de chasse est fièrement levé
dans l’autre. Ce n’est pas spécialement de bon goût, néanmoins le résultat en
jette un maximum. Et j’avoue que j’aimerais bien avoir le même.
Malheureusement, les filles ne sont pas admises au sein de ce cercle de machos
ambulants. Tout en poursuivant mon détail de Man, je note au passage une
nouvelle cicatrice sur son avant-bras. Elle paraît plutôt récente… Je suppose que
son incarcération a dû en laisser tout un lot, connaissant la fougue qui habite
Manus.
Quand mes yeux remontent sur son visage, son regard pénètre le mien. Il
arbore un sourire en coin qui dit qu’il sait exactement à quoi je pense. Il mime
un bonjour avec ses lèvres, ce que je trouve particulièrement attirant ce soir. Est-
ce dû au fait que je ne l’ai pas revu depuis si longtemps ? J’ai l’impression que le
type qui me fait face au loin n’est plus le Man que j’ai connu. Pour la première
fois de mon existence je l’observe avec un œil nouveau, d’un aspect purement
physique. Sa posture nonchalante, son regard perçant et ses larges épaules me
donnent des pensées un peu déplacées à son égard, je dois bien le reconnaître. Il
se rapproche d’une démarche assurée dans ma direction et en même temps
j’entends Lennox qui dépose mon jus juste devant moi. Cela rompt
définitivement le charme du moment. Je coupe notre contact visuel en faisant
pivoter ma tête vers le barman pour le remercier d’un simple sourire. Je n’ose
pas me retourner et le miroir derrière les bouteilles suffit amplement à conforter
ma décision.
En effet, un attroupement de femelles en chaleur s’est déjà formé autour de
Manus. La plupart se contentent de lui caresser distraitement le dos ou les bras,
mais certaines sont assez téméraires pour lui rouler une pelle. Les traces de
rouges laissées à cette occasion me donnent des envies de meurtre. Surtout
quand j’observe la propriétaire d’un de ces rouges à lèvres couleur « spéciale
pétasse » : Clarissa Bowman. Cette groupie de biker s’accroche à mon ami
comme s’il lui appartenait, comme si elle était sa copine, sa régulière dans notre
jargon. Connaissant l’homme, il l’a certainement déjà sautée, mais une chose est
sûre, elle ne représentera jamais rien pour lui ! C’est plus fort que moi, cette
garce me tape sur le système depuis plusieurs années et elle a le don de faire
ressortir ce qu’il y a de pire en moi. Cette fille de riche et sa bande aiment
s’encanailler avec les mauvais garçons du patelin. Cette nana me révulse au plus
haut point. Quel message envoie-t-on aux types quand on se trimballe en
minijupe et sans culotte ? Et bien évidemment un soutien-gorge, c’est superflu
pour la poitrine siliconée qu’elle arbore fièrement. Je me moque de ce que les
gens portent en général, mais pas quand il s’agit d’elle ! Manus et elle papotent
avec un entrain écœurant, bientôt rejoints par d’autres.
J’avale la moitié de mon verre de jus d’abricot d’une traite, dans le but de
faire redescendre la pression. Entre temps, la totalité des Black Mummies a
encerclé mon ami d’enfance et lui tape allègrement dans le dos tout en le
félicitant. La musique a cessé et d’un coup le brouhaha des embrassades emplit
mes oreilles. La joie est au rendez-vous, c’est certain. Et moi je reste plantée là,
comme l’andouille que je suis. Je devrais me retourner et courir vers lui pour lui
sauter dans les bras. Néanmoins, quelque chose m’en empêche. Peut-être est-ce
dû au fait qu’il va me demander des explications concernant mon refus de
communiquer avec lui pendant son incarcération… Honnêtement, je n’ai pas
envie d’avoir cette conversation. Pas ce soir ! Ou bien alors, c’est mon étrange
sentiment à son égard depuis que je l’ai revu sur le pas de la porte du bar. C’est
comme si des centaines de papillons voletaient dans mon bas-ventre. Je n’ai
jamais ressenti ce genre de sensation auparavant et une chose est certaine : je
peux affirmer sans conteste que je suis mal à l’aise ! J’ai l’impression de ne plus
être maîtresse de mon corps… Et puis Clarissa m’a filé les nerfs avec ses
minauderies, alors je préfère me calmer seule dans mon coin, plutôt que de me
retrouver à côté d’elle et de ses mains baladeuses…
— Bonsoir !
Je sursaute en entendant cette voix inconnue, d’un timbre vraiment agréable.
Je me retourne vers son propriétaire. Un grand blond aux traits fins et aux
vêtements coûtants visiblement plus chers que toute ma garde-robe réunie. En
même temps, ce n’est pas bien difficile. En effet, je n’ai que des jeans et des T-
shirts. Quelques shorts pour l’été, des surchemises pour les hivers et surtout pas
de jupes, ni de robes. La dernière que mon père m’a offerte et obligée à porter,
c’était pour le mariage de Carter il y a deux ans de cela. Un véritable calvaire…
J’en frissonne en y repensant.
Je poursuis l’inspection plus ou moins discrète de mon interlocuteur. Il est
habillé avec un pantalon à pinces gris clair et un polo blanc qui lui vont plutôt
bien, je dois le reconnaître. Des yeux d’un bleu intense, des cils épais, une
bouche affirmée, une fossette au menton et des traits amicaux complètent le
tableau. C’est un type gentil, c’est inscrit sur son visage. Toutefois, il ne colle
pas vraiment avec le décor du bar, alors la bonne question est : que fait-il ici et
surtout qui a bien pu l’inviter ?
— Salut, je lui réponds après avoir avalé une autre gorgée de mon délicieux
nectar, tu t’es perdu ?
Il se retourne, comme pour vérifier l’endroit où il se trouve, et me rétorque
en souriant.
— Non, je ne crois pas. Je m’appelle Cole, au fait.
Il me tend la main avec assurance et arbore de nouveau une mimique
amicale. Je regarde ses doigts un moment. Pas de trace de cambouis et des
ongles soignés à la perfection. À côté, les miennes font peine à voir. En général,
je me moque de ce genre de détail, cependant, ce soir est différent. Pour la
première fois de ma vie, je désirerais être plus jolie, je crois.
Il s’engage alors entre nous une conversation sympathique et facile, surtout
en considérant le fait que nous sommes issus de deux mondes bien différents.
J’apprends qu’il est le cousin de Clarissa, qu’il est venu passer un mois chez son
oncle pour un stage dans son entreprise, qu’il veut devenir avocat du droit
environnemental et qu’il est fan de bière américaine, la zombie dust en
particulier !
Rapidement, je ne lui tiens plus rigueur de son lien de parenté avec la garce,
car c’est un type simple, agréable et bien élevé. Dommage que sa voix ne me
fasse pas vibrer… Pas comme celle qui m’interpelle soudainement.

Manus

— Salut Harley !
Je vois ses muscles tressaillir au son de ma voix. Je suis posté juste derrière
elle et mon regard se perd dans sa longue chevelure dorée. Le genre qui me
donne une irrépressible envie de lui arracher son élastique afin de mieux pouvoir
passer ma main dedans… Seulement, ce n’est qu’un fantasme qui perdure depuis
que je suis âgé de quinze ans…
Sans attendre que cette chère Harley se décide enfin à se retourner pour me
rendre mon bonjour, je tends la main à l’homme avec qui elle parle.
— Cole, c’est bien ça ? Je suis Manus, un ami de ta cousine et de la
charmante tête de linotte qui te fait face.
Au moins, le type en question possède un minimum d’instinct de survie pour
cesser toute discussion lorsque je m’adresse à lui. Je note aussi que sa poigne est
franche et solide. Il me regarde sans hésiter et son expression avenante semble
authentique. Il n’est peut-être pas le trou du cul plein aux as qu’il paraît.
— Bonsoir Manus, heureux de te rencontrer.
Notre échange est rapidement écourté par le brusque demi-tour de Harley qui
affiche un sourire pour le moins hésitant. Tant pis pour Cole, je reporte toute
mon attention sur elle.
— Salut p’tite tête ! Comment va le futur docteur Estow ?
Elle se lève pour poser un chaste baiser sur ma joue. Aucune chance pour
que je ne réagisse pas à cette tentative évidente pour mettre une certaine distance
entre nous. D’un trait, je l’attire entre mes bras et l’emprisonne dans une étreinte
forcée. Elle n’ose pas bouger dans un premier temps, puis elle finit par me
retourner mon accolade. J’en profite pour lui murmurer à l’oreille :
— Tu m’as sacrément manqué !
Elle tente de se libérer, mais je l’en empêche et resserre mon emprise. Je sens
ses deux seins coller mes pectoraux, et en quelques secondes, j’ai une trique si
imposante que je doute qu’elle ait pu passer inaperçue. Mon érection frotte
l’intérieur de sa cuisse, bien malgré moi. Je suis soulagé en constatant qu’elle ne
m’adresse ni remarque acerbe ni coup de genou déplacé. Est-ce le choc qui la
rend impassible ou bien serait-elle enfin réceptive ? Après toutes ces années
d’attente, voilà qui serait… inespéré !
D’un coup, elle recule, comme si elle réalisait que quelque chose clochait
entre nous. Trop tard ma poupée ! J’ai remarqué une ouverture et je compte bien
l’utiliser à mon avantage. Elle interrompt alors mes pensées déviantes.
— Salut toi ! C’est bien de te revoir… en un seul morceau !
En le précisant, Harley caresse ma dernière cicatrice en date, placée sur mon
avant-bras. Un taulard a cru pouvoir me duper en me vendant des cachets de
contrefaçons. Je me suis plaint. Il a sorti son cutter. Je le lui ai simplement
enfoncé dans le cul… La routine dans une prison en définitive.
— Tu aurais pu être rassurée depuis le début si tu avais daigné répondre à
mes appels.
À peine les mots sont-ils prononcés que je les regrette. Je voulais prendre
mon temps pour aborder l’épineux sujet sur son attitude et surtout, ne rien lui
reprocher… Et voilà le résultat, cela ne fait pas cinq minutes qu’on s’est retrouvé
que je l’agresse déjà verbalement. Elle baisse son regard à terre avant de me
répondre.
Je l’observe se transformer soudainement en une furie : ses lèvres serrées,
ses poings fermés, son dos bien droit. Puis elle relève la tête et ses yeux me
lancent des éclairs, tandis que sa peau vire au rouge pivoine. Elle oublie tout ce
qui nous entoure, même la présence de Cole, et se lève en trombe pour marcher à
grands pas vers l’extérieur du bar. Elle n’aime pas les esclandres publics et je
comptais là-dessus pour un tête-à-tête plus intime, je dois bien l’admettre.
— Mais pour qui te prends-tu, bon Dieu ? Espèce de salopard égocentrique !
Je la suis, écoutant distraitement ses insultes marmonnées au passage, les
mains négligemment placées dans les poches-arrières de mon jean et un sourire
satisfait scotché aux lèvres. Quand elle commence à blasphémer, cela promet un
échange intense et chargé en émotions… J’en profite pour mater sans vergogne
son joli petit cul, particulièrement mis en valeur ce soir avec ce minuscule short
en jean effiloché.
Je passe devant mon père et celui de Harley en leur jetant à peine un coup
d’œil. Ils semblent en grande conversation pour le moment. Je pourrais
vaguement m’en inquiéter si je n’avais pas d’abord ce problème de furie à
régler !

Harley

Je suis tellement hors de moi que je pousse la porte battante avec un peu trop
de zèle. Elle claque contre le mur et manque de me revenir en pleine tête. Vive
l’effet boomerang ! Une chance que Manus l’arrête juste à cinq centimètres de
l’arête de mon nez. Je me fige et souffle un grand coup, dans le but de me
calmer. Je le remercie dans un murmure, et je reprends mon avancée alors qu’en
digne chevalier servant, il garde la porte grande ouverte.
Nous marchons sans but précis et lorsque la tension devient insupportable, je
n’y tiens plus et je lui balance enfin ce que j’ai sur le cœur depuis plus de treize
mois… qui m’ont paru trente ans.
— Mais bordel ! Pourquoi as-tu fait ça ? Est-ce que ton cerveau a été
bousillé par trop de coups reçus à la tête ? C’est forcément ça ! Sinon, explique-
moi pourquoi tu t’es laissé attraper par les flics !
J’ai profité de l’effet de surprise pour me retourner et le pousser du plat de la
main sur sa poitrine. Je constate d’ailleurs que cette dernière est plus dure que
dans mon souvenir.
— J’ai fait le con ! tente-t-il lamentablement de me convaincre.
— Ne me prends pas pour une débile Manus, le coupé-je, presque en hurlant.
Tu as dérapé sur une route droite, à quoi ? Quatre-vingts à l’heure ? Je t’ai vu
emprunter des cols de montagnes bien plus vite que ça, de nuit et par grand vent.
Tu l’as fait exprès, ne prétends pas le contraire. Mais comme je ne fais pas partie
des membres de cette satanée fraternité, personne n’a voulu répondre à mes
questions ! Alors si tu as un tant soit peu d’estime pour moi… crache le
morceau !
Je ne décèle aucune réaction sur les traits de son visage. Il ne dira rien. Vive
les lois du club !
— C’est contre les règles des BM, et tu le sais.
— On parle bien de celles-là mêmes qui interdisent à une femme d’intégrer
les Black Mummies ? répliqué-je avec amertume. Alors on n’a plus rien à se
dire. Bonne soirée, Man !
La déception m’emplit avec force et soudaineté. J’ai beau connaître le
règlement, j’espérais que mon amitié avec lui jouerait en ma faveur. Je me
retourne sans attendre une éventuelle réponse. Et pour cause, elle serait
incomplète ou totalement erronée. La migraine pointe le bout de son nez et je
décide de rentrer à la maison. On s’est éloigné l’un de l’autre plus que je ne
l’aurais imaginé. Je longe une allée de pick-up et de 4X4 pour rejoindre ma
Ducati.
Manus tente de me retenir en m’appelant. Néanmoins, quand il se rend
compte que cela ne sert à rien, il passe à l’autre méthode, la forte. Il pose sa main
sur mon épaule pour m’obliger à stopper. C’est le geste de trop pour moi. Je
m’arrête et profite de la baisse de sa garde pour lui asséner un coup de coude
dans les côtes. Le problème avec les amis de longues dates, c’est qu’ils
anticipent vos réactions, mieux que vous-même parfois. Il se déporte avec une
rapidité et une fluidité déconcertantes, avant de me pousser contre le tronc d’un
vieux chêne :
— Écoute-moi ! me hurle-t-il.
Son visage est pratiquement collé au mien et malgré la colère contenue dans
sa voix, j’ai étrangement envie de lui caresser la joue, de m’enivrer de son odeur
musquée, qu’il me semble sentir pour la première fois. Je remarque aussi cette
cicatrice sur son avant-bras qui me fend le cœur et que je voudrais couvrir de
baisers jusqu’à la faire disparaître. Et bien d’autres niaiseries dignes d’une
adolescente de treize ans. Je commence à comprendre que mon attirance à son
égard ne date sans doute pas d’aujourd’hui. C’est comme si son départ forcé
avait débloqué quelque chose au plus profond de moi.
Je dois me reprendre et calmer les battements de mon cœur. J’ai la
désagréable sensation que ce dernier tente désespérément de s’échapper de ma
cage thoracique.
— Je t’écoute, l’invité-je.
Ma voix est étonnamment sereine si l’on considère l’intensité de mes
palpitations internes. Mon interlocuteur aux yeux d’un vert plus profond que
dans mes souvenirs, semble également surpris par mon sang-froid apparent. De
toute évidence, il n’est pas le seul à avoir mûri durant cette dernière année. La
chaleur est telle qu’une goutte de sueur coule le long de sa tempe. Il l’essuie
avec le dos de sa main et c’est très regrettable, car je l’aurais bien léchée. Quelle
drôle d’idée ! C’est bien la première fois que j’ai ce genre de pensées déplacées
le concernant. C’est sur cette constatation, qui me laisse troublée, qu’il reprend
son speech :
— Ce que j’ai fait, c’est pour le club. Cela m’assure de rentrer directement
parmi les frères. C’est tout ce que je peux te raconter. Et crois-le ou non, ça me
crève le cœur de devoir te faire toutes ces cachotteries. En tant que fille d’un des
membres, tu sais que c’est la plus stricte vérité !
Même si je m’en doutais déjà, un seul coup d’œil sur son expression attristée
achève de me convaincre.
Je me retrouve à l’enserrer dans mes bras tout en posant mon oreille sur son
poitrail. Les battements effrénés de son cœur me font sourire.
— Je te crois, chuchotai-je, ce n’est pas pour autant que je l’accepte. Et
pourtant Dieu sait que tu m’as manqué !
Le temps paraît suspendu. Rien ne pourrait interrompre notre étreinte… Non,
rien ne peut m’obliger à le lâcher à cet instant.
C’était sans compter sur cette charmante Clarissa Bowman et sa voix de
crécelle.
— Manus ! Manus ! Je t’ai cherché partout. Rentre à l’intérieur, tellement de
personnes veulent te payer un verre.
Elle nous rejoint et ne se gêne pas pour nous interrompre. Elle va même
jusqu’à lui caresser l’arrière de son crâne, alors qu’il est encore entre mes bras.
Trop, c’est trop !
Je me libère de Manus et fais face à la perturbatrice, pour lui expliquer le
fond de ma pensée :
— Tu ne vois pas que tu déranges ?
Ma réplique incisive fait son petit effet puisqu’elle recule, vacille, et
s’écroule sur son cul rembourré. Autant en colère que surprise, je ne réalise pas
de suite qu’elle se tient la cheville gauche en pleurnichant de douleur. Je
remarque alors le talon de sa sandale coincé entre deux racines.
Je regrette d’office de l’avoir effrayée. Je compte m’accroupir pour inspecter
les dégâts quand Manus me devance. Lui et sa saleté de syndrome du sauveur, je
les déteste !
Je l’entends vaguement lui demander comment elle va, toutefois lorsque mon
regard se fixe sur ses mains posées sur sa jambe, je sens la colère revenir au
triple galop. Je préfère m’enfuir avant de faire empirer la situation.
Discrètement, je recule et contourne la vieille Buick qui nous cache du reste
du parking. Cette soirée tourne décidément au cauchemar et je ne songe plus
qu’à une chose : prendre ma moto et fuir cet endroit. Une petite balade au grand
air me fera sans aucun doute le plus grand bien. C’est la méthode la plus efficace
pour me rétablir après mes dérapages émotionnels.
Sur ma Ducati, je fonce sur la route 24, en direction de l’ancien champ de
bataille de Fallen Timbers, ressassant chaque instant de ces étranges retrouvailles
avec Manus. J’ai toujours apprécié ce lieu imprégné de notre histoire, il me
permet de vider mon esprit quand il est trop encombré par des pensées parasites.
Et ce soir, j’ai particulièrement besoin de faire le point sur ce qui s’est passé
entre mon ami et moi. Le ronronnement du moteur, le vent qui caresse mon
corps, les lignes courbées de l’asphalte ainsi que l’absence d’autres véhicules
rendent mon trajet aussi agréable que possible. Je me gare non loin du bord de la
route, sors ma béquille et me penche en arrière pour me repaître des bruits de la
vie nocturne. Cela me tranquillise comme aucun antidépresseur n’en serait
capable. Quand je suis à peu près détendue, je récupère mon vieux baladeur et
enfonce les écouteurs dans mes oreilles. Le premier album des « Simple Plan »
déverse sa mélodie rythmée et j’en soupire d’aisance. Voilà à quoi je
comparerais mon paradis personnel. À moitié affalée sur ma bécane, je m’endors
presque, lorsque je ressens les vibrations de mon portable. Cela brise ma bulle de
félicité.
Je vérifie au préalable l’identité de mon interlocuteur, s’il s’agit de Manus il
peut toujours rêver pour que je décroche. Non, c’est simplement ma mère. Elle
doit s’inquiéter de ma sortie tardive. Je ne peux pas le lui reprocher si je
considère qu’il est plus de trois heures du matin.
— Salut, M’man !
— Har… ley, tu dois fu… ir...
J’ai du mal à reconnaître le murmure éraillé de sa voix hachurée de sanglots.
Je me relève, alertée.
— Maman ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Va-t’en… avant… qu’il… prenne… toi…
Alors que je pensais qu’elle avait eu un accident, un frisson d’angoisse me
traverse le corps.
— Mais de quoi parles-tu ? Et pourquoi suis-je en danger ?
Ma voix augmente de façon exponentielle et finit par un cri, mais le silence
est ma seule réponse.
— Maman ! Maman ! je hurle désormais.
— Mummies… dan… ger… tu…
Une détonation se fait alors entendre, suivie par le bruit du téléphone qui
tombe sur le carrelage et… plus rien !
— Non !
Je m’époumone dans l’émetteur, puis j’enfourche ma moto et fonce vers la
maison. En temps normal, j’aurais mis dix minutes, mais je suis garée devant
chez moi en moins de cinq. Je dois admettre que j’ai allègrement enfreint toutes
les règles du Code de la route pour obtenir ce record.
Toutes les lumières sont éteintes et rien ne semble avoir perturbé le caniche
de notre vieille voisine. Je crois presque avoir imaginé cette conversation
cauchemardesque. Et dans un sens, je souhaiterais ardemment que ce soit le cas.
J’aimerais entrer pour en avoir le cœur net, cependant je suis terrifiée. Tout
ce que je parviens à faire, c’est saisir mon portable.

Manus

Je suis sur le parking du bar quand la sonnerie de mon téléphone chante un


air de Metallica. Pendant que je récupère mon appareil, je repense à ma soirée
merdique. Mon accrochage avec Harley, puis mon passage aux urgences avec
Clarissa. Trois heures d’attente pour une pommade et une attelle, le tout sous le
babillage incessant de ce moulin à paroles. C’est décidé, dorénavant je vais me
montrer un peu plus exigeant quant aux nanas que je mets dans mon pieu. Et
d’ailleurs, je pense même tester ma nouvelle résolution avec une petite blonde
aux yeux emplis de malice et au sourire ravageur. J’ai senti quelque chose avec
Harley lors de notre étreinte dans le parking. J’ai remarqué cette étincelle.
J’aurais pu sceller nos lèvres. Non, en fait, j’aurais dû l’embrasser avant que
l’autre enquiquineuse ne casse mon coup.
La sonnerie persiste et j’hésite à répondre. À cette heure-ci, c’est sans doute
mon père qui s’impatiente. Je devrais déjà être au bar pour la réunion officielle
de mon intronisation au sein des Mummies, et ce depuis longtemps. Il doit
vouloir me passer un savon. Le tintamarre s’interrompt, pour recommencer de
plus belle quelques instants plus tard. Je marmonne quelques insanités bien
placées à l’encontre du perturbateur, lorsque le nom de Harley affiché sur l’écran
me fait frémir instinctivement. Pour qu’elle me contacte à trois heures du matin,
c’est qu’elle doit avoir un problème d’envergure. Je décroche sans plus attendre.
— Harley ? Qu’y a-t-il ?
— Ramène-toi de suite chez moi, je t’en supplie. Il y a eu un coup de feu et
ma mère…
Sa voix sanglotante rend ses paroles difficilement saisissables.
— Calme-toi, Harley, la coupé-je brusquement. Je ne comprends rien à ce
que tu racontes.
— Viens, c’est tout ! Et prends ton flingue !
— OK ! Je suis là dans trois minutes !
Je vérifie que mon Glock est bien chargé et que la sécurité est bien mise
avant de démarrer en trombe, en direction de la maison des Estow. À peine
arrivé, je remarque que tout est calme ici, bien trop calme. Un silence de mort
règne tandis que je me dirige prudemment vers la Ducati de mon amie. Sa moto
est là, or Harley manque à l’appel. La porte est grande ouverte et je suppose
qu’elle est entrée. Quelle inconsciente !
Je me précipite dans son sillage en prenant bien soin de préparer mon arme.
Je la positionne droit devant moi et procède par de rapides coups d’œil
circulaires. Je m’accroupis près des ouvertures et avance ainsi pas à pas.
Je connais chaque recoin de cette maison par cœur, vu le nombre d’heures
que j’ai passées entre ses murs durant ma jeunesse. Après le départ de ma
génitrice, j’ai considéré Karen Estow un peu comme ma mère de substitution. Je
pénètre dans la cuisine. D’affreuses empreintes ensanglantées tapissent un des
pans qui mènent au salon. Je n’ai pas le temps de paniquer qu’un hurlement me
vrille les tympans et que j’accours dans sa direction.
Ce timbre de voix, même empli d’effroi, je le reconnais sans peine : c’est
celui de Harley. Je la retrouve agenouillée près d’un corps… celui de sa mère.
Cette dernière ressemble à une poupée de chiffon, placée face contre terre avec
deux impacts de balles : un au milieu du dos et l’autre à l’arrière du crâne. Je
suis à deux doigts de vomir devant cette vision d’horreur lorsque Harley est prise
de convulsions. Je lui touche l’épaule pour la rassurer... moi aussi par la même
occasion. Elle se retourne avec violence et brandit un couteau de cuisine dans le
but de m’attaquer. Je recule d’un coup en levant les mains au ciel, afin de lui
montrer que je ne lui veux aucun mal.
— Harley ! C’est moi ! Manus !
Elle me regarde avec ses grands yeux humides. À croire qu’elle ne me
reconnaît pas. Elle est en état de choc.
— Blondie, fais plaisir à ton vieux pote et pose ton joujou, lui dis-je avec
douceur.
Je l’ai toujours affublée de divers surnoms ridicules et en utilisant celui
qu’elle déteste le plus, je souhaite focaliser son attention sur moi, le seul être
humain à l’employer.
Elle cligne des yeux rapidement, et j’ai espoir qu’elle ait enfin un déclic.
— Manus ! C’est bien toi ? me dit-elle en bégayant.
Sa souffrance me brise le cœur.
Je m’avance vers elle et tends mes doigts en lui faisant un signe de la tête.
Elle me scrute, puis dirige son regard vers sa propre main, celle qui enserre le
poignard. À la vision de l’arme blanche, elle paraît surprise et sursaute avant de
me donner sa lame.
Je la récupère sans brusquerie et la pose hors de sa portée. Je l’entoure de
mes bras pour la réconforter. J’en profite pour vérifier l’état général du salon. Je
n’inspecte pas le reste de la maison, car je préfère d’abord mettre Harley en
sécurité. Je ne note aucune trace de lutte. Je me saisis de mon portable et
téléphone à mon père pour lui expliquer la situation. Sans surprise, il me dit de
contacter les forces de police. Le fait que le shérif soit le frère aîné de Red est
sans conteste un avantage.
Je raccroche rapidement après avoir eu un agent. Harley n’a pas pipé mot
depuis tout à l’heure. Elle se contente de se balancer d’avant en arrière en
frissonnant. Son regard est juste… vide. Un vieux plaid traîne sur l’accoudoir du
canapé en tissu fleuri. Je m’en empare dans le but d’envelopper les épaules
grelottantes de ma belle, sans m’inquiéter outre mesure des éventuels indices,
puis je la conduis à l’extérieur pour l’éloigner de toute cette horreur.
Quand les sirènes se font entendre au loin, mon portable sonne. Je décroche
en demandant :
— Quoi P’pa ?
— On a un problème, fiston. Après notre conversation, j’ai voulu avertir
Teddy, mais personne ne l’a croisé depuis presque une heure ! dit-il d’une voix
emplie d’inquiétude.
À cette annonce, je m’éloigne un peu de Harley, qui est assise sur le muret du
jardin.
— Fait chier ! Il est hors de question que je laisse Harley seule pour l’instant,
pas tant que ce foutoir n’est pas résolu !
— C’est évident, mon garçon ! Ramène-la à l’appartement dès que possible.
Sal et Red sont déjà en route…
— OK. Je peux te dire une chose : ce n’est pas un cambriolage ! Tout est trop
bien rangé ! Elle devait connaître le salaud qui lui a fait ça ! Penses-tu que cela a
un rapport avec le club ?
— Je me renseigne. On en reparle plus tard !
— Merci P’pa !
La voix de mon père était beaucoup trop calme au vu des évènements. Si je
ne savais pas qu’il est clean depuis cinq ans, je pourrais penser qu’il est
complètement drogué.
Le shérif gare son véhicule au même moment, en sort, la mine sombre, et se
dirige droit vers nous.
— Manus et Harley, est-ce que vous allez bien ?
— Oui ! Mais je ne peux pas en dire autant pour Karen. Tu la trouveras dans
le salon.
— As-tu vu ce qui s’est passé ?
— Non, mais tu peux compter sur moi pour dénicher l’ordure qui a fait ça !
Maintenant que les flics sont présents et que ma belle est saine et sauve, le
contrecoup du choc fait surgir ma colère. J’ai hâte de verser le sang de l’enfoiré
qui s’en est pris à la famille de Harley ! Personne ne s’attaque à la femme d’un
membre des Black Mummies impunément !
Dès que nous obtenons l’accord de Pete pour repartir, nous quittons
discrètement les lieux du crime. Nous passerons plus tard dans la journée au
poste de police pour faire nos dépositions. L’ambulancier examine Harley et
confirme mon pressentiment : elle souffre d’un syndrome post-traumatique. Il
me donne la consigne de ne pas la quitter des yeux durant les vingt-quatre
prochaines heures et de l’inciter à entamer une thérapie.
Harley est tel un pantin qui obéit à chacune de mes instructions sans
réfléchir. C’est comme si son corps était bien présent tandis que son esprit était
ailleurs, perdu dans les méandres de la douleur. Rapidement, je lui prépare un
sac de rechange pour la nuit. Je rentre sa moto dans le garage, car il est hors de
question qu’elle conduise dans cet état, ce serait du suicide. À la place, je lui
demande de s’installer derrière moi et de m’entourer de ses bras. Lorsqu’elle
m’enserre, je remarque qu’ils sont glacés…
Je roule doucement. Après quelques instants, je la sens se détendre et poser
sa joue dans mon dos. J’aime cette sensation, c’est comme si cela avait toujours
été sa place. Harley et moi, voyageant sur le même engin, ne faisant qu’un avec
le vent et la route ! Dans d’autres circonstances, j’aurais adoré cet interlude…
Il est plus de cinq heures du matin lorsque j’éteins le moteur de ma Harley.
Le parking du bar est désormais désert. Ma réunion d’intronisation a dû être
reportée à plus tard, je présume.
Et dire que cela devait être ma nuit !

Harley

Je suis dans le noir le plus complet et j’ai peur. J’entends des coups de feu et
les hurlements de terreur de ma mère. Je la cherche à tâtons dans cet endroit trop
sombre et je ne touche que du vide. Les cris s’amplifient, c’est le signe que
j’approche du but et quand je suis tout près, mes doigts sentent la froideur
métallique d’un canon de pistolet. Mon cœur palpite et l’odeur de la poudre me
file instantanément la nausée. Je veux m’enfuir, mais je suis paralysée et
aveuglée par l’obscurité ambiante. Puis, je perçois ce souffle près de mon oreille.
Il me murmure dans une voix totalement inconnue, comme déformée par
l’aspiration d’hélium.
— Pauvre petite fille… Tu devrais partir avant d’être la suivante. Cours,
Harley !
Je réalise que je suis assise dans un lit en train de hurler. Je cligne des
paupières et je note que je suis trempée de sueur lorsque mes yeux atterrissent
sur l’homme installé à mes côtés, vêtu d’un simple caleçon.
— M’as-tu giflé Man ?
— Je veux, tête de linotte ! Tu étais hystérique à crier comme ça. Un
cauchemar ?
— On peut dire ça, je lui réponds vaguement, tu n’aurais pas de l’eau ?
Je me remémore les détails de ce mauvais rêve. J’ai encore l’odeur de la
poudre dans le nez. C’était si réel ! Manus m’observe avant d’acquiescer et de se
lever en direction de la salle de bain attenante.
C’est à ce moment que je constate avec effroi où j’ai dormi. Ces dizaines de
posters qui recouvrent les murs, ce lit king size, cette guirlande de lampions
multicolores posée sur une étagère blindée de photos de son enfance : c’est celle
de Manus. Je remarque plusieurs clichés où je me reconnais sans difficulté. Il y a
d’abord celle où nous sommes tous les deux assis dans un bac à sable, puis vient
celle achetée en souvenir d’un voyage dans un super parc d’attractions quand
j’avais dix ans et lui douze. Et la dernière remonte à un peu plus de trois ans lors
d’une rencontre de moto-cross. Man avait bien évidemment gagné, toutefois j’ai
terminé seconde à la surprise générale. Je peux dire que ce jour-là, j’ai cloué le
bec avec satisfaction à plus d’un macho.
J’ai du mal à me remémorer comment j’ai atterri dans son lit, pourtant je suis
parfaitement consciente des évènements qui m’y ont conduite. Manus revient à
ce moment de mon introspection et me tend un grand verre. Je le remercie avant
d’en vider le contenu d’une traite. Je me sens déjà mieux. Toutefois, je n’aurais
rien contre un brossage de dents en règle, j’ai encore la bouche pâteuse.
Je repose le récipient sur le tabouret qui fait office de table de chevet. J’ai
envie de me lever, mais je réalise que je suis seulement vêtue de ma culotte et
d’un T-shirt blanc, trop grand pour moi par ailleurs. Il doit sans doute appartenir
à Man. Je n’arrive pas à me remémorer la manière dont je me suis retrouvée dans
cette tenue, en tout cas je ne suis pas particulièrement à l’aise avec l’idée de me
promener à moitié à poil devant lui. Cela me trouble. Alors je préfère rester où je
me trouve, ma pudeur sauvée par un drap fin en coton bleu.
— Comment suis-je arrivée ici ? Et qu’est-ce que je fais dans cette tenue ?
— Je t’ai ramenée chez moi. Je me suis occupé de toi et je t’ai veillée
pendant dans ton sommeil.
— Merci, Man ! lui dis-je dans un murmure.
— Désolé de te questionner aussi vite, mais peux-tu me raconter ce qui s’est
passé ? Tout ce que je sais, c’est que tu m’as appelé à trois heures du matin pour
que je rapplique avec un flingue. Je t’ai retrouvé aux côtés de ta mère. Toutes
mes condoléances…
À cette annonce, il n’ose même plus me regarder en face. La pitié dont il fait
preuve m’exaspère au plus haut point. Ce que je veux, c’est la tête du meurtrier
de ma mère plantée sur une fourche, servant par la même occasion d’épouvantail
au milieu du champ de maïs du vieux Gallagher, et pas de sa maudite
compassion !
— J’étais dehors lorsqu’elle m’a appelée, complètement paniquée. Je n’ai
pas tout compris. Elle m’a supplié de fuir. Je crois qu’elle essayait de me
prévenir que quelqu’un voulait s’en prendre à moi… Un homme, mais elle n’a
pas prononcé son nom. Par contre, il est probable que cela ait un rapport avec les
Mummies, car je suis sûre d’avoir entendu ce nom, juste avant que…
Je n’ai pas la force de terminer ma phrase. Le coup de feu résonne encore
dans ma tête.
— On va dénicher l’enflure qui a fait ça, ma belle, m’assure Manus en
recouvrant ma main de la sienne, si chaude et légèrement rugueuse, je te le jure
sur le club !
Je sais qu’à ses yeux rien n’est plus sacré qu’une promesse faite sur
l’honneur des Mummies, néanmoins en ce qui me concerne, ce satané club est
lié au meurtre de ma mère, même indirectement. Une affreuse question s’impose
à mon esprit lorsque je note l’absence de mon paternel. Jamais il ne m’aurait
abandonnée dans une telle situation.
— Et mon père ? Où est-il ? Est-ce qu’il va bien ?
La mâchoire de Manus se crispe et c’est très révélateur ! Mauvaises
nouvelles en perspective.
— Comment t’annoncer ça ma beauté ? murmure-t-il en resserrant l’étreinte
sur ma main. Personne n’a revu Teddy depuis sa partie de billard avec Marlon et
mon père. Elle s’est terminée aux alentours d’une heure du matin.
Man évite mon regard et fait craquer ses doigts en même temps qu’il
prononce ces paroles. Je le connais par cœur et son attitude est plus révélatrice
que les mots qu’il emploie.
— Tu penses qu’il est mort, je le vois rien qu’à ta tête.
— Je n’en sais rien, mais une chose est sûre : les flics croient qu’il est
coupable. A priori, Karen connaissait son agresseur et surtout… Teddy est
introuvable.
— Connerie ! Mon père aimait ma mère comme au premier jour !
Je hurle désormais sur ce pauvre Manus. Sans m’en rendre compte, je suis
déjà debout, en train de chercher mes vêtements. Je refuse de rester une seconde
de plus à ne rien faire alors que mon père est accusé à tort. Le problème c’est
que je n’ai pas la moindre idée d’où ils peuvent bien se trouver.
— Mes fringues Man ! Qu’est-ce que tu en as fait ?
Manus fait le tour de son lit pour me rejoindre et reste à une distance de
sécurité pour me parler avec douceur et fermeté :
— Que comptes-tu faire ?
Je ne suis pas résolue à lui répondre, ne le sachant pas vraiment moi-même.
Devant mon silence prolongé, Manus reprend :
— Nous sommes de ton côté Harley. En ce moment même, tous les frères
sont partis à la recherche de ton père. On va le retrouver !
Je ne décèle aucune duplicité dans son regard. Ses intentions sont
honorables, cependant cela ne suffit pas à me convaincre de rester.
— Ton club est à l’origine de la mort de ma mère, j’en suis sûre ! Alors, ne
m’en veux pas si je ne partage pas ton optimisme. Si tu souhaites vraiment te
rendre utile, dis-moi laquelle de vos magouilles aurait bien pu déraper au point
qu’on s’en prenne à ma famille et à moi.
Manus baisse le regard sur la vieille moquette élimée qui recouvre le sol de
sa chambre.
— Tu sais que c’est impossible. Nos affaires ne peuvent être discutées
qu’entre nous. Aie foi en moi, je vais attraper cette ordure ! Et pendant ce temps-
là, tu resteras ici, en sécurité… car je te rappelle que tu es en danger !
Sa voix s’est durcie et il est évident qu’il ne sert à rien de revenir à la charge.
Je connais la loyauté et la discrétion des membres de ce maudit club. Il a déjà
causé la perte de ma mère et peut-être celle mon père. Je suis même certaine
d’être la suivante. Peu importe ! Cela ne diminue en rien ma détermination. Je
retrouve mes santiags cachées sous le lit et les enfile. Le T-shirt de Manus
m’arrive à mi-genoux, j’estime que c’est suffisant pour ne pas être arrêté dehors
pour exhibitionnisme. Je me dirige vers la porte et passe devant la mine
exaspérée de Manus.
— Où vas-tu, Blondie ?
— Je vais enquêter !
Ma réplique est plus acerbe que je ne le désirais. Je ne prends même pas la
peine de stopper mon avancée pour continuer cette conversation stérile.
— Tu es folle si tu penses une seconde que je vais te laisser te mettre en
danger ! me dit-il en me rattrapant dans le couloir.
Je poursuis en descendant les vieux escaliers qui grincent, sans même lui
répondre. Ce serait une perte de temps. Du temps que je ne possède pas ! Je
passe devant Sam, Marlon et Red, assis face à une tasse de café encore fumante.
Les cernes qu’ils arborent prouvent qu’ils ne se sont pas couchés cette nuit. Je
me sentirais presque coupable de les juger aussi durement, alors qu’ils
s’investissent visiblement beaucoup dans la résolution de ce drame. J’ai bien
précisé presque. Le président dans un premier temps, suivi rapidement par les
deux autres, me présente ses condoléances. Je suis tiraillée entre les remercier et
les accuser. Du coup, je me contente d’un vague hochement de tête avant de
passer la porte battante du bar.
— Merde Harley ! Regarde-moi ! Parle-moi ! On va trouver une solution !
me crie Manus à bout de patience.
C’est en notant l’absence de ma Ducati que je réalise que je suis à sa merci.
Il me rejoint et même si je lui tourne toujours le dos, je peux sentir un sourire
sur son satané visage de beau gosse. J’ai besoin de lui et il en est parfaitement
conscient. Je ne lui donnerai pas cette satisfaction. Je vais repartir à pied chez
moi. Il me faudra plus d’une heure, mais tant pis ! Il ne m’obligera pas à rester
ici !
Manus a cessé ses tentatives de communication et se contente de m’observer.
Sous la chaleur oppressante de ce début d’après-midi, je commence à
marcher sur la route poussiéreuse en direction de ma maison.
L’Irlandais me suit pendant quelques mètres, à l’extérieur de « Chez Sam »,
puis il crie alors que je suis déjà à l’autre bout du parking :
— Quand tu auras besoin de moi, tu sauras où me trouver ! Et Pete attend ta
déposition dans la journée !

2ème partie :

Œil pour œil, dent pour dent.

Manus

Ce soir, je me réjouis de la foule présente au bar. Le concert des Hard Stones


n’est pas étranger au phénomène. C’est une décision du club, celle de reprendre
les divertissements après trois semaines de mises en bernes dans le but
d’effectuer d’intenses recherches pour rien. Vingt-quatre jours et cinq heures se
sont écoulés depuis mon dernier tête-à-tête houleux avec Harley. C’est idiot, elle
me manque, mais je me sens dans l’incapacité la plus totale de lui adresser la
parole. À quoi bon la déranger, si ce n’est pas pour lui apporter les informations
qu’elle attend de moi ? Je lui ai promis de trouver le coupable, pourtant j’ai
lamentablement échoué. Je ne me sens pas digne d’elle pour l’instant. Pas tant
que je n’aurai pas honoré ma part de ce contrat implicite. Je n’ai pas passé une
nuit correcte depuis la mort de Karen et j’ai également du mal à avaler quoi que
ce soit de solide… la bière ne comptant pas vraiment ! Mon père est aussi affecté
que moi, même s’il parvient à le dissimuler la plupart du temps. Après tout
Teddy était son meilleur ami depuis plus de vingt ans. Il boit plus que de raison
et il a également perdu du poids… trop de poids. Quand je le lui ai fait
remarquer, il a piqué sa crise et s’est barré faire un tour en moto.
C’était le lendemain de mon intronisation officielle au sein du club des
Black Mummies. J’ai appris au cours de cette dernière, tous les détails
concernant l’étendue de nos affaires. Le marché des paris principalement, mais
aussi de la revente de pièces rares pour motos et autos, récupérées pas toujours
de manière très légale. Toutefois grâce à mon petit séjour à l’ombre et à mon
introduction auprès d’un membre haut placé d’un gang italien de Détroit, nous
aurons prochainement la main mise sur un réseau de distribution de
médicaments. Analgésiques, anti-inflammatoires, antidépresseurs, anesthésiques,
neuroleptiques et même pilules contre les problèmes d’impuissance ne seront
bientôt plus inaccessibles sans ordonnance. J’ai déjà instauré un partenariat avec
la plupart des pharmacies de notre territoire. Un travail de longue haleine,
néanmoins si tout se passe comme prévu, il va rapporter gros !
C’est l’unique point positif dans tout ce bordel depuis ma sortie de prison !
Et ce soir, en faisant appel aux Hard Stones, j’espère bien marquer une autre
touche auprès de Harley : l’obliger à quitter son repaire de solitude pour venir
s’oublier dans le mien. Cette fille envahit toutes mes pensées la journée et fait de
mes trop courtes nuits de véritables films pornographiques. Je me réveille
souvent avec une érection aussi intense qu’inutile. Alors je me masturbe, plus
par routine et facilité que par plaisir. Je n’ai qu’à imaginer que ce sont ses mains
qui font tout le boulot, ou mieux encore, ses lèvres, et j’explose en moins de
deux. J’ai bien essayé de l’oublier entre les cuisses de dindes sans cervelle,
cependant cela me laissait inévitablement un goût amer au réveil, alors j’ai
définitivement abandonné cette option.

Harley

La fin de l’été est proche et pourtant il fait encore particulièrement chaud.


Les météorologues parlent d’un phénomène exceptionnel, du jamais vu depuis
plus d’un demi-siècle… C’est bien ma veine ! Aujourd’hui, j’aurais dû prendre
la route pour New York afin de commencer un cycle de quatre années pour
obtenir le diplôme me permettant d’intégrer la faculté de médecine. À la place, je
suis seule au milieu du garage de mon père. Je change le joint spi de la tige de
commande d’une Triumph T3.
Et voilà, j’ai abandonné mon rêve ! Et celui de mon géniteur, par la même
occasion. Je dois rester dans le coin et garder l’affaire familiale à flots. La raison
n’est pas basée sur de beaux sentiments, au contraire, elle est bien plus
primaire… Il s’agit d’une bonne vieille vengeance !
Ma mère est morte, son mari apparemment coupable aux yeux de la justice,
et sa disparition n’aide pas vraiment à le disculper. Le président du club, qui est
aussi le père de Manus, Sam Collins, me tient régulièrement au courant de leurs
recherches et pour l’instant, ils n’ont rien. Un témoin l’aurait aperçu dans la
réserve naturelle d’Audubon au lever du jour, et après, c’est comme s’il avait
disparu de la surface de la Terre. Le club le croit mort, toutefois personne n’a
l’honnêteté de me l’annoncer en face. Toute la ville sait que je mène ma propre
investigation. Si papa est bel et bien décédé, j’aurai d’autres questions pour les
Black Mummies. Des interrogations auxquelles ils ne répondront pas, comme
d’habitude…
En cuisinant le shérif et toutes les connaissances du coin, je n’ai pas
franchement obtenu d’informations intéressantes. Mon père n’avait pas
d’ennemis, pas de clients non satisfaits, pas de maîtresse dissimulée et
apparemment pas de vices autres que ceux reliés au club. Tout cela ne fait que
renforcer mon a priori. La réponse est cachée quelque part parmi leurs
magouilles, et je dois pouvoir accéder à l’information de l’intérieur. Je songe
particulièrement à l’un de ses membres…
J’ai rarement croisé Manus ces dernières semaines. Il ne m’a pas contactée,
et de mon côté… disons que je l’ai plutôt évité. Quand mes yeux se posent sur
lui, je ne peux m’empêcher de repenser à cette terrible nuit. Il est et restera le
témoin de ma douleur. Il m’a vu faible et ça me terrifie.
Je l’ai aperçu la semaine dernière en rentrant chez moi. Il squattait le trottoir
devant la pharmacie du centre et discutait avec cette emmerdeuse de Clarissa. Je
suis honteuse d’avouer que je me suis délectée en observant quelques bribes du
nouveau tatouage de Man, situé dans le dos. En effet, son débardeur blanc et
moulant ne laissait que peu de place à l’imagination. Je n’ai aucune difficulté à
visualiser le reste de la momie... Cela ne peut signifier qu’une chose : il est
officiellement admis au sein des BM. Grand bien lui fasse ! Je lui souhaite tout
le bonheur du monde à lui et à son maudit club ! Au mieux, il terminera ses jours
en prison. Au pire, il mourra, avant la quarantaine si j’en crois les statistiques à
ce sujet. Rien que l’idée me file des frissons. Cela est juste trop douloureux à
envisager !
Il ne me reste plus que lui en ce bas monde, c’est pour cela que je réfléchis à
un plan qui me donnerait accès aux affaires du club. En effet, si c’est lui qui a
causé la perte de ma famille, il n’est pas question qu’il m’enlève aussi Manus. Et
si au passage les Black Mummies en pâtissent, ce sera la cerise sur le gâteau !
Le problème, c’est qu’il me manque ! Ses petits surnoms débiles, sa présence
rassurante, son eau de toilette musquée, ses yeux qui semblent me transpercer, le
regard de son loup tatoué et même ses taquineries ! Il ne m’a pas contactée une
seule fois depuis que je l’ai planté au bar le lendemain du meurtre de ma mère, et
ça me blesse !
Le bruit du détecteur situé à l’entrée du garage m’oblige à revenir au présent.
Je me relève et fais face au nouveau venu. Je ne suis pas réellement surprise par
l’identité de mon visiteur : Casey. Il est le plus jeune du groupe après Manus.
Vingt-cinq ans, grand, avec des cheveux blonds en bataille, lui arrivant en
dessous de ses larges épaules. Il a un sourire de brigand et de l’arrogance à
revendre. Le digne représentant du type nordique est un sacré beau gosse. Il
possède en plus un humour ravageur et de la détermination pour deux. Je suis
certaine qu’il a un faible pour moi. Toutefois, ce n’est que depuis mon coup de
froid avec Manus qu’il n’hésite plus à me parler, me proposer de l’aide,
m’écouter geindre sur les affres de ma vie… Le tout avec patience et réconfort.
C’est un membre du club et à ce titre, il représente actuellement mon seul
accès aux informations les concernant. Je n’ai pour l’instant rien tenté, toutefois
il me paraît évident qu’il n’attend qu’un geste de ma part pour me demander de
sortir avec lui. Peut-être est-ce ma conscience qui m’empêche de commencer ce
jeu dangereux, pourtant je n’ai plus vraiment le choix dorénavant. Le shérif m’a
appris que l’affaire de ma mère était classée dans l’attente de nouveaux
éléments. Et par là, il entend bien évidemment la réapparition de leur principal et
unique suspect : mon père !
L’arrivant me serre dans ses bras un poil trop longtemps pour que cela ne
représente rien d’autre qu’une étreinte amicale.
— Salut Casey ! Que me vaut le plaisir de ta visite ?
Je prends un ton faussement enjoué en me reculant doucement, mais
surement. Être si proche de lui me dérange d’une manière que je ne saurais
définir. C’est sans doute à cause de la culpabilité ! Après tout, je compte bien me
servir de ce pauvre bougre...
— Je passais par là et je voulais t’inviter. Les Hard Stones jouent ce soir.
Je suis surprise par sa voix si douce et son air intimidé.
— Où ?
— Chez Sam.
Question idiote de ma part. S’il existe un groupe que j’adore et qui donne un
concert dans le coin, c’est forcément là-bas. Je n’y ai pas remis les pieds depuis
cette horrible nuit. Peut-être est-ce l’occasion ? Je suis perdue dans mes pensées,
et Casey finit par interpréter mon silence.
— Laisse tomber, c’était une mauvaise idée. Je sais que tu évites Manus,
mais comme tu es fan…
— C’est d’accord !
Casey se redresse fièrement et m’offre une expression de pur contentement.
Le genre qui pourrait vous faire virer votre petite culotte !
— Parfait ! On dit sept heures au bar, histoire de manger un bout avant.
— Je rêve ou bien est-ce un rendez-vous que vous me proposez, monsieur
MacCallahan ?
Il m’adresse un simple sourire en coin et un haussement d’épaules, en guise
de réponse. Son manque d’assurance évident avec la gent féminine ne
s’accommode pas vraiment avec son statut de motard. Du coup, cela me
déclenche un fou rire des plus sonores.
Il se retourne dans l’embrasure de l’entrée et me lance une dernière bombe
avant de disparaître.
— C’est bon de t’entendre rire !
Je suis étonnée par l’impact porté par cette ultime réplique. Il a tout à fait
raison. Je n’en ai plus été capable depuis cette terrible nuit. À quel point ce
drame m’a-t-il affectée ? Quel sera le prix à payer pour assouvir ma soif de
vérité et de vengeance ?

