Coeur de Biker - Florence Gerard
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Coeur de Biker - Florence Gerard
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1re partie :
Quand la vie est un long fleuve tranquille
2ème partie :
Œil pour œil, dent pour dent.
3ème partie :
Fais ce que tu dois, advienne que pourra.
4ème partie :
Toutes les vérités ne sont pas bonnes à entendre…
5ème partie :
Le bonheur des uns fait le malheur des autres !
6ème partie :
Quand sonne le glas…
Épilogue :
Ainsi va la vie…
Florence Gérard
Coeur de Biker
Romance contemporaine
Manus
Me voilà enfin de retour au bercail après treize mois, douze jours, huit heures
et quarante-deux minutes d’absence forcée. Le panneau de Maumee à peine
dépassé et je suis à nouveau entier. Les lumières de la ville sont encore
lointaines, mais cela compte peu, je me sens chez moi. Tout en roulant, je
repense à mon père, qui m’attendait à la sortie de mon centre d’incarcération
avec le seul présent d’importance à mes yeux : ma moto. Je n’ai pu m’empêcher
de scruter ma Harley Sportster sous tous les angles, dans le but de m’assurer
qu’il a su prendre soin de ma beauté pendant mon « congé ».
Mon père a ri à gorge déployée, avant de m’enserrer dans ses bras
fermement.
— Tu m’as manqué mon fils, tu n’imagines pas à quel point !
— Je viens de passer plus d’un an coincé dans une cellule de neuf mètres
carrés, avec un mafieux italien à la dent longue et aux appétits sexuels pour le
moins… hétéroclites, alors oui, je sais de quoi tu parles ! J’ai préféré ne pas
épiloguer sur la façon dont je suis parvenu à ce qu’on me laisse tranquille dans
cet avant-goût de l’enfer. Une chose est certaine, mes poings s’en souviennent
encore.
— Marco a-t-il su combler nos attentes ?
La question de mon père était raisonnable et sensée, vu que je m’étais fait
mettre au placard dans le seul but de pouvoir passer un accord avec le second du
roi de la mafia de Détroit. Pourtant j’ai été blessé qu’il parle déjà business alors
que nous n’avions même pas encore quitté le parking de la prison du comté.
— Oui, lui ai-je confirmé sans développer ma réponse outre mesure. Je
préfère en discuter devant tous les autres frères pendant la réunion de ce soir.
— Comme tu veux, fils. Au fait, ton blouson t’attend sur ton siège,
accompagné d’une fête en ton honneur !
Je l’ai remercié et, sans un mot, il s’est retourné vers son vieux pick-up gris.
Il est simplement parti, me laissant savourer mes retrouvailles avec la conduite à
deux roues.
Une surprise ! Formidable ! Tout ce dont j’avais besoin ! Dire que je n’ai pas
réussi à rester seul un instant cette dernière année, pas même pour pisser ou me
doucher. Ce n’est de toute évidence pas encore maintenant que je vais pouvoir
apprécier ma liberté nouvellement retrouvée. Néanmoins… la simple pensée
d’une bonne partie de jambes en l’air me file la gaule ! Plus d’un an de branlettes
mettrait en manque n’importe quel homme sain de corps et d’esprit !
La vue des néons clignotants d’une enseigne met fin à ce souvenir. J’inspire
avec plaisir le vent qui fouette mon visage pendant que je ralentis ma beauté
mécanique afin de me garer sur le parking du bar de mon paternel, déjà bien
rempli pour l’occasion. Je ne suis pas certain de pouvoir déterminer ce qui m’a
davantage manqué : le sexe ou bien la moto !
Je pose mon casque et enlève mes lunettes. Je passe la main dans ma
chevelure devenue trop longue au cours de mon séjour aux frais de la princesse.
Et tandis que je marche en direction de l’entrée, je suis soulagé de constater que
rien n’a changé ; les mêmes voitures et les mêmes motos traînent devant le vieil
établissement de Sam Collins. Et puis, je tombe sur ce que je cherchais du regard
sans même m’en rendre compte : une Ducati Monster rouge de 1993. Je la
reconnaîtrais toujours parmi toutes celles garées dans le coin. Et pour cause ! J’ai
aidé Harley à la retaper pendant plus de deux ans. Je ne peux m’empêcher de
caresser doucement la selle en cuir, tout en songeant à sa propriétaire. Qu’une
fille de biker, au prénom pourtant symbolique de l’amour pour la splendeur et la
puissance américaine puisse préférer une marque européenne, ça me dépasse
totalement.
Devant l’engin, je ne peux m’empêcher de me questionner à son sujet. A-t-
elle beaucoup changé ? Pourquoi ne m’a-t-elle pas écrit, appelé ou même rendu
visite pendant mon incarcération ? M’en veut-elle pour mon dérapage envers la
loi ? J’ai bien tenté de cuisiner mon père, toutefois il ne s’est guère montré
loquace à son sujet, et cela m’intrigue davantage. À peine suis-je au courant de
ses prochaines études à plus de mille kilomètres d’ici.
Je suis perdu dans l’admiration de l’engin lorsque je vois la porte d’entrée
s’ouvrir et laisser place à un jeune couple. Les deux amoureux sont trop occupés
à se rouler une pelle pour réaliser que je suis juste à côté d’eux. Je connais le
type, c’est Troy, une montagne de muscles d’un mètre quatre-vingt et de près de
quatre-vingt-dix kilos, un fan de football américain qui ne brille guère par son
intelligence. Néanmoins, il nous est loyal et c’est le neveu d’un des membres du
club. Par contre, la rouquine aux formes plus que généreuses qui l’accompagne
et lui enfourne la langue au plus profond de sa bouche… elle est inconnue au
bataillon !
Je les observe s’éloigner avant qu’ils ne disparaissent dans l’obscurité du
parking, certainement pour aller s’envoyer en l’air dans la Honda Civic bleue
ultra customisée de ce cher Troy. Une vieille ballade de U2 arrive à mes oreilles
et je souris sans hésiter. Tout cela m’a tellement manqué ! Je m’apprête à
pénétrer dans ma maison. C’est là où j’ai vécu avec mon père depuis que ma
mère s’est barrée avec le cuistot quand j’avais cinq ans. Au-dessus du bar se
situe un grand loft, qui nous permet de partager l’espace sans nous marcher
dessus. Quant à la salle du club, elle se situe au sous-sol. Rien de grandiose,
c’est une pièce immense plutôt sombre, meublée d’une table rectangulaire et de
vieilles chaises empaillées. Une autre accolée à la première sert uniquement à
s’entraîner et fait la part belle à la boxe, avec son ring flambant neuf. On y
organise régulièrement des rencontres clandestines où les paris rapportent un
maximum d’argent. J’ai d’ailleurs moi-même eu l’occasion de me défouler
publiquement entre ses cordages rouges plus d’une fois.
Que dire concernant ma tendance à frapper avant de poser des questions...
J’ai toujours été impulsif et je me suis entraîné en conséquence, pour ne jamais
avoir à baisser les yeux devant qui que ce soit. Un vieux en taule, un brin
paternaliste m’a pris sous son aile et a tenté de m’enseigner à réfléchir avant
d’agir. J’aime à penser que, d’une certaine manière, il a réussi. Le fait que ce
type ait tué un poivrot juste parce que ce dernier avait sifflé sa copine et qu’il
s’est pris quinze ans pour cela lui a laissé le temps pour la réflexion et la remise
en question, je suppose.
J’abandonne ces tristes pensées lorsque je pousse la double porte battante en
bois et entre. Les gonds crissent toujours autant, et pour une fois j’apprécie la
nuisance familière à sa juste valeur. Un rapide coup d’œil circulaire me confirme
que l’intérieur n’a pas changé. La fumée omniprésente et l’ambiance obscure
sont identiques, avec seulement quelques spots stratégiquement placés ici et là.
Le comptoir se situe d’un côté, les tables de l’autre, et la piste a sa place entre les
deux. Au fond, j’observe toujours la même scène qui surplombe légèrement le
tout, cependant personne ne joue en ce moment, car comme le précise le
panneau à l’entrée, c’est une soirée privée. Je dois admettre que tout le monde
s’est donné rendez-vous ici pour fêter mon retour au bercail.
Je vois que mon cousin Lennox et ma tante Lizzie font le service au bar pour
l’occasion. Je constate également que l’équipe des serveuses est au grand
complet. À savoir Lynn, Marcy et Magdalena. Et dire que je me suis tapé les
trois ! Cette pensée me fait doucement sourire, et inconsciemment, je suis déjà
en train de faire mon choix pour cette nuit. Soit la pétillante Lynn avec sa
minijupe et son chemisier largement décolleté. Ou bien Marcy, une noire au
tempérament aussi chaud que ses cuissardes le laissent supposer. Et enfin, nous
avons la jolie Portoricaine au visage de madone, et dont la simple tenue, jean et
débardeur, cache à quel point elle peut être fougueuse au pieu. Le choix va être
difficile. Et avec un peu de chance et de l’organisation, je pourrais même m’en
faire deux sur trois…
Je ressens un plaisir certain à poser de nouveau mon regard en ce lieu si cher
à mon cœur. Les membres du club des Black Mummies, ou BM en abrégé,
traînent comme à leur habitude dans le coin VIP qui leur est réservé, une grande
alcôve qui possède entre autres une table de billard neuve, rien que pour eux. Et
dire qu’à partir de ce soir, je pourrai pénétrer cet espace comme je veux… J’ai
tellement hâte d’y être que j’en trépigne d’impatience. Toute la troupe est
présente. Même dans l’obscurité ils sont facilement reconnaissables avec leurs
vestes en cuir sombre. Dans leur dos, on peut observer une momie dont le
bandage se noircit au fur et à mesure qu’il se défait. À l’époque, mon père, l’un
des cofondateurs du club avait trouvé l’appellation et appréciait le jeu de mots
avec le nom de notre ville : Maumee. En ce qui me concerne, je suis
moyennement fan, mais comme à l’époque je n’étais même pas né, ce n’est pas
comme si je pouvais ramener ma fraise trente ans après…
Mon père, le plus âgé de tous, seul rescapé des membres à l’origine de ce
groupe de fervents motards, préside avec justesse et vigilance notre club. Les
autres créateurs des BM sont morts ou emprisonnés. Quelle belle perspective
pour mon avenir ! Je ne suis pas dupe, et pourtant toute ma vie j’ai rêvé de cette
soirée d’intronisation. Celle où je deviendrai officiellement et définitivement un
membre des Black Mummies.
Mon président, et avant toute autre chose mon père, Sam Collins n’a pas
vraiment changé au cours de mon incarcération. Or, je note une certaine lassitude
dans sa posture et ses épaules sont bien trop basses. Qu’est-ce qui peut bien lui
bouffer la rate ? Il observe placidement la partie de billard engagée entre les
autres frères. En effet Teddy, Sal et Casey jouent contre Carter, Marlon et Red.
Quant aux deux derniers, Stan et Paul, ils sont simplement assis avec une
groupie sur chaque genou. Certaines choses ne changeront décidément jamais !
J’émets un son qui me rappelle vaguement un rire discret, en réalisant que mes
frères m’ont vraiment manqué. Lorsque je reprends mon inspection en passant
mon regard sur cette maudite momie en plastique qui orne le bar depuis des
années, mes yeux se posent enfin sur ce que je désire le plus dans ce satané lieu :
Harley…
Harley
La soirée s’annonce bien. Je suis en train de discuter de la rentrée
universitaire avec Sonia et Percy lorsque ma soif se fait ressentir à nouveau. Je
constate que je me suis déjà enfilé un gin-tonic. L’avantage d’avoir un père qui
fait partie d’un club et que le bar appartient à l’un de ses membres, c’est que
l’alcool interdit au moins de vingt et un ans n’est pas un souci ! Le revers de la
médaille, c’est que beaucoup ne tiennent pas compte des limites de leur propre
corps et qu’à cause de cela, cette saleté de mur des souvenirs arbore bien trop de
photos d’amis partis trop tôt…
Je balaie du regard la grande salle tandis que je me dirige vers le comptoir,
lorsque j’aperçois mon père, Teddy Estow jouant au billard. Il est sacré à mes
yeux, même si je suis tout à fait consciente d’ignorer beaucoup de choses à son
sujet. Des détails sombres connus seulement des autres membres de son club de
bikers : les Black Mummies. Ma mère non plus n’est pas au courant de toute la
face cachée de la vie de mon géniteur. Toutefois, nous ne sommes pas naïves. Ce
qui est clair dans nos esprits, c’est que c’est illégal ; ses quelques séjours à la
prison du comté tendent à confirmer nos hypothèses. Le détail de ses activités
illicites en revanche, je n’en suis pas certaine : trafics en tous genres, vols de
voitures, recels, transports de drogues, paris, combats, jeux d’argent illégaux…
Je me rappelle d’ailleurs qu’on a souvent spéculé à ce sujet avec Manus dans
notre prime jeunesse.
J’atteins sans trop de peine le bar. Lennox est libre et j’en profite pour hurler
par-dessus la musique pour lui passer ma commande. Ce petit blond à l’air
faussement angélique m’adresse un sourire entendu et s’en retourne pour
préparer mon verre.
Je repense à la journée qui vient de s’écouler. J’ai terminé mon travail à 19 h
et j’ai rejoint les copains à l’endroit habituel, à savoir « chez Sam », le seul bar
de motards de la ville. Il appartient au père de Manus et c’est le point de
ralliement de tous les membres, leurs familles et leurs amis, et ce depuis la
création des BM. À ce titre, je connais cet endroit depuis aussi longtemps que
remontent mes souvenirs. Son vieux jukebox ne passant que du rock des années
80, ses tables de billard aux tapis usés, ses cibles de fléchettes sur lesquelles
j’excelle depuis des années, ses canapés en skaï rouge. Et bien évidemment sa
scène située au fond, où jouent régulièrement les groupes du coin et qui me
projette l’espace d’un instant à l’heureuse époque de mon enfance. J’ai d’ailleurs
eu ma période de chanteuse de métal… Ici, je connais chaque personne et tout le
monde sait qui je suis, c’est la règle dans une petite ville de quinze mille
habitants comme Maumee. Certains vous diront que c’est une malédiction. En ce
qui me concerne, je n’ai expérimenté que ça, alors je crois que cet
environnement me rassure dans une certaine mesure. Pas de surprise et donc…
pas de problème !
C’est l’été et bientôt je quitterai ce bled paumé de l’Ohio pour emprunter la
voie tant attendue de l’université. Je m’acharne à travailler pendant les grandes
vacances au garage de mon père, dans le but de pouvoir subvenir à tous mes
besoins lors de ma future année scolaire. Mes parents ont fait beaucoup de
sacrifices pour que je puisse poursuivre mes études, mais ce n’est pas suffisant.
Pas quand on envisage un cursus en médecine, en chirurgie plus précisément.
C’est soit ça, soit reprendre la succession de mon père au garage après sa
retraite. En effet, la mécanique est ma seconde passion. Je reconnais d’ailleurs
une certaine analogie entre les deux. Rien ne me met plus en transe que de passer
une nuit à démonter un moteur, pièce par pièce, jusqu’à tomber sur le problème
qui empêche l’ensemble de ronronner comme il faut. La satisfaction que j’en
retire est quasi euphorisante ! Cependant mon père est catégorique quand il me
rabâche sans cesse :
« Je n’ai pas trimé toute ma chienne de vie pour te voir finir dans ce trou à
rat ! Tu vaux mieux que ça, mon bébé… mieux que Maumee ! » Alors j’ai
emprunté l’autre voix, celle de la sagesse, celle qui doit m’éloigner
définitivement de cette vie faite de longues balades à moto, de beuveries
monumentales, d’avenirs incertains et d’amis prêts à tout pour s’entraider dans
ce monde si chaotique.
Je souris intérieurement en me remémorant sa rengaine, lorsque j’entends le
bruit typique des portes du bar. Je tourne instinctivement la tête vers l’entrée. Il
est là… Manus, ou tout simplement Man, comme on le surnomme dans le coin !
Que dire au sujet de ce fils d’Irlandais pur et dur ? On a grandi côte à côte,
appris à tirer à la carabine en même temps, à conduire un deux roues ensemble…
bien avant l’âge requis d’ailleurs. Il est ce qui ressemble le plus à un frère pour
moi, vu que je suis fille unique. Il me protège, me rassure et sait m’écouter
comme personne d’autre. Et pourtant à part l’amour des moteurs, on n’a pas
grand-chose en commun. Il est aussi beau parleur que je suis discrète. Je préfère
user des mots pour faire mal, tandis que lui passe des heures chaque jour à
perfectionner ses techniques de boxe, dont il excelle à faire des démonstrations
gratuites pour un oui ou pour un non. Il est grand et mat de peau alors que je suis
menue et blonde. Ses yeux sont d’un vert magnifique contrairement aux miens
que je peux au mieux qualifier de noisettes. Je suis aussi banale et transparente
qu’il est charismatique et attire la foule à lui sans même s’en rendre compte. Les
hommes l’admirent, l’envient ou le détestent tandis que les femmes de 7 à 77 ans
lui courent après comme s’il était une espèce d’idole.
Je ne suis pas aveugle et je conviens volontiers qu’il est sexy à se damner,
néanmoins je le connais trop bien et depuis assez longtemps pour voir en lui
autre chose qu’un ami… mon meilleur ami. Celui-là même avec lequel j’ai
pratiqué mille et un coups fourrés dans mon enfance. Et il a toujours pris la
punition pour nous deux… Toutefois, là où moi j’ai su ne pas franchir la fine
frontière entre le bien et le mal, lui a apprécié la traverser avec allégresse. Il a été
condamné pour vol, il y a un an de cela, et ce soir nous fêtons son retour à la
maison, ainsi que son intégration officielle en tant que membre du club des BM.
Je ne parviens pas à me décider si je dois le féliciter ou le traiter de fou ! Il n’a
jamais caché son intention de suivre les traces de son père. Dieu sait que j’ai
essayé de l’influencer pour qu’il refuse cet héritage empoisonné… en vain !
Quel dommage ! Il est pourtant si intelligent ! Il ne tient pas à en faire la
démonstration, évidemment, mais moi je suis consciente de la vérité. J’ai pu
constater de visu les résultats stupéfiants de ses tests d’évaluation de QI. Il est à
la limite du génie ! Quel gâchis de le retrouver coincé parmi ces malfrats du
dimanche ! Son avenir sera fait de petits larcins au mieux, de prison assurément,
et d’une mort prématurée si l’on en croit les statistiques concernant les motards.
Ça finira par le tuer !
Mon regard s’attarde sur l’homme que je n’ai pas revu depuis plus d’un an.
Le choc est pour le moins… intense. Il a changé. Son attitude désinvolte et
joueuse semble avoir disparu pour laisser place à la puissance pure et à de
l’arrogance en quantité astronomique. Physiquement, il s’est musclé et ses beaux
cheveux noirs atteignent désormais ses épaules, le tout dans un effet
coiffé/décoiffé des plus attrayants, faisant de lui une gravure de mode. Je songe
une seconde à vérifier si mes lèvres sont correctement fermées et si de la bave ne
traîne pas aux coins de ma bouche. Mais que m’arrive-t-il ?
C’est l’été et la chaleur étouffante fait qu’il ne porte rien d’autre qu’un vieux
jean délavé et troué au genou gauche, ainsi qu’un simple débardeur noir
moulant. Je sais ce que cache celui-ci. Plusieurs tatouages qui mettent en valeur
ce corps athlétique. Il y a d’abord une Harley Davidson type JDH de 1927 ; son
plus grand rêve serait d’en remonter une. Ce dernier est stratégiquement placé
sur son pectoral gauche. Il paraît que son arrière-grand-père, sacrifié sur les
plages de Normandie, en possédait une. C’est un hommage pour ce héros de
guerre avec lequel il partage indéniablement l’amour des deux roues. Il a
également une tête de mort sur le biceps. Elle est plutôt simple, sauf si l’on fait
attention aux détails, à savoir qu’il est noté dans l’une des deux orbites le
prénom de sa mère, Maria. Autour de l’index de sa main droite est tatouée une
chevalière sur laquelle est dessinée une tête de momie. Toutefois, le plus
étonnant de tous est sans conteste la gueule-de-loup recouvrant entièrement son
autre épaule. Il n’a aucune couleur si ce n’est l’iris de ses yeux. D’un bleu tel
qu’on a l’impression que la bête est vivante et nous scrute jusqu’au plus profond
de notre âme. L’arrière de son torse est pour l’instant vierge de toute inscription,
pourtant demain matin je ne suis pas sûre qu’il en sera toujours de même. Et
pour cause, l’appartenance officielle au club exige un tatouage sur l’ensemble du
dos. Il arborera bientôt une grande momie perdant ses bandelettes. Un cœur est
emprisonné dans l’une de ses mains et un couteau de chasse est fièrement levé
dans l’autre. Ce n’est pas spécialement de bon goût, néanmoins le résultat en
jette un maximum. Et j’avoue que j’aimerais bien avoir le même.
Malheureusement, les filles ne sont pas admises au sein de ce cercle de machos
ambulants. Tout en poursuivant mon détail de Man, je note au passage une
nouvelle cicatrice sur son avant-bras. Elle paraît plutôt récente… Je suppose que
son incarcération a dû en laisser tout un lot, connaissant la fougue qui habite
Manus.
Quand mes yeux remontent sur son visage, son regard pénètre le mien. Il
arbore un sourire en coin qui dit qu’il sait exactement à quoi je pense. Il mime
un bonjour avec ses lèvres, ce que je trouve particulièrement attirant ce soir. Est-
ce dû au fait que je ne l’ai pas revu depuis si longtemps ? J’ai l’impression que le
type qui me fait face au loin n’est plus le Man que j’ai connu. Pour la première
fois de mon existence je l’observe avec un œil nouveau, d’un aspect purement
physique. Sa posture nonchalante, son regard perçant et ses larges épaules me
donnent des pensées un peu déplacées à son égard, je dois bien le reconnaître. Il
se rapproche d’une démarche assurée dans ma direction et en même temps
j’entends Lennox qui dépose mon jus juste devant moi. Cela rompt
définitivement le charme du moment. Je coupe notre contact visuel en faisant
pivoter ma tête vers le barman pour le remercier d’un simple sourire. Je n’ose
pas me retourner et le miroir derrière les bouteilles suffit amplement à conforter
ma décision.
En effet, un attroupement de femelles en chaleur s’est déjà formé autour de
Manus. La plupart se contentent de lui caresser distraitement le dos ou les bras,
mais certaines sont assez téméraires pour lui rouler une pelle. Les traces de
rouges laissées à cette occasion me donnent des envies de meurtre. Surtout
quand j’observe la propriétaire d’un de ces rouges à lèvres couleur « spéciale
pétasse » : Clarissa Bowman. Cette groupie de biker s’accroche à mon ami
comme s’il lui appartenait, comme si elle était sa copine, sa régulière dans notre
jargon. Connaissant l’homme, il l’a certainement déjà sautée, mais une chose est
sûre, elle ne représentera jamais rien pour lui ! C’est plus fort que moi, cette
garce me tape sur le système depuis plusieurs années et elle a le don de faire
ressortir ce qu’il y a de pire en moi. Cette fille de riche et sa bande aiment
s’encanailler avec les mauvais garçons du patelin. Cette nana me révulse au plus
haut point. Quel message envoie-t-on aux types quand on se trimballe en
minijupe et sans culotte ? Et bien évidemment un soutien-gorge, c’est superflu
pour la poitrine siliconée qu’elle arbore fièrement. Je me moque de ce que les
gens portent en général, mais pas quand il s’agit d’elle ! Manus et elle papotent
avec un entrain écœurant, bientôt rejoints par d’autres.
J’avale la moitié de mon verre de jus d’abricot d’une traite, dans le but de
faire redescendre la pression. Entre temps, la totalité des Black Mummies a
encerclé mon ami d’enfance et lui tape allègrement dans le dos tout en le
félicitant. La musique a cessé et d’un coup le brouhaha des embrassades emplit
mes oreilles. La joie est au rendez-vous, c’est certain. Et moi je reste plantée là,
comme l’andouille que je suis. Je devrais me retourner et courir vers lui pour lui
sauter dans les bras. Néanmoins, quelque chose m’en empêche. Peut-être est-ce
dû au fait qu’il va me demander des explications concernant mon refus de
communiquer avec lui pendant son incarcération… Honnêtement, je n’ai pas
envie d’avoir cette conversation. Pas ce soir ! Ou bien alors, c’est mon étrange
sentiment à son égard depuis que je l’ai revu sur le pas de la porte du bar. C’est
comme si des centaines de papillons voletaient dans mon bas-ventre. Je n’ai
jamais ressenti ce genre de sensation auparavant et une chose est certaine : je
peux affirmer sans conteste que je suis mal à l’aise ! J’ai l’impression de ne plus
être maîtresse de mon corps… Et puis Clarissa m’a filé les nerfs avec ses
minauderies, alors je préfère me calmer seule dans mon coin, plutôt que de me
retrouver à côté d’elle et de ses mains baladeuses…
— Bonsoir !
Je sursaute en entendant cette voix inconnue, d’un timbre vraiment agréable.
Je me retourne vers son propriétaire. Un grand blond aux traits fins et aux
vêtements coûtants visiblement plus chers que toute ma garde-robe réunie. En
même temps, ce n’est pas bien difficile. En effet, je n’ai que des jeans et des T-
shirts. Quelques shorts pour l’été, des surchemises pour les hivers et surtout pas
de jupes, ni de robes. La dernière que mon père m’a offerte et obligée à porter,
c’était pour le mariage de Carter il y a deux ans de cela. Un véritable calvaire…
J’en frissonne en y repensant.
Je poursuis l’inspection plus ou moins discrète de mon interlocuteur. Il est
habillé avec un pantalon à pinces gris clair et un polo blanc qui lui vont plutôt
bien, je dois le reconnaître. Des yeux d’un bleu intense, des cils épais, une
bouche affirmée, une fossette au menton et des traits amicaux complètent le
tableau. C’est un type gentil, c’est inscrit sur son visage. Toutefois, il ne colle
pas vraiment avec le décor du bar, alors la bonne question est : que fait-il ici et
surtout qui a bien pu l’inviter ?
— Salut, je lui réponds après avoir avalé une autre gorgée de mon délicieux
nectar, tu t’es perdu ?
Il se retourne, comme pour vérifier l’endroit où il se trouve, et me rétorque
en souriant.
— Non, je ne crois pas. Je m’appelle Cole, au fait.
Il me tend la main avec assurance et arbore de nouveau une mimique
amicale. Je regarde ses doigts un moment. Pas de trace de cambouis et des
ongles soignés à la perfection. À côté, les miennes font peine à voir. En général,
je me moque de ce genre de détail, cependant, ce soir est différent. Pour la
première fois de ma vie, je désirerais être plus jolie, je crois.
Il s’engage alors entre nous une conversation sympathique et facile, surtout
en considérant le fait que nous sommes issus de deux mondes bien différents.
J’apprends qu’il est le cousin de Clarissa, qu’il est venu passer un mois chez son
oncle pour un stage dans son entreprise, qu’il veut devenir avocat du droit
environnemental et qu’il est fan de bière américaine, la zombie dust en
particulier !
Rapidement, je ne lui tiens plus rigueur de son lien de parenté avec la garce,
car c’est un type simple, agréable et bien élevé. Dommage que sa voix ne me
fasse pas vibrer… Pas comme celle qui m’interpelle soudainement.
Manus
— Salut Harley !
Je vois ses muscles tressaillir au son de ma voix. Je suis posté juste derrière
elle et mon regard se perd dans sa longue chevelure dorée. Le genre qui me
donne une irrépressible envie de lui arracher son élastique afin de mieux pouvoir
passer ma main dedans… Seulement, ce n’est qu’un fantasme qui perdure depuis
que je suis âgé de quinze ans…
Sans attendre que cette chère Harley se décide enfin à se retourner pour me
rendre mon bonjour, je tends la main à l’homme avec qui elle parle.
— Cole, c’est bien ça ? Je suis Manus, un ami de ta cousine et de la
charmante tête de linotte qui te fait face.
Au moins, le type en question possède un minimum d’instinct de survie pour
cesser toute discussion lorsque je m’adresse à lui. Je note aussi que sa poigne est
franche et solide. Il me regarde sans hésiter et son expression avenante semble
authentique. Il n’est peut-être pas le trou du cul plein aux as qu’il paraît.
— Bonsoir Manus, heureux de te rencontrer.
Notre échange est rapidement écourté par le brusque demi-tour de Harley qui
affiche un sourire pour le moins hésitant. Tant pis pour Cole, je reporte toute
mon attention sur elle.
— Salut p’tite tête ! Comment va le futur docteur Estow ?
Elle se lève pour poser un chaste baiser sur ma joue. Aucune chance pour
que je ne réagisse pas à cette tentative évidente pour mettre une certaine distance
entre nous. D’un trait, je l’attire entre mes bras et l’emprisonne dans une étreinte
forcée. Elle n’ose pas bouger dans un premier temps, puis elle finit par me
retourner mon accolade. J’en profite pour lui murmurer à l’oreille :
— Tu m’as sacrément manqué !
Elle tente de se libérer, mais je l’en empêche et resserre mon emprise. Je sens
ses deux seins coller mes pectoraux, et en quelques secondes, j’ai une trique si
imposante que je doute qu’elle ait pu passer inaperçue. Mon érection frotte
l’intérieur de sa cuisse, bien malgré moi. Je suis soulagé en constatant qu’elle ne
m’adresse ni remarque acerbe ni coup de genou déplacé. Est-ce le choc qui la
rend impassible ou bien serait-elle enfin réceptive ? Après toutes ces années
d’attente, voilà qui serait… inespéré !
D’un coup, elle recule, comme si elle réalisait que quelque chose clochait
entre nous. Trop tard ma poupée ! J’ai remarqué une ouverture et je compte bien
l’utiliser à mon avantage. Elle interrompt alors mes pensées déviantes.
— Salut toi ! C’est bien de te revoir… en un seul morceau !
En le précisant, Harley caresse ma dernière cicatrice en date, placée sur mon
avant-bras. Un taulard a cru pouvoir me duper en me vendant des cachets de
contrefaçons. Je me suis plaint. Il a sorti son cutter. Je le lui ai simplement
enfoncé dans le cul… La routine dans une prison en définitive.
— Tu aurais pu être rassurée depuis le début si tu avais daigné répondre à
mes appels.
