Jolibert 2013 Que
Jolibert 2013 Que
Jolibert 2013 Que
Bernard Jolibert
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Article publié sous le titre : Que peut-on entendre par morale judéo-chrétienne ? in L’enseignement philosophique,
septembre-novembre 2013, p.54-73.
2 F. Nietzche, Par-delà le bien et le mal, Paris, Gallimard, 1957.
3 Françoise Dolto, l'Évangile au risque de la psychanalyse, Paris, Delarge, 1977.
4 Rien que durant la période du Moyen Âge, de nombreuses philosophies morales se sont construites sur des modèles
judéo-chrétiens, tout en s'inspirant de dogmes et de thèses empruntés à la philosophie païenne. Durant les cinq
premiers siècles de l'ère chrétienne s'avancent comme philosophes et moralistes des hommes aussi divers que les
Grecs Clément d'Alexandrie, Origène, Athanase, Grégoire de Naziance, Grégoire de Nysse ou les Latins Justin,
Tertullien, Arnolbe, Lactance, Ambroise, Jérôme, Augustin, Boèce ou Cassiodore. Après les invasions « barbares »
entre le IX ème et le XII ème siècle, les discussions opposent les « réalistes » comme Jean Scott Erigène, Anselme
ou Guillaume de Champaux aux « conceptualistes » dont Abélard reste le plus célèbre représentant. A partir du XIII
ème siècle, lorsque sont révélés au monde occidental les commentaires arabes de la morale d'Aristote, tout
spécialement ceux d'Averroès, une nouvelle réflexion se fait jour avec Albert-le-Grand, Thomas d'Aquin,
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de découvrir quelle est la solution religieuse satisfaisante au problème du Bien et du Mal - qui
pourrait y prétendre et comment couvrir tant de théories diverses ? - mais de tenter de cerner ce qui
fait la possible cohérence philosophique d'un modèle éthique original qu'on appelle, faute de mieux
« judéo-chrétien » et dont on parle comme s’il allait de soi.
Commençons par le mot. Le terme, contrairement à ce qu’on pourrait croire, n’est pas nouveau.
Bien avant les polémiques du XIX ème siècle, il a un sens précis. Le « judéo-christianisme »
désigne la doctrine de certains chrétiens du premier siècle selon laquelle l’initiation au judaïsme
serait indispensable aux chrétiens. Il s’agissait, comme le rappelle Littré, de rattacher fermement le
christianisme au judaïsme en pratiquant les rites mosaïques, c’est-à-dire de penser le christianisme
dans son cadre d’origine. Suivant cette doctrine, l’accès des païens au christianisme n’était permis
qu’autant qu’ils s’étaient préalablement fait agréger à la famille d’Israël.
Aujourd’hui, le sens est devenu plus large. On entend désormais par judéo-christianisme
l’ensemble des dogmes et des préceptes communs au judaïsme et au christianisme, histoire,
croyances et valeurs confondues, au point d’en faire le socle d’une pensée régulatrice qui a, en
partie à tout le moins, modelé les sociétés occidentales. La question posée ici, et que je voudrais
traiter avec vous aujourd’hui, n’est pas civilisationelle mais seulement conceptuelle et éthique et
elle en fait double : Comment situer le judéo-christianisme par rapport aux morales de l’Antiquité
gréco-latine d’une part ? Et a-t-il un sens à parler d’éthique judéo-chrétienne ? Autrement dit, suffit-
il d’accoler deux vocables pour créer un concept d’autre part ? Ces deux questions seront traitées en
parallèle. Peut-être alors comprendra-t-on mieux l'originalité des fondements et des principes de ce
modèle à la fois éthique moral.
En dépit de rapprochements hâtifs entre l’Antiquité et le Moyen Age 5, il existe, entre les doctrines
morales de la Grèce antique ou de la Rome païenne et celles qu'ont bâties les philosophes judéo-
chrétiens, une différence fondamentale. Les philosophes païens, qu'ils soient croyants ou qu'ils
laissent la religion à distance respectueuse, s'appuient d'abord sur l'expérience et parlent à la raison
humaine par la raison et par elle seule. L'œuvre éthique qu'ils avancent auprès de leur disciple, ils
n'en proposent la justification qu’au travers du raisonnement ou de l'expérience naturelle.
Les philosophes judéo-chrétiens en revanche font appel à un élément fondateur tout à fait
différent. La morale qu'ils proposent repose prioritairement sur une révélation surnaturelle.
L'éthique, dans son principe comme dans ses prescriptions les plus détaillées, trouve sa justification
première dans cet événement fondateur. Un Dieu unique s'est manifesté aux hommes et leur a fait
connaître certaines vérités pratiques auxquelles il est de leur devoir de se conformer le plus
exactement possible. Pour les Juifs, cette révélation s'est faite en une fois, lorsque Dieu a dicté sa
volonté à Moïse sur le mont Sinaï. Pour les Chrétiens, elle s'est faite en deux fois. La loi que Dieu a
imposée à Moïse n'était que provisoire. Dieu s'est incarné plus tard dans la personne de Jésus-Christ,
complétant par cet intermédiaire la Loi, devenue de ce fait définitive 6.
Ce qu'il est essentiel de noter à ce niveau de l'examen, c'est qu'en dépit des divergences entre la
Loi des Juifs et celle des Chrétiens, dans l'une et l'autre doctrine il existe une vérité morale qui
prime toutes les autres. Les règles de l'éthique, les prescriptions qui doivent nous aider à conduire
nos actions, la raison humaine n'a pas à les découvrir par elle-même à travers les évidences de
l'expérience et la réflexion comme chez les Anciens. Pour savoir ce qu'il convient de faire ou de ne
pas faire, il existe une voie prioritaire : se pencher sur les textes sacrés ou sur l'exemple du Christ,
Bonaventure.
5 L'idée de Dieu unique serait en partie présente chez les Stoïciens ainsi que celle d'immortalité de l'âme personnelle
et de vie après la mort dans le mythe d'Er l'Arménien (La République de Platon). Le Timée de Platon explique la
formation du monde par un démiurge ordonnateur. C'est sur la base de ces analogies qu'on superpose, non sans
témérité parfois, aux conceptions bibliques et évangéliques, les notions intelligibles empruntées à la philosophie
antique permettant d'expliquer pourquoi l'homme doit mener une existence morale et faire son salut.
6 Raymond Lulle, Livre de l'éducation des enfants, Paris, Klincksieck, 2004. (chapitre : Les deux lois)
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les interpréter, les comprendre et agir en conséquence. En ce sens, l'éthique judéo-chrétienne est une
herméneutique 7 qui a d'abord pour objet l'interprétation de textes qui ont valeur de signe et de
commandement.
Certes, il existe une conscience morale individuelle et, s'il est clair que toute chose existe en
fonction de sa destination, inscrite dans chaque nature, cette conscience individuelle a un rôle dans
l'économie de la Création. Les leçons du catéchisme le rappellent aux enfants : si l'oiseau a des ailes,
c'est parce que Dieu a voulu qu'il vole ; si l'araignée fait sa toile c'est parce que Dieu a voulu qu'elle
se nourrisse de mouches. L'homme dispose d'une raison théorique pour comprendre, mais aussi une
raison pratique qui l'invite à faire son devoir. Cet instrument moral, qu'on appelle parfois
simplement « conscience » ou « sens du devoir », est un outil qui permet de se bien conduire dans la
vie. Il faut sentir intérieurement le bien et le mal, le juste et l'injuste ; le sentiment moral est là pour
ça. Mais cette conscience intime, pour justifiée théologiquement qu'elle soit, souffre d'un défaut
important. Sans principes premiers, elle ne peut qu’errer. Sans appui révélé, comment y voir clair
dans la diversité des modèles moraux ? Où trouver les garde-fous de la raison qui permettent à coup
sûr de repérer la bonne conduite dans la confusion des sentiments et des valeurs qui parfois nous
habite ? La réponse est immédiate. Ce que chacun doit faire est contenu, clairement indiqué, dans
les textes sacrés. Ultimes recours, ce sont eux qui fournissent les règles intangibles que la
conscience doit suivre.