Manus

Je savoure une bière brune quand mon regard se pose à l’entrée du bar. Je
manque d’avaler de travers lorsque j’aperçois Harley en jean moulant, portant un
haut en soie, au décolleté en V plutôt profond. Ce n’est pas son style habituel.
Ses cheveux sont détachés pour l’occasion et de longues vagues dorées déferlent
sur ses douces épaules. Sa beauté est telle qu’elle n’a pas besoin de maquillage.
Cependant ce soir, la vision de ses lèvres brillantes me donne envie de fondre
droit sur sa bouche pulpeuse.
Mon ardeur s’effondre en apercevant le type qui entre juste derrière elle. Il
arbore avec arrogance cette veste en cuir noir, sans manches, semblable à la
mienne. Ce satané Casey marche encore sur mes plates-bandes ! Ce type me file
la haine depuis le premier jour de son arrivée en ville, il y a de cela quelques
années. Il est devenu membre en quelques mois à peine. Cela a été rapide… trop
rapide.
— Waouh ! On dirait que tu as un concurrent de taille cousin !
La voix de Lennox m’irrite plus qu’elle ne devrait. C’est certainement dû au
fait qu’il a raison. Je l’ignore intentionnellement, et descends le reste de ma bière
d’une traite.
Je me lève et me dirige dans un recoin qui me permet de surveiller le couple
tout juste assis sans être remarqué. Ils se sont installés face à face et passent
commande à Marcy. Je serai prêt à parier que Harley va prendre un burger avec
supplément de fromage, des frites et un grand smoothie pour faire glisser tout ça.
Quant à Casey, je me moque de ce qu’il va manger ! De l’arsenic, avec un peu de
chance.
Avec le bruit ambiant, je n’entends pas leur conversation, toutefois les traits
de Harley sont décontractés, presque rayonnants. Je dois admettre que ce maudit
blondinet a réussi là où j’ai lamentablement échoué. Pendant une seconde, je
songe à les laisser tranquilles. Après tout, il la rend heureuse, et c’est bien
l’essentiel en ce qui me concerne. Toutefois lorsque la main de cet enfoiré frôle
celle de ma Harley, la jalousie m’empêche de continuer mon espionnage. Je
préfère m’isoler dans le bureau de mon père avant de faire une bêtise. Me
trouvant dans le passage, je me sens obligé de les saluer pour faire bonne figure.
Quand ils se rendent compte de ma présence, Harley se crispe en perdant sa
jovialité, tandis que Casey m’offre un sourire narquois. Cet imbécile en profite
pour carrément recouvrir la main de Harley.
— Tiens, tiens ! Ne serait-ce pas Blondie avec son chevalier servant ?
— Salut, Man ! Comment vas-tu ?
Sa question à l’intonation froide n’est posée que par pure politesse. Harley
fait exprès de mettre une satanée barrière entre nous deux et c’est inacceptable.
— Oh, tu sais, la routine. Le club... tout ça, tout ça ! Rien qui pourrait
t’intéresser ma poule.
Bingo, j’ai obtenu l’effet escompté. Ses yeux brillent de colère et sa posture
se fait guerrière. Casey n’a pas décroché un mot et se contente d’observer notre
petit face à face.
— Bon, je vous laisse, j’ai de la paperasse en retard, je continue en tentant
d’ignorer le regard meurtrier de ma sculpturale blonde. Passez une bonne soirée
les tourtereaux.
Pour toute réponse, je n’ai droit qu’à un hochement de tête de la part de
Casey. Quant à ma belle, j’ai l’impression de l’entendre grogner. Hum ! J’en
frémis de plaisir…
Je repars tranquillement en direction de l’office, car j’ai effectivement
quelques factures à régler. Ces derniers temps, mon père a tendance à se
décharger complètement sur moi pour le côté administratif du bar. Il prétend que
c’est pour me préparer à prendre la relève. Néanmoins, il est encore jeune et
c’est probablement par pure fainéantise ! Sam Collins a toujours détesté
s’occuper de la comptabilité…
Je pénètre dans l’espèce du placard sans fenêtre qui sert de bureau à mon
père. L’espace n’est rempli que par quelques étagères blindées de dossiers
divers, une planche de bois posée sur deux tréteaux en guise de table et un
coffre-fort dissimulé derrière un vieux poster de mon père sur sa Harley, lors de
son voyage le long de la route 66 dans sa jeunesse.
Je commence à sortir le chéquier d’un tiroir, lorsque soudain, une furie
déboule dans la pièce. Bien joué ! Harley a non seulement marché, mais en plus
elle a couru.
— Quel est ton problème, Manus ? Tu m’ignores depuis plus de trois
semaines et quand enfin on se revoit, c’est pour mieux me balancer tes piques !
Elle est postée fièrement devant moi, les poings serrés le long de ses
hanches.
Je me relève calmement et contourne le pseudo-bureau avant de me diriger
vers la porte afin d’en fermer le verrou.
— Qu’est-ce que tu fabriques ?
— D’une, je ne t’ai pas ignoré. Je t’ai uniquement laissé du temps pour
encaisser le choc. Et de deux, te titiller n’a été qu’un moyen pour te faire réagir !
Pas très malin, je te l’accorde, mais au moins ça a fonctionné, comme tu peux en
convenir ! Tous les deux enfermés dans cette pièce, son parfum me grise les
sens, et j’envisage un instant de la faire mienne. Toutefois, ce que je désire pour
le moment c’est la pousser à concevoir notre relation sous un nouvel angle.
Puis ce sera elle qui viendra à moi !

Harley

Cet Irlandais de malheur a le don de me mettre en colère comme personne et


il le prouve encore aujourd’hui.
— Un coup de téléphone aurait été aussi efficace, tu sais !
Il est désormais assis à mes côtés et son odeur musquée me fait pointer les
tétons. C’est comme s’il était un aphrodisiaque ambulant ! Je suppose qu’il est
bien trop tard pour regretter de ne pas avoir mis de soutien-gorge. Et tout ça, à
cause du dos nu que j’ai choisi de porter ce soir. Je sens mes joues rougir. Je
préfère donc me relever pour m’éloigner.
— Sans doute, mais cela aurait été moins drôle, admets-le ! Il s’est
également levé et me suit comme un chien. Je me retourne d’un coup avant de le
stopper du plat de la main.
Je me sens prise au dépourvu, trahie par mon propre corps, et l’air taquin de
Manus me fait bouillir littéralement de rage. Du coup, je m’emporte sans
véritable raison.
— Arrête ça de suite ! Je ne sais pas à quoi tu joues, mais moi je n’ai pas le
temps pour tes âneries.
Son regard est désormais glacé. Il attrape mon poignet.
— Je ne joue pas, ma petite. Et te rencontrer avec cet idiot de Casey me file
la gerbe !
— J’ignore de quoi tu parles. Il m’a juste invitée à un concert. Arrête de voir
le mal partout !
Ma voix est assurée et pourtant je suis affolée.
— Ne te fais aucune illusion Blondie, son unique but est de te baiser par tous
les trous. Et une fois que ce sera fait, il te jettera comme on se débarrasse d’un
mouchoir usagé.
Sa vulgarité me fait perdre mes moyens, à moins que ce ne soit sa soudaine
proximité. Je réalise en effet qu’il m’a coincée contre un mur, ses mains placées
de chaque côté de ma tête.
— Casey n’est pas toi, Man !
— Sur ce point, on est bien d’accord, ma chérie. Je ne lui fais pas confiance,
et je refuse de voir ses sales pattes sur toi. Compris ?
C’est une blague, ou quoi ? La colère l’emporte sur mes bonnes manières.
— Va te faire foutre !
— Avec toi, c’est quand tu veux ! Et tu en redemanderas, je peux te le
garantir !
— Même pas en rêve !
Le malaise s’intensifie au fur et à mesure de cette joute verbale. Sa tête ne
cesse de s’approcher de moi affichant un sourire arrogant.
— Tu crois ça ? Il ne me reste qu’à te proposer une démonstration de mes
talents alors.
Et avant que je ne comprenne ses intentions, sa bouche se pose déjà sur la
mienne. C’est doux, c’est chaud et étrangement plaisant. Ma tête me dit que l’on
devrait arrêter, néanmoins mon corps me hurle de poursuivre. J’entrouvre mes
lèvres pour le laisser approfondir son baiser et insinuer sa langue dans ma
bouche, je lui réponds alors avec passion. J’ai déjà embrassé plusieurs garçons,
mais avec lui c’est totalement différent… carrément hors catégorie.
Je crois même qu’à un moment je gémis. Il pose ensuite sa main en bas de
mes hanches. Malgré l’épaisseur du jean, je sens l’électricité me parcourir
partout où ses doigts me caressent.
Il cesse de faire l’amour à ma bouche avec sa langue, pour mieux parsemer
ma chair de petits suçons jusqu’à mon oreille pour me murmurer des paroles qui
me filent des frissons de plaisir.
— Touche-moi, Harley !
C’est un ordre et même en sachant pertinemment qu’il s’agit d’une erreur, je
m’exécute.
Mes doigts se posent sur ses joues et j’apprécie pleinement sa barbe de trois
jours. Je le regarde sans céder, et pendant ce temps, une de mes traîtresses de
mains descend lentement le long de son dos... jusqu’à atteindre une de ses fesses
musclées. Je fais pression sur cette dernière pour que Manus se rapproche de
moi. C’est alors que j’ai la confirmation de mon espérance. Je sens son
impressionnante érection frotter en haut de ma cuisse. Manus à envie de moi !
Depuis quand exactement ?
Je suis figée par cette découverte et le biker en profite pour écarter mes
jambes grâce à son genou avant d’accentuer la pression sur mon bas ventre. Le
choc grisant a au moins l’avantage de me redonner la parole.
— Crois-tu vraiment que cela soit une bonne idée ?
— Oh, Blondie, si tu savais depuis combien d’années que j’attends ce
moment.
— Je ne comprends pas...
— Et moi, je suis persuadé du contraire.
Sur ce, il s’approche à nouveau de mon oreille afin d’en sucer le lobe avec
délectation. Mes pensées se dispersent, et je m’accroche à ses biceps avant de
respirer par saccades hautement sonores. Manus persiste dans son petit jeu de
séduction, en murmurant de douces paroles à mon oreille.
Il déplace ensuite sa main sur mon entrejambe avant de le frotter
délicatement. Le résultat est immédiat : je crie, car je suis à deux doigts de jouir.
Je suis dans l’incapacité la plus totale de lui répondre.
Heureusement ou bien malheureusement, le destin s’en mêle.
— Harley ! Tu es là-dedans ? C’est la voix inquiète de Casey, qui nous
parvient sans peine au travers des fines cloisons du couloir.
Man se recule doucement, en pestant contre le perturbateur.
La magie du moment est définitivement rompue. Je tente de reprendre une
certaine contenance, en remettant mes cheveux en place.
C’est sans un mot que je me dirige vers la sortie, tandis que Manus retourne
à sa vieille chaise à roulettes.
Je défais le verrou et ouvre la porte précipitamment. Casey est adossé au
chambranle juste derrière.
— Ça va ? Tu es toute rouge. Vous vous êtes encore disputés, c’est ça ?
— Oui, oui, c’est ça ! Tu me ramènes s’il te plaît.
— Et le concert ?
— J’ai la migraine ! Une prochaine fois.
Même si Casey n’est pas dupe, il se contente d’acquiescer avec un sourire de
connivence.
On s’apprête à repartir vers l’entrée du bar lorsque Manus passe à côté de
nous, après avoir refermé le bureau à clé. Il se dirige ensuite vers le comptoir,
sans même jeter un regard en arrière.
Je sens que je vais ressasser ce moment de passion pendant longtemps.

Manus

J’observe discrètement le couple mal assorti que représentent Harley et


Casey. Elle est définitivement trop bien pour lui. Il y a quelque chose qui me
chagrine au sujet du grand blond. Il est trop effacé, inexpressif, calme…
— Salut mon beau !
Je ne me retourne même pas au son de la voix de crécelle de Clarissa. Ses
bas résille et sa robe trop courte n’améliorent pas vraiment l’image de fille facile
qu’elle prétend vouloir effacer.
— Pas le temps, Clarissa ! Commande ce que tu veux ! Dis à Lennox que
c’est moi qui t’invite.
Je l’entends glousser de plaisir face à mon geste, qu’elle assimile à une
marque d’affection, alors qu’il ne s’agit que d’un simple subterfuge pour me
débarrasser d’elle. Et pour cause, ce soir, j’ai d’autres priorités : je dois parler à
mon club.
J’abandonne la foule et les Hard Stone. J’emprunte le passage uniquement
autorisé aux BM et rejoins rapidement Marlon et mon père déjà sur place.
J’arrive bon dernier, comme d’habitude. En effet, depuis la disparition de Teddy,
son ancien second, la place vacante a été redistribuée comme l’exige notre
règlement. C’est ainsi que Marlon a hérité du titre de vice-président. Je
n’apprécie pas particulièrement le principe, or en tant que petit nouveau, je n’ai
pas vraiment eu de poids dans la décision. Marlon représentait un choix logique.
De nous tous, il est le plus ancien membre, après mon père et celui de Harley
bien sûr. La quarantaine bien entamée, il ne vit que pour le club. Sa loyauté n’a
d’égal que son amour inconditionnel du Jack Daniel’s. Aucun de ses quatre
mariages n’y a d’ailleurs survécu. Il a opté pour le crâne rasé depuis ses vingt
ans, lorsqu’une calvitie précoce clairsemait déjà son cuir chevelu. Trapu comme
un molosse, il ne craint rien ni personne, à part sa mère peut-être. En même
temps, cette bigote revêche foutrait la trouille à Satan en personne. Pas étonnant
que Marlon ait mal tourné si jeune…
La disparition de Teddy a porté un coup sévère à notre moral à tous, d’autant
plus que nous n’avons pas la moindre piste. Harley nous accuse d’être fautifs
avec nos diverses combines, néanmoins je reste persuadé que le club n’a rien à
voir dans l’histoire. Et pourtant je me sens honteux de ne pas encore avoir réussi
à le retrouver.
— Assieds-toi, mon fils.
La voix autoritaire de mon père m’arrache à mes pensées et je les rejoins
rapidement. Mon père commence alors l’ordre du jour.
— On a peut-être une piste pour Teddy. Marlon, répète ce que tu m’as
rapporté !
Le visage amaigri de mon géniteur semble apaisé malgré sa fatigue évidente.
Ce bon vieux Marlon frotte sa barbe négligée avec insistance avant de
s’exécuter, c’est signe d’une intense excitation.
— J’ai des nouvelles d’une amie qui habite à Toledo. Elle travaille comme
gogo danseuse au « Nirvana ». Elle a entendu une conversation très intéressante.
Je le coupe net, sous le regard désapprobateur de notre président.
— Et tu fais confiance à une strip-teaseuse de ce repère d’abrutis ? Quelle
garantie a-t-on ? Par abrutis, je fais allusion au gang de Mexicains qui règne
d’une poigne de fer sur la ville. Tout y passe : prostitution, trafic de drogues,
racket de petits commerçants... Ils n’ont aucune limite et me filent des envies de
meurtre. J’en ai d’ailleurs tabassé une paire en taule, juste pour le plaisir ! Ils se
nomment « Los herederos de la muerte », Les héritiers de la mort ! Tu parles
d’un nom original !
Marlon reprend avec calme et détermination.
— Je connais cette gamine depuis qu’elle est haute comme trois pommes.
Son choix de carrière n’est sans doute pas judicieux, mais quand on a son unique
parent à l’hosto, on ne fait pas la fine bouche, alors, ne la juge pas ! Elle ne me
mentirait pas. Et encore moins avec la récompense que nous promettons !
— OK ! Admettons qu’elle dit vrai, que t’a-t-elle rapporté exactement ?
— Deux jeunes Herederos se sont vantés pendant sa danse privée d’avoir, je
cite, « coupé l’herbe sous le pied des Mummies ! ».
— Et qu’est-ce que c’est censé signifier ?
— Elle n’a pas pu rester plus longtemps, son show était terminé et son patron
l’a envoyée vers un autre client.
— Fait chier ! Si ces crétins sont impliqués dans l’histoire, il va falloir jouer
la partie avec finesse, ou ça finira dans un bain de sang.
Je jette un coup d’œil à mon père et ce dernier acquiesce. Je réfléchis avant
d’agir, et ça, c’est nouveau ! On ne pourra pas dire que mon escapade en prison
ne m’aura pas été bénéfique…
Marlon conclut son petit speech et il patiente visiblement que mon père
décide de la marche à suivre. Ce dernier semble peaufiner sa réflexion, le goulot
d’une bière brune scotchée à ses lèvres. Il pose sa bouteille un peu trop
brutalement avant de s’adresser à moi.
— Je veux que tu squattes la boîte avec Casey… En civil. Tu sors de prison
et en toute logique ils ne reconnaîtront pas ta tête. Mettez un costume s’il le faut,
mais ramenez-moi les informations dont nous avons besoin. On ne peut pas se
permettre de leur rentrer dedans avec si peu, ce serait stupide et suicidaire !
Marlon, récompense ta copine et ajoute qu’il y aura la même somme offerte pour
elle ou toute autre personne qui m’apporterait une information sérieuse.
Ce dernier hoche la tête avant de se lever et de quitter la pièce.
Je m’apprête à faire de même, lorsque mon père m’interpelle :
— Reste, j’ai à te parler de quelque chose de personnel. Sa mine déconfite ne
me dit rien qui vaille. Son regard m’évite et il tapote la table de ses ongles. Un
TOC qui a le don de me porter sur les nerfs.
— Je t’écoute ! Quel est le problème ?
— Je… Je suis malade, Manus… Huntington.
Je reste sans voix devant cette terrible annonce. Je ne connais pas grand-
chose sur cette maladie dégénérative, mais ce dont je suis certain c’est qu’il n’y
a aucun remède connu à ce jour.
— Depuis quand le sais-tu ? Est-ce que tu vas mourir ? Je bredouille en
prononçant ces quelques mots.
— J’ai commencé à ressentir les premiers symptômes quelques mois avant
ton arrestation, mais j’étais trop occupé pour réellement m’en soucier. Puis le
diagnostic est tombé peu après Noël. J’ai un traitement qui atténue mes sautes
d’humeur et mes troubles de la mémoire, toutefois je n’en guérirai pas.
— Qui est au courant ?
— Il n’y avait que Teddy… et maintenant toi. Je ne peux pas me permettre
que les autres l’apprennent. Sinon, cela m’obligerait à démissionner de la
présidence. En l’état actuel des choses, c’est inenvisageable.
Ce qu’il dit est vrai. Sa maladie le rendra faible aux yeux des autres et il
perdra toute autorité légitime.
— Et si ton état se dégrade ?
— J’aviserai à ce moment-là. J’espère juste avoir le temps nécessaire pour
que tu fasses tes preuves. Ce club a besoin de sang neuf, d’audace, d’intégrité et
malgré ton jeune âge, tu possèdes toutes ces qualités. Je sais qu’un jour tu seras
parfait comme président et j’espère vivre assez longtemps pour en être le témoin.
Mais en attendant, il faut que je reste en place. Quant à toi, tu vas devoir te
démener à deux cents pour cent pour leur prouver à tous que tu es digne du
poste.
Je reste estomaqué devant ce qui représente pour moi à ce jour la plus belle
preuve d’affection que mon père m’a offerte. Il pense que je suis digne de
prendre sa succession et mes mains en tremblent, comme je peux le constater
discrètement sous la table.
Mon père n’a jamais été du genre démonstratif, néanmoins lorsqu’il se lève
pour sortir de la pièce, je remarque ses yeux un peu trop brillants et je
m’effondre à mon tour. Je me précipite vers lui pour l’enserrer dans mes bras.
— Je t’aime, P’pa.
Il me rend bien volontiers mon étreinte avant de se reculer avec un sourire en
biais.
— Arrête ce sentimentalisme, fiston, je ne suis pas encore dans l’autre
monde ! déclare-t-il avec une joie feinte.
Sur ce, il pivote et repart en direction de la porte. Toutefois dans
l’entrebâillement il se fige et se retourne pour m’adresser une dernière requête
que je compte bien respecter.
— Prends soin de Harley, Manus, elle n’a plus que toi. Elle sera ta planche
de salut dans ce monde.
Même si ses paroles me laissent perplexe quant à leur sens profond, il ne
pourrait pas en être autrement.
— Aussi longtemps qu’un souffle de vie me traversera, je te le promets !
Sam Collins, arborant de nouveau son costume de président des Black
Mummies, semble satisfait de ma réponse, et puis s’en va.

Harley

Ma soirée pour le moins chaotique n’est pourtant pas terminée. Casey me


ramène du bar à bord de sa dernière acquisition flambante neuve, une Camaro
jaune. Pour un fan de moto, je trouve ce Nordique étrangement adepte des
voitures…
Peu importe, au moins ma chevelure ne fait pas peur à voir ! Casey est resté
assez silencieux sur le trajet du retour. Je ne suis pas certaine du motif.
S’inquiète-t-il simplement d’empirer ma migraine, ou se doute-t-il de quelque
chose concernant mon petit tête-à-tête avec Manus ? En réalité, cela m’intéresse
moins que de pouvoir prochainement virer ces satanées chaussures qui me
martyrisent les pieds. De plus, je rêve de me délasser dans un bain moussant,
avec un fond musical et un roman à l’eau de rose. Ce serait le Paradis.
Il stoppe le puissant moteur devant ma maison, et d’un coup, une lueur
d’inquiétude monte en moi. Je comptais juste lui souhaiter une bonne nuit,
toutefois il semblerait bien qu’il ne partage pas cette idée. Il pose doucement ses
mains sur ses cuisses et garde le regard braqué droit devant lui.
— Harley, je me demande si... toi et Manus, vous… comment dire…,
commence-t-il avec hésitation.
— Il n’y a rien entre Man et moi, il est mon meilleur ami depuis toujours,
mais ça s’arrête là.
Je réplique avec un peu trop de rapidité pour que cela paraisse naturel. Tant
pis… Casey pivote sa tête vers moi et son regard perçant m’oblige à reculer le
buste de quelques centimètres vers la portière.
— Tant mieux, Harley ! Parce que je voulais t’inviter dans un endroit plus
intime pour notre second rendez-vous.
Je fais semblant d’être complètement surprise par sa proposition, alors que
mon plan se met tout bonnement en place.
— J’en serai honorée, mon cher Casey ! Samedi prochain, le cinéma a
programmé une rétrospective sur la saga Star Wars. On pourrait manger un bout
avant ? Qu’est-ce que tu en dis ?
— OK ! Je connais un restaurant chinois formidable à Perrysburg, si ça te
tente bien évidemment…
— J’adore le canard laqué et le riz cantonais ! Tu passes me prendre à cinq
heures.
— C’est noté ! Il ne me reste plus qu’à te souhaiter une bonne nuit.
Son visage s’approche doucement du mien, comme pour me permettre de
changer d’avis. Toutefois si je refuse ce baiser, il risque de se poser des questions
à mon sujet.
Alors je le laisse faire et il applique ses lèvres sur les miennes. Ces dernières
sont plus fines que celles de Manus, néanmoins tout aussi douces. Il ne cherche
pas à s’imposer à moi et j’apprécie cette retenue, que j’associe sans conteste à du
respect. Il en profite pour caresser mes épaules de ses deux mains. C’est certes
agréable, cependant on est loin du feu d’artifice de sensations, que j’ai pu
ressentir une heure plus tôt entre les bras de cet irrésistible Irlandais.
Je me retire de son étreinte et le remercie encore une fois pour cette soirée,
avant d’ouvrir la portière et de sortir. Il ne cherche pas à me retenir et j’apprécie
l’attention.
Lorsque je pénètre enfin chez moi et que j’allume l’entrée, j’entends le
moteur hurler dans un crissement de pneus aussi futile que bruyant.
Première chose, je me déchausse et monte l’escalier en enlevant mon haut.
Arrivée dans ma chambre, le bas suit, et je me fais couler le bain de mes rêves.
J’installe mon baladeur sur sa base, et il sort de l’enceinte l’envoutante mélodie
du violon de Lindsey Stirling. Un rapide démaquillage et je m’immerge dans la
mousse aux senteurs relaxantes de lavande. Je ferme les yeux quelques instants,
pour me délasser au maximum. Je songe à l’entrevue avec Manus : son baiser,
ses caresses, son odeur enivrante, son corps ferme… Tout chez lui est étudié
pour en faire un être hautement attractif. Et je ne parle pas de sa meilleure arme,
le timbre sensuel de sa voix.
Je ne peux m’empêcher de le comparer à Casey, et à dire vrai, ils n’ont rien
en commun. Au bout de quelques secondes sous les assauts érotiques de Manus,
j’aurais pu virer ma petite culotte dans le bureau, tandis qu’avec Casey c’était…
gentillet.
Mes pensées dérivent par la suite vers mes parents, et en particulier le
meurtre de ma mère. Je me remémore comment je n’ai pas pu fermer l’œil de la
nuit la première semaine après sa mort. À chaque tentative, une multitude
d’images à la fois emplies de merveilleux souvenirs, et d’autres, nettement plus
cauchemardesques, ne cessaient de se bousculer dans ma tête.
Après l’enterrement, et une fois que la colère eut pris le pas sur la panique,
j’ai de nouveau pu accéder à un repos mérité… même si les mauvais rêves ne
sont jamais loin. Et puis, mon côté rationnel me persuade que si le tueur voulait
ma mort, je suppose que je serais déjà six pieds sous terre. Question de logique !
Lorsque mes yeux s’ouvrent de nouveau, la mousse a disparu et l’eau est trop
fraîche à mon goût. Je me rince sous un jet bouillant, avant de sortir rapidement
et de me frotter énergiquement avec ma serviette. J’ai la peau rougie par la
température élevée et par mon séchage intense.
Je remets de l’ordre dans la salle de bain avant de la quitter pour rejoindre
ma chambre, toujours nue. Cette dernière n’a pas changé d’un iota depuis près
de six ans. Une peinture mauve, un vieux lit datant de la jeunesse de ma mère,
une coiffeuse assortie et un grand placard encastré dont les portes ont été
remplacées par de simples rideaux épais de couleur écrue, en sont les principaux
éléments. Je n’ai pas envie de mettre un pyjama cette nuit, car il fait trop chaud.
Je ne me donne même pas la peine d’allumer la lampe de chevet tant les rayons
de la pleine lune illuminent cette pièce.
Je m’approche de la fenêtre aux voilages rose-parme et en profite pour
admirer le ciel nocturne. Mon regard dérive ensuite sur la ruelle bien calme en ce
milieu de nuit, lorsque mes yeux sont attirés par un détail.
Il s’agit d’une vieille camionnette. La peinture bleue est écaillée à certains
endroits. Le grand sticker Harley Davidson collé sur le côté me permet d’en
identifier aisément son propriétaire. Ce tas de ferraille appartient à Manus. Et en
me focalisant sur le visage derrière le volant, je n’ai aucun mal à reconnaître les
traits de ce dernier. Il est simplement assis sur le siège conducteur et il patiente.
Mais pour quelle raison ? C’est la question à un million de dollars ! C’est
comme s’il montait la garde. Combien de temps cela fait-il, au juste, qu’il
surveille mes arrières quand je dors ? Cela m’émeut plus que je ne l’aurais cru !
J’écarte légèrement le rideau pour obtenir une meilleure vue de la scène. Je
suis nue et j’en suis parfaitement consciente. Je devrais me sentir intimidée,
toutefois c’est tout le contraire qui se produit : j’ai envie qu’il m’observe dans ce
clair de lune. J’ai besoin qu’il apprécie la vision de mon corps dans son plus
simple appareil. Et si seulement cela pouvait le faire réagir, et qu’il vienne
défoncer la porte pour me faire l’amour par exemple !
Je repousse davantage le tissu transparent et passe nonchalamment la main
sur ma poitrine. C’est un geste doux et lent, qui associé à mes souvenirs de notre
dernier face à face, m’excite terriblement. Mes doigts disparaissent en accédant à
mon intimité, devenue toute moite entretemps.
Manus ne bouge pas pendant ce qui me semble une éternité. Pourtant, quand
je vais pour pester intérieurement sur le fait de me donner beaucoup de mal pour
rien, les feux avant de sa vieille guimbarde s’illuminent et il quitte son poste. Il
ne me lance pas un regard, même lorsqu’il passe à mon niveau.
Je pourrais en être vexée, si je n’étais pas aussi excitée. La frustration me
guette, si je ne prends pas rapidement les choses en mains !
Je me couche donc sur le drap en satin rose et je commence un lent
mouvement de va-et-vient entre mes cuisses. La tension devient vite
insupportable et pourtant aucune délivrance n’aboutit.
Je tente de me remémorer certaines des paroles de Manus :
Il ne me reste plus qu’à te proposer une démonstration de mes talents...
Je ne suis pas sûre de ce qui me fait le plus d’effet, ses mots qui sont la
promesse de futurs plaisirs intenses ou bien alors le ton assuré qu’il a employé.
Une chose est certaine, je ne connais pas meilleur somnifère qu’un bel
orgasme. J’ai dormi comme un loir cette nuit-là, d’un sommeil sans rêves… ni
cauchemars. Cela ne m’était plus arrivé depuis la mort de ma mère !

Manus

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, et je ne risque pas de rattraper mon


sommeil perdu ce soir. Non, à la place je squatte une boîte de strip-tease des plus
glauques, tout cela pour remplir la mission confiée par mon père. Je sais pourtant
que je n’aurais pas dû me garer devant chez Harley la nuit dernière. Mais c’est
plus fort que moi, j’ai perpétuellement besoin de m’assurer qu’elle est en
sécurité. Et peut-être bien que je veux aussi vérifier que Casey ne s’est pas
incrusté définitivement dans sa vie, ou dans son lit ! Heureusement que non ! À
la place, j’ai observé la lumière de la salle de bain allumée pendant une bonne
heure avant qu’elle ne s’éteigne enfin. Elle ne s’est pas donné la peine d’éclairer
celle de sa chambre. Du coup, je n’ai aperçu qu’une ombre flottante derrière les
voilages transparents de sa fenêtre.
Et puis elle s’est montrée dans l’ouverture. Elle était magnifique avec pour
seul vêtement un bout de voile. Sa peau nue était mise en valeur par l’éclat
nocturne. Lorsqu’une méchante érection m’a obligé à ajuster mon jean, tout ce
qui m’a retenu de la rejoindre, c’est que pour le moment je ne me sens pas digne
d’elle. Toutefois, ma résolution a vacillé lorsqu’elle a commencé à se caresser la
poitrine. J’ai envie de croire qu’elle s’est offerte en spectacle à ma seule
intention. Pourquoi ? La question est d’autant plus pertinente qu’elle s’intéresse
visiblement à Casey. À quel jeu s’amuse-t-elle ? Je ne pourrais pas en supporter
davantage ! J’aurais dû monter et la prendre par-derrière avec mes mains ancrées
sur ses hanches, jusqu’à ce qu’elle crie son plaisir à tout le voisinage.
Rien qu’en repensant à ce fantasme, j’ai la gaule, simplement assis dans ce
bouge, qui exploite la solitude et la luxure avec profit. Un pseudo-sosie de
Carmen Electra se tortille sur la barre et me sourit, songeant sans doute qu’elle
est la cause de mon état… Je préfère lui renvoyer une grimace grivoise, avant de
me retourner vers Casey. Pour une fois, il paraît aussi mal à l’aise que moi avec
son haut à carreaux et ses fausses lunettes. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour
notre club ? Je ne suis pas vraiment mieux loti avec ma chemise ajustée en lin
anthracite. On ressemble à deux pingouins et l’un comme l’autre, on n’en mène
pas large.
Cela fait déjà deux heures qu’on traîne dans la boîte crasseuse et pas un seul
Heredero à l’horizon. Des ivrognes, des routiers, et quelques agriculteurs du coin
y pullulent, mais aucun des gars qui nous intéresse.
— Ce n’est pas vrai ! Les seins de cette nana sont aussi faux que ses sourires.
Décidément, ce bouge immonde me file la gerbe ! s’exclame finalement Casey.
— Tu n’as pas tort ! Difficile de le nier, vu que j’ai croisé pas moins de trois
cafards en me rendant aux toilettes… et je ne parle même pas de l’état des
urinoirs.
La danseuse termine son show à poil et lance dans notre direction un baiser
accompagné d’un clin d’œil. Puis elle disparaît derrière un vieux drap en velours
rouge taché à de multiples endroits, et servant de séparation avec les coulisses.
Difficile de déterminer à qui de nous deux ses avances sont destinées… Casey,
j’espère ! Au moins, s’il baise cette fille, je me ferai un malin plaisir de le
balancer à Harley.
— On dirait que tu as une touche, le Viking !
— Merci, mais non merci, me répond-il à moitié en train de s’étouffer avec
sa gorgée de bière. Ne m’en veut pas, mais je préfère Harley !
Il l’aura cherché ! Je pivote vers lui et décide alors de changer de tactique.
— En parlant de ça, c’est sérieux entre vous ?
Il pose sa bouteille et se redresse avant de me répondre calmement.
— Je ne suis pas certain que cela te regarde. Mais par égard pour l’amitié
que te porte Harley, je vais satisfaire ta curiosité. Je la trouve superbe,
intelligente et elle appartient à notre monde, alors je l’ai invité à sortir, et elle a
accepté. Je ne joue pas avec elle, si c’est ce qui t’inquiète ! Je tiens trop à elle
pour ça…
— J’espère bien ! Si tu lui fais le moindre mal Casey, je jure de te…
— Me tuer ? me coupe-t-il froidement, pas le moins du monde paniqué. Cela
effraie sans doute les autres bouseux de ce patelin, mais pas moi. Et puis
pourquoi cela t’intéresse-t-il tant ?
— Je ne vois pas de quoi tu parles, je feins l’ignorance déplorablement. C’est
ma meilleure amie et elle n’a plus que moi pour veiller sur elle.
— Ne me prends pas pour un con, l’Irlandais, j’ai bien remarqué la façon
dont tu la dévores des yeux, me contre-t-il avec un sourire en coin.
Je m’aplatis presque sur la table pour m’approcher au maximum de cette tête
de nœud. Il ne recule pas d’un centimètre et me défie avec un tel aplomb, que
cela mériterait presque mon respect.
— Ce qu’il se passe entre Harley et moi ne te regarde absolument pas, mais
ne te fais aucune illusion à notre sujet. Si je la veux, elle sera à moi, même
maintenant… ne l’oublie jamais. Tu n’es qu’un bouche-trou, mets-toi bien ça
dans le crâne ! Le jour où elle n’aura plus besoin de toi, elle se rendra compte
que tu n’es qu’un loser !

Il écoute ma tirade avec un vif intérêt, et à la fin, il se cale au dossier de la


vieille chaise en bois, les bras croisés devant lui.
— Rien à foutre de tes jérémiades. Je suis sûr de pouvoir la rendre heureuse
et je vais le faire… avec ou sans ta bénédiction !
Je m’apprête à répliquer lorsque la vibration de mon portable m’en empêche.
Je décroche rapidement et m’éloigne du brouhaha ambiant de la pièce principale.
— Allo ?
— Revenez ! Je sais pourquoi les Herederos se sont vantés de nous avoir
coupé l’herbe sous le pied, et cela n’a rien à voir avec Karen ou Teddy. Rentrez
directement, on se retrouve tous dans une heure.
La voix de mon père à l’autre bout du fil est nerveuse et pleine de colère. Je
n’ai pas le temps de réclamer de plus amples explications que la tonalité
m’indique que mon président vient de me raccrocher au nez. Je ne sais pas ce qui
se passe, mais ça ne sent pas bon !
Je rejoins Casey, en train de mater une nouvelle danseuse déguisée en
écolière. Elle porte une jupe courte et plissée, des jambières blanches et un
chemisier transparent largement déboutonné qui complète sa tenue légère.
L’effet débauché est contrasté par deux nattes blondes sagement tressées et par
ses mocassins vernis. La fille aux traits résolument juvéniles possède un petit
quelque chose de plus que les autres. Pas de gros seins ni trop de maquillage…
Elle ne semble pas vraiment à sa place dans cet endroit, même si elle exécute à
la perfection son effeuillage. Quelque chose me dérange dans cette scène. Je file
un léger coup dans l’épaule de Casey, qui est trop occupé à baver devant la strip-
teaseuse pour remarquer ma présence.
— On se casse ! Réunion d’urgence ! je m’écrie pour passer par-delà le bruit
des enceintes.

Harley

Rien n’est meilleur qu’une bonne nuit de sommeil pour vous revigorer. Je
n’ai pas aussi bien dormi depuis longtemps ! Je mets en marche la cafetière et
une tartine à griller, lorsque le bruit de la sonnette de l’entrée me fait sursauter.
Je consulte la pendule et me demande qui peut bien venir à huit heures du matin
sans prévenir. Un frisson me traverse le corps avant que je ne me ressaisisse. En
effet, le tueur ne se donnerait certainement pas la peine de sonner, me semble-t-
il. En même temps, ma mère connaissait son agresseur, alors tout est possible…
Je prends une grande inspiration et me dirige vers l’entrée. Je jette un œil à
travers le judas et scrute le vieil homme en costume trois-pièces noir. J’ignore
son identité, toutefois il n’a pas vraiment l’allure d’un meurtrier, je lui ouvre
donc la porte.
— Bonjour, je peux vous aider ?
— Bonjour, vous êtes mademoiselle Harley Estow, fille de Karen et Teddy
Estow ?
— Oui, c’est moi-même, et vous êtes ?
— Je suis maître Singleton, avocat à Détroit. Puis-je entrer pour vous parler
quelques instants ?
— À quel propos est-ce ?
— Je suis chargé de m’occuper du testament de vos parents.
Je l’observe, complètement interdite devant cette nouvelle. Je n’étais pas du
tout au courant qu’ils avaient pris des dispositions. Je me reprends et ouvre la
porte en grand pour le laisser entrer.
L’homme visiblement proche de la retraite me suit jusqu’à la cuisine, puis il
décline poliment ma proposition d’une tasse de café. Je récupère la mienne et
m’assieds face à lui.
— Je n’étais pas au courant pour le testament. Mon père n’est pas décédé, je
ne vois pas pourquoi vous vous êtes déplacé de Détroit.
— Je suis là pour accomplir les dernières volontés de votre mère. Sachez que
monsieur Estow avait tout mis à son nom. La maison, le garage, les comptes
bancaires… tout. De ce fait, vous héritez de la totalité des biens, soit l’équivalent
d’un demi-million de dollars.
Je m’étouffe avec mon café en entendant le montant de ce qui me revient de
droit. Mais d’où peut bien provenir cet argent ? Après tout, mes parents n’étaient
pas riches et nos actifs immobiliers ne valent pas tant que ça…
— C’est une blague ?
— Non, mademoiselle. Vous avez de quoi subvenir à vos besoins un bon
bout de temps.
Il commence à sortir une pile de feuilles à parapher et à signer, alors que j’ai
un tas de questions à lui poser.
— Pourquoi mon père aurait-il pris un avocat à Détroit ?
— Monsieur Estow est venu me voir pour la première fois il y a six ans
environ. Il avait des interrogations concernant ses droits sur un enfant
biologique, dont il avait appris récemment l’existence. L’enfant habitant là-bas,
il s’était persuadé que c’était plus simple comme ça.
Je repose ma tasse, car je me sens légèrement défaillir à l’annonce de cette
nouvelle fracassante.
— Que dites-vous ? Un enfant ?
— Veuillez excuser ma maladresse, je pensais que vous étiez au courant, me
répond-il avec une mine sincèrement contrite.
— Eh bien non ! Cela signifie que…
J’ai trop peur de comprendre et préfère que mon interlocuteur termine ma
phrase.
— Que vous avez un demi-frère, mademoiselle Estow !
Je reste sans voix pendant un long moment, le temps que j’assimile la
nouvelle.
— Je peux repasser plus tard si vous le souhaitez, poursuit-il doucement,
comprenant aisément le motif de mon silence prolongé.
— Non, dites-moi plutôt comme il s’appelle ? Quel âge a-t-il ? Où habite-t-
il ?
— Je ne possède pas ces informations, à l’exception de son prénom :
Cormack. Les instructions de votre père le concernant étaient claires. Je devais
placer cent mille dollars et vous donner le chèque en cas de nécessité. Vous étiez
chargée de le remettre à qui de droit après sa mort a priori. C’est pourquoi je
pensais sincèrement que vous étiez au courant de son existence.
— Cependant, je n’ai pas la moindre idée de son identité. Pourquoi mon père
ne vous a-t-il rien dit, après tout vous êtes son avocat ? C’est étrange, vous ne
trouvez pas ?
— Vous savez dans mon métier, on est témoin de bien plus insolite.
— Ne vous a-t-il rien précisé qui pourrait m’aider à retrouver mon demi-
frère ? Êtes-vous sûr ?
— Je suis désolé. Par contre avant de finaliser le contrat, je me souviens qu’il
se parlait à lui-même. Il avait beaucoup de regret concernant une jeune fille qu’il
aurait connue au lycée et qui serait partie du jour au lendemain, sans rien lui
dire. Il culpabilisait de ne pas l’avoir recherché à l’époque. Sa tristesse m’avait
vraiment marqué, je dois bien l’admettre. C’est tout ce dont je me rappelle.
— C’est un début, merci pour les informations.
Je le rassure avec une sincère reconnaissance dans le ton de ma voix. Je
signe tous les papiers en triple exemplaires et les lui rends. Je les lirais plus tard.
— Il me faudra quelques semaines pour tout régler. Quand ce sera fait, je
repasserai avec les actes notariés à votre nom, ainsi que les documents
nécessaires pour que vous puissiez accéder à tous vos comptes et à votre coffre à
la banque.
En le mentionnant, l’avocat range toute sa paperasse dans sa sacoche en cuir
noir et marche en direction de mon entrée. C’est alors qu’il réalise que je ne le
suis plus. Il se retourne et m’observe.
— Vous avez bien dit « un coffre » ?
— C’est exact, mais je ne saurais vous dire ce qu’il contient. Je vous
présente toutes mes condoléances pour votre perte.
Je lui ouvre la porte et il s’y faufile sans attendre.
— À bientôt, mademoiselle Estow.
Le vieux bonhomme se retourne avec un petit hochement de tête en guise de
politesse, avant de rentrer dans sa Cadillac noire. Il tourne au coin de la rue,
alors que je reste plantée devant ma porte.
J’ai un frère…
Je me murmure cette phrase en boucle, juste pour m’en persuader.
Manus

De retour au bar, je fonce dans ma chambre pour me changer. Mon


déguisement me tape sur les nerfs, et comme si ce n’était pas suffisant, les
plaisanteries douteuses de Lennox ont fini de me convaincre. Un vieux jean, un
débardeur et ma veste du club, voilà qui je suis et comment je me sens bien ! Je
descends et commande un verre à mon cousin encore hilare, lorsque la voix de
mon paternel me rappelle à mes obligations. Je m’enfile cul sec mon shot de
tequila et me dirige vers la salle de réunion.
Cette fois-ci, la bande est au grand complet : Casey, Carter, Red, Marlon,
Stan, Paul, Sal et mon père bien évidemment. Ils sont déjà tous assis et arborent
une mine des plus sombres. Je m’installe à ma place et le président entame
directement les hostilités.
— Il y a une heure, j’ai eu un échange merdique avec Luciano Pavarito.
Notre accord pour les médocs tombe à l’eau. Il préfère confier le business aux
Herederos ! Ce qui explique la conversation surprise au Nirvana par la strip-
teaseuse.
Des tas d’insultes fusent de la part de tout le monde, moi y compris.
Pourquoi le chef de la mafia italienne de Détroit revient-il sur notre entente ? Je
me lève en tapant du poing sur la table.
— Comment ose-t-il nous poignarder dans le dos, après l’accord que j’ai
passé en taule avec son second ! Après tout ce que j’ai dû faire pour l’obtenir !
J’ai perdu un an de ma vie pour ça !
— Calme-toi !
Son ton est cassant et je m’exécute. C’est Marlon qui poursuit, avec une voix
certes tranquille, mais clairement haineuse.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit exactement ?
— Luciano pense que nous n’avons pas les tripes pour intégrer la cour des
grands, lance Sam avec dégoût, alors nous allons devoir lui prouver le contraire.
Un silence de plomb tombe à la suite de ses paroles. Tout le monde regarde
mon père, un mélange de hargne et de détermination se lit sur leurs visages.
— Il y a un combat samedi soir à Détroit. Il opposera son champion en titre
au challenger de notre choix. Si nous gagnons, l’accord sera à nouveau valide.
— Et si nous perdons ? intervient Paul, de sa voix rocailleuse.
— Si notre poulain échoue, reprend mon père non sans avoir jeté au
préalable un regard insistant dans ma direction, nous serons à sa disposition
jusqu’à ce qu’il estime que nous ayons fait nos preuves.
— C’est-à-dire pour la vie, claironne haut et fort Sal. Cela signerait la fin de
notre liberté…
— C’est le but, je suppose, confirme mon père. Nous deviendrions ses
larbins et je suis certain que nous reprendrions le trafic des médocs, mais à son
seul bénéfice.
— On ne peut pas tomber dans un piège aussi grossier, ajoute Casey. Ces
Ritals sont tarés s’ils pensent une seconde que nous allons accepter.
— Le problème est que si l’on refuse, ça signe également la fin du club.
Nous serons catalogués comme des lâches !
La voix de mon père résonne gravement dans la pièce et tout le monde se
tait, reconnaissant qu’il a malheureusement raison. Nous n’avons pas vraiment le
choix. Je me rends compte que mon séjour en taule n’était que la première étape,
et que j’ai encore un rôle à jouer…
— Je vais le faire ! Je vais botter le cul à son champion. Qui est-ce
d’ailleurs ?
Mon père et Marlon n’osent même pas me regarder en face.
— Tu sais que je suis notre meilleure chance, j’insiste lourdement, alors ne
tournez pas autour du pot et donnez-moi son nom !
— C’est le « Cerbère ».
À l’évocation de ce nom, les battements de mon cœur s’accélèrent. Je
connais sa réputation de tueur au sang-froid. Il aurait déjà écrasé la tête d’un
homme, juste parce qu’il lui avait fait une queue de poisson sur l’autoroute…
— Et ce n’est pas tout, continue mon père avec une voix légèrement éraillée,
Luciano exige un combat à mort.
Tout le monde se retourne vers moi, avec de la peine dans le regard. Ils
connaissent mon adversaire et ne pensent pas une seconde que je puisse le battre.
Avant mon incarcération, j’aurais sans doute partagé leurs doutes, néanmoins je
suis ressorti différent de cet Enfer. Et des personnes présentes ici, je suis le plus à
même d’avoir un espoir de gagner. Il faudra toutefois que je m’entraîne comme
un dingue pour mettre toutes les chances de mon côté.
— Je vais le faire, je répète ma précédente réponse aux membres du club...
autant qu’à moi-même.
— C’est du suicide ! s’écrient derechef Carter et Red, tandis que les autres
m’encouragent et me félicitent pour ma bravoure.
S’ils savaient à quel point je suis loin de me sentir aussi sûr que je le
prétends à ce moment précis. Seuls Casey et mon père s’abstiennent
d’intervenir.
Nous passons au vote : trois pour et trois contre. C’est mon géniteur qui avec
sa voix ferme donne le choix final. Il me scrute, le regard débordant de fierté et
de crainte.
— C’est décidé, Manus se battra pour nous. Notre avenir dépend désormais
de toi.
La réunion s’achève après ceci et chacun repart à ses occupations. Il ne reste
que mon père et moi dans la pièce. Ce dernier s’approche et pose une main
compatissante sur mon épaule.
— C’est ta chance, mon fils ! Celle de leur prouver ce dont tu es capable. Et
nous serons tous là pour te soutenir. Tu peux y compter ! À l’idée d’avoir une
assemblée d’amis pour ma potentielle mise à mort, je suis partagé entre réconfort
et embarras.
— Merci, P’pa !
Je n’ai qu’une semaine pour étudier ses attaques, lui trouver un éventuel
point faible, et m’entraîner. Je remercie encore une fois mon père pour cette
marque de confiance et je pars vers la salle de sport pour une séance intensive
d’haltères et de corde à sauter.

3ème partie :

Fais ce que tu dois, advienne que pourra.

Harley

Cela fait plusieurs jours que je ressasse ma conversation avec l’avocat. J’ai
un frère qui s’appelle Cormack. Si mon père était au lycée quand il l’a eu, cela
signifie qu’il est plus âgé que moi… Malheureusement, c’est tout ce que j’ai pu
en déduire jusqu’à aujourd’hui. Toutefois ce matin j’ai eu une illumination qui
implique que je dois aller squatter mon ancien lycée ! Et dire que je pensais
sincèrement ne plus jamais y remettre les pieds. Il va pourtant bien falloir m’y
résoudre, si je veux pouvoir consulter les albums souvenirs de mon père et même
avoir un entretien avec Mme Perkins, mon ancien professeur d’anglais et surtout
la meilleure amie de ma mère à l’époque. Elle est un peu une maman de
substitution dans ma nouvelle vie. Elle me contacte régulièrement par téléphone
et si nous ne mangeons pas au moins une fois par semaine ensemble, elle est
capable de m’envoyer le shérif pour vérifier que tout va bien. Et je ne parle pas
de toutes les boîtes de nourritures qui apparaissent dans mon réfrigérateur,
comme par enchantement à fréquence rapprochée. Et dire que je ne savais même
pas qu’elle avait un double des clés de la maison. La première fois où je l’ai
surprise dans ma cuisine, j’ai eu la peur de ma vie en songeant que cela pouvait
être le tueur. Quant à Viviane, elle a hurlé d’effroi en apercevant le couteau de
boucher serré dans ma main. Difficile de lui expliquer que j’ai caché des moyens
de défense un peu partout dans la maison sans me faire passer pour une folle. Je
ne suis même pas certaine que notre conversation sur mon père aboutisse ! En
effet, ma mère avait cinq années de moins que son mari et du coup ils n’ont pas
fréquenté le lycée en même temps. Pourtant cela vaut le coup d’essayer.
J’enfile ma vieille salopette en jean après une toilette rapide. Je mets mes
bottes noires, mon blouson en cuir renforcé et mon casque intégral rouge avant
d’enfourcher ma beauté mécanique. La chaleur a perdu en intensité et désormais
j’apprécie la protection de ma veste durant mes trajets, et ce même si je n’abuse
pas de l’accélérateur. En quelques minutes, je me gare sur le parking du lycée.
Personne ne fait spécialement attention à moi lorsque je me dirige vers la
bibliothèque. Cela est sans doute dû au fait que je passe inaperçue parmi la
population, vu que j’étais encore élève il y a trois mois de cela. Je fonce vers la
documentaliste et lui réclame les albums photo pour la période de la fin des
années 80, en élargissant même mon exploration à celles du début des années
90.
Je feuillette tout la matinée des centaines de pages à la recherche du moindre
indice qui pourrait m’aider dans mon enquête, mais en vain… Je retrouve bien
plusieurs photos de mon père, néanmoins rien qui pourrait m’aiguiller sur
l’identité d’une précédente conquête. Je profite de la pause de midi pour
rejoindre Mme Perkins… Viviane maintenant qu’elle n’est plus mon professeur.
À peine me voit-elle à travers la fenêtre de sa classe vide qu’elle se précipite à
ma rencontre et ouvre grand ses bras pour m’enserrer.
— Oh, Harley, chérie ! Comment vas-tu aujourd’hui ?
— Mieux, Viviane…
— Il n’y a pas un jour où je ne pense pas à Karen ! Elle me manque
affreusement…
— Moi aussi ! Il y a toujours ce trou béant au fond de mon cœur, mais
j’essaye d’avancer…
Elle se recule après m’avoir posé un baiser affectueux sur le front.
— Tu sais que je suis là si tu en as besoin…
Nous décidons alors d’aller déjeuner au snack situé en face du lycée. Une
salade César pour elle et un double cheeseburger frite pour moi.
— Tu devrais manger plus de légumes, Harley !
Son reproche me fait un bien fou.
— Tu as raison, je vais faire plus attention.
Je lui souris et elle me le rend volontiers, même si elle me connaît trop bien
pour être dupe.
— Qu’est-ce qui te tracasse, mon cœur ? me demande-t-elle d’une voix
compatissante.
— Ce n’est rien, je marmonne dans ma barbe. Je crois que je suis juste
encore sous le choc d’avoir découvert l’existence d’un demi-frère du côté de
papa.
— Quoi ? rétorque-t-elle presque en colère, Teddy aurait trompé ta mère,
c’est impossible !
— Non, c’était avant qu’ils soient ensemble. C’était à l’époque du lycée, je
pense. Je n’ai rien trouvé dans les albums de l’école...
— Ah ! Je comprends mieux maintenant l’objet de ta visite surprise. Tu
espères que je puisse éclairer ta lanterne.
— Je dois bien l’admettre !
Je suis amusée par sa réaction spontanée et généreuse. Viviane réfléchit en
tapotant ses longs ongles écarlates sur le bord de notre table en plastique. À
presque 40 ans, elle est toujours aussi belle que dans sa jeunesse. Elle arbore
avec fierté des rondeurs mises en valeur par ses éternels tailleurs jupes et ses
escarpins. Le temps ne semble pas avoir d’emprise sur les traits fins de son
visage. À moins que ce ne soit la gentillesse qui s’y reflète, qui donne cette
impression.
— Je connais peut-être la personne qui pourrait te renseigner. L’adjoint du
proviseur est de la même promotion que ton père si ma mémoire est bonne. Peut-
être qu’il se souviendra de sa petite amie de l’époque.
— Merci, Viviane !
Nous partageons une part de brownie, et je la raccompagne jusqu’à sa classe,
avant de me diriger vers l’administration.
C’est bien la première fois que j’aurai une conversation avec M.
Thanopoulos, et je ne suis même plus élève ici ! Ses traits épais, ses sourcils en
particulier, m’ont toujours filé les jetons, rien qu’en l’apercevant dans les
couloirs. Et puis il doit bien mesurer deux mètres pour cent dix kilos.
Je toque doucement à la porte de son bureau et une voix grave me répond
d’entrer. Je prends une grande inspiration pour me donner le courage nécessaire,
puis je pénètre dans la pièce que j’ai redoutée pendant tant d’années. Le géant
encore assis lève à peine les yeux de son écran avant d’y reporter toute son
attention.
— Bonjour, mademoiselle Estow ? Que puis-je faire pour vous ?
— Bonjour, monsieur Thanopoulos. Vous me connaissez ?
— Je sais le nom de chacun des élèves présents ou passés entre ces murs,
mademoiselle Estow. C’est mon travail ! Mais ne restez donc pas debout.
Contrairement aux idées reçues, je ne mords pas.
Je m’approche doucement et m’assois face à lui pendant que ce dernier
abandonne son ordinateur pour me regarder.
— J’ai appris pour votre mère. Je vous présente toutes mes condoléances
pour votre perte. Je ne la connaissais pas personnellement, mais je n’ai entendu
que des louanges à son sujet. Dites-moi ce qui peut bien vous ramener en ce lieu,
mademoiselle Estow ?
— En fait, j’espérais faire appel à vos souvenirs. Madame Perkins m’a
indiqué que vous étiez au lycée au même moment que mon père et j’ai besoin
d’une information.
— Oui, nous y étions bien ensemble, cependant j’ai peur de ne pas vous être
fort utile. Nous ne fréquentions pas les mêmes cercles. Je passais mon temps le
nez dans les bouquins, et Teddy dans les moteurs.
— Peut-être, mais comme vous venez de le préciser, vous connaissez le nom
de tous les lycéens. J’ai d’autant plus l’espoir maintenant que vous puissiez vous
remémorer de quelqu’un en particulier.
Il m’observe, le regard clairement interrogateur.
— Demandez-moi toujours, nous verrons bien !
— Je cherche une fille qui serait sortie un temps avec mon père, puis aurait
disparu du jour au lendemain.
M. Thanopoulos recule son siège tout en levant les yeux au ciel. Cela dure ce
qui me paraît une éternité, avant qu’il ne reprenne sa posture initiale. Et la
parole, par la même occasion.
— Je suis navré, mais il n’y a rien qui me vienne à l’esprit pour le moment.
Laissez-moi quelques jours pour effectuer des recherches dans nos archives et je
vous recontacte sans faute. Après tout, des jeunes filles qui s’en vont en cours
d’année, il n’y en a pas eu des dizaines pendant cette période. Il devrait être
possible de faire une liste restreinte.
— Merci, monsieur ! je lui réponds, la voix emplie de reconnaissance, même
si pour l’instant je n’ai rien de concret. Et désolée pour le dérangement.
Je lui laisse mon numéro de portable avant de sortir.
À peine suis-je devant l’entrée que la sonnerie de mon téléphone retentit.
Pendant une seconde, je me réjouis en pensant que peut-être l’adjoint du
proviseur a eu une illumination.
Mon excitation retombe aussitôt en constatant que ce n’est que Casey. Je
décroche malgré la déception, et tente de masquer cette dernière sous des
banalités.
— Salut, Casey. Quoi de neuf ?
— Salut, Harley ! Je suis désolé de te déranger, mais comme tu n’es pas au
garage, je me suis permis de t’appeler.
Sa voix assez peu enjouée me donne la désagréable sensation que la
conversation ne va pas me plaire.
— Aucun souci, j’avais quelques affaires à régler. Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien de grave ! Promis ! rétorque-t-il avec précipitation. C’est seulement
que je vais devoir reporter notre rendez-vous.
— Ah bon ? Un problème ? Cela a-t-il un rapport avec ma mère ?
L’inquiétude pointe dans ma voix, sans même m’en rendre compte.
— Non, non Harley, rien de neuf de ce côté-là. C’est juste que Manus a un
combat important samedi à Détroit, et que tout le club y sera pour le soutenir.
Je reste une seconde le souffle coupé. Manus va se battre.
— Harley ! Tu es encore là ?
— Oui, excuse-moi, je suis un peu dans les vapes aujourd’hui. Écoute, je
dois raccrocher, ça t’ennuie si l’on en reparle plus tard ?
— Bien sûr que non, je te rappellerai en fin de semaine.
— Super ! Bye !
Je mets fin à la conversation, les mains toutes tremblantes. Pour l’instant, je
ne me sens pas en état de reprendre la route. J’ai un mauvais pressentiment au
sujet de ce combat. Manus voulait arrêter définitivement la boxe peu avant son
incarcération. Son dernier affrontement a bien failli lui coûter son œil droit.
Alors que se passe-t-il chez les BM pour qu’il décide de remonter sur ce satané
ring ?