À peine les mots sont-ils prononcés que je les regrette. Je voulais prendre
mon temps pour aborder l’épineux sujet sur son attitude et surtout, ne rien lui
reprocher… Et voilà le résultat, cela ne fait pas cinq minutes qu’on s’est retrouvé
que je l’agresse déjà verbalement. Elle baisse son regard à terre avant de me
répondre.
Je l’observe se transformer soudainement en une furie : ses lèvres serrées,
ses poings fermés, son dos bien droit. Puis elle relève la tête et ses yeux me
lancent des éclairs, tandis que sa peau vire au rouge pivoine. Elle oublie tout ce
qui nous entoure, même la présence de Cole, et se lève en trombe pour marcher à
grands pas vers l’extérieur du bar. Elle n’aime pas les esclandres publics et je
comptais là-dessus pour un tête-à-tête plus intime, je dois bien l’admettre.
— Mais pour qui te prends-tu, bon Dieu ? Espèce de salopard égocentrique !
Je la suis, écoutant distraitement ses insultes marmonnées au passage, les
mains négligemment placées dans les poches-arrières de mon jean et un sourire
satisfait scotché aux lèvres. Quand elle commence à blasphémer, cela promet un
échange intense et chargé en émotions… J’en profite pour mater sans vergogne
son joli petit cul, particulièrement mis en valeur ce soir avec ce minuscule short
en jean effiloché.
Je passe devant mon père et celui de Harley en leur jetant à peine un coup
d’œil. Ils semblent en grande conversation pour le moment. Je pourrais
vaguement m’en inquiéter si je n’avais pas d’abord ce problème de furie à
régler !
Harley
Je suis tellement hors de moi que je pousse la porte battante avec un peu trop
de zèle. Elle claque contre le mur et manque de me revenir en pleine tête. Vive
l’effet boomerang ! Une chance que Manus l’arrête juste à cinq centimètres de
l’arête de mon nez. Je me fige et souffle un grand coup, dans le but de me
calmer. Je le remercie dans un murmure, et je reprends mon avancée alors qu’en
digne chevalier servant, il garde la porte grande ouverte.
Nous marchons sans but précis et lorsque la tension devient insupportable, je
n’y tiens plus et je lui balance enfin ce que j’ai sur le cœur depuis plus de treize
mois… qui m’ont paru trente ans.
— Mais bordel ! Pourquoi as-tu fait ça ? Est-ce que ton cerveau a été
bousillé par trop de coups reçus à la tête ? C’est forcément ça ! Sinon, explique-
moi pourquoi tu t’es laissé attraper par les flics !
J’ai profité de l’effet de surprise pour me retourner et le pousser du plat de la
main sur sa poitrine. Je constate d’ailleurs que cette dernière est plus dure que
dans mon souvenir.
— J’ai fait le con ! tente-t-il lamentablement de me convaincre.
— Ne me prends pas pour une débile Manus, le coupé-je, presque en hurlant.
Tu as dérapé sur une route droite, à quoi ? Quatre-vingts à l’heure ? Je t’ai vu
emprunter des cols de montagnes bien plus vite que ça, de nuit et par grand vent.
Tu l’as fait exprès, ne prétends pas le contraire. Mais comme je ne fais pas partie
des membres de cette satanée fraternité, personne n’a voulu répondre à mes
questions ! Alors si tu as un tant soit peu d’estime pour moi… crache le
morceau !
Je ne décèle aucune réaction sur les traits de son visage. Il ne dira rien. Vive
les lois du club !
— C’est contre les règles des BM, et tu le sais.
— On parle bien de celles-là mêmes qui interdisent à une femme d’intégrer
les Black Mummies ? répliqué-je avec amertume. Alors on n’a plus rien à se
dire. Bonne soirée, Man !
La déception m’emplit avec force et soudaineté. J’ai beau connaître le
règlement, j’espérais que mon amitié avec lui jouerait en ma faveur. Je me
retourne sans attendre une éventuelle réponse. Et pour cause, elle serait
incomplète ou totalement erronée. La migraine pointe le bout de son nez et je
décide de rentrer à la maison. On s’est éloigné l’un de l’autre plus que je ne
l’aurais imaginé. Je longe une allée de pick-up et de 4X4 pour rejoindre ma
Ducati.
Manus tente de me retenir en m’appelant. Néanmoins, quand il se rend
compte que cela ne sert à rien, il passe à l’autre méthode, la forte. Il pose sa main
sur mon épaule pour m’obliger à stopper. C’est le geste de trop pour moi. Je
m’arrête et profite de la baisse de sa garde pour lui asséner un coup de coude
dans les côtes. Le problème avec les amis de longues dates, c’est qu’ils
anticipent vos réactions, mieux que vous-même parfois. Il se déporte avec une
rapidité et une fluidité déconcertantes, avant de me pousser contre le tronc d’un
vieux chêne :
— Écoute-moi ! me hurle-t-il.
Son visage est pratiquement collé au mien et malgré la colère contenue dans
sa voix, j’ai étrangement envie de lui caresser la joue, de m’enivrer de son odeur
musquée, qu’il me semble sentir pour la première fois. Je remarque aussi cette
cicatrice sur son avant-bras qui me fend le cœur et que je voudrais couvrir de
baisers jusqu’à la faire disparaître. Et bien d’autres niaiseries dignes d’une
adolescente de treize ans. Je commence à comprendre que mon attirance à son
égard ne date sans doute pas d’aujourd’hui. C’est comme si son départ forcé
avait débloqué quelque chose au plus profond de moi.
Je dois me reprendre et calmer les battements de mon cœur. J’ai la
désagréable sensation que ce dernier tente désespérément de s’échapper de ma
cage thoracique.
— Je t’écoute, l’invité-je.
Ma voix est étonnamment sereine si l’on considère l’intensité de mes
palpitations internes. Mon interlocuteur aux yeux d’un vert plus profond que
dans mes souvenirs, semble également surpris par mon sang-froid apparent. De
toute évidence, il n’est pas le seul à avoir mûri durant cette dernière année. La
chaleur est telle qu’une goutte de sueur coule le long de sa tempe. Il l’essuie
avec le dos de sa main et c’est très regrettable, car je l’aurais bien léchée. Quelle
drôle d’idée ! C’est bien la première fois que j’ai ce genre de pensées déplacées
le concernant. C’est sur cette constatation, qui me laisse troublée, qu’il reprend
son speech :
— Ce que j’ai fait, c’est pour le club. Cela m’assure de rentrer directement
parmi les frères. C’est tout ce que je peux te raconter. Et crois-le ou non, ça me
crève le cœur de devoir te faire toutes ces cachotteries. En tant que fille d’un des
membres, tu sais que c’est la plus stricte vérité !
Même si je m’en doutais déjà, un seul coup d’œil sur son expression attristée
achève de me convaincre.
Je me retrouve à l’enserrer dans mes bras tout en posant mon oreille sur son
poitrail. Les battements effrénés de son cœur me font sourire.
— Je te crois, chuchotai-je, ce n’est pas pour autant que je l’accepte. Et
pourtant Dieu sait que tu m’as manqué !
Le temps paraît suspendu. Rien ne pourrait interrompre notre étreinte… Non,
rien ne peut m’obliger à le lâcher à cet instant.
C’était sans compter sur cette charmante Clarissa Bowman et sa voix de
crécelle.
— Manus ! Manus ! Je t’ai cherché partout. Rentre à l’intérieur, tellement de
personnes veulent te payer un verre.
Elle nous rejoint et ne se gêne pas pour nous interrompre. Elle va même
jusqu’à lui caresser l’arrière de son crâne, alors qu’il est encore entre mes bras.
Trop, c’est trop !
Je me libère de Manus et fais face à la perturbatrice, pour lui expliquer le
fond de ma pensée :
— Tu ne vois pas que tu déranges ?
Ma réplique incisive fait son petit effet puisqu’elle recule, vacille, et
s’écroule sur son cul rembourré. Autant en colère que surprise, je ne réalise pas
de suite qu’elle se tient la cheville gauche en pleurnichant de douleur. Je
remarque alors le talon de sa sandale coincé entre deux racines.
Je regrette d’office de l’avoir effrayée. Je compte m’accroupir pour inspecter
les dégâts quand Manus me devance. Lui et sa saleté de syndrome du sauveur, je
les déteste !
Je l’entends vaguement lui demander comment elle va, toutefois lorsque mon
regard se fixe sur ses mains posées sur sa jambe, je sens la colère revenir au
triple galop. Je préfère m’enfuir avant de faire empirer la situation.
Discrètement, je recule et contourne la vieille Buick qui nous cache du reste
du parking. Cette soirée tourne décidément au cauchemar et je ne songe plus
qu’à une chose : prendre ma moto et fuir cet endroit. Une petite balade au grand
air me fera sans aucun doute le plus grand bien. C’est la méthode la plus efficace
pour me rétablir après mes dérapages émotionnels.
Sur ma Ducati, je fonce sur la route 24, en direction de l’ancien champ de
bataille de Fallen Timbers, ressassant chaque instant de ces étranges retrouvailles
avec Manus. J’ai toujours apprécié ce lieu imprégné de notre histoire, il me
permet de vider mon esprit quand il est trop encombré par des pensées parasites.
Et ce soir, j’ai particulièrement besoin de faire le point sur ce qui s’est passé
entre mon ami et moi. Le ronronnement du moteur, le vent qui caresse mon
corps, les lignes courbées de l’asphalte ainsi que l’absence d’autres véhicules
rendent mon trajet aussi agréable que possible. Je me gare non loin du bord de la
route, sors ma béquille et me penche en arrière pour me repaître des bruits de la
vie nocturne. Cela me tranquillise comme aucun antidépresseur n’en serait
capable. Quand je suis à peu près détendue, je récupère mon vieux baladeur et
enfonce les écouteurs dans mes oreilles. Le premier album des « Simple Plan »
déverse sa mélodie rythmée et j’en soupire d’aisance. Voilà à quoi je
comparerais mon paradis personnel. À moitié affalée sur ma bécane, je m’endors
presque, lorsque je ressens les vibrations de mon portable. Cela brise ma bulle de
félicité.
Je vérifie au préalable l’identité de mon interlocuteur, s’il s’agit de Manus il
peut toujours rêver pour que je décroche. Non, c’est simplement ma mère. Elle
doit s’inquiéter de ma sortie tardive. Je ne peux pas le lui reprocher si je
considère qu’il est plus de trois heures du matin.
— Salut, M’man !
— Har… ley, tu dois fu… ir...
J’ai du mal à reconnaître le murmure éraillé de sa voix hachurée de sanglots.
Je me relève, alertée.
— Maman ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Va-t’en… avant… qu’il… prenne… toi…
Alors que je pensais qu’elle avait eu un accident, un frisson d’angoisse me
traverse le corps.
— Mais de quoi parles-tu ? Et pourquoi suis-je en danger ?
Ma voix augmente de façon exponentielle et finit par un cri, mais le silence
est ma seule réponse.
— Maman ! Maman ! je hurle désormais.
— Mummies… dan… ger… tu…
Une détonation se fait alors entendre, suivie par le bruit du téléphone qui
tombe sur le carrelage et… plus rien !
— Non !
Je m’époumone dans l’émetteur, puis j’enfourche ma moto et fonce vers la
maison. En temps normal, j’aurais mis dix minutes, mais je suis garée devant
chez moi en moins de cinq. Je dois admettre que j’ai allègrement enfreint toutes
les règles du Code de la route pour obtenir ce record.
Toutes les lumières sont éteintes et rien ne semble avoir perturbé le caniche
de notre vieille voisine. Je crois presque avoir imaginé cette conversation
cauchemardesque. Et dans un sens, je souhaiterais ardemment que ce soit le cas.
J’aimerais entrer pour en avoir le cœur net, cependant je suis terrifiée. Tout
ce que je parviens à faire, c’est saisir mon portable.
Manus
Harley
Je suis dans le noir le plus complet et j’ai peur. J’entends des coups de feu et
les hurlements de terreur de ma mère. Je la cherche à tâtons dans cet endroit trop
sombre et je ne touche que du vide. Les cris s’amplifient, c’est le signe que
j’approche du but et quand je suis tout près, mes doigts sentent la froideur
métallique d’un canon de pistolet. Mon cœur palpite et l’odeur de la poudre me
file instantanément la nausée. Je veux m’enfuir, mais je suis paralysée et
aveuglée par l’obscurité ambiante. Puis, je perçois ce souffle près de mon oreille.
Il me murmure dans une voix totalement inconnue, comme déformée par
l’aspiration d’hélium.
— Pauvre petite fille… Tu devrais partir avant d’être la suivante. Cours,
Harley !
Je réalise que je suis assise dans un lit en train de hurler. Je cligne des
paupières et je note que je suis trempée de sueur lorsque mes yeux atterrissent
sur l’homme installé à mes côtés, vêtu d’un simple caleçon.
— M’as-tu giflé Man ?
— Je veux, tête de linotte ! Tu étais hystérique à crier comme ça. Un
cauchemar ?
— On peut dire ça, je lui réponds vaguement, tu n’aurais pas de l’eau ?
Je me remémore les détails de ce mauvais rêve. J’ai encore l’odeur de la
poudre dans le nez. C’était si réel ! Manus m’observe avant d’acquiescer et de se
lever en direction de la salle de bain attenante.
C’est à ce moment que je constate avec effroi où j’ai dormi. Ces dizaines de
posters qui recouvrent les murs, ce lit king size, cette guirlande de lampions
multicolores posée sur une étagère blindée de photos de son enfance : c’est celle
de Manus. Je remarque plusieurs clichés où je me reconnais sans difficulté. Il y a
d’abord celle où nous sommes tous les deux assis dans un bac à sable, puis vient
celle achetée en souvenir d’un voyage dans un super parc d’attractions quand
j’avais dix ans et lui douze. Et la dernière remonte à un peu plus de trois ans lors
d’une rencontre de moto-cross. Man avait bien évidemment gagné, toutefois j’ai
terminé seconde à la surprise générale. Je peux dire que ce jour-là, j’ai cloué le
bec avec satisfaction à plus d’un macho.
J’ai du mal à me remémorer comment j’ai atterri dans son lit, pourtant je suis
parfaitement consciente des évènements qui m’y ont conduite. Manus revient à
ce moment de mon introspection et me tend un grand verre. Je le remercie avant
d’en vider le contenu d’une traite. Je me sens déjà mieux. Toutefois, je n’aurais
rien contre un brossage de dents en règle, j’ai encore la bouche pâteuse.
Je repose le récipient sur le tabouret qui fait office de table de chevet. J’ai
envie de me lever, mais je réalise que je suis seulement vêtue de ma culotte et
d’un T-shirt blanc, trop grand pour moi par ailleurs. Il doit sans doute appartenir
à Man. Je n’arrive pas à me remémorer la manière dont je me suis retrouvée dans
cette tenue, en tout cas je ne suis pas particulièrement à l’aise avec l’idée de me
promener à moitié à poil devant lui. Cela me trouble. Alors je préfère rester où je
me trouve, ma pudeur sauvée par un drap fin en coton bleu.
— Comment suis-je arrivée ici ? Et qu’est-ce que je fais dans cette tenue ?
— Je t’ai ramenée chez moi. Je me suis occupé de toi et je t’ai veillée
pendant dans ton sommeil.
— Merci, Man ! lui dis-je dans un murmure.
— Désolé de te questionner aussi vite, mais peux-tu me raconter ce qui s’est
passé ? Tout ce que je sais, c’est que tu m’as appelé à trois heures du matin pour
que je rapplique avec un flingue. Je t’ai retrouvé aux côtés de ta mère. Toutes
mes condoléances…
À cette annonce, il n’ose même plus me regarder en face. La pitié dont il fait
preuve m’exaspère au plus haut point. Ce que je veux, c’est la tête du meurtrier
de ma mère plantée sur une fourche, servant par la même occasion d’épouvantail
au milieu du champ de maïs du vieux Gallagher, et pas de sa maudite
compassion !
— J’étais dehors lorsqu’elle m’a appelée, complètement paniquée. Je n’ai
pas tout compris. Elle m’a supplié de fuir. Je crois qu’elle essayait de me
prévenir que quelqu’un voulait s’en prendre à moi… Un homme, mais elle n’a
pas prononcé son nom. Par contre, il est probable que cela ait un rapport avec les
Mummies, car je suis sûre d’avoir entendu ce nom, juste avant que…
Je n’ai pas la force de terminer ma phrase. Le coup de feu résonne encore
dans ma tête.
— On va dénicher l’enflure qui a fait ça, ma belle, m’assure Manus en
recouvrant ma main de la sienne, si chaude et légèrement rugueuse, je te le jure
sur le club !
Je sais qu’à ses yeux rien n’est plus sacré qu’une promesse faite sur
l’honneur des Mummies, néanmoins en ce qui me concerne, ce satané club est
lié au meurtre de ma mère, même indirectement. Une affreuse question s’impose
à mon esprit lorsque je note l’absence de mon paternel. Jamais il ne m’aurait
abandonnée dans une telle situation.
— Et mon père ? Où est-il ? Est-ce qu’il va bien ?
La mâchoire de Manus se crispe et c’est très révélateur ! Mauvaises
nouvelles en perspective.
— Comment t’annoncer ça ma beauté ? murmure-t-il en resserrant l’étreinte
sur ma main. Personne n’a revu Teddy depuis sa partie de billard avec Marlon et
mon père. Elle s’est terminée aux alentours d’une heure du matin.
Man évite mon regard et fait craquer ses doigts en même temps qu’il
prononce ces paroles. Je le connais par cœur et son attitude est plus révélatrice
que les mots qu’il emploie.
— Tu penses qu’il est mort, je le vois rien qu’à ta tête.
— Je n’en sais rien, mais une chose est sûre : les flics croient qu’il est
coupable. A priori, Karen connaissait son agresseur et surtout… Teddy est
introuvable.
— Connerie ! Mon père aimait ma mère comme au premier jour !
Je hurle désormais sur ce pauvre Manus. Sans m’en rendre compte, je suis
déjà debout, en train de chercher mes vêtements. Je refuse de rester une seconde
de plus à ne rien faire alors que mon père est accusé à tort. Le problème c’est
que je n’ai pas la moindre idée d’où ils peuvent bien se trouver.
— Mes fringues Man ! Qu’est-ce que tu en as fait ?
Manus fait le tour de son lit pour me rejoindre et reste à une distance de
sécurité pour me parler avec douceur et fermeté :
— Que comptes-tu faire ?
Je ne suis pas résolue à lui répondre, ne le sachant pas vraiment moi-même.
Devant mon silence prolongé, Manus reprend :
— Nous sommes de ton côté Harley. En ce moment même, tous les frères
sont partis à la recherche de ton père. On va le retrouver !
Je ne décèle aucune duplicité dans son regard. Ses intentions sont
honorables, cependant cela ne suffit pas à me convaincre de rester.
— Ton club est à l’origine de la mort de ma mère, j’en suis sûre ! Alors, ne
m’en veux pas si je ne partage pas ton optimisme. Si tu souhaites vraiment te
rendre utile, dis-moi laquelle de vos magouilles aurait bien pu déraper au point
qu’on s’en prenne à ma famille et à moi.
Manus baisse le regard sur la vieille moquette élimée qui recouvre le sol de
sa chambre.
— Tu sais que c’est impossible. Nos affaires ne peuvent être discutées
qu’entre nous. Aie foi en moi, je vais attraper cette ordure ! Et pendant ce temps-
là, tu resteras ici, en sécurité… car je te rappelle que tu es en danger !
Sa voix s’est durcie et il est évident qu’il ne sert à rien de revenir à la charge.
Je connais la loyauté et la discrétion des membres de ce maudit club. Il a déjà
causé la perte de ma mère et peut-être celle mon père. Je suis même certaine
d’être la suivante. Peu importe ! Cela ne diminue en rien ma détermination. Je
retrouve mes santiags cachées sous le lit et les enfile. Le T-shirt de Manus
m’arrive à mi-genoux, j’estime que c’est suffisant pour ne pas être arrêté dehors
pour exhibitionnisme. Je me dirige vers la porte et passe devant la mine
exaspérée de Manus.
— Où vas-tu, Blondie ?
— Je vais enquêter !
Ma réplique est plus acerbe que je ne le désirais. Je ne prends même pas la
peine de stopper mon avancée pour continuer cette conversation stérile.
— Tu es folle si tu penses une seconde que je vais te laisser te mettre en
danger ! me dit-il en me rattrapant dans le couloir.
Je poursuis en descendant les vieux escaliers qui grincent, sans même lui
répondre. Ce serait une perte de temps. Du temps que je ne possède pas ! Je
passe devant Sam, Marlon et Red, assis face à une tasse de café encore fumante.
Les cernes qu’ils arborent prouvent qu’ils ne se sont pas couchés cette nuit. Je
me sentirais presque coupable de les juger aussi durement, alors qu’ils
s’investissent visiblement beaucoup dans la résolution de ce drame. J’ai bien
précisé presque. Le président dans un premier temps, suivi rapidement par les
deux autres, me présente ses condoléances. Je suis tiraillée entre les remercier et
les accuser. Du coup, je me contente d’un vague hochement de tête avant de
passer la porte battante du bar.
— Merde Harley ! Regarde-moi ! Parle-moi ! On va trouver une solution !
me crie Manus à bout de patience.
C’est en notant l’absence de ma Ducati que je réalise que je suis à sa merci.
Il me rejoint et même si je lui tourne toujours le dos, je peux sentir un sourire
sur son satané visage de beau gosse. J’ai besoin de lui et il en est parfaitement
conscient. Je ne lui donnerai pas cette satisfaction. Je vais repartir à pied chez
moi. Il me faudra plus d’une heure, mais tant pis ! Il ne m’obligera pas à rester
ici !
Manus a cessé ses tentatives de communication et se contente de m’observer.
Sous la chaleur oppressante de ce début d’après-midi, je commence à
marcher sur la route poussiéreuse en direction de ma maison.
L’Irlandais me suit pendant quelques mètres, à l’extérieur de « Chez Sam »,
puis il crie alors que je suis déjà à l’autre bout du parking :
— Quand tu auras besoin de moi, tu sauras où me trouver ! Et Pete attend ta
déposition dans la journée !
2ème partie :
Manus
Harley
Manus
Je savoure une bière brune quand mon regard se pose à l’entrée du bar. Je
manque d’avaler de travers lorsque j’aperçois Harley en jean moulant, portant un
haut en soie, au décolleté en V plutôt profond. Ce n’est pas son style habituel.
Ses cheveux sont détachés pour l’occasion et de longues vagues dorées déferlent
sur ses douces épaules. Sa beauté est telle qu’elle n’a pas besoin de maquillage.
Cependant ce soir, la vision de ses lèvres brillantes me donne envie de fondre
droit sur sa bouche pulpeuse.
Mon ardeur s’effondre en apercevant le type qui entre juste derrière elle. Il
arbore avec arrogance cette veste en cuir noir, sans manches, semblable à la
mienne. Ce satané Casey marche encore sur mes plates-bandes ! Ce type me file
la haine depuis le premier jour de son arrivée en ville, il y a de cela quelques
années. Il est devenu membre en quelques mois à peine. Cela a été rapide… trop
rapide.
— Waouh ! On dirait que tu as un concurrent de taille cousin !
La voix de Lennox m’irrite plus qu’elle ne devrait. C’est certainement dû au
fait qu’il a raison. Je l’ignore intentionnellement, et descends le reste de ma bière
d’une traite.
Je me lève et me dirige dans un recoin qui me permet de surveiller le couple
tout juste assis sans être remarqué. Ils se sont installés face à face et passent
commande à Marcy. Je serai prêt à parier que Harley va prendre un burger avec
supplément de fromage, des frites et un grand smoothie pour faire glisser tout ça.
Quant à Casey, je me moque de ce qu’il va manger ! De l’arsenic, avec un peu de
chance.
Avec le bruit ambiant, je n’entends pas leur conversation, toutefois les traits
de Harley sont décontractés, presque rayonnants. Je dois admettre que ce maudit
blondinet a réussi là où j’ai lamentablement échoué. Pendant une seconde, je
songe à les laisser tranquilles. Après tout, il la rend heureuse, et c’est bien
l’essentiel en ce qui me concerne. Toutefois lorsque la main de cet enfoiré frôle
celle de ma Harley, la jalousie m’empêche de continuer mon espionnage. Je
préfère m’isoler dans le bureau de mon père avant de faire une bêtise. Me
trouvant dans le passage, je me sens obligé de les saluer pour faire bonne figure.
Quand ils se rendent compte de ma présence, Harley se crispe en perdant sa
jovialité, tandis que Casey m’offre un sourire narquois. Cet imbécile en profite
pour carrément recouvrir la main de Harley.
— Tiens, tiens ! Ne serait-ce pas Blondie avec son chevalier servant ?
— Salut, Man ! Comment vas-tu ?
Sa question à l’intonation froide n’est posée que par pure politesse. Harley
fait exprès de mettre une satanée barrière entre nous deux et c’est inacceptable.
— Oh, tu sais, la routine. Le club... tout ça, tout ça ! Rien qui pourrait
t’intéresser ma poule.
Bingo, j’ai obtenu l’effet escompté. Ses yeux brillent de colère et sa posture
se fait guerrière. Casey n’a pas décroché un mot et se contente d’observer notre
petit face à face.
— Bon, je vous laisse, j’ai de la paperasse en retard, je continue en tentant
d’ignorer le regard meurtrier de ma sculpturale blonde. Passez une bonne soirée
les tourtereaux.
Pour toute réponse, je n’ai droit qu’à un hochement de tête de la part de
Casey. Quant à ma belle, j’ai l’impression de l’entendre grogner. Hum ! J’en
frémis de plaisir…
Je repars tranquillement en direction de l’office, car j’ai effectivement
quelques factures à régler. Ces derniers temps, mon père a tendance à se
décharger complètement sur moi pour le côté administratif du bar. Il prétend que
c’est pour me préparer à prendre la relève. Néanmoins, il est encore jeune et
c’est probablement par pure fainéantise ! Sam Collins a toujours détesté
s’occuper de la comptabilité…
Je pénètre dans l’espèce du placard sans fenêtre qui sert de bureau à mon
père. L’espace n’est rempli que par quelques étagères blindées de dossiers
divers, une planche de bois posée sur deux tréteaux en guise de table et un
coffre-fort dissimulé derrière un vieux poster de mon père sur sa Harley, lors de
son voyage le long de la route 66 dans sa jeunesse.
Je commence à sortir le chéquier d’un tiroir, lorsque soudain, une furie
déboule dans la pièce. Bien joué ! Harley a non seulement marché, mais en plus
elle a couru.
— Quel est ton problème, Manus ? Tu m’ignores depuis plus de trois
semaines et quand enfin on se revoit, c’est pour mieux me balancer tes piques !
Elle est postée fièrement devant moi, les poings serrés le long de ses
hanches.
Je me relève calmement et contourne le pseudo-bureau avant de me diriger
vers la porte afin d’en fermer le verrou.
— Qu’est-ce que tu fabriques ?
— D’une, je ne t’ai pas ignoré. Je t’ai uniquement laissé du temps pour
encaisser le choc. Et de deux, te titiller n’a été qu’un moyen pour te faire réagir !
Pas très malin, je te l’accorde, mais au moins ça a fonctionné, comme tu peux en
convenir ! Tous les deux enfermés dans cette pièce, son parfum me grise les
sens, et j’envisage un instant de la faire mienne. Toutefois, ce que je désire pour
le moment c’est la pousser à concevoir notre relation sous un nouvel angle.
Puis ce sera elle qui viendra à moi !
Harley
Manus
Harley
Manus
Harley
Rien n’est meilleur qu’une bonne nuit de sommeil pour vous revigorer. Je
n’ai pas aussi bien dormi depuis longtemps ! Je mets en marche la cafetière et
une tartine à griller, lorsque le bruit de la sonnette de l’entrée me fait sursauter.
Je consulte la pendule et me demande qui peut bien venir à huit heures du matin
sans prévenir. Un frisson me traverse le corps avant que je ne me ressaisisse. En
effet, le tueur ne se donnerait certainement pas la peine de sonner, me semble-t-
il. En même temps, ma mère connaissait son agresseur, alors tout est possible…
Je prends une grande inspiration et me dirige vers l’entrée. Je jette un œil à
travers le judas et scrute le vieil homme en costume trois-pièces noir. J’ignore
son identité, toutefois il n’a pas vraiment l’allure d’un meurtrier, je lui ouvre
donc la porte.
— Bonjour, je peux vous aider ?
— Bonjour, vous êtes mademoiselle Harley Estow, fille de Karen et Teddy
Estow ?
— Oui, c’est moi-même, et vous êtes ?
— Je suis maître Singleton, avocat à Détroit. Puis-je entrer pour vous parler
quelques instants ?
— À quel propos est-ce ?
— Je suis chargé de m’occuper du testament de vos parents.
Je l’observe, complètement interdite devant cette nouvelle. Je n’étais pas du
tout au courant qu’ils avaient pris des dispositions. Je me reprends et ouvre la
porte en grand pour le laisser entrer.
L’homme visiblement proche de la retraite me suit jusqu’à la cuisine, puis il
décline poliment ma proposition d’une tasse de café. Je récupère la mienne et
m’assieds face à lui.
— Je n’étais pas au courant pour le testament. Mon père n’est pas décédé, je
ne vois pas pourquoi vous vous êtes déplacé de Détroit.
— Je suis là pour accomplir les dernières volontés de votre mère. Sachez que
monsieur Estow avait tout mis à son nom. La maison, le garage, les comptes
bancaires… tout. De ce fait, vous héritez de la totalité des biens, soit l’équivalent
d’un demi-million de dollars.
Je m’étouffe avec mon café en entendant le montant de ce qui me revient de
droit. Mais d’où peut bien provenir cet argent ? Après tout, mes parents n’étaient
pas riches et nos actifs immobiliers ne valent pas tant que ça…
— C’est une blague ?
— Non, mademoiselle. Vous avez de quoi subvenir à vos besoins un bon
bout de temps.
Il commence à sortir une pile de feuilles à parapher et à signer, alors que j’ai
un tas de questions à lui poser.
— Pourquoi mon père aurait-il pris un avocat à Détroit ?
— Monsieur Estow est venu me voir pour la première fois il y a six ans
environ. Il avait des interrogations concernant ses droits sur un enfant
biologique, dont il avait appris récemment l’existence. L’enfant habitant là-bas,
il s’était persuadé que c’était plus simple comme ça.
Je repose ma tasse, car je me sens légèrement défaillir à l’annonce de cette
nouvelle fracassante.