Ici, une première difficulté se fait jour car les textes sacrés ne parlent pas d'une même voix. Les
prescriptions des Juifs sont contenues dans trois livres capitaux de la Bible : L'Exode, le Lévitique et
le Deutéronome. Elles sont multiples et se rapportent au culte, à l'hygiène privée ou publique, aux
gestes de la vie quotidienne. Certaines touchent des détails qui étonnent aujourd'hui 8. Nombre
d'entre elles ont une dimension proprement morale. Leur originalité tient à la forme même qu'elles
adoptent, celle du commandement inconditionnel, indiscutable. Le fond, le ton, l'allure sont de
l'ordre de l’exigence absolue. Citons le Décalogue : « Je suis le Seigneur votre Dieu […] le Dieu
fort et jaloux qui venge l'iniquité des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et quatrième
génération dans tous ceux qui me haïssent et fais miséricorde, dans la suite de mille générations, à
tous ceux qui m'aiment et respectent mes préceptes [...] Honorez votre père et votre mère afin que
vous viviez longtemps sur la terre que Dieu vous a donnée. Vous ne tuerez point. Vous ne
commettrez point la fornication. Vous ne déroberez point. Vous ne porterez point de faux
témoignage. Vous ne convoiterez point la femme de votre prochain ni son serviteur, ni sa servante,
ni son bœuf, ni son âne, ni aucune chose qui lui appartient. »9 La loi du Talion fait partie des règles à
la fois juridiques et morales : « Que celui qui aura frappé et tué un homme soit puni de mort. Celui
qui a tué une bête en rendra une autre en sa place, c'est-à-dire il rendra une bête pour une bête. Celui
qui aura outragé quelqu'un sera traité comme il a traité l'autre. Il recevra fracture pour fracture et
perdra œil pour œil, dent pour dent. »10
Toutes ces prescriptions, dont certaines sont d'une humanité généreuse, à propos des veuves, des
vieillards ou des orphelins par exemple, sont exprimées sous la forme de commandements
indiscutables ou de paraboles qui se veulent exemplaires de ce qu'il convient de faire ou de ne pas
faire. D’autres paraissent aujourd'hui d'une dureté exceptionnelle 11.
Pour quelles raisons se plier à ces obligations à la fois religieuses et morales ? Le texte sacré, à
travers l'Exode, le Lévitique ou le Deutéronome en fournit une et une seule : les prescriptions
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viennent de Yahvé, « celui qui a sorti les Juifs d'Egypte et les a tirés de la maison de servitude » 12. Il
veut être obéi et cela suffit pour qu'il le soit. « Je suis le Seigneur votre Dieu » voilà la justification
unique de toutes les obligations éthiques. L'affirmation de la toute-puissance divine, telle est la
raison ultime qui justifie tout : « Vous craindrez le Seigneur votre Dieu, parce que je suis le
Seigneur. » L'expérience, la loi humaine et le raisonnement personnel doivent se taire lorsque
l'impératif divin exprime sa volonté ; cette dernière est en effet indiscutable par essence ; elle
s'impose sans avoir à se justifier.
Face aux commandements impérieux d'un Dieu qui veut être obéi, bénédictions et
malédictions pleuvent dru. On trouve soit la promesse de récompenses en cas d'obéissance soit les
menaces les plus terribles en cas de transgression.
Commençons par les promesses : « Si vous suivez mes prescriptions, si vous gardez et pratiquez
mes commandements, je vous donnerai les pluies propres à chaque saison. La terre produira des
grains et les arbres seront couverts de fruits. La moisson, avant d'être battue sera pressée par la
vendange et la vendange sera elle-même, avant qu'on ne l'achève, pressée par le temps des
semences. Vous mangerez votre pain et vous serez rassasiés et vous habiterez votre terre sans
aucune crainte. J'établirai la paix dans l'étendue de tout le pays […] Je marcherai parmi vous. Je
serai votre Dieu et vous serez mon peuple. » 13
Côté menaces, l'autorité divine ne fait pas dans la nuance : « Si vous ne m'écoutez pas et si vous
n'exécutez pas tous mes commandements […] voici la manière dont j'en userai avec vous. Je vous
punirai bientôt par l'indigence et par une ardeur qui desséchera vos yeux et vous consumera. Ce sera
en vain que vous sèmerez vos grains parce que vos ennemis les dévoreront. J'arrêterai sur vous l'œil
de ma colère ; vous tomberez devant vos ennemis et vous serez assujettis à ceux qui vous haïssent.
Si, après cela, vous ne m'obéissez point, je vous châtierai sept fois davantage et je briserai la dureté
de votre orgueil. Je ferai que le ciel sera pour vous comme le fer et la terre comme l'airain. Tous vos
travaux seront rendus inutiles ; la terre ne produira point de grains, ni les arbres de fruits. » 14 Et les
menaces ne font que s'accumuler : exil, stérilité, peste, famines.
Comme on peut le voir au travers des termes mêmes et au ton du texte, Dieu ordonne et exige que
ses commandements soient obéis à la lettre. Si on veut obtenir ses faveurs et éviter sa colère il vaut
mieux suivre « Sa Loi ». L'éthique alors se ramène à une succession réglée de pratiques
élémentaires : lire les textes sacrés, comprendre les « lois-commandements » divins, en retenir les
prescriptions, les suivre et les appliquer dans tous les cas dans un esprit de discipline et
d'obéissance. La vertu morale n'est autre que l'allégeance la plus formelle aux ordres des prophètes.
Leur inspiration ne vient-elle pas d'en haut ? On est loin des morales antiques pour qui les conseils
éthiques ne sont que des « lois-rapports », toujours discutables, hypothétiques, tirées de la réflexion
personnelle d'un homme commun à propos de son expérience tout aussi ordinaire de la vie.
Qu'en est-il de la morale évangélique ? Conduit-elle à la même rupture métaphysique de principe
avec l'Antiquité que la morale de l’Ancienne Loi ? La doctrine des Évangiles et celle de l'Ancien
Testament possèdent des éléments fondateurs communs. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont
souligné les divergences d'appréciation des deux modèles éthiques. Commençons par les différences
les plus voyantes. On peut en prendre plusieurs exemples qui vont au-delà de la simple nuance.
La loi de Moïse attribue prioritairement une valeur essentielle aux gestes, aux rituels, aux détails
des prescriptions, au respect des traditions codifiées ; formalisme que dénonce l'apôtre Marc au nom
de la pureté intentionnelle du cœur (2, 21-22). La Nouvelle Loi ne leur accorde de sens authentique
4
que s'ils sont accomplis suivant une intention véritablement morale 15. La pureté du cœur prime la
conformité au protocole. L'esprit passe avant le formalisme de la lettre.
Autre différence, plus importante : Yahvé s'adresse à « son peuple », peuple choisi entre les
peuples 16 ; les Évangiles en revanche s’adressent à tous les êtres humains, y compris les femmes, les
esclaves et les enfants. L'épître aux Ephésiens dit expressément : « Considérez-vous comme
dépendants les uns des autres » (5, 21). L'interdépendance humaine est universelle suivant le
Nouvelle Loi.
La loi de Moïse préconise, comme le code d'Hammourabi, la loi du Talion 17; dans l’optique
chrétienne en revanche, le Talion doit être aboli : « Vous avez entendu qu'il a été dit : œil pour œil,
dent pour dent. Mais moi je vous dis de ne pas résister à celui qui vous fait du mal. Si quelqu'un te
frappe sur la joue droite, présente-lui la gauche. Et si quelqu'un veut plaider contre toi et te prendre
ton manteau, laisse-lui tout l’habit. »18
La loi de Moïse invite chacun à aimer ses amis et à haïr ses ennemis. Avec les chrétiens, il faut
désormais aimer ses ennemis comme soi-même : « Mais moi je vous le dis : aimez vos ennemis,
bénissez ceux qui vous maudissent. Faites le bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui
vous outragent et qui vous persécutent. » 19 Ne pas résister au mal par le mal, tout est là. A la morale
judaïque de la justice vengeresse, les Évangiles substituent une morale de l'amour « envers et contre
tout »20, une éthique de la charité universelle et du pardon. « Aimez-vous les uns les autres »21. Telle
semble la nouvelle Loi.
Peut-on alors parler d’éthique judéo-chrétienne comme d’une seule entité ?
En dépit de ces différences, importantes certes du point de vue de la pratique morale quotidienne,
la Nouvelle Loi reste très proche de l'Ancienne quant aux fondements éthiques que l'on peut tirer de
ses prescriptions, si diverses soient-elles. Par-delà les divergences formelles sur lesquelles se
plaisent à insister saint Marc, Marcion et ses adeptes dès le premier siècle, il subsiste une racine
fondatrice commune.
Si on parle de morale judéo-chrétienne, rapprochant ainsi les fondements de l'éthique juive de
15 « Si tu apportes ton offrande à l'autel et que là, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton
offrande devant l'autel et va premièrement te réconcilier avec ton frère. Après ça, viens et apporte ton offrande. »
Saint Paul rappelle que la stricte obéissance à la Loi ne saurait constituer le chemin du salut. La voie éthique
véritable passe par l'esprit. Galates, 5, 19-21.
