chime_0986-6035_2002_num_47_1_2441

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 4

Chimères.

Revue des
schizoanalyses

« ... le ciel est pris d’une forte secousse »


Erri De Luca, Danièle Valin

Citer ce document / Cite this document :

De Luca Erri, Valin Danièle. « ... le ciel est pris d’une forte secousse ». In: Chimères. Revue des schizoanalyses, N°47,
automne 2002. Apocalypse, nevermore. pp. 14-16;

doi : https://doi.org/10.3406/chime.2002.2441

https://www.persee.fr/doc/chime_0986-6035_2002_num_47_1_2441

Fichier pdf généré le 14/02/2020


ERRI DE LUCA

«... le ciel est pris

d’une forte secousse »

Parududans
11 septembre.
II Mattino
Laatteindre
construction
le ciel fut
futlaissé
abandonnée,
à la chargel’ouvrage
du futur. De
qui la
devait
tour

Traduction
Danièle Valin.

de ciel.
des
vocabulaires
Le
le
ses
du
lites
moteurs
Babel
sol.
vingtième
hauteurs,
mille
deL’avion
Ils
nuit
laissent
ne
langues.
en brouille
se
et
les
ont
siècle
détachaient
et
des
apprivoisant
fait
des
lesL’humanité
chemins
aulcères
un
édifices
la
deroute
ciel
nouveau
pas
divergents.
de
blancs
de
comme
des
de
service.
se
centaines
baleines.
combiné
lézardes
dispersa
dans
espace
Unled’étages
l’ingénierie
manège
mais
Les
bleu.
pour
supplémentaire
traînées
les
Les
suivre
occupent
de
sources
incen¬
satel¬
avec
des

dies et le gaz le voilent de deuil. Alors, un jour, le ciel est pris


d’une forte secousse. Il attrape deux avions et les jette contre
deux gratte-ciel. L’ingénierie volante explose contre l’acier
vissé au milieu des nuages. C’est un massacre de locataires
de l’air. En réaction et par riposte, ils attaquent un peuple de
villages et de montagnes, de bergers et de tribus de nomades.
Ils le battent. La victoire est rapide, mais pas suffisante. Ils
continuent à le frapper de bombardements précis sur des fêtes
nuptiales, sur des mosquées et des tours de muezzin qui d’en
haut semblent des missiles sol-air pointés, mais qui ne peu¬
vent décoller car leur combustible est un souffle de prière qui
vise la haute cible d’une autre façon.
Œil pour œil, disent-ils. Le compte y est. L’été suivant, celui-
ci, les cieux, restés incompris, se déversent. Ils rassemblent
des eaux d’océans et vont les faire couler à flots sur les
fleuves d’Europe pour mettre le continent aimé de Zeus dans
l’eau jusqu’au cou et même plus haut. C’est un été de noyés
sur la terre ferme. Les amateurs d’étoiles filantes ont eu des
nuées d’éclairs à la place, un effet de jour en pleine nuit.
Un soir, à Gaeta, une fête essaya de rivaliser en tirant toute
une artillerie bien nourrie de feux d’artifice. Mais les éclairs
qui se jetaient la tête la première juste en face, dans la mer,
ne tenaient vraiment pas la comparaison.

14 CHIMERES
«... le ciel est pris d’une forte secousse »

Aux informations, le ciel passait pour être déboussolé, il ne


reconnaissait pas les saisons. Personne ne le tutoyait, s’effor¬
çant de lire la ligne laissée en blanc entre le bas des nuages et
les vagues. L’Écriture sainte enseigne que même le blanc
entre les lignes est écrit. Mais il faut des poètes pour tutoyer
l’immense et l’interviewer. « Que fais-tu, toi la lune, dans le
ciel, dis-moi que fais-tu lune silencieuse ? » Ainsi Leopardi
essayait-il dans son Chant nocturne d’un pasteur errant de
l’Asie. Ainsi le tutoyait-il. Aujourd’hui, les poètes portent des
lunettes de soleil, ils ne s’aveuglent plus pour être des voyants
et les pasteurs de l’Asie sont tous des talibans pris pour cibles.
Ainsi, les mouvements des cieux ont été réduits à des bagarres
terrestres entre points cardinaux : une colère d’Orient contre
la spiritualité bancaire d’Occident. Informations et chroniques
décident des torts, c’est la faute de l’Est, du Soleil Levant,
mais non, c’est celle de l’Occident qui est au couchant par
définition.
Entre-temps, après les orages, plus un seul arc-en-ciel ne se
refermait. S’il se montrait, ce n’était qu’un pied, boiteux,
rebut d’une alliance antique entre sol et cieux ouverts. Le
vieux marin d’Odessa disait au petit garçon juif qui écrivait
déjà des pages : « Elles sont belles, mais il te manque le sens
de la nature. » « Shùvsta prirôdi », le sens de la nature : c’est
ce qui manque aux savants d’aujourd’hui, à leurs discussions
sur les torts des différents points cardinaux. Le monde est
dirigé par des gens de la ville qui ne distinguent pas un hêtre
d’un cerisier.
Entre-temps, une nouvelle arme fait son entrée dans les
guerres, le corps humain, sa vie disposée à se désintégrer
pourvu qu’elle en désintègre d’autres. Le corps est la plus
secrète des armes, il est partout. Revêtu d’explosifs, il n’a pas
besoin d’être pointé, il marche tout seul. Il n’a pas d’ennemi
à chercher, ce sont tous des ennemis. Il n’a pas besoin de
vivre, de se reproduire, il est le fruit d’une autre mission. Le
corps humain est une arme d’extermination.
Suicide, disent de lui informations et chroniques, en souli¬
gnant la formule d’adieu. Pour lui, c’est devenir foudre sur
terre, être empoigné par la main droite de sa divinité, en être
le prolongement. Ce corps-là s’est levé très tôt, s’est lavé, a
récité des vers, a vu l’aube sans désirer la suivante, a veillé

CHIMERES
sur ses pas, à ne pas trébucher et à ne pas être bousculé. Il por¬
tait sur lui le centre de la mort en avançant au milieu de vies
parallèles, puis il a explosé en devenant la circonférence. Ils
réclament la paternité de l’acte, les revendications sont un
tapage de traîne. Toi, réclame au contraire la maternité :
quelle mère de fer a accouché d’éclats au lieu d’un fils ? La
mère est une terre sainte, une ardeur de bibles superposées,
des hauteurs d’échafauds, un cal de terreur, un sol qui ne
recouvre jamais les sangs. « Et ce seront tes cieux, qui sont
au-dessus de ta tête, en cuivre : et la terre, au-dessous de toi,
en fer. » Interroge l’Écriture sainte qui est dans tes églises,
dans les synagogues. Tu trouveras les matières premières et
les dernières paroles. Rien à ajouter ni à retirer.
La maternité de terre sainte est un buisson ardent. Le reste du
monde est une périphérie et perd par degrés la température de
la montagne de Sion. Là-bas, Dieu peut seulement donner un
samedi aux guerres. Si tu lis bien le psaume, tu vois qu’il
emploie le verbe « shabbat », celui du samedi. Et nous, nous
en sommes tout juste à un lundi.

Vous aimerez peut-être aussi