— Que dites-vous ? Un enfant ?
— Veuillez excuser ma maladresse, je pensais que vous étiez au courant, me
répond-il avec une mine sincèrement contrite.
— Eh bien non ! Cela signifie que…
J’ai trop peur de comprendre et préfère que mon interlocuteur termine ma
phrase.
— Que vous avez un demi-frère, mademoiselle Estow !
Je reste sans voix pendant un long moment, le temps que j’assimile la
nouvelle.
— Je peux repasser plus tard si vous le souhaitez, poursuit-il doucement,
comprenant aisément le motif de mon silence prolongé.
— Non, dites-moi plutôt comme il s’appelle ? Quel âge a-t-il ? Où habite-t-
il ?
— Je ne possède pas ces informations, à l’exception de son prénom :
Cormack. Les instructions de votre père le concernant étaient claires. Je devais
placer cent mille dollars et vous donner le chèque en cas de nécessité. Vous étiez
chargée de le remettre à qui de droit après sa mort a priori. C’est pourquoi je
pensais sincèrement que vous étiez au courant de son existence.
— Cependant, je n’ai pas la moindre idée de son identité. Pourquoi mon père
ne vous a-t-il rien dit, après tout vous êtes son avocat ? C’est étrange, vous ne
trouvez pas ?
— Vous savez dans mon métier, on est témoin de bien plus insolite.
— Ne vous a-t-il rien précisé qui pourrait m’aider à retrouver mon demi-
frère ? Êtes-vous sûr ?
— Je suis désolé. Par contre avant de finaliser le contrat, je me souviens qu’il
se parlait à lui-même. Il avait beaucoup de regret concernant une jeune fille qu’il
aurait connue au lycée et qui serait partie du jour au lendemain, sans rien lui
dire. Il culpabilisait de ne pas l’avoir recherché à l’époque. Sa tristesse m’avait
vraiment marqué, je dois bien l’admettre. C’est tout ce dont je me rappelle.
— C’est un début, merci pour les informations.
Je le rassure avec une sincère reconnaissance dans le ton de ma voix. Je
signe tous les papiers en triple exemplaires et les lui rends. Je les lirais plus tard.
— Il me faudra quelques semaines pour tout régler. Quand ce sera fait, je
repasserai avec les actes notariés à votre nom, ainsi que les documents
nécessaires pour que vous puissiez accéder à tous vos comptes et à votre coffre à
la banque.
En le mentionnant, l’avocat range toute sa paperasse dans sa sacoche en cuir
noir et marche en direction de mon entrée. C’est alors qu’il réalise que je ne le
suis plus. Il se retourne et m’observe.
— Vous avez bien dit « un coffre » ?
— C’est exact, mais je ne saurais vous dire ce qu’il contient. Je vous
présente toutes mes condoléances pour votre perte.
Je lui ouvre la porte et il s’y faufile sans attendre.
— À bientôt, mademoiselle Estow.
Le vieux bonhomme se retourne avec un petit hochement de tête en guise de
politesse, avant de rentrer dans sa Cadillac noire. Il tourne au coin de la rue,
alors que je reste plantée devant ma porte.
J’ai un frère…
Je me murmure cette phrase en boucle, juste pour m’en persuader.
Manus
3ème partie :
Harley
Cela fait plusieurs jours que je ressasse ma conversation avec l’avocat. J’ai
un frère qui s’appelle Cormack. Si mon père était au lycée quand il l’a eu, cela
signifie qu’il est plus âgé que moi… Malheureusement, c’est tout ce que j’ai pu
en déduire jusqu’à aujourd’hui. Toutefois ce matin j’ai eu une illumination qui
implique que je dois aller squatter mon ancien lycée ! Et dire que je pensais
sincèrement ne plus jamais y remettre les pieds. Il va pourtant bien falloir m’y
résoudre, si je veux pouvoir consulter les albums souvenirs de mon père et même
avoir un entretien avec Mme Perkins, mon ancien professeur d’anglais et surtout
la meilleure amie de ma mère à l’époque. Elle est un peu une maman de
substitution dans ma nouvelle vie. Elle me contacte régulièrement par téléphone
et si nous ne mangeons pas au moins une fois par semaine ensemble, elle est
capable de m’envoyer le shérif pour vérifier que tout va bien. Et je ne parle pas
de toutes les boîtes de nourritures qui apparaissent dans mon réfrigérateur,
comme par enchantement à fréquence rapprochée. Et dire que je ne savais même
pas qu’elle avait un double des clés de la maison. La première fois où je l’ai
surprise dans ma cuisine, j’ai eu la peur de ma vie en songeant que cela pouvait
être le tueur. Quant à Viviane, elle a hurlé d’effroi en apercevant le couteau de
boucher serré dans ma main. Difficile de lui expliquer que j’ai caché des moyens
de défense un peu partout dans la maison sans me faire passer pour une folle. Je
ne suis même pas certaine que notre conversation sur mon père aboutisse ! En
effet, ma mère avait cinq années de moins que son mari et du coup ils n’ont pas
fréquenté le lycée en même temps. Pourtant cela vaut le coup d’essayer.
J’enfile ma vieille salopette en jean après une toilette rapide. Je mets mes
bottes noires, mon blouson en cuir renforcé et mon casque intégral rouge avant
d’enfourcher ma beauté mécanique. La chaleur a perdu en intensité et désormais
j’apprécie la protection de ma veste durant mes trajets, et ce même si je n’abuse
pas de l’accélérateur. En quelques minutes, je me gare sur le parking du lycée.
Personne ne fait spécialement attention à moi lorsque je me dirige vers la
bibliothèque. Cela est sans doute dû au fait que je passe inaperçue parmi la
population, vu que j’étais encore élève il y a trois mois de cela. Je fonce vers la
documentaliste et lui réclame les albums photo pour la période de la fin des
années 80, en élargissant même mon exploration à celles du début des années
90.
Je feuillette tout la matinée des centaines de pages à la recherche du moindre
indice qui pourrait m’aider dans mon enquête, mais en vain… Je retrouve bien
plusieurs photos de mon père, néanmoins rien qui pourrait m’aiguiller sur
l’identité d’une précédente conquête. Je profite de la pause de midi pour
rejoindre Mme Perkins… Viviane maintenant qu’elle n’est plus mon professeur.
À peine me voit-elle à travers la fenêtre de sa classe vide qu’elle se précipite à
ma rencontre et ouvre grand ses bras pour m’enserrer.
— Oh, Harley, chérie ! Comment vas-tu aujourd’hui ?
— Mieux, Viviane…
— Il n’y a pas un jour où je ne pense pas à Karen ! Elle me manque
affreusement…
— Moi aussi ! Il y a toujours ce trou béant au fond de mon cœur, mais
j’essaye d’avancer…
Elle se recule après m’avoir posé un baiser affectueux sur le front.
— Tu sais que je suis là si tu en as besoin…
Nous décidons alors d’aller déjeuner au snack situé en face du lycée. Une
salade César pour elle et un double cheeseburger frite pour moi.
— Tu devrais manger plus de légumes, Harley !
Son reproche me fait un bien fou.
— Tu as raison, je vais faire plus attention.
Je lui souris et elle me le rend volontiers, même si elle me connaît trop bien
pour être dupe.
— Qu’est-ce qui te tracasse, mon cœur ? me demande-t-elle d’une voix
compatissante.
— Ce n’est rien, je marmonne dans ma barbe. Je crois que je suis juste
encore sous le choc d’avoir découvert l’existence d’un demi-frère du côté de
papa.
— Quoi ? rétorque-t-elle presque en colère, Teddy aurait trompé ta mère,
c’est impossible !
— Non, c’était avant qu’ils soient ensemble. C’était à l’époque du lycée, je
pense. Je n’ai rien trouvé dans les albums de l’école...
— Ah ! Je comprends mieux maintenant l’objet de ta visite surprise. Tu
espères que je puisse éclairer ta lanterne.
— Je dois bien l’admettre !
Je suis amusée par sa réaction spontanée et généreuse. Viviane réfléchit en
tapotant ses longs ongles écarlates sur le bord de notre table en plastique. À
presque 40 ans, elle est toujours aussi belle que dans sa jeunesse. Elle arbore
avec fierté des rondeurs mises en valeur par ses éternels tailleurs jupes et ses
escarpins. Le temps ne semble pas avoir d’emprise sur les traits fins de son
visage. À moins que ce ne soit la gentillesse qui s’y reflète, qui donne cette
impression.
— Je connais peut-être la personne qui pourrait te renseigner. L’adjoint du
proviseur est de la même promotion que ton père si ma mémoire est bonne. Peut-
être qu’il se souviendra de sa petite amie de l’époque.
— Merci, Viviane !
Nous partageons une part de brownie, et je la raccompagne jusqu’à sa classe,
avant de me diriger vers l’administration.
C’est bien la première fois que j’aurai une conversation avec M.
Thanopoulos, et je ne suis même plus élève ici ! Ses traits épais, ses sourcils en
particulier, m’ont toujours filé les jetons, rien qu’en l’apercevant dans les
couloirs. Et puis il doit bien mesurer deux mètres pour cent dix kilos.
Je toque doucement à la porte de son bureau et une voix grave me répond
d’entrer. Je prends une grande inspiration pour me donner le courage nécessaire,
puis je pénètre dans la pièce que j’ai redoutée pendant tant d’années. Le géant
encore assis lève à peine les yeux de son écran avant d’y reporter toute son
attention.
— Bonjour, mademoiselle Estow ? Que puis-je faire pour vous ?
— Bonjour, monsieur Thanopoulos. Vous me connaissez ?
— Je sais le nom de chacun des élèves présents ou passés entre ces murs,
mademoiselle Estow. C’est mon travail ! Mais ne restez donc pas debout.
Contrairement aux idées reçues, je ne mords pas.
Je m’approche doucement et m’assois face à lui pendant que ce dernier
abandonne son ordinateur pour me regarder.
— J’ai appris pour votre mère. Je vous présente toutes mes condoléances
pour votre perte. Je ne la connaissais pas personnellement, mais je n’ai entendu
que des louanges à son sujet. Dites-moi ce qui peut bien vous ramener en ce lieu,
mademoiselle Estow ?
— En fait, j’espérais faire appel à vos souvenirs. Madame Perkins m’a
indiqué que vous étiez au lycée au même moment que mon père et j’ai besoin
d’une information.
— Oui, nous y étions bien ensemble, cependant j’ai peur de ne pas vous être
fort utile. Nous ne fréquentions pas les mêmes cercles. Je passais mon temps le
nez dans les bouquins, et Teddy dans les moteurs.
— Peut-être, mais comme vous venez de le préciser, vous connaissez le nom
de tous les lycéens. J’ai d’autant plus l’espoir maintenant que vous puissiez vous
remémorer de quelqu’un en particulier.
Il m’observe, le regard clairement interrogateur.
— Demandez-moi toujours, nous verrons bien !
— Je cherche une fille qui serait sortie un temps avec mon père, puis aurait
disparu du jour au lendemain.
M. Thanopoulos recule son siège tout en levant les yeux au ciel. Cela dure ce
qui me paraît une éternité, avant qu’il ne reprenne sa posture initiale. Et la
parole, par la même occasion.
— Je suis navré, mais il n’y a rien qui me vienne à l’esprit pour le moment.
Laissez-moi quelques jours pour effectuer des recherches dans nos archives et je
vous recontacte sans faute. Après tout, des jeunes filles qui s’en vont en cours
d’année, il n’y en a pas eu des dizaines pendant cette période. Il devrait être
possible de faire une liste restreinte.
— Merci, monsieur ! je lui réponds, la voix emplie de reconnaissance, même
si pour l’instant je n’ai rien de concret. Et désolée pour le dérangement.
Je lui laisse mon numéro de portable avant de sortir.
À peine suis-je devant l’entrée que la sonnerie de mon téléphone retentit.
Pendant une seconde, je me réjouis en pensant que peut-être l’adjoint du
proviseur a eu une illumination.
Mon excitation retombe aussitôt en constatant que ce n’est que Casey. Je
décroche malgré la déception, et tente de masquer cette dernière sous des
banalités.
— Salut, Casey. Quoi de neuf ?
— Salut, Harley ! Je suis désolé de te déranger, mais comme tu n’es pas au
garage, je me suis permis de t’appeler.
Sa voix assez peu enjouée me donne la désagréable sensation que la
conversation ne va pas me plaire.
— Aucun souci, j’avais quelques affaires à régler. Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien de grave ! Promis ! rétorque-t-il avec précipitation. C’est seulement
que je vais devoir reporter notre rendez-vous.
— Ah bon ? Un problème ? Cela a-t-il un rapport avec ma mère ?
L’inquiétude pointe dans ma voix, sans même m’en rendre compte.
— Non, non Harley, rien de neuf de ce côté-là. C’est juste que Manus a un
combat important samedi à Détroit, et que tout le club y sera pour le soutenir.
Je reste une seconde le souffle coupé. Manus va se battre.
— Harley ! Tu es encore là ?
— Oui, excuse-moi, je suis un peu dans les vapes aujourd’hui. Écoute, je
dois raccrocher, ça t’ennuie si l’on en reparle plus tard ?
— Bien sûr que non, je te rappellerai en fin de semaine.
— Super ! Bye !
Je mets fin à la conversation, les mains toutes tremblantes. Pour l’instant, je
ne me sens pas en état de reprendre la route. J’ai un mauvais pressentiment au
sujet de ce combat. Manus voulait arrêter définitivement la boxe peu avant son
incarcération. Son dernier affrontement a bien failli lui coûter son œil droit.
Alors que se passe-t-il chez les BM pour qu’il décide de remonter sur ce satané
ring ?
Manus
Je viens de passer ces trois derniers jours à courir, taper dans un sac de sable
et à suivre l’entraînement d’un ancien champion du coin, Mickey. À ce rythme,
je serais KO avant même d’affronter le « Cerbère ». J’enlève mes gants, puis
m’enfile un demi-litre d’eau d’une seule traite. Je m’éponge le torse avec une
serviette et je finis par m’assoir pour reprendre ma respiration. Chaque parcelle
de mon corps me brûle atrocement, et pourtant je n’ai pas le luxe de me plaindre
ou d’arrêter, le club, si ce n’est ma vie, en dépendent.
— À demain, Man !
— Bonne soirée, Mickey, soufflé-je avec difficulté dans un élan de douleur,
et merci encore pour ton aide.
— Je ne le ferais pas, si je ne pensais pas sincèrement que tu sois capable de
mettre au tapis ce gros tas de graisse. Il est lent et ce n’est pas une lumière. Tu
trouveras comment le battre.
— S’il ne m’assomme pas du premier coup !
Je lance cette réplique sous les traits de l’humour, mais en vérité j’y crois de
plus en plus. Je patiente le temps que mon pouls revienne à la normale et que
mes muscles veuillent bien m’obéir à nouveau.
Je suis seul dans la salle d’entraînement depuis dix minutes environ lorsque
je reconnais sans peine le bruit d’une démarche dans le couloir.
— Salut, Blondie !
Harley pose son casque sur le banc à l’entrée et enlève sa veste en cuir, avant
de se ruer vers moi. L’éclat de ses yeux prouve qu’elle est furieuse.
Elle est fièrement dressée juste devant moi, les poings serrés sur ses hanches
fines.
— Tu comptais me l’annoncer au moins ?
— Ah, tu es au courant. Je suppose que je dois remercier cette balance de
Casey. Ce n’est certes pas un secret, toutefois le raconter à Harley est une
connerie monumentale. Pas après que ma précédente rencontre se soit soldée par
un séjour à l’hôpital, et une bonne quantité de mon sang recouvrant ses fringues.
— Bien sûr que je le sais ! Que crois-tu, c’est une petite ville ! Pourquoi te
bats-tu d’ailleurs ? La dernière fois ne t’a pas suffi ! Que cherches-tu Manus, la
mort ?
— Je n’ai pas vraiment le choix, ma poule, grommelé-je à cause de
l’élancement des muscles dans mes bras, c’est vital pour les BM.
— Le club ? Mais enfin, de quoi parles-tu ? Et nous y voilà de nouveau,
toujours ce même problème qui revient sans cesse sur le tapis.
— Tu sais que je ne peux rien te raconter !
Ses épaules s’affaissent. Elle s’agenouille entre mes cuisses ouvertes et pose
sa main délicate sur divers hématomes de mon torse.
— Merde, Manus…
Elle jure et pourtant je ne l’ai jamais trouvée aussi belle qu’à cet instant
précis, tout simplement à ma merci ainsi agenouillée entre mes jambes.
— Tu es dans un sale état…
— Et encore, tu n’as pas vu l’autre !
Ma tentative d’humour échoue lamentablement quand j’observe le regard
noir qu’elle me lance.
Je décide donc de mettre un terme à ce tête-à-tête, pourtant dangereusement
excitant. J’essaye de me relever malgré les protestations énergiques de mon
corps en m’appuyant contre le mur.
— Laisse-moi t’aider ! Je peux te ramener dans ta chambre si tu veux ?
— Non, la douche des vestiaires, s’il te plaît.
En temps normal, j’aurais catégoriquement refusé son assistance, or je ne me
sens pas complètement capable de marcher pour le moment.
Elle passe mon bras derrière son cou, avant de le récupérer de l’autre côté, et
nous voici partis pour un calvaire qui me paraît durer une éternité. Par chance,
nous ne croisons aucun frère en chemin, sinon je serais la risée du club pour les
trois prochaines années… En admettant que je survive à samedi soir, bien
évidemment.
Nous atteignons notre destination. La chaleur et l’humidité ambiantes
m’apportent bizarrement une agréable sensation, la promesse de futurs plaisirs
du genre que seule une douche peut offrir à des muscles endoloris. Je rejoins
mon casier, et le banc placé le long du mur au fond me séduit tout à coup.
Néanmoins, il est hors de question que je me laisse emporter par cette sirène en
bois. Et pour cause, si je m’assois, je pense que je m’endormirai sur place,
incapable de me relever.
— Merci Harley ! Je vais prendre le relais.
— Quoi ? Tu es devenu pudique en prison, ou quoi ?
Elle se moque ouvertement de moi. Si elle savait la vérité, elle hésiterait
deux fois avant de me vanner à ce sujet. Du coup, je me contente de hausser un
sourcil.
— C’est toi qui vois !
Et sans attendre une seconde de plus je laisse tomber mon short le long de
mes cuisses. Mon boxer suit le même chemin de près. Je lui tourne le dos,
toutefois le petit couinement qui échappe de sa bouche, indique que le spectacle
lui convient tout à fait. Qui suis-je pour l’en priver ? Je me plie en deux dans un
effort surhumain pour virer mes baskets avant de m’avancer péniblement vers le
fond de la pièce, où se situent les douches collectives.
— Es-tu sûr que ça va aller, tu n’as franchement pas l’air d’être dans ton
assiette, Man.
Je n’ai pas la force de répondre à haute voix. Je suppose qu’elle a compris le
message de mon grognement, car je l’entends s’éloigner, en me traitant au
passage de divers mots doux...
J’envoie la pression dans les tuyaux et me plonge aussitôt sous un jet brûlant
des plus salvateurs. Je suis partagé entre la douleur et le bien-être que cela me
procure. Je passe plusieurs minutes avant de m’emparer du gel douche. Je me
lave comme je peux, même si j’ai un peu de difficulté à soulever les bras. Mes
muscles sont encore plus ou moins chauds, de ce fait je n’ose pas imaginer le
résultat demain matin au réveil.
Puis le flacon m’échappe et lorsque je tente de le récupérer, je glisse et me
retrouve le cul par terre. Au moins, le savon est bien dans ma main, maigre
consolation… Je pousse un cri puissant pour évacuer toute cette frustration
accumulée, ainsi que ma douleur !
C’est à ce moment-là que je l’aperçois, tel un ange. Harley est entrée sous la
douche, se trempant davantage à chaque seconde qui s’écoule, et passant son
regard sur moi de haut en bas pour vérifier que je vais bien. De toute évidence, le
milieu de mon corps n’a pas pu lui échapper. Rien que d’y songer, je sens cette
même partie reprendre peu à peu vie. Sa salopette dont le devant monte jusqu’à
la hauteur de ses tétons me permet d’apprécier la transparence de son T-shirt
mouillé. Se rendant compte que je louche sans vergogne sur ses seins moulés
sous son haut trempé, elle finit par éteindre le robinet en me parlant.
— Je dois m’estimer heureuse que tu mates ma poitrine, cela signifie que tu
n’es pas si mal en point que tu le parais.
Elle repart me chercher une grande serviette blanche avant que je ne puisse
lui répliquer quoi que ce soit. À son retour, elle s’accroupit et commence à
m’essuyer comme si j’étais un enfant. Et ça me met en colère…
Je me relève, faisant abstraction de l’élancement de mes muscles, et balance
au loin ce foutu carré en éponge.
— Je ne suis pas invalide, Harley, fulminé-je plus que je ne le souhaite, alors
garde ta pitié pour ceux que ça intéresse !
Je suis parfaitement cruel et injuste, j’en suis conscient. Je refuse simplement
qu’elle me voie comme un faible ! Plutôt mourir !
Harley se raidit au son de mes reproches et recule en se relevant. Son regard
me lance des éclairs.
— Tu sais quoi, déclare-t-elle avec une froideur parfaitement calculée, tu
n’es qu’un pauvre type. Je te souhaite bonne chance pour ton combat de samedi.
Et elle s’en va. Si je la laisse partir, je réalise que je serai incapable de
réparer le mal que j’ai fait… En admettant que je survive pour me permettre
d’essayer.
Je ne sais pas quoi dire pour me justifier, car aucun argument ne peut
cautionner mon idiotie. À la place, je la poursuis. La douleur s’estompe face à
ma montée d’adrénaline.
Je la rattrape et lui saisis le poignet. Dans un sursaut, elle se retourne, mais
ne dit rien. Je constate que son visage est empli de larmes. Elle se contente de
me fixer. Elle reste figée. Ce qui est sûr, c’est qu’elle ne compte pas me faciliter
les choses.
Ses yeux de biche, voilà ce qui me fait perdre la raison. Ils ont achevé les
dernières bribes de mon contrôle. Ils sont le point de rupture après des années de
patience.
La main entourant toujours son poignet, je l’attire un tantinet plus sèchement
que prévu pour lui faire comprendre que je ne veux pas qu’elle parte. Elle se
laisse manipuler, telle une marionnette dont je serais l’unique personne à pouvoir
tirer les ficelles !
Harley
Je suis tétanisée par ce que je ressens à ce moment précis. Manus est face à
moi, nu comme un ver et beau comme un dieu grec. Je remarque pour la
première fois un cobra qui entoure le haut de sa cuisse droite et dont la langue
sifflante pointe vers son entrejambe. C’est comme si ce dernier m’incitait à
regarder à cet endroit précis. Je me sens comme Ève face à l’arbre du fruit
défendu. Je devrais détourner les yeux et fuir. À la place, je me contente de baver
littéralement devant cette sculpture d’Adonis vivante. Autant dire que je ne suis
pas vraiment à la hauteur avec mes cheveux emmêlés, mon mascara qui a dû
couler et ma salopette trouée.
Je dois me reprendre, je suis censée être furieuse contre lui après tout. Mes
yeux embués en sont la preuve évidente ! Sa réaction est étonnamment
excessive, comme s’il se sentait diminué, ou je ne sais quelle autre connerie de
ce genre !
Lorsque je suis sur le point de récupérer le contrôle de mon corps, il est trop
tard. Manus me plaque contre le mur d’à côté. Ses lèvres écrasent déjà les
miennes et sa langue m’envahit avec une intense passion. Ses mains me
maintiennent au plus près de lui, une dans le bas de mon dos et l’autre calée sur
une de mes fesses. Ainsi, j’ai tout le plaisir de sentir son érection s’épanouir et
durcir le long de mon ventre. Rien que d’y songer, j’ai une envie folle de tomber
à genoux devant lui !
Je laisse mon fantasme de côté et je caresse son torse, m’attardant en
particulier sur ses tétons. Je les attrape pour mieux les torturer. Il grogne de plus
en plus fort, avant de défaire brusquement les attaches de ma salopette. Malgré
l’humidité de cette dernière, elle tombe facilement à mes pieds. Un instant, je
réfléchis sur l’ensemble de sous-vêtements que je porte aujourd’hui. Il est en
dentelle rouge… ouf ! Je me trouve idiote de songer à ces détails dérisoires,
alors que les grandes mains calleuses de Manus me pétrissent avec douceur les
seins par-dessus mon T-shirt.
Et puis, je cesse complètement de penser pour ne plus rien faire d’autre que
ressentir les sensations inédites que Manus me fait éprouver. Il écarte aisément
mon tanga et couvre avec ferveur mon entrejambe déjà humide. Et cela n’a rien
à voir avec les éclaboussures de la douche…
— Hum, tu es si douce et si soyeuse ! Je pourrais passer des heures à te
caresser. Il me murmure des paroles torrides au creux de l’oreille et un frisson
me transperce de haut en bas.
Il se recule légèrement et son regard d’émeraude scrute intensément chacune
de mes expressions, tâchant de déterminer à quel point je suis tombée sous son
emprise. Je profite de cette pause pour tenter de le repousser.
— Ce n’est pas une bonne idée, Man, je commence à répondre avec le regard
le plus neutre possible. Et notre amitié ?
Il me considère avec une lenteur exquise. Il approche à nouveau ses lèvres
des miennes. Il n’est plus qu’à un souffle de ma bouche, lorsqu’il daigne enfin
me répondre d’une voix rauque.
— Ton affection est précieuse, Harley, c’est certain. Mais je suis arrivé à un
stade de ma vie où elle ne m’est plus suffisante. J’ai besoin que tu
m’appartiennes corps et âme.
Et alors que je reste pantoise devant cet aveu des plus inattendus, un long
doigt me pénètre, me surprenant par la soudaine volupté qu’il apporte.
Je lève la tête au plafond en gémissant et en fermant à moitié les yeux, afin
d’en apprécier davantage la sensation. Je dois me ressaisir, car tout ceci est
inenvisageable. Je tente de reprendre pied.
— Arrête, Man… s’il te plaît.
Mon bel Irlandais me dévisage comme s’il ne comprenait pas ma requête.
— Mais je dois te préparer ma douce, pour que ta première fois soit la plus
agréable possible.
Le sourire qu’il affiche me file autant la frousse que le sous-entendu de sa
phrase. Il croit que je suis vierge ! Quand il va saisir la réalité, il va exploser ! La
mine décontenancée que j’arbore doit parler pour moi, puisque soudainement il
se fige et cesse par la même occasion tout attouchement. Il recule d’un pas et
croise ses bras devant lui.
— Qu’est-ce que tu me caches, Blondie ?
J’hésite entre avouer la vérité ou lui mentir délibérément. Toutefois comme il
me connaît par cœur, je réalise rapidement que la seconde option est
inenvisageable.
À la place, je me décolle du mur et en profite pour remettre ma salopette. Le
vêtement est froid, mais au moins je ne suis plus à moitié nue devant lui.
— Comment te dire ? Je… je ne…
— Crache le morceau !
Son ordre est quasiment tonné et j’en sursaute. Je le vois en train de passer
d’un pied sur l’autre. C’est signe qu’il commence à s’impatienter…
— Je ne suis plus vierge ! Voilà, tu es content ? hurlé-je à mon tour, en
réponse à son ton impérieux.
Manus, toujours nu et pas dérangé pour deux sous, se retourne avant de filer
un coup de poing dans un vieux casier. Il ne crie même pas. Il me fait de
nouveau face et c’est avec arrogance qu’il me répond.
— Qui est l’ordure qui a osé poser ses sales pattes sur toi ?
— Si tu penses une seconde que je vais tout te balancer, c’est que tu n’es pas
aussi intelligent que ça. Premièrement, je ne tiens pas à ce qu’il leurs arrive quoi
que ce soit, et deuxièmement, ils ne sont plus ici.
— Parce qu’il y en a eu plusieurs ?
— Deux, puisque tu insistes pour tout savoir. L’un a quitté le lycée au
printemps quand ses parents se sont fait muter. Quant à l’autre, il n’était là que
pour les vacances d’été, l’année dernière…
— L’année dernière, tu dis. C’était avant ou après mon arrestation ?
— Quelle importance ?
C’est alors qu’il me fonce dessus et pose un bras de chaque côté de ma tête.
Ainsi piégée, je ne peux rien faire d’autre que de le regarder droit dans les yeux.
— Répond !
— Quelques semaines après…
Est-ce de la douleur que je lis dans ses grands yeux tristes pendant un
instant ? Je ne suis pas certaine, le moment est fugace et l’énervement a déjà
repris le dessus.
— Tu te faisais sauter pendant que je devais lutter chaque jour en prison.
Comment as-tu pu me faire ça ?
La colère s’empare de tout mon être et je lui file un coup de genou dans le
ventre afin de me dégager de son emprise.
Il jure comme un charretier, mais heureusement à aucun moment il ne songe
à me rendre la pareille ! Alors qu’il s’assoit et se plie en deux, je m’approche de
lui et lui vocifère mes paroles.
— Et d’une, je ne savais pas que je te plaisais ! De deux, il ne fallait pas te
faire serrer ! Et de trois, je ne suis pas ta propriété ! Si c’est ce que tu recherches,
je te conseille d’aller retrouver le tas de poupées sans cervelle que tu t’es déjà
tapé !
Il me rend mon regard furieux sans sourciller ni répliquer.
Grand bien lui fasse ! En ce qui me concerne, ce tête-à-tête est terminé. Je
me retourne dans l’intention de quitter cet endroit, et lui par la même occasion.
J’ai presque atteint l’embrasure de l’entrée lorsque monsieur retrouve enfin
la parole.
— Je voulais attendre que tu sois assez mature… que tu sois majeure…
Je me fige, mais ne pivote pas. Ce ne sont pas vraiment des excuses en bonne
et due forme. C’est à peine une explication... Presque à la limite d’un simple
prétexte. Je soupire un grand coup, m’apprêtant à repartir, lorsque Manus
poursuit.
— Je ne suis qu’un con, Harley, j’aurais dû être franc avec toi depuis bien
longtemps. La vérité, c’est que j’ai eu peur que mon désir ne soit jamais
réciproque. Mais quand je suis sorti de prison, ton regard sur moi avait changé et
pour la première fois depuis des années, j’y ai cru.