16
Tu es le peuple saint pour Iahvé, ton Dieu, c’est toit que Iahvé a choisi pour devenir son peuple de prédilection
d’entre tous les peuples qui sont à la surface du sol. » Deutéronome, VII, 6. Voir, de même, Deutéronome, XIV, 2 ;
Rois, III, 8 ; Rois, VIII, 53 : « C’est Toi qui l’a séparé (le peuple d’Israël) de tous les peuples de la terre pour qu’i
soit ton héritage. » ; Rois, IX, 6 ; voir aussi : Jérémie, X, XXXI ; Zacharie, VIII, Psaumes : « Il révèle sa parole à
Jacob, ses préceptes et ses jugements à Israël. Il n’a pas agi de la sorte pour toutes les nations (non juifs : goyim) et il
ne leur a pas fait connaître ses jugements, Alléluia ! » CXLVII (Vulgate CXLVI-CXLVII) in fine.
17 « Tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure,
blessure pour blessure, plaie pour plaie. » Exode, 21, 24-25. « Si quelqu'un blesse son prochain, on lui fera comme il
a fait, fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; on lui infligera la même blessure que celle qu'il a infligée
à son prochain. » Lévitique, 24, 19-21. « Si quelqu'un verse le sang de l'homme, son sang sera versé par l'homme. »
Genèse, 9, 6. Paradoxalement, le même Lévitique proposait le pardon comme modèle de réponse à l'offense : « Tu
ne te vengeras pas, ni ne garderas rancune, mais tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (19, 18).
18 Matthieu, 5, 38.
19 Matthieu, 5, 44.
20
Jean Louis Vivès : « Que l’homme aime l’homme, par cela même qu’il est homme ; qu’il ne regarde pas à sa nation,
sa condition, mais seulement l’humanité et Dieu. » De Concordia et discordia, in Œuvres complètes, vol. IV, 12, p.
390. Les Chrétiens ont pour devoir de considérer tous les hommes, non seulement comme des concitoyens, mais
comme des frères. Il poursuit : « amandi sunt turcae », il faut aimer les Turcs ; ce sont nos ennemis, mais ils sont
aussi assurément des hommes.
21 « Toute la Loi trouve son accomplissement dans cette parole unique : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
Paul : Galates, (5, 14). Et Jean : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ; il n'y a pas plus grand
amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. » 15, 11-17. Et aussi Marc, 12, 31: « Aimer son prochain comme
soi-même vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il
n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là. » Sans oublier Luc: « Tu aimeras Dieu de toute ton âme et
ton prochain comme toi-même. » 10, 27. Voir aussi Jacques, 2, 8. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »
comme disait déjà le Lévitique, 19, 18 (voir supra, note 15).
5
ceux de l'éthique chrétienne, c'est d'abord pour une raison historique. Impossible en effet de séparer
les Évangiles de la Bible. Si les Prophéties de la seconde n'étaient pas données pour « inspirées », le
caractère surnaturel du Christ ne serait en rien garanti. La divinité du Christ ainsi que l'authenticité
de son enseignement reposent sur les attentes explicites de l’Ancien Testament. Saint Matthieu
rappelle que l'on ne saurait « abolir » la Loi et les Prophètes 22. De plus, Dieu désigne expressément
Jésus comme son fils à Pierre, Jacques et son frère Jean, par la bouche de Moïse et d'Elie 23 .
Mais le lien qui permet de parler de morale « judéo-chrétienne » n'est pas seulement historique, il
est aussi idéologique. En effet, la critique du formalisme juif et de son observance inflexible des
règles, le rappel constant de l'esprit contre la lettre, n'entraîne jamais pour le christianisme le refus
de l'Ancienne Loi, ni même l'exclusion des rites religieux juifs au nom d'une quelconque
spontanéité mystique. Jamais Paul ni les évangélistes ne remettent en question le lien qui les unit à
l'autorité de l'Ancien Testament. Simplement, leurs critiques, parfois sévères, invitent à recentrer la
réflexion morale sur la foi entendue comme sentiment intime, plutôt que sur les pratiques
coutumières d'où, avec le temps, toute signification éthique s'est retirée. Il ne s'agit pas de négliger
ou de récuser la Torah, mais de se demander comment lui obéir le plus fidèlement possible, c'est-à-
dire de vivre à sa lumière et non de suivre aveuglément ses préceptes.
Surtout, la Bible et l'Évangile nous représentent un Dieu unique certes, mais aussi, du point de
vue éthique, un Dieu qui ordonne à l'homme de se conduire d'une façon précise. Il n'est plus, comme
chez Platon, un démiurge, assisté d'aides plus ou moins maladroits, qui dispose d'une matière
première existant indépendamment de lui et qui pose son regard sur un modèle idéal. Il n'est pas
comme le sculpteur qui n'a qu'à jeter les yeux sur ce qu'il veut copier et « informer » de ses mains la
matière plus ou moins résistante (marbre, terre ou bois). Le Dieu judéo-chrétien crée à partir de rien
et il ordonne que tout soit selon ses directives qui prennent force de Lois absolues. Quoique
l'enseignement évangélique tranche sur celui de Moïse quant au détail des prescriptions, parfois
contraires il est vrai, il en reste l'héritier quant aux thèmes majeurs de l'éthique et quant à la forme
de l'exigence pratique qu'il impose : celle du devoir imprescriptible. Ce que l'on appelle « les dix
commandements » chez les Chrétiens témoigne assez du lien étroit entre l'Ancienne Loi
(Décalogue) et les maximes de la Nouvelle, tant au plan du contenu que de la forme dogmatique.
Mêmes interdits de tuer, de mentir, de convoiter le bien d'autrui ; même obligation d'adorer un seul
Dieu et d'honorer ses parents, etc. L'éthique s'écrit désormais à l'impératif, non au conditionnel,
comme elle le faisait dans le monde philosophique gréco-latin.
Le bonheur véritable
Une autre idée, largement inspirée de l'Ancien Testament, s'impose et finit par dominer la Loi
Évangélique, celle suivant laquelle le véritable bonheur ne saurait être de ce monde : si les petits
bonheurs éphémères peuvent intéresser les hommes un temps, le véritable bonheur n'est pas notre
lot. Le royaume de Dieu ne réside pas ici-bas ; il est dans une autre vie. La béatitude chrétienne,
absolue et sans mélange, est sans commune mesure avec le bonheur du philosophe, toujours relatif
et fragile. La terre n'est qu'un lieu d'exil où les plaisirs ne sont que des leurres. Ce qui doit
préoccuper les hommes avant toute chose, le souci qui doit orienter l’ensemble de leurs actions reste
l'accès à l'au-delà. « Ne ramassez pas des trésors sur la terre où les vers et la rouille gâtent toute
chose et où les larrons percent et dérobent. Mais amassez les trésors dans le ciel où les vers et la
rouille ne gâtent rien et où les larrons ne percent ni ne dérobent rien. Là où est ton trésor, là réside
ton cœur. »24 Ce qui se passe sur terre est suspendu à une destination autrement essentielle et
urgente.
On comprend que ces doctrines, qui prêchent explicitement le mépris des biens matériels, aient
pu séduire les plus démunies des populations de l'empire romain. Les morales judéo-chrétiennes se
22 « Ne pensez point que je suis venu abolir la Loi ou les Prophètes. Je suis venu l'accomplir. (Ptèrôsai, au sens de :
dégager le sens véritable de ce qui a été accompli, mettre un terme en réalisant pleinement » Matthieu 5, 17
23 Matthieu, 17, 5 : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé qui a toute mon approbation. Écoutez-le ! »
24 Matthieu, 6, 19-34.
6
sont en effet introduites dans le monde gréco-latin par le canal le plus humble, colportées, prêchées,
pratiquées d'abord par les pauvres, souvent venus d'Orient, qui garnissaient les faubourgs des
grandes villes. Ce n'est que petit à petit qu'elles se sont infiltrées dans une population plus riche qui
ne croyait plus à ses dieux traditionnels ni à la vertu des sacrifices. Marc Aurèle rassemble sous le
nom global de Juifs, et les Chrétiens et les Juifs. Sans jamais entrer dans le détail des doctrines, c'est
l'intransigeance morale du monothéisme qu'il refuse dans sa globalité. 25En refusant les autres
doctrines, en excluant toute autre référence éthique possible, ne monothéisme ne refuse-t-il pas de
reconnaître la légitimité morale et religieuse de l’autorité impériale. Au nom d’une autorité plus
haute, ne risque-t-il pas conduire au fanatisme ?
Que faut-il faire alors ? Le propos change d'orientation avec le Premier Testament, mais le ton de
la transcendance reste le même. Si les règles semblent plus souples et moins envahissantes en
apparence chez les Chrétiens, elles s'imposent toujours néanmoins d'en haut et il convient de les
suivre sans discuter. Il conviendra de cultiver les vertus que la vanité mondaine dédaigne et que
l'orgueil humain méprise : la simplicité du cœur, l'humilité, la pureté. « Heureux les pauvres en
esprit, car le royaume des cieux leur appartient. Heureux ceux qui sont dans l'affliction, car ils
seront consolés. Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, ils seront rassasiés. Heureux les
miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront
Dieu. Heureux ceux qui sont persécutés par la justice, car le royaume des cieux est à eux. »26La
béatitude éternelle prime les modestes joies d’ici-bas. Quant à l’esprit d’obéissance qui lui est lié, il
ne manque pas de conduire au fatalisme.