Manus

Je viens de passer ces trois derniers jours à courir, taper dans un sac de sable
et à suivre l’entraînement d’un ancien champion du coin, Mickey. À ce rythme,
je serais KO avant même d’affronter le « Cerbère ». J’enlève mes gants, puis
m’enfile un demi-litre d’eau d’une seule traite. Je m’éponge le torse avec une
serviette et je finis par m’assoir pour reprendre ma respiration. Chaque parcelle
de mon corps me brûle atrocement, et pourtant je n’ai pas le luxe de me plaindre
ou d’arrêter, le club, si ce n’est ma vie, en dépendent.
— À demain, Man !
— Bonne soirée, Mickey, soufflé-je avec difficulté dans un élan de douleur,
et merci encore pour ton aide.
— Je ne le ferais pas, si je ne pensais pas sincèrement que tu sois capable de
mettre au tapis ce gros tas de graisse. Il est lent et ce n’est pas une lumière. Tu
trouveras comment le battre.
— S’il ne m’assomme pas du premier coup !
Je lance cette réplique sous les traits de l’humour, mais en vérité j’y crois de
plus en plus. Je patiente le temps que mon pouls revienne à la normale et que
mes muscles veuillent bien m’obéir à nouveau.
Je suis seul dans la salle d’entraînement depuis dix minutes environ lorsque
je reconnais sans peine le bruit d’une démarche dans le couloir.
— Salut, Blondie !
Harley pose son casque sur le banc à l’entrée et enlève sa veste en cuir, avant
de se ruer vers moi. L’éclat de ses yeux prouve qu’elle est furieuse.
Elle est fièrement dressée juste devant moi, les poings serrés sur ses hanches
fines.
— Tu comptais me l’annoncer au moins ?
— Ah, tu es au courant. Je suppose que je dois remercier cette balance de
Casey. Ce n’est certes pas un secret, toutefois le raconter à Harley est une
connerie monumentale. Pas après que ma précédente rencontre se soit soldée par
un séjour à l’hôpital, et une bonne quantité de mon sang recouvrant ses fringues.
— Bien sûr que je le sais ! Que crois-tu, c’est une petite ville ! Pourquoi te
bats-tu d’ailleurs ? La dernière fois ne t’a pas suffi ! Que cherches-tu Manus, la
mort ?
— Je n’ai pas vraiment le choix, ma poule, grommelé-je à cause de
l’élancement des muscles dans mes bras, c’est vital pour les BM.
— Le club ? Mais enfin, de quoi parles-tu ? Et nous y voilà de nouveau,
toujours ce même problème qui revient sans cesse sur le tapis.
— Tu sais que je ne peux rien te raconter !
Ses épaules s’affaissent. Elle s’agenouille entre mes cuisses ouvertes et pose
sa main délicate sur divers hématomes de mon torse.
— Merde, Manus…
Elle jure et pourtant je ne l’ai jamais trouvée aussi belle qu’à cet instant
précis, tout simplement à ma merci ainsi agenouillée entre mes jambes.
— Tu es dans un sale état…
— Et encore, tu n’as pas vu l’autre !
Ma tentative d’humour échoue lamentablement quand j’observe le regard
noir qu’elle me lance.
Je décide donc de mettre un terme à ce tête-à-tête, pourtant dangereusement
excitant. J’essaye de me relever malgré les protestations énergiques de mon
corps en m’appuyant contre le mur.
— Laisse-moi t’aider ! Je peux te ramener dans ta chambre si tu veux ?
— Non, la douche des vestiaires, s’il te plaît.
En temps normal, j’aurais catégoriquement refusé son assistance, or je ne me
sens pas complètement capable de marcher pour le moment.
Elle passe mon bras derrière son cou, avant de le récupérer de l’autre côté, et
nous voici partis pour un calvaire qui me paraît durer une éternité. Par chance,
nous ne croisons aucun frère en chemin, sinon je serais la risée du club pour les
trois prochaines années… En admettant que je survive à samedi soir, bien
évidemment.
Nous atteignons notre destination. La chaleur et l’humidité ambiantes
m’apportent bizarrement une agréable sensation, la promesse de futurs plaisirs
du genre que seule une douche peut offrir à des muscles endoloris. Je rejoins
mon casier, et le banc placé le long du mur au fond me séduit tout à coup.
Néanmoins, il est hors de question que je me laisse emporter par cette sirène en
bois. Et pour cause, si je m’assois, je pense que je m’endormirai sur place,
incapable de me relever.
— Merci Harley ! Je vais prendre le relais.
— Quoi ? Tu es devenu pudique en prison, ou quoi ?
Elle se moque ouvertement de moi. Si elle savait la vérité, elle hésiterait
deux fois avant de me vanner à ce sujet. Du coup, je me contente de hausser un
sourcil.
— C’est toi qui vois !
Et sans attendre une seconde de plus je laisse tomber mon short le long de
mes cuisses. Mon boxer suit le même chemin de près. Je lui tourne le dos,
toutefois le petit couinement qui échappe de sa bouche, indique que le spectacle
lui convient tout à fait. Qui suis-je pour l’en priver ? Je me plie en deux dans un
effort surhumain pour virer mes baskets avant de m’avancer péniblement vers le
fond de la pièce, où se situent les douches collectives.
— Es-tu sûr que ça va aller, tu n’as franchement pas l’air d’être dans ton
assiette, Man.
Je n’ai pas la force de répondre à haute voix. Je suppose qu’elle a compris le
message de mon grognement, car je l’entends s’éloigner, en me traitant au
passage de divers mots doux...
J’envoie la pression dans les tuyaux et me plonge aussitôt sous un jet brûlant
des plus salvateurs. Je suis partagé entre la douleur et le bien-être que cela me
procure. Je passe plusieurs minutes avant de m’emparer du gel douche. Je me
lave comme je peux, même si j’ai un peu de difficulté à soulever les bras. Mes
muscles sont encore plus ou moins chauds, de ce fait je n’ose pas imaginer le
résultat demain matin au réveil.
Puis le flacon m’échappe et lorsque je tente de le récupérer, je glisse et me
retrouve le cul par terre. Au moins, le savon est bien dans ma main, maigre
consolation… Je pousse un cri puissant pour évacuer toute cette frustration
accumulée, ainsi que ma douleur !
C’est à ce moment-là que je l’aperçois, tel un ange. Harley est entrée sous la
douche, se trempant davantage à chaque seconde qui s’écoule, et passant son
regard sur moi de haut en bas pour vérifier que je vais bien. De toute évidence, le
milieu de mon corps n’a pas pu lui échapper. Rien que d’y songer, je sens cette
même partie reprendre peu à peu vie. Sa salopette dont le devant monte jusqu’à
la hauteur de ses tétons me permet d’apprécier la transparence de son T-shirt
mouillé. Se rendant compte que je louche sans vergogne sur ses seins moulés
sous son haut trempé, elle finit par éteindre le robinet en me parlant.
— Je dois m’estimer heureuse que tu mates ma poitrine, cela signifie que tu
n’es pas si mal en point que tu le parais.
Elle repart me chercher une grande serviette blanche avant que je ne puisse
lui répliquer quoi que ce soit. À son retour, elle s’accroupit et commence à
m’essuyer comme si j’étais un enfant. Et ça me met en colère…
Je me relève, faisant abstraction de l’élancement de mes muscles, et balance
au loin ce foutu carré en éponge.
— Je ne suis pas invalide, Harley, fulminé-je plus que je ne le souhaite, alors
garde ta pitié pour ceux que ça intéresse !
Je suis parfaitement cruel et injuste, j’en suis conscient. Je refuse simplement
qu’elle me voie comme un faible ! Plutôt mourir !
Harley se raidit au son de mes reproches et recule en se relevant. Son regard
me lance des éclairs.
— Tu sais quoi, déclare-t-elle avec une froideur parfaitement calculée, tu
n’es qu’un pauvre type. Je te souhaite bonne chance pour ton combat de samedi.
Et elle s’en va. Si je la laisse partir, je réalise que je serai incapable de
réparer le mal que j’ai fait… En admettant que je survive pour me permettre
d’essayer.
Je ne sais pas quoi dire pour me justifier, car aucun argument ne peut
cautionner mon idiotie. À la place, je la poursuis. La douleur s’estompe face à
ma montée d’adrénaline.
Je la rattrape et lui saisis le poignet. Dans un sursaut, elle se retourne, mais
ne dit rien. Je constate que son visage est empli de larmes. Elle se contente de
me fixer. Elle reste figée. Ce qui est sûr, c’est qu’elle ne compte pas me faciliter
les choses.
Ses yeux de biche, voilà ce qui me fait perdre la raison. Ils ont achevé les
dernières bribes de mon contrôle. Ils sont le point de rupture après des années de
patience.
La main entourant toujours son poignet, je l’attire un tantinet plus sèchement
que prévu pour lui faire comprendre que je ne veux pas qu’elle parte. Elle se
laisse manipuler, telle une marionnette dont je serais l’unique personne à pouvoir
tirer les ficelles !

Harley

Je suis tétanisée par ce que je ressens à ce moment précis. Manus est face à
moi, nu comme un ver et beau comme un dieu grec. Je remarque pour la
première fois un cobra qui entoure le haut de sa cuisse droite et dont la langue
sifflante pointe vers son entrejambe. C’est comme si ce dernier m’incitait à
regarder à cet endroit précis. Je me sens comme Ève face à l’arbre du fruit
défendu. Je devrais détourner les yeux et fuir. À la place, je me contente de baver
littéralement devant cette sculpture d’Adonis vivante. Autant dire que je ne suis
pas vraiment à la hauteur avec mes cheveux emmêlés, mon mascara qui a dû
couler et ma salopette trouée.
Je dois me reprendre, je suis censée être furieuse contre lui après tout. Mes
yeux embués en sont la preuve évidente ! Sa réaction est étonnamment
excessive, comme s’il se sentait diminué, ou je ne sais quelle autre connerie de
ce genre !
Lorsque je suis sur le point de récupérer le contrôle de mon corps, il est trop
tard. Manus me plaque contre le mur d’à côté. Ses lèvres écrasent déjà les
miennes et sa langue m’envahit avec une intense passion. Ses mains me
maintiennent au plus près de lui, une dans le bas de mon dos et l’autre calée sur
une de mes fesses. Ainsi, j’ai tout le plaisir de sentir son érection s’épanouir et
durcir le long de mon ventre. Rien que d’y songer, j’ai une envie folle de tomber
à genoux devant lui !
Je laisse mon fantasme de côté et je caresse son torse, m’attardant en
particulier sur ses tétons. Je les attrape pour mieux les torturer. Il grogne de plus
en plus fort, avant de défaire brusquement les attaches de ma salopette. Malgré
l’humidité de cette dernière, elle tombe facilement à mes pieds. Un instant, je
réfléchis sur l’ensemble de sous-vêtements que je porte aujourd’hui. Il est en
dentelle rouge… ouf ! Je me trouve idiote de songer à ces détails dérisoires,
alors que les grandes mains calleuses de Manus me pétrissent avec douceur les
seins par-dessus mon T-shirt.
Et puis, je cesse complètement de penser pour ne plus rien faire d’autre que
ressentir les sensations inédites que Manus me fait éprouver. Il écarte aisément
mon tanga et couvre avec ferveur mon entrejambe déjà humide. Et cela n’a rien
à voir avec les éclaboussures de la douche…
— Hum, tu es si douce et si soyeuse ! Je pourrais passer des heures à te
caresser. Il me murmure des paroles torrides au creux de l’oreille et un frisson
me transperce de haut en bas.
Il se recule légèrement et son regard d’émeraude scrute intensément chacune
de mes expressions, tâchant de déterminer à quel point je suis tombée sous son
emprise. Je profite de cette pause pour tenter de le repousser.
— Ce n’est pas une bonne idée, Man, je commence à répondre avec le regard
le plus neutre possible. Et notre amitié ?
Il me considère avec une lenteur exquise. Il approche à nouveau ses lèvres
des miennes. Il n’est plus qu’à un souffle de ma bouche, lorsqu’il daigne enfin
me répondre d’une voix rauque.
— Ton affection est précieuse, Harley, c’est certain. Mais je suis arrivé à un
stade de ma vie où elle ne m’est plus suffisante. J’ai besoin que tu
m’appartiennes corps et âme.
Et alors que je reste pantoise devant cet aveu des plus inattendus, un long
doigt me pénètre, me surprenant par la soudaine volupté qu’il apporte.
Je lève la tête au plafond en gémissant et en fermant à moitié les yeux, afin
d’en apprécier davantage la sensation. Je dois me ressaisir, car tout ceci est
inenvisageable. Je tente de reprendre pied.
— Arrête, Man… s’il te plaît.
Mon bel Irlandais me dévisage comme s’il ne comprenait pas ma requête.
— Mais je dois te préparer ma douce, pour que ta première fois soit la plus
agréable possible.
Le sourire qu’il affiche me file autant la frousse que le sous-entendu de sa
phrase. Il croit que je suis vierge ! Quand il va saisir la réalité, il va exploser ! La
mine décontenancée que j’arbore doit parler pour moi, puisque soudainement il
se fige et cesse par la même occasion tout attouchement. Il recule d’un pas et
croise ses bras devant lui.
— Qu’est-ce que tu me caches, Blondie ?
J’hésite entre avouer la vérité ou lui mentir délibérément. Toutefois comme il
me connaît par cœur, je réalise rapidement que la seconde option est
inenvisageable.
À la place, je me décolle du mur et en profite pour remettre ma salopette. Le
vêtement est froid, mais au moins je ne suis plus à moitié nue devant lui.
— Comment te dire ? Je… je ne…
— Crache le morceau !
Son ordre est quasiment tonné et j’en sursaute. Je le vois en train de passer
d’un pied sur l’autre. C’est signe qu’il commence à s’impatienter…
— Je ne suis plus vierge ! Voilà, tu es content ? hurlé-je à mon tour, en
réponse à son ton impérieux.
Manus, toujours nu et pas dérangé pour deux sous, se retourne avant de filer
un coup de poing dans un vieux casier. Il ne crie même pas. Il me fait de
nouveau face et c’est avec arrogance qu’il me répond.
— Qui est l’ordure qui a osé poser ses sales pattes sur toi ?
— Si tu penses une seconde que je vais tout te balancer, c’est que tu n’es pas
aussi intelligent que ça. Premièrement, je ne tiens pas à ce qu’il leurs arrive quoi
que ce soit, et deuxièmement, ils ne sont plus ici.
— Parce qu’il y en a eu plusieurs ?
— Deux, puisque tu insistes pour tout savoir. L’un a quitté le lycée au
printemps quand ses parents se sont fait muter. Quant à l’autre, il n’était là que
pour les vacances d’été, l’année dernière…
— L’année dernière, tu dis. C’était avant ou après mon arrestation ?
— Quelle importance ?
C’est alors qu’il me fonce dessus et pose un bras de chaque côté de ma tête.
Ainsi piégée, je ne peux rien faire d’autre que de le regarder droit dans les yeux.
— Répond !
— Quelques semaines après…
Est-ce de la douleur que je lis dans ses grands yeux tristes pendant un
instant ? Je ne suis pas certaine, le moment est fugace et l’énervement a déjà
repris le dessus.
— Tu te faisais sauter pendant que je devais lutter chaque jour en prison.
Comment as-tu pu me faire ça ?
La colère s’empare de tout mon être et je lui file un coup de genou dans le
ventre afin de me dégager de son emprise.
Il jure comme un charretier, mais heureusement à aucun moment il ne songe
à me rendre la pareille ! Alors qu’il s’assoit et se plie en deux, je m’approche de
lui et lui vocifère mes paroles.
— Et d’une, je ne savais pas que je te plaisais ! De deux, il ne fallait pas te
faire serrer ! Et de trois, je ne suis pas ta propriété ! Si c’est ce que tu recherches,
je te conseille d’aller retrouver le tas de poupées sans cervelle que tu t’es déjà
tapé !
Il me rend mon regard furieux sans sourciller ni répliquer.
Grand bien lui fasse ! En ce qui me concerne, ce tête-à-tête est terminé. Je
me retourne dans l’intention de quitter cet endroit, et lui par la même occasion.
J’ai presque atteint l’embrasure de l’entrée lorsque monsieur retrouve enfin
la parole.
— Je voulais attendre que tu sois assez mature… que tu sois majeure…
Je me fige, mais ne pivote pas. Ce ne sont pas vraiment des excuses en bonne
et due forme. C’est à peine une explication... Presque à la limite d’un simple
prétexte. Je soupire un grand coup, m’apprêtant à repartir, lorsque Manus
poursuit.
— Je ne suis qu’un con, Harley, j’aurais dû être franc avec toi depuis bien
longtemps. La vérité, c’est que j’ai eu peur que mon désir ne soit jamais
réciproque. Mais quand je suis sorti de prison, ton regard sur moi avait changé et
pour la première fois depuis des années, j’y ai cru.
Cela fait beaucoup à digérer en peu de temps. Les montagnes russes de mes
émotions me fatiguent et je ne songe plus qu’à faire une sieste. Au lieu de cela,
je dois repartir travailler au garage…
Man attend toujours une réponse de ma part, c’est certain. Le problème c’est
que je n’en ai aucune à lui fournir. Il a raison, depuis son retour je ressens
quelque chose de différent, néanmoins le destin s’en est mêlé et dorénavant le
meurtre de ma mère est ma nouvelle priorité. C’est pourquoi je préfère que nous
n’ayons pas ce genre de lien.
Je suis pieds et poings liés, et c’est sur ses amères pensées que je
l’abandonne seul dans les vestiaires, sans même avoir pris la peine de lui
répondre…

Manus

On est samedi soir et je suis dans la loge d’un ancien hangar, transformé pour
l’occasion en une salle de boxe. Le vieux bouc italien n’a pas lésiné sur les
moyens ! En effet, je note un ring de belle envergure, des femmes en tenues
légères, et de l’alcool à volonté. Les bookmakers vont s’en mettre plein les
poches. Actuellement, le « Cerbère » est coté gagnant à vingt contre un. L’intérêt
du pari est de déterminer en combien de rounds cette enflure va m’achever.
Après deux jours d’intense pratique et de nuits peuplées de cauchemars, dans
lesquels Harley refusait de me pardonner, une chose est certaine : j’ai vraiment
besoin de me calmer avant mon affrontement ! Rien qu’en repensant à ma
blonde favorite, je peste de nouveau. Son obstination et ses non-réponses au
téléphone me tapent sur le système. Elle a de la chance que cette histoire de
combat soit si importante à mes yeux, sinon je l’aurais déjà kidnappée ! Je
l’aurais attachée à mon lit, et ce, jusqu’à ce qu’elle reprenne ses esprits et nous
laisse enfin une véritable chance !
J’ai passé tout l’après-midi à visionner en boucle les combats de mon
adversaire et j’espère avoir trouvé son point faible sinon… je ne veux même pas
envisager les conséquences désastreuses d’un « sinon ». Les vidéos ont
clairement démontré qu’il est déloyal, et que sa puissance de frappe peut
s’avérer fatale !
Mickey me coache aussi pour l’occasion. Il m’abreuve d’un tas de conseils
de dernières minutes. Derrière lui, mon père fait les cent pas, visiblement à bout
de nerfs dans la petite pièce pas plus grande qu’un placard à balais. Cette attitude
ne m’aide pas franchement à me concentrer. J’ai vraiment besoin de faire le vide
dans mon esprit avant mon face à face crucial.
Je consulte la vieille pendule murale. Il reste moins de dix minutes avant que
la cloche ne sonne le début des hostilités. Ce combat sera sans pitié, sans limites,
et seul le dernier debout sera victorieux ! Les êtres humains semblent vouer un
culte effrayant à la violence. À croire que la vue du sang les excite ! Je n’ai
jamais partagé ce sentiment. J’aime participer à une bonne rixe de temps en
temps, néanmoins je ne supporte pas d’être le spectateur de ce genre de barbarie.
— Bouge vite, qu’il tourne en bourrique… Essouffle-le au maximum ! Fais-
le sortir de ses gonds et il baissera sa garde, c’est à ce moment-là que tu auras
ton ouverture !
Les paroles de mon coach s’impriment dans mon esprit. Cela paraît si simple
à l’entendre !
Je me contente de hocher la tête en me relevant. C’est l’heure. Je suis mon
entraîneur, accompagné de mon père. Nous arrivons bien trop rapidement aux
abords de la foule, qui s’écarte à mon approche, telle la mer rouge devant Moïse.
Certains m’acclament avec ferveur, bien que la plupart soient des fans de mon
adversaire, qui se pavane déjà à l’autre coin du ring. Il ne fait aucun doute pour
la majorité des personnes ici présentes que je vais me faire laminer. À moi de
leur prouver le contraire ! Je me contente de marcher sans fanfaronner. La mise
en scène, ce n’est pas mon truc. À la place, je scrute les alentours à la recherche
d’une petite blonde à la langue bien pendue…
Dire que j’ai passé des années à faire fuir ses éventuels prétendants, tout cela
pour rien ! Elle a perdu sa virginité avec un péquenaud de vacancier ! Je me suis
renseigné sur lui. C’est un geek à lunettes, avec qui elle est sortie quatre mois.
Un de ces gars dont l’activité favorite est de jouer sur des plateformes en ligne...
Non, mais soyons sérieux, quel mec sain d’esprit passerait son temps cloîtré
devant son ordinateur, alors qu’une superbe fille est à sa disposition ? Quel
crétin !
Je ne vois Harley nulle part dans la salle et ça m’angoisse. J’ai pourtant
croisé les autres frères et même quelques groupies.
Je m’abaisse sous les cordes et rejoins mon coin. Le présentateur, un petit
chauve en costume de pingouin, procède au discours habituel. Il me nomme le
« Crazy Irish », soit l’Irlandais fou. Quel est l’idiot qui m’a dégoté ce pseudo à la
noix ? Les yeux fuyants de mon père répondent à ma question. Je lui balance un
regard lourd de reproches avant de lever un de mes bras. Une partie de la foule
scande mon nom à tue-tête. Ce n’est certes pas la majorité, néanmoins cet appui
fait chaud au cœur. Je ne porte qu’un short ample bleu cobalt à large élastique
blanc, et mes tatouages. Je souris à quelques-unes de mes supportrices assises
juste au premier rang. Qu’elles profitent bien du spectacle pendant que je
ressemble encore à quelque chose…
Le présentateur introduit ensuite le « Cerbère ». C’est au tour du molosse en
face de moi d’être applaudi avec intensité. Nous avons plus ou moins la même
carrure, toutefois il est plus épais et son aspect général prouve qu’il sait
encaisser. Il a déjà eu le nez brisé plus d’une fois et je crois bien qu’il lui manque
deux dents devant. Il a également une grosse cicatrice sur son arcade sourcilière
droite. Mais le pire est son regard noir, digne d’un tueur en série… Ce que je le
soupçonne fortement d’être à ses heures perdues, pour le compte de la mafia
italienne. Juste histoire d’arrondir ses fins de mois… Ou simplement pour le
plaisir !
Le pingouin énumère les règles. — autant dire qu’il n’y en a aucune ! – avant
de donner le coup de sifflet qui signale le début du face à face. Il s’éloigne
rapidement, et enfin, on entre dans le vif du sujet.
Mon adversaire me fonce dessus d’un pas lourd. Il paraît évident que nous ne
ferons pas dans la dentelle ce soir. Je commence à tourner autour du ring en
sautillant, tout en l’observant avec calme. Je maintiens ma garde haute et attends
qu’il soit à portée de voix pour entreprendre ma tactique.
— Alors, le décérébré ! je souris en déformant avec joie son nom de scène.
Ton short n’est pas vilain, tu ne sais pas s’ils font le même pour mec ?
Je ne plaisante qu’à moitié ! Ce dernier est d’un rouge qui tend vers le rose et
le nombre de strass dépasse largement le maximum autorisé pour un homme !
L’effet est immédiat et le nerveux accélère le pas. Je sautille sur place en
priant pour avoir joué la bonne carte. Mon adversaire est furieux, et l’absence
évidente de crainte dans ma posture accentue le phénomène. Je feins
l’indifférence et la patience. Encore une leçon que m’a apportée mon passage à
l’ombre : si tu montres ta peur, tu te fais baiser… Dans tous les sens du terme !
Il m’envoie un puissant uppercut… Du moins, il le serait s’il m’avait touché.
À la place, j’esquive par la droite en me baissant, et lui porte un coup en bas des
reins, légèrement sur le côté. J’ai l’impression d’avoir percuté un mur et ce tas
de muscles ne semble même pas ébranlé.
Je continue sans lui laisser le temps de se retourner. Je me relève pour lui
coller une droite à l’arrière de son épaule gauche. Je suis presque sûr que c’est
son talon d’Achille, à savoir une ancienne blessure qui n’a jamais réellement
guéri. J’ai remarqué sur les vidéos de ses combats qu’il évite d’exposer cette
partie de son corps. L’impact ne donne pas l’effet espéré, car déjà il pivote dans
ma direction avec une facilité déconcertante, et me file un coup qui me brise
quelques côtes et m’envoie au tapis par la même occasion. Je suis ventre à terre
et je contiens tant bien que mal ma nausée.
J’entends des sifflets et des insultes, pourtant je n’ai pas vraiment le luxe d’y
accorder de l’importance. Il faut que je me relève avant qu’il ne me balance un
coup de pied ou pire, tente de m’écraser la tête comme j’ai pu le constater dans
quelques-uns de ses combats.
J’ai à peine le temps de me remettre sur le dos qu’un bon 46 s’abat en
direction de mon visage. J’emprisonne sa cheville entre mes avant-bras, avant de
lui tordre le genou. C’est une réussite, puisqu’il n’a pas pu me toucher, mais en
plus je suis parvenu à le déséquilibrer. Et je ne parle même pas du craquement
satisfaisant qui provient de son articulation.
Malheureusement, ce n’est pas suffisant pour le faire tomber. J’ai à peine le
temps de me remettre sur pieds qu’il me fonce déjà dessus. Le « Cerbère »
commence alors une série de gauches/droites aussi puissantes que précises. Cet
enfoiré connaît ma faiblesse de l’œil et tente par tous les moyens de me rendre
aveugle. Toutefois, je suis vif et évite les coups destinés à ma pauvre tête. Le
haut du buste, c’est une autre histoire ! Un uppercut au plexus particulièrement
traître me coupe momentanément le souffle. Je me plie en deux et cette ordure en
profite pour frapper au niveau de mes cervicales. Cela a bien failli
m’assommer !
Heureusement, je suis sauvé par le gong !

Harley

Je pénètre dans le hangar noir de monde alors que le combat a déjà débuté, si
je considère les encouragements provenant de tous bords. Je force le passage
jusqu’aux abords du ring, à coups de casque au besoin. Lorsque je peux enfin
apercevoir Manus, mon cœur bat à cent à l’heure. J’avais oublié à quel point il
était charismatique dans cette posture, et à présent, je réalise aussi à quel point il
est beau… Mais qu’est-ce qui a bien pu le motiver à boxer à nouveau ? Tous ces
secrets que cachent les Black Mummies commencent sérieusement à me taper
sur les nerfs ! Si seulement leur règlement n’était pas si sexiste, je pourrais au
moins avoir ma chance d’intégrer le club !
La cloche vient de sonner et Manus se relève sans attendre. Il se frotte
activement le cou et procède à de multiples rotations de la tête. Il doit
certainement vouloir s’assurer que rien n’est brisé… Il regagne son coin sans
boiter, mais je reconnais sans peine la souffrance rien qu’à la crispation de sa
mâchoire. Je le rejoins rapidement, afin de certifier qu’il tient bon.
Il boit à sa gourde lorsque son regard tombe sur moi. Il se fige un instant
avant de la rendre à Mickey, qui en profite pour l’éponger. J’arrive à portée de
voix et je suis témoin des encouragements de l’ancien champion de boxe pour
son poulain. Toutefois, je ne suis pas convaincue que Manus lui prête
véritablement attention. Ses yeux sont focalisés sur moi, et d’un coup, tout
disparaît autour de moi tant je suis attirée par lui. Je lis dans son regard
d’émeraude une peine qui n’a rien à voir avec la douleur due à ses blessures. Il
cherche surtout à obtenir mon pardon et mon soutien.
Je reste à deux mètres de lui, telle une statue. Je suis incapable de m’avancer
davantage. Cela m’obligerait à lui adresser la parole et j’ai l’impression d’avoir
perdu cette faculté. Pourquoi suis-je venue au juste ? L’encourager, le persuader
d’abandonner… Comment procéder ? Crier, tenter de le raisonner, le faire
culpabiliser ? Je ne sais plus comment réagir, tant je suis abasourdie par l’image
de son corps ruisselant, par ses yeux qui brillent de détermination, et par ses
différents tatouages rendus quasiment vivants sous sa puissante musculature
mouvante.
Le gong oblige alors mon Irlandais à repartir sur le sentier de la guerre, et je
récupère par la même occasion mes esprits. Les trois minutes qui suivent me
paraissent une éternité ! Manus passe le plus clair de son temps à esquiver et à
promener son adversaire. Cependant, quand ce dernier l’accule dans un coin, il
s’acharne sur lui comme jamais. Manus est sauvé in extremis par le second son
de la cloche. Cette fois, il traîne clairement sa jambe gauche, et ses épaules sont
affaissées. Sa respiration sifflante prouve qu’il ne tiendra pas une troisième
reprise dans de telles conditions. On dirait que le fair-play n’est pas de mise ce
soir ! La peur s’empare de moi. Je ne peux pas le perdre, pas lui aussi ! Je
refuse ! Le destin m’a privé de trop de personnes que j’aime pour laisser le
monstre de foire en face de moi prendre Manus. Ma subite possessivité dirige
définitivement ma décision.
Je fonce et pose un pied sur le rebord du ring en me tenant aux cordages pour
parler à Manus. Je le vois de profil et ce dernier a une paupière à moitié fermée à
cause des coups qu’il a encaissés. Une chance que ce ne soit pas son œil
affaibli ! Quand il tourne la tête vers moi et que mon regard se pose sur sa lèvre
fendue, cela me brise le cœur. Son entraîneur semble comprendre qu’il doit nous
laisser une certaine intimité, car il s’éloigne après lui avoir remis de quoi
s’abreuver et s’essuyer.
Une minute, cela passe vite et je dois choisir mes mots avec subtilité. Manus
s’assoit de travers afin de me faire face et j’en profite pour récupérer la serviette
et éponger le sang coulant le long de sa lèvre inférieure. Il ne bronche même pas,
et se contente d’attendre.
Une fois ma tâche accomplie, je laisse tomber le bout de chiffon, et je
caresse sa joue trempée de sueur. Je m’approche de son oreille pour ne pas avoir
à crier, et lui parle en utilisant un timbre suave.
— Achève ce type et je te jure que mon corps t’appartiendra !
Je n’ai pas le temps de lire la réaction sur son visage, que déjà il se redresse.
Je peux sentir le changement s’opérer en lui.
Le gong retentit de nouveau. Je redescends et m’éloigne de quelques pas,
afin d’avoir une meilleure vision de l’ensemble du ring, sans prendre le risque de
recevoir un mauvais coup...
L’enchaînement qui suit est clairement mené par mon ami. C’est comme si le
balourd lui faisant face peinait à le toucher, tout juste assez vif pour le frôler. Le
« Cerbère » s’essouffle et commence à perdre de sa fougue. Il ne s’ennuie même
plus à poursuivre son adversaire. Il laisse donc à Manus le soin de l’approcher.
Manus le rejoint, et feint d’attaquer de face. En effet, il le contourne pour lui
envoyer un coup de poing rapide comme un boulet, juste derrière son épaule.
L’astuce fait mouche ! L’Italien pousse un hurlement effroyable puis tombe à
genoux. Il termine sa chute et s’aplatit comme une crêpe.
En temps normal, le présentateur devrait interrompre le combat et compter
jusqu’à dix pour désigner le vainqueur, or je constate qu’il n’en fait rien. J’en
déduis que le gagnant sera le dernier à se tenir sur ses deux jambes. L’Irlandais
me cherche du regard, et sans un mot, je comprends sa question.
Suis-je prête à encaisser le fait de le voir achever un homme de sang-froid ?
Si c’est lui ou mon meilleur ami, alors ça ne fait aucun doute dans mon esprit, le
« Cerbère » peut mourir. Je hoche simplement la tête de haut en bas. Manus me
sourit, malgré la souffrance évidente que lui cause ce geste.
Il lève le pied bien haut, et se prépare à l’abattre sur le crâne de l’autre.
La foule scande « Crazy Irish » et alors qu’il s’apprête à administrer le coup
fatal à son adversaire, ce dernier tape mollement du plat de sa main sur le tapis
afin de demander l’arrêt des hostilités. Dommage pour lui que son patron ait
sous-estimé Manus.
Soudain, un gong se fait entendre. Quelle surprise de voir apparaître un vieux
bonhomme en costume de grand couturier ! Entouré de deux gardes du corps
armés, je présume qu’il doit avoir son importance dans le coin. Je suis prête à
parier que c’est le patron… Dans quel bazar les Black Mummies trempent-elles
encore ?
Manus cesse tout mouvement à son approche. Le sexagénaire plutôt bien
conservé par ailleurs entame le dialogue. Je regrette de ne pouvoir entendre quoi
que ce soit à une telle distance, surtout avec tout ce bruit ambiant.
Je me mordille la lèvre inférieure, comme à chaque fois que je stresse, et je
suis obnubilée par chaque détail de l’échange entre les deux hommes. L’Irlandais
acquiesce simplement. Les gardes du corps se contentent de récupérer sans
douceur le tas de muscles qui a perdu ! Le « Cerbère » me ferait presque de la
peine. Je pense que son chef va lui faire payer chèrement sa défaite… Sans doute
aurait-il mieux valu qu’il succombe sous cet ultime assaut.
Le présentateur reprend sa place, alors que le trio redescend du ring avec
assurance. Il lève le bras de Man, en proclamant sa victoire avec enthousiasme.
Les applaudissements et les cris de félicitations fusent à travers toute la salle,
et tandis que le monde s’éloigne déjà vers les bookmakers et les sorties, je me
sens perdue.
Ma légère agoraphobie refait alors surface, et je fonce droit vers l’issue la
plus proche, juste avant que ma respiration ne devienne trop chaotique. Ma peur
de la foule n’a commencé qu’au dernier combat de Manus, celui qui s’est
terminé par son séjour à l’hôpital et où il a bien failli perdre un œil. Depuis le
monde me rend mal à l’aise, et je l’évite autant que possible… Je n’en ai parlé à
personne, même pas à Man. Cela explique mon retard de ce soir, j’ai dû effectuer
un certain travail sur moi-même avant de pouvoir pénétrer dans ce lieu.
Lorsque je me retrouve à l’air libre, je respire à grandes goulées l’air frais.
Le parking improvisé se peuple peu à peu, et je m’éloigne à grands pas jusqu’à
ma Ducati.
Je prends appui sur ma bécane, et observe mes mains qui tremblent. Ce
symptôme est sans doute celui de ma phobie. Ça, et surtout le fait que je viens de
réaliser que Manus s’en est sorti. Je vais devoir remplir ma part du contrat...
Soudain, une limousine noire fait irruption devant moi. Elle s’arrête à mon
niveau et ma vigilance refait surface. Je récupère mon casque, unique moyen de
défense à ma disposition pour le moment. La fenêtre s’abaisse lentement et je ne
suis pas vraiment surprise de la personne qui se dévoile alors dans son
encadrement.
— Joli combat ! Ne trouvez-vous pas, mademoiselle Estow ?
L’homme, au costume qui vaut plus cher que toute ma garde de robe réunie,
affiche un sourire qu’il doit estimer charmant. Pour ma part, je remarque qu’il
sonne terriblement faux. Toutefois, le fait qu’il connaisse mon identité, voilà un
détail qui me fout véritablement les jetons…
— Si vous le dites !
Ne sachant pas son nom, je ne peux pas lui rendre la pareille. Mais peu
importe, je garde mon calme, et affiche un visage aussi neutre que possible, tout
en ajoutant :
— Je ne suis pas fan de mises à mort orchestrées en général.
— Vous en avez pourtant été l’instrument ce soir.
Je crois reconnaître une certaine admiration dans le ton de sa voix. Cela me
file d’autant plus la chair de poule.
— Quand la situation l’exige, je peux m’adapter.
Il part dans un grand éclat de rire, et se recule avant d’émettre une menace
sous-jacente en guise d’au revoir.
— Je tâcherai de m’en souvenir à l’avenir Harley. À bientôt.
La voiture de luxe redémarre sans un bruit, et je suis de nouveau seule. C’est
alors que je respire à nouveau, en m’affaissant sur la selle de ma moto.

Manus

Le lendemain matin, j’émerge avec un mal de tête carabiné et des


courbatures dans les moindres parcelles de mon corps. Les deux antidouleurs
que j’ai pris ne font pas encore effet et je déguste sévère. Les souvenirs d’hier
soir sont un peu confus. Par contre, je me rappelle parfaitement la promesse de
Harley. Cette dernière m’a fait me sentir soudainement invincible, et j’ai mis à
terre l’autre empaffé en un temps record. J’allais l’achever, quand Pavarito en
personne nous a rejoints. Il m’a félicité et m’a demandé d’épargner son homme
en échange d’une faveur. J’ai accepté. Les affaires reprennent donc, selon les
termes de mon père. Nous avons de nouveau la main mise sur toute la
distribution de médicaments sur le territoire. Un beau business qui va rapporter
gros au club. C’est bon pour tout le monde. Pour les usagers, qui paieront moins
cher et qui n’auront plus besoin d’ordonnances, pour les pharmaciens, qui
pourront se fournir à moindre coût auprès des BM, pour nous avec la marge de
vingt pour cent, et pour le clan Pavarito, qui augmente l’étendue de son empire.
Mon père m’a rapporté que j’ai fait forte impression auprès de Luciano
Pavarito, qui exige que je sois dorénavant leur intermédiaire. Selon lui, c’est bon
signe. Néanmoins, je me méfie de ce vieux bougre italien ! Après tout, on ne
reste pas parrain de la mafia depuis trente ans sans posséder un solide sens des
affaires et un instinct de prédateur développé.
Le bandage autour de mes côtes limite désagréablement mes mouvements, et
alors que je songe de nouveau au combat, mes pensées dérivent indéniablement
vers Harley. J’ai tenté de la rejoindre après ma victoire, mais peine perdue. Elle
s’est contentée d’envoyer un texto :
Félicitations ! Je dois partir ! Fais-moi signe dès que tu vas mieux !
Si je l’appelle aujourd’hui, est-ce que je précipite trop les choses ? Je ne
comprends d’ailleurs pas pourquoi elle n’est pas restée. Elle compte bien tenir sa
parole, si j’en juge les mots employés dans son message, toutefois c’est comme
si… je ne sais pas en fait.
Peut-être que ce n’était qu’un moyen pour me motiver, et qu’elle ne me
désire pas véritablement. Non, je refuse d’envisager cette éventualité… Pas au
vu de la façon dont elle a réagi à mes caresses dans le vestiaire. Alors, pourquoi
ne pas m’avoir attendu ? On aurait pu discuter, s’embrasser, passer la nuit à
dormir dans les bras l’un de l’autre. J’ai comme la désagréable sensation qu’elle
me cache quelque chose d’important. Je vais tout faire pour découvrir le fin mot
de l’histoire…
J’entame ma seconde tasse de café noir de la matinée. Je suis accoudé au
comptoir du bar, et Lennox ne cesse de me féliciter pour ma brillante victoire.
— Man ! Tu as été un Dieu sur ce ring, je te jure. Je ne sais pas ce que
Harley t’a raconté au creux de l’oreille, mais si tu t’étais vu par la suite, on aurait
dit que rien ne pouvait t’atteindre…
S’il croit une seconde que je vais tout lui avouer… il rêve !
— Tu n’as pas du boulot, Lenny ?
Il comprend le message et repart en direction de la remise pour terminer
l’inventaire, pas le moins du monde vexé.
J’ai mal partout et même si le cousin de Marlon — docteur officieux du club
— prétend que je m’en remettrai sans séquelles, il n’a pas précisé combien de
temps je devrai patienter avant que le marteau piqueur cesse son bordel dans ma
tête.
Je ne suis pas de bonne humeur malgré ma victoire. J’aurais dû mourir sous
les coups du « Cerbère », et pourtant, il a suffi que Harley me fasse entrevoir les
portes du paradis entre ses bras pour que je me sente invincible ! Je n’éprouvais
plus aucune souffrance et j’avais un tel punch que j’aurais pu enchaîner un
second combat. Et puis Harley a disparu…
La colère m’emplit, avec pour effet de me faire complètement oublier la
douleur.
— Si elle pense qu’elle peut m’allumer comme ça avant de m’abandonner, je
grommelle tout seul, alors elle va voir de quel bois, je me chauffe !
En même temps, je sors mon portable et appuie sur la touche de raccourci
pour l’appeler.
Les sonneries se succèdent, et je suis sur le point de raccrocher, persuadé
qu’elle va m’ignorer, lorsque sa voix encore ensommeillée me répond enfin. Je
consulte ma montre, il est neuf heures du matin et l’on est dimanche. Je suis le
dernier des idiots, je l’ai réveillée lors de son unique jour de repos
hebdomadaire !
— Allo ?
Je suis presque certain qu’elle ne s’est même pas donné la peine de vérifier
l’identité de son perturbateur.
— C’est moi.
Son souffle devient plus rapide, je pourrais le jurer. Quant à son silence
prolongé, il est le signe évident de son malaise.
— Comment vas-tu, Man ?
— Plutôt bien pour quelqu’un qui devrait être à la morgue. Merci, Harley.
— Je n’y suis pour rien, tente-t-elle timidement de me persuader. Tu l’as mis
au tapis tout seul comme un grand.
— Toi et moi savons que sans tes « encouragements » je serais mort à cette
heure-ci. Alors, contente-toi d’accepter mes remerciements les plus sincères.
— À ce propos, Manus…
Tiens donc, elle tente déjà de se rétracter ! Cela aura été plus rapide que
prévu. Elle rêve si elle pense une seconde pouvoir se défiler de son engagement.
— Non.
Ma voix est calme, mais sans appel. Je l’ai coupée dans son élan, et son
silence se fait pesant dans notre conversation. Sans doute cherche-t-elle une
nouvelle stratégie.
— Tu ne sais même pas ce que j’allais dire !
Elle joue l’outragée à merveille, pourtant je ne suis pas dupe. Je la connais
trop bien pour cela.
— Laisse-moi deviner. Tu ne désires plus offrir ton corps ?
— Je ne veux pas que tu imagines une seconde que je reviens sur ma parole
de gaité de cœur. C’est juste que je pense sincèrement que cela changera notre
relation à jamais, sans espoir de retour en arrière…
J’entends le bruissement léger de ses draps à travers le téléphone. Rien que
de la visualiser nue dans son grand lit, une méchante érection me dérange
sérieusement, coincé comme je le suis dans mon jean serré.
— Et en quoi est-ce un problème, Harley ?
— Je…
— Tu permets que je te raconte une petite histoire, ma poule.
— Je… je t’écoute.
— Il était une fois deux amis d’enfance : une fille et un gars. Deux fans de
vitesse, de cuir et de sensations fortes. Ils avaient fait les quatre cents coups
ensemble et étaient soudés comme les deux doigts de la main. Et puis un jour, le
type aperçut la jolie blonde en train d’embrasser un camarade de classe devant le
lycée. Il avait seize ans à l’époque, et elle à peine quinze. Aussi étrange que cela
puisse paraître, le garçon fut soudain empli d’une colère indescriptible. Non pas
par esprit fraternel, mais simplement par ce qu’il était jaloux. Ce fameux jour, il
s’est rendu compte qu’il était amoureux de son amie d’enfance. Un sentiment
non réciproque a priori. Peu lui importait ! Il ne se sentait de toute manière pas
assez digne de sortir avec elle. Alors au lieu de lui offrir son cœur, il a décidé de
feindre l’indifférence et de laisser son amie à ses rêves… du moins pour un
temps. À compter de ce jour, il n’a eu pour but que d’arriver à devenir un
homme à la hauteur de cette jeune fille. Et cela, quitte à risquer de la perdre
définitivement dans sa folle tentative pour intégrer le club de ses rêves. Celui-là
même qui lui permettrait de prendre soin de sa bien-aimée ! Enfin, si elle lui
laissait sa chance, bien évidemment…

Harley

Après avoir écouté la petite histoire de Manus, je suis bouleversée. Je ne me


suis jamais doutée de ses sentiments à mon égard. En même temps, comment
aurais-je pu ? Je me remémore parfaitement ce fameux baiser. C’était mon
premier flirt. Il s’appelait Allan, et nous avions quelques cours en commun. De
regards insistants en messages audacieux, nous avons fini par nous embrasser à
la sortie des cours un jour de mai. Rien de transcendant si l’on considère que
nous nous sommes heurté les dents. Néanmoins, comme tout premier baiser, il
restera à jamais gravé dans mon esprit.
C’était il y a plus de trois ans, et pourtant, les détails ne se sont guère
dissipés depuis. Son haleine à la chlorophylle, mon cœur qui bat la chamade,
mes mains moites posées maladroitement sur ses épaules… Un véritable
désastre ! Heureusement, nous nous sommes entraînés par la suite — beaucoup
— et l’amélioration s’est rapidement fait sentir. Je me rappelle également que
Manus nous a rejoint ce fameux jour, se contentant de foudroyer du regard mon
premier petit copain. J’ai cru à l’époque que c’était son côté grand frère
protecteur qui ressortait, malheureusement après son récent aveu, je revois la
scène sous un tout nouvel angle.
Comment ai-je pu être aussi aveugle ?
Et maintenant, Manus me demande à demi-mot comment j’envisage la fin de
son histoire. Or, il ne s’abaisserait pas à poser simplement la question, ce n’est
pas son genre. À la place, il préfère enrober le tout dans un récit qui me prend
aux tripes et qui me donne envie de pleurer, autant que celle de lui crier dessus.
Tout cela ne va pas du tout, mais alors pas du tout ! J’ai un plan à suivre. Un
plan pour m’assurer de trouver le coupable du meurtre de ma mère. Un plan dans
lequel je dois me servir d’un membre des BM pour obtenir les informations
nécessaires au succès de mon entreprise.
Et là, arrive Manus sur son beau destrier blanc, avec une déclaration à me
faire mouiller ma petite culotte. Toutefois, je ne peux pas me servir de lui, il ne
me le pardonnerait jamais… Et moi non plus d’ailleurs. Cela me brise le cœur
par avance, cependant une seule réponse est possible dans mon cas.
— Blondie ?
Sa voix rauque me sort de la turpitude de mes sombres pensées. J’en
frissonne de plaisir bien malgré moi.
— Qu’est ce que tu attends de moi, Manus ? Tu aurais dû m’en parler avant.
Maintenant, les choses ont changé.
Je garde un ton neutre, alors même que je serre les poings sur mes draps en
coton gris, à tel point que mes articulations en blanchissent. C’est une chance
qu’il ne se trouve pas devant moi, sinon il aurait détecté mon mensonge au
premier mot.
— Rien n’a changé, si ce n’est que désormais mon désir est réciproque. Je le
sais pour t’avoir senti réagir à mes caresses. Alors quel est ton problème ?
Manus est trop perspicace pour son propre bien. Je dois absolument enfoncer
le clou une bonne fois pour toutes.
— Tu veux que je sois honnête, je vais l’être. Casey me plaît beaucoup et
j’espère que notre histoire a une chance. Alors je te le demande gentiment : reste
mon ami, un point c’est tout.
J’entends un bruit de verre brisé au travers de l’appareil, suivi d’une quantité
de jurons dont la plupart sont en gaélique irlandais… cadeau de sa grand-mère.
— En admettant cinq secondes que je crois à ton prétendu coup de cœur pour
le Viking. Que comptes-tu faire pour ta promesse ?
— Hier soir était une erreur. Je t’ai vu en difficulté et j’ai paniqué. J’aurais
dit ou fait n’importe quoi pour te sortir vivant de ce satané ring. Je suis désolée
d’avoir joué l’allumeuse, mais si cela t’a permis de gagner, alors je ne me sens
pas du tout coupable.
— Je n’en ai rien à foutre de tes excuses. Tu me caches quelque chose, j’en
suis persuadé. Je vais découvrir toute la vérité ! Mais en attendant, je te jure que
tu vas tenir ta putain de promesse !
Il hurle dorénavant et je suis dans l’obligation d’éloigner le combiné de ma
pauvre oreille.
— Je te connais bien, Manus, je lui réponds avec certitude. Tu cries
beaucoup, mais tu ne mords pas… Pas avec moi en tout cas. Alors, arrête de
jouer au mauvais garçon.
Son souffle est puissant et je le sens tenter de retrouver ses moyens avant de
reprendre notre petit duel. De mon côté, je suis extrêmement perturbée, malgré
mon calme apparent.
— Tu penses que je bluffe, Harley ? Enregistre bien ce que je vais te dire.
Non seulement je vais te baiser, mais en plus tu vas tellement aimer ça que tu en
redemanderas ! Et si tu es gentille, je te ferai peut-être jouir !
Puis il me raccroche au nez.
Je reste interdite quelques instants en observant mon vieux portable.
— Il lui manque une case, je marmonne à moi-même. C’est la seule
explication possible.
Je repose mon appareil sur la table de chevet, bien décidée à profiter encore
un peu de mon dimanche.
Malheureusement, je ressasse en continu notre conversation dans mon esprit
tourmenté. Et le comble, mon téléphone sonne de nouveau. Je sursaute en
pestiférant des insanités à l’encontre de celui qui tente de me joindre.
Je suis persuadée qu’il s’agit encore de Manus. Sans doute, espère-t-il
m’asséner d’autres délicieuses menaces, ou bien a-t-il décidé de s’excuser pour
son emportement ? Je pencherai pour la première option...
Je décroche sans prendre la peine de vérifier l’identité qui s’affiche sur mon
petit écran.
— Quoi ?
— Mademoiselle Estow ?
La voix douce et grave de mon interlocuteur masculin m’interpelle. Elle me
rappelle vaguement quelqu’un, toutefois je suis incapable de remettre un nom
dessus.
— Oui, c’est moi.
— Bonjour, c’est monsieur Thanopoulos, l’adjoint du proviseur. Vous êtes
venue me trouver en début de semaine.
— Évidemment, monsieur Thanopoulos ! Désolée pour l’accueil, je vous ai
pris pour quelqu’un d’autre.
— Vous n’avez pas à vous excuser. Après tout, je vous dérange un dimanche
matin de bonne heure. Ce serait plutôt à moi de vous en présenter. Mais vous
aviez l’air tellement pressée lors de notre entretien que je me suis permis...
Une joie intense s’empare subitement de tout mon être. On dirait bien que la
journée pourrait ne pas être aussi désastreuse que prévu.
— Vous avez bien fait, monsieur ! Avez-vous trouvé le nom de la fille que
fréquentait mon père à l’époque ?
— Après quelques recherches dans mes archives personnelles, je me suis
souvenu d’une lycéenne, issue d’une famille aisée, qui est partie en plein milieu
de l’année scolaire, sans explication.
— Sortait-elle avec lui ?
— Je ne crois pas. Néanmoins, ils se connaissaient, de cela j’en suis certain.
Elle lui donnait des cours de soutien. Puis elle s’est fait transférer dans un lycée
de Détroit.
Je songe à la conversation avec maître Singleton, dont le cabinet se situe à
Détroit. Il m’a expliqué que mon père l’avait choisi, car la mère de son enfant
vivait dans cette ville. Cela concorderait, c’est forcément une bonne piste. Je
peux aisément imaginer d’ici la romance. Une jeune fille sage et naïve, qui
tombe éperdument amoureuse du mauvais garçon du lycée. Ses parents ont dû
paniquer un maximum en découvrant sa situation pour le moins compromettante.
Ils l’ont retirée du lycée, et ont déménagé aussi vite que possible. Trop
rapidement pour qu’elle puisse avouer à mon père sa grossesse. Je me demande
sincèrement quelle aurait été sa réaction à l’époque. L’aurait-il laissée tomber ?
L’aurait-il aimée suffisamment pour la retenir, ou même la suivre jusqu’à
Détroit ? Autant de questions dont je n’aurai sans doute jamais la réponse.
— Et son nom, l’avez-vous, par le plus merveilleux des hasards ?
— Bien sûr, jeune fille. Pourquoi vous aurais-je dérangée sinon ? Elle
s’appelle Caroline Eldridge.