Cela fait beaucoup à digérer en peu de temps. Les montagnes russes de mes
émotions me fatiguent et je ne songe plus qu’à faire une sieste. Au lieu de cela,
je dois repartir travailler au garage…
Man attend toujours une réponse de ma part, c’est certain. Le problème c’est
que je n’en ai aucune à lui fournir. Il a raison, depuis son retour je ressens
quelque chose de différent, néanmoins le destin s’en est mêlé et dorénavant le
meurtre de ma mère est ma nouvelle priorité. C’est pourquoi je préfère que nous
n’ayons pas ce genre de lien.
Je suis pieds et poings liés, et c’est sur ses amères pensées que je
l’abandonne seul dans les vestiaires, sans même avoir pris la peine de lui
répondre…
Manus
On est samedi soir et je suis dans la loge d’un ancien hangar, transformé pour
l’occasion en une salle de boxe. Le vieux bouc italien n’a pas lésiné sur les
moyens ! En effet, je note un ring de belle envergure, des femmes en tenues
légères, et de l’alcool à volonté. Les bookmakers vont s’en mettre plein les
poches. Actuellement, le « Cerbère » est coté gagnant à vingt contre un. L’intérêt
du pari est de déterminer en combien de rounds cette enflure va m’achever.
Après deux jours d’intense pratique et de nuits peuplées de cauchemars, dans
lesquels Harley refusait de me pardonner, une chose est certaine : j’ai vraiment
besoin de me calmer avant mon affrontement ! Rien qu’en repensant à ma
blonde favorite, je peste de nouveau. Son obstination et ses non-réponses au
téléphone me tapent sur le système. Elle a de la chance que cette histoire de
combat soit si importante à mes yeux, sinon je l’aurais déjà kidnappée ! Je
l’aurais attachée à mon lit, et ce, jusqu’à ce qu’elle reprenne ses esprits et nous
laisse enfin une véritable chance !
J’ai passé tout l’après-midi à visionner en boucle les combats de mon
adversaire et j’espère avoir trouvé son point faible sinon… je ne veux même pas
envisager les conséquences désastreuses d’un « sinon ». Les vidéos ont
clairement démontré qu’il est déloyal, et que sa puissance de frappe peut
s’avérer fatale !
Mickey me coache aussi pour l’occasion. Il m’abreuve d’un tas de conseils
de dernières minutes. Derrière lui, mon père fait les cent pas, visiblement à bout
de nerfs dans la petite pièce pas plus grande qu’un placard à balais. Cette attitude
ne m’aide pas franchement à me concentrer. J’ai vraiment besoin de faire le vide
dans mon esprit avant mon face à face crucial.
Je consulte la vieille pendule murale. Il reste moins de dix minutes avant que
la cloche ne sonne le début des hostilités. Ce combat sera sans pitié, sans limites,
et seul le dernier debout sera victorieux ! Les êtres humains semblent vouer un
culte effrayant à la violence. À croire que la vue du sang les excite ! Je n’ai
jamais partagé ce sentiment. J’aime participer à une bonne rixe de temps en
temps, néanmoins je ne supporte pas d’être le spectateur de ce genre de barbarie.
— Bouge vite, qu’il tourne en bourrique… Essouffle-le au maximum ! Fais-
le sortir de ses gonds et il baissera sa garde, c’est à ce moment-là que tu auras
ton ouverture !
Les paroles de mon coach s’impriment dans mon esprit. Cela paraît si simple
à l’entendre !
Je me contente de hocher la tête en me relevant. C’est l’heure. Je suis mon
entraîneur, accompagné de mon père. Nous arrivons bien trop rapidement aux
abords de la foule, qui s’écarte à mon approche, telle la mer rouge devant Moïse.
Certains m’acclament avec ferveur, bien que la plupart soient des fans de mon
adversaire, qui se pavane déjà à l’autre coin du ring. Il ne fait aucun doute pour
la majorité des personnes ici présentes que je vais me faire laminer. À moi de
leur prouver le contraire ! Je me contente de marcher sans fanfaronner. La mise
en scène, ce n’est pas mon truc. À la place, je scrute les alentours à la recherche
d’une petite blonde à la langue bien pendue…
Dire que j’ai passé des années à faire fuir ses éventuels prétendants, tout cela
pour rien ! Elle a perdu sa virginité avec un péquenaud de vacancier ! Je me suis
renseigné sur lui. C’est un geek à lunettes, avec qui elle est sortie quatre mois.
Un de ces gars dont l’activité favorite est de jouer sur des plateformes en ligne...
Non, mais soyons sérieux, quel mec sain d’esprit passerait son temps cloîtré
devant son ordinateur, alors qu’une superbe fille est à sa disposition ? Quel
crétin !
Je ne vois Harley nulle part dans la salle et ça m’angoisse. J’ai pourtant
croisé les autres frères et même quelques groupies.
Je m’abaisse sous les cordes et rejoins mon coin. Le présentateur, un petit
chauve en costume de pingouin, procède au discours habituel. Il me nomme le
« Crazy Irish », soit l’Irlandais fou. Quel est l’idiot qui m’a dégoté ce pseudo à la
noix ? Les yeux fuyants de mon père répondent à ma question. Je lui balance un
regard lourd de reproches avant de lever un de mes bras. Une partie de la foule
scande mon nom à tue-tête. Ce n’est certes pas la majorité, néanmoins cet appui
fait chaud au cœur. Je ne porte qu’un short ample bleu cobalt à large élastique
blanc, et mes tatouages. Je souris à quelques-unes de mes supportrices assises
juste au premier rang. Qu’elles profitent bien du spectacle pendant que je
ressemble encore à quelque chose…
Le présentateur introduit ensuite le « Cerbère ». C’est au tour du molosse en
face de moi d’être applaudi avec intensité. Nous avons plus ou moins la même
carrure, toutefois il est plus épais et son aspect général prouve qu’il sait
encaisser. Il a déjà eu le nez brisé plus d’une fois et je crois bien qu’il lui manque
deux dents devant. Il a également une grosse cicatrice sur son arcade sourcilière
droite. Mais le pire est son regard noir, digne d’un tueur en série… Ce que je le
soupçonne fortement d’être à ses heures perdues, pour le compte de la mafia
italienne. Juste histoire d’arrondir ses fins de mois… Ou simplement pour le
plaisir !
Le pingouin énumère les règles. — autant dire qu’il n’y en a aucune ! – avant
de donner le coup de sifflet qui signale le début du face à face. Il s’éloigne
rapidement, et enfin, on entre dans le vif du sujet.
Mon adversaire me fonce dessus d’un pas lourd. Il paraît évident que nous ne
ferons pas dans la dentelle ce soir. Je commence à tourner autour du ring en
sautillant, tout en l’observant avec calme. Je maintiens ma garde haute et attends
qu’il soit à portée de voix pour entreprendre ma tactique.
— Alors, le décérébré ! je souris en déformant avec joie son nom de scène.
Ton short n’est pas vilain, tu ne sais pas s’ils font le même pour mec ?
Je ne plaisante qu’à moitié ! Ce dernier est d’un rouge qui tend vers le rose et
le nombre de strass dépasse largement le maximum autorisé pour un homme !
L’effet est immédiat et le nerveux accélère le pas. Je sautille sur place en
priant pour avoir joué la bonne carte. Mon adversaire est furieux, et l’absence
évidente de crainte dans ma posture accentue le phénomène. Je feins
l’indifférence et la patience. Encore une leçon que m’a apportée mon passage à
l’ombre : si tu montres ta peur, tu te fais baiser… Dans tous les sens du terme !
Il m’envoie un puissant uppercut… Du moins, il le serait s’il m’avait touché.
À la place, j’esquive par la droite en me baissant, et lui porte un coup en bas des
reins, légèrement sur le côté. J’ai l’impression d’avoir percuté un mur et ce tas
de muscles ne semble même pas ébranlé.
Je continue sans lui laisser le temps de se retourner. Je me relève pour lui
coller une droite à l’arrière de son épaule gauche. Je suis presque sûr que c’est
son talon d’Achille, à savoir une ancienne blessure qui n’a jamais réellement
guéri. J’ai remarqué sur les vidéos de ses combats qu’il évite d’exposer cette
partie de son corps. L’impact ne donne pas l’effet espéré, car déjà il pivote dans
ma direction avec une facilité déconcertante, et me file un coup qui me brise
quelques côtes et m’envoie au tapis par la même occasion. Je suis ventre à terre
et je contiens tant bien que mal ma nausée.
J’entends des sifflets et des insultes, pourtant je n’ai pas vraiment le luxe d’y
accorder de l’importance. Il faut que je me relève avant qu’il ne me balance un
coup de pied ou pire, tente de m’écraser la tête comme j’ai pu le constater dans
quelques-uns de ses combats.
J’ai à peine le temps de me remettre sur le dos qu’un bon 46 s’abat en
direction de mon visage. J’emprisonne sa cheville entre mes avant-bras, avant de
lui tordre le genou. C’est une réussite, puisqu’il n’a pas pu me toucher, mais en
plus je suis parvenu à le déséquilibrer. Et je ne parle même pas du craquement
satisfaisant qui provient de son articulation.
Malheureusement, ce n’est pas suffisant pour le faire tomber. J’ai à peine le
temps de me remettre sur pieds qu’il me fonce déjà dessus. Le « Cerbère »
commence alors une série de gauches/droites aussi puissantes que précises. Cet
enfoiré connaît ma faiblesse de l’œil et tente par tous les moyens de me rendre
aveugle. Toutefois, je suis vif et évite les coups destinés à ma pauvre tête. Le
haut du buste, c’est une autre histoire ! Un uppercut au plexus particulièrement
traître me coupe momentanément le souffle. Je me plie en deux et cette ordure en
profite pour frapper au niveau de mes cervicales. Cela a bien failli
m’assommer !
Heureusement, je suis sauvé par le gong !
Harley
Je pénètre dans le hangar noir de monde alors que le combat a déjà débuté, si
je considère les encouragements provenant de tous bords. Je force le passage
jusqu’aux abords du ring, à coups de casque au besoin. Lorsque je peux enfin
apercevoir Manus, mon cœur bat à cent à l’heure. J’avais oublié à quel point il
était charismatique dans cette posture, et à présent, je réalise aussi à quel point il
est beau… Mais qu’est-ce qui a bien pu le motiver à boxer à nouveau ? Tous ces
secrets que cachent les Black Mummies commencent sérieusement à me taper
sur les nerfs ! Si seulement leur règlement n’était pas si sexiste, je pourrais au
moins avoir ma chance d’intégrer le club !
La cloche vient de sonner et Manus se relève sans attendre. Il se frotte
activement le cou et procède à de multiples rotations de la tête. Il doit
certainement vouloir s’assurer que rien n’est brisé… Il regagne son coin sans
boiter, mais je reconnais sans peine la souffrance rien qu’à la crispation de sa
mâchoire. Je le rejoins rapidement, afin de certifier qu’il tient bon.
Il boit à sa gourde lorsque son regard tombe sur moi. Il se fige un instant
avant de la rendre à Mickey, qui en profite pour l’éponger. J’arrive à portée de
voix et je suis témoin des encouragements de l’ancien champion de boxe pour
son poulain. Toutefois, je ne suis pas convaincue que Manus lui prête
véritablement attention. Ses yeux sont focalisés sur moi, et d’un coup, tout
disparaît autour de moi tant je suis attirée par lui. Je lis dans son regard
d’émeraude une peine qui n’a rien à voir avec la douleur due à ses blessures. Il
cherche surtout à obtenir mon pardon et mon soutien.
Je reste à deux mètres de lui, telle une statue. Je suis incapable de m’avancer
davantage. Cela m’obligerait à lui adresser la parole et j’ai l’impression d’avoir
perdu cette faculté. Pourquoi suis-je venue au juste ? L’encourager, le persuader
d’abandonner… Comment procéder ? Crier, tenter de le raisonner, le faire
culpabiliser ? Je ne sais plus comment réagir, tant je suis abasourdie par l’image
de son corps ruisselant, par ses yeux qui brillent de détermination, et par ses
différents tatouages rendus quasiment vivants sous sa puissante musculature
mouvante.
Le gong oblige alors mon Irlandais à repartir sur le sentier de la guerre, et je
récupère par la même occasion mes esprits. Les trois minutes qui suivent me
paraissent une éternité ! Manus passe le plus clair de son temps à esquiver et à
promener son adversaire. Cependant, quand ce dernier l’accule dans un coin, il
s’acharne sur lui comme jamais. Manus est sauvé in extremis par le second son
de la cloche. Cette fois, il traîne clairement sa jambe gauche, et ses épaules sont
affaissées. Sa respiration sifflante prouve qu’il ne tiendra pas une troisième
reprise dans de telles conditions. On dirait que le fair-play n’est pas de mise ce
soir ! La peur s’empare de moi. Je ne peux pas le perdre, pas lui aussi ! Je
refuse ! Le destin m’a privé de trop de personnes que j’aime pour laisser le
monstre de foire en face de moi prendre Manus. Ma subite possessivité dirige
définitivement ma décision.
Je fonce et pose un pied sur le rebord du ring en me tenant aux cordages pour
parler à Manus. Je le vois de profil et ce dernier a une paupière à moitié fermée à
cause des coups qu’il a encaissés. Une chance que ce ne soit pas son œil
affaibli ! Quand il tourne la tête vers moi et que mon regard se pose sur sa lèvre
fendue, cela me brise le cœur. Son entraîneur semble comprendre qu’il doit nous
laisser une certaine intimité, car il s’éloigne après lui avoir remis de quoi
s’abreuver et s’essuyer.
Une minute, cela passe vite et je dois choisir mes mots avec subtilité. Manus
s’assoit de travers afin de me faire face et j’en profite pour récupérer la serviette
et éponger le sang coulant le long de sa lèvre inférieure. Il ne bronche même pas,
et se contente d’attendre.
Une fois ma tâche accomplie, je laisse tomber le bout de chiffon, et je
caresse sa joue trempée de sueur. Je m’approche de son oreille pour ne pas avoir
à crier, et lui parle en utilisant un timbre suave.
— Achève ce type et je te jure que mon corps t’appartiendra !
Je n’ai pas le temps de lire la réaction sur son visage, que déjà il se redresse.
Je peux sentir le changement s’opérer en lui.
Le gong retentit de nouveau. Je redescends et m’éloigne de quelques pas,
afin d’avoir une meilleure vision de l’ensemble du ring, sans prendre le risque de
recevoir un mauvais coup...
L’enchaînement qui suit est clairement mené par mon ami. C’est comme si le
balourd lui faisant face peinait à le toucher, tout juste assez vif pour le frôler. Le
« Cerbère » s’essouffle et commence à perdre de sa fougue. Il ne s’ennuie même
plus à poursuivre son adversaire. Il laisse donc à Manus le soin de l’approcher.
Manus le rejoint, et feint d’attaquer de face. En effet, il le contourne pour lui
envoyer un coup de poing rapide comme un boulet, juste derrière son épaule.
L’astuce fait mouche ! L’Italien pousse un hurlement effroyable puis tombe à
genoux. Il termine sa chute et s’aplatit comme une crêpe.
En temps normal, le présentateur devrait interrompre le combat et compter
jusqu’à dix pour désigner le vainqueur, or je constate qu’il n’en fait rien. J’en
déduis que le gagnant sera le dernier à se tenir sur ses deux jambes. L’Irlandais
me cherche du regard, et sans un mot, je comprends sa question.
Suis-je prête à encaisser le fait de le voir achever un homme de sang-froid ?
Si c’est lui ou mon meilleur ami, alors ça ne fait aucun doute dans mon esprit, le
« Cerbère » peut mourir. Je hoche simplement la tête de haut en bas. Manus me
sourit, malgré la souffrance évidente que lui cause ce geste.
Il lève le pied bien haut, et se prépare à l’abattre sur le crâne de l’autre.
La foule scande « Crazy Irish » et alors qu’il s’apprête à administrer le coup
fatal à son adversaire, ce dernier tape mollement du plat de sa main sur le tapis
afin de demander l’arrêt des hostilités. Dommage pour lui que son patron ait
sous-estimé Manus.
Soudain, un gong se fait entendre. Quelle surprise de voir apparaître un vieux
bonhomme en costume de grand couturier ! Entouré de deux gardes du corps
armés, je présume qu’il doit avoir son importance dans le coin. Je suis prête à
parier que c’est le patron… Dans quel bazar les Black Mummies trempent-elles
encore ?
Manus cesse tout mouvement à son approche. Le sexagénaire plutôt bien
conservé par ailleurs entame le dialogue. Je regrette de ne pouvoir entendre quoi
que ce soit à une telle distance, surtout avec tout ce bruit ambiant.
Je me mordille la lèvre inférieure, comme à chaque fois que je stresse, et je
suis obnubilée par chaque détail de l’échange entre les deux hommes. L’Irlandais
acquiesce simplement. Les gardes du corps se contentent de récupérer sans
douceur le tas de muscles qui a perdu ! Le « Cerbère » me ferait presque de la
peine. Je pense que son chef va lui faire payer chèrement sa défaite… Sans doute
aurait-il mieux valu qu’il succombe sous cet ultime assaut.
Le présentateur reprend sa place, alors que le trio redescend du ring avec
assurance. Il lève le bras de Man, en proclamant sa victoire avec enthousiasme.
Les applaudissements et les cris de félicitations fusent à travers toute la salle,
et tandis que le monde s’éloigne déjà vers les bookmakers et les sorties, je me
sens perdue.
Ma légère agoraphobie refait alors surface, et je fonce droit vers l’issue la
plus proche, juste avant que ma respiration ne devienne trop chaotique. Ma peur
de la foule n’a commencé qu’au dernier combat de Manus, celui qui s’est
terminé par son séjour à l’hôpital et où il a bien failli perdre un œil. Depuis le
monde me rend mal à l’aise, et je l’évite autant que possible… Je n’en ai parlé à
personne, même pas à Man. Cela explique mon retard de ce soir, j’ai dû effectuer
un certain travail sur moi-même avant de pouvoir pénétrer dans ce lieu.
Lorsque je me retrouve à l’air libre, je respire à grandes goulées l’air frais.
Le parking improvisé se peuple peu à peu, et je m’éloigne à grands pas jusqu’à
ma Ducati.
Je prends appui sur ma bécane, et observe mes mains qui tremblent. Ce
symptôme est sans doute celui de ma phobie. Ça, et surtout le fait que je viens de
réaliser que Manus s’en est sorti. Je vais devoir remplir ma part du contrat...
Soudain, une limousine noire fait irruption devant moi. Elle s’arrête à mon
niveau et ma vigilance refait surface. Je récupère mon casque, unique moyen de
défense à ma disposition pour le moment. La fenêtre s’abaisse lentement et je ne
suis pas vraiment surprise de la personne qui se dévoile alors dans son
encadrement.
— Joli combat ! Ne trouvez-vous pas, mademoiselle Estow ?
L’homme, au costume qui vaut plus cher que toute ma garde de robe réunie,
affiche un sourire qu’il doit estimer charmant. Pour ma part, je remarque qu’il
sonne terriblement faux. Toutefois, le fait qu’il connaisse mon identité, voilà un
détail qui me fout véritablement les jetons…
— Si vous le dites !
Ne sachant pas son nom, je ne peux pas lui rendre la pareille. Mais peu
importe, je garde mon calme, et affiche un visage aussi neutre que possible, tout
en ajoutant :
— Je ne suis pas fan de mises à mort orchestrées en général.
— Vous en avez pourtant été l’instrument ce soir.
Je crois reconnaître une certaine admiration dans le ton de sa voix. Cela me
file d’autant plus la chair de poule.
— Quand la situation l’exige, je peux m’adapter.
Il part dans un grand éclat de rire, et se recule avant d’émettre une menace
sous-jacente en guise d’au revoir.
— Je tâcherai de m’en souvenir à l’avenir Harley. À bientôt.
La voiture de luxe redémarre sans un bruit, et je suis de nouveau seule. C’est
alors que je respire à nouveau, en m’affaissant sur la selle de ma moto.
Manus
Harley
4ème partie :
Toutes les vérités ne sont pas bonnes à entendre…
Fin octobre,
Manus
Harley
Cela fait des semaines que je piétine dans mon enquête. Depuis que j’ai
obtenu le nom de la copine de mon père, Caroline Eldridge. Je n’ai pas réussi à
la retrouver. J’ai tenté les réseaux sociaux, les annuaires, le lycée où elle aurait
dû être transférée à l’époque, et dont les archives ont malheureusement été
inondées il y a une dizaine d’années de cela… Je me suis même rendue
directement à Détroit pour scruter les noms sur chaque boîte aux lettres des
quartiers chics. En vain.
Cela me prenait tellement de temps que j’ai dû engager une aide au garage,
tant les affaires marchaient bien. Cela ne faisait pas une heure que j’avais mis en
place mon panneau « help wanted » qu’un gars est arrivé. C’était un grand
costaud à la peau mate et à la barbe bien taillée. Il s’est présenté, Mario Alvarez,
et a tout de suite annoncé la couleur : il venait de sortir de prison, après avoir
purgé une peine de dix ans pour meurtre. Règlement de compte entre gangs,
m’a-t-il précisé. Comme si cela pouvait expliquer son geste. Malgré son lourd
passif, il m’a fait bonne impression. Il a l’allure de celui qui est fatigué de
toujours regarder derrière lui. Il a prétendu qu’il en avait terminé avec le gang, et
qu’il désirait repartir à zéro. Et le fait qu’il ait su démonter et remonter un
moteur avec une efficience que j’ai rarement rencontrée a fini de me convaincre.
C’est pourquoi je l’ai embauché à l’essai, et ce malgré l’inquiétude de mon
entourage. Depuis presque un mois, je dois avouer que je n’ai pas eu à le
regretter. Il bosse rapidement et proprement. Aucune plainte de mes clients, et
cerise sur le gâteau, je peux l’envoyer s’occuper des motos qui appartiennent aux
Black Mummies les yeux fermés. Non seulement Mario n’est pas intimidé par
les membres du club, et gère leurs excentricités avec brio, mais en plus il me
rend un grand service en me dégageant du temps pour mes recherches
personnelles. Il ne pose pas de questions indiscrètes, ne pique pas dans la caisse,
et ne me fait pas d’avances. La trentaine et plutôt beau gosse, il préfère traîner
du côté du « Dragon rouge », le restaurant chinois du coin. Je crois d’ailleurs
qu’il sort avec l’une de ses serveuses. Tant mieux pour lui. S’il peut avoir une
seconde chance, alors je lui souhaite tout le bonheur possible.
Concernant mon enquête, il ne me reste plus beaucoup d’options. J’aimerais
en parler au club, or le fait que mon père ait tenu cachée l’existence de cet enfant
à ses compagnons m’en empêche. Il devait avoir ses raisons, et je ne me sens pas
en droit de dévoiler son secret. Je pourrais en toucher deux mots au shérif,
toutefois comme il est également le frère d’un des membres, ils finiraient
forcément par être au courant. J’ai aussi pensé un temps faire appel à un
détective privé, et puis j’ai réalisé que de laisser un étranger farfouiller dans la
vie de mon père et la mienne ne me plaisait pas du tout. Toutes ces raisons font
que je me suis investie dans cette mission. Je compte bien retrouver Caroline
Eldridge, coûte que coûte… Et mon frère Cormack par la même occasion. Après
tout, je dois lui remettre un gros chèque, et j’espère bien en profiter pour faire sa
connaissance. Nous avons certes dix-huit années à rattraper, néanmoins il n’est
jamais trop tard !
Et c’est là que Manus entre en jeu. C’est un BM au bras long, et un ami qui
saura se montrer discret, mais en plus, ce type a une sacrée grande famille.
Plusieurs de ses cousines travaillent dans l’administration, et je suis au courant
qu’elles lui rendent souvent des petits services. Si cette femme existe, elle doit
forcément se trouver dans un de leurs fichiers. Elles sont mon dernier espoir
avant que je ne m’adresse à un parfait inconnu pour enquêter à ma place. Je
pense convaincre Man de m’aider en appuyant sur sa corde sensible. Et je
n’hésiterais pas un quart de seconde si cela peut faire avancer mes
investigations.
Je suis tranquillement couchée sur mon canapé en train de zapper les chaînes
pendant les publicités de ma série préférée, afin de pouvoir garder les paupières
ouvertes à minuit passé. Je suis si fatiguée physiquement, moralement, et mes
insomnies à répétition n’en sont pas les uniques fautives. C’est aussi dû à ma
relation étrange avec Manus, qui me perturbe. Notre dernier échange passe et
repasse en boucle dans ma tête depuis presque un mois. Ai-je eu tort de
l’encourager, de le repousser ? Je ne suis sûre de rien.
J’ai refusé de répondre à ses appels dans le but de le forcer à venir en
personne, et il n’en a rien fait. Puis il a cessé de me contacter... Si je n’avais pas
eu de nouvelles régulièrement par son père et par sa tante, je ne saurais même
pas qu’il est complètement guéri des blessures récoltées lors de son combat.
J’attendais effectivement qu’il soit entièrement remis avant de l’embêter avec ce
petit service. Il me l’accordera, j’en suis persuadée. Il n’a jamais pu résister à
mes jérémiades, pourtant je dois me préparer à devoir lui offrir une contrepartie.
Je sais que ce ne sera pas gratuit et j’ai bien peur de connaître son prix…
C’est une chance que ce ne soit pas déjà devenu sérieux avec Casey avant
qu’il ne parte pour le Nebraska… Je l’ai encore eu au téléphone dans la matinée,
et il doit rentrer demain. Il sera donc là pour la grande soirée spéciale
Halloween, et nous avons prévu d’y aller ensemble. Je serais déguisée en
vampire, et lui, en momie noire ! Comme chaque membre du club d’ailleurs, et
ce comme toutes les années à cette occasion. C’est devenu leurs signatures au fil
du temps, et ils font toujours sensation !
Nous nous appelons régulièrement, et même si ces conversations restent
agréables, son absence est loin d’être insupportable. Qui plus est, nos échanges
ne me transcendent pas de désir. Au contraire de ce que j’ai pu ressentir avec
Manus, entre ses bras dans les vestiaires. Sa promesse, non sa menace plutôt, ne
cesse de hanter mes pensées la journée, et d’emplir mes rêves la nuit.
J’ai subitement terriblement chaud dans mon vieux survêtement gris, et la
cause de cette montée de température est toujours la même : Manus. Pour être
plus précise, ses mains qui passent sous mon ample débardeur dans le but
manifeste de me caresser la poitrine. Je n’ai pas de soutien-gorge et son contact
frais sur ma peau chaude me pousse à gémir de plaisir. Bien vite, mon haut
disparaît et les mains de mon amant ont laissé la place à sa bouche avide
d’embrasser chaque centimètre carré de mon corps. Cependant, cette dernière
revient souvent sur mes seins et en particulier sur mes tétons. Une démangeaison
se fait sentir entre mes cuisses, et je les frotte l’une contre l’autre dans le secret
espoir que cela apaise un tantinet le feu qui s’éveille en moi. Mes mains sont au-
dessus de ma tête, fermement maintenues par une solide poigne masculine. Mais
à quel moment m’a-t-il faite prisonnière ? Je ne me suis rendu compte de rien,
bien trop excitée par ses caresses insistantes. Je n’ose même pas ouvrir les yeux
de peur de rompre le charme. Et pour cause, je réalise à demi consciente qu’il ne
s’agit que d’un rêve érotique. J’en fais régulièrement depuis plusieurs mois. En
fait, subir serait un terme plus adéquat dans mon cas, car à chaque fois je suis la
victime consentante de cette intrusion dans mon repos. Et le pire c’est que
comme d’habitude, je me réveille quelques secondes avant la jouissance. Triste
châtiment que la frustration !
— Harley ! Harley !
Mes pensées volent en éclats quand j’entends cette voix rauque, qui murmure
mon prénom comme s’il s’agissait d’un terme purement sexuel. Je ressens les
picotements dans mon bas-ventre, signe de ma délivrance à venir et surtout de
mon réveil. Et moi je n’ai pas envie de quitter ce fantasme, je suis trop bien…
— Harley ! Harley !
La voix se fait plus insistante et moins tentante. Je sens une main ferme sur
mon épaule. Toutefois, je ne ressens plus aucune douceur dans ses gestes. C’est
comme s’il désirait me…
— Harley ! Réveille-toi bon sang !
Le charme est définitivement rompu lorsque mes cils battent comme des
ailes de papillons. Mon rêve est bel et bien terminé, et la réalité est loin de lui
arriver à la cheville.
Manus est penché sur mon canapé, et son air est un mélange parfait de
fatigue et de contrariété.
— Ce n’est pas trop tôt. Ça fait bien cinq minutes que je tente de te réveiller,
mais tu as le sommeil plutôt lourd… Et agité !
Je ne veux pas m’attarder sur ce dernier mot de peur qu’il avoue m’avoir vu
excitée devant lui, ou pire encore ! Et si j’avais murmuré son prénom, ou si ma
main s’était placée sur mes seins ou mon entrejambe. Je vérifie rapidement leurs
positions : sagement croisées sur mon ventre, tant mieux !
Je regarde l’horloge au-dessus de ma cheminée, il est quatre heures moins le
quart, pas étonnant que je me sois assoupie. Je me rassois, et ingurgite d’une
traite mon verre d’eau resté sur la table basse. Je passe la main dans mes
cheveux, et refais un semblant de chignon.
— Tu as faim ? Soif ?
Je questionne Manus afin de finir de me réveiller.
Toutefois, ce dernier ne l’entend certainement pas de cette oreille. Il
s’éloigne en faisant les cent pas devant moi.
— Merde, Harley ! Il est quatre heures de matin, et je suis crevé ! Alors,
passe les mondanités et accouche ! Il s’assoit sur ma table basse laquée blanche,
et me fait face.
— Je… oui, bien sûr que tu es fatigué. Maintenant que j’y pense, ça aurait pu
attendre demain. Ce n’est pas si urgent.
— Content de l’apprendre, marmonne-t-il avec suffisance. Alors maintenant,
raconte-moi tout.
Son ton est autoritaire et avec les dernières bribes de mon rêve pour le moins
chaud, les battements de mon cœur s’accélèrent. Je me mords la lèvre inférieure
comme à chaque fois que je suis stressée.
Je dois me reprendre, mais son regard s’attarde sur ma bouche et cela ne
m’aide pas vraiment. Peu à peu, la fatigue et l’impatience sur les traits de mon
ami se changent en quelque chose d’autre. Cela m’effraie un tantinet, et c’est
sans doute ce qui me pousse à cracher le morceau.
— J’ai un frère, Manus ! J’ai besoin que tu m’aides à le retrouver !