En dépit des nuances, et même des divergences, qui subsistent entre les Pères grecs ou latins et les
Prophètes, tous obéissent pourtant à une même préoccupation d'urgence. Ils posent la foi d'abord. A
leurs yeux, la doctrine est indiscutable. Pas un mot qui ne soit donné pour vrai dans la Bible ou
l'Évangile. Toute philosophie morale qui viendrait à contredire l'une ou l'autre serait irrecevable.
L’au-delà est prioritaire. La foi certes peut chercher à comprendre ; elle peut construire une
argumentation rationnelle qui la confirme ou lui donne toujours plus de force persuasive, elle ne
saurait s'opposer aux impératifs de la morale transcendante. Il n'y a pas deux modèles éthiques
possibles ; pas plus qu'il n'y a deux vérités théologiques. La nature n'est plus à suivre, elle n'est plus
un modèle à imiter ou à comprendre, un grand tout dans lequel il faut accepter de se fondre, elle est
une force de résistance à vaincre. Ce n'est plus elle qu'il faut imiter. Jésus est plus fort par ses
miracles qu’une nature où le démon a trop de part. Le Premier Testament n'est pas avare de récits où
le surnaturel abonde ; les Évangiles font aux miracles la part belle. L'éthique qui s'est manifestée par
les livres divins, fruits de la Révélation, doit s'imposer à tous sous la forme d’une évidence pratique
universelle. On doit croire précisément « parce que c'est absurde », contre l'évidence rationnelle au
besoin.
Le mal radical
La rupture avec l’Antiquité est donc nette. Si nous disposons d'une conscience morale, sorte de
lumière interne qui nous éclaire sur la portée éthique de ce que nous faisons, c'est seulement pour
nous faire connaître et sentir intérieurement la valeur de nos actes. Inutile désormais de chercher à
vivre « en conformité avec la nature », inutile de tenter de comprendre quelle y est notre place. La
nature se voit supplantée par une surnature qui à la fois la justifie (n'est-elle pas l'œuvre de Dieu ?)
et la condamne (elle est aussi le lieu vicié par le péché et la source de toutes les tentations qui
pourraient détourner de la voie ascendante). Le Texte nous avertit que le monde est un lieu de
tentation et de perdition. Le mal qui y règne n'est plus seulement la misère ou le malheur qu'une
conduite adroite, épicurienne ou stoïcienne, pourrait rectifier. Par suite du péché originel, il est le
lieu d'un mal radical, c'est-à-dire d'un vice premier que rien ne saurait atténuer, encore moins
effacer. De plus, ce mal radical n'a de sens positif que parce qu'il peut devenir le signe d'une
25
Ernest Renan, Marc Aurèle et la fin de la culture antique, Paris, Bocard, 1983, p. 90.
26 Matthieu, 5, 3-11.
7
possible rédemption : il est l'épreuve que Dieu nous envoie pour parfaire notre destination. Il ne
s'agit plus de « suivre la nature », bon guide de nos conduites, mais de vaincre ce qui, en son sein,
nous éloigne de la transcendance. Désormais, ce à quoi nous invite la conscience morale se résume à
des conduites de méfiance et d'évitement : méfiance devant le monde extérieur où le Mal a trop de
part ; discipline sévère de notre nature intérieure, trop faible face à la tentation et radicalement
viciée par le péché ; désintérêt devant la nature matérielle au profit d'une surnature d'ordre purement
spirituel. Le corps lui-même, outil de l'âme pourtant et objet de résurrection pour les pères de
l'Église, finit par devenir honni et châtié pour les tentations terrestres auxquelles il invite.
Ainsi, la Révélation, par l'intermédiaire de Moïse et de Jésus-Christ, doit-elle devenir la règle
ultime de notre conduite, surtout lorsqu'un doute subsiste quant à l'orientation que chacun doit
donner à sa vie. Lorsque la révélation intérieure de la conscience morale ne suffit pas, soit qu'elle
faiblisse ou qu'elle hésite, il reste la révélation extérieure, indiscutablement vraie parce que venue
d'en haut. Le texte est clair : « Maintenant, Israël, écoute les règles que je vous enseigne […] Vous
n'ajouterez ni n'enlèverez rien à ce que je vous prescris ; vous garderez les commandements de
l'Éternel, votre Dieu, tels que je vous les prescris. »27 Si pour les Juifs, afin de bien agir, il faut se
conformer aux directives du Livre dont les lois sont impératives de manière absolue, pour les
Chrétiens, puisque Dieu s'est révélé aux hommes sous la forme de Jésus-Christ, on devra en toute
circonstance « imiter » ce modèle. La vie du Christ a désormais valeur d'exemple 28. Comme dans un
miroir, il faudra sans cesse comparer notre conduite à celle que Dieu nous a proposée par son
exemple et se voir à travers l'image du Christ lui-même. D'où les multiples « Miroirs » et
« Manuels » produits durant le Moyen Age pour l'édification des fidèles. D'où surtout l'Imitation de
Jésus-Christ, grand livre de la mystique chrétienne, qui propose aux hommes les conditions d'une
existence pleinement morale. Pour fuir le Mal, il convient de faire de nous des « imitateurs de
Dieu » 29, c'est-à-dire du Christ et de vivre comme lui dans l'amour et le don de soi. 30 Le modèle est
le Christ, non seulement dans ses actes, mais aussi parce qu'il est le révélateur d'une exigence
morale rigoureuse. Comme dans le cas du judaïsme à propos de la Loi, on nous rappelle sans cesse
que ceux qui refusent de suivre ce modèle christique seront exclus du « royaume de Dieu ». Qui
sont-ils ? Le débauché (pornos), l'impur (akathartos), le cupide (pléonektès), l'idolâtre, c'est-à-dire
tous ceux qui manifestent par leur comportement qu'ils préfèrent « les ténèbres à la lumière. » 31
Ce que l'on trouve dans l'Imitation de Jésus-Christ est éclairant quant à la sévérité des principes de
vie proposés : mépris radical de toute science, y compris la théologie, suspecte de dévoyer la vraie
foi ; dédain de tout ce que l'on appelle les « biens de ce monde », fortune, honneurs, situation
sociale ; rejet de la richesse matérielle ; volonté permanente d'humilité, de pénitence ; pratique
perpétuelle de la charité et de tous les gestes que dicte la pitié ; préoccupation prédominante de la
prière et souci constant du salut ; éloge du recueillement dans le silence et de la méditation ;
exaltation du plein oubli de soi. Poussée à son terme logique, l'Imitation invite à condamner tout
désir et à « mourir au monde » 32. On retrouve tout au long de ce livre les accents de Paul rabaissant
le corps, condamnant la chair, entendant par là « débauche, impureté, licence, idolâtrie, magie,
haine, fureur, jalousie, rivalité, dissensions, factions, envie, ripailles et autres choses semblables. »33
Il faut commencer, dès cette existence fugitive, à poser les jalons de ce que sera l'existence éternelle.
27 Deutéronome, 4, 1.
28 Première épître de Pierre, 2, 21 ; également, 4, 1.
29 Imitation de Jésus-Christ (d'après le texte de Thomas a Kempis, 1441), Paris, Salvator, 2009 : « Notre étude sera
donc la méditation de la vie du Christ. » p. 33. « La vérité doit être recherchée dans les Saintes Ecritures, non dans
l'éloquence. » p.46. On pourrait multiplier les exemples à l’infini.
30 Ephésiens, 5, 2. Le texte dit : mimètai pour « imitateurs ».
31 Ibid. 5, 11.
32 « Apprends maintenant à mourir au monde […] Apprends maintenant à tout mépriser […] Châtie maintenant ton
corps par la pénitence. » Imitation de Jésus-Christ, Paris, Salvator, 2009, p.109.
33 Galates, 5, 13-20.
8
« La suprême sagesse, la voici : Par le mépris du monde, tendre au royaume des cieux […]
Applique-toi donc à détacher ton cœur des choses visibles pour ne t'occuper que des biens
invisibles. »34 Le monachisme et certaines hérésies, l'hérésie cathare entre autres avec la pratique de
l'endura, s'inspirent de tels principes et vont jusqu'à en proposer une interprétation radicale : se
laisser mourir au monde et au corps en cessant de s’alimenter 35.