4ème partie :
Toutes les vérités ne sont pas bonnes à entendre…

Fin octobre,
Manus

Nous sommes à quelques jours d’Halloween et comme chaque année à cette


période, le bar prend l’étrange allure d’une ferme abandonnée. Nous ressortons
pour l’occasion des toiles d’araignées, des épouvantails, des squelettes, des
pierres tombales en guise de tableaux décoratifs, et des citrouilles aux
expressions effrayantes exposées sur chacune des tables. Les bougies qui les
illuminent amplifient le phénomène à la perfection. Tout cela est de mise pour la
spéciale « Fête des Morts ». Ma tante et mon cousin se sont affairés toute la
semaine pour cela. C’est devenu un véritable sacerdoce au fur et à mesure des
années écoulées. Notre soirée est si prisée que les gens viennent à soixante
kilomètres à la ronde pour être certains de passer un moment inoubliable. Nous
sommes tellement victimes de notre succès que cette année nous avons décidé
que l’entrée serait sur réservation uniquement. Et bien évidemment, le
déguisement est de rigueur. Avec concours du meilleur costume, accompagné
d’un billet de cent dollars pour le gagnant, ça aide les gens à jouer le jeu…
Je me suis totalement remis des blessures du combat contre le « Cerbère ».
J’en ai fini avec les côtes en vrac et les multiples hématomes. Je dois bien avouer
que j’ai passé l’essentiel de ce temps à me reposer et surtout à réfléchir. Le
business des médicaments est bien en place désormais, ce n’est donc pas ce qui
me perturbe. Non, ce serait bien trop facile à gérer. L’image d’une blonde en
salopette avec des mèches folles échappées de sa queue de cheval ne cesse de
piétiner mon esprit. Un mois depuis notre dernier échange face à face, lors de ce
fameux soir au hangar à Détroit. Je me repasse en boucle dans ma tête sa
promesse, puis notre conversation pour la moins houleuse du lendemain matin.
Elle ne répond pas à mes appels et s’arrange toujours pour m’envoyer son
larbin, lorsque nous réclamons ses services de mécano aux doigts de fée. Un
type qu’elle a embauché il y a tout juste trois semaines. Un Mexicain issu d’un
petit gang de minables. Il vient de purger une peine de prison de dix ans pour
meurtre, et Harley ne trouve rien de mieux à faire que de l’engager à sa sortie de
taule. Elle croit aux secondes chances. Enfin pour tout le monde sauf moi ! J’ai
enquêté sur ce type louche, un dénommé Mario. Cependant, il a l’air réglo, alors
je laisse couler. Pour le moment…
Maintenant que je suis de nouveau opérationnel à cent pour cent, je vais
devoir régler cette histoire avec Harley. C’est une chance que mon père ait
chargé Casey d’une mission pour un autre club, dans le Nebraska. Au moins,
leur ridicule amourette est en mode « pause » pour l’instant. Je le soupçonne de
m’aider à revenir dans la course. Suis-je si transparent que cela à ses yeux ?
Nous n’avons pas abordé le sujet, de même que nous n’avons pas évoqué
l’aggravation de ses symptômes. Il raconte aux autres que c’est la disparition de
Teddy qui lui a mis un coup au moral. Ses sautes d’humeur commencent à peser
sur le club, et si son nouveau traitement ne donne pas de meilleurs résultats, j’ai
bien peur que la fin de sa présidence à la tête des Black Mummies ne se vote
bien plus vite que prévu.
Mon introspection est interrompue, ainsi que ma comptabilité d’ailleurs,
lorsque la sonnerie du téléphone fixe posé sur le bureau retentit.
— Allo ?
— C’est Harley. Je dois te parler. C’est urgent.
Un mois que je n’ai pas entendu cette voix suave, pas même un bonjour, et
pourtant l’effet est toujours aussi immédiat. Les palpitations de mon cœur
s’intensifient, mon attention se focalise uniquement sur ses mots et j’ai un début
d’érection assez gênant. Je dois régler cette histoire…
— Je vais bien, Blondie, je lui réponds avec ironie. Je te remercie de t’en
inquiéter.
— Manus, est-ce que tu vas m’aider, oui ou non ?
Sa voix sérieuse m’alerte, et j’en perds mon envie de la taquiner.
— Quel est le problème ?
— Pas au téléphone. Peux-tu venir à la maison ce soir, après le travail ?
— Harley, je n’aurais pas terminé avant deux, voire trois heures du matin.
Passe plutôt me voir au bar.
— Non, il y a trop d’oreilles qui traînent là-bas. Je préfère t’attendre. Si je
m’endors, je laisserai la clé à sa place habituelle, et n’hésite pas à me réveiller.
C’est important !
Je suis aussi intrigué qu’inquiet de l’étrange tournure que prend cette
conversation.
— OK ! Pas de problème ! Mais tu es sûre que ça va ? Tu m’as l’air…
bouleversée.
— Je vais bien, Man. Contente-toi de rappliquer ce soir.
Et sans un au revoir, elle me raccroche au nez. Vu que la dernière fois c’est
moi qui lui ai fait le coup, je ne peux pas vraiment râler ou la blâmer.
Pour que ma belle bikeuse se donne la peine de me contacter après m’avoir
ignoré pendant tout ce temps, c’est que cela doit vraiment être important à ses
yeux. Et à l’heure actuelle, une seule chose prône dans son esprit : trouver le
meurtrier de sa mère. Peut-être a-t-elle une piste qu’elle veut me faire partager ?
J’espère sincèrement que ce n’est pas une de ses manœuvres pour m’inciter à lui
exposer les secrets de mon club…
Le shérif a officiellement mis l’affaire dans les cas « non classés » il y a
quelques semaines de cela. Pete m’a informé que Harley l’a mal pris. La police
pense sérieusement que c’est Teddy qui a fait le coup avant de foutre le camp.
Un mandat d’arrêt fédéral à son encontre est en cours, néanmoins pour le
moment il reste introuvable. De mon côté, je refuse d’envisager cette hypothèse.
Je connaissais Karen et son mari depuis aussi loin que je m’en souviens. Ils sont
comme ma seconde famille, et Teddy aimait sa femme plus que tout. Mes
investigations et celles du club n’ont mené à rien non plus. Je commence
sérieusement à penser que le père de Harley cachait quelque chose d’important.
Quelque chose qu’il aurait aussi dissimulé aux BM. Mais quoi ? Quelque chose
d’assez énorme en tout cas pour entraîner la mort de Karen, et peut-être même la
sienne.
Je manque cruellement de temps, et j’ai déjà étudié toutes les pistes dont je
disposais.
Je repose le combiné sur son socle en maudissant la terre entière.
C’est à ce moment que Lennox toque à la porte. Comment puis-je savoir que
c’est lui ? À son pas traînant de la jambe droite, dû à une ancienne blessure,
héritée pendant son service à l’armée.
— Entre !
— Courrier !
Et sans autre préambule, il me dépose un petit tas d’enveloppes sur le coin
du bureau avant de repartir, sans tenter d’amorcer une conversation. Sans doute
que ma tête a dû l’en dissuader.
Je récupère le paquet et en examine le contenu. Ce sont en majorité des
factures et des publicités. Rien de très intéressant. Lorsque je remarque une
petite enveloppe rouge glissée entre deux autres blanches, tout change. Mon nom
est inscrit dessus. C’est étonnant quand on sait que la plupart des courriers sont
adressés à mon père.
Je la décachète rapidement et en sors le contenu avec empressement. C’est
un article de journal qui relate les meurtres d’une dizaine de femmes au cours de
ces huit dernières années dans tout le nord-est des États-Unis. L’œuvre d’un
tueur en série qui se fait un plaisir de mettre en scènes ses victimes. Elles sont
toutes âgées de vingt à trente ans et sont toutes blondes. Les pauvres filles sont
retrouvées pendues par les pieds avec la gorge tranchée… Après avoir été
violées, bien évidemment. L’article date de six mois environ et reste assez
sommaire, mais à l’époque aucun suspect n’avait été envisagé. Je m’empresse de
lire le verso, espérant trouver davantage informations, en vain. Ce n’est rien
d’autre qu’une vieille carte météo.
— Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Je jure et retourne l’enveloppe dans tous les sens, cherchant le moindre
indice qui pourrait m’indiquer l’expéditeur de ce bout de papier. Et surtout pour
quelle raison me l’a-t-on envoyé personnellement. Il n’y a pas eu de meurtre
dans notre bled depuis des années, excepté celui de Karen. Toutefois, il n’a
aucune caractéristique commune avec ceux évoqués dans la coupure.
C’est alors que je trouve enfin ce que je cherchais. L’expéditeur a écrit
directement à l’intérieur de l’enveloppe. Je ne note que quelques mots,
néanmoins ils suffisent à me foudroyer le cœur :
Empêche-le de s’en prendre à mon bébé !

Harley

Cela fait des semaines que je piétine dans mon enquête. Depuis que j’ai
obtenu le nom de la copine de mon père, Caroline Eldridge. Je n’ai pas réussi à
la retrouver. J’ai tenté les réseaux sociaux, les annuaires, le lycée où elle aurait
dû être transférée à l’époque, et dont les archives ont malheureusement été
inondées il y a une dizaine d’années de cela… Je me suis même rendue
directement à Détroit pour scruter les noms sur chaque boîte aux lettres des
quartiers chics. En vain.
Cela me prenait tellement de temps que j’ai dû engager une aide au garage,
tant les affaires marchaient bien. Cela ne faisait pas une heure que j’avais mis en
place mon panneau « help wanted » qu’un gars est arrivé. C’était un grand
costaud à la peau mate et à la barbe bien taillée. Il s’est présenté, Mario Alvarez,
et a tout de suite annoncé la couleur : il venait de sortir de prison, après avoir
purgé une peine de dix ans pour meurtre. Règlement de compte entre gangs,
m’a-t-il précisé. Comme si cela pouvait expliquer son geste. Malgré son lourd
passif, il m’a fait bonne impression. Il a l’allure de celui qui est fatigué de
toujours regarder derrière lui. Il a prétendu qu’il en avait terminé avec le gang, et
qu’il désirait repartir à zéro. Et le fait qu’il ait su démonter et remonter un
moteur avec une efficience que j’ai rarement rencontrée a fini de me convaincre.
C’est pourquoi je l’ai embauché à l’essai, et ce malgré l’inquiétude de mon
entourage. Depuis presque un mois, je dois avouer que je n’ai pas eu à le
regretter. Il bosse rapidement et proprement. Aucune plainte de mes clients, et
cerise sur le gâteau, je peux l’envoyer s’occuper des motos qui appartiennent aux
Black Mummies les yeux fermés. Non seulement Mario n’est pas intimidé par
les membres du club, et gère leurs excentricités avec brio, mais en plus il me
rend un grand service en me dégageant du temps pour mes recherches
personnelles. Il ne pose pas de questions indiscrètes, ne pique pas dans la caisse,
et ne me fait pas d’avances. La trentaine et plutôt beau gosse, il préfère traîner
du côté du « Dragon rouge », le restaurant chinois du coin. Je crois d’ailleurs
qu’il sort avec l’une de ses serveuses. Tant mieux pour lui. S’il peut avoir une
seconde chance, alors je lui souhaite tout le bonheur possible.
Concernant mon enquête, il ne me reste plus beaucoup d’options. J’aimerais
en parler au club, or le fait que mon père ait tenu cachée l’existence de cet enfant
à ses compagnons m’en empêche. Il devait avoir ses raisons, et je ne me sens pas
en droit de dévoiler son secret. Je pourrais en toucher deux mots au shérif,
toutefois comme il est également le frère d’un des membres, ils finiraient
forcément par être au courant. J’ai aussi pensé un temps faire appel à un
détective privé, et puis j’ai réalisé que de laisser un étranger farfouiller dans la
vie de mon père et la mienne ne me plaisait pas du tout. Toutes ces raisons font
que je me suis investie dans cette mission. Je compte bien retrouver Caroline
Eldridge, coûte que coûte… Et mon frère Cormack par la même occasion. Après
tout, je dois lui remettre un gros chèque, et j’espère bien en profiter pour faire sa
connaissance. Nous avons certes dix-huit années à rattraper, néanmoins il n’est
jamais trop tard !
Et c’est là que Manus entre en jeu. C’est un BM au bras long, et un ami qui
saura se montrer discret, mais en plus, ce type a une sacrée grande famille.
Plusieurs de ses cousines travaillent dans l’administration, et je suis au courant
qu’elles lui rendent souvent des petits services. Si cette femme existe, elle doit
forcément se trouver dans un de leurs fichiers. Elles sont mon dernier espoir
avant que je ne m’adresse à un parfait inconnu pour enquêter à ma place. Je
pense convaincre Man de m’aider en appuyant sur sa corde sensible. Et je
n’hésiterais pas un quart de seconde si cela peut faire avancer mes
investigations.
Je suis tranquillement couchée sur mon canapé en train de zapper les chaînes
pendant les publicités de ma série préférée, afin de pouvoir garder les paupières
ouvertes à minuit passé. Je suis si fatiguée physiquement, moralement, et mes
insomnies à répétition n’en sont pas les uniques fautives. C’est aussi dû à ma
relation étrange avec Manus, qui me perturbe. Notre dernier échange passe et
repasse en boucle dans ma tête depuis presque un mois. Ai-je eu tort de
l’encourager, de le repousser ? Je ne suis sûre de rien.
J’ai refusé de répondre à ses appels dans le but de le forcer à venir en
personne, et il n’en a rien fait. Puis il a cessé de me contacter... Si je n’avais pas
eu de nouvelles régulièrement par son père et par sa tante, je ne saurais même
pas qu’il est complètement guéri des blessures récoltées lors de son combat.
J’attendais effectivement qu’il soit entièrement remis avant de l’embêter avec ce
petit service. Il me l’accordera, j’en suis persuadée. Il n’a jamais pu résister à
mes jérémiades, pourtant je dois me préparer à devoir lui offrir une contrepartie.
Je sais que ce ne sera pas gratuit et j’ai bien peur de connaître son prix…
C’est une chance que ce ne soit pas déjà devenu sérieux avec Casey avant
qu’il ne parte pour le Nebraska… Je l’ai encore eu au téléphone dans la matinée,
et il doit rentrer demain. Il sera donc là pour la grande soirée spéciale
Halloween, et nous avons prévu d’y aller ensemble. Je serais déguisée en
vampire, et lui, en momie noire ! Comme chaque membre du club d’ailleurs, et
ce comme toutes les années à cette occasion. C’est devenu leurs signatures au fil
du temps, et ils font toujours sensation !
Nous nous appelons régulièrement, et même si ces conversations restent
agréables, son absence est loin d’être insupportable. Qui plus est, nos échanges
ne me transcendent pas de désir. Au contraire de ce que j’ai pu ressentir avec
Manus, entre ses bras dans les vestiaires. Sa promesse, non sa menace plutôt, ne
cesse de hanter mes pensées la journée, et d’emplir mes rêves la nuit.
J’ai subitement terriblement chaud dans mon vieux survêtement gris, et la
cause de cette montée de température est toujours la même : Manus. Pour être
plus précise, ses mains qui passent sous mon ample débardeur dans le but
manifeste de me caresser la poitrine. Je n’ai pas de soutien-gorge et son contact
frais sur ma peau chaude me pousse à gémir de plaisir. Bien vite, mon haut
disparaît et les mains de mon amant ont laissé la place à sa bouche avide
d’embrasser chaque centimètre carré de mon corps. Cependant, cette dernière
revient souvent sur mes seins et en particulier sur mes tétons. Une démangeaison
se fait sentir entre mes cuisses, et je les frotte l’une contre l’autre dans le secret
espoir que cela apaise un tantinet le feu qui s’éveille en moi. Mes mains sont au-
dessus de ma tête, fermement maintenues par une solide poigne masculine. Mais
à quel moment m’a-t-il faite prisonnière ? Je ne me suis rendu compte de rien,
bien trop excitée par ses caresses insistantes. Je n’ose même pas ouvrir les yeux
de peur de rompre le charme. Et pour cause, je réalise à demi consciente qu’il ne
s’agit que d’un rêve érotique. J’en fais régulièrement depuis plusieurs mois. En
fait, subir serait un terme plus adéquat dans mon cas, car à chaque fois je suis la
victime consentante de cette intrusion dans mon repos. Et le pire c’est que
comme d’habitude, je me réveille quelques secondes avant la jouissance. Triste
châtiment que la frustration !
— Harley ! Harley !
Mes pensées volent en éclats quand j’entends cette voix rauque, qui murmure
mon prénom comme s’il s’agissait d’un terme purement sexuel. Je ressens les
picotements dans mon bas-ventre, signe de ma délivrance à venir et surtout de
mon réveil. Et moi je n’ai pas envie de quitter ce fantasme, je suis trop bien…
— Harley ! Harley !
La voix se fait plus insistante et moins tentante. Je sens une main ferme sur
mon épaule. Toutefois, je ne ressens plus aucune douceur dans ses gestes. C’est
comme s’il désirait me…
— Harley ! Réveille-toi bon sang !
Le charme est définitivement rompu lorsque mes cils battent comme des
ailes de papillons. Mon rêve est bel et bien terminé, et la réalité est loin de lui
arriver à la cheville.
Manus est penché sur mon canapé, et son air est un mélange parfait de
fatigue et de contrariété.
— Ce n’est pas trop tôt. Ça fait bien cinq minutes que je tente de te réveiller,
mais tu as le sommeil plutôt lourd… Et agité !
Je ne veux pas m’attarder sur ce dernier mot de peur qu’il avoue m’avoir vu
excitée devant lui, ou pire encore ! Et si j’avais murmuré son prénom, ou si ma
main s’était placée sur mes seins ou mon entrejambe. Je vérifie rapidement leurs
positions : sagement croisées sur mon ventre, tant mieux !
Je regarde l’horloge au-dessus de ma cheminée, il est quatre heures moins le
quart, pas étonnant que je me sois assoupie. Je me rassois, et ingurgite d’une
traite mon verre d’eau resté sur la table basse. Je passe la main dans mes
cheveux, et refais un semblant de chignon.
— Tu as faim ? Soif ?
Je questionne Manus afin de finir de me réveiller.
Toutefois, ce dernier ne l’entend certainement pas de cette oreille. Il
s’éloigne en faisant les cent pas devant moi.
— Merde, Harley ! Il est quatre heures de matin, et je suis crevé ! Alors,
passe les mondanités et accouche ! Il s’assoit sur ma table basse laquée blanche,
et me fait face.
— Je… oui, bien sûr que tu es fatigué. Maintenant que j’y pense, ça aurait pu
attendre demain. Ce n’est pas si urgent.
— Content de l’apprendre, marmonne-t-il avec suffisance. Alors maintenant,
raconte-moi tout.
Son ton est autoritaire et avec les dernières bribes de mon rêve pour le moins
chaud, les battements de mon cœur s’accélèrent. Je me mords la lèvre inférieure
comme à chaque fois que je suis stressée.
Je dois me reprendre, mais son regard s’attarde sur ma bouche et cela ne
m’aide pas vraiment. Peu à peu, la fatigue et l’impatience sur les traits de mon
ami se changent en quelque chose d’autre. Cela m’effraie un tantinet, et c’est
sans doute ce qui me pousse à cracher le morceau.
— J’ai un frère, Manus ! J’ai besoin que tu m’aides à le retrouver !

Manus

Harley a un frère ! J’en reste comme deux ronds de flan.


— Ramasse ta mâchoire, Manus, me taquine gentiment Harley, tu baves !
Et effectivement, j’ai la bouche grande ouverte.
— Un frère, c’est quoi encore cette histoire ?
Et là, elle me révèle tous les détails de sa découverte. Elle débute par
l’entretien avec l’avocat de son père, en passant par l’aide apportée par l’adjoint
au proviseur, et en concluant par ses dernières semaines riches en recherches,
mais malheureusement vides de résultats.
— Je vois. Et pourquoi te décides-tu subitement à m’en parler ?
J’ai bien évidemment une légère idée de ce qu’elle va me demander,
néanmoins je veux l’entendre de sa bouche. Je serai ainsi en position de force
pour obtenir ce que je désire d’elle en échange.
— Ta cousine travaille bien aux impôts à Détroit, elle pourrait sans doute
avoir son adresse.
— C’est possible, ma poule, mais je ne compte certainement pas lui faire
risquer sa place pour…
Elle me coupe la chique en posant d’un coup ses lèvres pulpeuses sur les
miennes. Sa main atterrit en douceur sur mon visage, et caresse ma joue devenue
râpeuse à cette heure de la nuit. Elle se recule aussi vite qu’elle est venue. À
croire que j’ai rêvé. Elle me regarde avec un air chargé en tension.
— Aide-moi, et je te promets que tu ne le regretteras pas.
— Est-ce que je comprends bien le sens de tes paroles, Harley ?
Elle se contente d’un hochement de tête positif en guise de réponse. Le
temps se suspend, et je suis partagé entre l’envie de lui sauter dessus et celle
d’être en colère contre son abus de pouvoir. Utiliser mon désir comme elle le
fait, c’est juste inadmissible ! Au fond, peu m’importent les circonstances, à
partir du moment où elle s’offre à moi.
Je me laisse emporter par mes hormones, et je reprends notre baiser où il en
était. Je l’approfondis avec ferveur, et en profite pour l’allonger sur son canapé.
Je ne pèse pas de tout mon poids, juste assez pour qu’elle se rende parfaitement
compte de l’effet qu’elle produit sur la partie centrale de mon corps. Celle-là
même qui entre en contact de plus en plus fermement avec son mont de Vénus.
Ses mains se posent en bas de mon dos tandis que je prends appui sur mes
coudes pour ne pas l’écraser. Elle écarte rapidement les jambes et je me frotte
davantage sur son sexe. Je maudis nos deux couches des vêtements ! Je sens
alors ses tétons pointer sous son débardeur informe. Elle me fait complètement
disjoncter. Je romps notre long baiser pour mieux en parsemer des petits sur son
cou et sur ses épaules largement dénudées.
— Tu vas me rendre fou mon cœur, je gémis plus qu’autre chose, tu me
demandes de passer alors que tu n’as même pas mis un satané soutien-gorge !
Elle ne répond pas et je reste persuadé qu’elle l’a fait exprès. Une technique de
plus pour me faire plier à ses désirs…
Je lui enlève son haut. Elle me vient en aide en se soulevant légèrement, et je
la remercie à l’aide d’un nouveau baiser à couper le souffle. Elle se débarrasse
enfin de cette horreur qu’elle met chez elle. Je reste un long moment en hypnose
devant le spectacle de sa poitrine menue, mais haut perchée, qui ne cesse de
monter et descendre à la vitesse de sa respiration accélérée. Son excitation est
quasiment palpable ! Ses petits bouts rosés me font penser à deux bonbons
acidulés. J’ai envie de les sucer jusqu’à satiété.
— Harley, tu as des seins à se damner !
Et sans attendre de réponse, je fonce vers l’un d’entre eux, le pince entre mes
lèvres avant de tirer légèrement dessus. Je joue avec, le lèche, le mords
sensuellement, et avec ma main j’offre un traitement analogue à l’autre. Harley
se cambre et soudainement ses ongles griffent mon dos sur toute sa longueur
alors que ses jambes entourent mes hanches afin de me forcer à la coller de plus
près encore.
Elle ne parle pas et se contente de légers gémissements, la tête penchée en
arrière et les paupières closes. Elle apprécie indéniablement le moment,
cependant cela ne me satisfait pas, j’en veux plus. Je la souhaite tremblante de
désir, hurlant mon nom et me suppliant avec ses yeux de biche de lui offrir la
délivrance que moi seul peux lui apporter.
— Regarde-moi, Harley !
Mon ordre est exprimé un tantinet plus fort que prévu. Elle sursaute et se
concentre enfin sur moi. Elle me scrute intensément et j’observe sa mine changer
en un éclair.
Le désir la fuit en quelques secondes et laisse place à quelque chose de plus
froid ! Ses seins bougent encore au rythme de sa respiration saccadée, elle ne fait
rien pour cacher sa nudité et pourtant je suis conscient que l’instant est passé.
Ma bulle éclate quand je réalise qu’il ne se passera rien ce soir avec ma belle. Je
suis plus attristé par sa réaction que je ne suis en colère. Je ne sais pas quelle
attitude adopter dans cette situation…
— J’aimerais pouvoir lire dans tes pensées, parfois. Ça m’aiderait à
comprendre ce que tu veux…
— Ce que je désire et ce dont j’ai besoin sont deux choses différentes.
Son ton devient presque un murmure, et elle tourne la tête en direction de la
télévision pour ne plus m’avoir en face. C’est hors de question ! Je plaque ma
main en coupe sous son menton et l’oblige à me faire à nouveau face.
— Que se passe-t-il, Blondie, je tente de la rassurer comme je peux. Tu sais
que tu peux tout me dire ! Tu n’as pas à m’offrir ton corps pour que je t’aide. Si
tu le fais, ce doit être uniquement parce que tu en as envie. Le reste... on s’en
fout bordel. C’est juste toi et moi !
Et alors que mon but était de la réconforter, je ressens l’amertume de mon
échec quand j’aperçois ses yeux briller sous le coup de l’émotion. Elle me fixe
avec tristesse, et moi je suis perdu.
— Confie-toi, ma chérie.
Mon ton est à la limite de la supplication.
— Je suis là…
Le silence est mon unique réponse. Je n’insiste plus. À quoi bon, elle s’est
renfermée comme une huître. J’ai déjà eu l’occasion de la voir dans cet état, et je
choisis de la laisser seule le temps de se calmer. Je la protège depuis qu’elle est
en âge d’aller à l’école, le problème ne vient donc pas du fait qu’elle doute de
ma loyauté. Alors d’où provient-il, bon sang ? Je suis non seulement frustré de
ne pas avoir accès à ce qui la met dans un tel état, mais surtout je me sens
misérable d’être incapable de lui apporter le soutien dont elle a besoin.
Harley cligne des yeux à de multiples reprises et ses larmes coulent enfin.
Elle sanglote doucement, et je me maudis intérieurement pour mon inefficacité.
Je la porte dans sa chambre, telle une jeune mariée. Je la pose délicatement sur
son lit défait. Toujours sans un mot, je lui enlève son bas, et rabats en vitesse le
drap sur son corps de rêve. Elle ne dit rien et se laisse faire. Ce que je peux
détester la voir dans cet état ! Malheureusement, je dois lui permettre de se
reprendre tranquillement, et tant que je traîne dans le coin, cela lui sera
impossible.
Je préfèrerais la tenir dans mes bras le temps qu’elle s’endorme, toutefois je
sens que ce n’est pas ce qu’elle souhaite.
À la place, je me contente de la border en déposant un chaste baiser sur son
front. J’éteins sa lampe de chevet et m’en vais. Avant de quitter la pièce, je la
rassure au moins sur le fait que je vais l’épauler du mieux que je peux.
— Je te tiens au courant dès que j’ai des nouvelles de ma cousine Tara.
Et sur ce, je l’abandonne en faisant bien attention de refermer doucement la
porte derrière moi.
Je reste un moment devant sa maison en repensant à l’étrange scène qui vient
de se dérouler. Comment a-t-on pu passer de préliminaires torrides à un tel
désastre ?
Que me caches-tu, Harley ?
Je me sens impuissant dans cette histoire. Et ça me rend fou !
Et dire que je dois lui parler de la réception de ce coupon de journal,
mentionnant un meurtrier en série, et dont l’expéditeur est à mon avis son père.
Je n’ose même pas envisager sa réaction.

Harley

Le réveil sonne, et je cogne sur tous les boutons possibles afin que le bruit
strident cesse. Les yeux encore clos, je me retourne sur le ventre, et profite de
mon sommeil encore quelques instants. Mario est d’ouverture aujourd’hui, alors
quelle importance si je m’octroie une matinée de congé exceptionnel. Je suis
encore dans le brouillard bienheureux de l’émergence, lorsque soudain, tous les
souvenirs de cette nuit me reviennent par rafales.
J’ouvre mes paupières alors que mon souffle est coupé. Manus qui
m’embrasse, me caresse, et moi qui en profite. Une chance pour lui qu’une
dernière bribe de conscience traînait encore par là ! J’aurais voulu tout lui
avouer, mais je ne peux pas me le permettre. D’une, il n’aurait pas compris, et de
deux il m’en aurait empêchée. Alors à la place j’ai utilisé ma technique
d’autodéfense préférée… la déconnexion totale. Manus a de suite cerné ma
réaction, et il a agi avec toute la gentillesse et le tact que je lui connais.
— Et chiotte !
Au temps pour ma légendaire maturité ! J’espère que Manus ne va pas m’en
vouloir pour mon comportement chaotique. Après tout, il est mon ami depuis
plus de quinze ans ! Et il est tellement important à mes yeux… même si l’on ne
peut pas faire évoluer notre relation pour l’instant. Je peste, le visage encore
plongé dans mon oreiller aussi doux que réconfortant. Je réalise soudain que
nous sommes le trente et un octobre, et mon stress augmente d’un cran. Ce soir,
c’est la grande soirée d’Halloween au bar de Sam.
— Re-chiotte !
Je sors avec Casey pour l’occasion, juste sous le nez de Manus, et je crains
un tantinet sa réaction.
Je prends conscience de ma quasi-nudité quand le drap-housse frotte avec
douceur mes seins tandis que je change de position. J’ai dormi avec pour seul
vêtement une petite culotte en coton rose, et je me sens étonnamment
émoustillée dans cette position. Je ne peux m’empêcher de frissonner en me
remémorant les caresses suaves de Manus durant la nuit précédente.
— Chiotte ! Chiotte ! Chiotte et triple Chiotte !
Je me lève en sursautant. J’oblige au passage mon esprit à mettre fin à toutes
ces pensées qui ne font qu’échauffer mon corps !
Ce dont j’ai franchement besoin maintenant, c’est d’une longue et tonifiante
douche froide. Aussitôt dit, aussitôt fait ! Le résultat est plutôt mitigé. Je suis
certes calmée, néanmoins je suis de mauvaise humeur. La seule chose qui
arrangera cela sera ma grande tasse de café noir quotidienne.
Rapidement, j’enfile un legging imitation cuir, ainsi qu’une chemise en jean
brut cintrée.
Je dévale l’escalier quand mon téléphone fixe se fait entendre. Je décroche
sans attendre.
— Allo ?
— Mademoiselle Estow ? C’est maître Singleton de Détroit.
Je reconnais sans peine le doux accent de l’avocat de mon père.
— Oui, maître, que puis-je faire pour vous ?
— C’est plutôt à moi de vous poser ce genre de questions, réplique-t-il sur le
ton de la plaisanterie.
Sa réplique m’amuse et me fait même lâcher un petit rire. Une réaction
simple, presque banale pour la majorité des personnes, mais en ce qui me
concerne c’est devenu une denrée rare depuis un certain temps déjà. Pourtant je
suis incapable de rester de marbre devant cet avocat à l’intonation guillerette. Je
le soupçonne d’être un boute-en-train dans l’intimité.
Il reprend la parole, et j’entends à sa voix qu’il est apparemment satisfait de
ma réaction.
— J’ai officiellement clôturé la succession de votre mère. Je peux passer
vous apporter tous les documents en fin de semaine prochaine. À moins que
vous ne préfériez vous déplacer directement à mon bureau ?
Je ne réponds pas de suite et pour cause, je tente de réfléchir si j’ai prévu ou
non de continuer à fouiller les quartiers bourgeois de Détroit à la recherche de
Caroline Eldridge.
— Je passerai vendredi prochain en début d’après-midi, maître. Si cela vous
convient, bien sûr.
Avec un peu de chance, j’aurais obtenu l’information de Manus entre temps.
Je pourrais ainsi faire d’une pierre deux coups.
— Quatorze heures, cela vous convient-il, mademoiselle Estow ?
— Parfait. Alors à vendredi, maître.
— Au plaisir de vous revoir prochainement, mademoiselle.
Mon interlocuteur raccroche, et je vais enfin pouvoir assouvir mon envie de
caféine.
Il est près de onze heures quand j’arrive au garage. Mario est en train de
changer des pneus sur une Suzuki Bandit. À peine ai-je pénétré dans l’atelier
qu’il me rejoint pour me saluer poliment. Les mains pleines de graisse, il préfère
parler pour m’accueillir.
— Harley, commence-t-il, j’allais te téléphoner.
Il s’essuie les doigts sur un chiffon propre, tandis qu’il commence à
m’énoncer les messages qui me sont destinés. Il termine par le plus personnel.
— Casey a appelé ici, il paraît que tu ne répondais pas chez toi. Il passe te
prendre à dix-neuf heures pétantes.
Curieux que je n’aie pas entendu la sonnerie de mon portable. J’enlève mon
sac à dos, et en profite pour récupérer mon téléphone glissé dans une des poches
latérales.
— Plus de batteries, la poisse ! Autre chose ?
— Je euh… voulais savoir si…
Voir ce grand costaud piétiner sur place a quelque chose d’extrêmement
amusant.
— Qu’est-ce qu’il y a, Mario ?
Je lui offre volontiers un sourire rassurant, et cela semble fonctionner
puisqu’il reprend sa tirade, sans hésiter cette fois.
— J’ai invité une amie à la fête du bar ce soir. Je sais que je n’ai pas réservé,
mais comme tu es une bonne amie des patrons, je me demandais… si tu pouvais
nous faire entrer.
— Pourquoi l’avoir conviée sans avoir réservé au préalable ? Je ne juge pas,
je suis juste particulièrement curieuse…
— Elle n’arrêtait pas de me rebattre les oreilles avec la soi-disant fête de
l’année, et sans que je m’en aperçoive, je me suis lancé. Si tu avais vu son regard
empli de bonheur ! Je ne me suis rendu compte de mon erreur qu’une fois
dehors.
— Ah l’amoouuurrrrr !
Je me moque ouvertement de lui, mais c’est en toute amitié, et il ne s’en
offusque pas.
— Si tu réussis ce coup-là, Harley, je te promets de rester au garage tous les
samedis jusqu’à la fin de l’année.
Sa proposition est certes un argument de poids, néanmoins, c’est sans
conteste sa mine de chien battu qui me persuade définitivement.
— OK, Mario ! Je vais en toucher un mot à Manus.
— Merci, Harley !
Il m’encercle de ses bras puissants, à la limite de me couper le souffle, et me
crie dans les oreilles. Il est tellement heureux que je n’ose pas refréner sa joie.
Après cette petite distraction, je travaille enfermée dans mon bureau le reste
de la journée. Et pour cause, tout ce temps que j’ai dépensé en vaines recherches
pour trouver Caroline Eldridge fait que j’ai pris du retard dans ma paperasse.
Lorsque mon estomac gargouille, je lève les yeux sur la pendule, et suis étonnée
qu’il soit déjà quatre heures de l’après-midi. Je vérifie la charge de mon portable
et le débranche. Je dois partir me préparer. J’ai prévu un laps de temps largement
plus que nécessaire pour me laver, me coiffer, me maquiller, et mettre mon
costume de monstre de la nuit, aux canines aiguisées, et assoiffé de sang.
Seulement tout ceci ne sera pas possible tant que je n’aurai pas fait un bon
goûter.
Je récupère mes affaires et pars en trombes sur le dos de ma beauté
mécanique. La sensation de liberté que me procure le pilotage n’a pas son pareil
pour me détendre. C’est un bon prélude à la suite de mon programme.
Arrivée chez moi, je fonds littéralement devant une grosse part de brownie
aux noix de pécans, que j’engloutis en moins de cinq minutes. Les enfants
commencent déjà à sonner à ma porte, et c’est avec un grand sourire que
j’endosse le rôle de distributeur à bonbons : des barres au caramel, des fraises et
des sucettes. Tout y passe en moins d’une heure, et je me vois dans l’obligation
de cesser d’ouvrir la porte aux sorcières, zombies et autres créatures
d’Halloween par la suite.
J’enchaîne avec un bon bain moussant aux senteurs d’eucalyptus. Un fond
musical et un bon roman policier se révèlent être d’excellents compagnons de
détente. J’ai d’ailleurs sauvé in extremis ce dernier de la noyade, à deux
reprises ! Au moment où je referme ma trépidante histoire de flic tueur en série,
mon téléphone sonne. Le nom de Manus apparaît sur l’écran. Aurait-il déjà la
réponse à ma question ? Il aurait réussi en moins de douze heures là où j’ai
pataugé pendant des semaines ? J’aurais dû faire appel à ses services bien avant.
Satanée fierté mal placée !

Manus

Je suis resté planté devant ce téléphone pendant des heures, ne sachant pas si
je devais contacter ou non ma fougueuse blonde. Et puis je me suis résolu à
l’appeler. J’ai bien évidemment des réponses à lui apporter, néanmoins je ne suis
pas certain que cela l’aidera. Ma cousine Tara, qui officie aux impôts ne m’a pas
été d’une quelconque utilité, car il n’y a pas de Caroline Eldridge dans ses
fichiers. Toutefois, j’ai touché le jackpot avec sa grande sœur Fiona. Enfin, tout
est relatif. En effet, cette dernière travaille à l’administration, au service de l’état
civil, et avec le nom, le prénom et l’âge approximatif de notre disparue, elle a pu
retrouver sa trace.
Elle est décédée il y a de cela vingt-six ans. Après vérification auprès de mon
cousin Quinn, infirmier à l’hôpital de Détroit, il s’avère que Caroline est morte
en couches. Malheureusement, il n’a aucune information sur l’enfant. Selon lui,
cela signifie qu’il a été remis aux services sociaux à la naissance. Vu ce que m’a
rapporté Harley, je ne serais pas étonné que les parents de Caroline s’en soient
débarrassés, d’autant plus que leur fille était décédée…
Je n’ai pas de connaissance aux services sociaux, mais au moins j’ai une date
de naissance à fournir à Harley. Ce n’est pas grand-chose, j’en suis bien
conscient, toutefois je n’ai pas dit mon dernier mot. Je finirai bien par retrouver
son frangin !
Je termine mon expresso et inspire un bon coup avant de récupérer le
combiné de mon téléphone.
— Salut, Manus.
— Coucou, beauté. Comment vas-tu aujourd’hui ?
— Étonnement bien, figure-toi, et ce malgré ma nuit mouvementée. Tu seras
là ce soir ?
Elle me prend au dépourvu avec sa question. Elle doit pourtant bien se douter
du motif de mon appel, alors pourquoi tourner autour du pot ?
— Évidemment, ma poule ! Mon costume est déjà fin prêt et je compte bien
remporter cette année le prix de la meilleure momie ! Et toi ?
— Pour rien au monde, je ne raterai la fête de l’année de Maumee. On sera là
pour le grand apéro.
— On ?
Mon ton teinté de reproches sort de ma bouche avant même que je ne puisse
réfléchir aux conséquences. Le pire c’est que je sais déjà ce qu’elle va
m’annoncer. Sa réponse se fait attendre et je finis par croire qu’elle va me
raccrocher au nez, lorsqu’enfin sa douce voix soupire.
— Écoute, Manus, je n’ai pas envie de revenir là-dessus. Casey est rentré et
nous sortons ce soir ensemble, comme c’était prévu depuis un bon bout de
temps. Alors, sois gentil, ne lui cherche pas d’embrouilles. S’il te plaît.
Cette tirade à l’étrange allure de supplication me fend le cœur.
— J’essaierai, ma poule, c’est tout ce que je peux promettre.
— C’est déjà bien. Et puisque tu sembles de si bonne humeur, j’en profite
pour te demander un autre petit service.
Je deviens méfiant quand elle emploie cette voix cajoleuse.
— Hum, continue.
— Voilà, en fait c’est pour Mario. Il voudrait s’incruster à la soirée pour
impressionner une fille avec qui il sort depuis peu.
Je me réjouis d’entendre que cet hidalgo de pacotille n’est pas intéressé par
ma blonde. Cela me met du baume au cœur.
— No problemo, je fais rajouter le nom de ton larbin sur la liste.
— Merde ! Moi qui croyais que j’allais devoir marchander pour que tu
acceptes. Tu n’apprécies même pas Mario !
— Que les choses soient claires, poupée : je détesterai tous les hommes qui
seront dans ton entourage. Puisqu’il est accro à une autre, je m’assure juste que
ça marche pour lui…
J’entends un rire léger au bout du téléphone. Du coup, je souris à mon tour,
satisfait d’avoir pu égayer son existence même momentanément. C’est tellement
rare depuis le drame qui s’est abattu sur elle.
— Peu importe ta motivation, Man. Merci pour lui. Mais au fait, c’est toi qui
m’as appelé, qu’est-ce qu’il y a ?
Mon expression joviale se fane aussitôt.
— J’ai des nouvelles pour toi… au sujet de Caroline Eldridge.
— Super ! Je suis tout ouïe !
— Ne te réjouit pas trop vite, Blondie. Elle est morte en accouchant. L’enfant
a été abandonné et pas moyen de retrouver sa trace. Il a dû être adopté ou placé
en foyer d’accueil… Toutefois, je connais au moins sa date de naissance : le
vingt-six septembre 1988. Je poursuis mes recherches, mais ça risque de prendre
du temps.
Le silence qui s’ensuit m’inquiète de nouveau.
— Harley ? Tu es toujours là ?
— Je… oui, oui, je t’écoute. Je suis juste un peu sonnée, je crois. J’espérais
tellement que tu étais la réponse à mes prières. Mais je te remercie pour tout, tu
as été plus efficace que moi en tout cas.
— C’est surtout grâce à mes cousines !
— Oui, bien sûr. Dis-leur que leur prochaine révision est à mes frais !
— Tu peux compter sur moi. On se voit ce soir alors ?
— Je ne manquerais pour rien au monde la spéciale Halloween. À plus !
Et sur ce, elle raccroche. Son ton monocorde prouve qu’elle est plus affectée
qu’elle le laisse entendre. Je ne peux m’empêcher de serrer ce maudit téléphone
tout en grinçant des dents. Je ne supporte pas de la sentir malheureuse.
Mon regard se pose sur l’heure et j’abandonne pour aujourd’hui la
comptabilité. Lennox doit encore m’aider pour mon déguisement. Et pour cause,
impossible d’enrouler seul et correctement une dizaine de mètres de bandages
teintés en noir tout autour du corps.
Je pénètre dans ma chambre pour prendre une douche revigorante, lorsque la
sonnerie de mon téléphone retentit. Je sors mon portable et fronce les sourcils en
apercevant le nom de la personne qui tente de me joindre. J’ai envie de laisser le
répondeur faire son travail, or ai-je vraiment le choix ?
— Bonsoir, monsieur Pavarito.
— Manus, comment allez-vous ?
Je me retiens de lui indiquer que je ne lui ai jamais permis de m’appeler par
mon prénom. Mais encore une fois, ai-je le choix ? Après ce que cela m’a coûté
pour obtenir ce partenariat, je ne vais pas risquer de tout foutre en l’air en me le
mettant à dos… Surtout pour une telle connerie.
— Bien, je vous remercie. Que puis-je pour vous ?
— Vous êtes direct, mon garçon. J’apprécie cette qualité chez mes associés.
Alors voilà, j’ai une proposition à vous faire. Venez donc me voir demain.
Quinze heures dans mes bureaux du centre-ville.
Je note que c’est davantage un ordre qu’une requête.
— Ce sera avec plaisir que nous passerons, monsieur Pavarito.
— Je ne me suis sans doute pas exprimé assez clairement. Ce rendez-vous
n’est destiné qu’à vous. Je préfère que vous n’en parliez pas à votre club… pas
pour le moment.
Je suis trop sonné pour lui sortir une réplique cinglante, ou alors je suis
simplement trop curieux de connaître le motif de cet entretien.
— Pas de souci, je viendrai seul dans ce cas.
— Parfait. À demain, Manus. En attendant, passez une agréable soirée, mais
n’abusez pas des bonnes choses. J’ai besoin que vous soyez en forme pour notre
tête-à-tête.
Je ne sais pas ce qui me perturbe le plus, le fait de devoir cacher cette
histoire à mes frères, et surtout à mon père, ou bien alors réaliser que Pavarito
semble bien au courant de notre emploi du temps. De là à déduire qu’il possède
une taupe dans notre entourage, il n’y a qu’un pas.
Je tente de relativiser cette histoire, car après tout bon nombre de nos invités
de ce soir viennent de Détroit. Et pourtant j’ai beau essayer de me convaincre,
une terrible impression me tord les boyaux…

Harley

Je termine à peine de mettre mon rouge à lèvres sombre lorsque la sonnette


de ma porte d’entrée résonne. Je jette un dernier coup d’œil à mon reflet. Une
combinaison ultra moulante en lycra noir imitation cuir s’y reflète. Mon
décolleté est trop sage, je décide de baisser davantage la fermeture éclair. Une
large ceinture dont la boucle représente une grosse tête-de-mort avec des strass
en guise d’yeux complète le costume. Je trouve que cela apporte une touche de
glamour. J’ai également sorti pour l’occasion des jambières à talons compensés,
vestiges des années disco de ma mère. Une perruque aux longs cheveux raides
couleur corbeau, ainsi qu’un maquillage au teint blafard, contrasté par du fard à
paupières noir pailleté, accompagnent le tout. Je quitte ma chambre, sans oublier
d’enfiler mes fausses canines. Je descends avec prudence, sinon la soirée risque
d’être finie avant même d’avoir commencé…
J’ouvre la porte, et même si je connais parfaitement le déguisement de
Casey, je suis étonnée de constater à quel point ce dernier lui sied véritablement.
Un peu trop bien peut-être. Il a mis une cagoule sur sa tête et des lentilles d’un
noir carrément opaque. J’en frissonnerai presque devant l’effet que cela me fait.
J’ai l’impression d’être face à la Mort en personne !
— Très réussi, Casey. Je me reprends rapidement en tâchant de ne pas lui
montrer qu’il m’effraie plus qu’autre chose.
— Merci, Harley. Tu es sublime dans cette tenue. Tu peux me croquer quand
tu veux.
Son trait d’humour me détend et sur ce nous embarquons dans sa voiture trop
clinquante à mon goût, direction « Chez Sam ».
Ce soir, le parking est complet. Du coup, nous sommes obligés de marcher
depuis la route principale sur environ trois cents mètres. Nous échangeons
quelques mots le temps du trajet, et je réalise que mine de rien, Casey et son
humour caustique m’avaient manqué. Bien sûr, je l’ai eu au téléphone, mais ce
n’est pas du tout la même chose.
Il me raconte quelques détails touristiques sur son voyage au Nebraska, et
lorsqu’il passe son bras autour de mes épaules, je lui adresse un sourire par
réflexe.
Nous pénétrons dans le bar. Je reste bouche bée devant le décor. Il fait très
sombre et une fumée blanche recouvre la totalité du sol. Un groupe inconnu
occupe la scène du fond et balance un rock puissant et mélancolique. Le
comptoir est mis en valeur par une lumière noire qui zigzague sur toute la
longueur. Les serveuses ont toutes revêtu le costume de l’infirmière égorgée,
tandis que Lennox et sa mère derrière le bar arborent fièrement un déguisement
d’épouvantail. Toutefois, le plus impressionnant est sans conteste le nombre
colossal de citrouilles effrayantes disposées un peu partout. Il y a une telle foule
ce soir que j’ai du mal à voir l’autre bout de la pièce. Je sens mon agoraphobie
refaire surface, pourtant après un rapide exercice de respiration, je retrouve mes
moyens. Pour l’occasion, les tables du centre ont été placées le long des murs,
afin d’installer le buffet et de dégager une piste de danse. Rien n’est laissé au
hasard et la soirée à venir promet d’être inoubliable.