Manus
Harley
Le réveil sonne, et je cogne sur tous les boutons possibles afin que le bruit
strident cesse. Les yeux encore clos, je me retourne sur le ventre, et profite de
mon sommeil encore quelques instants. Mario est d’ouverture aujourd’hui, alors
quelle importance si je m’octroie une matinée de congé exceptionnel. Je suis
encore dans le brouillard bienheureux de l’émergence, lorsque soudain, tous les
souvenirs de cette nuit me reviennent par rafales.
J’ouvre mes paupières alors que mon souffle est coupé. Manus qui
m’embrasse, me caresse, et moi qui en profite. Une chance pour lui qu’une
dernière bribe de conscience traînait encore par là ! J’aurais voulu tout lui
avouer, mais je ne peux pas me le permettre. D’une, il n’aurait pas compris, et de
deux il m’en aurait empêchée. Alors à la place j’ai utilisé ma technique
d’autodéfense préférée… la déconnexion totale. Manus a de suite cerné ma
réaction, et il a agi avec toute la gentillesse et le tact que je lui connais.
— Et chiotte !
Au temps pour ma légendaire maturité ! J’espère que Manus ne va pas m’en
vouloir pour mon comportement chaotique. Après tout, il est mon ami depuis
plus de quinze ans ! Et il est tellement important à mes yeux… même si l’on ne
peut pas faire évoluer notre relation pour l’instant. Je peste, le visage encore
plongé dans mon oreiller aussi doux que réconfortant. Je réalise soudain que
nous sommes le trente et un octobre, et mon stress augmente d’un cran. Ce soir,
c’est la grande soirée d’Halloween au bar de Sam.
— Re-chiotte !
Je sors avec Casey pour l’occasion, juste sous le nez de Manus, et je crains
un tantinet sa réaction.
Je prends conscience de ma quasi-nudité quand le drap-housse frotte avec
douceur mes seins tandis que je change de position. J’ai dormi avec pour seul
vêtement une petite culotte en coton rose, et je me sens étonnamment
émoustillée dans cette position. Je ne peux m’empêcher de frissonner en me
remémorant les caresses suaves de Manus durant la nuit précédente.
— Chiotte ! Chiotte ! Chiotte et triple Chiotte !
Je me lève en sursautant. J’oblige au passage mon esprit à mettre fin à toutes
ces pensées qui ne font qu’échauffer mon corps !
Ce dont j’ai franchement besoin maintenant, c’est d’une longue et tonifiante
douche froide. Aussitôt dit, aussitôt fait ! Le résultat est plutôt mitigé. Je suis
certes calmée, néanmoins je suis de mauvaise humeur. La seule chose qui
arrangera cela sera ma grande tasse de café noir quotidienne.
Rapidement, j’enfile un legging imitation cuir, ainsi qu’une chemise en jean
brut cintrée.
Je dévale l’escalier quand mon téléphone fixe se fait entendre. Je décroche
sans attendre.
— Allo ?
— Mademoiselle Estow ? C’est maître Singleton de Détroit.
Je reconnais sans peine le doux accent de l’avocat de mon père.
— Oui, maître, que puis-je faire pour vous ?
— C’est plutôt à moi de vous poser ce genre de questions, réplique-t-il sur le
ton de la plaisanterie.
Sa réplique m’amuse et me fait même lâcher un petit rire. Une réaction
simple, presque banale pour la majorité des personnes, mais en ce qui me
concerne c’est devenu une denrée rare depuis un certain temps déjà. Pourtant je
suis incapable de rester de marbre devant cet avocat à l’intonation guillerette. Je
le soupçonne d’être un boute-en-train dans l’intimité.
Il reprend la parole, et j’entends à sa voix qu’il est apparemment satisfait de
ma réaction.
— J’ai officiellement clôturé la succession de votre mère. Je peux passer
vous apporter tous les documents en fin de semaine prochaine. À moins que
vous ne préfériez vous déplacer directement à mon bureau ?
Je ne réponds pas de suite et pour cause, je tente de réfléchir si j’ai prévu ou
non de continuer à fouiller les quartiers bourgeois de Détroit à la recherche de
Caroline Eldridge.
— Je passerai vendredi prochain en début d’après-midi, maître. Si cela vous
convient, bien sûr.
Avec un peu de chance, j’aurais obtenu l’information de Manus entre temps.
Je pourrais ainsi faire d’une pierre deux coups.
— Quatorze heures, cela vous convient-il, mademoiselle Estow ?
— Parfait. Alors à vendredi, maître.
— Au plaisir de vous revoir prochainement, mademoiselle.
Mon interlocuteur raccroche, et je vais enfin pouvoir assouvir mon envie de
caféine.
Il est près de onze heures quand j’arrive au garage. Mario est en train de
changer des pneus sur une Suzuki Bandit. À peine ai-je pénétré dans l’atelier
qu’il me rejoint pour me saluer poliment. Les mains pleines de graisse, il préfère
parler pour m’accueillir.
— Harley, commence-t-il, j’allais te téléphoner.
Il s’essuie les doigts sur un chiffon propre, tandis qu’il commence à
m’énoncer les messages qui me sont destinés. Il termine par le plus personnel.
— Casey a appelé ici, il paraît que tu ne répondais pas chez toi. Il passe te
prendre à dix-neuf heures pétantes.
Curieux que je n’aie pas entendu la sonnerie de mon portable. J’enlève mon
sac à dos, et en profite pour récupérer mon téléphone glissé dans une des poches
latérales.
— Plus de batteries, la poisse ! Autre chose ?
— Je euh… voulais savoir si…
Voir ce grand costaud piétiner sur place a quelque chose d’extrêmement
amusant.
— Qu’est-ce qu’il y a, Mario ?
Je lui offre volontiers un sourire rassurant, et cela semble fonctionner
puisqu’il reprend sa tirade, sans hésiter cette fois.
— J’ai invité une amie à la fête du bar ce soir. Je sais que je n’ai pas réservé,
mais comme tu es une bonne amie des patrons, je me demandais… si tu pouvais
nous faire entrer.
— Pourquoi l’avoir conviée sans avoir réservé au préalable ? Je ne juge pas,
je suis juste particulièrement curieuse…
— Elle n’arrêtait pas de me rebattre les oreilles avec la soi-disant fête de
l’année, et sans que je m’en aperçoive, je me suis lancé. Si tu avais vu son regard
empli de bonheur ! Je ne me suis rendu compte de mon erreur qu’une fois
dehors.
— Ah l’amoouuurrrrr !
Je me moque ouvertement de lui, mais c’est en toute amitié, et il ne s’en
offusque pas.
— Si tu réussis ce coup-là, Harley, je te promets de rester au garage tous les
samedis jusqu’à la fin de l’année.
Sa proposition est certes un argument de poids, néanmoins, c’est sans
conteste sa mine de chien battu qui me persuade définitivement.
— OK, Mario ! Je vais en toucher un mot à Manus.
— Merci, Harley !
Il m’encercle de ses bras puissants, à la limite de me couper le souffle, et me
crie dans les oreilles. Il est tellement heureux que je n’ose pas refréner sa joie.
Après cette petite distraction, je travaille enfermée dans mon bureau le reste
de la journée. Et pour cause, tout ce temps que j’ai dépensé en vaines recherches
pour trouver Caroline Eldridge fait que j’ai pris du retard dans ma paperasse.
Lorsque mon estomac gargouille, je lève les yeux sur la pendule, et suis étonnée
qu’il soit déjà quatre heures de l’après-midi. Je vérifie la charge de mon portable
et le débranche. Je dois partir me préparer. J’ai prévu un laps de temps largement
plus que nécessaire pour me laver, me coiffer, me maquiller, et mettre mon
costume de monstre de la nuit, aux canines aiguisées, et assoiffé de sang.
Seulement tout ceci ne sera pas possible tant que je n’aurai pas fait un bon
goûter.
Je récupère mes affaires et pars en trombes sur le dos de ma beauté
mécanique. La sensation de liberté que me procure le pilotage n’a pas son pareil
pour me détendre. C’est un bon prélude à la suite de mon programme.
Arrivée chez moi, je fonds littéralement devant une grosse part de brownie
aux noix de pécans, que j’engloutis en moins de cinq minutes. Les enfants
commencent déjà à sonner à ma porte, et c’est avec un grand sourire que
j’endosse le rôle de distributeur à bonbons : des barres au caramel, des fraises et
des sucettes. Tout y passe en moins d’une heure, et je me vois dans l’obligation
de cesser d’ouvrir la porte aux sorcières, zombies et autres créatures
d’Halloween par la suite.
J’enchaîne avec un bon bain moussant aux senteurs d’eucalyptus. Un fond
musical et un bon roman policier se révèlent être d’excellents compagnons de
détente. J’ai d’ailleurs sauvé in extremis ce dernier de la noyade, à deux
reprises ! Au moment où je referme ma trépidante histoire de flic tueur en série,
mon téléphone sonne. Le nom de Manus apparaît sur l’écran. Aurait-il déjà la
réponse à ma question ? Il aurait réussi en moins de douze heures là où j’ai
pataugé pendant des semaines ? J’aurais dû faire appel à ses services bien avant.
Satanée fierté mal placée !
Manus
Je suis resté planté devant ce téléphone pendant des heures, ne sachant pas si
je devais contacter ou non ma fougueuse blonde. Et puis je me suis résolu à
l’appeler. J’ai bien évidemment des réponses à lui apporter, néanmoins je ne suis
pas certain que cela l’aidera. Ma cousine Tara, qui officie aux impôts ne m’a pas
été d’une quelconque utilité, car il n’y a pas de Caroline Eldridge dans ses
fichiers. Toutefois, j’ai touché le jackpot avec sa grande sœur Fiona. Enfin, tout
est relatif. En effet, cette dernière travaille à l’administration, au service de l’état
civil, et avec le nom, le prénom et l’âge approximatif de notre disparue, elle a pu
retrouver sa trace.
Elle est décédée il y a de cela vingt-six ans. Après vérification auprès de mon
cousin Quinn, infirmier à l’hôpital de Détroit, il s’avère que Caroline est morte
en couches. Malheureusement, il n’a aucune information sur l’enfant. Selon lui,
cela signifie qu’il a été remis aux services sociaux à la naissance. Vu ce que m’a
rapporté Harley, je ne serais pas étonné que les parents de Caroline s’en soient
débarrassés, d’autant plus que leur fille était décédée…
Je n’ai pas de connaissance aux services sociaux, mais au moins j’ai une date
de naissance à fournir à Harley. Ce n’est pas grand-chose, j’en suis bien
conscient, toutefois je n’ai pas dit mon dernier mot. Je finirai bien par retrouver
son frangin !
Je termine mon expresso et inspire un bon coup avant de récupérer le
combiné de mon téléphone.
— Salut, Manus.
— Coucou, beauté. Comment vas-tu aujourd’hui ?
— Étonnement bien, figure-toi, et ce malgré ma nuit mouvementée. Tu seras
là ce soir ?
Elle me prend au dépourvu avec sa question. Elle doit pourtant bien se douter
du motif de mon appel, alors pourquoi tourner autour du pot ?
— Évidemment, ma poule ! Mon costume est déjà fin prêt et je compte bien
remporter cette année le prix de la meilleure momie ! Et toi ?
— Pour rien au monde, je ne raterai la fête de l’année de Maumee. On sera là
pour le grand apéro.
— On ?
Mon ton teinté de reproches sort de ma bouche avant même que je ne puisse
réfléchir aux conséquences. Le pire c’est que je sais déjà ce qu’elle va
m’annoncer. Sa réponse se fait attendre et je finis par croire qu’elle va me
raccrocher au nez, lorsqu’enfin sa douce voix soupire.
— Écoute, Manus, je n’ai pas envie de revenir là-dessus. Casey est rentré et
nous sortons ce soir ensemble, comme c’était prévu depuis un bon bout de
temps. Alors, sois gentil, ne lui cherche pas d’embrouilles. S’il te plaît.
Cette tirade à l’étrange allure de supplication me fend le cœur.
— J’essaierai, ma poule, c’est tout ce que je peux promettre.
— C’est déjà bien. Et puisque tu sembles de si bonne humeur, j’en profite
pour te demander un autre petit service.
Je deviens méfiant quand elle emploie cette voix cajoleuse.
— Hum, continue.
— Voilà, en fait c’est pour Mario. Il voudrait s’incruster à la soirée pour
impressionner une fille avec qui il sort depuis peu.
Je me réjouis d’entendre que cet hidalgo de pacotille n’est pas intéressé par
ma blonde. Cela me met du baume au cœur.
— No problemo, je fais rajouter le nom de ton larbin sur la liste.
— Merde ! Moi qui croyais que j’allais devoir marchander pour que tu
acceptes. Tu n’apprécies même pas Mario !
— Que les choses soient claires, poupée : je détesterai tous les hommes qui
seront dans ton entourage. Puisqu’il est accro à une autre, je m’assure juste que
ça marche pour lui…
J’entends un rire léger au bout du téléphone. Du coup, je souris à mon tour,
satisfait d’avoir pu égayer son existence même momentanément. C’est tellement
rare depuis le drame qui s’est abattu sur elle.
— Peu importe ta motivation, Man. Merci pour lui. Mais au fait, c’est toi qui
m’as appelé, qu’est-ce qu’il y a ?
Mon expression joviale se fane aussitôt.
— J’ai des nouvelles pour toi… au sujet de Caroline Eldridge.
— Super ! Je suis tout ouïe !
— Ne te réjouit pas trop vite, Blondie. Elle est morte en accouchant. L’enfant
a été abandonné et pas moyen de retrouver sa trace. Il a dû être adopté ou placé
en foyer d’accueil… Toutefois, je connais au moins sa date de naissance : le
vingt-six septembre 1988. Je poursuis mes recherches, mais ça risque de prendre
du temps.
Le silence qui s’ensuit m’inquiète de nouveau.
— Harley ? Tu es toujours là ?
— Je… oui, oui, je t’écoute. Je suis juste un peu sonnée, je crois. J’espérais
tellement que tu étais la réponse à mes prières. Mais je te remercie pour tout, tu
as été plus efficace que moi en tout cas.
— C’est surtout grâce à mes cousines !
— Oui, bien sûr. Dis-leur que leur prochaine révision est à mes frais !
— Tu peux compter sur moi. On se voit ce soir alors ?
— Je ne manquerais pour rien au monde la spéciale Halloween. À plus !
Et sur ce, elle raccroche. Son ton monocorde prouve qu’elle est plus affectée
qu’elle le laisse entendre. Je ne peux m’empêcher de serrer ce maudit téléphone
tout en grinçant des dents. Je ne supporte pas de la sentir malheureuse.
Mon regard se pose sur l’heure et j’abandonne pour aujourd’hui la
comptabilité. Lennox doit encore m’aider pour mon déguisement. Et pour cause,
impossible d’enrouler seul et correctement une dizaine de mètres de bandages
teintés en noir tout autour du corps.
Je pénètre dans ma chambre pour prendre une douche revigorante, lorsque la
sonnerie de mon téléphone retentit. Je sors mon portable et fronce les sourcils en
apercevant le nom de la personne qui tente de me joindre. J’ai envie de laisser le
répondeur faire son travail, or ai-je vraiment le choix ?
— Bonsoir, monsieur Pavarito.
— Manus, comment allez-vous ?
Je me retiens de lui indiquer que je ne lui ai jamais permis de m’appeler par
mon prénom. Mais encore une fois, ai-je le choix ? Après ce que cela m’a coûté
pour obtenir ce partenariat, je ne vais pas risquer de tout foutre en l’air en me le
mettant à dos… Surtout pour une telle connerie.
— Bien, je vous remercie. Que puis-je pour vous ?
— Vous êtes direct, mon garçon. J’apprécie cette qualité chez mes associés.
Alors voilà, j’ai une proposition à vous faire. Venez donc me voir demain.
Quinze heures dans mes bureaux du centre-ville.
Je note que c’est davantage un ordre qu’une requête.
— Ce sera avec plaisir que nous passerons, monsieur Pavarito.
— Je ne me suis sans doute pas exprimé assez clairement. Ce rendez-vous
n’est destiné qu’à vous. Je préfère que vous n’en parliez pas à votre club… pas
pour le moment.
Je suis trop sonné pour lui sortir une réplique cinglante, ou alors je suis
simplement trop curieux de connaître le motif de cet entretien.
— Pas de souci, je viendrai seul dans ce cas.
— Parfait. À demain, Manus. En attendant, passez une agréable soirée, mais
n’abusez pas des bonnes choses. J’ai besoin que vous soyez en forme pour notre
tête-à-tête.
Je ne sais pas ce qui me perturbe le plus, le fait de devoir cacher cette
histoire à mes frères, et surtout à mon père, ou bien alors réaliser que Pavarito
semble bien au courant de notre emploi du temps. De là à déduire qu’il possède
une taupe dans notre entourage, il n’y a qu’un pas.
Je tente de relativiser cette histoire, car après tout bon nombre de nos invités
de ce soir viennent de Détroit. Et pourtant j’ai beau essayer de me convaincre,
une terrible impression me tord les boyaux…
Harley
Manus
La soirée bat son plein comme chaque année pour Halloween. J’aide Lennox
derrière le bar ce soir, et honnêtement, je n’ai guère le temps de papillonner à
gauche et à droite. J’aperçois Harley et son satané cavalier dès leur arrivée. En
voyant sa combinaison moulante, dont la fermeture éclair est stoppée pile entre
ses deux seins, j’ai bien cru jouir sur place. Je me suis donc enfermé un quart
d’heure dans mon bureau, laissant Lennox empêtré avec les nombreuses
commandes, afin de me ressaisir. Il m’importait peu à ce moment précis
d’abandonner mon cousin, je ne voulais en aucun cas les rencontrer, car je
risquais fortement d’être incapable de faire comme si de rien n’était. Et ceci pour
deux raisons. D’une part, j’enfouirais sans doute ma tête dans le décolleté de
Harley dans le seul but de m’enivrer de son odeur. Et d’autre part, je broierais
certainement la main de cet enfoiré de Casey à la place de me contenter de le
saluer.
Après un whisky cul sec, je ressors de mon antre et je reprends mon service
normalement sous le regard interrogatif de Lennox. De temps en temps,
j’observe ma belle blonde. Soit elle discute avec diverses personnes, soit elle
danse avec cet idiot de Viking. À ce moment précis, je sens la colère monter en
moi d’une manière irrépressible. Je désire briser le crâne de Casey comme
jamais, juste pour avoir eu l’audace de poser ses sales pattes sur la femme de ma
vie.
La femme de ma vie ! C’est bien la première fois que j’envisage ma relation
avec Harley sur un si long terme.
Harley
Manus
Je me remémore cette fameuse nuit comme étant une des pires et des plus
merveilleuses de toute ma chienne de vie. Je dois être totalement tordu pour
garder de bons souvenirs de la raclée reçue du champion en titre de l’époque, un
gars à la rapidité étonnante en comparaison de sa corpulence, et qui avait une
sacrée détente. J’ai du respect pour ce genre d’adversaire ! Sa victoire, il l’avait
bel et bien méritée. Toutefois, une faille dans ma garde, associée à une droite
digne d’un marteau signèrent la fin du combat pour moi. Un KO d’anthologie
qui s’est terminé dans une ambulance avec Harley me tenant la main et
m’assurant que tout allait bien se passer. Je ne pouvais que la croire, et vu que
j’étais aveugle d’un œil à ce moment-là, je n’ai pas honte de dire que j’ai
apprécié chaque instant passé à ses côtés pendant mon séjour à l’hôpital. Je ne
me suis jamais senti aussi proche d’elle que pendant cette période. Je crois que je
suis définitivement tombé amoureux d’elle à ce moment-là.
Et dire que de son côté l’évènement lui a apporté un blocage
psychologique… C’est vraiment bien joué, Man ! Tu es décidément un crétin
fini. Je me déteste en comprenant à quel point j’ai pu impacter négativement sa
vie. Je voudrais tellement pouvoir récupérer sa douleur… À défaut, le coup dans
le mur se fait bien sentir dans mon poing. J’ai la satisfaction de constater les
dégâts occasionnés sur mon adversaire plâtré. Or, ce n’est pas suffisant à mon
goût. Je n’ai pas assez souffert pour obtenir la rédemption. Je dois au moins me
briser quelques os pour cela. C’est loin d’être le cas si je considère que je peux
encore faire bouger chacun de mes cinq doigts.
Je me repositionne pour recommencer, mais j’oublie toute idée de pénitence
lorsque Harley se campe fièrement devant moi pour prendre soin de moi…
encore une fois. Et ce malgré les conséquences malheureuses qu’elle a déjà
subies. Elle devrait me fuir, me détester ou au moins s’éloigner de moi ! Et tout
ce que j’observe c’est son inquiétude, sa tendresse, son empathie, et ce au mépris
du ton sec et emporté qu’elle utilise à mon égard.
— Tu n’es pas responsable.
Ce sont ses mots et je la crois. Pour une raison qui dépasse l’entendement,
cette créature merveilleuse est à mes côtés, quoiqu’il se passe dans mon
existence. Elle prend soin de moi depuis tellement longtemps que j’ai oublié que
ce n’était pas un acquis.
Une autre évidence traverse mon esprit torturé. Si elle est comme cela avec
moi et seulement moi, c’est une preuve qu’elle aussi m’aime… même si elle
n’en est pas encore consciente. Il m’appartient donc de lui ouvrir les yeux à ce
sujet, et ce moment me paraît propice.
— Je ne te mérite pas, Blondie, je lui réponds alors dans un murmure des
plus suaves. Mais Dieu m’est témoin que je suis un enfoiré d’égoïste, car ça
m’est complètement égal. Nous nous appartenons l’un l’autre !
Je l’attire à moi et je m’empare avec délice de ses lèvres pulpeuses. Je
resserre mon emprise et la soulève afin de l’amener à mon lit. Après une seconde
d’hésitation, Harley se délecte de ce baiser et me le rend avec fougue. À peine
ses pieds ne touchent-ils plus le sol que ses longues jambes enserrent mes
hanches avec ferveur.
Son corps ferme et doux à la fois s’accorde parfaitement au mien, et je ne
peux m’empêcher de grogner mon plaisir. Je la dépose délicatement sur ma
housse de couette bleue, et sans perdre le contact avec son regard, je descends
cette fermeture éclair qui m’a nargué toute la soirée. Elle relève légèrement le
buste, et je m’empresse de la débarrasser du haut de sa combinaison. Un
magnifique soutien-gorge en dentelle noir galbe à merveille ses seins à la
couleur d’albâtre et aux tétons déjà fièrement dressés.
— Putain ! Ce que tu es belle !
Je soupire plus qu’autre chose, mais peu importe. Sa respiration saccadée
prouve qu’elle apprécie mon compliment. Je pourrais déclamer des vers de
Shakespeare, mais soyons honnête, cela ne me ressemble pas, et Harley se
moquerait de moi !
À la place, elle m’adresse un merveilleux sourire. Il me prend aux tripes et je
sens que mon érection déjà bien avancée est maintenant entière. Je suis étriqué
dans ma tenue ridicule, et je grimace en me reculant pour me débarrasser de mes
bandages noirs. Harley suit mon mouvement et en profite pour me filer un coup
de main. Rien que de voir ses doigts caresser diverses parties de mon anatomie,
cela échauffe davantage le feu du désir qui brûle en moi.
Enfin, je suis libre de toute entrave, et lorsque je m’approche de ma belle
blonde, ce n’est que dans le but de virer le bas de sa tenue moulante. Son
minuscule string assorti à son soutien-gorge me fait littéralement saliver
d’avance. Rien que d’imaginer ce qu’il peine à dissimuler me rend ivre de désir.
Quand mes yeux remontent lentement jusqu’à son visage, je m’aperçois
qu’elle a le regard focalisé sur mon membre, et ce dernier en trésaille de plaisir.
Je décide de pimenter notre petit jeu de séduction.
— Enlève doucement ton ensemble, Blondie. Vire d’abord ton soutien-gorge
et ensuite le bas. Et pendant ce temps, je veux tes yeux braqués dans les miens.
Si tu échoues, je me verrai dans l’obligation de te punir !
Elle n’argumente en rien et se contente de m’offrir un sourire des plus
coquins.
La voilà passant ses mains dans le dos, et rapidement, le bout de dentelle
tombe à terre. Dans son regard scotché au mien je peux lire un désir
incandescent, que moi seul suis capable de satisfaire ! Elle reste ainsi quelques
instants bien cambrée, avec ses seins pointés dans ma direction, ne demandant
qu’à être touchés, titillés et sucés avec ferveur. Sans même m’en rendre compte,
ma main s’est emparée de ma queue pour la masturber.
Le regard de Harley s’assombrit, et malgré la rapidité du mouvement de
l’aller-retour, je la surprends en flagrant délit d’avoir détourné son attention de
mon visage pour observer un point situé nettement plus au sud. Je frémis de
plaisir rien qu’en imaginant le châtiment que je vais lui administrer. J’accélère
les caresses sur mon sexe, en lui parlant de nouveau.
— Ne m’oblige pas à me répéter Harley ou ce ne sera pas une, mais deux
punitions pour toi, ma chérie.
Elle sursaute légèrement à mon sous-entendu concernant son futur châtiment.
Cependant, en aucun cas elle ne rétorque quoi que ce soit. À la place, ses mains
passent nonchalamment sur sa poitrine avant de descendre lascivement
jusqu’aux abords de son string. Ses doigts entourent l’élastique et bientôt ce
dernier repose à ses pieds. Elle lève une jambe, puis de l’autre envoie le morceau
de tissu dans ma direction.
Je l’attrape et ressens le besoin primaire de le porter à mon nez. L’odeur
délicieuse qui s’en dégage brise mon dernier sursaut de conscience. Je deviens
alors un animal en rut dont l’unique obsession est de posséder sa femelle.
— Couche-toi sur le dos avec tes fesses de déesse placées juste au bord du
lit. Et je veux que tu écartes les jambes. Tu vas découvrir ce qu’il en coûte de me
désobéir.
Je balance la petite culotte au loin avant de tomber à genoux devant
l’intimité luisante de ma belle blonde.
Il n’est pas dit qu’un tel spectacle fasse obstacle à ma sombre
concupiscence !
Harley
Je suis couchée sur le dos avec les jambes pliées et largement écartées. Je
peux sentir l’humidité de mon intimité, toutefois je ne résiste pas à l’envie de
frotter mon index sur mes chairs enflammées. C’est doux, c’est chaud et
extrêmement agréable comme sensation. Ce n’est rien en comparaison du regard
foudroyant que me lance Manus. Cela me fait déjà tellement d’effet que je n’ose
même pas imaginer le résultat lorsqu’il remplacera ma main.
J’en reste pantelante de désir ! Et cette promesse exquise de correction…
C’est une torture supplémentaire ! Mais peut-être est-ce justement ça la
punition… Je ne peux m’empêcher de tortiller des hanches lorsqu’il commence à
disperser une multitude de baisers à l’intérieur de mes cuisses. Ces derniers se
rapprochent de mon sexe et amplifient mon envie de lui. Mon regard est
désormais scotché sur sa bouche, dans l’espoir de bientôt la voir se poser à
l’unique endroit où j’en ai véritablement besoin. L’excitation, associée à la
frustration, me fait grogner… Je ne me serais jamais crue capable de sortir un tel
son de ma gorge.
Je ne suis pas la seule étonnée, si je considère le visage interrogateur de mon
amant avec un sourcil levé. Je râle intérieurement qu’il ait cessé sa progression.
C’est en arborant un sourire arrogant que Man me nargue.
— Un souci, ma beauté ?
Il se moque de moi ! Il est conscient de l’effet qu’il a sur moi. Il apprécie
sans conteste ce pouvoir qu’il possède sur mon désir. Et rien que pour cela, il
m’énerve !
— Je ne sais pas, lui rétorqué-je, comme si de rien n’était. À ton avis ?
— Tu as l’air d’avoir envie de planter tes griffes dans mon dos. Il a même le
culot de pousser un petit rire rauque.
— C’est officiel, Man, je te déteste et je…
Je n’ai pas le temps de terminer ma réplique cinglante, qu’il pose enfin ses
lèvres tentatrices sur mon clitoris. C’est électrique, c’est grisant, et ça coupe net
ma capacité à parler. D’autant plus qu’il fixe son regard pénétrant droit dans le
mien. J’en reste interdite tellement c’est intense.
Un de ses doigts glisse avec volupté à l’intérieur de mon corps, c’est bien
malgré moi que mon souffle se fait erratique et sonore. Mon bassin va à sa
rencontre pour accentuer la délicieuse vibration qui chauffe mon sang. Je pousse
des gémissements de plaisir et quand je crois que la sensation devient trop
prenante et que je ne pense pas pouvoir en supporter davantage, un second doigt
rejoint le premier. Une onde électrique fait alors palpiter mes muscles internes, et
Manus se délecte visiblement de l’effet produit.
Les derniers spasmes de mon orgasme s’éternisent, et je tente de retrouver
tant bien que mal une respiration à peu près normale. J’ai chaud et une fine
couche de sueur m’enveloppe, pourtant cela m’importe peu. Je suis bien,
détendue comme jamais depuis fort longtemps. Je suis dans un état d’euphorie
totale, néanmoins je ne suis pas encore complètement repue. Et pour cause, le
fait que Manus ne partage pas mon plaisir ne me paraît pas logique.
Ses doigts et sa bouche ont quitté mon corps, et le vide laissé amplifie ce
sentiment grandissant d’insatisfaction. Et puis, je remarque le regard de mon
amant. En temps normal, il est déjà d’un vert profond, cependant à cet instant
précis il semble avoir pris la couleur d’un lagon qui miroite au soleil. Ses iris me
paraissent presque irréels… C’est sans doute dû au désir que je peux y
apercevoir.
Il ne fait aucun geste. À la place il me scrute. C’est comme s’il tentait de lire
en moi ! Quant à moi, je suis incapable d’articuler un son. Alors pour lui faire
comprendre mon envie de lui, je me contente de tendre mes doigts dans sa
direction. Il se rapproche de moi. Je lui caresse la joue et lui offre un sourire. Ma
main s’arrête dans sa chevelure, et je l’attire gentiment vers mon buste afin de
lui faire comprendre qu’il doit remonter.