Sans aller jusqu'à de telles extrémités, l'Imitation invite simplement à mettre en pratique les
attitudes soulignées par saint Paul dans l'épître aux Galates : « Le fruit de l'Esprit, c'est l'amour, la
joie, la paix, la patience, la bonté, la fidélité, la douceur, la maîtrise de soi. » 36 La première épître de
Pierre en détaille les conséquences quant aux comportements que doivent adopter les hommes les
uns envers les autres. Ils se doivent d'être homophrones (unis par la pensée), sumpatheis (sensibles
aux sentiments éprouvés par les autres), philadelphoi (fraternels), eusplangnoi (miséricordieux), et
enfin tapeinophrones (humbles) 37. L'exigence de fraternité universelle repose explicitement sur le
fait de se sentir enfants d'un même père. L’universalité humaine qui était seulement proposée par les
stoïciens qui se sentaient « citoyens du monde » et « enfants de Zeus » devient ici explicite en tant
qu’exigence universelle. La fraternité, qui restait encore hésitante dans un judaïsme essentiellement
« national », est désormais imposé théologiquement comme un devoir imprescriptible pour toutes et
tous.
Les livres contemporains de morale chrétienne, les catéchismes les plus complets 38, sont moins
sévères et moins exigeants que les positions doctrinaires de ceux qui invitent à l'oubli radical de la
matière, de la nature, du corps et du monde. Ils rappellent, avec le saint Augustin de la Cité de Dieu,
que la « voie mystique ascétique » est réservée à quelques élus seulement. S'il reste fermement
déconseillé de tomber dans la troisième voie, la « voie mauvaise du péché », qui consiste à renier
Dieu en adorant ces idoles que sont les honneurs, le pouvoir et l'argent, la plus grande partie des
hommes doit se contenter de suivre une « voie moyenne ». Cette dernière s'appuie sur un axiome
pratique au-dessus de tout soupçon puisqu'il est tiré de la lecture des livres saints. Par la révélation,
Dieu s'est fait le promulgateur d'un principe aisé à mettre en pratique et qui résume tous les
commandements. Au-delà de leurs formulations diverses, on le retrouve en raccourci dans les
formules traditionnelles, devenues aujourd'hui banales, mais qui ne l'étaient pas en leur temps : « Ne
faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. Aimez-vous les uns les
autres. Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fît.»39
Il est intéressant de noter que ce précepte général, s'il est moins rigide que les prescriptions
détaillées du Décalogue ou les Dix commandements, n'en conserve pas moins la forme de Loi
indiscutable. C'est un ordre d'origine transcendante et, par suite, que l'on ne saurait mettre en
question. L'Imitation, de son côté, rappelle au fil de ses cinq cents pages que l'obéissance et la
discipline dans la crainte de Dieu restent les vertus fondamentales de la foi chrétienne 40. La
fraternité n'empêche pas l'obéissance absolue. On doit au Christ respect, amour, crainte, exactement
comme à son auteur transcendant. Il n'y a pas lieu de nuancer, d’adapter à telle ou telle situation,
comme les simples conseils pratiques de moralistes de l'Antiquité. Dieu prescrit la compassion
universelle ; les hommes se doivent respect, et amour réciproque. Dans le champ de l'éthique
chrétienne comme dans le judaïsme, l'esprit critique de la pensée gréco-latine doit céder le pas dans
tous les domaines à la vertu d'obéissance. 41 L’amour universel (autrement dit la charité) est
9
désormais un devoir.
Enfin, suivant le modèle antique, l'homme compte sur ses propres forces, et seulement sur elles,
pour parvenir au « souverain bien », quelque forme concrète que puisse prendre ce dernier. Dans le
cas de la morale chrétienne en revanche, les forces humaines restent insuffisantes. Le Chrétien sait
que sans la grâce de Dieu, sans l'aide directe ou indirecte de ce dernier, le salut est impossible.
L'insuffisance des forces humaines n'est en rien accidentelle ou passagère. Elle est proprement
radicale. Le poids de la faute originelle est si accablant, la nature humaine si corrompue en sa
racine, l'attrait du plaisir si tentateur qu'il a besoin de l'intervention divine pour s'arracher à son sort.
Seule la grâce peut désormais aider l'homme dans son ascèse.
Mais la cassure la plus immédiatement perceptible entre les modèles éthiques proposés par
l'Antiquité grecque ou latine et le modèle judéo-chrétien tient au statut de la douleur et au rôle de la
souffrance dans la discipline de soi. Avec le christianisme, plus peut-être qu'avec le judaïsme, la
désolation, misère, mal et malheur confondus, prennent un sens positif. Souffrir devient le signe que
l'on se trouve dans la bonne direction morale. Certes, les auteurs antiques voyaient dans
l'étonnement, dans le trouble intérieur et dans l'inquiétude intellectuelle les symptômes d'une nature
philosophique vaillante, mais ils ne faisaient pas de ces états une finalité de l'action pratique. Tout
au contraire, la tâche de la morale consistait pour eux à proposer des conduites permettant de sortir
progressivement de cet état de trouble malheureux ou de souffrance. La visée pratique ultime restait
le bonheur.
Désormais, par suite du péché originel, l'homme est condamné au malheur : « Désormais, la terre
sera maudite en tes ouvrages : tu ne mangeras du pain qu'à la sueur de ton front, jusqu'à ce que tu
retournes dans la terre d'où tu as été tiré, car tu es poussière et retourneras en poussière. » Il restera
désormais à la race humaine à expier la faute première qui a consisté à vouloir égaler Dieu en
connaissance. Si le péché entraîne la perte irrémédiable du bonheur que symbolise le paradis
terrestre, alors la souffrance qui en découle traduit la misère constitutive de la conscience morale
qu'aucune consolation ne saurait atténuer. On est désormais loin du mythe de l’âge d’or perdu que le
mouvement circulaire du temps ne peut que restaurer dans un éternel recommencement. 42 La
mauvaise conscience est le lot ordinaire de toute conscience. Le malheur des êtres humains n'est
plus seulement un accident lié aux avatars de l'existence ou aux hasards de la vie, il est coextensif à
la condition déchirée de l'homme. Pêcheur, héritier d'une faute « originelle », il lui reste à expier 43.
La culpabilité 44 radicale interdit désormais toute paix intérieure possible.
Un retour comparatif aux Anciens à propos de la tempérance permettra de mieux saisir toute la
distance qui s'installe entre l'éthique gréco-latine et l'éthique judéo-chrétienne. Pour les Stoïciens, le
but de l'action éthique est l'ataraxie, littéralement « l'absence de trouble », que l'on peut entendre
comme une sorte de calme intérieur, d'apaisement, de sérénité générale. Le but de l'action est
d'atteindre l'équilibre moral d'une âme satisfaite d'elle-même, des choses, des autres et de son
rapport à elles toutes. On touche à rien moins que ce que Pascal appellera « quiétude du coeur »,
Descartes « contentement » et Spinoza « béatitude ». Si tout le bonheur possible ne réside pas là, à
tout le moins, là réside un de ses principaux signes à l’échelle humaine. Comment parvenir à cet état
?
y compris. Au contraire, ils ont tous vanté la piété et le respect du culte et des dieux ; unité politique de la Cité et
paix civile obligent. Mais, contrairement aux philosophes judéo-chrétiens, aucun d'eux n'a accoté la morale à la
religion, faisant de la première la simple application circonstancielle de la seconde. Surtout, pas un seul n'affirme
que les dieux ont mis les hommes au monde pour accomplir tel ou tel devoir, qu'ils les surveillent sans cesse d'un œil
jaloux et qu'ils seront punis pour l'éternité s'ils n'obéissent pas aux règles révélées d'en haut, en attendant une
hypothétique résurrection des morts.
42
Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero, 1965, vol. I et II.
43 Lévitique, 4, 3.
44 Lévitique, 5, 14.
10
Pour ce qui est de la voie à suivre, la stratégie des Stoïciens ne diffère pas de celle de Épicuriens.
Si le but est le bonheur, si tout animal « désire la volupté, a horreur de la souffrance comme du mal
suprême » alors, la plus utile voie éthique consistera d'une part à éviter les occasions de frustration,
donc de douleur, et d'autre part à limiter nos désirs.
Dans les deux cas, la morale n'a qu'une chose à nous apprendre : l'art de souffrir le moins
possible, c'est-à-dire de désirer le moins possible, et surtout pas d'aspirer à des « choses qui ne
dépendent pas de nous » (Épictète) ou à des objets « non naturels et non nécessaires » (Épicure). La
mort étant chose naturelle, elle n'est pas plus à craindre que les dieux qui ont sans doute, s'ils
existent, autre chose à faire que de s'occuper des hommes. D'où la figure du Sage antique : son but
est d'être aussi heureux que possible ; il n'a que des désirs limités ; il use de sa raison en toute
circonstance parce que c'est là sa faculté spécifique et que son jugement est libre (Aristote) ; il
accepte la mort sans s'en effrayer puisqu'elle fait partie de la vie ; il a sur les dieux « immortels »
mais non transcendants, des opinions lucides sans mélange de crainte ou de superstition ; enfin, s'il
estime que les maux qu'il endure sont insupportables, il peut toujours quitter la vie de sa propre
volonté, un geste suffit. Moyennant quoi, nous rappelle Épicure, le sage est « plus qu'un homme »
puisqu'il jouit finalement des mêmes biens que « ceux qui font le bonheur de la divinité ».