Manus

La soirée bat son plein comme chaque année pour Halloween. J’aide Lennox
derrière le bar ce soir, et honnêtement, je n’ai guère le temps de papillonner à
gauche et à droite. J’aperçois Harley et son satané cavalier dès leur arrivée. En
voyant sa combinaison moulante, dont la fermeture éclair est stoppée pile entre
ses deux seins, j’ai bien cru jouir sur place. Je me suis donc enfermé un quart
d’heure dans mon bureau, laissant Lennox empêtré avec les nombreuses
commandes, afin de me ressaisir. Il m’importait peu à ce moment précis
d’abandonner mon cousin, je ne voulais en aucun cas les rencontrer, car je
risquais fortement d’être incapable de faire comme si de rien n’était. Et ceci pour
deux raisons. D’une part, j’enfouirais sans doute ma tête dans le décolleté de
Harley dans le seul but de m’enivrer de son odeur. Et d’autre part, je broierais
certainement la main de cet enfoiré de Casey à la place de me contenter de le
saluer.
Après un whisky cul sec, je ressors de mon antre et je reprends mon service
normalement sous le regard interrogatif de Lennox. De temps en temps,
j’observe ma belle blonde. Soit elle discute avec diverses personnes, soit elle
danse avec cet idiot de Viking. À ce moment précis, je sens la colère monter en
moi d’une manière irrépressible. Je désire briser le crâne de Casey comme
jamais, juste pour avoir eu l’audace de poser ses sales pattes sur la femme de ma
vie.
La femme de ma vie ! C’est bien la première fois que j’envisage ma relation
avec Harley sur un si long terme.

Harley

On se dirige vers le carré VIP réservé aux membres du club, et au passage,


j’admire tous les danseurs déguisés en tout et n’importe quoi. Je remarque même
un type qui s’est pointé dans le costume de Winnie l’ourson ! Mais qui aurait
l’idée d’enfiler ça pour Halloween ? À peine arrivés à destination, des doigts
tapotent doucement mon épaule. Lorsque je me retourne, je ne peux m’empêcher
de sourire à leur propriétaire.
J’embrasse Sam avec plaisir. Il a un plateau à la main, et vu le peuple venu
exprès pour l’occasion, je ne suis guère étonnée qu’il travaille ce soir. Son
costume de momie est d’un style plutôt sobre, sans doute dû au fait qu’il n’est
pas du genre à vouloir attirer l’attention… Il me donne une des coupes de
champagne posées sur son plateau. S’ensuit alors le défilé des bonjours des
autres frères. Je suis peinée de constater que certains me lancent à la dérobée des
regards emplis de pitié. Ce n’est pas ce dont j’ai besoin, c’est leur aide et des
réponses à mes questions que je veux. Mais bien évidemment, aucun n’osera
aborder le sujet !
Casey semble remarquer mon changement d’humeur et me propose un
billard. Il tente clairement d’améliorer mes idées, et je lui en suis reconnaissante.
J’accepte volontiers, et je passe l’heure suivante à me faire mettre la pâtée au jeu
de boules. J’ai cru apercevoir Manus à une ou deux reprises derrière le bar,
cependant je n’ai pas encore pu lui parler.
L’ambiance se fait plus douce vers la fin de soirée, et une série de slows
commence. Casey ne manque pas l’occasion de m’inviter à danser de nouveau.
Je n’ai même pas le temps d’acquiescer qu’il s’empare de mon poignet et me tire
à travers la population dense de la piste. Il se serre contre moi et colle ses deux
mains en bas de mes hanches. Un peu trop bas à mon goût, pourtant ce n’est pas
comme si je pouvais le remettre à sa place, j’ai besoin de lui. Je préfère poser ma
tête sur son épaule, car je suis bien incapable d’affronter son regard empli de
convoitise…
En revanche, l’autre illustration de son désir, nettement plus physique celle-
ci, se fait bien remarquer, plaquée contre mon bas ventre. Cela devrait m’exciter,
cependant tout ce que je ressens, c’est une certaine gêne. Et si quelqu’un
observait son petit manège ?
La chanson se conclut sur un solo de guitare langoureux. Lorsque j’enlève
ma tête de l’épaule de Casey, il en profite pour s’approcher imperceptiblement
de moi. Il compte m’embrasser. Cela me fait l’effet d’un électrochoc, et je réalise
que je suis prise au piège, au milieu d’une salle bondée de personnes. Ma peur
refait alors surface. Je commence à haleter et à chercher la sortie la plus proche
pour aller respirer de l’air frais. Casey s’adresse à moi, or je suis incapable de
l’entendre distinctement… Ma panique obscurcit mes sens.
Je m’extirpe avec peine des bras de mon cavalier, en braillant une vague
excuse, totalement incompréhensible, même pour moi. Il me retient à ses côtés.
Il me semble voir l’étau de la population présente se resserrer davantage autour
de moi. Je sue plus que de raison, et j’ai le cœur qui palpite atrocement vite…
comme s’il cherchait à s’échapper de mon corps.
Casey est perdu, je le conçois sans peine. Il ne cesse de me demander quel
est mon problème. Et de mon côté, aucun son audible ne sort de ma bouche !
Des points noirs envahissent alors mon champ de vision, et si je ne me reprends
pas rapidement, je vais m’évanouir.
L’air commence à me manquer et mes jambes flageolent dangereusement
lorsque je me sens décoller du sol. Manus apparaît tel un preux chevalier venu
pour me sauver ! Il ne dit rien, toutefois le regard empli de haine qu’il lance à
Casey dissuade ce dernier de nous suivre. Les gens s’écartent devant nous, et je
n’ai pas la moindre idée de notre destination quand je sombre dans le néant.
C’est une sensation de fraîcheur qui m’oblige à reprendre connaissance. Je
suis tranquillement allongée sur le lit de Manus, qui est en train de passer
doucement un gant de toilette sur mon front. Je remarque son léger relâchement
musculaire lorsqu’il se rend compte que je suis éveillée.
Il se lève avec la lavette, et revient quelques secondes après avec un grand
verre d’eau glacée. Et il ne décroche toujours pas un mot ! Son attitude me
trouble plus que la crise que je viens de subir. Je termine la boisson en quelques
gorgées et me sens revigorée. Je me penche afin de poser mes pieds par terre.
Plus de vertiges, pas de nausée, je vais pouvoir me relever.
Manus, placé de l’autre côté du lit, s’est assis dans mon dos. Cela me permet
de ne pas avoir à subir sa mine inquisitrice.
— Tu peux m’expliquer ! commence-t-il, sur un ton nettement directif.
— Ce n’est pas grave, juste une petite crise de panique. C’est terminé
maintenant, je te remercie de m’avoir sortie de là.
Le matelas bouge et j’entends ses pas contourner le lit. Ce n’est pas vraiment
une surprise. Lorsqu’il s’accroupit devant moi et pose sa main sur mon menton
pour m’obliger à le regarder droit dans les yeux, je sais que je suis perdue. Je
vais devoir tout lui avouer !
— Pourquoi as-tu paniqué ?
— Je… euh… C’est à cause de la foule ! Je suis agoraphobe.
Le grand Irlandais reste dans un premier temps interdit en entendant ma
déclaration, avant de finalement se reprendre.
— Depuis quand ?
Je libère mon visage, car je n’ose plus affronter son regard, je sais
pertinemment qu’il se sentira coupable à la seconde où je lui indiquerai le
facteur déclencheur de ma phobie. C’est pourquoi je reste muette. Je l’entends
grogner de frustration avant de se répéter sur un ton autoritaire.
— Depuis quand ?
Je suis incapable de lui tenir tête davantage.
— Cela a commencé le soir du combat où tu as été gravement blessé à l’œil.
J’ai bien cru t’avoir perdu cette fois-là. Depuis j’évite les rassemblements autant
que possible.
Les yeux fixés sur la moquette usée, je n’ose pas affronter la réaction de
Man. Je le sens s’éloigner dans un silence des plus macabres. Un terrible fracas
m’oblige à relever la tête afin de constater qu’il vient de s’en prendre au mur.
— Mais enfin, Man, je hurle presque, qu’est-ce qui te prend ?
Je le rejoins avec précipitation. Et cette fois, je refuse de baisser les yeux
devant cet homme au comportement des plus irrationnels. Son regard reflète une
émotion que je n’aurais jamais pensé y trouver un jour : de la culpabilité.
Je ne le supporte pas, je ferais n’importe quoi pour effacer cette intense
tristesse dans ses yeux. Je peux résister à sa colère, son arrogance, ses
taquineries, sa possessivité et même à son machisme, mais absolument pas à
cette douleur qui n’a pas lieu d’être.
C’est pourquoi je pose une main de chaque côté de son visage, et lui parle
calmement.
— Tu-n’es-pas-res-pon-sa-ble ! Et je t’interdis d’imaginer une seconde le
contraire !
Les traits de Manus ne se décrispent pas pour autant. Néanmoins, je peux
discerner le changement qui s’opère en lui.

Manus

Je me remémore cette fameuse nuit comme étant une des pires et des plus
merveilleuses de toute ma chienne de vie. Je dois être totalement tordu pour
garder de bons souvenirs de la raclée reçue du champion en titre de l’époque, un
gars à la rapidité étonnante en comparaison de sa corpulence, et qui avait une
sacrée détente. J’ai du respect pour ce genre d’adversaire ! Sa victoire, il l’avait
bel et bien méritée. Toutefois, une faille dans ma garde, associée à une droite
digne d’un marteau signèrent la fin du combat pour moi. Un KO d’anthologie
qui s’est terminé dans une ambulance avec Harley me tenant la main et
m’assurant que tout allait bien se passer. Je ne pouvais que la croire, et vu que
j’étais aveugle d’un œil à ce moment-là, je n’ai pas honte de dire que j’ai
apprécié chaque instant passé à ses côtés pendant mon séjour à l’hôpital. Je ne
me suis jamais senti aussi proche d’elle que pendant cette période. Je crois que je
suis définitivement tombé amoureux d’elle à ce moment-là.
Et dire que de son côté l’évènement lui a apporté un blocage
psychologique… C’est vraiment bien joué, Man ! Tu es décidément un crétin
fini. Je me déteste en comprenant à quel point j’ai pu impacter négativement sa
vie. Je voudrais tellement pouvoir récupérer sa douleur… À défaut, le coup dans
le mur se fait bien sentir dans mon poing. J’ai la satisfaction de constater les
dégâts occasionnés sur mon adversaire plâtré. Or, ce n’est pas suffisant à mon
goût. Je n’ai pas assez souffert pour obtenir la rédemption. Je dois au moins me
briser quelques os pour cela. C’est loin d’être le cas si je considère que je peux
encore faire bouger chacun de mes cinq doigts.
Je me repositionne pour recommencer, mais j’oublie toute idée de pénitence
lorsque Harley se campe fièrement devant moi pour prendre soin de moi…
encore une fois. Et ce malgré les conséquences malheureuses qu’elle a déjà
subies. Elle devrait me fuir, me détester ou au moins s’éloigner de moi ! Et tout
ce que j’observe c’est son inquiétude, sa tendresse, son empathie, et ce au mépris
du ton sec et emporté qu’elle utilise à mon égard.
— Tu n’es pas responsable.
Ce sont ses mots et je la crois. Pour une raison qui dépasse l’entendement,
cette créature merveilleuse est à mes côtés, quoiqu’il se passe dans mon
existence. Elle prend soin de moi depuis tellement longtemps que j’ai oublié que
ce n’était pas un acquis.
Une autre évidence traverse mon esprit torturé. Si elle est comme cela avec
moi et seulement moi, c’est une preuve qu’elle aussi m’aime… même si elle
n’en est pas encore consciente. Il m’appartient donc de lui ouvrir les yeux à ce
sujet, et ce moment me paraît propice.
— Je ne te mérite pas, Blondie, je lui réponds alors dans un murmure des
plus suaves. Mais Dieu m’est témoin que je suis un enfoiré d’égoïste, car ça
m’est complètement égal. Nous nous appartenons l’un l’autre !
Je l’attire à moi et je m’empare avec délice de ses lèvres pulpeuses. Je
resserre mon emprise et la soulève afin de l’amener à mon lit. Après une seconde
d’hésitation, Harley se délecte de ce baiser et me le rend avec fougue. À peine
ses pieds ne touchent-ils plus le sol que ses longues jambes enserrent mes
hanches avec ferveur.
Son corps ferme et doux à la fois s’accorde parfaitement au mien, et je ne
peux m’empêcher de grogner mon plaisir. Je la dépose délicatement sur ma
housse de couette bleue, et sans perdre le contact avec son regard, je descends
cette fermeture éclair qui m’a nargué toute la soirée. Elle relève légèrement le
buste, et je m’empresse de la débarrasser du haut de sa combinaison. Un
magnifique soutien-gorge en dentelle noir galbe à merveille ses seins à la
couleur d’albâtre et aux tétons déjà fièrement dressés.
— Putain ! Ce que tu es belle !
Je soupire plus qu’autre chose, mais peu importe. Sa respiration saccadée
prouve qu’elle apprécie mon compliment. Je pourrais déclamer des vers de
Shakespeare, mais soyons honnête, cela ne me ressemble pas, et Harley se
moquerait de moi !
À la place, elle m’adresse un merveilleux sourire. Il me prend aux tripes et je
sens que mon érection déjà bien avancée est maintenant entière. Je suis étriqué
dans ma tenue ridicule, et je grimace en me reculant pour me débarrasser de mes
bandages noirs. Harley suit mon mouvement et en profite pour me filer un coup
de main. Rien que de voir ses doigts caresser diverses parties de mon anatomie,
cela échauffe davantage le feu du désir qui brûle en moi.
Enfin, je suis libre de toute entrave, et lorsque je m’approche de ma belle
blonde, ce n’est que dans le but de virer le bas de sa tenue moulante. Son
minuscule string assorti à son soutien-gorge me fait littéralement saliver
d’avance. Rien que d’imaginer ce qu’il peine à dissimuler me rend ivre de désir.
Quand mes yeux remontent lentement jusqu’à son visage, je m’aperçois
qu’elle a le regard focalisé sur mon membre, et ce dernier en trésaille de plaisir.
Je décide de pimenter notre petit jeu de séduction.
— Enlève doucement ton ensemble, Blondie. Vire d’abord ton soutien-gorge
et ensuite le bas. Et pendant ce temps, je veux tes yeux braqués dans les miens.
Si tu échoues, je me verrai dans l’obligation de te punir !
Elle n’argumente en rien et se contente de m’offrir un sourire des plus
coquins.
La voilà passant ses mains dans le dos, et rapidement, le bout de dentelle
tombe à terre. Dans son regard scotché au mien je peux lire un désir
incandescent, que moi seul suis capable de satisfaire ! Elle reste ainsi quelques
instants bien cambrée, avec ses seins pointés dans ma direction, ne demandant
qu’à être touchés, titillés et sucés avec ferveur. Sans même m’en rendre compte,
ma main s’est emparée de ma queue pour la masturber.
Le regard de Harley s’assombrit, et malgré la rapidité du mouvement de
l’aller-retour, je la surprends en flagrant délit d’avoir détourné son attention de
mon visage pour observer un point situé nettement plus au sud. Je frémis de
plaisir rien qu’en imaginant le châtiment que je vais lui administrer. J’accélère
les caresses sur mon sexe, en lui parlant de nouveau.
— Ne m’oblige pas à me répéter Harley ou ce ne sera pas une, mais deux
punitions pour toi, ma chérie.
Elle sursaute légèrement à mon sous-entendu concernant son futur châtiment.
Cependant, en aucun cas elle ne rétorque quoi que ce soit. À la place, ses mains
passent nonchalamment sur sa poitrine avant de descendre lascivement
jusqu’aux abords de son string. Ses doigts entourent l’élastique et bientôt ce
dernier repose à ses pieds. Elle lève une jambe, puis de l’autre envoie le morceau
de tissu dans ma direction.
Je l’attrape et ressens le besoin primaire de le porter à mon nez. L’odeur
délicieuse qui s’en dégage brise mon dernier sursaut de conscience. Je deviens
alors un animal en rut dont l’unique obsession est de posséder sa femelle.
— Couche-toi sur le dos avec tes fesses de déesse placées juste au bord du
lit. Et je veux que tu écartes les jambes. Tu vas découvrir ce qu’il en coûte de me
désobéir.
Je balance la petite culotte au loin avant de tomber à genoux devant
l’intimité luisante de ma belle blonde.
Il n’est pas dit qu’un tel spectacle fasse obstacle à ma sombre
concupiscence !

Harley

Je suis couchée sur le dos avec les jambes pliées et largement écartées. Je
peux sentir l’humidité de mon intimité, toutefois je ne résiste pas à l’envie de
frotter mon index sur mes chairs enflammées. C’est doux, c’est chaud et
extrêmement agréable comme sensation. Ce n’est rien en comparaison du regard
foudroyant que me lance Manus. Cela me fait déjà tellement d’effet que je n’ose
même pas imaginer le résultat lorsqu’il remplacera ma main.
J’en reste pantelante de désir ! Et cette promesse exquise de correction…
C’est une torture supplémentaire ! Mais peut-être est-ce justement ça la
punition… Je ne peux m’empêcher de tortiller des hanches lorsqu’il commence à
disperser une multitude de baisers à l’intérieur de mes cuisses. Ces derniers se
rapprochent de mon sexe et amplifient mon envie de lui. Mon regard est
désormais scotché sur sa bouche, dans l’espoir de bientôt la voir se poser à
l’unique endroit où j’en ai véritablement besoin. L’excitation, associée à la
frustration, me fait grogner… Je ne me serais jamais crue capable de sortir un tel
son de ma gorge.
Je ne suis pas la seule étonnée, si je considère le visage interrogateur de mon
amant avec un sourcil levé. Je râle intérieurement qu’il ait cessé sa progression.
C’est en arborant un sourire arrogant que Man me nargue.
— Un souci, ma beauté ?
Il se moque de moi ! Il est conscient de l’effet qu’il a sur moi. Il apprécie
sans conteste ce pouvoir qu’il possède sur mon désir. Et rien que pour cela, il
m’énerve !
— Je ne sais pas, lui rétorqué-je, comme si de rien n’était. À ton avis ?
— Tu as l’air d’avoir envie de planter tes griffes dans mon dos. Il a même le
culot de pousser un petit rire rauque.
— C’est officiel, Man, je te déteste et je…
Je n’ai pas le temps de terminer ma réplique cinglante, qu’il pose enfin ses
lèvres tentatrices sur mon clitoris. C’est électrique, c’est grisant, et ça coupe net
ma capacité à parler. D’autant plus qu’il fixe son regard pénétrant droit dans le
mien. J’en reste interdite tellement c’est intense.
Un de ses doigts glisse avec volupté à l’intérieur de mon corps, c’est bien
malgré moi que mon souffle se fait erratique et sonore. Mon bassin va à sa
rencontre pour accentuer la délicieuse vibration qui chauffe mon sang. Je pousse
des gémissements de plaisir et quand je crois que la sensation devient trop
prenante et que je ne pense pas pouvoir en supporter davantage, un second doigt
rejoint le premier. Une onde électrique fait alors palpiter mes muscles internes, et
Manus se délecte visiblement de l’effet produit.
Les derniers spasmes de mon orgasme s’éternisent, et je tente de retrouver
tant bien que mal une respiration à peu près normale. J’ai chaud et une fine
couche de sueur m’enveloppe, pourtant cela m’importe peu. Je suis bien,
détendue comme jamais depuis fort longtemps. Je suis dans un état d’euphorie
totale, néanmoins je ne suis pas encore complètement repue. Et pour cause, le
fait que Manus ne partage pas mon plaisir ne me paraît pas logique.
Ses doigts et sa bouche ont quitté mon corps, et le vide laissé amplifie ce
sentiment grandissant d’insatisfaction. Et puis, je remarque le regard de mon
amant. En temps normal, il est déjà d’un vert profond, cependant à cet instant
précis il semble avoir pris la couleur d’un lagon qui miroite au soleil. Ses iris me
paraissent presque irréels… C’est sans doute dû au désir que je peux y
apercevoir.
Il ne fait aucun geste. À la place il me scrute. C’est comme s’il tentait de lire
en moi ! Quant à moi, je suis incapable d’articuler un son. Alors pour lui faire
comprendre mon envie de lui, je me contente de tendre mes doigts dans sa
direction. Il se rapproche de moi. Je lui caresse la joue et lui offre un sourire. Ma
main s’arrête dans sa chevelure, et je l’attire gentiment vers mon buste afin de
lui faire comprendre qu’il doit remonter.
Mon Irlandais préféré recouvre avec une vitesse folle mon corps, et ce pour
ma plus grande satisfaction. Son visage au-dessus du mien, il ne m’a jamais paru
aussi beau… Peut-être à cause de l’intensité sexuelle, ou bien, est-ce dû au
tournant décisif que prend notre relation… Il est juste tellement extrême. Je ne
peux m’empêcher de caresser les contours de la tête-de-loup tatouée sur son
bras. Et soudain, j’ai envie de lui poser une question totalement incongrue dans
le contexte de notre situation actuelle.
— Pourquoi ce dessin ?
— Te souviens-tu du film « Danse avec les loups » ?
— Évidemment.
— Je suis tombé amoureux d’eux en voyant ce chef d’œuvre. Et en plus, ils
sont fidèles tout au long de leur existence ! Cette espèce est extraordinaire…
Mon index effleure distraitement les traits de la gueule de la bête, alors que
j’écoute sa réponse.
— Il est sublime Man. Je ne te l’ai jamais avoué, mais c’est mon préféré !
Son regard dérive de mon visage à ma poitrine. Il commence alors à utiliser
sa main pour me caresser plus qu’adroitement cette zone sensibilisée par mon
récent orgasme.
Je passe mes bras autour de son cou et le rapproche brutalement de mon
corps pour l’embrasser. Ainsi, je suis bien ! Avec ses lèvres sur les miennes, nos
langues qui dansent ensemble, sa main occupée avec mes seins, et surtout avec
son érection en pleine vigueur, qui se frotte inlassablement contre mon mont de
Vénus.
De nouveau, les palpitations effrénées de mon cœur me font littéralement
vibrer et la tension dans mon bas ventre ne cesse d’enfler. Bientôt, elle sera trop
importante et elle explosera en un million de petits papillons. Et j’attends ça
depuis tellement longtemps que je m’impatiente. La prochaine fois, nous
prendrons notre temps toutefois aujourd’hui, j’ai un besoin viscéral qu’il me
possède corps et âme. Pour l’instant, il est trop doux, trop calme, trop patient et
cela ne me convient pas. Je compte bien le lui faire remarquer.
Je romps alors notre baiser, et c’est avec mon regard ancré dans le sien, que
d’une main j’attrape son membre et le frotte durement contre l’entrée humide de
mon intimité. Je le sens se tendre sur moi, mais il n’esquisse aucun mouvement.
De toute évidence, il n’est pas encore certain de la suite à donner à notre histoire.
— Qu’est-ce que tu attends pour me prendre, Man ?
Ma question se veut détachée, néanmoins le résultat ressemble davantage à
une pathétique supplication. Ma main continue son ouvrage, et mon
interrogation semble réellement le laisser perplexe.
— Je ne sais pas ! Je crois sans doute que c’est encore un de mes rêves et que
je vais me réveiller au moment précis où je vais te pénétrer… et je n’en ai pas
envie !
— Je te promets que c’est bien réel, mais si tu ne te décides pas bientôt, je te
jure que je…
Je crie au lieu de terminer ma phrase, tout simplement parce que mon bel
amant m’a pénétré avec avidité, grâce à un puissant coup de reins. Il m’emplit
avec délice et la sensation est presque irréelle. J’ai déjà fait l’amour avec deux
types, cela n’a définitivement aucun rapport avec ce que je suis en train de vivre
en ce moment. Je crois que cela provient du lien que nous partageons, Man et
moi.
Une fois au plus profond de moi, il se fige en me caressant le cou puis ma
joue.
— Tu es tellement belle quand tu prends du plaisir. Je pourrais jouir rien
qu’en t’admirant.
Il ne sourit pas, ne plaisante pas, il est extrêmement sérieux, et cela amplifie
mon désir au plus haut point. Le moment s’éternise, et je vais pour mettre en
marche mon corps, lorsqu’il se recule avant de me pénétrer de nouveau… plus
doucement cette fois. J’accroche mes jambes autour de ses hanches et ses
mouvements s’accentuent à chaque passage.
Mon excitation est telle qu’il ne me reste que quelques secondes avant de
jouir à nouveau. Mon bas-ventre commence déjà à se contracter. C’est alors que
Manus grogne en accélérant la cadence, qu’une lame de fond déferle en moi. Je
hurle son nom sans même le réaliser ni me soucier de qui pourrait bien
m’entendre.
Comme en réponse à mon propre plaisir, Manus se laisse emporter par les
vagues de sa jouissance. Ce qui restera à jamais gravé dans mon esprit, ce sont
les traits de son visage, transfigurés par un savant mélange de volupté et de
satisfaction… C’est juste inoubliable.
Il s’écroule alors sur moi, et malgré le poids, j’apprécie sa présence. Je
m’amuse à caresser son dos du bout des doigts et une chose est certaine, je suis
dans une bulle euphorisante. Il est encore en moi, et la sensation est des plus
agréables. Sa tête est cachée dans mon cou et il y parsème quelques baisers.
Je suis consciente qu’à mon réveil, j’aurai des questions, des doutes et
surtout des craintes. Or, tout ce qui compte maintenant, c’est que je suis dans les
bras de l’homme que j’aime, et qu’il vient de m’offrir plus de plaisir en une fois
que toutes mes expériences réunies.
C’est sur ses douces pensées que je sombre dans le sommeil.

5ème partie :

Le bonheur des uns fait le malheur des autres !

Manus
Le lendemain, c’est avec délice que j’ouvre les yeux sur une main posée sur
mon torse, alors qu’une jambe douce est nonchalamment placée en travers des
miennes. Je ne peux m’empêcher de sourire comme le dernier des crétins. Je suis
au Paradis ! Harley a passé toute la nuit avec moi et malgré les trois rounds qui
ont mis à mal notre sommeil, je suis de nouveau au garde-à-vous, prêt pour la
combler une nouvelle fois. Son visage, du moins la partie visible, est clairement
reposé, comme je ne l’ai pas vu depuis longtemps ! Elle paraît plus jeune, plus
fragile, plus attendrissante… Je ne peux m’empêcher d’entortiller une mèche
éparpillée non loin de ma main. Sa chevelure est si douce… Je me rends bien
compte que j’ai l’air d’un benêt de quinze ans devant son premier coup de cœur,
mais en même temps, Harley est mon seul et unique coup de cœur ! Elle
représente le bon en moi, elle est mon point d’ancrage dans cette vie de chien,
elle est ce qui me pousse à m’améliorer, à désirer un avenir meilleur.
Cela fait bien longtemps que j’ai pris conscience de mon amour pour elle,
néanmoins c’est bien la première fois qu’il se concrétise et que j’entrevoie un
futur possible pour nous. Elle et moi, sur la Route 66, vibrant au son du vent sur
nos bécanes dans le soleil couchant. J’en rêve depuis des lustres, cependant
aujourd’hui mon fantasme peut devenir réalité… Enfin, si je m’y prends bien !
Malheureusement, j’ai tendance à tout faire foirer quand cela concerne ma
belle blonde… J’ai encore du mal à la cerner… Elle a flirté avec Casey même si
de toute évidence elle ne ressent rien pour lui… Pourquoi ? Et pour quelle raison
m’a-t-elle évité alors qu’elle me désirait ? Et si elle ne trouve pas l’auteur du
meurtre de sa mère, quelle sera sa réaction ? Et si elle met la main dessus ? Et je
dois encore lui parler de l’article qui relate les crimes d’un assassin en série, dont
je soupçonne fortement son père d’être l’expéditeur…
Ses doigts caressent tranquillement mon torse et je me rends compte qu’elle
est éveillée, avec ses yeux qui papillonnent sur moi. Toutes mes préoccupations
s’envolent subitement. Je la prends dans mes bras, et l’installe sur mes hanches
pour l’embrasser doucement.
— Salut, Blondie. Si tu pouvais seulement t’imaginer le nombre de fois où
j’ai rêvé de cette scène.
Elle ne répond rien et se contente de me rendre mon bonjour. Déjà, elle frotte
avec insistance son corps contre le mien, et ma bonne résolution de la laisser
tranquille s’envole en fumée.
Je commence à passer ma main sur ses fesses, lorsqu’un claquement sec à
ma porte fige net mes mouvements. C’est mon père qui hurle derrière cette
dernière.
— Manus, tu as cinq minutes pour descendre !
En entendant ses pas fermes s’éloigner, j’en déduis qu’il n’attend pas de
réponse de ma part.
Cette interruption me file les nerfs, et je râle dans ma barbe.
Malheureusement, je dois obéir à l’ordre de mon président, et c’est ainsi que je
repousse gentiment Harley sur le côté. Elle connaît notre monde et ne s’en
offusque guère. Au contraire, elle m’offre un sourire rassurant, avant de se lever
en direction de la salle de bains. Le bruit de la douche résonne alors que je
m’habille rapidement. J’en profite pour poser sur mon lit un sweat à capuche
noir qu’elle a oublié ici il y a des années de cela. Si elle doit remettre sa tenue
d’hier, j’aime autant qu’elle cache le haut. Cela évitera que je colle un pain à
tous ceux qui la materont.
Je dévale les escaliers avant de me diriger vers le comptoir. Avant toute
chose, j’ai besoin de ma dose de caféine journalière. C’est un désordre sans nom
dans la salle, et je plains les filles qui vont devoir tout ranger avant l’ouverture
de ce soir. L’horloge indique dix heures trente, et je songe à mon rendez-vous de
cet après-midi avec le chef des mafieux italiens. Je me demande franchement ce
qu’il peut bien me vouloir…
Sur cette pensée, mon père se pointe, ses bottes claquant fortement le sol
carrelé. Il arbore sa mine des mauvais jours, et Casey, qui le suit de près, ne
semble pas étranger au phénomène. Les deux fondent sur moi en un éclair, alors
que je n’ai même pas encore pu boire une gorgée de mon nectar à l’odeur des
plus alléchantes ! Autant dire que je ne suis pas à prendre avec des pincettes
pour le moment.
— Comment ça va les gars ?
Je lance cette banalité dans l’espoir fou que ma bonne humeur puisse
déteindre sur eux. Leurs postures agressives prouvent que j’ai raté mon coup.
— On a un problème, Manus.
C’est mon père qui parle, mais cela n’est pas vraiment étonnant, il est le chef
après tout.
— Si l’on n’en avait qu’un !
Je souris, mais le regard meurtrier que me lance le Viking m’indique
clairement que ce n’est pas la bonne méthode. Rien à faire ! Je connais
parfaitement le motif de ce petit tête à tête : Harley. Casey a sans doute dû
pleurer dans les jupes de mon père sur le fait que je lui ai piqué sa nana.
Décidément, ce gars m’horripile au plus haut point. Pas assez de couilles pour
venir s’arranger directement avec moi… Mes poings se seraient fait un plaisir de
lui offrir quelques bons arguments à mon point de vue ! Ceci explique sans doute
cela. C’est certes un lâche, mais il n’est pas idiot !
— Il paraît que Harley était la cavalière officielle de Casey hier soir, et a
priori elle a passé la nuit avec toi. Qu’as-tu à répondre à ces accusations ?
— Cela me paraît plutôt clair pourtant. Harley est à moi depuis toujours.
Casey n’est pas capable de la protéger et de subvenir à ses besoins, comme moi
je peux le faire. Elle a simplement réalisé son erreur de jugement hier soir. À
partir de ce jour, elle est officiellement ma régulière. S’il ose, ne serait-ce que lui
parler en tête à tête, je m’arrangerai pour qu’il bouffe de la soupe pour les six
prochains mois.
Je ne me donne même pas la peine de jeter un coup d’œil à Casey. Seul mon
père m’importe.
— Je vais te tuer sale con !
Je dirige mon regard sur le grand blond à la suite de son insulte, et l’image
qu’il donne m’interpelle vraiment. Avec les yeux cernés aux vaisseaux sanguins
explosés, les traits tirés et la chevelure non coiffée, il a l’air d’un fou ! Je le vois
trembler de rage, et sa main se dirige déjà vers son flingue. Il avance d’un pas,
cependant mon père lui barre le chemin en tendant le bras devant lui.
— Tu peux toujours essayer, je lui réponds avec une froideur calculée. Mais
un conseil, ne me loupe pas, parce que je te promets que frère ou pas frère, je
t’exploserai la cervelle avec joie.
Mon Glock est encore dans ma chambre, toutefois un neuf millimètres
patiente bien sagement à portée de main, juste sous le bar. Je le sais et eux aussi.
Il reste à déterminer qui sera le plus rapide de nous deux. Et encore une fois,
nous sommes parfaitement conscients tous les trois que je suis le plus agile avec
une arme.
Le moment s’éternise et j’en profite pour boire une gorgée de mon expresso.
Mon président et Casey me fusillent du regard, seulement ce n’est pas pour les
mêmes raisons. Je déçois sans doute le premier, alors que le second souhaite me
voir pourrir six pieds sous terre.
— Casey, reprend alors mon père calmement, tu as deux solutions. Soit tu
affrontes Manus, soit tu laisses couler. Si tu veux mon avis, il y a d’autres filles
dans le coin. Harley et mon fils, c’est une longue histoire, tu devrais passer à
autre chose.
Sam regarde Casey durant son petit speech, et de mon côté je ne quitte pas
des yeux les doigts hésitants de ce dernier. Je me suis déjà emparé de l’arme
dans mon autre main. S’il tente quoi que ce soit, il sera mort avant même d’avoir
réalisé son erreur. J’en suis presque à espérer qu’il essaye !
— Va te faire fout…
— Assez !
C’est Harley, qui vient de pénétrer dans la pièce telle une furie. Et dire qu’il
allait m’attaquer. On peut dire qu’elle sait choisir son moment pour faire son
entrée…
Elle se place entre nous deux, nous empêchant sciemment de nous entretuer.
Intelligente et vive, en plus d’être belle ! Elle reprend ses réprimandes en nous
regardant alternativement, le Viking et moi.
— À quoi jouez-vous sombres idiots ? Je ne suis pas un trophée que vous
pouvez vous disputer et une chose est sûre : je n’appartiens à personne !
Je suis presque certain que la fin de sa phrase m’est destinée, au vu du regard
meurtrier qu’elle me lance. J’ai encore tout fait foirer !
Et puis elle me tourne le dos pour blablater avec cet emmerdeur. Toutefois,
ce n’est pas un motif suffisant pour ne pas écouter ce qu’elle va lui dire.
— Casey, attends-moi cinq minutes dehors s’il te plaît. Tu me
raccompagneras. On pourra en discuter, comme ça.
Il recule sans me tourner le dos et s’en va raide comme un piquet en
grognant de vagues insultes.
Une fois la porte d’entrée claquée, Harley se retourne vers moi et explose.
— Qu’est qui te fait croire que tu peux décider pour moi, Manus ? Je ne suis
pas et ne serais jamais ta régulière, enfonce-toi bien ça dans ton crâne de piaf !
Mon père a eu la courtoisie de s’éclipser en même temps que Casey. Autant
pour surveiller Casey que pour nous laisser un peu d’intimité, pendant que je me
fais remettre à ma place. Je devrais être en colère, pourtant je suis bien trop
sonné par ses aveux pour ne serait-ce qu’envisager de répondre.
— Mais, cette nuit ?
Mon murmure est franchement pathétique, même à mes oreilles. Harley a
cessé de hurler, néanmoins ce n’est pas pour autant que ses paroles sont faciles à
avaler.
— Écoute Manus, reprend-elle posément, cette nuit a été merveilleuse, mais
ça n’ira pas plus loin, je suis désolée !
Je suis sous le choc. Le temps que je retrouve mes esprits, Harley a déjà
quitté le bar.

Harley

Je me déteste vraiment pour le mal que je fais à Manus. Au moment où je


franchis la porte d’entrée du bar de Sam, je ne peux pas effacer de mon esprit la
tristesse affichée sur son visage. C’est comme si j’avais brisé une partie de son
être. Mes yeux picotent et mes larmes menacent de franchir la dernière barrière,
si je ne me reprends pas rapidement. Et je ne peux pas me le permettre, pas tant
que je ne serais pas seule chez moi. Alors je pourrais m’effondrer et me maudire
pour ma duplicité. Comment ai-je pu mentir à l’homme que j’aime, surtout avec
un tel aplomb ?
Je n’ai pas vraiment le temps de m’appesantir sur la question, car Casey
m’attend à bord de sa voiture tape-à-l’œil. Que vais-je bien pouvoir lui
raconter ?
Je prends une grande respiration, et avance d’un pas qui se veut assuré en
direction de l’engin vrombissant. Il fait encore chaud pour la saison et c’est
agréable. Je pénètre l’habitacle, et la porte à peine refermée, un crissement de
pneus se fait entendre, avant que nous ne partions à toute vitesse.
J’aime la vitesse, c’est grisant, mais pas dans de mauvaises conditions. Par
exemple, quand le conducteur est ivre de colère ! Dans ces cas-là, la vitesse est
dangereuse. Une chance que la route soit déserte…
Il ne décroche pas un mot, et ses mâchoires serrées prouvent qu’il se retient.
Je suppose que je me dois de commencer.
— Je suis sincèrement navrée Casey, pour ce qui s’est passé hier soir ! Ce
n’était pas prémédité, je peux te le promettre. C’est arrivé… c’est tout !
— Ah oui ? Et qu’est-ce qui t’est arrivé exactement ? La minute d’avant, on
dansait tranquillement. Et celle d’après, tu n’arrivais plus à respirer.
— Ça m’arrive parfois ce genre de crise de panique ! Ce n’est rien de grave.
Un rire des plus faux résonne alors dans l’habitacle.
— Permets-moi d’en douter, puisque cela m’a coûté la femme que j’aime.
Je reste abasourdie devant cette déclaration. Il n’a jamais été question
d’amour entre nous, on se connaît à peine. Qui plus est, je comptais seulement
l’utiliser comme informateur ! Je me sens plus que misérable à cet instant précis.
— Merde, Casey ! Si j’avais su que tu avais ce genre de sentiment pour moi
j’aurais… En fait, je ne sais pas ce que j’aurais fait ! Tu me prends un peu au
dépourvu…
Son profil se détend légèrement et je préfère y voir un bon signe. Puis il se
donne la peine de tourner la tête pour me regarder droit dans les yeux, juste
avant de me questionner.
— Qu’est-ce qu’il possède de plus que moi, Harley ? Le club sera toujours sa
priorité, il finira par te faire souffrir, te trompera sans doute et ne sera jamais là !
— Contrairement à toi ! Mon ton ironique ne lui échappe pas.
— Le club n’est pas essentiel à mon existence. Il ne représente que le moyen
de… Peu importe ! Ce que j’essaye de te dire, c’est que je ferais retirer le
tatouage de mon dos sans aucune hésitation pour toi. Nous pourrions laisser cette
vie ici et tout recommencer ailleurs... Juste toi et moi.
Il semble tellement sûr de ce qu’il avance ! Sa dévotion me fait de la peine,
étant donné que je ne la partage pas du tout.
Son moteur s’arrête, et je remarque seulement que nous venons d’arriver
devant ma maison. Il patiente pour ma réponse.
— Écoute Casey, ce n’est pas si simple, je…
— Prends quelques jours pour y réfléchir, me coupe-t-il précipitamment. S’il
te plaît ! Et si tu ne veux pas, alors je partirai sans faire d’histoire.
Je remarque la jointure de ses mains blanchies sous la crispation, et cela me
serre le cœur. Mais qu’ai-je fait ?
— OK, je vais y songer… Mais c’est tout ce que je peux te promettre !
Enfin, il m’offre un léger sourire, en acquiesçant devant ma décision.
— Je n’en demande pas plus.
La lueur au fond de son regard m’interpelle. C’est étrange que je n’arrive pas
à déterminer pour quel motif. Peu importe, tout ce que je demande pour l’instant
c’est de pouvoir rentrer chez moi, et dormir pour le restant de la journée.
Alors je descends de la voiture et referme la porte d’entrée derrière moi, sans
même jeter un œil sur lui. Je m’effondre sur la banquette, trop fainéante pour
monter les escaliers. Je songe à ces dernières heures.
J’ai couché avec Man !
Je me répète cette phrase à plusieurs reprises comme si la nuit précédente
n’avait été qu’un rêve. C’était juste stupéfiant… ainsi qu’une erreur
monumentale ! La réaction de ce matin prouve que j’avais raison à son sujet ! Je
ne veux pas être sa petite copine, je veux être son égale à tous les niveaux ! Et ce
ne sera jamais possible tant qu’il appartiendra aux BM, à moins que… Une idée
aussi délirante qu’improbable germe dans mon esprit. À moins que je ne fasse
partie du club. J’ai toujours cru cela impossible, cependant, après cette nuit je
m’interroge de nouveau. Je dois sans doute délirer…
Et puis se pose le cas de Casey, qui m’offre tout ce dont j’ai toujours rêvé, si
seulement c’était Manus qui me l’avait proposé ! Une chose est sûre, c’est
terminé le plan où je me sers de lui pour découvrir les vilains petits secrets du
club. Je lui ai déjà fait trop de mal. J’attends la fin de la semaine et je lui
confirmerai que tout est terminé entre nous. Et s’il est intelligent, il partira.
Sinon, j’ai bien peur que Manus ne lui en fasse baver !
Je m’endors la main posée en bas de mon ventre, sentant les étirements de
mes muscles internes, qui me rappellent avec délice les quatre fois où nous
avons fait l’amour. Et chaque fois dans une position différente, je ne pensais pas
être aussi endurante !
Lorsque je me réveille, la nuit est presque tombée, et je suis un peu perdue.
Je me lève et me dirige vers la cuisine, quand le grondement de mon estomac me
rappelle que je n’ai pas mangé de la journée. Un grand verre d’eau, suivi d’une
part de pizza qui traîne dans mon réfrigérateur, et je me sens nettement mieux !
Je retourne au salon pour récupérer mon téléphone, lorsqu’une feuille scotchée
sur l’écran de mon téléviseur m’interpelle. Je m’approche et la récupère, en me
demandant qui a bien pu me la laisser. Viviane est la seule à posséder un double
des clés de la maison, c’est sans doute elle.
C’est la raison pour laquelle je relis la simple phrase cinq fois d’affilée avant
de parvenir à en comprendre le sens, tellement je suis abasourdie.
Laisse tomber ou tu finiras comme ta mère.
Je lâche la feuille imprimée comme si ma vie en dépendait, et me retourne
dans tous les sens afin de vérifier que je suis bien seule dans ma maison. Je
fonce vers la cachette de mon arme, et enlève la sécurité avant d’entamer
l’inspection de chaque pièce de mon foyer. Je suis certes apeurée, cependant je
suis surtout en colère !
Comment cet espèce d’enfoiré a-t-il pu entrer sur mon territoire, et laisser
cette menace à moins de trois mètres de moi, sans même que je m’en rende
compte ? Je vérifie ma porte d’entrée et elle est toujours verrouillée. Cette ordure
possède un jeu de mes clés. Je vais de ce pas faire changer les serrures et rajouter
un verrou.
Ma rapide vérification des lieux n’indique aucune effraction, ni dégât, ou
vol. Le meurtrier de ma mère désirait juste se rappeler à mon bon souvenir…
Ainsi ce cauchemar n’est pas terminé. J’ai même l’honneur d’être la prochaine
sur la liste de ce taré, apparemment. Je contacte le bureau du shérif, avant de
m’effondrer, accroupie dos au mur, le flingue encore fermement serré dans ma
main.
Mais pourquoi ce malade réapparait-il maintenant ? Cette question passe et
repasse dans mon esprit ravagé par la peur et la fureur, pendant que j’attends les
flics.
Qu’ai-je bien pu faire pour le contrarier ? Est-ce parce que je m’approche un
peu trop près de la vérité sans m’en être rendu compte ? Je dois être sur la bonne
piste, même si je n’ai pas la moindre idée de quelle piste il s’agit…
Et puis, je crie. Je pousse un hurlement des plus sonores, tentant d’y insuffler
toute ma douleur. C’est le seul moyen que je trouve pour ne pas complètement
péter les plombs.
Une chance que j’aie terminé ma petite crise de nerfs au moment où le shérif
et son adjoint arrivent, autrement, j’étais bonne pour la camisole de force !
À la place, ils me trouvent assise dans ma cuisine, une bouteille de scotch
collée directement à la bouche. Et j’emmerde celui qui osera me sortir que
l’alcool n’est pas une solution !
Manus

Je pénètre dans un immeuble de grande classe. Une de ces immenses tours de


verre et d’acier, qui accueillent des centaines de bureaux de différentes
entreprises. Je me présente à la réception, où l’on me délivre un badge visiteur,
tout en m’indiquant d’emprunter l’ascenseur du fond. Monsieur Pavarito possède
les dix derniers étages de ce gratte-ciel et bénéficie de son propre élévateur.
J’effleure à peine le bouton d’appel que la cabine démarre en trombes. Moins de
trente secondes plus tard, les portes s’ouvrent sur un large hall en demi-cercle.
De la moquette grise de luxe ainsi que des tableaux modernes décorent cet
endroit à l’aspect froid. Une plantureuse rousse, sans doute la réceptionniste, est
attablée à son bureau, situé au centre de l’accueil, et m’adresse un sourire
chaleureux. Elle est un peu trop maquillée à mon goût, néanmoins son tailleur lui
va à ravir. Sans même me questionner sur mon identité, elle me demande de la
suivre. Je m’exécute sagement, profitant au passage d’une vue incomparable sur
son postérieur, moulé dans une jupe courte noire légèrement fendue derrière.
Bien trop vite, nous stoppons notre marche devant une double porte en bois
travaillé. Elle toque un coup. Une voix d’homme lui indique d’entrer. Elle ouvre
et me cède le passage. Je pénètre dans le bureau, et j’entends le battant se
refermer derrière moi.
Monsieur Pavarito est confortablement installé dans un fauteuil situé dans un
coin, à gauche de la pièce. Un verre d’alcool à la main, il se contente de
m’ordonner du doigt de prendre place face à lui. Pas même un bonjour, il me
prend vraiment pour un de ses larbins ! Je constate qu’il est toujours aussi bien
entouré. Deux gardes du corps sont stratégiquement placés à ses côtés. Je préfère
les ignorer, et me concentrer sur l’unique personne dangereuse de ce bureau :
Monsieur Pavarito.
Dans son costume de grand couturier italien, avec ses lunettes à grosses
montures noires, ce type à la soixantaine bien entamée possède davantage
l’allure d’un comptable que celle d’un mafieux. Toutefois, mon père a l’habitude
de me répéter que l’habit ne fait pas le moine.
Je m’installe dans le canapé, face au grand patron, et patiente pendant qu’il
termine son whisky. Il m’observe du coin de l’œil, et je prends sur moi de ne pas
afficher ouvertement ma nervosité. Après ce qui me paraît une éternité, il repose
enfin sa saleté de verre.
— Voulez-vous boire quelque chose, Manus ? Je possède un soixante ans
d’âge extrêmement goûteux.
— Non merci, je suis plutôt bière fraîche.
Mon interlocuteur ne répond rien, toutefois son haussement de sourcil
prouve qu’il n’estime pas mon type de boisson à la hauteur de sa petite personne.
Encore un homme à l’égocentrisme surdimensionné… Tout ce dont j’ai besoin !
— Parlons peu, mais bien. Vous m’avez impressionné, Manus. Pas seulement
du fait de votre combativité, ou de votre adaptabilité lors de votre séjour au
centre pénitencier. Ni de votre face à face qui a bien failli me coûter un de mes
meilleurs éléments. Non, je parle plutôt de votre maturité. Vous avez
parfaitement mis en place notre business, vous gérez impeccablement le bar de
votre père, et vous êtes apprécié par vos pairs.
Par ces paroles anodines, il me fait clairement comprendre qu’il a mené sa
petite enquête sur moi, et qu’il surveille aussi mon club. La colère monte en moi,
or il a raison sur au moins un point : je ne suis pas assez stupide pour tomber tête
la première dans ce petit stratagème, qui consiste à prouver qui a la plus grosse...
— Merci. Mais je suppose que vous ne m’avez pas fait venir jusqu’ici
uniquement pour louer mes qualités.
Je me paie même le luxe de lui offrir un large sourire en lui répondant.
Pas déstabilisé le moins du monde, monsieur Pavarito poursuit comme si de
rien n’était.
— J’ai besoin d’hommes comme vous, Manus. Vous êtes intelligent, vous
êtes ambitieux, et par-dessus tout vous êtes fiable. Vous avez absolument raison,
je désire vous proposer du travail.
Il se tait à ce moment précis, faisant un simple signe de tête à la belle
rouquine, réapparue entre temps, comme par enchantement. Elle tient à la main
un dossier relié et le dépose juste devant moi, sur la table basse en verre poli.
Je suis certes intrigué par le contenu, mais pas assez fou pour me l’approprier
sans avoir obtenu au préalable l’autorisation de mon interlocuteur.
— Figurez-vous que j’ai dû récemment me séparer de l’un de mes associés.
Il se servait dans la caisse… C’est pourquoi je cherche une personne de
confiance qui pourrait gérer les activités « annexes » de mes quarante garages,
situés aux quatre coins du nord-est des États-Unis, ainsi qu’au Canada.
Il est inutile de me traduire les mots « séparer » et « activités annexes ». Ce
type a buté son employé, et je parierai ma bécane que ses entreprises servent au
recel de pièces détachées, ou bien à camoufler d’autres business moins anodins.
Le mafieux poursuit ce qui pourrait bien être un entretien d’embauche.
— Cette personne n’aurait de comptes à rendre à personne, si ce n’est à moi.
Elle serait autonome quant à la gestion et au développement de notre affaire. Le
salaire est bien évidemment négociable, ainsi que les avantages en nature. Toutes
les informations nécessaires sont dans le dossier posé devant vous. Jetez-y un
œil et donnez-moi votre réponse avant la fin de la semaine. Mon téléphone
personnel est inscrit en dernière page.
Je suis trop abasourdi pour lui rétorquer quoi que ce soit.
À peine a-t-il terminé son allocution qu’il se lève et me tend la main pour
conclure. Je m’empresse de le saluer, et me retourne, après avoir récupéré le petit
tas de feuilles reliées laissé sur la table basse.
Alors que j’atteins le seuil de la porte, je retrouve un tantinet mes esprits, et
une question me taraude. Je fais un demi-tour pour la poser au vieil homme, déjà
installé derrière son bureau d’angle en bois d’ébène.
— Et mon club ?
— Les deux ne sont pas incompatibles, Manus, si vous savez vous organiser.
Et sans attendre une réplique de ma part, il pivote vers sa secrétaire pour lui
dicter quelques modifications dans son planning du lendemain.
Je comprends bien que ma présence ici n’est plus requise, alors je ne
m’attarde pas plus longtemps.
Une fois dans l’ascenseur, la proposition et les éloges de Pavarito ne cessent
de repasser dans mon esprit. Ce type désire me donner un travail de rêve, sans
que je sois obligé de quitter le club. De là à dire qu’il veut faire main basse sur
les Black Mummies par mon entremise, il n’y a pas des kilomètres !
Je feuillette vaguement quelques pages, en tâchant de calmer mon excitation
intérieure. On ne sait jamais, s’il y a une caméra dans le coin, je ne veux pas
qu’il puisse deviner mon état !
Je passe le restant de l’après-midi à consulter la mine d’informations entre
mes mains avant de reprendre la route en début de soirée. Je me retrouve coincé
dans un bouchon à Toledo, causé par une ribambelle de voitures de flics et une
ambulance stationnée devant la boîte le « Nirvana ». La circulation est alternée,
et je dois patienter en attendant mon tour. Pendant cet arrêt subit, j’aperçois deux
brancardiers sortir du club de strip-tease en poussant une civière, sur laquelle se
trouve un corps enfermé dans une housse en plastique. Vu le nombre de policiers
présents sur les lieux, ce n’est certainement pas un accident. On dirait bien qu’il
y a eu un meurtre.
Je frissonne en arrivant à cette conclusion. Et pour cause, j’étais ici avec
Casey, à la recherche d’information sur les Herederos il n’y a pas si longtemps
que cela. C’était dans le cadre d’une mission pour le club certes, toutefois j’ai
fait la connaissance de quelques filles, dont la protégée de Marlon. Ça me filerait
les glandes que la victime soit une de ces nanas…
Quand je peux enfin repartir, je note pour moi-même de demander de plus
amples informations à Pete, notre shérif et allié du club.
J’espère ne pas avoir à donner de mauvaises nouvelles à Marlon…
À peine arrivé à Maumee, je téléphone à Pete. Je ne suis pas vraiment étonné
de tomber sur son adjoint, Marty.
— Salut, Marty, c’est Man ! Où est Pete ?
— Il est déjà chez Harley, tu n’as pas à t’en faire.
J’ai soudainement du mal à respirer.
— Chez Harley ? Pourquoi déjà ?
— Je… je pensais que tu étais au courant, bégaie désormais le jeune adjoint.
À propos de ce qui s’est passé chez Harley, je veux dire…
— Mais bordel de merde ! m’écrié-je dans le combiné. Qu’est-ce qui est
arrivé à Harley ?
— Je n’ai pas tous les détails, mais a priori le tueur de sa mère lui a laissé un
message menaçant et…
Je n’écoute pas la fin de sa phrase et lui raccroche au nez. Je remonte en
troisième vitesse sur ma bombe mécanique et fonce droit chez Harley.