Mon Irlandais préféré recouvre avec une vitesse folle mon corps, et ce pour
ma plus grande satisfaction. Son visage au-dessus du mien, il ne m’a jamais paru
aussi beau… Peut-être à cause de l’intensité sexuelle, ou bien, est-ce dû au
tournant décisif que prend notre relation… Il est juste tellement extrême. Je ne
peux m’empêcher de caresser les contours de la tête-de-loup tatouée sur son
bras. Et soudain, j’ai envie de lui poser une question totalement incongrue dans
le contexte de notre situation actuelle.
— Pourquoi ce dessin ?
— Te souviens-tu du film « Danse avec les loups » ?
— Évidemment.
— Je suis tombé amoureux d’eux en voyant ce chef d’œuvre. Et en plus, ils
sont fidèles tout au long de leur existence ! Cette espèce est extraordinaire…
Mon index effleure distraitement les traits de la gueule de la bête, alors que
j’écoute sa réponse.
— Il est sublime Man. Je ne te l’ai jamais avoué, mais c’est mon préféré !
Son regard dérive de mon visage à ma poitrine. Il commence alors à utiliser
sa main pour me caresser plus qu’adroitement cette zone sensibilisée par mon
récent orgasme.
Je passe mes bras autour de son cou et le rapproche brutalement de mon
corps pour l’embrasser. Ainsi, je suis bien ! Avec ses lèvres sur les miennes, nos
langues qui dansent ensemble, sa main occupée avec mes seins, et surtout avec
son érection en pleine vigueur, qui se frotte inlassablement contre mon mont de
Vénus.
De nouveau, les palpitations effrénées de mon cœur me font littéralement
vibrer et la tension dans mon bas ventre ne cesse d’enfler. Bientôt, elle sera trop
importante et elle explosera en un million de petits papillons. Et j’attends ça
depuis tellement longtemps que je m’impatiente. La prochaine fois, nous
prendrons notre temps toutefois aujourd’hui, j’ai un besoin viscéral qu’il me
possède corps et âme. Pour l’instant, il est trop doux, trop calme, trop patient et
cela ne me convient pas. Je compte bien le lui faire remarquer.
Je romps alors notre baiser, et c’est avec mon regard ancré dans le sien, que
d’une main j’attrape son membre et le frotte durement contre l’entrée humide de
mon intimité. Je le sens se tendre sur moi, mais il n’esquisse aucun mouvement.
De toute évidence, il n’est pas encore certain de la suite à donner à notre histoire.
— Qu’est-ce que tu attends pour me prendre, Man ?
Ma question se veut détachée, néanmoins le résultat ressemble davantage à
une pathétique supplication. Ma main continue son ouvrage, et mon
interrogation semble réellement le laisser perplexe.
— Je ne sais pas ! Je crois sans doute que c’est encore un de mes rêves et que
je vais me réveiller au moment précis où je vais te pénétrer… et je n’en ai pas
envie !
— Je te promets que c’est bien réel, mais si tu ne te décides pas bientôt, je te
jure que je…
Je crie au lieu de terminer ma phrase, tout simplement parce que mon bel
amant m’a pénétré avec avidité, grâce à un puissant coup de reins. Il m’emplit
avec délice et la sensation est presque irréelle. J’ai déjà fait l’amour avec deux
types, cela n’a définitivement aucun rapport avec ce que je suis en train de vivre
en ce moment. Je crois que cela provient du lien que nous partageons, Man et
moi.
Une fois au plus profond de moi, il se fige en me caressant le cou puis ma
joue.
— Tu es tellement belle quand tu prends du plaisir. Je pourrais jouir rien
qu’en t’admirant.
Il ne sourit pas, ne plaisante pas, il est extrêmement sérieux, et cela amplifie
mon désir au plus haut point. Le moment s’éternise, et je vais pour mettre en
marche mon corps, lorsqu’il se recule avant de me pénétrer de nouveau… plus
doucement cette fois. J’accroche mes jambes autour de ses hanches et ses
mouvements s’accentuent à chaque passage.
Mon excitation est telle qu’il ne me reste que quelques secondes avant de
jouir à nouveau. Mon bas-ventre commence déjà à se contracter. C’est alors que
Manus grogne en accélérant la cadence, qu’une lame de fond déferle en moi. Je
hurle son nom sans même le réaliser ni me soucier de qui pourrait bien
m’entendre.
Comme en réponse à mon propre plaisir, Manus se laisse emporter par les
vagues de sa jouissance. Ce qui restera à jamais gravé dans mon esprit, ce sont
les traits de son visage, transfigurés par un savant mélange de volupté et de
satisfaction… C’est juste inoubliable.
Il s’écroule alors sur moi, et malgré le poids, j’apprécie sa présence. Je
m’amuse à caresser son dos du bout des doigts et une chose est certaine, je suis
dans une bulle euphorisante. Il est encore en moi, et la sensation est des plus
agréables. Sa tête est cachée dans mon cou et il y parsème quelques baisers.
Je suis consciente qu’à mon réveil, j’aurai des questions, des doutes et
surtout des craintes. Or, tout ce qui compte maintenant, c’est que je suis dans les
bras de l’homme que j’aime, et qu’il vient de m’offrir plus de plaisir en une fois
que toutes mes expériences réunies.
C’est sur ses douces pensées que je sombre dans le sommeil.
5ème partie :
Manus
Le lendemain, c’est avec délice que j’ouvre les yeux sur une main posée sur
mon torse, alors qu’une jambe douce est nonchalamment placée en travers des
miennes. Je ne peux m’empêcher de sourire comme le dernier des crétins. Je suis
au Paradis ! Harley a passé toute la nuit avec moi et malgré les trois rounds qui
ont mis à mal notre sommeil, je suis de nouveau au garde-à-vous, prêt pour la
combler une nouvelle fois. Son visage, du moins la partie visible, est clairement
reposé, comme je ne l’ai pas vu depuis longtemps ! Elle paraît plus jeune, plus
fragile, plus attendrissante… Je ne peux m’empêcher d’entortiller une mèche
éparpillée non loin de ma main. Sa chevelure est si douce… Je me rends bien
compte que j’ai l’air d’un benêt de quinze ans devant son premier coup de cœur,
mais en même temps, Harley est mon seul et unique coup de cœur ! Elle
représente le bon en moi, elle est mon point d’ancrage dans cette vie de chien,
elle est ce qui me pousse à m’améliorer, à désirer un avenir meilleur.
Cela fait bien longtemps que j’ai pris conscience de mon amour pour elle,
néanmoins c’est bien la première fois qu’il se concrétise et que j’entrevoie un
futur possible pour nous. Elle et moi, sur la Route 66, vibrant au son du vent sur
nos bécanes dans le soleil couchant. J’en rêve depuis des lustres, cependant
aujourd’hui mon fantasme peut devenir réalité… Enfin, si je m’y prends bien !
Malheureusement, j’ai tendance à tout faire foirer quand cela concerne ma
belle blonde… J’ai encore du mal à la cerner… Elle a flirté avec Casey même si
de toute évidence elle ne ressent rien pour lui… Pourquoi ? Et pour quelle raison
m’a-t-elle évité alors qu’elle me désirait ? Et si elle ne trouve pas l’auteur du
meurtre de sa mère, quelle sera sa réaction ? Et si elle met la main dessus ? Et je
dois encore lui parler de l’article qui relate les crimes d’un assassin en série, dont
je soupçonne fortement son père d’être l’expéditeur…
Ses doigts caressent tranquillement mon torse et je me rends compte qu’elle
est éveillée, avec ses yeux qui papillonnent sur moi. Toutes mes préoccupations
s’envolent subitement. Je la prends dans mes bras, et l’installe sur mes hanches
pour l’embrasser doucement.
— Salut, Blondie. Si tu pouvais seulement t’imaginer le nombre de fois où
j’ai rêvé de cette scène.
Elle ne répond rien et se contente de me rendre mon bonjour. Déjà, elle frotte
avec insistance son corps contre le mien, et ma bonne résolution de la laisser
tranquille s’envole en fumée.
Je commence à passer ma main sur ses fesses, lorsqu’un claquement sec à
ma porte fige net mes mouvements. C’est mon père qui hurle derrière cette
dernière.
— Manus, tu as cinq minutes pour descendre !
En entendant ses pas fermes s’éloigner, j’en déduis qu’il n’attend pas de
réponse de ma part.
Cette interruption me file les nerfs, et je râle dans ma barbe.
Malheureusement, je dois obéir à l’ordre de mon président, et c’est ainsi que je
repousse gentiment Harley sur le côté. Elle connaît notre monde et ne s’en
offusque guère. Au contraire, elle m’offre un sourire rassurant, avant de se lever
en direction de la salle de bains. Le bruit de la douche résonne alors que je
m’habille rapidement. J’en profite pour poser sur mon lit un sweat à capuche
noir qu’elle a oublié ici il y a des années de cela. Si elle doit remettre sa tenue
d’hier, j’aime autant qu’elle cache le haut. Cela évitera que je colle un pain à
tous ceux qui la materont.
Je dévale les escaliers avant de me diriger vers le comptoir. Avant toute
chose, j’ai besoin de ma dose de caféine journalière. C’est un désordre sans nom
dans la salle, et je plains les filles qui vont devoir tout ranger avant l’ouverture
de ce soir. L’horloge indique dix heures trente, et je songe à mon rendez-vous de
cet après-midi avec le chef des mafieux italiens. Je me demande franchement ce
qu’il peut bien me vouloir…
Sur cette pensée, mon père se pointe, ses bottes claquant fortement le sol
carrelé. Il arbore sa mine des mauvais jours, et Casey, qui le suit de près, ne
semble pas étranger au phénomène. Les deux fondent sur moi en un éclair, alors
que je n’ai même pas encore pu boire une gorgée de mon nectar à l’odeur des
plus alléchantes ! Autant dire que je ne suis pas à prendre avec des pincettes
pour le moment.
— Comment ça va les gars ?
Je lance cette banalité dans l’espoir fou que ma bonne humeur puisse
déteindre sur eux. Leurs postures agressives prouvent que j’ai raté mon coup.
— On a un problème, Manus.
C’est mon père qui parle, mais cela n’est pas vraiment étonnant, il est le chef
après tout.
— Si l’on n’en avait qu’un !
Je souris, mais le regard meurtrier que me lance le Viking m’indique
clairement que ce n’est pas la bonne méthode. Rien à faire ! Je connais
parfaitement le motif de ce petit tête à tête : Harley. Casey a sans doute dû
pleurer dans les jupes de mon père sur le fait que je lui ai piqué sa nana.
Décidément, ce gars m’horripile au plus haut point. Pas assez de couilles pour
venir s’arranger directement avec moi… Mes poings se seraient fait un plaisir de
lui offrir quelques bons arguments à mon point de vue ! Ceci explique sans doute
cela. C’est certes un lâche, mais il n’est pas idiot !
— Il paraît que Harley était la cavalière officielle de Casey hier soir, et a
priori elle a passé la nuit avec toi. Qu’as-tu à répondre à ces accusations ?
— Cela me paraît plutôt clair pourtant. Harley est à moi depuis toujours.
Casey n’est pas capable de la protéger et de subvenir à ses besoins, comme moi
je peux le faire. Elle a simplement réalisé son erreur de jugement hier soir. À
partir de ce jour, elle est officiellement ma régulière. S’il ose, ne serait-ce que lui
parler en tête à tête, je m’arrangerai pour qu’il bouffe de la soupe pour les six
prochains mois.
Je ne me donne même pas la peine de jeter un coup d’œil à Casey. Seul mon
père m’importe.
— Je vais te tuer sale con !
Je dirige mon regard sur le grand blond à la suite de son insulte, et l’image
qu’il donne m’interpelle vraiment. Avec les yeux cernés aux vaisseaux sanguins
explosés, les traits tirés et la chevelure non coiffée, il a l’air d’un fou ! Je le vois
trembler de rage, et sa main se dirige déjà vers son flingue. Il avance d’un pas,
cependant mon père lui barre le chemin en tendant le bras devant lui.
— Tu peux toujours essayer, je lui réponds avec une froideur calculée. Mais
un conseil, ne me loupe pas, parce que je te promets que frère ou pas frère, je
t’exploserai la cervelle avec joie.
Mon Glock est encore dans ma chambre, toutefois un neuf millimètres
patiente bien sagement à portée de main, juste sous le bar. Je le sais et eux aussi.
Il reste à déterminer qui sera le plus rapide de nous deux. Et encore une fois,
nous sommes parfaitement conscients tous les trois que je suis le plus agile avec
une arme.
Le moment s’éternise et j’en profite pour boire une gorgée de mon expresso.
Mon président et Casey me fusillent du regard, seulement ce n’est pas pour les
mêmes raisons. Je déçois sans doute le premier, alors que le second souhaite me
voir pourrir six pieds sous terre.
— Casey, reprend alors mon père calmement, tu as deux solutions. Soit tu
affrontes Manus, soit tu laisses couler. Si tu veux mon avis, il y a d’autres filles
dans le coin. Harley et mon fils, c’est une longue histoire, tu devrais passer à
autre chose.
Sam regarde Casey durant son petit speech, et de mon côté je ne quitte pas
des yeux les doigts hésitants de ce dernier. Je me suis déjà emparé de l’arme
dans mon autre main. S’il tente quoi que ce soit, il sera mort avant même d’avoir
réalisé son erreur. J’en suis presque à espérer qu’il essaye !
— Va te faire fout…
— Assez !
C’est Harley, qui vient de pénétrer dans la pièce telle une furie. Et dire qu’il
allait m’attaquer. On peut dire qu’elle sait choisir son moment pour faire son
entrée…
Elle se place entre nous deux, nous empêchant sciemment de nous entretuer.
Intelligente et vive, en plus d’être belle ! Elle reprend ses réprimandes en nous
regardant alternativement, le Viking et moi.
— À quoi jouez-vous sombres idiots ? Je ne suis pas un trophée que vous
pouvez vous disputer et une chose est sûre : je n’appartiens à personne !
Je suis presque certain que la fin de sa phrase m’est destinée, au vu du regard
meurtrier qu’elle me lance. J’ai encore tout fait foirer !
Et puis elle me tourne le dos pour blablater avec cet emmerdeur. Toutefois,
ce n’est pas un motif suffisant pour ne pas écouter ce qu’elle va lui dire.
— Casey, attends-moi cinq minutes dehors s’il te plaît. Tu me
raccompagneras. On pourra en discuter, comme ça.
Il recule sans me tourner le dos et s’en va raide comme un piquet en
grognant de vagues insultes.
Une fois la porte d’entrée claquée, Harley se retourne vers moi et explose.
— Qu’est qui te fait croire que tu peux décider pour moi, Manus ? Je ne suis
pas et ne serais jamais ta régulière, enfonce-toi bien ça dans ton crâne de piaf !
Mon père a eu la courtoisie de s’éclipser en même temps que Casey. Autant
pour surveiller Casey que pour nous laisser un peu d’intimité, pendant que je me
fais remettre à ma place. Je devrais être en colère, pourtant je suis bien trop
sonné par ses aveux pour ne serait-ce qu’envisager de répondre.
— Mais, cette nuit ?
Mon murmure est franchement pathétique, même à mes oreilles. Harley a
cessé de hurler, néanmoins ce n’est pas pour autant que ses paroles sont faciles à
avaler.
— Écoute Manus, reprend-elle posément, cette nuit a été merveilleuse, mais
ça n’ira pas plus loin, je suis désolée !
Je suis sous le choc. Le temps que je retrouve mes esprits, Harley a déjà
quitté le bar.
Harley
Harley
Harley
Je me sens acculée dans cette petite salle de bain, avec ce superbe corps
masculin posté fièrement devant moi. J’ai envie de poser mes mains partout sur
lui, et en même temps j’hésite à le pousser de toutes mes forces pour m’échapper
par la porte située juste derrière lui.
Manus désire la vérité, toute la vérité alors soit, il va l’avoir ! Ce n’est pas dit
qu’il ne me maudisse pas par la suite. Après tout, je compte lui avouer
franchement que je voulais coucher avec un de ses frères du club pour obtenir
des informations sur les Black Mummies. Quel genre de femme peut faire ça ?
Les salopes, tout simplement ! J’espère que les circonstances atténuantes qui
entourent le sujet permettront à Manus de me comprendre, à défaut de me
pardonner.
— Je veux retrouver le meurtrier de ma mère, et je suis prête à tout faire pour
cela… Même à coucher avec un homme que je n’aime pas ! C’est le seul moyen
que j’ai trouvé pour obtenir les informations nécessaires sur ta saleté de club de
motards ! Et surtout, ne t’avise pas de répéter que la mort de ma mère n’a aucun
lien avec les BM. Tu n’étais pas avec elle au téléphone ce fameux soir ! Tu ne
l’as pas entendue me mettre en garde ! Elle a très clairement parlé des Black
Mummies !
Je crie désormais, les poings tapant rageusement sur le torse dur comme du
marbre de mon interlocuteur, toujours à l’écoute, sans chercher à stopper mes
frappes ou m’interrompre.
Les yeux me piquent et je suis à deux doigts de m’effondrer de nouveau.
Mon beau brun en profite pour s’emparer de mes deux avant-bras, qui persistent
à tambouriner son torse, alors même que j’ai terminé mes aveux.
— J’ai peur de ne pas bien saisir, finit-il par me répondre assez froidement.
Tu as couché avec moi pour obtenir des renseignements sur mon club ?
— Quoi ? Non, bien sûr que non ! Comment peux-tu envisager une seule
seconde que je puisse te faire ça ?
Il se détend au son de ma réplique et relâche mes poignets.
— Mais enfin, de qui parles-tu alors ?
N’a-t-il vraiment pas saisi mon allusion ? Je vais devoir avouer clairement
mon péché.
— Si je suis sorti avec Casey, c’est seulement dans l’espoir qu’il me file des
tuyaux. Je n’aurais pas dû profiter de son attachement à mon égard. Je le regrette
amèrement.
Et sur ce, Manus me surprend au plus haut point : il rit à gorge déployée. À
croire qu’il se force !
— Il n’y a rien de drôle dans ce que je suis en train de te raconter !
— Oh si ! Je savais bien que cette triple andouille ne pouvait pas réellement
t’intéresser !
Sa crise d’hilarité est déplacée et vexante. C’est pourquoi je le contourne et
retourne dans ma chambre pour m’habiller.
Il me suit, bien évidemment, pas gêné pour deux sous de se trimballer nu
comme un ver un peu partout dans la maison de mon enfance. Je mets une
chemise en jean par-dessus un pantalon en imitation cuir, alors qu’il me scrute,
assis sur le lit, terriblement immobile. C’en est trop pour moi !
— Tu peux t’habiller ! Je refuse de continuer cette conversation tant que tu
es à poil !
Il se contente de hausser ses larges épaules avec nonchalance, avant de
récupérer son boxer et son jean, qu’il enfile sans dire un mot.
Alors qu’il termine de boutonner son bas, il parle de nouveau.
— Bon, maintenant que je ne trouble plus tes sens, peut-on discuter
sérieusement ?
— Je n’ai rien à ajouter, lui rétorqué-je, en mettant mes chaussettes. J’ai
essayé, et j’ai raté !
— Arrête-toi cinq secondes, Harley, et regarde-moi !
— Je n’ai pas le temps, j’ai le garage à ouvrir.
Manus me rejoint et attrape mon épaisse chevelure au creux de sa poigne
ferme pour m’obliger à cesser mes gestes, sans pour autant me faire mal.
— Que les choses soient bien claires, Blondie ! Pas question d’un retour en
arrière entre nous deux : tu m’appartiens !
Et sans préambule, il écrase ses lèvres sur les miennes de façon possessive.
Cela ne dure guère plus de quelques secondes, et pourtant j’en suis toute
bouleversée. Et puis il reprend, comme si de rien n’était :
— Oublie Casey, si tu souhaites qu’il garde la vie sauve. En contrepartie, je
peux te faire une proposition qui va…
— Vas-tu me parler des affaires du club ?
Je l’interromps avec une voix proche de l’hystérie. Il baisse son regard à
terre, signe évident de sa gêne. Il n’a aucune intention de me révéler quoi que ce
soit.
— Tu sais que ça ne marche pas comme ça. Si j’étais le président, ce serait
différent, je ferais revoter la règle qui interdit l’entrée des femmes au club. Ainsi
tu pourrais intégrer nos rangs, mais ce n’est pas encore d’actualité et je…
— Je ne peux pas attendre des années que cela change, alors si tu refuses de
m’aider, dégage de chez moi !
Je lui coupe encore une fois la parole, avec toute l’amertume que ses mots
font ressortir en moi.
Je me lève, et tente de partir en force de ma chambre. C’est peine perdue !
Déjà, Manus m’emprisonne par-derrière, dans l’étreinte de ses bras puissants. Il
me susurre à l’oreille, et je frissonne de plaisir bien malgré moi.
— La patience est une vertu, Harley. Ton père ne te l’a-t-il jamais enseigné ?
Si je ne te raconte rien de nos activités, c’est pour te protéger. Cela ne veut pas
dire que je n’ai rien fait ces derniers temps pour trouver l’assassin de Karen, ou
pour retrouver ton père. J’ai même une piste ! Alors, laisse-moi terminer, et
seulement après tu pourras râler de nouveau. Dans le cas contraire, si tu t’entêtes
dans ton comportement de gamine capricieuse, je te traiterai comme telle… avec
une bonne fessée ! Et cette idée me fait bander, alors un conseil, Blondie : ne me
tente pas.
Sa voix faussement calme est teintée d’un désir presque perceptible. Dans un
premier temps, je me suis débattue dans cet étau de muscles, mais rapidement
après sa promesse de punition physique, je me suis statufiée, sentant son
excitation croître en bas de mes reins. Et puis petit à petit, ses paroles prennent
tout leur sens, au fin fond de mon esprit embrumé par le désir.
— Une piste, tu dis ?
— Ah ! J’ai finalement obtenu toute ton attention ! Je suis presque déçu…
Le sous-entendu est hautement sexuel, et je tente d’en faire abstraction pour
revenir à ce qui m’intéresse par-dessus tout.
— S’il te plaît, Manus, peux-tu me relâcher et m’en raconter un peu plus ?
Ma supplication fait mouche puisque je suis de nouveau libre de mes
mouvements. Je me retourne et j’attends patiemment qu’il se décide à tout
déballer.
— Il y a quelques jours, j’ai reçu au courrier un coupon de presse. Pas de
nom et pas de lettre qui l’accompagnait. En inspectant un peu plus l’enveloppe,
j’ai découvert une phrase manuscrite, dont je suis certain que l’auteur est ton
père. J’ai vérifié en comparant les écritures. C’était un article sur une succession
de meurtres qui comporte les mêmes caractéristiques, et qui a commencé il y a
plusieurs années. Toutes les victimes sont des femmes, des blondes, violées, la
gorge tranchée, et pendues par les pieds. Je me suis renseigné auprès de Pete
pour avoir plus de détails. La plupart sont mortes du côté de Détroit, mais des
corps ont été retrouvés dans quatre états différents.
Ce qu’il est en train de m’annoncer m’horrifie, d’autant plus qu’un très
mauvais pressentiment accompagne tout ceci.
— Mon père ? Qu’est-ce qu’il a écrit ?
— Écoute, Harley, je peux t’assurer que je vais tout faire pour retrouver cet
enfoiré avant qu’il y ait une autre morte.
Je suis une femme et je suis blonde, difficile de ne pas m’associer d’office
aux victimes et surtout de ne pas m’effrayer devant une telle histoire. Je ne dois
pourtant pas faire l’autruche !
— Que racontait le mot de mon père ?
Ma voix sèche le fait se raidir. Il s’empare de ma main, et m’incite à m’assoir
sur le bord du lit, avant de me répondre d’un ton morne.
— « Empêche-le de s’en prendre à mon bébé ».
Les battements de mon cœur s’intensifient sous le coup de l’adrénaline, et
mon ami en profite pour s’emparer de ma main. Mon père a l’habitude de
m’appeler ainsi, et je suis partagée entre l’espoir qu’il soit effectivement vivant
et la frayeur d’envisager qu’il puisse connaître l’identité d’un tueur en série.
— Mais… pourquoi mon père s’est-il enfui ?
— J’y ai beaucoup réfléchi, et je pense qu’il comptait le dénoncer. Seulement
ce dernier a probablement assassiné ta mère en guise de représailles. Sans doute
l’a-t-il menacé de te tuer s’il ne s’enfuyait pas. Tu es son moyen de pression, ce
qui me fait dire qu’il est dans ton entourage. Ton père ayant disparu, il est
devenu le parfait suspect auprès des flics, et du coup notre véritable tueur est
lavé de tout soupçon.
— Pourquoi ne m’a-t-il pas directement écrit ? Pourquoi passer par toi ?
— Harley, si tu avais reçu cet article, sois honnête, qu’aurais-tu fait ?
— C’est évident, je l’aurais montré à la police pour prouver son innocence et
faire relancer l’enquête.
— Bien sûr ! Et par la même occasion, tu aurais avoué au monde entier
qu’un meurtrier se pavane chez nous. Et notre homme t’aurait sans aucun doute
descendue pour punir ton père de ne pas avoir obéi. On ne peut pas en parler
pour l’instant. Est-ce que tu comprends ? C’est la raison pour laquelle Teddy m’a
écrit plutôt qu’à toi !
— Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— La menace que tu as reçue prouve que l’étau se resserre autour de cette
ordure. Alors on va continuer comme si de rien n’était, tout en restant sur nos
gardes. Et pas question que tu sois sans protection un seul instant ! Pete se
renseigne discrètement de son côté, et ne parlera de ses découvertes à personne
d’autre qu’à moi.
— Et pour mon père ?
— Nous devons trouver un moyen de le faire rentrer !
Manus
Harley
Cela fait maintenant quatre jours que Manus me sert de garde du corps, nuits
et jours. Et je dois bien admettre que la menace sur ma vie ne me pèse plus
autant alors que je suis à ses côtés. Il me fait rire, il comble tous mes désirs, me
protège comme personne. Si j’en doutais encore, dorénavant je ne peux plus le
nier : je suis définitivement accro à lui. Pour la première fois depuis la mort de
ma mère, la vengeance n’a plus vraiment de place dans mon cœur. L’amertume
disparaît peu à peu, au profit de l’espoir d’une vie meilleure. Un avenir où je
serais heureuse avec Manus. Nous pourrions peut-être même avoir des enfants. Il
pourrait travailler avec moi au garage. Nous construirions une maison dans
laquelle nous pourrions nous fabriquer de nouveaux souvenirs, merveilleux
ceux-là… C’est juste un rêve, j’en suis consciente, pourtant c’est un joli
fantasme…
La réalité est tout autre. Il y aura toujours des obstacles entre nous : son club,
le meurtrier, ses cachotteries… Alors je me contente de vivre le moment présent.
Je profite de notre rapprochement, de ses bras réconfortants, de ses conseils
avisés et de ses blagues !
On est jeudi soir et je suis au bar de Sam. J’ai commandé une tequila à
Lennox, et j’écoute le nouveau groupe de rock engagé pour l’occasion. Ce sont
encore des lycéens, néanmoins ces cinq garçons ont du talent, je ne peux pas le
nier. Je tape du pied en cadence, lorsque Manus pose une main possessive sur ma
cuisse. Je souris comme une bécasse. Il s’approche de mon oreille pour éviter de
hurler.
— Mon père veut qu’on discute. Je dois te laisser une petite heure. Mais
profite du groupe et du bar. Lennox garde un œil sur toi. Si tu as le moindre
souci, vas le voir.
J’acquiesce simplement de la tête, et il s’éloigne vers la porte de service.
Ce sont les vacances scolaires, et je remarque que le bar est rempli ce soir. Je
note d’ailleurs la présence de cette idiote de Clarissa, accompagnée de toute sa
clique. Son cousin est également de la partie, et nous discutons un bon moment
durant la pause du groupe. Cole est décidément un gentil gars, je me demande
encore comment il peut partager les gênes avec cette garce de Clarissa. Nous
épiloguons sur les sorties au cinéma, lorsque cette dernière rapplique à nos côtés
pour balancer son éternel venin.
— Tiens donc ! Ne serait-ce pas cette traînée de Harley, qui drague
impunément mon cousin, alors qu’elle est censée être maquée avec le plus beau
gars du coin ? Pitoyable ! Je me demande ce que va en penser Manus…
Son air triomphant me fait littéralement bouillir le sang dans les veines. Je
me raisonne pour ne pas céder à mon envie de lui coller une droite.
— Dégage, Clarissa ! Tu vois bien que tu nous déranges.
La voix sèche de Cole envers sa cousine me fait plaisir. C’est certes mesquin,
mais qu’est-ce que c’est bon ! Surtout en notant qu’elle a sursauté devant Cole,
tel un lapin apeuré.
— Eh bien, Clarissa, renchéris-je avec satisfaction, tu as perdu ta voix de
crécelle ?
— Rira bien qui rira la dernière !
Elle me crache la promesse d’une future vengeance, tout en se retournant
dans un mouvement digne d’une actrice de théâtre ! Cole et moi nous regardons
un instant, avant de nous esclaffer.
— Je vous dérange ?
Je sursaute légèrement à l’intonation de cette voix que je ne connais que trop
bien. Mon collègue de comptoir a cessé de s’amuser. Il s’excuse de devoir
retrouver sa cousine, puis m’abandonne aux prises avec le nouveau venu. La
poisse !
Ce dernier prend la place de Cole nouvellement libérée, et commande une
bière brune à Lennox. Le barman s’exécute, non sans avoir au préalable observé
ma réaction. Je le rassure par un sourire de façade et je bois la moitié de mon
verre, avant de trouver le courage d’affronter mon nouveau voisin de comptoir,
Casey.
Simplement vêtu d’un jean noir et d’une veste de motard à l’effigie du club,
je devrais être aveugle pour ne pas remarquer qu’il est craquant… Et je ne le suis
pas ! Néanmoins, cela n’a rien à voir avec ce que je peux éprouver en présence
de Manus. Je ne ressens pas les papillons dans mon ventre, les palpitations de
mon cœur, ma gorge asséchée et l’impression de transpirer abondamment. Non,
c’est juste le plaisir de converser avec une personne que j’apprécie, du moins
normalement.
Pour le moment, je suis plutôt aux prises avec ma culpabilité. Et pour cause,
sa présence n’est pas anodine. Il m’a laissé du temps, comme il me l’a promis.
Seulement, les grains du sablier se sont écoulés, et Casey veut sa réponse. C’est
légitime, pourtant je dois malheureusement admettre que je n’ai guère pensé à
lui depuis notre dernière conversation. Ce qui ne fait que confirmer ce que
j’envisageais déjà sérieusement à l’époque, à savoir que toute cette mascarade
concernant notre prétendue relation est bel et bien terminée.