On voit alors que la vertu la tempérance, contrairement à ce qui ce passe dans la morale judéo-
chrétienne, ne répond pas à une intention de sacrifice ou d'expiation. Il ne s'agit pas de restreindre
ses désirs afin d'expier une faute radicale. Pas de flagellation, pas de « discipline » pour mieux
atteindre au repentir. Apprendre à se limiter ne relève pas d'un idéal de mortification mais, à
l'inverse, d’une visée toujours plus heureuse « conformément à la nature ». A la vertu gréco-latine de
quiétude répond la contre-vertu judéo-chrétienne d'inquiétude radicale, de renoncement et de
souffrance salvatrice. On a beau invoquer Socrate pour tenter de réconcilier les deux mondes
éthiques et faire du vieux philosophe une sorte de premier Chrétien à la mort exemplairement
apaisée, le modèle socratique reste très différent du modèle chrétien. Dans ses Mémoires sur
Socrate, Xénophon nous rappelle justement que la vertu de tempérance, vertu morale par
excellence 45 puisqu'elle traduit la discipline de soi, n'avait en rien pour but de mortifier la chair ou
de punir le corps d'être la source de tentations diaboliques. Pour Socrate, la tempérance était la plus
grande source possible de volupté. « Il avait accoutumé son corps et son esprit à un régime tel que
quiconque l'adopterait vivrait exempt d'inquiétude et de danger sans avoir besoin de grandes
dépenses […] Pour lui, la tempérance seule nous apprend à supporter le besoin : seule elle peut nous
faire connaître des plaisirs réels. » La diabolisation de la sexualité n'a rien à voir avec la tempérance
grecque. Elle est étrangère à l'idée de maîtrise de soi, elle repose sur la transgression originelle
d'Adam qui entache « d'impureté » 46 toute la suite de l'humanité.
Il est dès lors clair que dans l'univers judéo-chrétien, la souffrance, la misère, le malheur qui
advient aux hommes en cette vie prennent un sens métaphysique qu'ils n'avaient pas à l'époque
gréco-latine. La souffrance apparaît soit comme la punition d'une faute soit comme une épreuve à
surmonter pour gagner le bonheur dans la vie future, le plus souvent les deux à la fois. Dans tous les
cas, elle est la conséquence d'une transgression : « Offrez votre souffrance à Dieu ! » La douleur est
à la fois une punition et une épreuve par laquelle nous faisons la preuve de ce que nous valons
réellement. Elle est le signe que nous faisons tout pour mériter un possible rachat. L'extase dans la
souffrance devient le symptôme suprême. En lieu et place du bonheur ordinaire des Anciens, la
béatitude devient arrachement au monde matériel, extase. Au-delà de la vie végétative, de la vie
animale, au-delà même de la vie rationnelle ou de l'existence intellectuelle consacrée à la
philosophie, caractéristique proprement humaine chère à la morale aristotélicienne, il existe une vie
45 Avec la justice, le courage et la prudence, la tempérance complète pour la morale antique ce que l'on appelle parfois
le « quadrige des vertus ». On se représente alors, de manière imagée, l'homme comme un cocher qui tient la bride
de sa conduite grâce à la maîtrise de ces quatre chevaux, évitant alors les extrêmes contraires que sont l'injustice ou
la rigueur, la peur et la témérité, l'abstinence ou le dérèglement par absence de contrôle de soi. Partout et toujours,
c'est l'excès (hubris), qui est mauvais, car contraire à la nature, et non l'usage qui implique la « mesure juste ». La
tempérance n'est pas l'abstinence.
46 Lévitique, 15.
11
mystique faite d'arrachement au monde sensible, une voie extatique, exceptionnelle certes mais
toujours possible de contact direct au divin. « Elève un athlète pour le Christ ! » ordonne le précepte
pédagogique central de Jean Chrysostome 47.
Mais il y a plus : non seulement la souffrance est glorifiée, mais le bonheur devient suspect. Ce
qui fut le but recherché par les morales de l'Antiquité gréco-latine, être heureux et le rester en
souffrant le moins possible, devient le signe d'une imperfection radicale. Ce bonheur à l'antique est
celui des « mous et des tièdes », y compris, paradoxalement, dans le suicide de ceux qui estiment
pouvoir « quitter la table quand le repas est desservi », suivant l’image stoïcienne.
Contrairement à ce que l'on croit parfois, on n'a pas attendu le XIX ème siècle ou même le siècle
des Lumières, pour prendre quelques distances avec cette forme judéo-chrétienne d'éthique. Dès le
XVII ème siècle, plusieurs philosophes conçoivent de l'intérieur des doutes sérieux quant à cette
façon d'envisager la réflexion éthique. Si Descartes se montre prudent, remettant sa réflexion à plus
tard et acceptant une morale « par provision », d'autres, comme Spinoza ou Hobbes, remettent en
question certaines propositions érigées pendant des siècles en dogmes incontestables. Pour la
première fois peut-être apparaît une exégèse religieuse indépendante des autorités ecclésiastiques.
Les textes bibliques, admis sans discussion jusque-là, sont étudiés avec la même méthode que les
documents historiques. Ils se trouvent sérieusement malmenés par cet examen. Le Tractatus
theologico-politicus de Spinoza (1670) 48 est un exemple éclairant de cette remise en question qui est
aussi une mise à la question de la morale courante.
Prudent cependant, Spinoza rappelle qu'il y a dans la Bible quelque chose de divin, c'est
l'indication de la loi morale qu'il convient de suivre : elle invite à croire en Dieu, à pratiquer la
justice et la charité et à traiter son prochain comme soi-même. C'est là, rappelle l'auteur de l'Ethique,
l'enseignement même de la raison. Mais n'allons pas chercher dans ce texte ce qu'on lui demande
trop souvent à tort : la connaissance de ce qu'est véritablement Dieu, encore moins la science de la
nature ou le détail des conduites morales circonstancielles. La force de l'analyse de Spinoza consiste
à étudier le texte en exégète. Soulignant ses faiblesses, c'est la base même de la morale judéo-
chrétienne qu'il déstabilise.
D'abord, il insiste sur le fait que l'on a tort de s'imaginer que les diverses parties de l'Écriture sont
toutes authentiques. Ni les cinq livres du Pentateuque attribués à Moïse, ni les livres de Josué, des
Juges, de Ruth, de Samuel ou des Rois n'ont été écrits par les auteurs qu'on leur attribue et à la date
que la tradition leur assigne. Dans le Deutéronome, Moïse parle de lui à la première personne et au
passé 49 alors que dans les autres livres on parle de lui à la troisième personne. Paradoxalement, le
Pentateuque contient le récit de la mort de Moïse et son éloge funèbre 50. Spinoza ajoute qu'on dit de
lui : « Aucun prophète n'a été, depuis, aussi grand que lui »51. Les lieux cités sont désignés dans le
texte par des noms qu'ils n'ont pu avoir que bien plus tardivement. Les récits qu'ils développent
n'ont pu se passer que beaucoup plus tard, bien après le décès de leur prétendu auteur. Des
objections analogues soulèvent un doute identique à propos de l'authenticité de la plupart des autres
livres bibliques. Tous paraissent avoir été rédigés très postérieurement aux événements qu'ils
racontent, et par un seul et même auteur. Spinoza suggère un nom : Hesdras 52.
De plus, tous les passages de la Bible ne sont pas clairement intelligibles. Ils ne s'accordent pas
entre eux ; certains sont en opposition. La langue hébraïque ancienne n'aide pas à rendre les
47
Jean Chrysostome, Sur la vaine gloire et l’éducation des enfants, Paris, Cerf, 1972, p. 197. Voir aussi le Manuel pour
mon fils de Dhuoda, Paris, Cerf, 1991,
48 Spinoza, Traité des autorités théologique et politique, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1954, p. 606.