Harley

Je viens de passer cette dernière heure à convaincre le shérif et un médecin


que je peux rester seule. Or, maintenant que le silence est de nouveau tombé
dans cette grande maison, je suis terrifiée ! J’ai refusé les calmants et
l’hospitalisation, de même que j’ai formellement interdit à Pete de prévenir qui
que ce soit. Je ne me sens pas en état de raconter une seconde fois ce qui s’est
passé aujourd’hui. Je suis trop épuisée nerveusement pour cela.
La lune s’est levée depuis longtemps, et je sais pertinemment qu’une nuit
blanche m’attend. Je touche à peine à la soupe de légumes que je me suis
préparée, davantage pour m’occuper l’esprit que par véritable faim. C’est aussi
dans ce but que je me suis installée devant la télévision. Les clips musicaux
comblent cet oppressant silence, qui me fait encore frissonner. J’ai les yeux fixés
sur l’écran, cependant je ne vois rien de ce qui s’y passe, je suis juste obnubilée
par le centre de mon écran. Celui-là même, où était scotchée la menace de mort.
Quand je pense que cet individu tordu était dans la même pièce que moi, à me
mater en train de dormir ! Pourquoi prendre le risque de laisser un document
derrière lui, alors qu’il aurait aussi bien pu me tuer de suite ? Cette préméditation
prouve qu’il ne comptait en aucun cas m’assassiner aujourd’hui, seulement me
faire peur… La question est de découvrir ce que j’ai bien pu faire pour qu’il se
sente obligé de refaire surface après tant de temps. D’autant plus que l’affaire du
meurtre de ma mère est définitivement classée, et qu’il pourrait s’en tirer.
Le shérif m’a demandé mon emploi du temps de cette dernière semaine, il
doit interroger Manus et Casey sur celui de leurs journées respectives. Je n’ai pas
osé lui raconter mes démarches pour retrouver mon frère, c’est idiot, car il
pourrait m’aider… Néanmoins, après avoir dû avouer mes relations sexuelles de
cette nuit avec Manus, et la colère de Casey, je ne m’en suis pas sentie capable.
Tout ce que je désirais, c’était me retrouver enfin seule. Pete n’était pas vraiment
enthousiaste à cette idée. Après avoir bataillé bec et ongles, j’ai réussi à obtenir
gain de cause, à condition que les hommes du shérif fassent des rondes
régulières devant chez moi. Ce détail ne changera pas la donne si le tueur décide
de passer à l’action, cependant j’ai évité de le faire remarquer, sous peine de voir
le shérif me coller encore pendant des heures !
Un concert de Madonna en rediffusion, une tasse désormais froide aux creux
de mes mains, et un vieux plaid peluché sur mes genoux, voilà l’image
lamentable que j’offre, lorsque la sonnette de l’entrée me fait sursauter. Mon
cœur palpite, je tâche de me reprendre en faisant appel à la logique.
Allons, Harley ! Ne sois pas ridicule, il ne sonnerait pas, je m’autosermonne.
Alors, bouge tes fesses, et va donc voir qui peut bien te rendre visite à une heure
pareille !
Je m’approche de la porte, et les tambourinements exacerbés prouvent que
mon visiteur s’impatiente, probablement inquiet. J’en déduis que mon invité
impromptu doit être au courant. Je jette un œil à travers le judas par acquit de
conscience, ce dernier confirme l’identité de l’arrivant, dont je m’étais déjà fait
une idée.
Je lâche un grand soupir, et réalise avoir retenu ma respiration tout ce temps.
Décidément, je suis plus atteinte que je ne veux bien le reconnaître…
Je me recule et ouvre enfin ma porte d’entrée. Manus pénètre dans la maison
comme un boulet de canon, en scrutant tout ce qui nous entoure. Une fois rassuré
par ce qu’il voit, il pivote vers moi, et empoigne mes bras fermement.
— Harley, comment vas-tu ?
— Plutôt bien, je dirais, au vu des circonstances.
Ma voix est éraillée, et je ne suis guère convaincante si j’en juge au
froncement des sourcils de mon ami.
— Raconte-moi tout !
Ce n’est clairement pas une requête, et je m’exécute tel un robot, en tâchant
de mettre de côté mes émotions. Sentant mon malaise, Man m’accompagne à la
cuisine, avant de me servir un verre d’eau. De son côté, il opte pour une bière
bien fraîche.
La colère qu’il arbore dorénavant a remplacé l’inquiétude du début. Son
regard un peu trop brillant et sa main crispée sur la bouteille en sont les preuves
flagrantes. Je me sens presque obligée de le réconforter. Je lutte contre mon
envie subite de lui caresser doucement le dos de la main.
— Ça va aller, Man, dis-je avec une assurance totalement feinte. Pete a
promis de faire des rondes régulières.
— Et tu crois que c’est suffisant, Blondie ? s’emporte l’Irlandais en se
levant, faisant presque tomber la chaise au passage. Ce type est un détraqué et un
meurtrier ! N’espère pas une seconde que je te laisse seule dans cette maison…
Je préfère crever !
Je reste interdite devant une telle véhémence à mon égard. C’est comme s’il
m’en voulait… En même temps, nous ne nous sommes pas quittés dans les
meilleurs termes ce matin.
Il fait les cent pas devant l’évier, une habitude qu’il affectionne dans ses
moments d’intenses réflexions, ce qui me tape sur les nerfs. Il balance le cadavre
de sa bière à la poubelle, avant de se rassoir devant moi.
— Écoute, Harley, je suis désolé ! Tu viens juste de vivre une épreuve
terrible, et moi je me pointe, je me mets en colère, et je te hurle dessus sans
raison. C’est juste que j’ai cru te perdre pendant un moment, et je… Peu
importe ! Voilà ce que je te propose. Je peux m’installer ici. Ou toi au bar, tu
choisis ! Une chose est sûre, tu ne seras plus jamais seule désormais. Et si je ne
suis pas disponible, un frère t’accompagnera. Cela durera le temps qu’il
faudra… Jusqu’à ce que je mette la main sur cette ordure et que je l’achève !
Je suis tellement émue par ses mots que je ne trouve rien à redire. Ma façade
de femme forte vole en éclats devant un tel aveu, et je suis heureuse que Manus
prenne soin de moi.
À court de mots, je préfère me lever, et contourner la table pour me retrouver
devant lui. Il se lève, apparemment prêt à en découdre. Il doit certainement
penser que je vais refuser de me soumettre, me battre pour garder mon
indépendance, ou bien le gifler. Alors que tout ce que je souhaite, c’est le
prendre dans mes bras.
Dans un silence pesant, je m’approche de son corps, et l’étreins doucement.
Dans un premier temps, il sursaute de surprise, puis rapidement il me rend
volontiers mon câlin. Je sens ses bras m’enserrer, et son menton se poser sur ma
tête. C’est alors que la digue dans mon esprit termine de se fissurer et que je
commence à sangloter. Il ne dit rien, et se contente de me bercer doucement.
— Tu ne crains plus rien, mon cœur, me répète-t-il avec douceur, à plusieurs
reprises. Je suis là et je vais m’occuper de tout.
Des minutes ou peut-être des heures s’écoulent avant que mes larmes ne se
tarissent enfin. C’est à contrecœur que je m’arrache à la réconfortante étreinte de
Manus afin de me moucher. Les yeux gonflés et rougis, le reflet de mon miroir
n’est guère flatteur… Et je ne parle même pas du mal de crâne que je subis
depuis plus de deux heures ! Deux comprimés de paracétamol et un grand verre
d’eau plus tard, je retrouve Manus dans le couloir, près de l’entrée de ma pièce
d’eau, en train de patienter en silence.
Son inquiétude est palpable et cela me touche. Toute la fatigue de ces
dernières heures s’abat alors sur mes épaules, et je baille à m’en décrocher la
mâchoire.
Ma lassitude ne passe pas inaperçue. Manus attrape ma main et me tire
légèrement jusqu’à ma chambre. Toujours sans un mot, il repousse le dessus-de-
lit ainsi que le drap, et m’incite à me coucher. Il embrasse mon front, me
recouvre, et va pour quitter ma chambre.
— Ne me laisse pas ! Je ne veux pas rester toute seule.
J’ai parlé bien plus fort que prévu et l’angoisse transforme ma voix. Manus
se retourne, seulement éclairé par le halo de la lumière du couloir. Il tente de me
rassurer.
— Je reste là mon cœur, m’assure-t-il, je vais juste dormir sur le canapé. Si
tu as besoin de quoi que ce soit, tu n’as qu’à crier et j’accours.
Il tente d’inclure un peu d’humour dans son intonation, seulement cela
échoue lamentablement.
— Non, tu n’as pas compris ! Je refuse de dormir seule. Reste avec moi !
Je vois son corps se tendre légèrement à la suite de mon étrange requête, et le
silence qui s’ensuit prouve que je le perturbe plus que prévu. Je tente alors de me
rattraper comme je peux.
— Oublie ce que je viens de dire, c’est déplacé après notre dispute de ce
matin.
Et surtout après la nuit de sexe débridé que nous avons vécue… Mais cela, je
préfère éviter de l’évoquer. Je réalise que Manus n’a pas forcément envie de
partager mon lit en tant qu’ami, surtout après m’avoir fait l’amour quelques
heures plus tôt. Je savais que c’était une erreur de coucher avec lui, et j’en paie
désormais le prix. Je perds mon plus fidèle ami.
— Ne raconte pas de bêtises !
Et sans un mot de plus, Manus se déshabille dans la quasi-obscurité, ne
gardant sur lui que son caleçon. Il sort quelques instants pour éteindre les
lumières et vérifier que toutes les ouvertures sont bien verrouillées. Il revient et
se glisse en silence à mes côtés. Je le sens nerveux, coincé au bord du lit de peur
de me frôler par inadvertance. Et dire que je rêve de dormir coincée en cuillère
aux creux de ses bras puissants et réconfortants !
Je dois sans doute m’estimer heureuse qu’il veuille déjà bien rester avec
moi ! Alors même que je pense sérieusement avoir du mal à trouver le sommeil,
ce dernier s’abat sur moi en moins de temps qu’il en faut pour le dire…
Manus

Je me réveille et j’ai besoin de quelques secondes pour retrouver mes


repères. Les menaces qu’a reçues Harley, ma peur de la perdre, ma colère pour
ne pas avoir été là durant ces moments pénibles et ma décision irrévocable de
rester à ses côtés !
D’où ma présence dans sa chambre, dans son lit, sa tête dans mon cou, sa
main posée nonchalamment en bas de mon ventre — un peu trop bas d’ailleurs
— et sa jambe gauche couchée en travers des miennes. Sa douce et lente
respiration prouve qu’elle dort encore, tandis que moi je suis torturé dans cette
délicieuse position. Il suffirait que ses doigts descendent de cinq centimètres et
elle pourrait toucher ma douloureuse érection, qui n’est pas juste due au fait
qu’on soit le matin !
Je ne me suis pas beaucoup reposé la nuit dernière, partagé entre mon envie
de me lever à chaque petit bruit, pour en vérifier la provenance, et celle d’enlacer
ma belle, surtout lors de ses trop nombreuses agitations. Du coup, je dois bien
admettre qu’après quarante-huit heures consécutives sans véritable repos, je suis
extrêmement fatigué. Je tiens uniquement grâce à ma nervosité.
C’est la sonnerie stridente du réveil qui met fin à cette bien frustrante
situation. Sa main droite tâtonne l’objet bruyant et l’éteint sans difficulté.
À présent, elle remarque mon corps chaud accolé au sien. Encore un instant
et toute l’atrocité des évènements d’hier lui reviendra en mémoire. Je la sens se
raidir… Bingo ! Elle ouvre ses magnifiques yeux couleur d’automne et semble
absorbée par la position de sa main. Elle ne dit rien, aucune émotion sur son
visage ne trahit ses pensées, et elle ne bouge pas non plus.
Quant à moi, je suis perdu dans son regard, incapable de m’en détourner ou
de décider quoi faire. Je retiens même ma respiration lorsque ses doigts se
mettent en mouvement. Dans un premier temps, il ne s’agit que d’un simple
effleurement concentrique. Mais rapidement, et devant mon absence de réaction,
hormis le tressaillement de mon érection, elle descend sa main, la passant sous
l’élastique de mon boxer. Elle frôle mon gland du bout de l’index avant de
s’emparer de mon membre en entier pour le caresser de haut en bas.
Difficile de ne pas réagir dans de telles conditions. Je bouge mon bassin, en
l’harmonisant avec ses va-et-vient de plus en plus rapides. Des gémissements
rauques sortent de ma bouche et je n’arrive déjà plus à réfléchir correctement.
Je suis sur le point de jouir lorsqu’elle m’abandonne d’un coup. Je suis
frustré et en même temps inquiet. Va-t-elle tout arrêter ou bien me reprocher ce
qui vient de se passer ? Elle se lève doucement avec des gestes simples, mais qui
ne m’ont jamais paru aussi sexy. Elle se débarrasse prestement des vêtements
dans lesquels elle a dormi, ainsi que de sa culotte, avant de remonter à quatre
pattes sur le lit, toujours sans émettre le moindre bruit.
Elle enfourche mes hanches, s’empare de ma queue, et la dirige sans
hésitation vers sa féminité. Elle est déjà humide, et sans autre préambule, elle
s’empale sur mon membre. Cambrée avec la tête penchée en arrière, enfin elle
halète. C’est le son le plus excitant qu’il m’ait été donné d’entendre… Mes
hanches montent et descendent afin de mieux accompagner ses mouvements de
plaisir. Ses mains sont aplaties derrière elle, sur le haut de mes cuisses, et dans
cette position, ses seins semblent m’appeler. Je les caresse en prenant soin d’en
tortiller les pointes. Ma belle blonde est extrêmement réceptive à ce geste
puisque je sens ses muscles internes se contracter autour de mon sexe à ce
moment-là. À moins que ce ne soit le signal annonciateur de son orgasme
imminent…
Comme pour confirmer mes pensées, Harley intensifie ses mouvements. Je
ressens aussi avec délice la griffure de ses ongles sur ma peau. Elle gémit
dorénavant, de façon plutôt sonore même. Lorsqu’enfin elle crie véritablement,
c’est mon prénom qui sort de ses douces lèvres. Il ne m’en faut pas plus pour la
rejoindre dans ce tourbillon de plaisir.
À peine notre extase terminée, elle se retire et se dirige sans un mot vers la
salle de bain. Bientôt, la douche se fait entendre, alors que moi je suis encore
dans ce lit, trop abasourdi par ce qui vient de se produire pour parvenir à bouger.
Quel est ce bordel ? Ce n’est pas faire l’amour ça, c’est de la baise pure et
simple. Elle se sert mon corps… et j’adore ça !
Par contre, je dois régler cette situation avec elle. Elle ne peut pas m’indiquer
que rien n’est possible entre nous la veille, pour mieux me sauter dessus le
lendemain. J’espère juste qu’elle ne va pas le regretter, me blâmer ou pire
encore, se le reprocher !
J’ai cette fille dans la peau. J’en suis là de mon introspection, lorsqu’un
éclair me traverse l’esprit : on n’a pas mis de préservatifs ni ce matin ni hier !
Quel sombre abruti ! Et si elle tombe enceinte ? Pourquoi cette idée ne
m’effraie-t-elle pas plus que ça ? Je ne m’inquiète pas pour les maladies
sexuelles vu que j’ai toujours pris mes précautions. De son côté, elle a eu deux
amants avant moi, et je suis prêt à parier qu’elle s’est protégée, car c’est une fille
intelligente. Enfin, en temps normal. Alors, pourquoi ne pas avoir fait attention
avec moi ? Je ne sais pas pour elle, mais en ce qui me concerne ça me paraissait
juste naturel.
Toutefois, j’ignore si elle utilise ou non un moyen de contraception. Ce qui
est déjà plus ennuyeux. J’aime à penser que oui, sinon elle m’aurait prévenu,
néanmoins je préfère m’en assurer. Je me lève donc et la rejoins dans la salle de
bain, encore nu.
Elle se sèche les cheveux, seulement enroulée dans une serviette éponge
bleue, au moment où je pénètre dans l’humidité ambiante. Elle se retourne
lorsqu’elle m’aperçoit dans le miroir à moitié embué.
Elle passe son regard sur moi de haut en bas avant de revenir à mes yeux, et
j’aime la lueur de désir que je décèle dans les siens.
— Un problème, Man ?
— Tu prends la pilule ?
Elle se raidit, comprenant immédiatement où je veux en venir. Elle n’a même
pas fait attention au fait que nous ne nous sommes pas protégés.
— Depuis plus d’un an. Et toi, tu es clean ?
Sa question est logique, néanmoins elle me fait de la peine. Elle dénote un
manque de confiance à mon égard. Ce n’est certainement pas ce que je souhaite
dans notre relation.
— J’ai passé une batterie de tests en prison, et tout était bon. Depuis ma
sortie, je me suis toujours protégé… Enfin, jusqu’à toi.
Elle se contente d’acquiescer d’un hochement de tête, avant de se retourner.
Elle commence aussi tôt à démêler sa longue chevelure encore mouillée. Harley
me congédie purement et simplement ! Hors de question de jouer à ce petit jeu !
Je m’approche et pose mes mains sur ses hanches pour l’obliger à me faire
face.
— Parle-moi, Harley ! Tu sais que tu peux tout me raconter ! Ce n’est pas
parce qu’on couche ensemble que cela va changer l’autre partie de notre
relation.
Elle cligne des yeux à répétition, signe de son intense trouble intérieur.
— Écoute, Man ! Je suis dans une situation compliquée en ce moment, et je
ne crois pas que toi et moi, ce soit une brillante idée. Je tiens énormément à toi et
à notre amitié. Mais si pour être avec toi, je dois perdre de vue mes objectifs,
alors je préfère renoncer à notre histoire !
— Mais enfin de quoi tu parles, Blondie ?
Mon étonnement est sincère, car je n’ai pas la moindre idée de ce que sont
ses buts.
Elle reste plantée là devant moi, les lèvres closes et le regard suppliant pour
que je laisse tomber. Elle peut toujours rêver !
— Harley, crache le morceau.
Ma voix est dangereusement calme, et Harley me connaît assez bien pour
savoir que je suis à deux doigts de l’explosion.
— OK, je te raconte tout, si de ton côté tu promets de me laisser libre de
choisir !
Elle n’explicite pas sa pensée, toutefois ce n’est pas utile, elle veut pouvoir
décider de rester ou non avec moi. Et encore une fois, je n’abandonnerai pas sans
me battre.
— Tout ce que je peux jurer, c’est de tout faire pour t’aider et te protéger !
Elle me scrute cherchant sans doute la faille dans mes paroles. Elle peut
toujours rêver ! Au bout de quelques instants, elle me répond enfin avec
franchise.
— Tu as gagné, je vais tout te raconter.

Harley

Je me sens acculée dans cette petite salle de bain, avec ce superbe corps
masculin posté fièrement devant moi. J’ai envie de poser mes mains partout sur
lui, et en même temps j’hésite à le pousser de toutes mes forces pour m’échapper
par la porte située juste derrière lui.
Manus désire la vérité, toute la vérité alors soit, il va l’avoir ! Ce n’est pas dit
qu’il ne me maudisse pas par la suite. Après tout, je compte lui avouer
franchement que je voulais coucher avec un de ses frères du club pour obtenir
des informations sur les Black Mummies. Quel genre de femme peut faire ça ?
Les salopes, tout simplement ! J’espère que les circonstances atténuantes qui
entourent le sujet permettront à Manus de me comprendre, à défaut de me
pardonner.
— Je veux retrouver le meurtrier de ma mère, et je suis prête à tout faire pour
cela… Même à coucher avec un homme que je n’aime pas ! C’est le seul moyen
que j’ai trouvé pour obtenir les informations nécessaires sur ta saleté de club de
motards ! Et surtout, ne t’avise pas de répéter que la mort de ma mère n’a aucun
lien avec les BM. Tu n’étais pas avec elle au téléphone ce fameux soir ! Tu ne
l’as pas entendue me mettre en garde ! Elle a très clairement parlé des Black
Mummies !
Je crie désormais, les poings tapant rageusement sur le torse dur comme du
marbre de mon interlocuteur, toujours à l’écoute, sans chercher à stopper mes
frappes ou m’interrompre.
Les yeux me piquent et je suis à deux doigts de m’effondrer de nouveau.
Mon beau brun en profite pour s’emparer de mes deux avant-bras, qui persistent
à tambouriner son torse, alors même que j’ai terminé mes aveux.
— J’ai peur de ne pas bien saisir, finit-il par me répondre assez froidement.
Tu as couché avec moi pour obtenir des renseignements sur mon club ?
— Quoi ? Non, bien sûr que non ! Comment peux-tu envisager une seule
seconde que je puisse te faire ça ?
Il se détend au son de ma réplique et relâche mes poignets.
— Mais enfin, de qui parles-tu alors ?
N’a-t-il vraiment pas saisi mon allusion ? Je vais devoir avouer clairement
mon péché.
— Si je suis sorti avec Casey, c’est seulement dans l’espoir qu’il me file des
tuyaux. Je n’aurais pas dû profiter de son attachement à mon égard. Je le regrette
amèrement.
Et sur ce, Manus me surprend au plus haut point : il rit à gorge déployée. À
croire qu’il se force !
— Il n’y a rien de drôle dans ce que je suis en train de te raconter !
— Oh si ! Je savais bien que cette triple andouille ne pouvait pas réellement
t’intéresser !
Sa crise d’hilarité est déplacée et vexante. C’est pourquoi je le contourne et
retourne dans ma chambre pour m’habiller.
Il me suit, bien évidemment, pas gêné pour deux sous de se trimballer nu
comme un ver un peu partout dans la maison de mon enfance. Je mets une
chemise en jean par-dessus un pantalon en imitation cuir, alors qu’il me scrute,
assis sur le lit, terriblement immobile. C’en est trop pour moi !
— Tu peux t’habiller ! Je refuse de continuer cette conversation tant que tu
es à poil !
Il se contente de hausser ses larges épaules avec nonchalance, avant de
récupérer son boxer et son jean, qu’il enfile sans dire un mot.
Alors qu’il termine de boutonner son bas, il parle de nouveau.
— Bon, maintenant que je ne trouble plus tes sens, peut-on discuter
sérieusement ?
— Je n’ai rien à ajouter, lui rétorqué-je, en mettant mes chaussettes. J’ai
essayé, et j’ai raté !
— Arrête-toi cinq secondes, Harley, et regarde-moi !
— Je n’ai pas le temps, j’ai le garage à ouvrir.
Manus me rejoint et attrape mon épaisse chevelure au creux de sa poigne
ferme pour m’obliger à cesser mes gestes, sans pour autant me faire mal.
— Que les choses soient bien claires, Blondie ! Pas question d’un retour en
arrière entre nous deux : tu m’appartiens !
Et sans préambule, il écrase ses lèvres sur les miennes de façon possessive.
Cela ne dure guère plus de quelques secondes, et pourtant j’en suis toute
bouleversée. Et puis il reprend, comme si de rien n’était :
— Oublie Casey, si tu souhaites qu’il garde la vie sauve. En contrepartie, je
peux te faire une proposition qui va…
— Vas-tu me parler des affaires du club ?
Je l’interromps avec une voix proche de l’hystérie. Il baisse son regard à
terre, signe évident de sa gêne. Il n’a aucune intention de me révéler quoi que ce
soit.
— Tu sais que ça ne marche pas comme ça. Si j’étais le président, ce serait
différent, je ferais revoter la règle qui interdit l’entrée des femmes au club. Ainsi
tu pourrais intégrer nos rangs, mais ce n’est pas encore d’actualité et je…
— Je ne peux pas attendre des années que cela change, alors si tu refuses de
m’aider, dégage de chez moi !
Je lui coupe encore une fois la parole, avec toute l’amertume que ses mots
font ressortir en moi.
Je me lève, et tente de partir en force de ma chambre. C’est peine perdue !
Déjà, Manus m’emprisonne par-derrière, dans l’étreinte de ses bras puissants. Il
me susurre à l’oreille, et je frissonne de plaisir bien malgré moi.
— La patience est une vertu, Harley. Ton père ne te l’a-t-il jamais enseigné ?
Si je ne te raconte rien de nos activités, c’est pour te protéger. Cela ne veut pas
dire que je n’ai rien fait ces derniers temps pour trouver l’assassin de Karen, ou
pour retrouver ton père. J’ai même une piste ! Alors, laisse-moi terminer, et
seulement après tu pourras râler de nouveau. Dans le cas contraire, si tu t’entêtes
dans ton comportement de gamine capricieuse, je te traiterai comme telle… avec
une bonne fessée ! Et cette idée me fait bander, alors un conseil, Blondie : ne me
tente pas.
Sa voix faussement calme est teintée d’un désir presque perceptible. Dans un
premier temps, je me suis débattue dans cet étau de muscles, mais rapidement
après sa promesse de punition physique, je me suis statufiée, sentant son
excitation croître en bas de mes reins. Et puis petit à petit, ses paroles prennent
tout leur sens, au fin fond de mon esprit embrumé par le désir.
— Une piste, tu dis ?
— Ah ! J’ai finalement obtenu toute ton attention ! Je suis presque déçu…
Le sous-entendu est hautement sexuel, et je tente d’en faire abstraction pour
revenir à ce qui m’intéresse par-dessus tout.
— S’il te plaît, Manus, peux-tu me relâcher et m’en raconter un peu plus ?
Ma supplication fait mouche puisque je suis de nouveau libre de mes
mouvements. Je me retourne et j’attends patiemment qu’il se décide à tout
déballer.
— Il y a quelques jours, j’ai reçu au courrier un coupon de presse. Pas de
nom et pas de lettre qui l’accompagnait. En inspectant un peu plus l’enveloppe,
j’ai découvert une phrase manuscrite, dont je suis certain que l’auteur est ton
père. J’ai vérifié en comparant les écritures. C’était un article sur une succession
de meurtres qui comporte les mêmes caractéristiques, et qui a commencé il y a
plusieurs années. Toutes les victimes sont des femmes, des blondes, violées, la
gorge tranchée, et pendues par les pieds. Je me suis renseigné auprès de Pete
pour avoir plus de détails. La plupart sont mortes du côté de Détroit, mais des
corps ont été retrouvés dans quatre états différents.
Ce qu’il est en train de m’annoncer m’horrifie, d’autant plus qu’un très
mauvais pressentiment accompagne tout ceci.
— Mon père ? Qu’est-ce qu’il a écrit ?
— Écoute, Harley, je peux t’assurer que je vais tout faire pour retrouver cet
enfoiré avant qu’il y ait une autre morte.
Je suis une femme et je suis blonde, difficile de ne pas m’associer d’office
aux victimes et surtout de ne pas m’effrayer devant une telle histoire. Je ne dois
pourtant pas faire l’autruche !
— Que racontait le mot de mon père ?
Ma voix sèche le fait se raidir. Il s’empare de ma main, et m’incite à m’assoir
sur le bord du lit, avant de me répondre d’un ton morne.
— « Empêche-le de s’en prendre à mon bébé ».
Les battements de mon cœur s’intensifient sous le coup de l’adrénaline, et
mon ami en profite pour s’emparer de ma main. Mon père a l’habitude de
m’appeler ainsi, et je suis partagée entre l’espoir qu’il soit effectivement vivant
et la frayeur d’envisager qu’il puisse connaître l’identité d’un tueur en série.
— Mais… pourquoi mon père s’est-il enfui ?
— J’y ai beaucoup réfléchi, et je pense qu’il comptait le dénoncer. Seulement
ce dernier a probablement assassiné ta mère en guise de représailles. Sans doute
l’a-t-il menacé de te tuer s’il ne s’enfuyait pas. Tu es son moyen de pression, ce
qui me fait dire qu’il est dans ton entourage. Ton père ayant disparu, il est
devenu le parfait suspect auprès des flics, et du coup notre véritable tueur est
lavé de tout soupçon.
— Pourquoi ne m’a-t-il pas directement écrit ? Pourquoi passer par toi ?
— Harley, si tu avais reçu cet article, sois honnête, qu’aurais-tu fait ?
— C’est évident, je l’aurais montré à la police pour prouver son innocence et
faire relancer l’enquête.
— Bien sûr ! Et par la même occasion, tu aurais avoué au monde entier
qu’un meurtrier se pavane chez nous. Et notre homme t’aurait sans aucun doute
descendue pour punir ton père de ne pas avoir obéi. On ne peut pas en parler
pour l’instant. Est-ce que tu comprends ? C’est la raison pour laquelle Teddy m’a
écrit plutôt qu’à toi !
— Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— La menace que tu as reçue prouve que l’étau se resserre autour de cette
ordure. Alors on va continuer comme si de rien n’était, tout en restant sur nos
gardes. Et pas question que tu sois sans protection un seul instant ! Pete se
renseigne discrètement de son côté, et ne parlera de ses découvertes à personne
d’autre qu’à moi.
— Et pour mon père ?
— Nous devons trouver un moyen de le faire rentrer !

Manus

Je viens de déposer Harley à son garage, lorsque le téléphone sonne. Harley


s’est déjà éloignée, parlant de tout et de rien avec ce Mexicain de malheur.
Décidément, je ne fais pas confiance à ce Mario. Je trouve étrange qu’il se soit
pointé quelque temps après le meurtre de Karen. J’ai fait mes recherches sur lui
et il dit vrai pour son séjour en prison, toutefois je ne peux m’empêcher de
songer que ses fossettes de tombeur du dimanche cachent quelque chose. À
moins que ce soit cette satanée jalousie qui m’oblige à cracher mon venin ! Voir
ma belle blonde aussi souriante, amicale et proche de ce gars me file des
palpitations.
Je décroche en râlant, sans motif valable, envers mon interlocuteur.
— Je t’écoute Pete. Tu as du nouveau sur ce dont on a parlé ?
— Non, mais c’est quoi cette merde que tu as apportée dans mon bled,
Manus ?
La colère qui enflamme sa voix est particulièrement inhabituelle pour le
shérif, connu pour son tempérament serein. Il en va de même avec l’utilisation
des grossièretés. Sans rire, je n’ai jamais entendu ce type jurer.
— Calme-toi Pete, et explique-moi plutôt de quoi tu parles.
Je jette un œil sur Harley et le Casanova de service. Ils sont à l’intérieur en
train d’ausculter le dessous du capot d’une vieille Jeep à moitié défoncée. Tant
mieux, au moins je n’ai pas à me cacher. Je reste donc dehors, profitant d’une
brise rafraichissante pour un mois de novembre particulièrement doux.
— Que je m’explique, Man, me rétorque-t-il avec amertume. Ne fais pas
celui qui ne sait pas de quoi je parle.
— Pete, je te promets sur les Black Mummies que je n’en ai pas la moindre
idée, alors crache ce putain de morceau.
Je tente de ne pas élever la voix pour ne pas éveiller l’intérêt de Harley,
toutefois c’est particulièrement difficile de me contenir à cet instant. J’entends le
shérif pousser des soupirs sonores. Cela me paraît exagéré, à moins que….
— C’est à propos du meurtrier ? Tu as du neuf ? poursuis-je, sur un ton
nettement plus intéressé.
— Du neuf ? Eh bien, à toi de me le dire ? Est-ce qu’on peut considérer
l’assassinat d’une danseuse du Nirvana comme un nouvel élément ?
Le sarcasme transpire dans chacune de ses paroles. Je me remémore alors
mon trajet au retour de Détroit, et en particulier le bouchon causé par
l’accumulation de flics et l’ambulance garée juste devant l’entrée de la boîte de
strip-tease en question. Pour avoir vu le brancard, j’ai de suite compris qu’il y
avait eu un drame, mais de là à imaginer que notre tueur avait de nouveau
frappé, aucune chance ! Était-ce avant ou après avoir déposé un joli mot sur la
télévision de Harley ? J’en frissonne, rien que de songer qu’il aurait pu s’en
prendre à ma douce et pétillante amie. À la place, une pauvre fille est morte !
— Je n’étais pas au courant Pete ! Mais je vais trouver cette enflure et je vais
m’en occuper. Personnellement !
— Je te crois, Man ! La question est de savoir si ce problème sera résolu
avant ou après la prochaine victime ! Merde ! Si tu me racontais plutôt tout ce
que tu as appris à ce sujet, pour que je puisse vraiment t’aider ! C’est en rapport
avec la mort de Karen et la menace qui pèse sur Harley ?
— Je ne peux pas t’en parler pour l’instant. J’ai besoin que tu m’envoies la
copie intégrale du dossier de l’enquête. Tu peux faire ça pour moi, Pete ?
Je l’entends souffler, bougonner pour la forme, mais au fond c’est un tendre,
et il va accepter.
— OK, je te transmettrai les éléments dès que possible. Quelques jours a
priori. Et, Man ?
— Oui, Pete ?
— C’était une chic fille. Elle dansait le soir pour payer ses études. Elle ne
méritait pas de finir comme ça. Il ne doit pas avoir de procès… Me suis-je bien
fait comprendre ?
— Comme de l’eau de roche !
Le fait que notre shérif m’autorise à procéder à un meurtre prémédité, cela en
dit long sur l’horreur de la scène de crime.
Je raccroche et décide de rester toute la journée aux côtés de ma fougueuse
blonde. Je pourrais même lui filer un coup de main. Ce serait comme au bon
vieux temps, lorsqu’elle et moi passions nos étés à retaper de vieilles bécanes
bonnes pour la casse.
J’appelle mon père pour le prévenir des derniers éléments tragiques de
l’histoire et surtout du fait que je vais demeurer avec Harley le temps nécessaire.
Elle dormira également au bar, où elle sera davantage à l’abri que dans sa vieille
maison à la sécurité plus que douteuse.
La journée passe relativement vite. Le travail y est pour beaucoup, bien
évidemment, pourtant c’est surtout le fait d’être aux côtés de la femme que
j’aime qui fait que je ne vois pas le temps passer. Je l’admire alors qu’elle est
concentrée sur un carburateur, les doigts enduits de graisse, et une mèche rebelle
tombant devant ses yeux, qu’elle ne cesse de remettre derrière son oreille. Ce qui
en définitive ne lui rapporte qu’une tache supplémentaire sur l’arête de son nez
retroussé. Elle est sexy en diable, et le pire c’est qu’elle n’en a pas du tout
conscience. Et je ne parle pas de ses mouvements déhanchés, bougeant au
rythme des bons vieux hits rock des années 90, qui passent toute la journée sur
sa sacro-sainte chaîne stéréo.
Je réalise que cette proximité m’a terriblement manqué ! Nous avons certes
dépassé un stade dans notre relation, or pour rien au monde je ne désire perdre
de nouveau cette connexion. Le problème est que nous n’avons justement pas
vraiment abordé l’épineux sujet, concernant le fameux « nous ». En effet, trop de
paramètres incertains nous en empêchent en ce moment. Le plus important est
bien sûr la menace qui pèse sur ses frêles épaules. Néanmoins, une fois cette
histoire réglée, je compte bien l’avoir à mes côtés… Définitivement !
— Eh, l’Irlandais ! Je ne te paie pas à glander !
Harley me surprend en flagrant délit de la mater impunément, alors que je
suis censé changer les bougies d’une berline familiale. Sa taquinerie me fait
forcément sourire. À moins que ce ne soit l’expression sereine qu’elle arbore.
— Je me permets de te signaler au passage que tu ne me verses rien !
— Faut voir, me lance-t-elle nonchalamment, avec un regard empli de désir.
Tu accepterais les paiements en nature ?
Ses paroles me filent une trique d’enfer, et je ne songe plus qu’à l’attirer dans
son bureau. Je pourrais la mettre à plat ventre au-dessus de ce vieux plateau en
chêne massif, le cul en bombe, et moi juste derrière, en train de… Non, je ne
dois pas m’égarer, surtout avec Mario à quelques mètres de nous. Je ne lui fais
pas confiance.
— Pourquoi pas, Blondie ? Si cela implique ton corps nu sous le mien, je
veux bien travailler gratis jusqu’à la fin de ma vie !
Elle s’esclaffe bruyamment et j’apprécie vraiment son naturel.
En revanche, ma présence semble contrarier Mario, qui ne cesse de me
lancer des regards de travers. J’ai la nette impression que je ne m’en ferai pas un
ami ! Ce n’est pas un problème pour moi vu que la réciproque est vraie, par
contre j’en ignore la raison. Il ne s’intéresse pas à Harley sentimentalement
parlant, je le sais parce qu’il sort avec une fille, une amie à moi, qui m’a
clairement indiqué qu’ils comptaient se fiancer prochainement. Alors qu’est-ce
que cela peut bien lui faire que je traîne avec Harley ? Il y a forcément quelque
chose derrière son étrange comportement. La question est de savoir si cela a un
quelconque rapport avec notre tueur en série. J’espère bien que non, cela
m’embêterait de devoir lui régler son compte… Harley l’apprécie de plus en
plus.
— Tu es de nouveau dans la lune, Man, intervient Harley, avec une note
d’inquiétude. Un problème ?
Quel idiot je suis, incapable de lui cacher quoi que ce soit !
— Mon seul souci, je lui réplique avec mon plus beau sourire de séducteur,
c’est que j’ai envie de toi à un tel point que j’en ai mal, et que ton sombre
employé fout en l’air tous mes plans !
Harley hausse un sourcil, pas dupe deux secondes de ma pitoyable excuse.
Cependant, elle ne me reprend pas. Au contraire, elle rentre à fond dans mon jeu.
Elle pivote, et s’exclame assez fort pour que Mario entende parfaitement ses
paroles, malgré le vacarme ambiant, dû principalement à la musique.
— Mario ! Je t’offre ton après-midi ! Grâce à l’aide de Manus, on est à jour.
Profites-en pour inviter ta chérie à sortir !
Je reste bouche bée devant son initiative… et terriblement excité !
Le mexicain remercie sans enthousiasme sa patronne pour le cadeau. Quel
ingrat ! En même temps, il est parfaitement conscient de ce que nous allons faire
une fois qu’il sera parti, je suppose que c’est ce qui le dérange. Tant pis pour
lui !
Il s’éclipse rapidement, non sans m’avoir balancé au préalable un regard
noir. Une fois la porte claquée, plus bruyamment que nécessaire, ma belle blonde
s’adresse à moi, accoudée au capot de la voiture dont nous sommes en train de
changer la distribution, dans une posture résolument aguicheuse.
— Il est midi, que dirais-tu de manger un bout ?
Je la rejoins en vitesse et la soulève pour qu’elle passe ses délicieuses jambes
autour de mes hanches. Je me dirige vers son bureau avec la ferme intention de
réaliser mon fantasme. Elle rit franchement, néanmoins en aucun cas Harley
n’entrave mes mouvements.
— Mais qu’est ce que tu fais ?
— Je vais manger, quelle question ! lui réponds-je, avec un sérieux quasi
religieux. Sauf que c’est de ton corps dont je vais me repaître avec délice.
Et en fin d’après-midi, j’étais près de l’indigestion tellement j’étais rassasié !

Harley

Cela fait maintenant quatre jours que Manus me sert de garde du corps, nuits
et jours. Et je dois bien admettre que la menace sur ma vie ne me pèse plus
autant alors que je suis à ses côtés. Il me fait rire, il comble tous mes désirs, me
protège comme personne. Si j’en doutais encore, dorénavant je ne peux plus le
nier : je suis définitivement accro à lui. Pour la première fois depuis la mort de
ma mère, la vengeance n’a plus vraiment de place dans mon cœur. L’amertume
disparaît peu à peu, au profit de l’espoir d’une vie meilleure. Un avenir où je
serais heureuse avec Manus. Nous pourrions peut-être même avoir des enfants. Il
pourrait travailler avec moi au garage. Nous construirions une maison dans
laquelle nous pourrions nous fabriquer de nouveaux souvenirs, merveilleux
ceux-là… C’est juste un rêve, j’en suis consciente, pourtant c’est un joli
fantasme…
La réalité est tout autre. Il y aura toujours des obstacles entre nous : son club,
le meurtrier, ses cachotteries… Alors je me contente de vivre le moment présent.
Je profite de notre rapprochement, de ses bras réconfortants, de ses conseils
avisés et de ses blagues !
On est jeudi soir et je suis au bar de Sam. J’ai commandé une tequila à
Lennox, et j’écoute le nouveau groupe de rock engagé pour l’occasion. Ce sont
encore des lycéens, néanmoins ces cinq garçons ont du talent, je ne peux pas le
nier. Je tape du pied en cadence, lorsque Manus pose une main possessive sur ma
cuisse. Je souris comme une bécasse. Il s’approche de mon oreille pour éviter de
hurler.
— Mon père veut qu’on discute. Je dois te laisser une petite heure. Mais
profite du groupe et du bar. Lennox garde un œil sur toi. Si tu as le moindre
souci, vas le voir.
J’acquiesce simplement de la tête, et il s’éloigne vers la porte de service.
Ce sont les vacances scolaires, et je remarque que le bar est rempli ce soir. Je
note d’ailleurs la présence de cette idiote de Clarissa, accompagnée de toute sa
clique. Son cousin est également de la partie, et nous discutons un bon moment
durant la pause du groupe. Cole est décidément un gentil gars, je me demande
encore comment il peut partager les gênes avec cette garce de Clarissa. Nous
épiloguons sur les sorties au cinéma, lorsque cette dernière rapplique à nos côtés
pour balancer son éternel venin.
— Tiens donc ! Ne serait-ce pas cette traînée de Harley, qui drague
impunément mon cousin, alors qu’elle est censée être maquée avec le plus beau
gars du coin ? Pitoyable ! Je me demande ce que va en penser Manus…
Son air triomphant me fait littéralement bouillir le sang dans les veines. Je
me raisonne pour ne pas céder à mon envie de lui coller une droite.
— Dégage, Clarissa ! Tu vois bien que tu nous déranges.
La voix sèche de Cole envers sa cousine me fait plaisir. C’est certes mesquin,
mais qu’est-ce que c’est bon ! Surtout en notant qu’elle a sursauté devant Cole,
tel un lapin apeuré.
— Eh bien, Clarissa, renchéris-je avec satisfaction, tu as perdu ta voix de
crécelle ?
— Rira bien qui rira la dernière !
Elle me crache la promesse d’une future vengeance, tout en se retournant
dans un mouvement digne d’une actrice de théâtre ! Cole et moi nous regardons
un instant, avant de nous esclaffer.
— Je vous dérange ?
Je sursaute légèrement à l’intonation de cette voix que je ne connais que trop
bien. Mon collègue de comptoir a cessé de s’amuser. Il s’excuse de devoir
retrouver sa cousine, puis m’abandonne aux prises avec le nouveau venu. La
poisse !
Ce dernier prend la place de Cole nouvellement libérée, et commande une
bière brune à Lennox. Le barman s’exécute, non sans avoir au préalable observé
ma réaction. Je le rassure par un sourire de façade et je bois la moitié de mon
verre, avant de trouver le courage d’affronter mon nouveau voisin de comptoir,
Casey.
Simplement vêtu d’un jean noir et d’une veste de motard à l’effigie du club,
je devrais être aveugle pour ne pas remarquer qu’il est craquant… Et je ne le suis
pas ! Néanmoins, cela n’a rien à voir avec ce que je peux éprouver en présence
de Manus. Je ne ressens pas les papillons dans mon ventre, les palpitations de
mon cœur, ma gorge asséchée et l’impression de transpirer abondamment. Non,
c’est juste le plaisir de converser avec une personne que j’apprécie, du moins
normalement.
Pour le moment, je suis plutôt aux prises avec ma culpabilité. Et pour cause,
sa présence n’est pas anodine. Il m’a laissé du temps, comme il me l’a promis.
Seulement, les grains du sablier se sont écoulés, et Casey veut sa réponse. C’est
légitime, pourtant je dois malheureusement admettre que je n’ai guère pensé à
lui depuis notre dernière conversation. Ce qui ne fait que confirmer ce que
j’envisageais déjà sérieusement à l’époque, à savoir que toute cette mascarade
concernant notre prétendue relation est bel et bien terminée.
Maintenant, je dois trouver les mots adéquats pour qu’il ne souffre pas outre
mesure. Ses yeux d’un bleu incandescent ne cessent de me scruter, tandis que
Lennox pose sa commande.
Nous n’avons toujours pas échangé la moindre parole. Autant dire que la
prolongation de ce silence ne fait qu’augmenter le malaise entre nous. Il
n’affiche aucune expression, ni peine, ni colère, ni déception. C’est comme s’il
était vide. Et cette situation est encore pire à supporter. Je me décide alors à
entamer la conversation.
— Écoutes Casey, je dois…
— Ne te donne pas ce mal, Harley, me coupe-t-il avec froideur. Tout ce
putain de patelin sait déjà que vous êtes ensemble.
Je ne lui ferais pas l’affront de nier, même si je ne suis pas vraiment certaine
de ce que Man et moi sommes vraiment.
— Je suis navrée, Casey, lui réponds-je d’une voix aussi douce que la sienne
est dure, je ne voulais pas que ça se passe comme ça !
Il ingurgite la moitié de sa bouteille d’une traite, avant de me lancer un rire
sardonique.
— Moi non plus, Harley !
Et sans rien ajouter, il pose un billet sur le bar et s’en va vers la porte, sans
un regard pour moi.
Un étrange malaise s’empare de moi et me fait frissonner. Je n’aime pas la
façon dont s’est déroulée la conversation. J’aurais préféré qu’il hurle, m’insulte,
au lieu de devoir affronter une telle froideur !
Le groupe reprend son rythme endiablé après une pause prolongée, et bien
vite, je suis de nouveau happée par la musique tonitruante. Je m’égosille en
chantant un refrain, lorsqu’un torse ferme et chaud se colle dans mon dos. Même
si je ne me suis pas donné la peine de vérifier l’identité du nouvel arrivant, je ne
suis pas inquiète. Son odeur l’a trahi. C’est un subtil mélange d’arômes musqués
et de notes poivrées. Je ne connais pas le nom de son parfum, mais je dois
absolument me renseigner à ce sujet... Il disperse quelques baisers sur mon
épaule et remonte avec sensualité le long de mon cou, pour finir par me titiller le
lobe de l’oreille. Les poils de mes bras se dressent.
— Je t’ai manqué, p’tite tête ?
Je ne réponds pas, et préfère me retourner pour lui faire face. Les mains
posées de chaque côté de son visage, j’espère lui transmettre au travers de mon
regard toute l’intensité de mon désir. Sa barbe de trois jours me picote
agréablement la peau, et je m’y attarde alors que je m’approche avec l’intention
de l’embrasser.
Nos lèvres se touchent, s’apprivoisent, s’enflamment et alors que nos langues
rejoignent la danse, un léger « hum hum » brise ce moment magique.
Nous nous retournons ensemble pour fusiller du regard la personne à
l’origine de cette interruption : Lennox. Avec son sourire imperturbable, je serais
tentée de lui balancer mon verre encore à moitié vide en pleine tête ! Notre
réaction ne l’intimide pas le moins du monde, si l’on considère sa réplique
suivante :
— Y’a des chambres pour ça, vous savez ?
Et il s’esclaffe, bientôt accompagné par Marlon et Carter, qui sont accoudés
au comptoir pour s’enfiler leurs whiskys, juste derrière Manus. Dire que je ne les
ai même pas vus s’approcher, trop prise dans mes pulsions de désir envers ce
foutu Irlandais !
Laurel et Hardy s’amusent encore, quand mon amant s’empare de ma main
pour m’entraîner hors de ce lieu trop bruyant, et décidément trop fréquenté !
Pendant un instant, je pense qu’il m’emmène dans sa chambre, mais non.
Nous récupérons nos vestes et sans un mot, il me fait monter derrière lui, sur sa
Harley Davidson. Je songe une seconde à lui rappeler que j’ai ma propre moto,
toutefois j’oublie toute remarque féministe quand son regard supplicié me
transperce.
— Fais-moi plaisir, mon cœur.
Plutôt que de répondre, j’attache mon casque et enfourche l’engin.
— Où m’emmènes-tu ?
Il rit franchement en démarrant son moteur, qui ronronne à la perfection.
— Surprise, Blondie !
Sur ce, nous voilà avalant les kilomètres de bitume dans la douce obscurité,
avec pour seuls compagnons de route les rayons de l’astre lunaire.
Cela dure bien trois quarts d’heure avant que nous stoppions net devant un
véritable chalet en bois, perdu au milieu d’une forêt de pins. C’est isolé, c’est
spartiate et surtout c’est magnifique !