Maintenant, je dois trouver les mots adéquats pour qu’il ne souffre pas outre
mesure. Ses yeux d’un bleu incandescent ne cessent de me scruter, tandis que
Lennox pose sa commande.
Nous n’avons toujours pas échangé la moindre parole. Autant dire que la
prolongation de ce silence ne fait qu’augmenter le malaise entre nous. Il
n’affiche aucune expression, ni peine, ni colère, ni déception. C’est comme s’il
était vide. Et cette situation est encore pire à supporter. Je me décide alors à
entamer la conversation.
— Écoutes Casey, je dois…
— Ne te donne pas ce mal, Harley, me coupe-t-il avec froideur. Tout ce
putain de patelin sait déjà que vous êtes ensemble.
Je ne lui ferais pas l’affront de nier, même si je ne suis pas vraiment certaine
de ce que Man et moi sommes vraiment.
— Je suis navrée, Casey, lui réponds-je d’une voix aussi douce que la sienne
est dure, je ne voulais pas que ça se passe comme ça !
Il ingurgite la moitié de sa bouteille d’une traite, avant de me lancer un rire
sardonique.
— Moi non plus, Harley !
Et sans rien ajouter, il pose un billet sur le bar et s’en va vers la porte, sans
un regard pour moi.
Un étrange malaise s’empare de moi et me fait frissonner. Je n’aime pas la
façon dont s’est déroulée la conversation. J’aurais préféré qu’il hurle, m’insulte,
au lieu de devoir affronter une telle froideur !
Le groupe reprend son rythme endiablé après une pause prolongée, et bien
vite, je suis de nouveau happée par la musique tonitruante. Je m’égosille en
chantant un refrain, lorsqu’un torse ferme et chaud se colle dans mon dos. Même
si je ne me suis pas donné la peine de vérifier l’identité du nouvel arrivant, je ne
suis pas inquiète. Son odeur l’a trahi. C’est un subtil mélange d’arômes musqués
et de notes poivrées. Je ne connais pas le nom de son parfum, mais je dois
absolument me renseigner à ce sujet... Il disperse quelques baisers sur mon
épaule et remonte avec sensualité le long de mon cou, pour finir par me titiller le
lobe de l’oreille. Les poils de mes bras se dressent.
— Je t’ai manqué, p’tite tête ?
Je ne réponds pas, et préfère me retourner pour lui faire face. Les mains
posées de chaque côté de son visage, j’espère lui transmettre au travers de mon
regard toute l’intensité de mon désir. Sa barbe de trois jours me picote
agréablement la peau, et je m’y attarde alors que je m’approche avec l’intention
de l’embrasser.
Nos lèvres se touchent, s’apprivoisent, s’enflamment et alors que nos langues
rejoignent la danse, un léger « hum hum » brise ce moment magique.
Nous nous retournons ensemble pour fusiller du regard la personne à
l’origine de cette interruption : Lennox. Avec son sourire imperturbable, je serais
tentée de lui balancer mon verre encore à moitié vide en pleine tête ! Notre
réaction ne l’intimide pas le moins du monde, si l’on considère sa réplique
suivante :
— Y’a des chambres pour ça, vous savez ?
Et il s’esclaffe, bientôt accompagné par Marlon et Carter, qui sont accoudés
au comptoir pour s’enfiler leurs whiskys, juste derrière Manus. Dire que je ne les
ai même pas vus s’approcher, trop prise dans mes pulsions de désir envers ce
foutu Irlandais !
Laurel et Hardy s’amusent encore, quand mon amant s’empare de ma main
pour m’entraîner hors de ce lieu trop bruyant, et décidément trop fréquenté !
Pendant un instant, je pense qu’il m’emmène dans sa chambre, mais non.
Nous récupérons nos vestes et sans un mot, il me fait monter derrière lui, sur sa
Harley Davidson. Je songe une seconde à lui rappeler que j’ai ma propre moto,
toutefois j’oublie toute remarque féministe quand son regard supplicié me
transperce.
— Fais-moi plaisir, mon cœur.
Plutôt que de répondre, j’attache mon casque et enfourche l’engin.
— Où m’emmènes-tu ?
Il rit franchement en démarrant son moteur, qui ronronne à la perfection.
— Surprise, Blondie !
Sur ce, nous voilà avalant les kilomètres de bitume dans la douce obscurité,
avec pour seuls compagnons de route les rayons de l’astre lunaire.
Cela dure bien trois quarts d’heure avant que nous stoppions net devant un
véritable chalet en bois, perdu au milieu d’une forêt de pins. C’est isolé, c’est
spartiate et surtout c’est magnifique !
Manus
Quand je pose un pied à terre, je ne suis pas certain que la vieille cabane de
Red soit un choix judicieux pour passer une nuit romantique avec ma belle
blonde. En effet, même dans l’obscurité, je peux sans difficulté affirmer que ça a
l’air délabré, et qu’une touche féminine ne serait pas du luxe. Je m’apprête à
proposer à Harley de rentrer, lorsque je la sens me lâcher pour descendre, et
s’extasier devant l’endroit. Je sais qu’elle aime par-dessus tout la nature, c’est
pour cette raison que j’ai choisi le cabanon, mais quand même ! Dans mes
souvenirs, c’était plus… Je l’ignore en fait, mieux entretenu peut-être. Toutefois
à l’époque, Red était encore marié et sa femme en prenait grand soin.
— C’est si calme, si reposant, et l’air est si frais, s’exprime avec joie ma
compagne. C’est parfait !
Me voilà rassuré sur le sujet. J’ôte mon casque et la rejoins en quelques
enjambées. Au loin, le hululement d’une chouette attire l’attention de Harley, et
de mon côté j’en profite pour ouvrir la vieille et grinçante porte en bois, dont la
peinture verte est depuis longtemps écaillée. Je pénètre dans l’habitation
spartiate, et je soupire de soulagement en constatant que l’électricité marche
encore ; je n’aurais pas à chercher le disjoncteur dans la pénombre.
La pièce qui sert de cuisine, de salon, de salle à manger et d’entrée n’excède
pas les vingt mètres carrés, heureusement elle est bien aménagée, et chaque
espace a été optimisé pour le rangement. Tout est en bois, et même si c’est un
peu démodé, il n’en reste pas moins que l’ensemble a du cachet. J’observe à la
dérobée Harley, qui inspecte le cabanon dans ses moindres détails.
— C’est à Red, il me l’a prêté. Les deux portes au fond donnent sur une
chambre et sur une salle de bain avec W.C.. Ce n’est pas le Hilton, mais je me
suis dit qu’après ce que tu as traversé dernièrement, un peu de dépaysement ne
serait pas du luxe.
Harley pivote à cent quatre-vingts degrés, les mains en l’air, avant de me
sauter dans les bras. Elle ressemble à une petite fille qui pénètre dans le château
de ses rêves. Elle est heureuse, et pour l’instant c’est tout ce qui compte. Je
tourbillonne avec la femme que j’aime, puis je l’embrasse avec fougue.
Elle est si belle à cet instant précis que je la désire à en avoir mal ! Je la porte
jusqu’à la chambre et je nous laisse tomber sur le grand lit deux places. Je note
dans un coin de mon cerveau de remercier Red d’avoir fait passer la femme de
ménage. Elle a non seulement nettoyé l’endroit, mais a aussi rempli le
réfrigérateur ! Je cesse d’embrasser Harley le temps de nous déshabiller
mutuellement. Nous ne sommes pas doux et c’est encore plus excitant. Et pour
cause, nous subissons ce feu qui nous brûle et que seuls nos orgasmes respectifs
pourront éteindre !
Mes gestes sont durs, rapides et ciblés, or mon amante ne semble pas
vraiment s’en plaindre, si je considère les halètements qui sortent de sa bouche.
— Putain ! Je pourrais jouir rien qu’à t’écouter.
Et je reprends avec regain le titillage de ses tétons, pendant que mes doigts
s’aventurent entre ses cuisses. Elle replie ses jambes en les écartant dès que mon
index frôle son clitoris. Et je ne parle pas de sa main qui tente de s’emparer de
ma queue dans le but de me torturer davantage… Je dois être masochiste, car
j’adore ça !
Elle me surprend en nous faisant rouler afin de prendre position sur mon
bassin.
— Je veux te goûter !
Ce n’est pas une question, et ce ne sont pas mes coups de hanches répétés qui
contrediront le fait que j’apprécie l’attention que sa bouche porte à mon sexe,
rendu douloureux par la raideur.
Je suis sur le point de jouir et je pense qu’elle s’en rend compte, car la
sournoise remonte le long de mon corps en déposant au passage une multitude
de baisers, m’embrasant davantage à chaque nouvel attouchement.
— Tu essayes de me tuer, Harley, je la supplie. Avoue !
Et chose étonnante, elle se fige et part dans un grand fou rire. Le genre de
son communicatif qui m’oblige à la suivre dans son délire. J’en profite au
passage pour inverser nos positions. Et alors qu’elle peine à se calmer, je trouve
le moment idéal pour annoncer ce que je ressens.
— Je t’aime, Harley.
Mon amante cesse de bouger et de sourire sous le coup de la surprise, avant
de passer ses mains avec douceur dans ma chevelure. Elle ne me retourne pas ma
déclaration. Ce n’est pas utile. Égoïstement, je me moque de savoir si elle
m’aime, à partir du moment où elle reste à mes côtés. Du moins, ça, c’est en
théorie. En pratique, je meurs d’envie d’entendre ces mots sortir de sa bouche.
Le moment s’éternise et alors que je perds espoir, elle me répond enfin.
— Je ne sais pas quand ni comment tu as réussi cet exploit, Manus, mais une
chose est désormais certaine, je suis incapable de vivre sans toi, tellement je
t’appartiens corps et âme…
Ces mots ont l’effet d’un puissant aphrodisiaque sur mon corps, et je
l’empêche de terminer sa phrase en la pénétrant d’un intense coup de reins.
C’est comme si je nageais en plein milieu d’un rêve fantastique. Je n’arrive
pas à croire que c’est la vérité.
Je perds le contrôle. Déjà, je sens l’orgasme monter du plus profond de mon
être. Je ne fais rien pour le retenir. Bien au contraire, j’accélère la cadence.
Et puis je crie, et elle me suit comme si le simple fait de me voir jouir
déclenchait son propre orgasme. Cette idée possède le don de prolonger mon
plaisir !
C’est à contrecœur que nos deux corps se séparent. Je me couche à ses côtés,
afin de pouvoir retrouver mes esprits.
Harley ne peut s’empêcher de poser sa main sur mon ventre et de venir caler
sa tête sur mon épaule. Le moment est parfait. Nous sommes bien elle et moi,
perdus au milieu de nulle part. J’aimerais pouvoir rester ici pour l’éternité.
Malheureusement, la réalité estompe rapidement les dernières affres de ce
bonheur nouvellement acquis.
Harley semble partager mes pensées, puisqu’elle rompt ce silence
bienfaisant.
— Je dois me rendre à Détroit en début d’après-midi, chez l’avocat de mes
parents. Tu viens avec moi ?
— Évidemment que je t’accompagne. Ça tombe bien, j’ai quelques trucs à
faire dans le coin.
J’évite de m’attarder sur les détails, d’autant plus que cela concerne un
certain chef de la mafia italienne et une réponse à son alléchante offre
d’emploi…
Ce retour à la dure réalité m’oblige à devoir me montrer des plus francs,
même si cela me tue. Je me redresse, dos contre le mur, et me lance.
— Harley, je dois t’avouer quelque chose, je commence avec le cœur
palpitant, un autre meurtre a eu lieu le jour où tu as découvert le mot chez toi. La
victime était une strip-teaseuse, qui travaillait dans une boîte de Toledo. Le mode
opératoire correspond à l’assassin à propos duquel ton père nous a envoyé la
coupure de presse.
Ma belle se tend à mes côtés et me fixe dangereusement de son regard
perçant, avant de sauter du lit.
— Et tu comptais me le dire quand au juste, Man ? m’assaille-t-elle avec
fureur. Je parie que c’est pour ça que tu m’as amené ici ! Tu essayes de me
cacher, je me trompe ?
— Non, ce n’est pas vrai. Et en aucun cas, je ne te planque… Je te protège,
c’est différent !
— Et en quoi le fait de me dissimuler des informations vitales peut-il bien
me préserver, Manus ?
Elle me pointe de son index rageur tout en criant. Elle est tellement hors
d’elle qu’elle ne s’est même pas aperçue de sa nudité. Tout en pestant sa fureur,
elle se réfugie dans la salle de bain, et bientôt, le son de l’eau qui coule
m’indique qu’elle se lave.
Quant à moi, je suis encore dans ce lit, incapable de me lever pour la prendre
dans mes bras, me justifier, ou même la réconforter, pour la bonne et simple
raison qu’elle est en droit de m’en vouloir. Je lui ai sciemment masqué des
informations importantes, sous prétexte de ne pas l’inquiéter.
Toutefois, cet après-midi, je vais devoir l’abandonner le temps de mon
rendez-vous avec monsieur Pavarito, et je suis plus anxieux que jamais. Je
compte demander à un frère de veiller sur elle pendant ce temps-là.
Je récupère mon téléphone et passe deux appels. Le premier est à destination
du secrétariat de monsieur Pavarito, qui me donne un rendez-vous à quinze
heures, l’autre, à un type qui m’horripile plus que tout, mais qui tient autant à la
sécurité de Harley que moi.
— Allo, Casey, commencé-je d’une voix plate, j’ai besoin que tu tiennes
compagnie à Harley cet après-midi.
Ce n’est pas une question, et mon interlocuteur au bout de la ligne en est
parfaitement conscient.
— Tu n’as qu’à me dire l’heure et l’endroit, j’y serai.
Son ton est étonnement calme au vu de notre dernier échange houleux. Il ne
m’injurie pas pour lui avoir piqué sa copine, il ne me pose pas de multiples
questions sur la raison de ma demande, il ne me fait pas languir inutilement. Il se
contente d’acquiescer sans résister. Et pour cela, je lui en suis reconnaissant.
J’ai à peine raccroché que ma belle blonde ressort de la minuscule salle de
bain, entièrement habillée. Et vu le regard furibond qu’elle me lance, je peux
dire sans trop m’avancer que la douche n’a pas calmé ses envies de violence à
mon égard…
6ème partie :
Quand sonne le glas…
Harley
Je n’en reviens pas que Manus ait pu me cacher des informations aussi
longtemps. Malgré ses excuses, je n’ai pas réussi à faire redescendre ma colère.
Je ne suis même pas parvenue à lui parler. Et le pire c’est que nous n’avons
qu’une moto, la sienne ! Je suis perdue au milieu de nulle part, bien incapable de
donner des indications nécessaires à un ami pour qu’il puisse venir me récupérer.
Faire face aux conflits avec calme et maturité ne fait définitivement pas partie de
ma panoplie de qualités !
Alors je lui ai offert mon plus beau silence en guise de compagnie durant le
restant de la soirée. Il a insisté pour me laisser le lit, et il a choisi le vieux canapé
défoncé pour lui. Autant dire que ses cernes au matin me font mal au cœur,
même si de mon côté le résultat ne doit guère être plus brillant. Après un café
fort, je l’abandonne pour me promener dans les alentours.
Cette balade à pied me fait le plus grand bien, je dois le reconnaître. Le chant
des oiseaux, les rayons du soleil sur mon visage et la beauté de la nature y sont
pour beaucoup…
Quand je rentre, la vieille horloge en bois indique presque midi. L’odeur
alléchante du bacon et des œufs brouillés me fait saliver. Manus n’a que son jean
sur lui, et je dois bien avouer que les muscles qui jouent sous ses tatouages sont
un motif supplémentaire de baver, même si c’est pour une autre raison. Il a
encore les cheveux humides de sa douche et il se dégage de sa personne une
agréable odeur de savon…
Je préfère tourner mon regard en direction du journal posé sur la table, avant
de finir par me jeter sur l’homme que j’aime autant qu’il me rend folle. La revue
d’information date d’aujourd’hui, ce qui indique que mon amant est sorti. Je ris
amèrement à l’idée qu’il m’ait abandonnée au milieu de cette forêt, alors même
qu’il craint pour ma sécurité !
Manus pivote en entendant mon intervention. Son regard passe du journal à
moi, et il hausse un sourcil, avant de se retourner. Il éteint la gazinière et vide le
contenu de la poêle dans deux assiettes, qu’il dispose ensuite sur la table, où je
feuillette le quotidien.
Il fait demi-tour pour récupérer des couverts, avant de s’assoir face à moi. Je
n’ai aucun doute sur le fait qu’il a parfaitement saisi le cheminement de mes
pensées. Je pousse ma lecture au coin de la table, pour commencer à manger.
Je vide la moitié de mon assiette, tandis que Manus n’a pas encore touché la
sienne, se contentant de m’observer. Je le regarde à mon tour, et c’est sans doute
le signe qu’il attend pour commencer son petit discours.
— Si je suis sorti ce matin, c’est juste pour vérifier les lieux de distributions
du journal, dont ton père m’a envoyé la coupure. Ils ont une agence pas loin, du
côté de Monroe. Il s’avère qu’en leur montrant le bout de papier, la rédactrice en
chef est parvenue à me définir la zone de diffusion.
On peut dire qu’il a réussi son coup, car je suis tout ouïe à présent. À partir
du moment où il est question de mon père, j’en oublie jusqu’à mon nom, alors
les raisons qui m’obligent à faire la tête à Manus…
— Et ?
— Figure-toi que c’est une édition spéciale sur les meurtres en série non
résolus de ces dix dernières années, dans le Michigan. Celle-ci n’a été distribuée
qu’à Détroit et dans ses alentours, à l’occasion de la campagne du maire sortant,
qui compte bien faire de la résolution de ces cas son cheval de bataille pour les
prochaines élections. Notre meurtrier a un palmarès impressionnant dans le
coin !
— Ce qui veut dire que mon père est à Détroit ! Je n’arrive pas y croire.
Enfin, nous avons une piste sérieuse !
Le sourire de Manus signifie qu’il pense la même chose. Et du coup, j’en
oublie complètement ma colère à son égard, au profit d’une envie subite de lui
sauter dans les bras.
— C’est ce que je crois aussi ! Et maintenant qu’on a une zone définie pour
les recherches, ce sera nettement plus simple. Pendant ton rendez-vous avec le
notaire, je vais faire passer le message à quelques personnes qui ont des yeux
partout dans Détroit. On va le retrouver, je te le jure !
Le fait que mon père se soit réfugié au sein même de la ville dont est issu
mon frère ne peut pas être une coïncidence ! Je préfère y voir un message codé.
Peut-être sont-ils tous les deux ensemble ? Je ne sais pas quoi faire et
l’expression de mon visage doit refléter à merveille mon ressentiment, car
Manus se lève et s’agenouille à mes côtés, en posant ses doigts sur mes cuisses.
— On va le trouver mon cœur, même si je dois inspecter moi-même chaque
recoin de cette maudite ville !
Manus essuie du pouce une larme qui coule sur ma pommette. Je ne me suis
pas rendu compte que je pleurais. J’attrape sa main et la colle à ma joue. Elle est
calleuse, pourtant elle ne m’a jamais paru aussi douce, chaude et réconfortante.
Je ferme les yeux pour en profiter au maximum.
— Finis ton assiette, Blondie, on doit partir !
Sur ce, il s’éloigne de moi avant d’enfourner sa nourriture en vitesse. Pour
ma part, une barre s’est calée en travers de mon estomac, et c’est sans
enthousiasme que je me force à terminer mon assiette.
J’ai à peine le temps de poser ma fourchette que Manus débarrasse ma place.
Il fait la vaisselle, et moi je reste plantée comme une idiote derrière lui. Je suis
incapable de bouger, de m’excuser, de le remercier… Je ne suis pas certaine de
la réaction à adopter pour faire face à la situation.
Alors du coup, je me contente de l’entourer de mes bras pendant qu’il rince
la poêle. S’il est surpris, il n’en montre rien. Je pose ma joue dans son dos et
j’enlace avec délice son poitrail.
— J’ai de la chance de t’avoir à mes côtés depuis tout ce temps.
Mon murmure est si bas que je ne suis pas certaine qu’il l’entend avec le
bruit de l’eau qui coule.
Et pourtant, Man éteint le robinet, et enveloppe mes mains sur les miennes
pour un bref moment de silence symbolique.
— Non, c’est moi qui suis chanceux d’avoir trouvé mon âme sœur.
Alors il se retourne et pose ses doigts en coupe de chaque côté de mon
visage.
— Écoute, Harley, je suis conscient d’avoir tout fait foirer entre nous lorsque
je me suis retrouvé en prison. Peu importe mes raisons à l’époque. Aujourd’hui,
c’est différent ! Si tu souhaites que je quitte le club, je peux. Si tu désires une
petite vie tranquille sans histoire, je m’en accommoderai. Si tu veux de moi, je
suis prêt à tous les sacrifices !
Ces mots sont ceux que chaque femme de motard aimerait entendre au moins
une fois dans son existence, et ce même si elle prétend le contraire. Ne plus vivre
avec la crainte de voir son mari décéder dans un règlement de comptes ou finir
ses jours en prison. Et pourtant, je ne ressens aucune joie en écoutant ses mots,
pas quand ils recèlent autant de tristesse.
— Manus, aimer c’est accepter l’autre tel qu’il est. Ce club, c’est toute ta vie,
et je refuse de t’en priver ! Un jour prochain, tu seras à sa tête, et alors tu feras
de grandes choses, j’en suis persuadée. Peut-être même que j’y aurais ma place.
Mais en attendant, tu feras ce que tu as à faire… Tout comme moi.
Alors que le moment est chargé en émotions, Manus me surprend en me
soulevant, avant de me poser sur le plan de travail, et de m’embrasser avec
fougue. Entre deux respirations, il en profite pour conclure ce moment de pure
sentimentalité en beauté.
— Je t’aime tant et depuis si longtemps que j’ai toujours peur de me réveiller
et de constater que tout n’est qu’un joli rêve !
Il reprend son étreinte avec hardiesse et y ajoute ses délectables mains, qui
empoignent mes fesses pour me rapprocher au maximum de son corps ferme.
Alors que mes doigts s’égarent involontairement du côté de la boucle de sa
ceinture, Manus reprend ses esprits, et s’éloigne d’un grand pas en arrière, me
faisant presque tomber au passage…
— Mais qu’est-ce que tu fais ?
La frustration me donne un ton plus rauque que d’habitude. J’ai au moins la
satisfaction de constater que Manus est dans le même état que moi, sa respiration
saccadée en est la digne preuve.
— Ma chérie, si je te laisse faire, on en a pour l’après-midi à faire l’amour, et
nous avons des obligations. Alors je te propose de garder la suite des festivités
pour ce soir.
Je hoche positivement la tête, même si mon cœur n’est pas vraiment
d’accord avec cette décision.
Je vais donc rassembler mes quelques affaires, pendant que Manus enfile un
haut. Nous récupérons nos vestes, nos sacs, et nous voilà repartis sur sa Harley,
direction Détroit !
Je précise que je ne me suis jamais autant serrée derrière quelqu’un en moto !
Manus.
Harley
Le temps se couvre rapidement en cette journée de novembre, et lorsque
nous entrons dans le hall du vieil immeuble du notaire, un crachin commence à
tomber.
— On a eu chaud !
Je souris en appuyant sur le bouton d’appel de l’ascenseur. J’espère dérider
un peu Casey, qui n’a pas desserré les mâchoires depuis le départ de Manus. Et
ce malgré les trois bières qu’il a bues cette dernière demi-heure, dans le bar au
coin de la rue.
— Si tu le dis.
Il me répond à peine et se contente de jeter un œil à sa montre, encore une
fois. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il m’en veut toujours. Peut-être est-ce
sa technique pour me faire payer le mal que je lui ai infligé ? C’est certes un peu
tordu, mais après tout, je ne connais pas très bien cet homme. Et je commence à
me dire que j’ai bien fait de ne pas continuer ma petite expérience avec lui.
Quelque chose chez Casey m’a toujours perturbé, un genre de côté sombre qu’il
a soigneusement caché, du moins jusqu’à ce jour.
Je vais pour lui indiquer qu’il n’est pas obligé de m’accompagner, lorsque la
porte de l’ascenseur s’ouvre, mettant soudainement fin à mon initiative. J’entre
dans la cabine, appuie sur le bouton de l’étage du notaire, et Casey me suit dans
un silence pesant. Décidément, son côté Mister Hyde commence à me courir sur
le haricot !
— Écoute, Casey, commençais-je d’un ton ferme, et plus cassant que
nécessaire, si tu as quelque chose à me dire, crache le morceau une bonne fois
pour toutes, qu’on puisse enfin crever l’abcès.
Il me jette un regard froid, et pour la première fois depuis que je le connais, il
me file des frissons.
— Tu as ton rendez-vous, me rétorque-t-il avec indifférence. Mais après…
pourquoi pas ? Je voulais justement te parler d’un truc important.
Je hoche simplement la tête en guise d’acquiescement, alors que le coulissant
métallique s’ouvre à nouveau.
Je trouve rapidement la porte, où une plaque dorée porte le nom de mon
notaire en belles lettres calligraphiées. Je sonne avant d’entrer. Une secrétaire à
l’air sévère, et ayant largement atteint l’âge de la retraite, nous reçoit avec
politesse et appelle son patron. Puis elle nous indique la direction de son office.
— Je vais patienter dans la salle d’attente, Harley.
— Comme tu veux !
En vérité, je suis plutôt soulagée de ne plus sentir son regard réprobateur sur
moi.
Je toque à la porte vitrée et entre dans la foulée. Le vieil homme assis
derrière son bureau affiche de suite un sourire franc et amical, que je lui rends
bien volontiers.
— Maître, heureuse de vous revoir.
— Mademoiselle Estow, me répond-il, en serrant doucement ma main. Tout
le plaisir est pour moi, soyez-en certaine. Installez-vous, je vous en prie.
Il m’indique un fauteuil en cuir noir usé jusqu’à la trame, mais étonnamment
confortable. Je décline poliment sa proposition de boisson, et bien vite, il entre
dans le vif du sujet.
Il me montre une épaisse liasse de documents agrafés. Je note des actes de
propriétés, des états de comptes bancaires et encore d’autres papiers, dont même
les titres me laissent perplexe.
Il me fait une liste exhaustive de toutes mes liquidités, et j’ai du mal à rester
sereine devant les sommes astronomiques qu’il m’annonce calmement.
— Je sais que cela fait beaucoup à gérer pour une jeune personne, c’est
pourquoi je me propose de vous assister si vous désirez connaître les différentes
possibilités de placements qui s’offrent à vous. À moins que vous ne préfériez
l’investissement ?
Maître Singleton poursuit son discours, alors que je suis complètement
déconnectée.
— Mademoiselle Estow ?
Sa voix me ramène à la réalité.
— Excusez-moi, bredouillé-je bêtement, que disiez-vous ?
— Je vous expliquais simplement que j’ai pris l’initiative de faire ouvrir un
compte à part, où sont déposés les cent mille dollars destinés à votre demi-frère.
Avez-vous pu retrouver sa trace ?
— Pas encore, malheureusement, mais je poursuis mes recherches. Et puis,
avec un peu de chance, mon père sera bientôt de retour à la maison. À ce propos,
c’est sans doute une question bête, cependant je dois quand même vous la poser :
il n’aurait pas pris contact avec vous depuis la mort de ma mère, par hasard ?
L’avocat m’offre un regard compatissant, avec un geste que je qualifierai de
nerveux. En effet, il me répond en remontant les lunettes sur l’arête de son nez.
— Je suis navré mademoiselle Estow, mais non. La police m’a déjà posé la
question.
— Je me devais de vous le demander, même si je me doutais de la réponse.
— Aucun souci. Si je peux vous aider d’une manière ou d’une autre,
n’hésitez surtout pas. Pour revenir à votre frère, j’ai placé son capital sur un
compte ouvert à la banque où se situe le coffre-fort, dont vous êtes dorénavant
l’heureuse propriétaire. Quant au reste, je l’ai fait transférer à votre banque
actuelle.
Je songe au fameux coffre-fort dont le notaire avait déjà fait mention durant
notre premier entretien. Que peut-il bien contenir, puisque toute la paperasse
importante est ici ? De plus, je ne me souviens pas que mes parents aient possédé
des bijoux ou d’autres objets de valeur, qui vaillent la peine de payer un endroit
aussi sécurisé. Alors un espoir naît au plus profond de moi ; et si toutes les
réponses à mes questions se trouvaient dans ce satané coffre, l’identité de mon
frère, ou le rapport avec le meurtrier en série qui sévit depuis des années, ou bien
même l’adresse de la cachette de mon père ?
— Ce coffre, en avez-vous fait mention à la police ?
— Personne ne m’a interrogé à ce sujet, et je n’ai rien dit.
Le vieil homme, au visage décidément amical, m’offre un grand sourire.
— Merci bien, Maître. Pourriez-vous m’indiquer le nom de la banque en
question ?
Il se contente d’écrire l’adresse au dos d’une de ses cartes de visite, avant de
me la tendre. Il retire ensuite une clé de son propre espace sécurisé situé derrière
lui, puis me la confie.
— Vous n’avez qu’à vous présenter à la banque, justifier de votre identité, et
réclamer l’accès à la salle des coffres. Une fois sur place, le numéro sur la clé
vous indiquera la bonne boîte.
Je réitère mes remerciements, et lorsque je prends connaissance de l’adresse
de la banque, je me réjouis de constater qu’elle se trouve à Détroit même, et à
moins de dix minutes d’ici.
L’homme me serre chaleureusement la main, avant de me raccompagner à la
porte. Je porte mon sac à dos, dorénavant bien chargé, toutefois, c’est le cœur
léger que je repars. Et pour cause, j’ai espoir de trouver un nouvel indice dans
cette banque. Casey n’est pas dans la salle d’attente, et la secrétaire, témoin de
mon expression médusée, s’empresse de m’éclairer sur ce point.
— Votre ami avait chaud, il prend l’air en bas.
Je la remercie, avant de prendre congé. Je retrouve effectivement Casey dans
l’encadrement de la porte d’entrée, une cigarette à la bouche. Il semble perdu,
tout en fixant les gouttes de pluie, qui tombent avec parcimonie.
— Je pensais que tu avais arrêté il y a deux ans !
Il se retourne, affichant ouvertement sa surprise. Il ne m’avait même pas
entendue arriver. Et son expression a quelque chose d’enfantin, ce qui le rend
attendrissant.