49 Deutéronome, 34, 5.
50 Deutéronome, 34, 10.
51 Ibid.
52 Traité des autorités théologique et politique, Paris, Gallimard, 1954, p. 747 sq.
12
passages obscurs accessibles. 53 Difficile dans ce cas de prétendre comprendre dans quel esprit les
rédacteurs de la Bible rédigeaient et surtout dans quelle intention. Que penser de l'histoire de
Samson qui, « seul et sans armes, tue des milliers d'hommes » ou d'Elie « enlevé au ciel sur un char
enflammé » ? Faut-il chercher là un sens historique, mythologique, métaphorique ? Ces récits
cachent-ils des mensonges édifiants ? Quelle confiance accorder à la parole des prophètes ? Ce ne
sont pas des savants mais des hommes inspirés, doués d'une vive imagination et d'un sens moral
développé. Sans doute sont-ils justes quand ils proposent des principes aidant à régler l'existence ;
quand ils racontent que le monde a été fait en six jours, dans un ordre précis ou que Josué arrêta le
soleil, il est prudent de réserver son jugement.
Quant au cérémonial hébraïque, il n'a pas plus de valeur que n'importe quel autre. Il sert à
maintenir la cohésion du groupe en imposant la discipline dont une société a besoin pour perdurer.
On peut pratiquer un culte sans être pour autant plus honnête ou meilleur ; on peut être honnête et
bon sans suivre aucune cérémonie. Le peuple juif n'est nullement « le peuple choisi par Dieu ».
Restent les miracles. Spinoza en nie formellement la réalité. Si Dieu est, ce qui survient en
émane suivant une nécessité inéluctable. Tout ce qui se produit dans la nature suit la nature même de
Dieu. Par suite si les hommes ont cru voir des miracles, c'est qu'ils ignoraient les véritables causes
des phénomènes auxquels ils assistaient. Quand les mêmes circonstances sont données, les mêmes
effets apparaissent. Dieu ne saurait agir comme un législateur capricieux qui impose aux hommes
ses volontés à travers des commandements arbitraires. Il n'a pas imposé aux hommes des obligations
qui expriment un quelconque désir. L’idée même que Dieu veut, désire, attend ou espère quelque
chose des hommes est une absurdité. Il ne les surveille pas avec l'intention de punir les uns et de
récompenser les autres. Tout ce qui advient suit la nécessité de sa nature. Autrement dit, il ne veut,
ni ne désire, ni n'attend quoi que ce soit. Il est et se contente d’être, c’est tout ce qu’on peut en dire.
Mais assurément, ajoute Spinoza, quiconque reconnaît l'essence de Dieu trouve aussitôt dans cette
connaissance même de quoi régler sa vie et conquérir, ici-bas, le bonheur.
Il est certain que de telles considérations, dans la mesure où elles désacralisent un texte par
définitions intouchable puisque sacré, paraissent scandaleuses aux premiers lecteurs juifs et
chrétiens du Tractatus theologico-politicus. A travers son propos, ce sont en effet les fondements
mêmes, mais aussi la finalité de l'éthique judéo-chrétienne que Spinoza remet en question. 54
Dès le début du XVII ème siècle, sans doute à la suite de Montaigne, des vues politiques
nouvelles apparaissent qui contribuent à changer le regard porté sur la morale traditionnelle et ses
fondements éthiques. Ce sont celles d'auteurs comme Hobbes. Son De Cive (1642) 55, dont on devine
la trace au livre IV de l'Ethique de Spinoza et qui influencera la plupart des moralistes du XVIII ème
siècle, développe une présentation de l'histoire des sociétés humaines qui ne cadre plus avec le récit
de la Genèse. De fait, il remet en question l'origine transcendante, impérative et universelle des
commandements de la morale. L’éthique a des racines sociales et non plus théologiques.
Il y a lieu, suivant Hobbes, d'opposer deux époques qui se sont succédé durant le développement
de l'histoire humaine : l'état de nature, antérieur à toute association et l'état social où les individus se
groupent et s'entraident. A l'état de nature, les hommes sont isolés les uns des autres. Chacun
dispose, de par cet isolement même, d'un droit naturel qui s'étend sur toute chose, celui de s'emparer
de tout ce qui lui paraît utile, d'en faire ce qui lui plaît, d'user de n'importe quel moyen pour se le
procurer. L'égalité de droit est alors parfaite entre les individus. Quoi qu'un homme fasse contre un
autre, il ne saurait être injuste. On se trouve dans un régime proprement a-moral de « guerre de tous
13
contre tous » et « de droit de tous sur toute chose » ; dans un tel régime « le plus fort l'emporte
nécessairement ». L'unique souci est d'être et de rester le plus puisant. À l'état de nature l'homme est
un « loup pour l'homme ».
Mais un tel état n'a rien d'heureux ni d'enviable, même pour les plus forts qui trouveront toujours
plus fort qu'eux. Ce qui règne n'est pas la paix, mais la terreur de tous contre tous avec son cortège
d’incertitude, de crainte et d’angoisse. Afin de trouver quelque apaisement, les hommes cherchent à
mettre fin à cet état. Comment ? En ne restant pas isolé, en s'associant aux autres. Contrairement à
ce qu'avançait Aristote, ce n'est pas la sociabilité naturelle qui est à l'origine de la vie commune. Ce
qui pouvait être vrai des abeilles ou des fourmis ne l’est pas des sociétés humaines. Ce n'est pas non
plus la bienveillance innée ou le souci spontané de l'utilité ; ces sentiments consolident un état social
déjà établi. Quelle expérience en effet les hommes auraient-ils pu avoir, avant leur association, des
bénéfices qu'ils en tireraient ?
Seule « la crainte mutuelle que les hommes avaient les uns des autres » pouvait les décider à
sortir de leur isolement. La vie sociale, comme la vie éthique qui en dérive directement, a donc une
origine naturelle. L'homme devient un être moral parce que la nature le pousse à vouloir le moindre
mal. Si les hommes ont formé des sociétés, c'est par « amour propre » (au sens d’amour égoïste de
soi) et non par suite « d’une forte inclination qu'ils auraient pour leurs semblables ». Les
groupements sociaux et moraux sont nés du besoin naturel que chaque individu ressent de sa
sécurité. Cette socialisation implique que « chacun accepte de limiter ses prétentions et son droit sur
toute chose ». Dans le « pacte social », tout homme abandonne quelque chose de son propre droit et
en transfère quelque chose aux autres.
C'est alors la « raison naturelle » qui nous fait connaître « ce qu'il faut faire et ce dont il faut
s'abstenir pour rendre aussi longue que possible la conservation de la vie de ses concitoyens ». Les
obligations éthiques ne viennent pas d'en haut. Elles ne sont plus des commandements révélés mais
de simples règles de bon sens qui s'imposent naturellement en fonction de la paix sociale
raisonnablement et universellement visée. Hobbes les ramène à l'essentiel : obligation de respecter
les termes d'un pacte une fois établi ; obligation de gratitude envers ceux auxquels on est lié ;
obligation de se rendre serviable à ses concitoyens et de ne punir qu'en vue de sauvegarder un avenir
paisible ; éviter les outrages, l'orgueil blessant, les injustices qui peuvent devenir sources de conflits
interminables ; choisir des arbitres dans les cas litigieux ; se montrer équitable. En cas de doute, il
faut « se mettre à la place de celui qu'on est tenté de traiter d'une certaine manière » et « ne jamais
faire aux autres ce qu'on trouverait soi-même déplaisant de subir ». Ces obligations, qui rejoignent
certes les exigences évangéliques d’universalité, découlent cette fois de la seule raison naturelle.
C'est désormais la loi de nature, en nous, qui fonde la loi morale.
Avant l'association, chaque homme est pour les autres une bête féroce : « homo homini lupus » ;
après, chaque homme devient pour les autres un appui et un réconfort possibles : « homo homini
deus ». La loi naturelle est en même temps loi éthique parce qu'elle est la condition de possibilité de
la vie sociale.
La conséquence de cette conception morale est lourde de sens pour la morale judéo-chrétienne.
Elle en ébranle sérieusement les fondements métaphysiques. Est-ce que l'éthique ne serait pas, en
dernière analyse, tout autre chose que ce que la tradition théologique a voulu voir en elle ? On a cru
la morale éternelle, d'origine divine. Ne serait-elle pas plus simplement d'origine sociale, fondée sur
un besoin naturel de tranquillité ? On l'a installée sur la crainte de Dieu. Ne serait-elle pas tout
simplement justifiable par l'utilité qu'elle présente pour la simple survie de l'espèce humaine ?
Hobbes reste prudent, tout comme Spinoza. Il prend bien garde de rapprocher ses propres
maximes de celles de la religion instituée. Pourtant ces deux philosophes vont inaugurer trois
courants qui orienteront pour longtemps la recherche éthique : celui de la défiance à l'égard de
l'esprit théologique comme source possible de la réflexion éthique ; celui des investigations vers un
fondement naturel de l'éthique ; enfin, la constatation du caractère essentiellement social de la
morale. Autant de mouvements d’idées qui s’épanouiront aux XVIII ème et XIX ème siècles.