Manus

Quand je pose un pied à terre, je ne suis pas certain que la vieille cabane de
Red soit un choix judicieux pour passer une nuit romantique avec ma belle
blonde. En effet, même dans l’obscurité, je peux sans difficulté affirmer que ça a
l’air délabré, et qu’une touche féminine ne serait pas du luxe. Je m’apprête à
proposer à Harley de rentrer, lorsque je la sens me lâcher pour descendre, et
s’extasier devant l’endroit. Je sais qu’elle aime par-dessus tout la nature, c’est
pour cette raison que j’ai choisi le cabanon, mais quand même ! Dans mes
souvenirs, c’était plus… Je l’ignore en fait, mieux entretenu peut-être. Toutefois
à l’époque, Red était encore marié et sa femme en prenait grand soin.
— C’est si calme, si reposant, et l’air est si frais, s’exprime avec joie ma
compagne. C’est parfait !
Me voilà rassuré sur le sujet. J’ôte mon casque et la rejoins en quelques
enjambées. Au loin, le hululement d’une chouette attire l’attention de Harley, et
de mon côté j’en profite pour ouvrir la vieille et grinçante porte en bois, dont la
peinture verte est depuis longtemps écaillée. Je pénètre dans l’habitation
spartiate, et je soupire de soulagement en constatant que l’électricité marche
encore ; je n’aurais pas à chercher le disjoncteur dans la pénombre.
La pièce qui sert de cuisine, de salon, de salle à manger et d’entrée n’excède
pas les vingt mètres carrés, heureusement elle est bien aménagée, et chaque
espace a été optimisé pour le rangement. Tout est en bois, et même si c’est un
peu démodé, il n’en reste pas moins que l’ensemble a du cachet. J’observe à la
dérobée Harley, qui inspecte le cabanon dans ses moindres détails.
— C’est à Red, il me l’a prêté. Les deux portes au fond donnent sur une
chambre et sur une salle de bain avec W.C.. Ce n’est pas le Hilton, mais je me
suis dit qu’après ce que tu as traversé dernièrement, un peu de dépaysement ne
serait pas du luxe.
Harley pivote à cent quatre-vingts degrés, les mains en l’air, avant de me
sauter dans les bras. Elle ressemble à une petite fille qui pénètre dans le château
de ses rêves. Elle est heureuse, et pour l’instant c’est tout ce qui compte. Je
tourbillonne avec la femme que j’aime, puis je l’embrasse avec fougue.
Elle est si belle à cet instant précis que je la désire à en avoir mal ! Je la porte
jusqu’à la chambre et je nous laisse tomber sur le grand lit deux places. Je note
dans un coin de mon cerveau de remercier Red d’avoir fait passer la femme de
ménage. Elle a non seulement nettoyé l’endroit, mais a aussi rempli le
réfrigérateur ! Je cesse d’embrasser Harley le temps de nous déshabiller
mutuellement. Nous ne sommes pas doux et c’est encore plus excitant. Et pour
cause, nous subissons ce feu qui nous brûle et que seuls nos orgasmes respectifs
pourront éteindre !
Mes gestes sont durs, rapides et ciblés, or mon amante ne semble pas
vraiment s’en plaindre, si je considère les halètements qui sortent de sa bouche.
— Putain ! Je pourrais jouir rien qu’à t’écouter.
Et je reprends avec regain le titillage de ses tétons, pendant que mes doigts
s’aventurent entre ses cuisses. Elle replie ses jambes en les écartant dès que mon
index frôle son clitoris. Et je ne parle pas de sa main qui tente de s’emparer de
ma queue dans le but de me torturer davantage… Je dois être masochiste, car
j’adore ça !
Elle me surprend en nous faisant rouler afin de prendre position sur mon
bassin.
— Je veux te goûter !
Ce n’est pas une question, et ce ne sont pas mes coups de hanches répétés qui
contrediront le fait que j’apprécie l’attention que sa bouche porte à mon sexe,
rendu douloureux par la raideur.
Je suis sur le point de jouir et je pense qu’elle s’en rend compte, car la
sournoise remonte le long de mon corps en déposant au passage une multitude
de baisers, m’embrasant davantage à chaque nouvel attouchement.
— Tu essayes de me tuer, Harley, je la supplie. Avoue !
Et chose étonnante, elle se fige et part dans un grand fou rire. Le genre de
son communicatif qui m’oblige à la suivre dans son délire. J’en profite au
passage pour inverser nos positions. Et alors qu’elle peine à se calmer, je trouve
le moment idéal pour annoncer ce que je ressens.
— Je t’aime, Harley.
Mon amante cesse de bouger et de sourire sous le coup de la surprise, avant
de passer ses mains avec douceur dans ma chevelure. Elle ne me retourne pas ma
déclaration. Ce n’est pas utile. Égoïstement, je me moque de savoir si elle
m’aime, à partir du moment où elle reste à mes côtés. Du moins, ça, c’est en
théorie. En pratique, je meurs d’envie d’entendre ces mots sortir de sa bouche.
Le moment s’éternise et alors que je perds espoir, elle me répond enfin.
— Je ne sais pas quand ni comment tu as réussi cet exploit, Manus, mais une
chose est désormais certaine, je suis incapable de vivre sans toi, tellement je
t’appartiens corps et âme…
Ces mots ont l’effet d’un puissant aphrodisiaque sur mon corps, et je
l’empêche de terminer sa phrase en la pénétrant d’un intense coup de reins.
C’est comme si je nageais en plein milieu d’un rêve fantastique. Je n’arrive
pas à croire que c’est la vérité.
Je perds le contrôle. Déjà, je sens l’orgasme monter du plus profond de mon
être. Je ne fais rien pour le retenir. Bien au contraire, j’accélère la cadence.
Et puis je crie, et elle me suit comme si le simple fait de me voir jouir
déclenchait son propre orgasme. Cette idée possède le don de prolonger mon
plaisir !
C’est à contrecœur que nos deux corps se séparent. Je me couche à ses côtés,
afin de pouvoir retrouver mes esprits.
Harley ne peut s’empêcher de poser sa main sur mon ventre et de venir caler
sa tête sur mon épaule. Le moment est parfait. Nous sommes bien elle et moi,
perdus au milieu de nulle part. J’aimerais pouvoir rester ici pour l’éternité.
Malheureusement, la réalité estompe rapidement les dernières affres de ce
bonheur nouvellement acquis.
Harley semble partager mes pensées, puisqu’elle rompt ce silence
bienfaisant.
— Je dois me rendre à Détroit en début d’après-midi, chez l’avocat de mes
parents. Tu viens avec moi ?
— Évidemment que je t’accompagne. Ça tombe bien, j’ai quelques trucs à
faire dans le coin.
J’évite de m’attarder sur les détails, d’autant plus que cela concerne un
certain chef de la mafia italienne et une réponse à son alléchante offre
d’emploi…
Ce retour à la dure réalité m’oblige à devoir me montrer des plus francs,
même si cela me tue. Je me redresse, dos contre le mur, et me lance.
— Harley, je dois t’avouer quelque chose, je commence avec le cœur
palpitant, un autre meurtre a eu lieu le jour où tu as découvert le mot chez toi. La
victime était une strip-teaseuse, qui travaillait dans une boîte de Toledo. Le mode
opératoire correspond à l’assassin à propos duquel ton père nous a envoyé la
coupure de presse.
Ma belle se tend à mes côtés et me fixe dangereusement de son regard
perçant, avant de sauter du lit.
— Et tu comptais me le dire quand au juste, Man ? m’assaille-t-elle avec
fureur. Je parie que c’est pour ça que tu m’as amené ici ! Tu essayes de me
cacher, je me trompe ?
— Non, ce n’est pas vrai. Et en aucun cas, je ne te planque… Je te protège,
c’est différent !
— Et en quoi le fait de me dissimuler des informations vitales peut-il bien
me préserver, Manus ?
Elle me pointe de son index rageur tout en criant. Elle est tellement hors
d’elle qu’elle ne s’est même pas aperçue de sa nudité. Tout en pestant sa fureur,
elle se réfugie dans la salle de bain, et bientôt, le son de l’eau qui coule
m’indique qu’elle se lave.
Quant à moi, je suis encore dans ce lit, incapable de me lever pour la prendre
dans mes bras, me justifier, ou même la réconforter, pour la bonne et simple
raison qu’elle est en droit de m’en vouloir. Je lui ai sciemment masqué des
informations importantes, sous prétexte de ne pas l’inquiéter.
Toutefois, cet après-midi, je vais devoir l’abandonner le temps de mon
rendez-vous avec monsieur Pavarito, et je suis plus anxieux que jamais. Je
compte demander à un frère de veiller sur elle pendant ce temps-là.
Je récupère mon téléphone et passe deux appels. Le premier est à destination
du secrétariat de monsieur Pavarito, qui me donne un rendez-vous à quinze
heures, l’autre, à un type qui m’horripile plus que tout, mais qui tient autant à la
sécurité de Harley que moi.
— Allo, Casey, commencé-je d’une voix plate, j’ai besoin que tu tiennes
compagnie à Harley cet après-midi.
Ce n’est pas une question, et mon interlocuteur au bout de la ligne en est
parfaitement conscient.
— Tu n’as qu’à me dire l’heure et l’endroit, j’y serai.
Son ton est étonnement calme au vu de notre dernier échange houleux. Il ne
m’injurie pas pour lui avoir piqué sa copine, il ne me pose pas de multiples
questions sur la raison de ma demande, il ne me fait pas languir inutilement. Il se
contente d’acquiescer sans résister. Et pour cela, je lui en suis reconnaissant.
J’ai à peine raccroché que ma belle blonde ressort de la minuscule salle de
bain, entièrement habillée. Et vu le regard furibond qu’elle me lance, je peux
dire sans trop m’avancer que la douche n’a pas calmé ses envies de violence à
mon égard…

6ème partie :
Quand sonne le glas…

Harley

Je n’en reviens pas que Manus ait pu me cacher des informations aussi
longtemps. Malgré ses excuses, je n’ai pas réussi à faire redescendre ma colère.
Je ne suis même pas parvenue à lui parler. Et le pire c’est que nous n’avons
qu’une moto, la sienne ! Je suis perdue au milieu de nulle part, bien incapable de
donner des indications nécessaires à un ami pour qu’il puisse venir me récupérer.
Faire face aux conflits avec calme et maturité ne fait définitivement pas partie de
ma panoplie de qualités !
Alors je lui ai offert mon plus beau silence en guise de compagnie durant le
restant de la soirée. Il a insisté pour me laisser le lit, et il a choisi le vieux canapé
défoncé pour lui. Autant dire que ses cernes au matin me font mal au cœur,
même si de mon côté le résultat ne doit guère être plus brillant. Après un café
fort, je l’abandonne pour me promener dans les alentours.
Cette balade à pied me fait le plus grand bien, je dois le reconnaître. Le chant
des oiseaux, les rayons du soleil sur mon visage et la beauté de la nature y sont
pour beaucoup…
Quand je rentre, la vieille horloge en bois indique presque midi. L’odeur
alléchante du bacon et des œufs brouillés me fait saliver. Manus n’a que son jean
sur lui, et je dois bien avouer que les muscles qui jouent sous ses tatouages sont
un motif supplémentaire de baver, même si c’est pour une autre raison. Il a
encore les cheveux humides de sa douche et il se dégage de sa personne une
agréable odeur de savon…
Je préfère tourner mon regard en direction du journal posé sur la table, avant
de finir par me jeter sur l’homme que j’aime autant qu’il me rend folle. La revue
d’information date d’aujourd’hui, ce qui indique que mon amant est sorti. Je ris
amèrement à l’idée qu’il m’ait abandonnée au milieu de cette forêt, alors même
qu’il craint pour ma sécurité !
Manus pivote en entendant mon intervention. Son regard passe du journal à
moi, et il hausse un sourcil, avant de se retourner. Il éteint la gazinière et vide le
contenu de la poêle dans deux assiettes, qu’il dispose ensuite sur la table, où je
feuillette le quotidien.
Il fait demi-tour pour récupérer des couverts, avant de s’assoir face à moi. Je
n’ai aucun doute sur le fait qu’il a parfaitement saisi le cheminement de mes
pensées. Je pousse ma lecture au coin de la table, pour commencer à manger.
Je vide la moitié de mon assiette, tandis que Manus n’a pas encore touché la
sienne, se contentant de m’observer. Je le regarde à mon tour, et c’est sans doute
le signe qu’il attend pour commencer son petit discours.
— Si je suis sorti ce matin, c’est juste pour vérifier les lieux de distributions
du journal, dont ton père m’a envoyé la coupure. Ils ont une agence pas loin, du
côté de Monroe. Il s’avère qu’en leur montrant le bout de papier, la rédactrice en
chef est parvenue à me définir la zone de diffusion.
On peut dire qu’il a réussi son coup, car je suis tout ouïe à présent. À partir
du moment où il est question de mon père, j’en oublie jusqu’à mon nom, alors
les raisons qui m’obligent à faire la tête à Manus…
— Et ?
— Figure-toi que c’est une édition spéciale sur les meurtres en série non
résolus de ces dix dernières années, dans le Michigan. Celle-ci n’a été distribuée
qu’à Détroit et dans ses alentours, à l’occasion de la campagne du maire sortant,
qui compte bien faire de la résolution de ces cas son cheval de bataille pour les
prochaines élections. Notre meurtrier a un palmarès impressionnant dans le
coin !
— Ce qui veut dire que mon père est à Détroit ! Je n’arrive pas y croire.
Enfin, nous avons une piste sérieuse !
Le sourire de Manus signifie qu’il pense la même chose. Et du coup, j’en
oublie complètement ma colère à son égard, au profit d’une envie subite de lui
sauter dans les bras.
— C’est ce que je crois aussi ! Et maintenant qu’on a une zone définie pour
les recherches, ce sera nettement plus simple. Pendant ton rendez-vous avec le
notaire, je vais faire passer le message à quelques personnes qui ont des yeux
partout dans Détroit. On va le retrouver, je te le jure !
Le fait que mon père se soit réfugié au sein même de la ville dont est issu
mon frère ne peut pas être une coïncidence ! Je préfère y voir un message codé.
Peut-être sont-ils tous les deux ensemble ? Je ne sais pas quoi faire et
l’expression de mon visage doit refléter à merveille mon ressentiment, car
Manus se lève et s’agenouille à mes côtés, en posant ses doigts sur mes cuisses.
— On va le trouver mon cœur, même si je dois inspecter moi-même chaque
recoin de cette maudite ville !
Manus essuie du pouce une larme qui coule sur ma pommette. Je ne me suis
pas rendu compte que je pleurais. J’attrape sa main et la colle à ma joue. Elle est
calleuse, pourtant elle ne m’a jamais paru aussi douce, chaude et réconfortante.
Je ferme les yeux pour en profiter au maximum.
— Finis ton assiette, Blondie, on doit partir !
Sur ce, il s’éloigne de moi avant d’enfourner sa nourriture en vitesse. Pour
ma part, une barre s’est calée en travers de mon estomac, et c’est sans
enthousiasme que je me force à terminer mon assiette.
J’ai à peine le temps de poser ma fourchette que Manus débarrasse ma place.
Il fait la vaisselle, et moi je reste plantée comme une idiote derrière lui. Je suis
incapable de bouger, de m’excuser, de le remercier… Je ne suis pas certaine de
la réaction à adopter pour faire face à la situation.
Alors du coup, je me contente de l’entourer de mes bras pendant qu’il rince
la poêle. S’il est surpris, il n’en montre rien. Je pose ma joue dans son dos et
j’enlace avec délice son poitrail.
— J’ai de la chance de t’avoir à mes côtés depuis tout ce temps.
Mon murmure est si bas que je ne suis pas certaine qu’il l’entend avec le
bruit de l’eau qui coule.
Et pourtant, Man éteint le robinet, et enveloppe mes mains sur les miennes
pour un bref moment de silence symbolique.
— Non, c’est moi qui suis chanceux d’avoir trouvé mon âme sœur.
Alors il se retourne et pose ses doigts en coupe de chaque côté de mon
visage.
— Écoute, Harley, je suis conscient d’avoir tout fait foirer entre nous lorsque
je me suis retrouvé en prison. Peu importe mes raisons à l’époque. Aujourd’hui,
c’est différent ! Si tu souhaites que je quitte le club, je peux. Si tu désires une
petite vie tranquille sans histoire, je m’en accommoderai. Si tu veux de moi, je
suis prêt à tous les sacrifices !
Ces mots sont ceux que chaque femme de motard aimerait entendre au moins
une fois dans son existence, et ce même si elle prétend le contraire. Ne plus vivre
avec la crainte de voir son mari décéder dans un règlement de comptes ou finir
ses jours en prison. Et pourtant, je ne ressens aucune joie en écoutant ses mots,
pas quand ils recèlent autant de tristesse.
— Manus, aimer c’est accepter l’autre tel qu’il est. Ce club, c’est toute ta vie,
et je refuse de t’en priver ! Un jour prochain, tu seras à sa tête, et alors tu feras
de grandes choses, j’en suis persuadée. Peut-être même que j’y aurais ma place.
Mais en attendant, tu feras ce que tu as à faire… Tout comme moi.
Alors que le moment est chargé en émotions, Manus me surprend en me
soulevant, avant de me poser sur le plan de travail, et de m’embrasser avec
fougue. Entre deux respirations, il en profite pour conclure ce moment de pure
sentimentalité en beauté.
— Je t’aime tant et depuis si longtemps que j’ai toujours peur de me réveiller
et de constater que tout n’est qu’un joli rêve !
Il reprend son étreinte avec hardiesse et y ajoute ses délectables mains, qui
empoignent mes fesses pour me rapprocher au maximum de son corps ferme.
Alors que mes doigts s’égarent involontairement du côté de la boucle de sa
ceinture, Manus reprend ses esprits, et s’éloigne d’un grand pas en arrière, me
faisant presque tomber au passage…
— Mais qu’est-ce que tu fais ?
La frustration me donne un ton plus rauque que d’habitude. J’ai au moins la
satisfaction de constater que Manus est dans le même état que moi, sa respiration
saccadée en est la digne preuve.
— Ma chérie, si je te laisse faire, on en a pour l’après-midi à faire l’amour, et
nous avons des obligations. Alors je te propose de garder la suite des festivités
pour ce soir.
Je hoche positivement la tête, même si mon cœur n’est pas vraiment
d’accord avec cette décision.
Je vais donc rassembler mes quelques affaires, pendant que Manus enfile un
haut. Nous récupérons nos vestes, nos sacs, et nous voilà repartis sur sa Harley,
direction Détroit !
Je précise que je ne me suis jamais autant serrée derrière quelqu’un en moto !

Manus.

Je me gare sur le parking, près d’un Starbucks du centre-ville. C’est le point


de rendez-vous que j’ai fixé à l’autre, Casey. Nous attendons depuis environ dix
minutes que monsieur se pointe, lorsque Harley perd patience.
— Comment as-tu pu demander à Casey de me servir de chaperon, après le
mal que je lui ai fait ? Je n’en reviens pas ! Et puis je n’ai pas besoin de
quelqu’un pour aller chez un notaire !
Je l’entends bougonner, mais je ne l’écoute pas vraiment. Elle proteste pour
la forme, néanmoins dans le fond elle sait que j’ai raison de faire appel à lui. On
ne peut pas prendre le moindre risque, pas avec un taré à ses trousses. Je me
contente de jeter un œil à ma montre, pestant contre le retard de ce crétin. Et dire
que je ne peux même pas lui téléphoner, car il a précisé venir en moto dans son
texto de confirmation de ce midi. Il ne paie rien pour attendre !
Enfin, un vrombissement familier se fait entendre, bien avant que je ne le
voie apparaître à l’angle de la rue.
La nonchalance de Casey s’accorde avec son regard insolent, que sa visière
relevée ne dissimule pas. Il me défie. Mes poings serrés le long de mon corps me
démangent, toutefois je dois réfléchir avant d’agir, la sécurité de ma femme en
dépend. Je m’étonne un instant sur le fait d’avoir songé au terme « femme »,
c’est à la fois étrange et tout à fait logique. Après tout, Harley est ma moitié
depuis si longtemps dans mon esprit qu’il me paraît évident qu’elle m’épousera,
et deviendra la mère de mes enfants. Je pense déjà à un petit bonhomme qui
partagera notre amour de la mécanique, de la puissance et de l’évasion. Sans
parler des menaces que je serai obligé d’adresser à tous les prétendants de notre
fille. En effet, je l’imagine avec des traits harmonieux, qui me rappelleront sans
conteste ceux de sa mère au même âge. J’espère juste que Harley partage mes
envies à ce sujet…
Mon frère des BM stoppe sa grosse cylindrée, et enlève son casque avec
nonchalance. Il arbore un sourire satisfait, qui n’a comme objectif que celui de
me narguer. Il n’est pas encore exclu que je ne tombe pas dans son piège
pitoyable pour lui coller une bonne raclée… Il s’adresse à ma belle blonde.
— Salut, Harley ! Ton garde du corps est arrivé !
En le disant, il descend de sa moto, et embrasse Harley en la serrant d’un peu
trop près. Un raclement de gorge plutôt sec les fait se retourner tous les deux
dans ma direction. Puis sans plus s’en formaliser, Harley lui fait de nouveau face
et lui parle comme si je n’étais pas là.
— C’est vraiment gentil d’être venu, au vu des circonstances.
— Tu plaisantes, lui déclare-t-il avec un sourire charmeur, rien n’est plus
important que ta sécurité ! Ton père me tuerait si je ne prenais pas soin de sa fille
unique !
— Tu as sans doute raison.
Harley regarde le bitume, en répondant vaguement. Cette andouille ne se
rend même pas compte qu’il vient de faire ressurgir des pensées malheureuses
dans l’esprit de ma chérie. Pour un peu, je lui briserais bien une ou deux côtes,
afin qu’il comprenne le concept de douleur ! D’ailleurs, je me redresse dans
l’intention de lui lancer une réplique acerbe, lorsque son visage défait m’indique
clairement qu’il vient de réaliser son erreur.
— Ce que je veux dire, tente-t-il alors de se rattraper, c’est que je n’oublie
pas que c’est grâce à lui que j’ai pu intégrer le club, et que je lui dois beaucoup.
Te protéger est la moindre des choses que je peux faire pour rembourser un tant
soit peu ma dette, même si je n’ai pas très bien saisi la menace qui plane sur toi.
— Ne t’occupe pas de ça, interviens-je avec hardiesse. Je vais régler ce
problème, et bientôt ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir.
Ma réplique a au moins le mérite de l’interloquer. Il affiche de nouveau son
sourire railleur.
— Heureusement que tu es là, Man !
Le fait qu’il se moque de moi ne m’exaspère pas autant que d’habitude. Au
contraire, je sens au fond de moi une logique calme et implacable : ce n’est ni le
moment ni l’endroit pour commencer ce combat de coqs. À la place, je préfère
l’ignorer, pour embrasser Harley avec fougue. Ses lèvres douces et pulpeuses me
procurent des sensations indescriptibles, ainsi que des pensées de luxure intense.
Bien trop vite, je dois reculer, repartir sur ma bécane. Le reflet de ma belle
disparaît peu à peu dans mon rétroviseur. Une terrible nervosité s’empare de tout
mon être. Comme si je n’allais plus jamais pouvoir la toucher. C’est idiot comme
pressentiment, mais en même temps c’est profondément ancré dans mon esprit.
Je passe l’heure suivante à retrouver quelques membres de ma famille, pour
voir s’ils ont pu trouver une trace du mystérieux frère de Harley. Je téléphone
aussi beaucoup pour missionner mes divers indics du coin, afin qu’ils prêtent
une attention particulière, s’ils venaient à croiser un homme qui correspond à la
description du père de Harley. La récompense que j’offre devrait augmenter nos
chances de façon significative.
L’heure de mon entretien avec monsieur Pavarito arrive rapidement, et je
songe, en consultant ma montre, au rendez-vous de Harley chez son notaire.
J’aimerais bien entendre sa voix avant mon tête-à-tête avec le roi de la mafia
locale. Je compose son numéro, et je tombe directement sur son répondeur. C’est
sans doute parce qu’elle a éteint son téléphone durant son entrevue. Et merde !
Cette saleté d’angoisse monte encore d’un cran !
Je pense à contacter Casey à la place, cependant il est presque quinze heures,
et il n’est jamais bon de faire attendre un ponte du crime organisé. Je repousse
donc cet appel à plus tard.
Quelques minutes plus tard, je pénètre l’immeuble d’affaire où travaille
Pavarito, et me retrouve rapidement devant la secrétaire pulpeuse de la semaine
dernière. Sa tenue est la même, si ce n’est qu’aujourd’hui, elle la porte en blanc.
Je devrais peut-être l’informer que ses sous-vêtements noirs sont largement
visibles…
Elle m’amène dans une salle d’attente, en m’indiquant gentiment que
monsieur Pavarito termine son entretien avant de pouvoir me recevoir. Elle me
propose également une boisson au passage, et je la remercie volontiers pour le
café serré qu’elle me rapporte.
J’aperçois un tas de revues et journaux en tous genres, et parmi l’imposante
pile se trouve justement celui d’aujourd’hui. Celui-là même que j’ai acheté ce
matin, et dont le jumeau trône encore sur la table de la cabane de Red. Je
comptais le lire, or Harley se l’est accaparé, et du coup je n’en ai pas eu
l’occasion.
Je commence alors à décortiquer les gros titres : crise de l’immobilier, hausse
du chômage, accident grave impliquant une quinzaine de véhicules et ayant
provoqué la mort de six personnes… Bref, la routine !
Après cela, difficile de m’en vouloir de ne jamais lire ou même regarder les
actualités, c’est décidément trop déprimant. J’arrive à la fin du magazine
lorsqu’un titre m’interpelle avec effroi : Le meurtre d’une jeune danseuse
exotique dans le comté de Lucas relance les méfaits sordides d’un tueur en série,
actif depuis presque une décennie dans plusieurs États du nord-est.
L’article ne m’apprend rien de nouveau à ce sujet, et je songe un instant à
appeler Pete, pour vérifier où en est le déroulement des investigations. Après
tout, j’attends toujours le topo qu’il m’a promis il y a quelques jours de cela. Je
commence à sortir mon téléphone, lorsque mon regard se pose sur la photo de la
victime.
Elle est blonde, plutôt jolie, et elle me rappelle quelqu’un. Je tente
désespérément de faire marcher mes neurones. Et lorsqu’enfin je remets en place
les souvenirs dans lesquels je l’ai aperçue, mon cœur convulse frénétiquement
sous le coup de la peur.
J’ai croisé cette fille, le soir où j’ai squatté le Nirvana avec Casey. Bien sûr à
l’époque elle arborait un costume d’écolière délurée, deux nattes, et un
maquillage nettement plus prononcé que sur la photo de l’article, néanmoins je
la reconnais sans peine. Et surtout, ce que je me remémore, c’est la façon dont
Casey l’observait, comme s’il voulait la dévorer !
— Merde ! Ce n’est pas vrai !
Je hurle sans m’en rendre compte, et la secrétaire revient rapidement, en me
demandant si j’ai un problème.
Si j’ai un problème ? C’est le moins qu’on puisse dire. Je viens de confier la
sécurité de la femme que j’aime au probable meurtrier de sa mère. À ce stade, ce
ne sont encore que des suppositions, or la boule au fond de mon ventre ne cesse
de me crier que j’ai raison. Et même si j’ai du mal à le dire à voix haute, je ne
peux me cacher la vérité plus longtemps.
Pourtant, au lieu de paniquer et de partir en courant pour faire n’importe
quoi, je choisis l’option tout aussi risquée, néanmoins nettement plus efficace.
— Je dois parler à votre patron, ordonnai-je, sans une once de tact. Tout de
suite !
La femme a sans doute l’habitude des types dans mon genre, car elle ne
cherche même pas à discuter. Non, elle est plutôt intelligente, et se contente de
m’accompagner à la porte du grand manitou.

Harley
Le temps se couvre rapidement en cette journée de novembre, et lorsque
nous entrons dans le hall du vieil immeuble du notaire, un crachin commence à
tomber.
— On a eu chaud !
Je souris en appuyant sur le bouton d’appel de l’ascenseur. J’espère dérider
un peu Casey, qui n’a pas desserré les mâchoires depuis le départ de Manus. Et
ce malgré les trois bières qu’il a bues cette dernière demi-heure, dans le bar au
coin de la rue.
— Si tu le dis.
Il me répond à peine et se contente de jeter un œil à sa montre, encore une
fois. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il m’en veut toujours. Peut-être est-ce
sa technique pour me faire payer le mal que je lui ai infligé ? C’est certes un peu
tordu, mais après tout, je ne connais pas très bien cet homme. Et je commence à
me dire que j’ai bien fait de ne pas continuer ma petite expérience avec lui.
Quelque chose chez Casey m’a toujours perturbé, un genre de côté sombre qu’il
a soigneusement caché, du moins jusqu’à ce jour.
Je vais pour lui indiquer qu’il n’est pas obligé de m’accompagner, lorsque la
porte de l’ascenseur s’ouvre, mettant soudainement fin à mon initiative. J’entre
dans la cabine, appuie sur le bouton de l’étage du notaire, et Casey me suit dans
un silence pesant. Décidément, son côté Mister Hyde commence à me courir sur
le haricot !
— Écoute, Casey, commençais-je d’un ton ferme, et plus cassant que
nécessaire, si tu as quelque chose à me dire, crache le morceau une bonne fois
pour toutes, qu’on puisse enfin crever l’abcès.
Il me jette un regard froid, et pour la première fois depuis que je le connais, il
me file des frissons.
— Tu as ton rendez-vous, me rétorque-t-il avec indifférence. Mais après…
pourquoi pas ? Je voulais justement te parler d’un truc important.
Je hoche simplement la tête en guise d’acquiescement, alors que le coulissant
métallique s’ouvre à nouveau.
Je trouve rapidement la porte, où une plaque dorée porte le nom de mon
notaire en belles lettres calligraphiées. Je sonne avant d’entrer. Une secrétaire à
l’air sévère, et ayant largement atteint l’âge de la retraite, nous reçoit avec
politesse et appelle son patron. Puis elle nous indique la direction de son office.
— Je vais patienter dans la salle d’attente, Harley.
— Comme tu veux !
En vérité, je suis plutôt soulagée de ne plus sentir son regard réprobateur sur
moi.
Je toque à la porte vitrée et entre dans la foulée. Le vieil homme assis
derrière son bureau affiche de suite un sourire franc et amical, que je lui rends
bien volontiers.
— Maître, heureuse de vous revoir.
— Mademoiselle Estow, me répond-il, en serrant doucement ma main. Tout
le plaisir est pour moi, soyez-en certaine. Installez-vous, je vous en prie.
Il m’indique un fauteuil en cuir noir usé jusqu’à la trame, mais étonnamment
confortable. Je décline poliment sa proposition de boisson, et bien vite, il entre
dans le vif du sujet.
Il me montre une épaisse liasse de documents agrafés. Je note des actes de
propriétés, des états de comptes bancaires et encore d’autres papiers, dont même
les titres me laissent perplexe.
Il me fait une liste exhaustive de toutes mes liquidités, et j’ai du mal à rester
sereine devant les sommes astronomiques qu’il m’annonce calmement.
— Je sais que cela fait beaucoup à gérer pour une jeune personne, c’est
pourquoi je me propose de vous assister si vous désirez connaître les différentes
possibilités de placements qui s’offrent à vous. À moins que vous ne préfériez
l’investissement ?
Maître Singleton poursuit son discours, alors que je suis complètement
déconnectée.
— Mademoiselle Estow ?
Sa voix me ramène à la réalité.
— Excusez-moi, bredouillé-je bêtement, que disiez-vous ?
— Je vous expliquais simplement que j’ai pris l’initiative de faire ouvrir un
compte à part, où sont déposés les cent mille dollars destinés à votre demi-frère.
Avez-vous pu retrouver sa trace ?
— Pas encore, malheureusement, mais je poursuis mes recherches. Et puis,
avec un peu de chance, mon père sera bientôt de retour à la maison. À ce propos,
c’est sans doute une question bête, cependant je dois quand même vous la poser :
il n’aurait pas pris contact avec vous depuis la mort de ma mère, par hasard ?
L’avocat m’offre un regard compatissant, avec un geste que je qualifierai de
nerveux. En effet, il me répond en remontant les lunettes sur l’arête de son nez.
— Je suis navré mademoiselle Estow, mais non. La police m’a déjà posé la
question.
— Je me devais de vous le demander, même si je me doutais de la réponse.
— Aucun souci. Si je peux vous aider d’une manière ou d’une autre,
n’hésitez surtout pas. Pour revenir à votre frère, j’ai placé son capital sur un
compte ouvert à la banque où se situe le coffre-fort, dont vous êtes dorénavant
l’heureuse propriétaire. Quant au reste, je l’ai fait transférer à votre banque
actuelle.
Je songe au fameux coffre-fort dont le notaire avait déjà fait mention durant
notre premier entretien. Que peut-il bien contenir, puisque toute la paperasse
importante est ici ? De plus, je ne me souviens pas que mes parents aient possédé
des bijoux ou d’autres objets de valeur, qui vaillent la peine de payer un endroit
aussi sécurisé. Alors un espoir naît au plus profond de moi ; et si toutes les
réponses à mes questions se trouvaient dans ce satané coffre, l’identité de mon
frère, ou le rapport avec le meurtrier en série qui sévit depuis des années, ou bien
même l’adresse de la cachette de mon père ?
— Ce coffre, en avez-vous fait mention à la police ?
— Personne ne m’a interrogé à ce sujet, et je n’ai rien dit.
Le vieil homme, au visage décidément amical, m’offre un grand sourire.
— Merci bien, Maître. Pourriez-vous m’indiquer le nom de la banque en
question ?
Il se contente d’écrire l’adresse au dos d’une de ses cartes de visite, avant de
me la tendre. Il retire ensuite une clé de son propre espace sécurisé situé derrière
lui, puis me la confie.
— Vous n’avez qu’à vous présenter à la banque, justifier de votre identité, et
réclamer l’accès à la salle des coffres. Une fois sur place, le numéro sur la clé
vous indiquera la bonne boîte.
Je réitère mes remerciements, et lorsque je prends connaissance de l’adresse
de la banque, je me réjouis de constater qu’elle se trouve à Détroit même, et à
moins de dix minutes d’ici.
L’homme me serre chaleureusement la main, avant de me raccompagner à la
porte. Je porte mon sac à dos, dorénavant bien chargé, toutefois, c’est le cœur
léger que je repars. Et pour cause, j’ai espoir de trouver un nouvel indice dans
cette banque. Casey n’est pas dans la salle d’attente, et la secrétaire, témoin de
mon expression médusée, s’empresse de m’éclairer sur ce point.
— Votre ami avait chaud, il prend l’air en bas.
Je la remercie, avant de prendre congé. Je retrouve effectivement Casey dans
l’encadrement de la porte d’entrée, une cigarette à la bouche. Il semble perdu,
tout en fixant les gouttes de pluie, qui tombent avec parcimonie.
— Je pensais que tu avais arrêté il y a deux ans !
Il se retourne, affichant ouvertement sa surprise. Il ne m’avait même pas
entendue arriver. Et son expression a quelque chose d’enfantin, ce qui le rend
attendrissant.
— Il faut croire que je manque de volonté.
Il écrase le mégot sous la semelle de sa botte, et son visage retrouve tout sa
dureté.
— On rentre ?
— J’aimerais d’abord faire un détour par la banque, si cela ne te dérange
pas.
Casey consulte sa montre une énième fois, avant d’acquiescer. La pluie a
cessé et j’ai tendance à y voir un signe positif dans mon investigation.
On reprend la route, je lui indique l’adresse et nous trouvons l’institution
financière en question assez facilement, en tout cas plus vite qu’une place pour
se garer. En plein centre-ville, nous devons nous stationner dans un parking
couvert situé à trois pâtés de maisons de là.
L’humidité me fait frissonner, et j’accélère le pas pour entrer dans l’immense
hall luxueux de la grande enseigne internationale. Une guichetière au physique
de mannequin arbore une mine hautaine en constatant mon apparence négligée.
En revanche, elle offre un sourire des plus charmeurs au beau blond qui
m’accompagne. J’éprouve le besoin d’intervenir brièvement avant de me sentir
de trop.
— Bonjour, je suis Harley Estow, et à la suite du décès de ma mère, Karen
Estow, je suis la nouvelle propriétaire du coffre B412. J’aimerais le voir.
En disant cela, je remarque que mon compagnon se tend à l’extrême. Je
donne ma carte d’identité à mon interlocutrice, qui commence à pianoter sur son
ordinateur. Pour ma part, je préfère interroger Casey.
— Un problème ?
— Non, je… je ne savais pas que tes parents avaient un coffre. Je suis un peu
étonné, c’est tout.
— Moi non plus je n’étais pas au courant, figure-toi !
— Et tu as une idée de ce qu’il contient ?
— Pas la moindre !
J’ai toutefois quelques pistes, mais pour une raison inconnue, je n’ai pas
envie d’en parler à Casey. C’est sans doute dû à son extrême agitation, il me rend
nerveuse et méfiante.
C’est le moment précis où l’hôtesse en profite pour me fournir les consignes
nécessaires.
— Si vous voulez bien me suivre, c’est par ici.
Elle se dirige vers l’ascenseur du fond. Lorsque nous l’atteignons, elle pivote
de nouveau, et s’adresse cette fois à Casey.
— Vous pouvez patienter dans la pièce à gauche. Il y a de quoi vous
rafraîchir et vous restaurer.
— Je préfère accompagner mon amie.
— Seulement si mademoiselle Estow le désire.
La femme de la banque me scrute, et je songe momentanément à refuser. Or,
le regard inquiet que Casey me lance touche une corde sensible au fond de mon
être, et du coup, je suis incapable de le rejeter.
— Pas de souci, il peut venir.
Et sur ce, l’ascenseur nous descend vers ce qui, je l’espère vraiment,
m’offrira enfin des réponses à mes questions.

Manus

Même si Pavarito est choqué par mon entrée théâtrale, il n’en laisse rien
paraître. Qui plus est, les deux flingues pointés sur moi me poussent à bien
réfléchir avant d’ouvrir la bouche.
— Je dois vous parler. Tout de suite.
Ce dernier, dans son éternel costume à plusieurs milliers de dollars,
m’observe sans un mot. Il fait signe à ses deux gorilles de baisser leurs armes, et
je ne peux m’empêcher de souffler de soulagement. L’homme avec qui il
s’entretenait avant que je ne les interrompe se contente de se lever, de saluer le
chef de la mafia locale et de se retirer. Le regard noir qu’il me lance au passage
ne m’échappe toutefois pas. Je n’en ai juste rien à faire !
— Asseyez-vous, Manus. C’est bien le moins que vous puissiez faire après
cette entrée fracassante.
Je m’exécute sans broncher.
— Je suis navré de vous importuner de cette manière, malheureusement vous
êtes le seul qui ait les moyens de m’aider.
— Vous m’intriguez, je vous écoute.
— J’ai besoin de votre influence pour retrouver un homme. La vie d’une
femme est en danger… enfin, je crois. Il peut me le confirmer. Vous détenez le
pouvoir à Détroit, et je sais que personne ne peut se cacher de vous. Alors je
vous le demande, au nom de la dette que vous avez envers moi quand j’ai
épargné votre poulain, aidez-moi !
Ma voix est basse et sûre, pourtant, au fond de moi, j’ai envie de hurler et de
secouer l’homme qui me fait face, quitte à me prendre une balle de 38 au
passage.
— Et qui sont donc l’homme et la femme en question, si je puis me
permettre ?
— Il se nomme Teddy Estow, c’est un Black Mummy. Il doit squatter votre
ville depuis plusieurs semaines sous une fausse identité sans doute. Quant à elle,
c’est sa fille, Harley.
— Harley. Oui, je me souviens parfaitement de cette jolie blonde qui a su
vous remotiver lors du combat qui a failli coûter la vie à mon homme. Une
femme délicieuse au demeurant. Et ce qui est non négligeable, elle a du
caractère. J’apprécie particulièrement cette qualité chez le sexe opposé.
Le fait qu’il me coupe la parole m’interpelle moins que le fait qu’il connaisse
l’identité de ma belle blonde.
— Comment pouvez-vous être aussi bien informé à son sujet ?
Il part d’un rire profond, et j’ai la confirmation de ce dont je me doutais déjà,
à savoir qu’il a un espion chez nous. C’est à cet instant que la réponse résonne
avec raillerie dans ma tête. Mais quel idiot je suis !
— Non, ne me dites rien. C’est Mario, je me trompe ?
Le type sorti de prison, et qui est apparu comme par magie quelques jours à
peine seulement après mon combat, pour mieux sauter sur l’offre d’embauche de
la femme que j’aime. Depuis combien de temps la surveillait-il pour le compte
de Pavarito ? Et surtout, dans quel but ?
— Mario est quelqu’un de fiable, et même s’il a quelques réticences à votre
égard, il est sans conteste un fervent admirateur de votre amie. Ou plutôt
devrais-je dire, petite amie depuis peu !
— Pourquoi avoir placé un de vos hommes ?
— Pourquoi pas ? Vous ne pensiez quand même pas que je n’allais pas
enquêter sur votre compte et sur celui de votre entourage avant de vous faire une
offre d’emploi. On m’a accusé de beaucoup de défauts dans ma vie, Manus, mais
la stupidité n’en a jamais fait partie !
— Et si en plus vous pouviez obtenir un moyen de pression contre le club…
ça n’aurait été que mieux.
L’homme part alors dans un grand fou rire, contagieux semble-t-il, puisque
ses deux acolytes l’accompagnent sans hésiter. En ce qui me concerne, je n’ai
carrément pas envie de plaisanter. Mon visage doit parler pour moi, car mon
interlocuteur reprend son allocution sur un ton sérieux.
— Je savais bien que vous étiez celui qu’il me fallait. Vous êtes intelligent,
Manus, et c’est une qualité plutôt rare de nos jours. On m’a rapporté que vous
aviez un QI élevé. Vu votre cursus scolaire, j’ai eu du mal à le croire… Ce n’est
dorénavant plus le cas !
— Vous allez me filer un coup de main ou pas ?
Je suis tout à fait conscient d’agir avec stupidité en le coupant ainsi dans son
éloge, cependant je suis très mal à l’aise lorsqu’on aborde le sujet de mon
intellect, et je préfère de loin essuyer les plâtres de sa colère plutôt que d’avoir à
subir ses compliments. C’est juste trop bizarre. L’homme face à moi ne perd ni
son arrogante supériorité ni son sourire narquois.
— Je peux faire mieux que cela, me répond-il avec joie, je peux vous
indiquer l’adresse exacte où se cache monsieur Estow.
Je bégaie à cette annonce.
— Comment… comment pouvez-vous savoir une telle chose ?
L’homme se lève et rejoint la grande baie vitrée, qui offre une vue
incomparable sur le centre-ville de Détroit. Je le suis du regard, encore trop sous
le choc pour dire ou faire quoi que ce soit.
— Vos recherches pour retrouver monsieur Estow ne sont un secret pour
personne. Je me suis juste assuré d’avoir un coup d’avance… Au cas où…
— Pourquoi ne pas m’en avoir parlé avant ?
— Vous ne m’aviez rien demandé.
Le mafieux se tourne alors dans ma direction. Nimbé dans les rayons du
soleil soudainement apparus, il n’en paraît que plus impressionnant, et
machiavélique.
— Dîtes plutôt que vous gardiez un atout dans la manche ! renchéris-je, en
faisant toute la lumière sur cette manœuvre judicieuse.
L’homme revient s’assoir, à mes côtes cette fois, juste avant de me répondre.
— Nous nous ressemblons beaucoup, Manus, et je crois sincèrement que
nous pouvons aller loin dans le business si nous collaborons tous les deux.
— Où se cache Teddy ? interrogé-je, ignorant délibérément sa phrase
précédente. Donnez-moi son adresse !
— Ne vous inquiétez pas. Il est placé sous surveillance permanente, il ne
risque ni de s’enfuir ni de se faire attaquer. Je n’ai qu’un appel à passer, et mes
hommes vous le ramèneront d’ici quinze minutes. Mais puis-je me permettre de
vous demander quel est le rapport avec la sécurité de votre fiancée ?
J’hésite à lui sortir toute mon histoire avant d’en parler au préalable avec
Teddy. D’une part, pour vérifier qu’il ne me mène pas en bateau, et de deux,
pour m’assurer que je ne me suis pas fourvoyé dans mes déductions concernant
Casey.
— Laissez-moi d’abord discuter avec Teddy, et je vous expliquerai tout par
la suite.
Monsieur Pavarito me scrute quelques secondes, qui me paraissent une
éternité, avant de sortir son téléphone pour je l’espère, appeler les espions qui
surveillent le père de Harley. Il commence à parler italien avec son
correspondant, et moi je patiente sagement, tentant en vain de comprendre
quelques bribes de cette conversation pour la moins animée.
Pavarito raccroche, et son air satisfait m’indique clairement qu’il a toutes les
cartes en main.
— Votre ami est actuellement dans un bar miteux en train de se saouler.
D’après mes hommes, il a plutôt mauvaise mine. Il ne mange guère, ne dort
quasiment pas depuis des semaines, et passe ses journées à la bibliothèque. Ils
vont l’aborder et rappelleront pour que vous puissiez discuter avec lui.
— Et qu’est-ce que cela va me coûter ? Je vais devoir travailler pour vous ?
Le mafieux arbore une mine offusquée des plus saisissantes.
— Quelle piètre opinion avez-vous de moi, Manus ? J’espère sincèrement
que vous allez accepter mon offre, mais cela doit rester votre choix, et non une
obligation. C’est l’unique façon d’obtenir votre loyauté. Simplement, nous
sommes quittes désormais.
Je ne suis pas dupe. Son acte charitable n’est qu’une astuce pour me rallier à
sa cause, mais cela m’est égal. Seul le fait de pouvoir parler avec Teddy me
convainc de rester dans ce satané bureau.
Je n’ai d’ailleurs guère le temps de songer à une réponse que déjà une
sonnerie du genre musique classique s’échappe du portable de Pavarito. Mon
hôte se contente de me tendre l’objet retentissant.
— C’est pour vous.
Je prends le smartphone, et je fais glisser mon doigt sur l’écran, non sans une
certaine appréhension.
— Allo ?
— Manus ? me répond une voix essoufflée, mais définitivement
reconnaissable comme étant celle de Teddy. C’est bien toi ?
— Teddy ?
— Oui, oui, je vais bien ! Où est ma fille, Man ? Dis-moi qu’elle est avec
toi !
— Non, je… elle est avec Casey !
Le moment de vérité est arrivé. Selon sa réaction, j’aurai la réponse à ma
question.
— Oh non, mon bébé ! Et merde !
J’espérais au plus profond de moi m’être planté sur toute la ligne.

Harley

Nous voilà confortablement installés, Casey et moi, à une table, avec le


casier B412 posé juste devant moi. J’insère la clé doucement dans la serrure et la
tourne sans rencontrer de résistance. Casey est physiquement perturbé, je peux le
voir à son abondante transpiration et à la façon dont il se mord la lèvre
frénétiquement. Le problème est que je n’ai pas la moindre idée du motif de sa
soudaine anxiété. Comme si j’allais trouver quelque chose de compromettant à
son sujet ! Comment cela pourrait-il être possible ?
Je fixe de nouveau mon attention sur la boîte métallique, dont je soulève le
couvercle sans difficulté. L’intérieur est quasiment vide, si ce n’est une grande
enveloppe en papier kraft fermée. Le plus étonnant est sans conteste mon
prénom clairement inscrit sur le devant. L’écriture de mon père est facilement
reconnaissable, et les battements de mon cœur s’emballent à tout rompre. À un
moment donné, je crois même voir des points noirs troubler ma vision. Je
n’entends pas Casey crier mon nom, du moins pas la première fois. Toutefois,
quand sa main se pose sur la mienne, il est difficile de l’ignorer plus longtemps.
Je croise son regard, et je suis perdue devant tant de tristesse. Je rêve ou bien il
pleure ? Je compte lui demander quel est son problème lorsqu’il me devance.
— Je suis tellement désolé, Harley, bégaie-t-il presque. Je ne voulais pas que
cela se passe comme ça.
— Mais enfin, de quoi parles-tu, Casey ?
— Je t’attends en haut.
Et c’est en ignorant royalement ma question qu’il me plante là, toute seule au
milieu de cette pièce devenue d’un coup, beaucoup trop étroite et
incroyablement froide à mon goût.
Les portes de l’ascenseur sont depuis longtemps refermées, alors que je suis
toujours en train d’inspecter cette enveloppe marron sous tous les angles. Vu
l’épaisseur, elle ne doit contenir que quelques feuilles. Je note aussi qu’au vu de
la couche de poussière au fond de la boîte, cela fait clairement longtemps que
mon père l’a déposée ici. Je la scrute encore et toujours, comme si un indice
pouvait éclairer mes pensées quant au contenu du paquet.
Quand il m’apparaît évident que ce n’est qu’une pitoyable perte de temps, je
prends mon courage à deux mains, souffle un bon coup, et décachète
l’enveloppe. J’en retire une simple feuille blanche, sur laquelle sont inscrites
quelques lignes, écrites également par la main de mon père.
C’est daté d’il y a un peu plus de cinq ans, et si j’avais encore un doute, le
nom qui apparaît à l’entête de la lettre est bel et bien le mien.
Je commence alors la lecture qui va changer à coup sûr ma vie tout entière.
C’est le cas, sinon mon père m’en aurait parlé, et il n’aurait pas loué un coffre
dont je n’aurais appris l’existence qu’après leurs morts…
Cela a forcément à voir avec l’identité de mon demi-frère, les dates tendent à
valider ma théorie. Je vais enfin connaître la vérité et retrouver Cormack… Et
alors une horrible boule au ventre me donne la nausée… Je viens à peine de
commencer la lecture de la quinzaine de lignes griffonnées à l’encre noire,
lorsque je me relève. Je file en courant vers l’ascenseur, laissant toutes mes
affaires en plan. En effet, je réalise enfin les tenants et les aboutissants de cette
lecture, avant même de l’avoir terminée. Les portes s’ouvrent et j’appuie comme
une forcenée sur le bouton du rez-de-chaussée. Et c’est dans l’urgence que je
porte à nouveau mon regard sur le courrier, dorénavant froissé entre mes mains.
J’en parcours les mots jusqu’à tomber sur le passage qui confirme mes doutes.
C’est pourquoi maintenant que je ne suis plus dans l’obligation de devoir
honorer ma parole en taisant son identité, je peux t’avouer que tu as un grand
frère. Tu le connais déjà, même si tu n’as aucune idée de ce qu’il représente à
mes yeux et bientôt aux tiens je l’espère. C’est Casey MacCallahan…
Je n’arrive pas à lire la suite, et lorsqu’une tache humide fait couler l’encre,
je préfère laisser tomber cette lecture émotionnellement trop intense. Je replie la
feuille en quatre, avant de l’enfourner dans la poche arrière de mon jean. Je
renifle sans m’en rendre compte et essuie mes yeux avec la manche de ma veste.
La porte s’ouvre sans un bruit, et le brouhaha ambiant me rattrape
subitement. Le hall d’entrée est noir de monde, et je m’avance en cherchant du
regard un blouson en cuir noir, où une momie serait fièrement affichée dans le
dos. Cela ne doit quand même pas être compliqué de retrouver un motard dans
cette foule de costumes trois-pièces. Je tourne la tête dans tous les sens, et une
pensée fugace assaille mon esprit.
Et s’il était parti ?
Je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais pouvoir lui dire, néanmoins une
chose est certaine, je refuse de le perdre alors même que je viens à peine de le
trouver. Je ne songe pas encore au fait qu’il était au courant et qu’il m’a
sciemment caché la vérité. Ni au fait qu’il m’a dragué, sachant que nous étions
frère et sœur. Non, pour l’instant ma priorité est de le retrouver.
Je croise la jeune fille aux allures de mannequin qui nous a reçus en arrivant,
et l’interroge avec empressement.
— Avez-vous vu l’homme qui m’accompagnait ?
— Il vient de sortir.
Et sans plus s’attarder, elle repart vers le comptoir, pendant que de mon côté
je cours à la suite de mon frère. Je frissonne à cette pensée. Dire que je l’ai
embrassé et que j’ai failli faire bien pire encore. Je n’aurais jamais dû tenter de le
séduire pour m’aider dans mes piètres investigations. C’était une mauvaise idée !
La pluie a repris de plus belle, et je suis trempée quand j’atteins le parking en
courant. Les vrombissements d’un puissant moteur se font déjà entendre, et
lorsque j’arrive près de lui, il commence à rouler le long de l’allée centrale en
direction de la sortie. Il ne semble pas m’avoir vue et risque de s’échapper sous
mon nez si je ne réagis pas immédiatement.
Je me jette sur son passage, en priant pour qu’il possède d’excellents
réflexes, sinon il peut me renverser. Je me fige donc au milieu de la route,
écartant les bras et criant le plus fort possible, vu mon essoufflement.
— Stop !
Casey se redresse et freine un bon coup. La moto s’immobilise dans un
crissement de pneus assourdissant, à moins de cinquante centimètres de moi. Je
réalise à ce moment que j’ai retenu ma respiration.
Casey descend de sa bécane.
— Mais merde, Harley ! grogne-t-il fortement. Tu veux mourir ?
Puis son regard se fixe sur le mien, et son corps se tend. Il sait que je connais
désormais la vérité à son sujet.
— Est-ce vrai, Casey ?
Il ne fait pas semblant de ne pas comprendre ma question, et se contente de
me toiser de haut en bas, en affichant de nouveau son regard distant.
— Quelle importance !
— Je viens de découvrir que tu es mon frère, et tu oses t’enfuir ?
Son visage de pierre ne m’impressionne plus autant qu’avant, pas maintenant
que je réalise quel est notre lien.
— Je n’ai jamais voulu que tu me considères comme tel, et encore moins
maintenant. Alors, garde ta foutue pitié pour quelqu’un qui en vaut la peine, et
laisse-moi passer.
Cette tête de mule retourne à sa bécane, cependant, s’il croit qu’il va s’en
tirer aussi simplement, c’est qu’il ne me connaît pas aussi bien qu’il le pense.
— Casey, depuis que je te fréquente, tu m’as inspiré beaucoup de choses,
mais la pitié n’en a jamais fait partie, je peux te l’assurer. Et d’abord, où
comptes-tu aller ?
Il enfourche sa selle et m’ignore totalement, en faisant exprès d’accélérer
bruyamment. Ni une ni deux, je grimpe derrière lui. Je l’ai clairement surpris,
puisqu’il lâche la pédale, avant de se tourner légèrement.
— Bordel, à quoi tu joues, Harley ?
— Si tu ne veux pas discuter ici, très bien, ça me convient ! Mais je te
promets qu’on va avoir cette conversation, que tu le souhaites ou non.
— Tu es folle, Harley, me répond-il avec une certaine lassitude. Crois-moi,
tu n’as pas réellement envie de découvrir ma véritable personnalité !
— Si tu permets, le contredis-je avec rudesse, je suis la seule apte à
déterminer si oui ou non je désire faire la connaissance de mon frère.
Il se raidit devant moi, et je me demande ce qui a bien pu le faire réagir ainsi.
— Je ne suis pas ton frère, Harley, et je n’ai jamais voulu tenir ce rôle. Je
pense avoir été plutôt clair à ce sujet !
Le fait qu’il aborde sans détour le sujet de ses avances déplacées me donne
une étrange impression. Cela me laisse avant tout perplexe, mais pas
seulement…
— Ramène-nous chez moi, tenté-je de le convaincre, avec une voix câline.
On pourra discuter de tout cela autour d’un bon café.
Il réfléchit quelques instants, avant de me répondre enfin.
— Remplace ton jus de chaussette par un whisky et j’accepte.
— Tes souhaits sont des ordres !
— J’aime quand tu me parles comme ça.
Il se détend légèrement, allant même jusqu’à émettre un petit rire. De mon
côté, j’enfile rapidement mon casque, avant que nous repartions pour Maumee.
Je me serre contre lui, et alors que je songe à cette journée, qui n’a pas été
aussi catastrophique que prévu puisque j’ai retrouvé mon frère, un sombre
pressentiment s’empare de mon être. Je ne peux m’empêcher de penser à
Manus…