— Il faut croire que je manque de volonté.
Il écrase le mégot sous la semelle de sa botte, et son visage retrouve tout sa
dureté.
— On rentre ?
— J’aimerais d’abord faire un détour par la banque, si cela ne te dérange
pas.
Casey consulte sa montre une énième fois, avant d’acquiescer. La pluie a
cessé et j’ai tendance à y voir un signe positif dans mon investigation.
On reprend la route, je lui indique l’adresse et nous trouvons l’institution
financière en question assez facilement, en tout cas plus vite qu’une place pour
se garer. En plein centre-ville, nous devons nous stationner dans un parking
couvert situé à trois pâtés de maisons de là.
L’humidité me fait frissonner, et j’accélère le pas pour entrer dans l’immense
hall luxueux de la grande enseigne internationale. Une guichetière au physique
de mannequin arbore une mine hautaine en constatant mon apparence négligée.
En revanche, elle offre un sourire des plus charmeurs au beau blond qui
m’accompagne. J’éprouve le besoin d’intervenir brièvement avant de me sentir
de trop.
— Bonjour, je suis Harley Estow, et à la suite du décès de ma mère, Karen
Estow, je suis la nouvelle propriétaire du coffre B412. J’aimerais le voir.
En disant cela, je remarque que mon compagnon se tend à l’extrême. Je
donne ma carte d’identité à mon interlocutrice, qui commence à pianoter sur son
ordinateur. Pour ma part, je préfère interroger Casey.
— Un problème ?
— Non, je… je ne savais pas que tes parents avaient un coffre. Je suis un peu
étonné, c’est tout.
— Moi non plus je n’étais pas au courant, figure-toi !
— Et tu as une idée de ce qu’il contient ?
— Pas la moindre !
J’ai toutefois quelques pistes, mais pour une raison inconnue, je n’ai pas
envie d’en parler à Casey. C’est sans doute dû à son extrême agitation, il me rend
nerveuse et méfiante.
C’est le moment précis où l’hôtesse en profite pour me fournir les consignes
nécessaires.
— Si vous voulez bien me suivre, c’est par ici.
Elle se dirige vers l’ascenseur du fond. Lorsque nous l’atteignons, elle pivote
de nouveau, et s’adresse cette fois à Casey.
— Vous pouvez patienter dans la pièce à gauche. Il y a de quoi vous
rafraîchir et vous restaurer.
— Je préfère accompagner mon amie.
— Seulement si mademoiselle Estow le désire.
La femme de la banque me scrute, et je songe momentanément à refuser. Or,
le regard inquiet que Casey me lance touche une corde sensible au fond de mon
être, et du coup, je suis incapable de le rejeter.
— Pas de souci, il peut venir.
Et sur ce, l’ascenseur nous descend vers ce qui, je l’espère vraiment,
m’offrira enfin des réponses à mes questions.
Manus
Même si Pavarito est choqué par mon entrée théâtrale, il n’en laisse rien
paraître. Qui plus est, les deux flingues pointés sur moi me poussent à bien
réfléchir avant d’ouvrir la bouche.
— Je dois vous parler. Tout de suite.
Ce dernier, dans son éternel costume à plusieurs milliers de dollars,
m’observe sans un mot. Il fait signe à ses deux gorilles de baisser leurs armes, et
je ne peux m’empêcher de souffler de soulagement. L’homme avec qui il
s’entretenait avant que je ne les interrompe se contente de se lever, de saluer le
chef de la mafia locale et de se retirer. Le regard noir qu’il me lance au passage
ne m’échappe toutefois pas. Je n’en ai juste rien à faire !
— Asseyez-vous, Manus. C’est bien le moins que vous puissiez faire après
cette entrée fracassante.
Je m’exécute sans broncher.
— Je suis navré de vous importuner de cette manière, malheureusement vous
êtes le seul qui ait les moyens de m’aider.
— Vous m’intriguez, je vous écoute.
— J’ai besoin de votre influence pour retrouver un homme. La vie d’une
femme est en danger… enfin, je crois. Il peut me le confirmer. Vous détenez le
pouvoir à Détroit, et je sais que personne ne peut se cacher de vous. Alors je
vous le demande, au nom de la dette que vous avez envers moi quand j’ai
épargné votre poulain, aidez-moi !
Ma voix est basse et sûre, pourtant, au fond de moi, j’ai envie de hurler et de
secouer l’homme qui me fait face, quitte à me prendre une balle de 38 au
passage.
— Et qui sont donc l’homme et la femme en question, si je puis me
permettre ?
— Il se nomme Teddy Estow, c’est un Black Mummy. Il doit squatter votre
ville depuis plusieurs semaines sous une fausse identité sans doute. Quant à elle,
c’est sa fille, Harley.
— Harley. Oui, je me souviens parfaitement de cette jolie blonde qui a su
vous remotiver lors du combat qui a failli coûter la vie à mon homme. Une
femme délicieuse au demeurant. Et ce qui est non négligeable, elle a du
caractère. J’apprécie particulièrement cette qualité chez le sexe opposé.
Le fait qu’il me coupe la parole m’interpelle moins que le fait qu’il connaisse
l’identité de ma belle blonde.
— Comment pouvez-vous être aussi bien informé à son sujet ?
Il part d’un rire profond, et j’ai la confirmation de ce dont je me doutais déjà,
à savoir qu’il a un espion chez nous. C’est à cet instant que la réponse résonne
avec raillerie dans ma tête. Mais quel idiot je suis !
— Non, ne me dites rien. C’est Mario, je me trompe ?
Le type sorti de prison, et qui est apparu comme par magie quelques jours à
peine seulement après mon combat, pour mieux sauter sur l’offre d’embauche de
la femme que j’aime. Depuis combien de temps la surveillait-il pour le compte
de Pavarito ? Et surtout, dans quel but ?
— Mario est quelqu’un de fiable, et même s’il a quelques réticences à votre
égard, il est sans conteste un fervent admirateur de votre amie. Ou plutôt
devrais-je dire, petite amie depuis peu !
— Pourquoi avoir placé un de vos hommes ?
— Pourquoi pas ? Vous ne pensiez quand même pas que je n’allais pas
enquêter sur votre compte et sur celui de votre entourage avant de vous faire une
offre d’emploi. On m’a accusé de beaucoup de défauts dans ma vie, Manus, mais
la stupidité n’en a jamais fait partie !
— Et si en plus vous pouviez obtenir un moyen de pression contre le club…
ça n’aurait été que mieux.
L’homme part alors dans un grand fou rire, contagieux semble-t-il, puisque
ses deux acolytes l’accompagnent sans hésiter. En ce qui me concerne, je n’ai
carrément pas envie de plaisanter. Mon visage doit parler pour moi, car mon
interlocuteur reprend son allocution sur un ton sérieux.
— Je savais bien que vous étiez celui qu’il me fallait. Vous êtes intelligent,
Manus, et c’est une qualité plutôt rare de nos jours. On m’a rapporté que vous
aviez un QI élevé. Vu votre cursus scolaire, j’ai eu du mal à le croire… Ce n’est
dorénavant plus le cas !
— Vous allez me filer un coup de main ou pas ?
Je suis tout à fait conscient d’agir avec stupidité en le coupant ainsi dans son
éloge, cependant je suis très mal à l’aise lorsqu’on aborde le sujet de mon
intellect, et je préfère de loin essuyer les plâtres de sa colère plutôt que d’avoir à
subir ses compliments. C’est juste trop bizarre. L’homme face à moi ne perd ni
son arrogante supériorité ni son sourire narquois.
— Je peux faire mieux que cela, me répond-il avec joie, je peux vous
indiquer l’adresse exacte où se cache monsieur Estow.
Je bégaie à cette annonce.
— Comment… comment pouvez-vous savoir une telle chose ?
L’homme se lève et rejoint la grande baie vitrée, qui offre une vue
incomparable sur le centre-ville de Détroit. Je le suis du regard, encore trop sous
le choc pour dire ou faire quoi que ce soit.
— Vos recherches pour retrouver monsieur Estow ne sont un secret pour
personne. Je me suis juste assuré d’avoir un coup d’avance… Au cas où…
— Pourquoi ne pas m’en avoir parlé avant ?
— Vous ne m’aviez rien demandé.
Le mafieux se tourne alors dans ma direction. Nimbé dans les rayons du
soleil soudainement apparus, il n’en paraît que plus impressionnant, et
machiavélique.
— Dîtes plutôt que vous gardiez un atout dans la manche ! renchéris-je, en
faisant toute la lumière sur cette manœuvre judicieuse.
L’homme revient s’assoir, à mes côtes cette fois, juste avant de me répondre.
— Nous nous ressemblons beaucoup, Manus, et je crois sincèrement que
nous pouvons aller loin dans le business si nous collaborons tous les deux.
— Où se cache Teddy ? interrogé-je, ignorant délibérément sa phrase
précédente. Donnez-moi son adresse !
— Ne vous inquiétez pas. Il est placé sous surveillance permanente, il ne
risque ni de s’enfuir ni de se faire attaquer. Je n’ai qu’un appel à passer, et mes
hommes vous le ramèneront d’ici quinze minutes. Mais puis-je me permettre de
vous demander quel est le rapport avec la sécurité de votre fiancée ?
J’hésite à lui sortir toute mon histoire avant d’en parler au préalable avec
Teddy. D’une part, pour vérifier qu’il ne me mène pas en bateau, et de deux,
pour m’assurer que je ne me suis pas fourvoyé dans mes déductions concernant
Casey.
— Laissez-moi d’abord discuter avec Teddy, et je vous expliquerai tout par
la suite.
Monsieur Pavarito me scrute quelques secondes, qui me paraissent une
éternité, avant de sortir son téléphone pour je l’espère, appeler les espions qui
surveillent le père de Harley. Il commence à parler italien avec son
correspondant, et moi je patiente sagement, tentant en vain de comprendre
quelques bribes de cette conversation pour la moins animée.
Pavarito raccroche, et son air satisfait m’indique clairement qu’il a toutes les
cartes en main.
— Votre ami est actuellement dans un bar miteux en train de se saouler.
D’après mes hommes, il a plutôt mauvaise mine. Il ne mange guère, ne dort
quasiment pas depuis des semaines, et passe ses journées à la bibliothèque. Ils
vont l’aborder et rappelleront pour que vous puissiez discuter avec lui.
— Et qu’est-ce que cela va me coûter ? Je vais devoir travailler pour vous ?
Le mafieux arbore une mine offusquée des plus saisissantes.
— Quelle piètre opinion avez-vous de moi, Manus ? J’espère sincèrement
que vous allez accepter mon offre, mais cela doit rester votre choix, et non une
obligation. C’est l’unique façon d’obtenir votre loyauté. Simplement, nous
sommes quittes désormais.
Je ne suis pas dupe. Son acte charitable n’est qu’une astuce pour me rallier à
sa cause, mais cela m’est égal. Seul le fait de pouvoir parler avec Teddy me
convainc de rester dans ce satané bureau.
Je n’ai d’ailleurs guère le temps de songer à une réponse que déjà une
sonnerie du genre musique classique s’échappe du portable de Pavarito. Mon
hôte se contente de me tendre l’objet retentissant.
— C’est pour vous.
Je prends le smartphone, et je fais glisser mon doigt sur l’écran, non sans une
certaine appréhension.
— Allo ?
— Manus ? me répond une voix essoufflée, mais définitivement
reconnaissable comme étant celle de Teddy. C’est bien toi ?
— Teddy ?
— Oui, oui, je vais bien ! Où est ma fille, Man ? Dis-moi qu’elle est avec
toi !
— Non, je… elle est avec Casey !
Le moment de vérité est arrivé. Selon sa réaction, j’aurai la réponse à ma
question.
— Oh non, mon bébé ! Et merde !
J’espérais au plus profond de moi m’être planté sur toute la ligne.
Harley
Manus
Harley
Le trajet retour est du genre tendu. L’après-midi est bien entamé lorsque
Casey se gare devant mon garage, et stoppe le moteur. Je descends de sa moto, et
réalise, en cherchant mes clés, ma terrible erreur. Je peste contre mon idiotie
suprême, et Casey m’interroge du regard.
— Je suis partie précipitamment de la banque et j’ai oublié toutes mes
affaires là-bas… ce qui inclut mes clés !
— Ce n’est pas un souci, puisque tu as un double aimanté sous le pot de ton
rosier.
— Heureusement, confirmé-je, en poussant un soupir de soulagement. Je
suis parfois si tête en l’air.
Je la récupère, et pénètre enfin dans ma maison. Il fait sombre et l’odeur de
renfermé ne me plaît guère. Je m’empresse d’ouvrir quelques fenêtres, malgré la
fraîcheur extérieure. Casey prend ses aises, et sa décontraction apparente est en
totale contradiction avec ma nervosité croissante. Par où commencer quand on
vient juste de trouver un frère, qui a priori ne désire pas l’être ?
J’ai besoin de caféine ! C’est également un bon point de départ pour notre
conversation.
— Un café, Casey ?
— Je préfère toujours un whisky.
Il arbore un sourire un peu crispé, et je suis bien contente de le laisser cinq
minutes au salon le temps de tout préparer dans ma cuisine, seule.
Manus
La bonne nouvelle, c’est que je pense avoir explosé mon record pour
parcourir le chemin de Détroit à Maumee en moto. La mauvaise, c’est que le
père de Harley s’accroche à moi à m’en faire mal. Et pour conclure les
réjouissances, nous sommes partis avant que Mario ne soit en place, de ce fait je
suis dans le noir le plus total concernant ce qui se passe en ce moment, et cela
me terrifie ! Du coup, je me concentre deux fois plus sur la route que d’habitude.
D’une part, car je roule trop vite, et d’autre part, car si je recommence à imaginer
Harley avec Casey, c’est la chute mortelle assurée !
Alors que le panneau de bienvenue de Maumee nous accueille, mon angoisse
refait surface. Le bar se trouvant à l’entrée du bled, je me gare rapidement sur le
côté afin de débarquer mon passager.
— Teddy, va rejoindre les autres, explique-leur ce qu’il en est, et retrouvez-
moi tous directement chez toi. J’y vais en éclaireur.
Mon ton ne laisse clairement pas de place à la négociation. Je sens que Teddy
veut venir avec moi, or c’est trop risqué. J’espère en outre avoir l’opportunité
d’abattre Casey avant l’arrivée des renforts, toutefois je ne compte pas le lui
avouer. Je récupère le téléphone et consulte le texto qui remonte à moins d’une
demi-heure. Ce dernier provient de Mario. Je le lis à voix haute pour rassurer
mon compagnon.
— « Harley va bien et discute avec Casey chez elle. Si évolution, je te
préviendrai. »
Mon frère, à la mine dévastée et à l’apparence négligée, pousse un énorme
soupir de soulagement. Je remarque seulement les kilos qu’il a perdus, les rides
accentuées et sa chevelure dorénavant plus blanche que blonde. Cela a dû être
dur pour lui depuis la mort de Karen. Et pourtant une question me taraude
l’esprit alors même que je devrais déjà être reparti. Je range mon portable et
l’observe sérieusement, en essayant de ne pas le juger précipitamment.
— Pourquoi t’es-tu enfui cette fameuse nuit, Teddy ?
L’homme me faisant face baisse son regard à terre et se voûte, avant de me
répondre franchement d’une voix morne.
— Quand je suis rentré ce soir-là, j’ai discuté avec ma femme de ton
comportement avec Harley et plus encore de la réaction de ma fille. J’ai compris
que quelque chose avait changé entre vous deux, que mon bébé avait enfin
ouvert les yeux sur ses sentiments à ton égard. Et puis Karen m’a finalement
exposé ses craintes au sujet de Casey, du fait qu’il avait des vues sur notre fille.
J’ai refusé de la croire et l’on s’est disputé à ce sujet. Dans l’espoir de régler ce
conflit, j’ai appelé mon fils pour qu’il dissipe les craintes de ma femme de vive
voix. Il s’est pointé, et quand Karen lui a ouvertement posé la question, j’ai
compris à son regard qu’elle disait la vérité. Je me suis emporté contre lui et l’on
s’est violemment battus. Il m’a filé une droite. J’ai percuté un coin de porte,
avant de perdre conscience. Ce sont les bruits des coups de feu qui m’ont fait
reprendre connaissance. Cet enfoiré avait tiré sur l’amour de ma vie et pointait
son flingue sur moi. Il a menacé de tuer Harley si je ne quittais pas
immédiatement Maumee pour disparaître à jamais. Si je faisais la moindre
entorse à cette règle ou si je prévenais la police, le résultat serait le même. De
toute manière personne n’imagine un BM appeler la police pour dénoncer un
crime, on gère ça en famille… Ces pourris de flics m’auraient fait plonger avant
même de pouvoir prouver quoi que ce soit, trop contents de faire tomber l’un
d’entre nous ! Alors j’ai fait ce qui devait être fait pour protéger ma fille. J’ai
suivi Casey durant son déplacement au Nebraska, et là je l’ai aperçu de mes
propres yeux en train d’égorger une pauvre étudiante, qu’il avait draguée dans un
bar. J’étais trop loin pour intervenir. Le temps que je la rejoigne, Casey s’était
enfui, et la gamine avait rendu son dernier soupir. J’ai alors fait des recherches
sur ce type d’assassinats, et c’est ainsi que j’ai pu le relier à pas mal de meurtres
commis au cours de ces huit dernières années.
— Et c’est là que tu m’as fait parvenir cette coupure de journal.
— Je voulais la sortir moi-même de ses griffes, mais on m’espionnait et je
croyais que c’était l’œuvre d’un gars qui travaillait pour Casey, alors je n’ai pas
pris le risque.
— Alors qu’en fait, ce n’était que les sbires de Pavarito, chargés d’avoir un
œil sur toi.
Il hoche de la tête pour toute réponse, arborant au passage une mine emplie
de tristesse et de culpabilité.
— Tu as fait le bon choix pour ta fille, Teddy, tenté-je de le rassurer, en
employant une voix ferme. J’aurais fait la même chose !
— Peut-être, néanmoins cela fait des semaines que je scrute les rubriques
nécrologiques des journaux du coin avec la crainte d’y voir inscrit le nom de ma
fille. Je ne dors plus, je ne mange plus, et mon unique obsession est de trouver
un moyen de la sauver… Tout ça en vain !
— C’est faux ! C’est l’indice que tu m’as fait parvenir qui m’a incité à me
mettre sur mes gardes et à protéger Harley 24 h/24. Sans cela, Casey aurait eu le
champ libre d’agir à sa guise depuis longtemps.
Il n’a pas vraiment l’air convaincu par ma tirade et se contente de pivoter
pour rejoindre l’entrée du bar.
Je remets mon casque et je démarre lorsque la voix grave de Teddy résonne
malgré le brouhaha de mon puissant moteur. Je jette un coup d’œil dans sa
direction. Il s’est retourné et m’observe avec intensité avant de se répéter.
— Ramène-moi mon bébé sain et sauf !
J’affiche un simple sourire en guise de réponse, et repars en vitesse à
l’adresse de ma blonde préférée. Pour l’instant, tout semble sous contrôle,
cependant tout peut déraper à une telle vitesse dans ces moments-là !
Trois minutes plus tard, je trouve refuge dans une ruelle abandonnée, non
loin du quartier résidentiel de Harley. Je ne veux pas prendre le risque de perdre
l’effet de surprise. Je vérifie mon flingue, enlève la sécurité, et le garde bien
serré dans ma main droite. Je n’en ai rien à faire si un voisin le voit, bien fou
serait celui qui tenterait de m’arrêter ! Et si le shérif est appelé, alors ce n’est
qu’un plus ! Même s’il ne faut pas qu’il arrive trop tôt, afin de pouvoir tenir ma
promesse à son égard. Celle de faire payer ce pourri pour le meurtre de
l’employée du Nirvana ! J’avance en me cachant soigneusement derrière la
rangée de voitures garées le long de l’avenue. Bientôt, je me retrouve en face de
la maison de Harley, et je remarque que tout est bien trop calme. Je cherche du
regard Mario et ne le trouve nulle part. Je fulmine, et lui envoyant un texto
incendiaire pour savoir où cette andouille se cache.
Harley
Manus
Harley
Je cours vers la table basse pour récupérer l’ultime objet qui peut encore me
sauver la vie. Je commence à composer le numéro des urgences, lorsqu’un bruit
de craquement m’oblige à affronter du regard mon adversaire.
Son arme pointée directement sur moi, il arbore désormais un sourire
prometteur de douleurs à venir, particulièrement sadiques à mon avis. Il semble
que ma détresse évidente l’excite au plus haut point. Il s’avance doucement,
alors que j’entends enfin un interlocuteur au téléphone.
— Pose ce téléphone.
— Aucune chance ! lui réponds-je, avec les dernières bribes de mon
courage.
Je refuse de mourir sans me battre.
— À l’aide, je suis attaquée par Cas…
Casey passe à l’action en me rejoignant en quelques pas seulement. Le voir
ainsi s’approcher de moi coupe totalement mes moyens, et ma voix. Je n’entends
même plus la femme dans le téléphone, qui m’interpelle pour la troisième fois
afin que je lui indique mon adresse. Non, tout ce qui obsède mon attention, c’est
le flingue levé sur ma gauche, juste une seconde avant qu’il ne s’abatte sur ma
tempe. La douleur fait rapidement place au néant.
Manus
Harley
Je me réveille quelques instants plus tard, à moins que ce ne soit des heures,
avec la nette impression qu’un marteau piqueur s’en donne à cœur joie dans ma
boîte crânienne. Quelques taches noires dansent dans mon champ de vision,
avant de disparaître définitivement. Mon regard se pose dans un premier temps
sur Casey, à moitié affalé sur moi, mais ne bougeant plus. Est-il mort ou juste
assommé ? La tête tournée de l’autre côté, je n’ai pas la possibilité de vérifier
son état… Cependant, je suis trop soulagée d’être encore vivante pour m’en
plaindre. Tout ce que je désire c’est qu’il ne me touche plus jamais de ma vie. Je
tente de me dégager de son corps inerte, mais en vain vu son poids, et surtout à
cause de ma faiblesse physique actuelle. C’est alors qu’il est balancé en bas du
lit… comme par magie ! Ou plutôt grâce à Manus, dont l’apparition soudaine me
remplit d’une joie indescriptible.
Il ne dit rien, or ses yeux parlent pour lui ; ils renferment un mélange de
réconfort, d’amour et de quelques bribes de peur, persistant malgré tout. Il
m’aide à m’assoir, avant de me serrer dans ses bras, assez fortement d’ailleurs, si
je considère la douleur sourde dans mes côtes, dont je n’avais même pas
conscience jusque-là. Je tressaille et il me relâche sans attendre.
— Comment vas-tu, Harley ?
Sa voix est tremblotante, et je remarque alors que ses mains, qui entourent
mes épaules, le sont également.
— J’ai l’impression d’être passée sous un rouleau compresseur, mais je crois
que je vais bien.
— Il ne t’a pas touché ?
— Tu ne lui en as pas laissé le temps !
Et pour tenter de le rassurer, je lui offre ce que j’espère être un sourire franc.
Néanmoins, au vu de mon état général, je ne peux pas en être certaine.
On dit que le silence est d’or. Je dois bien admettre que je n’ai jamais
vraiment compris cet adage, du moins jusqu’à cet instant. Nous n’avons rien à
nous échanger, les mots sont superflus. L’intensité crépite entre nous deux et
alors que je soupire d’aisance ainsi calée entre ses bras, je songe qu’il me
manque quelque chose… Et je l’embrasse. Oui, c’est ce dont j’ai besoin ! Je
m’emballe, avec ses lèvres douces et chaudes sur les miennes, ses doigts plongés
dans ma chevelure, et ses délicieux grognements, résonnant à mes oreilles
comme des caresses voluptueuses, promesse d’un avenir radieux.
— Hum ! Hum !
Nous nous retournons ensemble, rompant ainsi notre baiser. J’ai le cœur qui
bat la chamade, tandis que l’homme que j’aime pointe à nouveau le canon de son
arme, vers l’entrée de la chambre cette fois. Je ne l’ai même pas vu la reprendre,
quelle rapidité !
— On se calme, Manus !
La voix du shérif est certes assurée, néanmoins je peux percevoir ses craintes
sous son apparente sérénité.
— Merde, Pete ! s’écrie Man, en abaissant son flingue précipitamment. Tu
veux mourir avant l’heure ! On prévient avant de surprendre les gens, surtout
quand ils sont armés !
Le représentant de la loi, homme à l’allure encore athlétique pour son âge,
range son pistolet de service, puis lève les deux mains en l’air en guise
d’excuses.
— Je pensais que vous nous aviez entendus, avec tout le raffut en bas. Il y a
les Black Mummies, mes propres hommes, et des gars plutôt louches en train de
patienter avec Mario, le temps que l’ambulance veuille bien se pointer.
À l’évocation du prénom de mon employé, les souvenirs affluent dans ma
tête, et l’angoisse refait surface.
— Comment va-t-il ?
— Une balle dans l’épaule, me confie gentiment Pete. Ce n’est pas
dramatique, mais je crois bien que tu vas devoir te trouver un autre mécano, au
moins pour quelques semaines.
— Ou définitivement, si possible !
Manus affiche une mine plutôt mauvaise à l’encontre de l’homme qui a
pourtant tenté de me sauver, au péril de sa propre vie. Je vais pour l’interroger à
ce sujet, lorsqu’il coupe court à cette conversation avant même qu’elle ne
commence.
— Je t’expliquerai plus tard ! Pour l’instant, j’aimerais que tu ailles à
l’hôpital te faire examiner, afin de s’assurer que la grosse bosse qui pousse sur le
côté de ton crâne n’est pas dangereuse…
— Mon bébé !
La voix de mon père, même éraillée, parvient à mes oreilles avant que je ne
puisse le voir. Quand mon regard se pose sur lui, mon cœur manque un
battement. Je songe une seconde que je suis en pleine hallucination due au coup
que j’ai reçu sur la tête, cependant à ce même moment, Manus me lâche la main.
Je tourne le visage vers lui, par simple réflexe, et c’est à cet instant qu’il me fait
signe du menton d’aller retrouver mon père, encore planté dans l’encadrement de
la porte. Alors ce n’est pas un rêve, l’homme qui m’a élevée, m’a aimée et m’a
protégée est bel et bien vivant. Et il est là, juste devant mes yeux !
Ma vision se floute sous l’émotion, cependant c’est bien le cadet de mes
soucis. Sans attendre une seconde de plus, je m’élance dans les bras grands
ouverts de mon père. Ils se referment sur moi, et je retrouve alors tout son amour
dans cette étreinte, ainsi que son odeur réconfortante. Bien évidemment, par la
suite j’aurai des questions… Je lui réclamerai des explications sur mon frère,
puis sur la mort de ma mère, et les plus douloureuses de toutes, sur le motif de sa
disparition. Il a sans aucun doute eu de bonnes raisons pour m’avoir laissée seule
dans ces moments difficiles, mais c’est uniquement maintenant que je suis
consciente de lui en vouloir ! Pourquoi ne rien m’avoir dit ? Ensemble, nous
aurions pu trouver une solution !
Je suis heureuse de retrouver mon père, cependant lui comme moi savons
que dorénavant tout sera différent entre nous. Ces évènements m’ont fait mûrir
d’un coup, et je ne suis pas sûre de vouloir de nouveau être traitée comme une
fragile petite fille. La leçon a été trop dure à apprendre !
La pression dans mon dos se relâche petit à petit, et je me recule pour enfin
scruter mon père droit dans les yeux. Et la première impression que j’ai, c’est
qu’il a terriblement vieilli. Son visage, autrefois serein et de nature joviale, est
désormais dur. L’étincelle qui illuminait son regard est éteinte. Je suppose que lui
non plus n’est plus le même.
— Tu m’as tellement manqué, mon bébé !
Ses mots me font presque sursauter durant mon inspection de son allure
désastreuse.
— J’ai toujours su que tu étais vivant, et innocent !
Ses yeux s’humidifient sous le coup de l’émotion que lui infligent mes
paroles. Il n’ose même pas me regarder en face, alors qu’il me répond d’une voix
éteinte.
— Je ne suis peut-être pas mort, mais je suis définitivement coupable d’avoir
amené Casey dans ta vie ! Si seulement j’avais su ce que je sais maintenant, je
n’aurais jamais accepté de le connaître. Je l’aurais sans doute abattu à la place.
Cette dureté dans sa voix est elle aussi toute nouvelle. Je le force à
m’affronter du regard, en posant ma main sous son menton.
— Tu n’es pas coupable des méfaits de Casey. Il était malade !
— Et je n’ai pas fait de recherches sur lui quand je l’ai connu. C’est une
erreur que je paye chèrement aujourd’hui. Bon Dieu, j’ai même découvert
pendant mon exil qu’il avait assassiné ses grands-parents ! Quel monstre peut
faire ça ?
Je repense aux paroles de Casey sur sa famille, et j’essaye de me remémorer
son image comme le copain que je connaissais, et non comme le psychopathe
qui a tenté de prendre ma vie.
— Le genre qui a grandi sans amour, sans parents, et rejeté de ses grands-
parents. Qui a évolué avec un profond sentiment de culpabilité pour avoir tué sa
mère à sa naissance, tout en ayant été ballotté et maltraité dans divers foyers. Je
n’excuse pas ce qu’il a fait, mais avec une existence différente, les soins
appropriés et entouré de l’amour d’une famille, Casey aurait été un homme droit,
j’en suis persuadée !
Ma tactique pour le réconforter semble porter ses fruits, puisqu’il retrouve un
peu de sa sérénité d’antan. L’effet est immédiat et impressionnant ! Je pense
qu’avec le temps et mon amour, il parviendra à se pardonner pour ce terrible
drame.
C’est à mon tour de le serrer fort dans mes bras, et c’est dans cette étreinte
que je décide moi aussi d’appliquer mon propre conseil : je pardonne. Je ne tiens
pas rigueur à mon père pour m’avoir abandonnée au plus mauvais moment,
j’excuse Casey, et me résous à oublier ces dernières heures le concernant. Il
restera à jamais pour moi un copain et un Black Mummy. Peu importent ses
méfaits ou nos liens fraternels, il est mort. La boucle est bouclée ! En tout cas,
c’est comme ça que je dois réagir pour ressortir plus forte de ce drame.
Et contrairement à mon frère, j’ai la chance d’être entourée par des
personnes qui tiennent à moi.
Épilogue :
Ainsi va la vie…
Manus