Conclusion
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Il ne faudrait donc pas se laisser séduire par un rapprochement de vocabulaire. Ce n'est pas parce
que l'éthique judéo-chrétienne utilise les mêmes termes que ceux de l'Antiquité que les notions
recouvertes par les mots sont identiques en signification. Au delà des mots courage, tempérance,
prudence, sagesse, l'intention est différente. Ces vertus visent désormais une autre finalité que celle
que visait le sage antique. Dans la réalité, un changement radical de perspective fait qu'on a pu
parler d' « irruption »56 d'une nouvelle façon d'envisager le rapport des hommes aux choses, aux
autres et à eux-mêmes. Passant d'une éthique de la conviction raisonnée à une éthique de la
révélation indiscutable, on saute de l'argumentation critique qui s’assume jusqu’au choix de sa mort,
dans la croyance et l'obéissance en la valeur absolue de la vie.
Du point de vue des fondements, l'éthique se déplace de l'immanence à la transcendance ; la
source de l'impératif moral est désormais religieuse et cachée ; la morale n'est plus autonome, elle
est suspendue à un dogme qui la dépasse et la fonde. Le modèle vient d'en haut et s'impose sans
discussion possible.
Du point de vue de la forme, la loi morale, conditionnelle, circonstancielle et hypothétique chez
les Grecs et les Latins, devient un commandement inconditionnel ; on ne dit pas : « Si tu veux être
heureux, fais ceci plutôt que cela », mais : « Tu ne tueras point ! ». La Loi s'impose en tant que
commandement indiscutable. En cela, judaïsme et christianisme se rejoignent indiscutablement.
Du point de vue de la méthode d'accès aux principes, la révélation remplaçant la recherche
rationnelle, la foi tient lieu de vérité. La raison, comme le corps et la nature, s'ils ne sont jamais
aussi discrédités dans le christianisme qu'on le croit parfois, passent néanmoins au second rang. Ils
doivent céder le pas à un ordre surnaturel où l'irrationnel peut avoir plus de sens que le rationnel et
où le miracle et le mystère deviennent paradoxalement ordinaires.
Quant aux finalités, on passe du simple bonheur humain, modeste certes mais possible ici-bas, à
l'espoir d'une béatitude céleste, infinie sans doute, mais repoussée post mortem, et fort hypothétique
de surcroît puisque finalement suspendue à une grâce divine sur laquelle nous n'avons pas de prise.
On ne marchande pas des « indulgences » avec l’infiniment infini.
Par suite, on ne se demande donc plus : que faire en cette vie pour que cette vie soit une vie
réussie, c'est-à-dire heureuse et remplie conformément à l’ordre naturel dans lequel mon devoir est
de trouver ma place en évitant de défier les dieux ? Mais comment agir en cette vie pour préparer au
mieux une vie future qui est précisément au-delà de la nature ? C'est donc l'ensemble de l'existence
morale qui se trouve suspendu à une exigence théologique qui le dépasse et en conditionne la
réalisation. Si, dans le monde antique, on pouvait séparer sans problème éthique et religion, les
dieux ayant assez à faire entre eux et se souciant finalement assez peu des hommes, il est manifeste
que, dans l'univers judéo-chrétien, la séparation est devenue impossible. Un Dieu jaloux veille
désormais sur chacun de nos gestes et en pèse la valeur à l'aune de ses commandements. Ici encore,
en dépit de nuances qu’il ne faut pas négliger, judaïsme et christianisme parlent d’une même voix.
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que l'irruption du modèle métaphysique judéo-chrétien ait pu
modifier profondément les thèmes moraux classiques qu'il a pourtant tenté d'assimiler et dont il a
parfois emprunté le vocabulaire. Désormais la raison, la nature, la liberté même, se voient
dépendantes de la foi. Que la parole divine commande toute l'intelligence, comme pour saint
Bernard, ou que la raison humaine conserve une part d'autonomie minimale, comme chez saint
Thomas, la raison pratique, qu’on la baptise morale ou éthique, dans tous les cas, doit rendre raison
de ses raisons à ce que commande la croyance religieuse. Les vérités révélées sont à la fois un point
de départ chronologique, une garantie logique et le fondement métaphysique indiscutable de toute
action qui se veut moralement bonne. Même si la connaissance rationnelle discursive reste capable
de vérité et peut venir en appui de certitudes de la foi, elle cède le pas à la Révélation. Les vertus
« théologales » que sont la foi, l'espérance et la charité (ou l'amour), passent désormais avant les
vertus « cardinales » de la morale antique. Le courage, la prudence, la tempérance et la justice,
autrement dit la sagesse, celle des hommes en tout cas, se trouve reléguée au second rang.
56 Ernest Renan, Marc Aurèle ou la fin du monde antique (1882), Paris, L.G.F., 1984.
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Lorsqu'elles ne changent pas d'usage, les vertus cardinales qui aidaient l’homme antique à s’orienter
dans l’action passent désormais au service des vertus religieuses. Il n’est dont pas si absurde de
parler globalement de judéo-christianisme. Si dans son extension, ainsi que dans le détail des
préceptes ou des pratiques, juifs et chrétiens se distinguent, en revanche, dans les deux cas, le
fondement métaphysique de l’éthique reste le même : transcendant, révélé, indiscutable et par suite
obligatoire.
Jusqu'au XVII ème siècle, cette manière judéo-chrétienne d'entendre et de traiter les problèmes
éthiques qui s’est imposée tout au long du moyen Age est restée majoritairement celle des penseurs
religieux et des moralistes. C'est en pleine époque classique que plusieurs philosophes émettent
quelques doutes sérieux en ce qui concerne cette manière de fonder l'éthique et d'envisager la
morale. Critique de la pertinence des textes à travers l'exégèse biblique chez Spinoza, remise en
question des fondements religieux de la morale chez Hobbes, autant de menaces, encore indirectes
certes, mais radicales et qui sont autant de sources où s'alimenteront les philosophes des Lumières 57
ou les sociologues matérialistes et les économistes utilitaristes du XIX ème siècle 58.
Bibliographie indicative
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Robin Léon, La Morale antique, Paris, Alcan, 1938.
Saint Augustin, Confessions, Paris, Belles-Lettres, coll. Budé. 1959.
Sève Lucien, Qu’est-ce que la personne humaine ?, La Dispute, 2006.
Spinoza, Traité des autorités théologique et politique, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1954.
Thomas a Kempis, Imitation de Jésus-Christ, Paris, Salvator, 2009.
Van den Kerchove Anna, Histoire du christianisme, Paris, La documentation française, dossier n°
8069, mai, juin 2009.
Weber Max, L’ Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1920), trad. J. Chavy, Paris, 1964.
Vernant Jean-Pierre, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero, 2 vol., 1965.
Vignaux Paul, La pensée au Moyen Age, Paris, Armand Colin, 1957.
Wiesel Élie, voir Eisenberg Josy.
La crise qui semble frapper aujourd’hui la société dans laquelle nous vivons paraît autant morale
qu’éthique. Nos seulement les mœurs sont touchées par une sorte d’amoralisme généralisé, mais
l’éthique, entendue comme réflexion critique sur la morale et dont on pourrait s’attendre à une
réaction de secours, semble démunie. Il est vrai qu’on n’invoque jamais autant l’éthique que lorsque
les pratiques morales sont en perdition ! Parmi les modèles invoqués pour venir au secours de la
morale et de l’éthique défaillantes, le modèle dit « judéo-chrétien » apparaît à beaucoup comme une
sorte d’ultime sauvegarde. N’est-il pas garanti à la fois par l’histoire et les traditions religieuses. Au
point que le fonds métaphysique judéo-chrétien a pu se voir convoqué pour illustrer une conception
de l’unité de l’Europe il n’y a pas si longtemps, voire, plus récemment, de l’identité de la France.
La question n’est pas ici de savoir si cette référence est sociologiquement justifiée. Il s’agira
simplement de se demander ce soir ce qu’il convient d’entendre par éthique judéo-chrétienne, en
s’appuyant sur les textes fondateurs et sur les attitudes morales qu’ils ont pu inspirer jusqu’à
aujourd’hui. Quand bien même judaïsme et christianismes ne parleraient pas toujours d’une même
voix, ne pourrait-on découvrir un fonds commun aux valeurs qu’ils proposent ? Ce fonds apparaît
peut-être clairement lorsqu’on distingue, du point de vue philosophique qui reste le nôtre, l’éthique
judéo-chrétienne des morales gréco-romaines qu’elle a combattues, avant de se voir elle-même
remise en question, de l’intérieur, avec Spinoza et Hobbes. On le voit, la question traitée ce soir
n’est ni politique, ni historique. Elle vise seulement à comprendre quelle cohérence il est possible
d’accorder à l’idée désormais rebattue de morale judéo-chrétienne.
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