Manus

Le combiné collé à mon oreille, je commence à paniquer sérieusement en


songeant à Blondie avec ce taré de Casey. Je n’entends même plus Teddy.
— Manus ! MAN ! finit-il par crier. Où est ma fille ?
— Elle avait rendez-vous avec maître Singleton, et l’on devait se retrouver
ce soir, mais je m’inquiète, car je n’arrive pas à la joindre.
— OK ! Je vais appeler le notaire, me répond-il calmement. De ton côté,
tente de la recontacter, ou même Casey s’il le faut, mais en faisant bien attention
d’agir comme si de rien n’était. L’important c’est avant tout de récupérer ma
fille.
— Mais enfin, qu’est-ce que c’est que ce bordel, Teddy ?
Je grogne dorénavant sous l’emprise de la terreur.
— Tu penses vraiment que Casey est un meurtrier en série ?
— Je l’ai vu, Manus, de mes propres yeux, et ma femme a payé le prix de sa
folie. Si j’avais su ce que je sais aujourd’hui, j’aurais sans doute agi
différemment. Sur l’instant, j’ai simplement fait ce qu’il me semblait juste.
Aujourd’hui, je dois au moins sauver mon bébé. Et il y a pire...
— Pire qu’une succession d’assassinats ? J’en doute !
— Casey est mon fils.
J’en reste la bouche grande ouverte. Pavarito me jette un coup d’œil
interloqué.
— Man, tu es là ?
— Oui, Teddy ! C’est juste que cela fait des mois que Harley recherche
désespérément son demi-frère et qu’il était sous nos yeux depuis le début ! Et ce
taré était au courant ! Comment a-t-il osé draguer sa propre sœur ? Il a
réellement une case en moins !
— Tu as sans aucun doute raison, mais on n’a pas le temps d’épiloguer à son
sujet pour l’instant. Nous devons les retrouver très vite. J’appelle Singleton et je
te rejoins. Si j’ai bien saisi, les gros bras qui m’ont accosté savent où te trouver.
Tâche de recontacter ma fille jusqu’à notre arrivée.
— Je ne vais pas rester ici sans rien faire, je préfère te prévenir.
— Je te comprends, fils, mais réfléchis avant d’agir, la vie de la femme que
tu aimes en dépend.
Je reste sans voix pendant une seconde en réalisant que Teddy connaît depuis
longtemps les sentiments que j’entretiens pour sa fille.
— Comment l’as-tu compris ?
— Je ne suis pas aveugle, Man, et j’ai été amoureux bien avant toi. Je te suis
reconnaissant de lui avoir laissé le temps et le choix. Mais finalement, je n’avais
pas de doute à ce sujet, vous êtes faits l’un pour l’autre.
— Merci, Teddy, soufflé-je avec soulagement. Tu n’imagines pas à quel
point ton approbation compte pour moi !
— On aura l’occasion d’en reparler. En attendant, j’aimerais que tu patientes
jusqu’à mon arrivée avant d’agir. Peux-tu faire ça pour moi ?
— Vous avez quinze minutes, pas une de plus.
— Dix seront largement suffisantes.
Et là-dessus, la tonalité m’indique que mon interlocuteur a coupé la
communication.
Je suis encore sous le coup de toutes ces nouvelles, et à peine le téléphone
rendu à son propriétaire, je m’affale au fond du canapé. Je ne me rends même
pas compte que le puissant homme d’affaires s’impatiente à mes côtés. Ce type
pourrait me faire tuer d’un simple haussement de sourcil et je m’en moque,
obnubilé par la pensée de retrouver ma bien-aimée avec une balle dans la
poitrine ou pire encore, pendue par les pieds, la gorge tranchée !
Ces pensées sont intolérables. Je me relève, en m’adressant à monsieur
Pavarito.
— Ils arrivent.
— Il me semble que nous avions convenu que vous me deviez quelques
explications après cet appel.
Son ton est parfaitement poli et calme, pourtant je ne risque pas de m’y
laisser prendre. C’est un ordre, un point c’est tout !
J’acquiesce donc simplement de la tête, et commence mon histoire
improbable sur le demi-frère de Harley, meurtrier en série depuis presque une
décennie dans le nord-est du pays. Ajoutez-y les sentiments peu fraternels du
taré en question pour sa demi-sœur, et le fait qu’ils sont actuellement seuls, et
vous obtenez tous les ingrédients d’une bombe à retardement. Le mafieux ne
m’interrompt à aucun moment, et se contente de grogner quelques jurons en
italien.
Il pianote rapidement sur son téléphone dernier cri, et une conversation
animée avec le fameux Mario commence.
— Je veux que tu postes un homme à côté du garage, un autre au bar, et un
dernier devant chez mademoiselle Estow. Elle est en danger. Dès que l’un de
vous la repère, tu me recontactes. Tu n’interviens qu’en cas d’ultime recours. Et
surtout, fais très attention à MacCallahan, il s’avère que c’est un psychopathe,
qui risque de s’en prendre à notre jeune amie.
Ce fut court, clair, concis et sans appel, tout ce que l’on peut attendre de ce
genre de leader. Il raccroche, et je m’interroge encore sur ce Mario.
— Combien de types avez-vous sur mon territoire, au juste ?
— Le nombre nécessaire pour avoir l’œil sur mes affaires.
— Et ce Mario, reprends-je, la rage au ventre, est-il fiable ?
L’homme me fait face avec autorité, et son regard dénote qu’il est
passablement fatigué par mes questions. Sans doute n’a-t-il pas l’habitude d’être
celui qui doit répondre… Mais honnêtement, je m’en balance de ses états d’âme
personnels, et lui offre mon visage le plus neutre.
— Je peux vous assurer que mon fils est plus que capable de défendre votre
fiancée si besoin est. Il a toute ma confiance, et je vous conseille d’en faire
autant.
Alors comme ça, ce grand Latino est le rejeton de mon associé. Quelle
étrange révélation !
— Pourquoi avoir affecté Mario à une telle tâche ?
— Tout simplement parce qu’il s’est porté volontaire, Manus. Vous vous
méprenez sur lui depuis le début, pensant à tort qu’il s’intéresse à mademoiselle
Estow de façon inappropriée. Cela n’a jamais été le cas. Il n’est là-bas que pour
vous surveiller et vérifier vos rapports avec elle. Je considère sa mission comme
une totale réussite. Et si Harley est à Maumee tandis que vous êtes ici, qui va la
protéger à votre avis ? Alors à votre place, je tâcherais de réfléchir plus avec
mon cerveau et moins avec ma colère.
Sa voix est toujours calme, toutefois sa nervosité est palpable, et le fait que je
ne puisse pas encadrer son fils ne doit pas être étranger au phénomène. À moins,
bien évidemment, qu’il ne s’inquiète pour la sécurité de Mario, ce qui est tout à
fait légitime pour un père. Je crois que ce type est humain tout compte fait, et
qu’il mérite peut-être ma considération à défaut de mon abnégation.
— Monsieur Pavarito, commencé-je, avec un sourire discret, je pense que je
me suis trompé sur votre compte. Si tout se termine bien, j’aimerais que nous
reparlions de votre offre.
L’homme se décontracte visiblement, et tend sa main pour une poignée
symbolique.
— Luciano, appelez-moi Luciano.
Je lui rends volontiers cet accord tacite entre nous deux, lorsque mon
téléphone sonne. Le nom de Teddy apparaît, et mon angoisse refait surface.
— Quoi ?
— J’ai eu Singleton. J’ai écrit une lettre à ma fille il y a des années de cela,
et je l’ai placée dans un coffre, dans une banque de Détroit. J’y avouais les liens
fraternels qu’elle partage avec Casey. Elle s’y est rendue en sortant de son
entretien avec mon avocat. Un appel à la banque m’a confirmé qu’elle en est
partie bouleversée, et en laissant la boîte encore ouverte sur la table. En plus, elle
a oublié son sac sur place, avec son téléphone dedans. L’employée m’a précisé
qu’elle cherchait Casey, parti en premier. Elle est au courant pour son frère, et je
n’ai pas la moindre idée de la réaction de Casey. Que va-t-on faire, Man ?
J’entends ses sanglots à peine dissimulés à l’autre bout du fil, et je tente de
faire fonctionner mes méninges. Je ne sais pas ce que lui va faire, en revanche je
peux facilement prévoir les réactions de Harley.
— Teddy, est-ce que ton courrier parlait aussi du fait que Casey est un
tueur ?
— Bien sûr que non. À l’époque, je venais juste de me trouver un fils, et
comme il refusait que notre entourage sache la vérité, je le lui ai promis. Cette
lettre ne devait atterrir entre les mains de ma fille qu’en cas de malheur, et à ce
moment-là j’estimais que ma parole n’avait plus lieu d’être. J’espérais juste
qu’ils auraient pu se serrer les coudes par la suite… J’ai compris que Casey était
un vrai malade quand il a tué Karen. J’ai fait ce qu’il m’a dit, j’ai fui, pris de
court et paniqué pour ma fille. J’étais coincé, sans pouvoir appeler les flics et il
en avait parfaitement conscience… J’ai cherché un autre moyen de la protéger
en tentant de te faire comprendre qui était Casey. Tout ça, sans jamais pouvoir
contacter Harley… J’ai fouillé dans le passé de Casey et je l’ai filé… C’est là
que j’ai compris qu’il était dément. C’est à ce moment que je t’ai envoyé les
coupures. Encore une fois, sans appeler les flics. J’avais toujours cette l’idée,
peut-être absurde, que seuls les BM pouvaient régler ça.
— Alors nous pouvons supposer qu’elle n’est au courant que d’une partie de
la vérité, à savoir qu’elle a retrouvé son frère. Je pense qu’elle va désirer discuter
avec lui. Il est parti en premier, et elle l’a rejoint, c’est forcément un signe. Je
connais Harley, elle va vouloir le ramener à la maison pour une bonne
explication. Après tout, il est le dernier membre de sa famille !

Harley

Le trajet retour est du genre tendu. L’après-midi est bien entamé lorsque
Casey se gare devant mon garage, et stoppe le moteur. Je descends de sa moto, et
réalise, en cherchant mes clés, ma terrible erreur. Je peste contre mon idiotie
suprême, et Casey m’interroge du regard.
— Je suis partie précipitamment de la banque et j’ai oublié toutes mes
affaires là-bas… ce qui inclut mes clés !
— Ce n’est pas un souci, puisque tu as un double aimanté sous le pot de ton
rosier.
— Heureusement, confirmé-je, en poussant un soupir de soulagement. Je
suis parfois si tête en l’air.
Je la récupère, et pénètre enfin dans ma maison. Il fait sombre et l’odeur de
renfermé ne me plaît guère. Je m’empresse d’ouvrir quelques fenêtres, malgré la
fraîcheur extérieure. Casey prend ses aises, et sa décontraction apparente est en
totale contradiction avec ma nervosité croissante. Par où commencer quand on
vient juste de trouver un frère, qui a priori ne désire pas l’être ?
J’ai besoin de caféine ! C’est également un bon point de départ pour notre
conversation.
— Un café, Casey ?
— Je préfère toujours un whisky.
Il arbore un sourire un peu crispé, et je suis bien contente de le laisser cinq
minutes au salon le temps de tout préparer dans ma cuisine, seule.

Je me fais couler une tasse et je lui verse un verre de l’alcool demandé. Je


dispose le tout sur un plateau rond en plastique rose, que ma mère avait gagné à
la kermesse de mon école, il y a presque dix ans de cela. Des souvenirs
remontent à la surface de mon esprit, heureux pour la plupart, et liés d’une façon
ou d’une autre à cette maison dans laquelle je suis née. Je dispose quelques
cookies aux noix de pécan sur une assiette, et je retourne au canapé pour déposer
le tout sur la table basse. Casey n’a pas bougé, et c’est dans le silence le plus
total qu’il m’accueille.
Je m’assois dans le fauteuil qui lui fait face, et après une longue gorgée de
ma boisson chaude, je trouve enfin le courage nécessaire pour entamer la
discussion.
— Raconte-moi ton histoire, Casey.
Le grand blond, dont certains traits me font dorénavant familièrement penser
à notre père, se mordille la lèvre supérieure avant de s’enfoncer au fond du
canapé.
— Teddy et ma mère se sont connus au lycée. Elle était plutôt du genre
intellectuel et lui donnait des cours particuliers. Cela a duré une paire de mois
avant qu’elle ne tombe enceinte. Ses parents, de sales petits bourgeois à l’esprit
étriqué, ne lui ont pas pardonné son écart de conduite. Ils l’ont enlevée du lycée,
et ont déménagé à Détroit. Ils l’ont même déscolarisée pour éviter le scandale
qui accompagnait sa grossesse.
— J’ai plus ou moins déduit ce passage concernant la vie de Caroline
Eldridge, ce que je veux découvrir, c’est ton histoire à toi.
— Comment connais-tu son nom ? me demande-t-il avec méfiance.
— Cela fait des mois que je recherche mon frère Cormack, lui répliqué-je,
comme si cela expliquait tout, alors tu peux comprendre ma surprise en
découvrant que, tout ce temps, tu étais là !
— Cormack ! J’ai toujours haï ce prénom. Enfin bref ! Pour en revenir à mon
passé, je suis né et ma mère est morte en couches. Mes grands-parents ont refusé
de s’occuper de moi, je n’étais qu’une honte à leurs yeux. Et puis, ils m’ont jugé
coupable d’avoir tué leur fille unique. N’ayant pas d’autre parent qui pouvait
m’élever, j’ai été ballotté de familles d’accueil en orphelinats, et vice versa.
Sa voix ne recèle aucune tristesse, et pourtant il est inimaginable qu’il n’ait
pas souffert de cette situation. Et le système de protection de l’enfance n’aide
pas non plus ! J’ai de la peine pour lui.
— Cela n’a pas dû être facile pour le petit garçon que tu étais. Je suis
vraiment désolée.
Son regard se porte automatiquement sur la main que je viens de poser sur la
sienne. Une étrange étincelle s’en dégage, et je ne suis pas capable d’en
comprendre le motif. En tout cas, elle me met mal à l’aise, et je m’empresse de
retirer mon bras, en faisant semblant de vouloir récupérer la tasse pour boire une
autre gorgée de mon café. Casey baisse sa tête et reprend son élocution.
— C’est le passé. Quand j’ai eu dix-sept ans, je me suis enfui avec comme
but de retrouver ma famille biologique. J’ai dû m’introduire dans le bureau du
directeur de l’orphelinat, et j’ai pu consulter mon dossier. C’est comme ça que
j’ai appris la mort de ma mère, et aussi que j’ai pu récupérer le nom et l’adresse
de mes grands-parents. J’ai eu de la chance qu’ils n’aient pas déménagé entre
temps. Leur accueil ne fut pas des plus chaleureux, comme tu peux t’en douter.
Je les ai menacés de faire un esclandre public s’ils ne lâchaient pas l’information
concernant l’identité de mon géniteur. Et c’est ce qu’ils ont fait ! Si tu avais vu
leurs têtes quand je me suis pointé en pleine soirée mondaine, ça valait vraiment
le coup d’œil !
— J’imagine ! Et donc c’est à ce moment que mon père entre en scène.
— Il a pris la nouvelle avec une sérénité hors normes. Pendant plus d’un an,
il venait me voir régulièrement à Détroit, il a payé mes factures et m’a même
trouvé un apprentissage comme mécano. Je lui ai demandé de ne rien révéler au
sujet de notre lien de parenté, car je ne savais pas comment notre relation allait
évoluer. Puis quand il m’a convaincu de venir vivre à Maumee, j’ai persisté dans
mon refus, dans la mesure où j’avais peur de lire de la pitié dans les yeux de son
entourage. Et je n’en voulais pas. C’était un nouveau départ pour moi !
La fierté dans sa voix me file un pincement au cœur, mais au fond de moi je
le comprends. J’aurais sans doute procédé de la même manière. Nous avons plus
en commun que je le pensais. Et dire que de mon côté, je ne me suis doutée de
rien pendant tout ce temps…
En y songeant, mon père a effectivement été souvent absent pendant une
période de mon adolescence, néanmoins je m’en moquais à l’époque, trop
préoccupée que j’étais par mes copains et mes coups fourrés avec Manus. Et dire
que nous affichions clairement le bonheur d’être une famille unie et heureuse
juste devant lui ! Lui, qui n’a eu personne pour l’aimer pendant si longtemps.
Mais je suis bien décidée à changer la donne à partir d’aujourd’hui.
— Et ma mère était au courant ?
— Ton père le lui a dit. Je dois bien admettre que Karen était aimable avec
moi, mais je crois qu’elle n’a jamais apprécié le perturbateur de sa petite vie
tranquille que je représentais à l’époque.
— C’est étrange, m’étonné-je, avec sincérité. Ma mère était la gentillesse
incarnée, et elle était plutôt ouverte d’esprit. Elle ne t’aurait pas rejeté pour ce
que tu es… J’ai du mal à l’imaginer.
Casey, qui était encore calme et serein la seconde d’avant, se lève d’un bond,
en me pointant rageusement de l’index.
— Quoi ? Tu oses me traiter de menteur ? fulmine-t-il, avec un regard noir.
Toi aussi tu es contre moi ?
Il contourne la table basse pour se rapprocher dangereusement de moi.
— Pas du tout, tenté-je de me justifier, avec un bégaiement pitoyable. Ce que
j’essaie de te dire, c’est que tu te fais sans doute des idées à son sujet. Je ne l’ai
jamais entendue prononcer la moindre parole négative sur toi, Casey.
Il se penche vers moi, pose ses mains sur chaque accoudoir, me faisant ainsi
prisonnière. Son regard est comme fou, et j’ai devant moi l’exemple parfait du
docteur Jekyll et Mister Hyde. Je m’enfonce au fond de mon fauteuil, tentant
tant bien que mal de garder mon calme.
— Tu es bien comme elle, me persifle-t-il à l’oreille, à me parler comme si
j’étais un attardé. Mais je ne suis pas un idiot, Harley, et je sais reconnaître la
vérité derrière tes paroles mensongères. Si je peux me permettre de te donner un
conseil, arrête de me prendre pour un abruti, ou tu finiras comme elle !
Alors qu’il se recule pour s’adresser à moi d’une voix d’outre-tombe, tout en
me caressant au passage la joue de sa main froide, la terrible vérité éclate dans
mon cerveau en ébullition.
— Non, ce n’est pas vrai, Casey ? murmuré-je, en tentant de retenir mes
sanglots et mes cris d’hystérie. Tu n’as pas fait ça ?
Et en plus, il ose arborer un sourire satisfait ! C’est décidément un putain de
connard, doublé d’un psychopathe !
— Elle m’a obligé, Harley. Elle me menaçait de tout te raconter concernant
nos liens.
— Et alors, en quoi était-ce une menace ?
— Mais enfin, Harley, c’est évident, me répond-il, comme si j’étais une
demeurée. Parce que je t’aime. Depuis ta majorité, je désire te courtiser.
Lorsqu’elle l’a compris, elle s’est interposée en m’interdisant de t’approcher.
Karen voulait s’immiscer entre nous, dans notre futur ! Je ne devais pas la laisser
agir. Alors j’ai fait ce qui devait être fait, mon amour, tout simplement…
Casey le fou, essuie mécaniquement mes larmes.
— Tu as assassiné ma mère ! Tu es taré !
Dorénavant, c’est la lave brûlante de la haine qui me fait parler à tort et à
travers. Je me redresse et affronte son regard plus calculateur et froid que jamais.
— Entre autres, oui, je dois bien le confesser, mais attention aux mots que tu
emploies, chérie. Taré, n’est pas un terme politiquement correct de nos jours.
Pour être plus précis, mon dernier psy m’a traité de schizophrène paranoïde…
Du moins, avant que je ne lui tranche la gorge, bien évidemment. C’était une
jolie blonde, un peu dans ton genre, mais en plus guindée. Figure-toi qu’elle
voulait m’interner ! Plutôt crever que de me retrouver dans un asile !
Il me postillonne carrément au visage désormais, en même temps qu’il fait
voler en éclats mon dernier espoir que toute cette histoire ne soit qu’un terrible
malentendu. C’est alors que je me remémore l’article envoyé par mon père sur le
meurtrier en série de jeunes femmes blondes. Je n’ose pas le questionner
ouvertement et pourtant je dois le faire.
— Dis-moi que tu n’as pas assassiné toutes ces femmes !
Je balbutie presque ces mots. Il affiche alors un regard à me glacer le sang,
associé à un sourire en coin, qui confirme sans équivoque mes plus sombres
craintes.
— Ces femmes étaient toutes des garces sans cœur, elles ne valaient pas
mieux que la famille qui m’a abandonnée. Elles voulaient toutes me diriger…
Cet aveu d’un meurtrier en série me laisse sans voix et incapable de bouger.
Il est vraiment le tueur dont m’a fait mention Manus. Je viens de rencontrer mon
frère, cependant il s’avère qu’il a tiré sur ma mère, et qu’il est en plus un
assassin en puissance depuis des années. Et dire que je pensais que tout serait
terminé quand j’aurais retrouvé le salopard qui m’avait enlevé ma maman !
Vu la tournure que prennent les choses, il se pourrait bien que je vive
également mes derniers instants…

Manus

La bonne nouvelle, c’est que je pense avoir explosé mon record pour
parcourir le chemin de Détroit à Maumee en moto. La mauvaise, c’est que le
père de Harley s’accroche à moi à m’en faire mal. Et pour conclure les
réjouissances, nous sommes partis avant que Mario ne soit en place, de ce fait je
suis dans le noir le plus total concernant ce qui se passe en ce moment, et cela
me terrifie ! Du coup, je me concentre deux fois plus sur la route que d’habitude.
D’une part, car je roule trop vite, et d’autre part, car si je recommence à imaginer
Harley avec Casey, c’est la chute mortelle assurée !
Alors que le panneau de bienvenue de Maumee nous accueille, mon angoisse
refait surface. Le bar se trouvant à l’entrée du bled, je me gare rapidement sur le
côté afin de débarquer mon passager.
— Teddy, va rejoindre les autres, explique-leur ce qu’il en est, et retrouvez-
moi tous directement chez toi. J’y vais en éclaireur.
Mon ton ne laisse clairement pas de place à la négociation. Je sens que Teddy
veut venir avec moi, or c’est trop risqué. J’espère en outre avoir l’opportunité
d’abattre Casey avant l’arrivée des renforts, toutefois je ne compte pas le lui
avouer. Je récupère le téléphone et consulte le texto qui remonte à moins d’une
demi-heure. Ce dernier provient de Mario. Je le lis à voix haute pour rassurer
mon compagnon.
— « Harley va bien et discute avec Casey chez elle. Si évolution, je te
préviendrai. »
Mon frère, à la mine dévastée et à l’apparence négligée, pousse un énorme
soupir de soulagement. Je remarque seulement les kilos qu’il a perdus, les rides
accentuées et sa chevelure dorénavant plus blanche que blonde. Cela a dû être
dur pour lui depuis la mort de Karen. Et pourtant une question me taraude
l’esprit alors même que je devrais déjà être reparti. Je range mon portable et
l’observe sérieusement, en essayant de ne pas le juger précipitamment.
— Pourquoi t’es-tu enfui cette fameuse nuit, Teddy ?
L’homme me faisant face baisse son regard à terre et se voûte, avant de me
répondre franchement d’une voix morne.
— Quand je suis rentré ce soir-là, j’ai discuté avec ma femme de ton
comportement avec Harley et plus encore de la réaction de ma fille. J’ai compris
que quelque chose avait changé entre vous deux, que mon bébé avait enfin
ouvert les yeux sur ses sentiments à ton égard. Et puis Karen m’a finalement
exposé ses craintes au sujet de Casey, du fait qu’il avait des vues sur notre fille.
J’ai refusé de la croire et l’on s’est disputé à ce sujet. Dans l’espoir de régler ce
conflit, j’ai appelé mon fils pour qu’il dissipe les craintes de ma femme de vive
voix. Il s’est pointé, et quand Karen lui a ouvertement posé la question, j’ai
compris à son regard qu’elle disait la vérité. Je me suis emporté contre lui et l’on
s’est violemment battus. Il m’a filé une droite. J’ai percuté un coin de porte,
avant de perdre conscience. Ce sont les bruits des coups de feu qui m’ont fait
reprendre connaissance. Cet enfoiré avait tiré sur l’amour de ma vie et pointait
son flingue sur moi. Il a menacé de tuer Harley si je ne quittais pas
immédiatement Maumee pour disparaître à jamais. Si je faisais la moindre
entorse à cette règle ou si je prévenais la police, le résultat serait le même. De
toute manière personne n’imagine un BM appeler la police pour dénoncer un
crime, on gère ça en famille… Ces pourris de flics m’auraient fait plonger avant
même de pouvoir prouver quoi que ce soit, trop contents de faire tomber l’un
d’entre nous ! Alors j’ai fait ce qui devait être fait pour protéger ma fille. J’ai
suivi Casey durant son déplacement au Nebraska, et là je l’ai aperçu de mes
propres yeux en train d’égorger une pauvre étudiante, qu’il avait draguée dans un
bar. J’étais trop loin pour intervenir. Le temps que je la rejoigne, Casey s’était
enfui, et la gamine avait rendu son dernier soupir. J’ai alors fait des recherches
sur ce type d’assassinats, et c’est ainsi que j’ai pu le relier à pas mal de meurtres
commis au cours de ces huit dernières années.
— Et c’est là que tu m’as fait parvenir cette coupure de journal.
— Je voulais la sortir moi-même de ses griffes, mais on m’espionnait et je
croyais que c’était l’œuvre d’un gars qui travaillait pour Casey, alors je n’ai pas
pris le risque.
— Alors qu’en fait, ce n’était que les sbires de Pavarito, chargés d’avoir un
œil sur toi.
Il hoche de la tête pour toute réponse, arborant au passage une mine emplie
de tristesse et de culpabilité.
— Tu as fait le bon choix pour ta fille, Teddy, tenté-je de le rassurer, en
employant une voix ferme. J’aurais fait la même chose !
— Peut-être, néanmoins cela fait des semaines que je scrute les rubriques
nécrologiques des journaux du coin avec la crainte d’y voir inscrit le nom de ma
fille. Je ne dors plus, je ne mange plus, et mon unique obsession est de trouver
un moyen de la sauver… Tout ça en vain !
— C’est faux ! C’est l’indice que tu m’as fait parvenir qui m’a incité à me
mettre sur mes gardes et à protéger Harley 24 h/24. Sans cela, Casey aurait eu le
champ libre d’agir à sa guise depuis longtemps.
Il n’a pas vraiment l’air convaincu par ma tirade et se contente de pivoter
pour rejoindre l’entrée du bar.
Je remets mon casque et je démarre lorsque la voix grave de Teddy résonne
malgré le brouhaha de mon puissant moteur. Je jette un coup d’œil dans sa
direction. Il s’est retourné et m’observe avec intensité avant de se répéter.
— Ramène-moi mon bébé sain et sauf !
J’affiche un simple sourire en guise de réponse, et repars en vitesse à
l’adresse de ma blonde préférée. Pour l’instant, tout semble sous contrôle,
cependant tout peut déraper à une telle vitesse dans ces moments-là !
Trois minutes plus tard, je trouve refuge dans une ruelle abandonnée, non
loin du quartier résidentiel de Harley. Je ne veux pas prendre le risque de perdre
l’effet de surprise. Je vérifie mon flingue, enlève la sécurité, et le garde bien
serré dans ma main droite. Je n’en ai rien à faire si un voisin le voit, bien fou
serait celui qui tenterait de m’arrêter ! Et si le shérif est appelé, alors ce n’est
qu’un plus ! Même s’il ne faut pas qu’il arrive trop tôt, afin de pouvoir tenir ma
promesse à son égard. Celle de faire payer ce pourri pour le meurtre de
l’employée du Nirvana ! J’avance en me cachant soigneusement derrière la
rangée de voitures garées le long de l’avenue. Bientôt, je me retrouve en face de
la maison de Harley, et je remarque que tout est bien trop calme. Je cherche du
regard Mario et ne le trouve nulle part. Je fulmine, et lui envoyant un texto
incendiaire pour savoir où cette andouille se cache.

Harley

Je suis toujours prisonnière au fond de ce maudit fauteuil, alors que je vois


défiler ma vie devant mes yeux. Casey est un fou, un meurtrier sans aucune
conscience de ses actes criminels. Son regard froid et absent en est la preuve
évidente. Je dois crier, le pousser et m’enfuir. Oui, c’est un bon plan !
C’est ce que je m’apprête à faire, lorsque le son distinct de la réception d’un
texto fait pivoter nos deux têtes en même temps vers l’origine du bruit. Non
seulement parce que cela ne correspond pas à nos sonneries, mais surtout, car
cela provient de dehors, juste sur notre gauche, de derrière l’une des fenêtres que
j’ai pris la peine d’entrouvrir en rentrant.
J’entends grogner une insulte en italien, et alors la tête de Mario fait son
apparition dans l’encadrement. J’ose à peine sourire en voyant mon sauveur avec
un magnum à la main, directement pointé sur Casey. Malheureusement, le temps
que je perds à soupirer de soulagement, mon frère lui, le dépense adroitement en
dégainant son neuf millimètres, jusque-là sagement enfoncé dans son harnais.
Casey tire le premier, et Mario s’effondre avant même d’avoir eu le temps
d’agir. Par contre, la scène me redonne l’énergie nécessaire pour balancer un bon
coup de genou dans le bas ventre de mon tortionnaire avant de m’échapper. Je ne
vise toutefois pas assez bien ni ne frappe assez fort pour le mettre KO. Je préfère
donc tenter ma chance en fuyant.
Je cours jusqu’à la porte d’entrée, or cette dernière est verrouillée.
— L’enfoiré !
Il m’a enfermée dans ma propre maison ! Et la seconde sortie se trouve dans
la cuisine, derrière le salon. Soit derrière lui… Je grommelle quelques injures, en
tapant frénétiquement sur le bois, avant d’opter pour une autre solution.
Je me retourne et monte les marches deux par deux, afin de trouver refuge
dans la chambre de mes parents, la seule pièce à posséder un verrou. Je note
également un téléphone, j’ai donc grand espoir de pouvoir contacter de l’aide,
avant qu’il ne défonce mon ultime protection.
Je ferme derrière moi, et mes mains ont du mal à tourner la serrure, tellement
elles tremblent. Mon corps tout entier tremble avec frénésie, en rythme avec les
battements de mon cœur ! J’entends les lourdes bottes de mon agresseur faire
grincer les marches de mon escalier, et la panique s’empare de moi.

Manus

Aucune réponse à mon texto envoyé à Mario. Cependant, la seconde d’après,


le son retentissant d’un coup de feu fait exploser ma poitrine. Sans réfléchir, je
cours à découvert pour traverser la route qui me sépare encore de ma destination.
Je passe par la porte de derrière, pour plus de discrétion. Quel n’est pas mon
étonnement en apercevant Mario écroulé par terre, juste sous la fenêtre du salon,
une tache sombre s’élargissant au niveau de son épaule. De loin, je serais tenté
de dire que ce n’est pas mortel, néanmoins il doit être rapidement conduit aux
urgences. Pourtant une chose est certaine, s’il n’a pas su la protéger, je
m’occuperai personnellement de son cas. Je n’en ai rien à faire qu’il soit le fils
de Pavarito ou du Pape lui-même… Si mon amour meurt, il crève !
Je jette un coup d’œil à l’intérieur par l’ouverture de la fenêtre, et je ne
détecte personne. Je n’entends aucun bruit, et bientôt l’air vient à me manquer.
J’ai envie de crier pour appeler ma belle, toutefois si je le fais, je préviendrai
aussi l’autre malade de mon arrivée. J’avance jusqu’à la porte de derrière, celle
qui donne sur la cuisine, et entre après avoir effectué une rapide inspection
visuelle de la pièce. Rien de suspect.
J’enclenche doucement la poignée, en priant pour qu’elle ne soit pas fermée
à clé, car autrement je devrai briser la vitre, et le bruit risque de me griller. Je
souffle de soulagement lorsque la porte s’ouvre silencieusement. J’entre, et c’est
alors que le vacarme reprend. Il provient d’au-dessus de ma tête. De la chambre
des parents de Harley…

Harley

Je cours vers la table basse pour récupérer l’ultime objet qui peut encore me
sauver la vie. Je commence à composer le numéro des urgences, lorsqu’un bruit
de craquement m’oblige à affronter du regard mon adversaire.
Son arme pointée directement sur moi, il arbore désormais un sourire
prometteur de douleurs à venir, particulièrement sadiques à mon avis. Il semble
que ma détresse évidente l’excite au plus haut point. Il s’avance doucement,
alors que j’entends enfin un interlocuteur au téléphone.
— Pose ce téléphone.
— Aucune chance ! lui réponds-je, avec les dernières bribes de mon
courage.
Je refuse de mourir sans me battre.
— À l’aide, je suis attaquée par Cas…
Casey passe à l’action en me rejoignant en quelques pas seulement. Le voir
ainsi s’approcher de moi coupe totalement mes moyens, et ma voix. Je n’entends
même plus la femme dans le téléphone, qui m’interpelle pour la troisième fois
afin que je lui indique mon adresse. Non, tout ce qui obsède mon attention, c’est
le flingue levé sur ma gauche, juste une seconde avant qu’il ne s’abatte sur ma
tempe. La douleur fait rapidement place au néant.

Manus

— Je vais te tuer sale garce, mais pas avant de t’avoir baisée !


La voix puissante de Casey me fait vriller. Je cours jusqu’aux escaliers sans
plus attendre. Seule la haine commande mes faits et gestes. Je n’ai jamais
pénétré la chambre de ses parents, mais je n’ai qu’un souhait que le lit soit
positionné face à l’entrée, comme c’est le cas dans celle de Harley, et que l’autre
enfoiré me tourne le dos.
J’arrive au premier étage à pas rapides, tout en essayant d’être le plus discret
possible. Je grogne en voyant la porte presque close de la chambre au fond du
couloir. Du coup, je n’ai aucune idée de la position de mon ennemi. Tant pis ! Si
je dois en mourir, je n’aurai aucun regret pourvu que je ne rate pas cette ordure
au passage.
Je file un coup de pied à la porte à peine entrebâillée, et m’accroupis en
même temps que ma vision se focalise sur ma cible. Dans le cas présent, je
scrute un grand blond, qui tente d’arracher le T-shirt de la femme que j’aime. La
bloquant de tout son poids sur elle, il en profite pour lui malaxer durement la
poitrine. Il est de profil, ce qui m’arrange ! Ma détonation retentit avant même
qu’il ne tourne la tête pour identifier l’auteur du coup du feu.

Harley

Je me réveille quelques instants plus tard, à moins que ce ne soit des heures,
avec la nette impression qu’un marteau piqueur s’en donne à cœur joie dans ma
boîte crânienne. Quelques taches noires dansent dans mon champ de vision,
avant de disparaître définitivement. Mon regard se pose dans un premier temps
sur Casey, à moitié affalé sur moi, mais ne bougeant plus. Est-il mort ou juste
assommé ? La tête tournée de l’autre côté, je n’ai pas la possibilité de vérifier
son état… Cependant, je suis trop soulagée d’être encore vivante pour m’en
plaindre. Tout ce que je désire c’est qu’il ne me touche plus jamais de ma vie. Je
tente de me dégager de son corps inerte, mais en vain vu son poids, et surtout à
cause de ma faiblesse physique actuelle. C’est alors qu’il est balancé en bas du
lit… comme par magie ! Ou plutôt grâce à Manus, dont l’apparition soudaine me
remplit d’une joie indescriptible.
Il ne dit rien, or ses yeux parlent pour lui ; ils renferment un mélange de
réconfort, d’amour et de quelques bribes de peur, persistant malgré tout. Il
m’aide à m’assoir, avant de me serrer dans ses bras, assez fortement d’ailleurs, si
je considère la douleur sourde dans mes côtes, dont je n’avais même pas
conscience jusque-là. Je tressaille et il me relâche sans attendre.
— Comment vas-tu, Harley ?
Sa voix est tremblotante, et je remarque alors que ses mains, qui entourent
mes épaules, le sont également.
— J’ai l’impression d’être passée sous un rouleau compresseur, mais je crois
que je vais bien.
— Il ne t’a pas touché ?
— Tu ne lui en as pas laissé le temps !
Et pour tenter de le rassurer, je lui offre ce que j’espère être un sourire franc.
Néanmoins, au vu de mon état général, je ne peux pas en être certaine.
On dit que le silence est d’or. Je dois bien admettre que je n’ai jamais
vraiment compris cet adage, du moins jusqu’à cet instant. Nous n’avons rien à
nous échanger, les mots sont superflus. L’intensité crépite entre nous deux et
alors que je soupire d’aisance ainsi calée entre ses bras, je songe qu’il me
manque quelque chose… Et je l’embrasse. Oui, c’est ce dont j’ai besoin ! Je
m’emballe, avec ses lèvres douces et chaudes sur les miennes, ses doigts plongés
dans ma chevelure, et ses délicieux grognements, résonnant à mes oreilles
comme des caresses voluptueuses, promesse d’un avenir radieux.
— Hum ! Hum !
Nous nous retournons ensemble, rompant ainsi notre baiser. J’ai le cœur qui
bat la chamade, tandis que l’homme que j’aime pointe à nouveau le canon de son
arme, vers l’entrée de la chambre cette fois. Je ne l’ai même pas vu la reprendre,
quelle rapidité !
— On se calme, Manus !
La voix du shérif est certes assurée, néanmoins je peux percevoir ses craintes
sous son apparente sérénité.
— Merde, Pete ! s’écrie Man, en abaissant son flingue précipitamment. Tu
veux mourir avant l’heure ! On prévient avant de surprendre les gens, surtout
quand ils sont armés !
Le représentant de la loi, homme à l’allure encore athlétique pour son âge,
range son pistolet de service, puis lève les deux mains en l’air en guise
d’excuses.
— Je pensais que vous nous aviez entendus, avec tout le raffut en bas. Il y a
les Black Mummies, mes propres hommes, et des gars plutôt louches en train de
patienter avec Mario, le temps que l’ambulance veuille bien se pointer.
À l’évocation du prénom de mon employé, les souvenirs affluent dans ma
tête, et l’angoisse refait surface.
— Comment va-t-il ?
— Une balle dans l’épaule, me confie gentiment Pete. Ce n’est pas
dramatique, mais je crois bien que tu vas devoir te trouver un autre mécano, au
moins pour quelques semaines.
— Ou définitivement, si possible !
Manus affiche une mine plutôt mauvaise à l’encontre de l’homme qui a
pourtant tenté de me sauver, au péril de sa propre vie. Je vais pour l’interroger à
ce sujet, lorsqu’il coupe court à cette conversation avant même qu’elle ne
commence.
— Je t’expliquerai plus tard ! Pour l’instant, j’aimerais que tu ailles à
l’hôpital te faire examiner, afin de s’assurer que la grosse bosse qui pousse sur le
côté de ton crâne n’est pas dangereuse…
— Mon bébé !
La voix de mon père, même éraillée, parvient à mes oreilles avant que je ne
puisse le voir. Quand mon regard se pose sur lui, mon cœur manque un
battement. Je songe une seconde que je suis en pleine hallucination due au coup
que j’ai reçu sur la tête, cependant à ce même moment, Manus me lâche la main.
Je tourne le visage vers lui, par simple réflexe, et c’est à cet instant qu’il me fait
signe du menton d’aller retrouver mon père, encore planté dans l’encadrement de
la porte. Alors ce n’est pas un rêve, l’homme qui m’a élevée, m’a aimée et m’a
protégée est bel et bien vivant. Et il est là, juste devant mes yeux !
Ma vision se floute sous l’émotion, cependant c’est bien le cadet de mes
soucis. Sans attendre une seconde de plus, je m’élance dans les bras grands
ouverts de mon père. Ils se referment sur moi, et je retrouve alors tout son amour
dans cette étreinte, ainsi que son odeur réconfortante. Bien évidemment, par la
suite j’aurai des questions… Je lui réclamerai des explications sur mon frère,
puis sur la mort de ma mère, et les plus douloureuses de toutes, sur le motif de sa
disparition. Il a sans aucun doute eu de bonnes raisons pour m’avoir laissée seule
dans ces moments difficiles, mais c’est uniquement maintenant que je suis
consciente de lui en vouloir ! Pourquoi ne rien m’avoir dit ? Ensemble, nous
aurions pu trouver une solution !
Je suis heureuse de retrouver mon père, cependant lui comme moi savons
que dorénavant tout sera différent entre nous. Ces évènements m’ont fait mûrir
d’un coup, et je ne suis pas sûre de vouloir de nouveau être traitée comme une
fragile petite fille. La leçon a été trop dure à apprendre !
La pression dans mon dos se relâche petit à petit, et je me recule pour enfin
scruter mon père droit dans les yeux. Et la première impression que j’ai, c’est
qu’il a terriblement vieilli. Son visage, autrefois serein et de nature joviale, est
désormais dur. L’étincelle qui illuminait son regard est éteinte. Je suppose que lui
non plus n’est plus le même.
— Tu m’as tellement manqué, mon bébé !
Ses mots me font presque sursauter durant mon inspection de son allure
désastreuse.
— J’ai toujours su que tu étais vivant, et innocent !
Ses yeux s’humidifient sous le coup de l’émotion que lui infligent mes
paroles. Il n’ose même pas me regarder en face, alors qu’il me répond d’une voix
éteinte.
— Je ne suis peut-être pas mort, mais je suis définitivement coupable d’avoir
amené Casey dans ta vie ! Si seulement j’avais su ce que je sais maintenant, je
n’aurais jamais accepté de le connaître. Je l’aurais sans doute abattu à la place.
Cette dureté dans sa voix est elle aussi toute nouvelle. Je le force à
m’affronter du regard, en posant ma main sous son menton.
— Tu n’es pas coupable des méfaits de Casey. Il était malade !
— Et je n’ai pas fait de recherches sur lui quand je l’ai connu. C’est une
erreur que je paye chèrement aujourd’hui. Bon Dieu, j’ai même découvert
pendant mon exil qu’il avait assassiné ses grands-parents ! Quel monstre peut
faire ça ?
Je repense aux paroles de Casey sur sa famille, et j’essaye de me remémorer
son image comme le copain que je connaissais, et non comme le psychopathe
qui a tenté de prendre ma vie.
— Le genre qui a grandi sans amour, sans parents, et rejeté de ses grands-
parents. Qui a évolué avec un profond sentiment de culpabilité pour avoir tué sa
mère à sa naissance, tout en ayant été ballotté et maltraité dans divers foyers. Je
n’excuse pas ce qu’il a fait, mais avec une existence différente, les soins
appropriés et entouré de l’amour d’une famille, Casey aurait été un homme droit,
j’en suis persuadée !
Ma tactique pour le réconforter semble porter ses fruits, puisqu’il retrouve un
peu de sa sérénité d’antan. L’effet est immédiat et impressionnant ! Je pense
qu’avec le temps et mon amour, il parviendra à se pardonner pour ce terrible
drame.
C’est à mon tour de le serrer fort dans mes bras, et c’est dans cette étreinte
que je décide moi aussi d’appliquer mon propre conseil : je pardonne. Je ne tiens
pas rigueur à mon père pour m’avoir abandonnée au plus mauvais moment,
j’excuse Casey, et me résous à oublier ces dernières heures le concernant. Il
restera à jamais pour moi un copain et un Black Mummy. Peu importent ses
méfaits ou nos liens fraternels, il est mort. La boucle est bouclée ! En tout cas,
c’est comme ça que je dois réagir pour ressortir plus forte de ce drame.
Et contrairement à mon frère, j’ai la chance d’être entourée par des
personnes qui tiennent à moi.

Épilogue :
Ainsi va la vie…

Neuf mois plus tard.


Harley

Ce road trip pour fêter le premier anniversaire de la mort de ma mère, c’est


tout ce dont j’avais besoin. Manus, sur son imposante Harley, et moi à ses côtés,
sur ma flamboyante Ducati, qui roulons à tombeau ouvert sur la Route 66, en
direction de Las Vegas. Il fait chaud en ce début de soirée, cependant l’air
transporté compense largement ce désagrément. Manus m’a invitée à faire ce
voyage avant la rentrée. Je parle de ma rentrée universitaire, bien évidemment.
Eh oui, après une année qui fut tout sauf sabbatique, j’entame mon cursus en
médecine. J’ai hésité un moment, mais c’est Manus qui a su me convaincre.
Toutefois, il a imposé une condition. Enfin, si je peux appeler ça comme ça.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous allons à Las Vegas : nous allons
nous marier ! Cette longue ballade en moto est en quelque sorte notre voyage de
noces. Nous roulons et nous arrêtons pour visiter, ou simplement admirer le
paysage, au gré de nos envies. Et puis j’adore les nuits dans les motels, ou
installés à la belle étoile. Un véritable délice pour nos sens, mais guères
reposantes, ce qui exige donc des siestes aux heures les plus chaudes, bien à
l’abri et à l’ombre, dans des coins de natures où seuls les piaillements des
oiseaux nous distraient.
Manus est l’homme de ma vie, je l’ai toujours plus ou moins su, même si je
n’ai ouvert les yeux que récemment. Depuis qu’il m’a sauvée, il s’est montré
plus communicatif avec moi au sujet de son passé, de ses activités légales ou
non, et nous parlons souvent de notre avenir. Certains diront que nous sommes
trop jeunes pour nous marier, mais comment leur faire comprendre que je
n’envisage pas une seconde de pouvoir être heureuse sans Manus à mes côtés ?
C’est pourquoi nous avons décidé d’échanger nos vœux à Las Vegas, à l’abri des
langues de vipères.
Mon père a repris en main le garage et a retrouvé sa place de second dans le
club des motards de Maumee. Il maintient un certain équilibre, pourtant il n’est
plus le même, définitivement. Il vit désormais de façon casanière, et son
caractère autrefois si ouvert est maintenant renfermé. Il n’est pas malheureux,
juste vide. J’ose espérer que son deuil ne durera pas trop longtemps.
Le club prospère malgré les rumeurs concernant la mort de Casey. La vérité a
été étouffée par nos soins, avec la complicité du shérif. Certains prétendent que
Manus a tué un rival, tandis que d’autres clament haut et fort que Casey n’a pas
supporté de me perdre et s’est suicidé… Que les gens pensent ce qui les arrange,
à partir du moment où ils nous foutent la paix !
Manus a accepté le partenariat avec Pavarito, du moins pour quelques
années, le temps que je termine mes études. Après nous verrons bien ce que
l’avenir nous réserve. Le père de Manus pourrait bien ne plus être apte à présider
le club d’ici peu, à cause de sa satanée maladie. Mon père, en tant que vice-
président, serait alors le prochain dirigeant des BM. Il a déjà fait savoir qu’il
laisserait sa place à Man, quand ce dernier le désirerait. Cela fera bien sûr l’objet
d’un vote, mais vu la popularité de mon homme auprès de ses frères, ce ne sera
pas un problème.
Eh bien, voilà ! Je crois que cette partie de ma vie est et restera à jamais la
plus importante à mes yeux. La vie n’est qu’une succession d’histoires. Bonnes
ou mauvaises, il nous incombe en tant qu’acteur principal de nous adapter, afin
de ne jamais les laisser nous définir.
L’existence est parfois injuste, mais ce n’est pas une raison pour renoncer à
elle… jamais !

Manus

Si le bonheur pouvait se présenter, alors ceci serait ma propre description :


Blondie et moi, sur le chemin qui nous liera à jamais. J’ose espérer qu’elle
partage ma vision de cette définition. Notre vie ne sera jamais un long fleuve
tranquille, pas avec mon club, mais pour être honnête je ne changerais cette
dernière pour rien au monde. Les BM, ma bécane, l’adrénaline… Tout ceci vaut
bien les risques auxquels je m’expose. Cependant, en aucun cas je ne veux y
mêler ma femme. C’est pourquoi je l’ai poussée à reprendre ses études, pour
faire le métier qui lui tient vraiment à cœur. Et si demain je venais à disparaître,
ce serait sans regret, car j’aurai au moins connu le bonheur grâce à elle !
Les affaires marchent plutôt bien, surtout depuis que je collabore étroitement
avec Pavarito. C’est fou comme les portes s’ouvrent facilement quand on côtoie
les bonnes personnes ! Le trafic de médicaments n’était qu’un tremplin à
quelque chose de plus grand, toutefois nous aurons encore besoin de quelques
années pour tout mettre en place. En attendant, je profite de quelques vacances
bien méritées, avant de reprendre mon boulot dans les différents garages de mon
patron.
Je laisse mon père seul assez souvent depuis que Teddy est de retour parmi
nous. Je sais que je peux compter sur lui en cas de problème. Les deux meilleurs
amis ont pas mal de temps à rattraper.
Mario est retourné vivre à Détroit, auprès de Pavarito, avec un bandage et
tous les honneurs. Le fait que mon texto ait failli lui coûter la vie et qu’il ne
m’en tienne pas rigueur me l’a rendu… plus sympathique. Et puis un jour
prochain, s’il vient à prendre la succession de son père, nous serons amenés à
collaborer, alors autant partir sur de bonnes bases.
Harley a plutôt bien encaissé son agression. Elle me reparle quelquefois de
Casey, surtout la partie concernant cet après-midi-là, quand je l’ai laissée seule
avec lui. Il lui a semblé si fragile, si triste et bouleversé que ma belle blonde n’a
pas pu faire autrement que de l’inviter chez elle. Elle a presque réussi à me
convaincre que ce n’était qu’un pauvre bougre, avec qui la vie n’a pas été tendre.
Je précise bien « presque », car ce gars a peut-être eu une enfance pourrie, mais il
avait les clés de son avenir entre les mains et il a tout bousillé. Il avait un père
aimant, un groupe de frères, un boulot excitant, et des nanas à ne plus savoir
qu’en faire. Je suppose que sa maladie en est le motif… Peut-être valait-il mieux
que cela se termine ainsi.
Je dois reconnaître que, grâce à ce drame, j’ai découvert une nouvelle facette
de ma future femme, que je trouve particulièrement touchante. En effet, je me
rends compte qu’elle possède définitivement les qualités adéquates pour devenir
une mère formidable plus tard. Pas qu’elle soit enceinte, non ! C’est juste que je
rêve souvent d’une fillette blonde blottie aux creux de mes bras. Je lui
apprendrais à conduire une moto, à ne pas se laisser marcher sur les pieds et à ne
jamais cesser de se battre pour ce qu’elle désire ardemment. Et bien
évidemment, aucun petit ami ne sera toléré avant qu’elle n’atteigne l’âge de
vingt-cinq ans ! Dire que je n’avais même pas conscience de souhaiter des
enfants jusqu’à récemment. Un jour, je l’espère, cette envie deviendra réalité…
La vie est un voyage surprenant, et je compte bien encore rouler ma bosse
aussi longtemps que ma belle Harley me le permettra !

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